LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias

▸ les 11 dernières parutions

08.09.2025 à 10:00

Hajar Bali : la beauté de l’Algérie qui s’éveille

La rumeur des rues d’Alger est ordinaire ce jour-là. Adel et Wafa repèrent une vieille dame qui revient du marché, l’allure distinguée, soigneusement coiffée, ostensiblement embijoutée. Les deux lycéens hâtent le pas, suivent la femme, qui leur paraît très bourgeoise, à son domicile. Ambitieux, rêveurs, un peu trop romantiques, mais surtout fauchés, ils décident de passer à l’acte, sonnent à la porte : « Elle ouvre en maintenant la chaînette de sécurité.  » Wafa prend alors sa plus belle voix : « Madame Souami ? C’est pour un sondage. Vous connaissez la lessive "Normal" ? Tenez, cadeau pour vous. » La dame semble vivre toute seule. Un appartement vaste, très ensoleillé. Le couloir est long, les fenêtres et le balcon donnent sur la mer. La vue est splendide. Voulant réussir son coup en un temps record, et proprement, Adel brûle les étapes, ne laisse pas sa copine terminer son numéro de séduction : « Je trébuche », raconte Wafa, « sur ses chaussures qu’elle n’a pas eu le temps de ranger. Elle vient à peine de laisser tomber son panier et de récupérer ses chaussons. Adel nous pousse violemment et ferme la porte à clé. Elle n’a pas le temps de crier, il a la main sur sa bouche et la plaque tout entière contre lui, tout son dos contre lui. C’est un petit bout de femme, certes, mais elle se débat une longue minute avant de se figer. Elle est morte ? Mais non, t’es folle ? Elle est juste évanouie . » Les deux amoureux fouillent l’appartement, mais ne trouvent ni argent ni objets précieux. Ils entendent du bruit dans les escaliers. C’est le moment de déguerpir. Wafa, en sortant, emporte avec elle un pot de confiture. Madame Souami est toujours inconsciente. Le soir, chacun des deux intrépides est chez ses parents. Adel et Wafa s’écrivent, expriment leur vive inquiétude sur l’état de la vieille femme qu’ils ont agressée dans la journée. Des images noires traversent leur discussion, ils pensent qu’elle est morte. Pour se rassurer, ils décident de retourner chez elle, dans les environs de Belcourt. Ils élaborent une stratégie pour ne pas se faire attraper, mais ils échouent. Ce jour-là, Slim, le fils de madame Souami, était à la maison. Ils sont maintenant entre ses mains, reconnaissent rapidement les faits et racontent l’histoire dans ses détails. Ne leur tenant aucunement rancune, Slim décide de les orienter sur ce qu’il estime être « le bon chemin ». Idéaliste, il écrit dans ses carnets philosophiques : « Je suis reconnaissant à Dieu de m’avoir mis sur le chemin de ces créatures. C’est ça qu’ils ne savent pas encore. J’ai enfin une mission : les guider vers la lumière. Merci mon Dieu. Il y a à peine dix jours, j’errais dans la vie comme n’importe quel abruti, sans but. Aujourd’hui, je suis un autre homme. Je me repens chaque jour de mes péchés »… Après la publication remarquée d’ Écorces (Belfond/Barzakh, 2020), l’écrivaine Hajar Bali continue son travail d’exploration romanesque de l’Algérie contemporaine dans son nouveau roman intitulé Partout le même ciel . Avec des points de vue complexes sur les désirs de révolte et d’émancipation qui traversent la société algérienne, sa jeunesse au premier chef, l’autrice dessine, dans une langue claire et un style méticuleusement travaillé, une fresque saisissante donnant à voir un pays en ébullition. Dans la tête d’un ancien professeur de philosophie « Wafa est sceptique. Elle ne croit pas aux bons sentiments de Slim. Elle pense qu’il veut nous piéger, que c’est un pervers ou quelque chose comme ça » : Adel, pris dans la nasse de ses tourments et de ses hésitations, veut croire pour sa part en son nouvel ami, qui leur propose de venir souvent et de l’aider dans les tâches du quotidien. Les premiers contacts de Wafa avec l’étrange fils de madame Souami, en revanche, sont marqués par la méfiance, peut-être même par une forme de dédain. Elle voit en lui un « bourgeois islamo-communiste » qui parle un langage obscur, un mélange entre la mystique des sages de l’islam et la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant… Slim rémunère les premiers services de ses nouveaux amis. Mais après que la pension de sa mère est suspendue (dans l’attente du renouvellement de son certificat de vie), tout s’arrête. Pendant trois mois, Adel travaille gratuitement : « Après la peinture, je me suis improvisé menuisier, j’ai réparé tous les meubles. Ensuite je me suis mis à la plomberie. Y a de bons tutos sur Internet. Slim achète tout le matériel, je m’en sors plutôt bien. À part le jour où le robinet m’a pété dans la main. Ça ne s’arrêtait pas de couler, l’eau et le sang de mon index ». Orphelin de mère, le jeune lycéen vit en perpétuelle tension avec son père. Avec sa copine, il veut rejoindre le Canada pour fuir la précarité et le conformisme social. Petit à petit, les choses évoluent, la confiance s’installe plus profondément entre Slim et les deux adolescents. Ces derniers trouvent de petits emplois, précaires certes, mais qui leur permettent de respirer financièrement. De temps à autre, ils se rendent chez leur ami, ancien professeur de philosophie, pour reprendre leur souffle, oublier le poids des jours, préparer les épreuves du baccalauréat, lire des livres. À la question : « pourquoi tu as laissé ton poste ? », il répond, catégoriquement : « Je ne trouvais plus aucun plaisir à donner mes cours à des imbéciles qui n’étaient préoccupés que par l’heure qu’il était et cherchaient à connaître, par avance, les sujets d’examen ». Il a quitté l’enseignement universitaire pour concrétiser sa propre philosophie, lui qui se voit « un peu comme le Ḥayy Ibn Yaqdhan, qui découvre la philosophie par la méditation ». La démission de l’université lui a ouvert les yeux, lui a permis de lever le voile des abstractions. Il sonde son âme, pour mieux la connaître : « Aujourd’hui, je sais qu’il me faut affronter le réel, c’est-à-dire, entre autres, m’investir auprès des créatures perdues, comme ces deux enfants. Tout le monde accède à l’intuition métaphysique en observant la nature et le monde. Je suis le berger dans sa solitude. La tâche sera rude, je m’y prépare . » La lecture et la révolte La bibliothèque de Slim est un endroit pour se perdre. Le choix des lectures paralyse la curiosité : romans, essais, théorie littéraire, philosophie, mystique, etc. Sa mère, misanthrope et ancienne militante communiste, a rangé les livres d’une façon curieuse. Il y a « ceux d’ici », les classiques des lettres algériennes, et les autres. Entre Slim et Wafa, les discussions littéraires et philosophiques durent des heures. La jeune fille se passionne pour les cours de son ami sur le déterminisme social que le sujet peut transformer, transcender. La précarité, la contrainte des codes familiaux, les rôles sociaux, l’assignation de genre, elle veut tout bouleverser. Le philosophe outsider est exigeant, il propose à Wafa de lire Le Gai Savoir de Nietzsche. Elle prépare son baccalauréat avec abnégation. Le livre l’absorbe, l’aide énormément dans ses révisions : « Je suis comme hypnotisée par le bouquin. Je ne sais pas pourquoi. Je lis comme ça, au hasard, quelques phrases à la fois biscornues et simples. Ça me plaît. » Adel, quant à lui, pense aux millions qu’il doit épargner pour aller au Canada. Il tient à son amie, l’encourage dans ses révoltes, veut absolument vivre avec elle ; mais, privé de capital économique, il doit vivre chez son père, et partager l’appartement avec son frère Sami. Wafa est également tourmentée, hantée par une obsession, l’affirmation de ses choix face à sa famille : « Comment je vais le présenter à mes parents ? C’est mon copain. Il n’a pas de mère, il ne s’entend pas avec son père, il ne travaille pas vraiment, on veut émigrer au Canada. Rien qu’à ce qu’il m’en a dit, son père me dégo ûte. Son frère est dépressif, et pour ne rien gâter, nous deux, on ne veut pas entendre parler de mariage... Quel programme ! C’est inextricable. » En attendant des jours meilleurs, ils font l’amour hors mariage, peinent à gagner leur vie, consolident leur amitié avec Slim. Ils passent énormément de temps chez lui. Leur lien est maintenant indéfectible. D’une soirée à l’autre, Wafa s’insurge toujours davantage : « Pourquoi toutes ces complications ? En quoi ça les regarde, ce que je vis ? Qu’est-ce qu’ils font, eux, pour moi, à part me gronder et lire mes bulletins en fin de trimestre ? » Le jeune couple finit cependant par se marier après plusieurs années de labeur. La précarité demeure, la joie également. Ils pensent toujours à leur projet d’installation au Canada. Mais un vent de liberté s’empare soudainement du pays. Soudain le pays se lève L’événement est inédit, inimaginable. Quelques jours auparavant, il n’y avait encore que des rumeurs : « Tout le monde parle de ce mystérieux appel sur Facebook. C’est demain, ils disent. Ça commence demain. Ça devrait commencer juste après la prière du vendredi. Slim dit qu’il faut y aller. Il faut sortir. Tant que la révolution n’a pas eu lieu, on n’en parle pas. C’est comme la mort. Bruit de bottes ou révolution ? » La ville se met en mouvement. Les manifestants, toutes et tous souriants, envahissent les rues. Les policiers se positionnent partout. Ceux en civil aussi, reconnaissables à leur manière de se mouvoir, de regarder la foule se réapproprier l’espace public. Un seul mot d’ordre : démocratie et citoyenneté effectives. « Slim dit : c’est l’occasion pour nous d’inventer un langage nouveau, et même, si vous le voulez, une haine nouvelle. Dans la rue. » Le vent commence à tourner. On annonce la démission forcée du président, qui voulait s’éterniser au pouvoir, « constitutionnellement ». La foule est immense, joyeuse, enfiévrée. Personne ne croit ce qu’il voit. Wafa et Adel pensent à annuler leur départ au Canada. Les gens se retrouvent dans la rue pour la première fois, se parlent par-delà les a priori et le mépris de classe. Slim est devant la Grande Poste d’Alger, en train de vulgariser ses cours de philosophie à la multitude des marcheurs. Pour ce mystique, ce soulèvement est un événement qui exige un engagement inconditionnel : « Je suis dans la pureté de la révolution. Voilà. C’est ça. Je suis propre, sans tache.  » Enchantés, les manifestants continuent d’habiter l’espace public. La joie s’affirme dans les chants sportifs des déshérités : « Sous les vrombissements des hélicoptères, on reprend en chœur les chants que quelqu’un, à l’aide d’un haut-parleur, entonne, s’improvisant chef d’orchestre. D’autres, plus loin, prennent le relais. Ça va de l’hymne national aux slogans révolutionnaires appris à l’école, en passant par la fameuse Casa del Mouradia , que les supporters de l’USMA [Union Sportive de la Médina d'Alger] ont composée et qui s’est immiscée clandestinement dans toutes les chaumières de la ville . » « Interdiction de Sortie du Territoire National » Le rêve finit par s’évanouir après plusieurs mois de mobilisation absolument inédite. Le langage de la matraque a repris ses « droits ». Arrestations massives. Emprisonnements arbitraires visant des étudiants, des militants, des journalistes, des acteurs de la vie politique. Personne n’est épargné. Après la ferveur, Slim sombre dans le désespoir. La révolte populaire est dans l’impasse : « Le mouvement s’essouffle. Il nous faut le reconnaître », constate-t-il avec aigreur. Peu de temps après, il décide de mettre fin à ses jours. Adel et Wafa tentent de l’en empêcher, en vain. Le jour du passage à l’acte, ils arrivent en retard. Deux ans après la révolte et le martyre de Slim, le pays est sous l’anesthésie du bâton. Une partie importante des participants au soulèvement populaire, Adel et Wafa compris, vivent sous une mesure arbitraire : l’« Interdiction de Sortie du Territoire National » (ISTN). Un agent administratif affilié aux services de sécurité veille à prémunir son pays contre les supposées menaces extérieures : « On va leur ôter l’envie de recommencer leurs balades du vendredi », se félicite-t-il. « C’est ce qu’a dit le commissaire. Ha ha. Il a dit, pliez-moi ça vite fait. Mais moi, j’irai aussi loin que possible. Je n’ai pas l’intention de bâcler le travail. J’en coincerai deux ou trois. Je les dénicherai, je les ferai trembler . » Il enquête sur la possibilité de l’implication d’un « réseau étranger » et rappelle dans chaque prise de parole que « le pays est toujours en danger ». L’institution sécuritaire fait main basse sur la rue, la contre-révolution anti-citoyenne est en marche. D’aucuns appellerons cela le « dialogue national ». L’espoir agonise, et dans le clair-obscur de ce grand désenchantement, Adel et Wafa attendent impatiemment la levée de leurs ISTN pour rejoindre le Canada. Loin d’être un roman qui explique l’Algérie à l’observateur étranger, comme c’est le cas d’une partie significative des productions littéraires en situation post-coloniale, Partout le même ciel est une murale romanesque décrivant au scalpel les évolutions des sensibilités algériennes dans la quotidienneté de leurs détails. Seule la littérature est capable de capter l’émergence de ces désirs d’ouverture et de renouveau, et de les projeter dans des vies imaginaires.
PDF

30.08.2025 à 10:00

Kaouther Adimi : de Baya à la « décennie noire » algérienne

D’aucuns ont vu dans ses œuvres un art naïf, enfantin, décoratif et même primitif ; d’autres ont considéré que son travail restait prisonnier du regard colonial et du patriarcat islamique. Accueillie par le galeriste Aimé Maeght à Paris, l’exposition des gouaches et des sculptures d’une jeune artiste « indigène » dénommée Baya (âgée de 16 ans à l’époque), dont le vernissage a lieu le 21 novembre 1947 (deux ans après les massacres de Sétif et Guelma), laisse peu de place à l’indifférence. Un esprit libre à l’imaginaire débordant. Une grande faculté d’invention. Un tracé puissant et robuste. Un sens aigu de la combinaison des couleurs et des formes. Un œil unique. Des visages à peine esquissés. Une audace éclatante qui fait vaciller le regard du visiteur. La charge symbolique de ses productions est un ravissement ; son silence imperturbable au milieu d’une foule parisienne à la curiosité agressive est impressionnant. À rebours des jugements dépréciatifs et souvent racistes d’une partie de la presse – lesquels peuvent se résumer en une formule : « elle peint avec génie, mais ne sait aucunement ce qu’elle fait » –, l’architecte et urbaniste Jean de Maisonseul (il sera le premier conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger après l’indépendance en 1962) consacre le premier numéro la revue Révolution africaine (créée en 1963) à Baya. Il considère en effet que ses tableaux sont « des œuvres d’art, qui existent en elles-mêmes par leurs couleurs, leur plastique, par la sûreté de l’arabesque toujours renouvelée ». Dans l’océan obscur de la haine coloniale, le conservateur insiste : la jeune peintre donne à voir des « œuvres d’amour ». Baya peint et sculpte l’oralité, les contes qu’elle invente, les savoirs artisanaux et la mémoire ancestrale que se transmettent les femmes algériennes depuis des siècles. L’art singulier de cette femme a marqué le XX e siècle par son inventivité mystérieuse qui continue de résister aux gloses et à des interprétations généalogiques quelque peu fautives. À propos de ce travail de création, Pablo Picasso parle d’un « jaillissement naturel  » quand il rencontre Baya lors de l’été 1948 à la poterie Madoura, à Vallauris. Et c’est dans ce jaillissement que l’écrivaine Kaouther Adimi a eu envie de se replonger pour saisir et réordonner sa mémoire émiettée des années 1990 en Algérie. Sous l’aura des toiles de l’artiste, elle veut reconstituer son expérience de la « décennie noire », cette guerre contre les civils, et réorganiser son chaos intérieur. Ce dialogue avec l’œuvre de Baya, l’autrice de Nos richesses (Seuil, 2017) l’a tenté en 2018, au musée Picasso, mais sans succès. La charge émotionnelle était trop forte, insupportable. Elle récidive cependant quelques années plus tard à l’Institut du monde arabe. Déterminée, elle y passe la nuit précédant l’ouverture de l’exposition « Baya, icône de la peinture algérienne. Femmes en leur Jardin » (du 8 novembre 2022 au 26 mars 2023). « Aujourd’hui ,  écrit-elle,  je suis arrivée avec une ligne claire : m’en tenir d'abord à Baya. Je suis là pour cela. Je dois restituer des éléments biographiques. Il faut reprendre depuis le début, combler les nombreux trous, étirer le temps, vous emmener d’un pays à l’autre, ordonner la galerie de personnages qui vont m’accompagner toute la nuit ». La Joie ennemie est le récit de son retour au milieu des cendres d’une guerre fratricide, habillée des couleurs protectrices quoique troublantes du merveilleux jardin de Baya. 1994 : un retour périlleux en Algérie « Dans le rétroviseur, mon père me sourit. Son nez se plisse légèrement, comme celui d’un lapin. Je fronce les sourcils, agacée par cette expression incongrue. Puis, tout s’accélère. Un crissement. Le frein à main est brutalement tiré. La voiture tangue sous le choc. Mon père ouvre sa portière en un éclair et bondit hors du véhicule. Il court. Il court vers eux. Sa silhouette se découpe dans la lumière crue. Ma mère hurle. Et puis… le chaos ». Les yeux écarquillés, le corps figé, le visage blanc, exsangue, le père de l’écrivaine lâche deux mots, incompréhensibles pour les enfants. Seule sa femme saisit leur sens. Le surgissement des images de ce chaos bouleverse la nuit de Kaouther Adimi au musée Picasso. Furtivement, elle revoit tout, son père sort de la voiture, se précipite vers les terroristes, le pistolet à la main. L’effroi s’accentue avec la chaleur accablante étouffant la Peugeot blanche. Tout le monde détourne les yeux. L’épaisseur de l’air redouble de lourdeur. Soudain, il revient, essoufflé : « Ce n’est rien, tout va bien, tout va bien.  » C’était en 1994, la famille venait de rentrer de Grenoble, et se dirigeait depuis Alger vers le village familial situé dans l’Est algérien. « Je sais aujourd’hui les mots qu’il a prononcés. Deux mots qui dans les années 90 auraient fait dresser les cheveux de n’importe quel Algérien : faux barrage. » C’est le premier choc contre le mur du réel : le terrorisme des groupes islamistes. Sur le conseil de l’un des supérieurs « pas mécontent de se débarrasser de cet homme trop lettré qui contest [ait]  tout, qui n’ [était]  jamais d’accord sur rien », le père de l’autrice, cadre dans l’institution militaire, avait décidé de s’installer en France pour rédiger une thèse de doctorat sur « La montée de l’islamisme en Algérie vue à travers la presse périodique française » à l’université Stendhal : « En août 1990, quelques mois après la victoire du Front islamique du salut aux élections communales, nous nous installons à Saint-Martin-d'Hères. » Quelques mois plus tard, le 11 janvier 1992, le président algérien démissionne, ce qui entraîne de facto l’annulation du premier tour des élections législatives remportées massivement par le FIS : le pays est à feu et à sang. « Mohamed Boudiaf, grande figure de la résistance algérienne, exilé au Maroc, est rappelé précipitamment pour prendre les rênes du pays », mais il sera assassiné à Annaba par son garde du corps. Les Algériennes et les Algériens assistent à la scène macabre sur leurs télévisions. Le pays bascule, sombre dans une violence aveugle et aveuglante. Or, c’est justement à quelques kilomètres du lieu du crime que l’écrivaine arrive avec sa famille pour se ressourcer sur la côte bônoise. Le 15 septembre 2018, au musée Picasso, la résurgence de ces souvenirs traumatiques a donc empêché l’autrice d’écrire sur Baya : « Je ne cessais de déraper. Le passé m’avalait, m’éloignait du récit que je devais raconter. Je voulais écrire sur elle, et pourtant, je n’écrivais que sur moi. » Depuis l’événement du « faux barrage », elle a commencé à souffrir d’un étrange mal de ventre accompagné de vomissements. Mais sa deuxième nuit au musée de novembre 2022 s’avère propice à l’aboutissement d’un travail littéraire et mémoriel. Les gouaches et les sculptures de Baya stimulent, aident à poser des questions cruciales : « Comment sortir de la grande nuit ? » Kaouther Adimi creuse de nouveau, fouille, excave les histoires enfouies, consulte les archives, confronte les récits amputés et les silences. Doute de tout. La douleur et les vomissements persistent, les médecins, enchaînant les scanners et les prises de sang, s’entêtent : « Rien, elle n’a rien du tout. » Les bouquets d’œillets dans l’œil de Baya Née sous domination coloniale, en 1931, à Bordj El-Kiffan, dans la banlieue est d’Alger, Fatma Haddad perd son père à l’âge de 6 ans. Trois ans plus tard, sa mère, prénommée Baya, agonise. Indépendante d’esprit et dotée d’une impressionnante habileté manuelle, la jeune fille s’attribuera ce prénom maternel en guise de nom d’artiste. Elle observe attentivement les potières de Kabylie, commence très tôt à dessiner sur le sable et à modeler dans l’argile des petits sujets, s’approprie le mariage singulier du rose indien et du bleu turquoise et invente un pictogramme pour signer ses œuvres. Pour subvenir aux besoins de sa famille, qui vit dans le dénuement, la fillette travaille avec sa « terrible grand-mère » dans les champs des grands expropriateurs coloniaux. La vieille femme est passée par plusieurs domaines, notamment la ferme horticole des Farges, propriété de Simone, la sœur de Marguerite Caminat, la « Française égarée en colonie » qui deviendra la mère adoptive de Baya. Si celle-ci a fasciné le Tout-Paris intellectuel, artistique et politique de l’après-guerre, c’est en grande partie grâce à cette femme et à son mari Mac Ewen, un peintre juif écossais. Le cénacle parisien la propulse très jeune déjà au sommet de la notoriété. La ferme des Farges procure à l’orpheline un peu de joie dans un océan de misère. C’est là où son imaginaire bariolé va s’enrichir et trouver la voie de sa concrétisation. Elle observe avec pénétration ce qui l’environne, et tout lui est, dans les rares moments de repos, source d’émerveillement : « Les roses, d’un rouge profond, d’un rose pâle ou d’un jaune éclatant, forment des blocs intenses. Leur présence est massive, dominante, leurs têtes sont penchées sous le poids de leurs pétales. À côté, les œillets apportent une variété de nuances plus subtiles. Leurs couleurs varient du blanc au pourpre, s’étalant en vagues douces à travers le jardin. Les oiseaux de paradis, avec leurs formes singulières, tranchent dans ce paysage ». Vers la fin de l’année 1943, Marguerite Caminat emmène Baya vivre chez elle. Négociant un pécule mensuel avec sa grand-mère, elle fait d’elle sa bonne. Mais, rapidement, leurs relations évoluent, et Marguerite devient la mère de cœur de Fatma. La jeune fille habite rue Élisée-Reclus (rue Omar-Amimour aujourd’hui), apprend à lire et à écrire, réalise ses premières peintures, se retrouve à circuler entre deux mondes – la semaine avec les colons, le week-end au milieu des colonisés : « D’après les lettres, archives et notes de Marguerite, Baya se montre douce et navigue entre deux cultures, deux univers sans trop de mal, même si les débuts sont laborieux. Elle garde une forme de distance, ne se livre pas. En semaine, elle parle français, s’habille à l’européenne, écoute attentivement les conversations des artistes qui viennent dîner à la maison, car le couple aime recevoir. Le week-end, elle retourne dans sa famille, chez sa terrible grand-mère, retrouve son petit frère, parle arabe, suit les préceptes musulmans, fait le ramadan et la prière ». Naturellement, tout cela implique de porter le masque du dominé, pour faire face à l’arbitraire colonial, préserver son être, survivre. Tout au long de cette deuxième nuit au musée, Kaouther Adimi multiplie les adresses à l’une des figures tutélaires de l’art algérien. Sous son œil protecteur, qui évoque un parcours mémorable et une enfance coloniale semée de vexations et d’humiliations, l’écrivaine veut mettre les mots juste sur son Algérie en guerre. Relèvera-t-elle le défi ? Les années 1990 au miroir des toiles de Baya « Baya est mon point d’appui, la colonne vertébrale de ce texte. Sans elle, l’écriture vacille. Baya est ce qui me permet de tenir, de reprendre souffle lorsque les souvenirs me submergent », écrit Kaouther Adimi. Ce livre restitue une expérience humaine bouleversante : les attentats auxquels elle a assisté, de 1994 (celui du faux barrage) à 2007 (celui du bus universitaire d’Alger), l’angoisse et la peur qui continuent d’habiter son imaginaire, ses inquiétudes perpétuelles, son rapport complexe aux langues arabe et française, les souvenirs de ses disputes avec son père sur le retour forcé et « dé-fi-ni-tif » en Algérie. Installée en France depuis treize ans, l’écrivaine ne peut que constater l’inquiétante présence du fardeau de ces ombres qui continue à surcharger ses écrits, et c’est avec le nuancier de Baya qu’elle essaye de défaire cette terreur. Mais, regrettablement, La Joie ennemie souffre du travers récurrent d’une partie significative des livres qui se publient sur la « décennie noire ». Le texte n’explicite aucunement le rôle de l’autoritarisme étatique et militaire dans l’essor et la cristallisation des mouvements islamistes et des groupes terroristes – notamment par le soutien actif du conservatisme religieux contre tout projet d’émancipation sociale et citoyenne. L’auteure, de fait, ne formule aucune réflexion critique sur la responsabilité de l’institution militaire dans les violences commises à l’encontre des civils, et l’on a le sentiment, en outre, que le lien entre les œuvres de l’artiste et les événements ensanglantés des années 1990 n’est pas établi de façon satisfaisante. Chapitre après chapitre, le livre juxtapose artificiellement les vies de deux femmes algériennes qui essayent de se parler par-delà les frontières du temps. On aurait aimé rentrer davantage dans des tableaux comme Femme aux oiseaux (1987), Femmes, bouquet et luth (1988), L’Oiseau et le palmier dattier (1989) ou Femme à la harpe (1997) pour découvrir sous un jour nouveau le conflit qui a dévasté le pays. Cela n’en reste pas moins un livre important, auquel on ne saurait, au fond, reprocher vraiment de ne pas élucider les ressorts de cette guerre algérienne fratricide qui demeure insuffisamment documentée, étudiée, débattue et enseignée.
PDF

27.08.2025 à 10:00

Déconstruire le mythe du prof-héros : entretien avec Jérémie Fontanieu

Jérémie Fontanieu publie ces jours-ci Le mythe du prof héros aux éditions Les liens qui libèrent, où il détaille les origines et les manifestations toujours actuelles du mythe qui consiste à représenter le professeur, le maître ou la maîtresse comme un héros solitaire, dont le succès des élèves dépend entièrement. Le livre s'inscrit dans la continuité de son ouvrage précédent, L'école de la réconciliation (Les liens qui libèrent, 2022) et du documentaire sorti l'an dernier au cinéma, qui présentaient la méthode qu'il a développée avec un collègue — fondée notamment sur une alliance forte des enseignants avec les familles des élèves — ainsi que ses résultats, qu'ils continuent de diffuser avec un engagement remarquable. Le nombre d'enseignants qui l'ont adoptée est passé d’un peu moins d’une dizaine en 2021/2022, à une centaine en 2022/2023, 200 en 2023/2024, 350 l’an dernier et environ 500 pour l'année qui vient, représentant une grande diversité de personnalités, de contextes comme de niveaux enseignés, comme on peut le constater à partir du site internet du collectif . La déconstruction de ce mythe s'accompagne ainsi de la promotion d'une représentation alternative des professeurs qui met fortement l'accent sur le collectif élargi aux parents d'élèves.   Nonfiction : On a des profs une vision héroïque, qui, parce que ceux-ci croient devoir s'y conformer, pèse très lourdement sur leur capacité à exercer ce métier. Son principal et plus grave défaut serait de les dissuader de chercher aucun appui. Seriez-vous d'accord avec cette formulation ? Jérémie Fontanieu : Je pense que le mythe du prof-héros fait même quelque chose de plus grave que nous dissuader de chercher des appuis : il ancre en nous une vision auto-centrée du métier, de nos pratiques, qui rend parfaitement logiques nos pratiques pédagogiques solitaires et écarte donc le concept même « d’appuis ». Après avoir récupéré nos listes d’élèves, dans quelques jours, nous nous retrouverons tous face à plusieurs dizaines d’élèves dont l’implication est censée refléter la qualité de nos séances. Tout faire reposer sur nos seules épaules a quelque chose de sympathique, comme si les profs étaient potentiellement dotés de pouvoirs magiques et qu’un miracle en classe était possible, mais cela me semble surtout dangereux, comme j’essaie de le montrer dans le livre. Sur l’origine de ce mythe, il me semble que les responsables sont politiques, puis culturels et sociaux. Pour Jules Ferry, Ferdinand Buisson, Jean Jaurès et les autres défenseurs de la IIIᵉ République, il s'agissait de faire des instituteurs de glorieux artisans du pays et de l'humanité, à une époque où le régime était menacé. Cela relevait à la fois d'un encouragement sincère envers ceux qu’on surnommera les « Hussards noirs » que d'une prophétie auto-réalisatrice. Dès la fin du XIX e siècle, la littérature puis la chanson et le cinéma se sont emparés de cette figure dont la dimension romantique (voir sa vie transformée par une personne exceptionnelle, a fortiori si elle est censée incarner le projet politique des Lumières, l’égalité des chances, etc.) me semble avoir assuré la pérennité. À l’heure actuelle, peu de figures semblent aussi consensuelles que « ce prof qui change la vie » ou « cette maîtresse que l’on n’oubliera jamais ». Et pourtant, derrière ce mythe, que de difficultés et d’éléments toxiques pour les élèves, les familles et surtout nous, les professeurs ! Notre solitude, d’abord et avant tout : on nous met face aux élèves, comme si nos qualités de pédagogues ou la puissance intellectuelle de nos séances devaient susciter l’irrésistible envie de travailler chez les enfants ou adolescents qui ont pourtant toutes les raisons de ne pas faire ce qu’on leur demande (la flemme, le manque de confiance en eux, la peur du regard des autres, les difficultés cognitives, l’appréhension vis-à-vis d’une institution scolaire qui dysfonctionne ou encore le « prof bashing »). Sans bonne volonté des élèves, notre mission semble impossible et c’est l’une des raisons pour lesquelles tant de profs des écoles, de collège et de lycée s’épuisent. Cette solitude pédagogique me semble le plus gros danger que pose le mythe de l’enseignant héroïque, mais j’en évoque quelques autres dans le livre : notre épuisement professionnel et moral, la disparition de frontières claires entre le travail et la vie privée, le traitement insultant de l’institution (hier privés de droit de grève ou de syndicats, aujourd’hui sous-rémunérés au nom de « la vocation ») ou encore, de façon improbable, la condescendance vis-à-vis des élèves (vouloir les « sauver », c’est les considérer comme des victimes). La méthode que vous avez développée empiriquement procède exactement à l'inverse. Pourriez-vous rappeler en quoi elle consiste ? La méthode « Réconciliations », développée depuis une dizaine d’années en lycée de quartier populaire et qui est maintenant utilisée par plusieurs centaines de professeurs partout en France, du cycle 1 au lycée général, technologique ou professionnel, repose sur un refus de cette conception héroïque des enseignants : dès les premiers jours de l’année scolaire, nous appelons tous les parents d’élèves de notre classe (dans le primaire) ou de chacune de nos classes (dans le secondaire) puis nous envoyons à chaque famille un SMS hebdomadaire personnalisé. Les parents étant très positivement surpris par notre contact initial et cette proposition inattendue, ils nous assurent très tôt de leur soutien et parlent favorablement de nous à la maison. Aux yeux des élèves, nous changeons alors de statut : ils nous croient « proches » de leurs parents, presque membres de la famille (!), ce qui les pousse à s’impliquer bien davantage que d’habitude en classe. Tout change : les enfants et adolescents mettent beaucoup plus du leur dans les activités, ils tirent du plaisir de cet engagement et des progrès qu’ils méritent, ils se sentent encouragés par les adultes ayant fait alliance, ils gagnent en estime d’eux-mêmes, etc. Sur le site internet du collectif de nombreuses vidéos-témoignages des collègues l'illustrent : quel que soit le contexte sociogéographique ou l’âge des profs, la méthode provoque des changements qui sont au tout début surprenants pour les élèves et les familles, mais qui s’avèrent extrêmement positifs au bout de quelques semaines. Pour les professeurs surtout, le bilan est formidable : la méthode ajoute du travail en début d’année (aller chercher les familles, faire preuve d’une très grande précaution lors des premières semaines) mais elle fait gagner beaucoup de temps et d’énergie dès les semaines qui suivent. En poussant les parents à prendre leur part de responsabilité dans la réussite scolaire de leur enfant, nous refusons donc que tout repose sur nos épaules en classe : c'est en cela que nous refusons d'être héroïques. Le partage d'expériences y tient une place importante. Pourriez-vous en dire un mot ? « Réconciliations » a toujours comporté une forte dimension collective, la méthode se distinguant par son refus de la tradition pédagogique solitaire dont les résultats étaient pour nous frustrants voire culpabilisants. Or, depuis 2021, le fait que des centaines de collègues se soient lancés à leur tour en adaptant les choses à l’âge de leurs élèves, au contexte sociogéographique de leur établissement, aux particularités de leur territoire et surtout à leur personnalité (on enseigne comme on est, a fortiori avec notre méthode), n’a fait que renforcer ce caractère collégial en raison de l’entraide et du soutien moral au sein de cette jeune communauté d’enseignants. Que ce soit chaque jour sur notre groupe Facebook, dans nos visios hebdomadaires ou lors de la rencontre physique qui a lieu chaque année à Paris, nos partageons beaucoup nos petites réussites, nos difficultés, nos doutes et nos échecs : il s’y développe une forte intelligence collective, basée sur le tâtonnement de chacun dans la tentative de faire le deuil du mythe du prof-héros. C’est en effet la principale difficulté de la méthode, qui n’est pas chronophage contrairement aux apparences (obtenir l’aide efficace des familles prend du temps en début d’année, mais nous en fait gagner au moins autant ensuite) : pour que les parents et les enfants soient beaucoup plus impliqués que d’habitude, il ne suffit pas d’envoyer des SMS chaque semaine aux familles car notre façon habituelle de s’adresser à elles est très marquée par la représentation auto-centrée du métier. Notre communication généralement ponctuelle, relative à des mauvaises nouvelles, le registre de langue soutenu et nos attentes implicites produisent une mise à distance involontaire des parents d’élèves. Les profs du collectif s’efforcent donc de perdre ces habitudes et d’en acquérir de nouvelles ; c'est compliqué, mais nous arrivons à le faire parce que nous traversons tous cette épreuve en même temps (choisir les bons mots, ne pas réagir maladroitement à des réponses parfois surprenantes des familles, etc.). D'autres professions ont pu être logées à la même enseigne, et pour lesquelles, de la même manière, une sortie de l'isolement a pu constituer un progrès important. On gagne souvent à considérer les situations de travail comme des situations collaboratives. Le métier de prof pourrait à son tour connaître une révolution de ce type, ne croyez-vous pas ? Le cœur de notre méthode conçoit en effet la pédagogie comme un acte fondamentalement collectif : non plus la maîtresse, le maître, le prof ou la prof seul face à des élèves qui sont souvent convaincus que leurs résultats dépendent de son génie pédagogique et adoptent une posture passive, mais une œuvre dont la réussite nécessite tout autant l’engagement des enfants ou adolescents et des familles. Depuis une dizaine d’années maintenant, l’expérience nous montre que cela fonctionne, même si le deuil du mythe du prof-héros et le changement dans nos conceptions des élèves et des parents sont difficiles à effectuer. Tous les enseignants qui nous rejoignent connaissent cette même forme de libération, vertigineuse et difficile à réaliser, mais si précieuse pour notre santé mentale — sans parler de celles des élèves et des familles, évidemment. Ça marche, donc, et je n’ai aucun doute sur le fait que nous serons des milliers dans quelques années. Pour autant, je n’utiliserais pas le mot de « révolution », qui comporte quelque chose de normatif (nous ne prétendons pas avoir raison ou détenir la vérité — je ne suis pas sûr qu’elle existe en matière éducative d’ailleurs) et qui est très fort au regard de nos pratiques assez habituelles en classe (la liberté pédagogique restant la règle, chaque prof du collectif enseigne, évalue et gère sa classe de façon parfaitement subjective ; cela dit, parmi nous, personne n’a recours à des éléments foncièrement originaux ou atypiques).
PDF

06.08.2025 à 11:00

Avignon 2025 : « Les Incrédules », un opéra de notre temps

Un mur gris planté là isole l’avant-scène. Une jeune femme blonde aux cheveux mi-longs tirés vers l’arrière, loin de son grand front, s’avance. Elle est vêtue d’une chemise fushia parsemée de motifs floraux blancs, ouverte sur un T-shirt noir, et d’un pantalon de pierrot en satin. Elle adresse au public quelques phrases dont on va perdre le souvenir lorsque, juste après avoir dit qu’elle est une chercheuse scientifique, que son domaine est la biologie (et qu’on redouterait presque un théâtre-documentaire !), elle lance : «  Quand ma mère est morte...  », interrompt sa phrase, baisse la tête, rive ses yeux au sol, et ne bouge plus.  ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon   Un temps pour apprivoiser la composition des genres Cependant une autre femme est venue près d’elle, vêtue à l’identique et parlant à l’unisson. Pour l’instant on ne sait pas que cette autre est le double chantant de cette actrice, une voix magnifique d’opéra.  Et puis il y a, côté jardin, ce « truc » étrange : un portant à roulettes où se trouvent suspendues une douzaine de tiges immobiles. Un grand type est venu s’accroupir derrière cette machine, s’est saisi d’une de ces tiges – un balancier. Au bas de la courbe décrite, ce tube à section carré vient heurter (« pincer », à la manière de la touche de clavecin ou du doigt de harpiste) une corde : on a là, manifestement, une sorte de guimbarde géante d'une douzaine de notes, dont les sons sériels et ponctués diminuent à mesure que ces pendules réduisent leur course. Il y a aussi, à la base de cet instrument, une caisse en bois qui tient à la fois de la boîte à cadavre et de la caisse de résonance – fonctions qu’on n’avait pas su voisines à ce point. Il y a encore l’orchestre dans sa fosse (pour ainsi dire), qui produit son beau vacarme sonore. Et enfin il y a les protagonistes du spectacle, qui viennent se placer les uns tout près des autres, côté cour, la main posée sur leur front baissé, mimant ensemble des corps traversés de spasmes douloureux.  ©Jean-Louis Fernandez   L’art lyrique recréé Tout cela pour un prologue théâtral et musical qui ménage au spectateur le temps d’accueillir et apprivoiser, d’emblée, un mélange des genres : du théâtre et de l’opéra qui vont lui offrir un cocktails d’émotions esthétiques d’une richesse étonnante.  S’il y a donc là de beaux tambours et d’émouvantes trompettes, c’est sans les uns ni les autres que Samuel Achache et ses comédiens-musiciens-compositeurs-dramaturges-chanteurs ont bien l’air de suivre une piste fort intéressante : un renouvellement inouï du spectacle lyrique. À telle enseigne que, loin d’inviter les meilleurs artistes, comme par un parcours de carrière obligé, à monter chacun leur tour qui un Carmen , qui une Trilogie , on pourrait souhaiter que Les Incrédules les mettent au défi d’apprivoiser quelquefois, aussi bien que cette bande d’artistes (Samuel Achache, Sarah Le Picard, Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang), et dans des formes aussi libres, aussi inventives, le démon de la vie créatrice.  ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon   Un peu profond ruisseau calomnié la mort  (Mallarmé) Notre héroïne reçoit chez elle, par téléphone, l’annonce du décès de sa mère. Le mur gris s’est retiré. C’est le premier d’une série de tableaux successifs. Dans son appartement, la jeune femme se tient dédoublée, mais aussi habitée, dans sa solitude, par la présence d’un quatuor timbré comme il faut : violon, violoncelle, saxophone et accordéon. Sans oublier, au fond de son trou, cet orchestre irruptif, sa forte présence illustrative, et même narrative quand il épouse les solos, duos, trios, chœurs des protagonistes. La Maman a donc été victime d’un arrêt cardiaque pendant qu’elle nageait, à la piscine de son quartier. Or, cette même Maman arrive dans l’appartement, dédoublée elle aussi, en parole et en voix.  Quiconque a vécu la mort de son plus proche parent (ou bien sait qu’il devra un jour faire face à cette échéance), pour peu qu’il lâche prise un moment (et n’est-ce pas pour lâcher prise qu’on vient au théâtre?), pourra être bouleversé par la reprise poétique de cet événement. Celle-ci se distribue sous les trois dimensions du dialogue (avec les gens, avec la défunte-revenante…), du chant (avec la détente du temps que la musique génère, avec ses boucles un moment répétées, avec ses couleurs qui répondent aux timbres variés, parfois improbables, de l’orchestre…), aussi dans la dimension de l’espace (la situation, le geste, les tons, les lumières, et puis l’incompréhension, l’inquiétude et d’autres sentiments indistincts mais idoines, dont l’expression est troublante, et encore le comique, ou l’absurde, qui se heurtent au caractère réel d’un impossible). ©Jean-Louis Fernandez   Les effets bouleversants d’un contrepoint éblouissant Les tableaux (scéniques), les morceaux (de musique et de chant) et les moments (dramatiques) si bien tissés, commandent au spectateur, cloué sur son fauteuil au milieu du public, une véritable attention, et même mieux que cela : une « attentivité », pour ainsi dire, contemplative et singulière. La musique nous traverse, elle nous habite. Tempo et couleurs musicales relancent sans arrêt le ton métaphysique. L’agencement scénique signifie quelque énigme qu’on tourne dans tous les sens (par exemple le message que délivre un tapis troué). L’action dramatique nous étonne et cultive notre désir d’en apprendre davantage (par exemple l’autopsie burlesque du cadavre-vivant révèle qu’un osselet se trouvait dans son cœur). Les formes, toujours renouvelées, dans toutes leurs dimensions sensibles, ne nous laissent aucun répit. De sens froid, tout cela paraît franchement insensé. Alors pourquoi, spectateurs, sommes-nous si captivés ? C’est que ce bouquet de formes esthétiques à géométrie variable parle, parle, parle, et qu’il parle pour nous : il parle du deuil. Quelqu'un (et même quelque chose) en parle enfin, et en parle bien : c'est une œuvre - événement rare. On serait fasciné à moins. Ces artistes jouent avec ce qui nous regarde et dont nous fuyons la question : notre condition. Et, comme l’héroïne, nous sommes là, devant l’immense énigme, nous autres, les incrédules . Gens de peu de foi. Désarmés ou mieux armés que les croyants ? Qui peut le dire ?  ©Jean-Louis Fernandez   Un dénouement « incrédible », pour incrédules Plus insensé encore, ce dernier et long tableau, qui, semble-t-il, va chercher loin dans le travail du deuil les réminiscences enchevêtrées de l’héroïne : le mariage de sa mère, l’église qui en formerait l’écrin, le mur de cette église où le salpêtre dessine le visage du Christ (mais comme les nuages dans le ciel dessinent des chevaux ailés, sans autre message), la grossesse, l’accouchement. On s’y perd et ce n’est pas grave. Il paraît que les auteurs ont travaillé, au début, le thème du miracle. Il surgit là, parmi les autres, comme un bout d’esquisse se laisse voir encore sur la toile, dans les réserves de l’œuvre achevée. Et la mère se couche enfin sur le sable. Le deuil est fini. Reste ce spectacle tel quel, et ce public, tel que nous sommes, avec ces tableaux qui, à la manière de variations inépuisables, composent et entrelacent, encore et toujours, les traits dramaturgiques, la musique de chambre, la musique d’orchestre, la guimbarde à balanciers, les voix lyriques, une scénographie, pour tenter d’attraper au filet le sens toujours fuyant du destin commun : la maternité, la mort.   Les Incrédules,  avec l'Orchestre de l'Opéra national de Nancy-Lorraine, Jeanne Mendoche, Majdouline Zerari, René Ramos Premier, Margot Alexandre, Sarah Le Picard, Marie Lambert, Pierre Fourcade, Antonin-Tri Hoang, Sébastien Innocenti, Thibault Perriard. Direction musicale : Nicolas Chesneau. Livret et dramaturgie : Samuel Achache et Sarah Le Picard, en collaboration avec Margot Alexandre, Thibault Pierrard et Julien Vella. Composition : Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang.  
PDF

12.07.2025 à 11:00

Le trumpisme, au-delà des caricatures

La victoire de Donald Trump a pu surprendre certains observateurs : ses outrances, la fin chaotique de son mandat avec l’assaut sur le Capitole, ou encore la caricature qu’il donne de lui-même peuvent nous conduire à sous-estimer et méconnaître ce qu’il incarne. Dans un livre documenté et précis, Maya Kandel montre que Trump et ses épigones sont parvenus à s’adapter aux différentes élections pour conquérir toujours plus d’électeurs. Une fois au pouvoir, c’est un paradigme complet qui balaie les fondamentaux politiques, culturels et géopolitiques des États-Unis. Au-delà de l’homme et son « idéologie », il incarne une mutation profonde des républicains, des États-Unis et du rapport au monde qu’entretient Washington. Les États-Unis sont l’un des pays les plus influents dans le monde, il est donc indispensable de comprendre Washington pour aborder la plupart des thèmes étudiés en HGGSP.   Nonfiction.fr : Historienne, vous avez consacré un livre à la politique étrangère des États-Unis et le monde depuis l’indépendance . Ce livre était sorti en 2018, peu après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment est né ce projet et quelles ont été les conséquences de la victoire de Trump en novembre 2024 ? Maya Kandel : Mon livre précédent s’intéressait au lien entre politique intérieure et politique extérieure américaine, fil conducteur de mes recherches sur les États-Unis depuis ma thèse. Ce nouveau projet est né dès la première élection de Trump en réalité, et mon nouveau livre commence là où se termine le précédent. Quand Trump a remporté les primaires de son parti, puis l’élection présidentielle en novembre 2016, il est en effet devenu évident que le consensus soutenant l’action internationale des États-Unis depuis sept décennies était désormais remis en question par l’un des deux grands partis américains. La transformation de la droite sous l’influence du trumpisme dépasse évidemment la politique étrangère. L’aspect le plus frappant et lourd de conséquences à long terme a commencé dès 2016, avec le ralliement à Trump d’un centre de réflexion californien jusque-là marginal, l’Institut Claremont. Il est devenu le fournisseur officiel d’idées de la première administration Trump, et a joué un rôle central dans la constitution du mouvement national-conservateur, l’armature intellectuelle du trumpisme et de ses cadres, embryonnaire sous Trump 1, beaucoup plus aboutie sous Trump 2. J’ai décidé de suivre de près ces intellectuels et leurs efforts pour élaborer une « théorisation à rebours » des intuitions et propositions de Trump pour coller à ce nouveau socle électoral prometteur pour le parti républicain. Mon autre hypothèse de travail était que l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021 constituait non pas le chant du cygne du trumpisme, mais un nouveau palier d’évolution du mouvement. J’ai poursuivi mes travaux et publications sur la transformation de la droite américaine pendant l’administration Biden. Début 2024, j’ai rencontré Eric Rochant qui m’a proposé d’écrire un livre sur le trumpisme, pour une nouvelle collection qu’il devait diriger chez Gallimard – une proposition qui m’a enthousiasmée. Le « pitch » était simple: écrire « comme une note pour les services », partir des faits pour proposer une analyse de ce phénomène politique. Le trumpisme est au départ un phénomène proprement américain, et il me semblait intéressant de rappeler, notamment pour un public français, les conditions structurelles qui expliquent l’élection de Trump en 2016 ; mais aussi de raconter le personnage Donald Trump, que beaucoup ont découvert en 2015, mais que les Américains connaissaient depuis des décennies. La difficulté a été de rédiger sans connaître le résultat de l’élection 2024, même si pour moi le trumpisme est aujourd’hui plus grand que Trump, et restait un phénomène intéressant même en cas de défaite. J’avais l’essentiel de la matière, les conditions structurelles d’émergence du trumpisme, les idéologues du mouvement, le bilan du premier mandat, le ralliement de la Silicon Valley – sauf bien sûr les multiples rebondissements des derniers mois, le retrait de Joe Biden, le choix de JD Vance, la tentative d’assassinat contre Trump, l’investiture de Kamala Harris… En réalité, j’ai commencé par rédiger une introduction où Trump remportait l’élection 2024, nouvelle hypothèse. Ensuite la principale difficulté a été dans les derniers mois de rester sur les tendances lourdes – le ralliement de la droite tech plutôt que la seule personne d’Elon Musk par exemple – et ne pas faire trop d’ajouts dans les dernières phases de révision du manuscrit même si c’était très tentant. Le cahier des charges de la collection était de faire un livre court (250 000 signes). Il me semblait également utile d’aller vite, afin de partager des clés de lecture et d’analyse pour aider à comprendre et analyser non seulement Trump et le trumpisme, mais plus largement cette deuxième administration Trump, et en quoi elle ne ressemblerait pas à la première. Beaucoup d’observateurs ont vu en 2008, lors de l’élection de Barack Obama, l’avènement d’un nouveau monde. Pour vous, c’est davantage la victoire de 2017 qui referme une période ouverte dans les années 1960 avec le mouvement des droits civiques. Comment Donald Trump est-il parvenu à ériger le parti républicain en incarnation du changement ? C’est ce qu’on peut dire aujourd’hui avec la réélection de Trump en 2024. La coalition d’électeurs de Trump ressemble d’ailleurs en miroir à celle qui avait porté Obama à la victoire en 2008, et il y a d’anciens électeurs d’Obama dans ce nouveau socle électoral du parti républicain. Au-delà, il convient de nuancer, car la marge de victoire de Trump en 2024 était relativement faible, contrairement à ce qu’il répète depuis, et bien qu’il ait pour la première fois remporté le vote populaire. Au Congrès également, les marges du parti républicain sont parmi les plus faibles de l’histoire politique récente. Le fait majeur de la politique américaine depuis 2000 reste la division du pays en deux camps de force quasi-égale, de plus en plus polarisés. Les midterms 2026 pourraient à nouveau donner l’avantage aux démocrates, au moins à la Chambre. Il reste que Trump a déjà profondément transformé la politique américaine, et ce, dès son premier mandat, puisque ses principales inflexions ont été poursuivies par Joe Biden et reprise par la candidate Kamala Harris : qu’il s’agisse de la remise en cause du libre-échange, de la restriction de l’immigration, ou de la priorité à la Chine en politique étrangère. Sa réélection confirme qu’il s’agit désormais de tendances lourdes d’évolution. La grande force de Trump et du trumpisme est de parvenir à incarner le changement alors même qu’il revient au pouvoir après un premier mandat (et une ellipse de quatre ans). On ne peut le comprendre sans comprendre l’ampleur de l’insatisfaction et du rejet des deux partis aux États-Unis. À cet égard il faut rappeler que Trump fait d’abord campagne en 2016 contre les élites de son propre parti, tout comme Bernie Sanders côté démocrate. On ne peut sous-estimer l’ampleur de l’insatisfaction aux États-Unis aujourd’hui, insatisfaction qui s’exprime par ce sentiment « anti-système » que Trump parvient à merveille à incarner. D’abord parce qu’il a en effet rejeté certains postulats de son propre parti, sur le commerce, l’immigration et la politique étrangère. La conviction que seul Trump, « agent du chaos », peut changer les choses n’ont pas complètement absurde. Mais l’attrait du trumpisme va au-delà. Le trait dominant des partisans de Trump est d’opérer un virage réactionnaire face aux mutations extrêmement rapides du dernier demi-siècle, sur les plans économiques, culturels ou sociaux. C’est aussi une forme de rage populiste face à l’injustice d’un système économique qui demeure le plus inégalitaire des démocraties occidentales. Or, à défaut de propositions politiques construites, seul le trumpisme propose un exutoire à cette rage impuissante. La grande force de Trump est d’être parvenu à gagner des électeurs entre 2016 et 2020, puis entre 2020 et 2024. Au-delà de cette progression quantitative, un électeur trumpiste sur trois est non-blanc et le candidat républicain est majoritaire dans les catégories populaires. Comment expliquez-vous ce résultat pour le moins surprenant ? On pourrait dire à grands traits des électeurs de Trump qu’ils se divisent en deux catégories : ceux qui votent par adhésion à tout ce qu’il dit, et ceux qui adhèrent malgré ce qu’il dit. Pour les premiers, Trump a gagné non pas en dépit de ses déboires judiciaires, mais grâce à eux : ils ont renforcé son image anti-système, de même que les ralliements de Robert Kennedy Jr., Tulsi Gabbard ou Elon Musk. La réécriture du vote 2020 et de l’assaut sur le Capitole a été placée au centre de la troisième campagne de Trump et du message de tout l’écosystème médiatique qui l’entourait. Steve Bannon, l’une des voix les plus influentes de ce milieu MAGA, a joué sur ce plan un rôle décisif. Les insultes et outrances de Trump occupent un rôle majeur dans sa stratégie électorale, tout comme les mensonges et la désinformation, pour renforcer ce récit anti-système. La vulgarité et les transgressions permanentes complètent l’ensemble, précisément parce qu’ils font réagir les « élites » (qu’elles soient politiques, médiatiques, hollywodiennes ou intellectuelles) honnies par les nouveaux idéologues de la droite américaine, pourtant issus le plus souvent des mêmes universités de l’Ivy League – Harvard, Yale, Stanford… Pour ceux qui vivent dans l’univers parallèle du trumpisme, qui ont fait sécession de la réalité depuis le 6 janvier 2021, voire avant pour les adeptes de QAnon, les procès contre Trump n’ont fait que conforter son image de martyr persécuté par une justice aux ordres des démocrates, image encore renforcée après l’attentat du 13 juillet. Chez les autres, à défaut d’avoir convaincu, l’ampleur de la désinformation a alimenté la confusion des esprits. Mais surtout, beaucoup ont voté, comme en 2016 et en 2020, sur les préoccupations économiques, sur l’inflation notamment, parce qu’ils se souvenaient que leur situation économique était meilleure pendant le premier mandat Trump, ou qu’ils restent influencés par le personnage que Trump a peaufiné dans la série de téléréalité The Apprentice . Il a créé ce personnage de self-made man à succès, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre : il a hérité de son père l’Organisation Trump et quelques dizaines de millions de dollars ; et a connu plus de faillites que la moyenne. Pour le comprendre, il faut aussi se souvenir que Trump est un véritable expert des médias, dont il a saisi intuitivement, souvent avec un temps d’avance, toutes les évolutions depuis les années 1980. Trump est un personnage qui a fait de son narcissisme la source de sa célébrité et de sa fortune. Le trumpisme est autant une stratégie politique que médiatique. Trump a aussi bénéficié pour sa troisième campagne d’une équipe très professionnelle, dirigée par Susie Wiles, qui a fait un marketing politique extrêmement précis pour élargir sa base électorale, notamment en direction des hommes jeunes (18-29 ans), pas seulement blancs, en ciblant les podcasts masculinistes ou grand public : pari réussi, puisque pour la première fois, Trump a remporté la majorité de leurs suffrages. Sur le plan international, le trumpisme apparaît comme une remise en question de l’ordre construit par Washington à partir de 1945. Quel système international souhaite forger Donald Trump ? La redéfinition du rapport au monde est au cœur du trumpisme dès l’origine : «  America First  » est avant tout un nationalisme qui lie redéfinition de l’identité nationale et du rapport au monde du pays. Trump a redéfini le parti républicain en rejetant les trois piliers du parti de Reagan et en proposant une nouvelle trilogie : protectionnisme plutôt que libre-échange, désengagement plutôt qu’interventionnisme, et fermeture à l’immigration. La politique étrangère de Trump s’appuie sur une nouvelle vision de l’ordre international, et part du postulat que l’ordre international « libéral » construit par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale est désormais contre-productif pour les États-Unis. C’est le point de départ et l’ancrage fondamental de la politique étrangère trumpiste. Il y a bien une ambition de redéfinir la politique étrangère afin de limiter l’exposition économique et stratégique des États-Unis. Cette vision qui invoque la «  realpolitik  » et son corollaire, l’idée de sphères d’influence des grandes puissances, éclaire les déclarations de Trump dès la période de transition sur le Canada, le Groenland et le canal de Panama. C’est une vision de plus en plus étroite des intérêts américains et de la sécurité nationale, reconstruite sur l’« hémisphère occidental » ( Western Hemisphere ), soit les Amériques auxquelles s’ajoute le Groenland, stratégique pour ses ressources et pour des questions d’accès maritime, conséquences du changement climatique. Le reniement confirmé de huit décennies de politique étrangère américaine fait des États-Unis une puissance révisionniste à l’image de la Chine et de la Russie. C’était déjà l’ambition de Trump 1 mais il n’avait ni l’expérience ni les cadres pour la mettre en œuvre. Avec sa domination du parti républicain, il a tranché le débat interne qui divisait le parti depuis la fin des années Bush entre « interventionnistes » et « isolationnistes ». Ce débat portait plus précisément sur le rôle des États-Unis vis-à-vis de l’ordre international : doivent-ils s’en préoccuper et en faire le cœur de leur politique étrangère ? Ou au contraire redéfinir les intérêts nationaux de manière restrictive ? America First choisit la seconde option. Pour autant Trump reste le facteur perturbateur de toute vision ou construction doctrinale. Un seul mot le définit, « deal », écho de son éthos de businessman. Sa seule grande stratégie semble être la quête de la poignée de main et du bon spectacle, car le trumpisme, même devenu une révolution politique, reste un show médiatique. Au-delà de la stratégie de Trump et de ses épigones, ses victoires ne peuvent se comprendre sans le contexte créé par la crise économique, les guerres déclenchées par l’administration Bush et les espoirs déçus des deux mandats d’Obama. Cette nouvelle victoire de Donald Trump n’est-elle pas l’occasion pour le parti démocrate de se redéfinir ? Le parti démocrate reste divisé sur l’analyse de Trump et du trumpisme. On a vu ressurgir en 2024 les mêmes questionnements récurrents sur sa victoire. L’aile gauche du parti blâme le centre sur l’économie, les centristes blâment les progressistes pour la défaite sur les guerres culturelles. De fait, le succès de Trump est indissociable de la déception de nombreux électeurs démocrates vis-à-vis de leur parti. Déjà, les deux mandats d’Obama, dont la victoire avait soulevé un immense espoir aux États-Unis – Hope était un mot clé de sa première campagne –, ont immensément déçu ses électeurs. Le choix de sauver les grandes institutions financières plutôt que d’aider les Américains les plus modestes après la récession de 2007-2008, l’accentuation de la guerre en Afghanistan, puis l’intervention en Libye, tout cela a alimenté les ressentiments qui ont porté Trump. Le mandat de Biden, l’impression de faiblesse donnée par ses deux dernières années, l’hubris dont il a fait preuve en voulant se représenter, avant de laisser la place, trop tardivement, à sa vice-présidente Kamala Harris, tout cela a également pesé dans la désaffection des électeurs. La connivence de nombreux élus et de l’équipe de Biden quant à l’état réel du président va laisser des traces, jusqu’en 2028. Mais surtout, les démocrates peinent toujours à développer des propositions et un récit suffisamment porteurs pour contrer le trumpisme, d’autant plus que le nouveau parti républicain a adopté des positions défendues de longue date par certains secteurs démocrates, en particulier l’hostilité au libre-échange et aux « guerres sans fin ». Lors de la convention républicaine de 2024, JD Vance a fait un discours contre Wall Street et les multinationales qu’on aurait pu entendre de la voix de Bernie Sanders ou Elizabeth Warren, deux voix parmi les plus progressistes côté démocrate. L’élu démocrate de Californie Ro Khanna, l’une des étoiles montantes du parti, expliquait récemment à Politico que le parti démocrate était devenu « le parti de la guerre ». Plus récemment on a vu la victoire aux primaires démocrates pour la mairie de New York de Zohran Ramdani, qui a centré sa campagne sur le coût de la vie et la critique du soutien à Israël. Le réalignement politique se poursuit aux États-Unis. La réélection de Trump, sa mainmise encore renforcée sur le parti républicain forcent une transformation du parti démocrate, au-delà de la défense d’un statu quo de plus en plus contesté. Les attentes sont fortes, comme le montre le succès de la « tournée contre l’oligarchie » de Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez, dans tous les Etats, y compris républicains. Mais les élites du parti et notamment les anciens de l’administration Biden semblent avoir du mal à se remettre en question. Vous avez intitulé l’un de vos chapitres : « Trump, le troll ultime à la Maison-Blanche ». Dans un contexte de flambée du complotisme, il incarne la stratégie de Steve Bannon pour qui le récit compte plus que la vérité. Dans quelle mesure atteint-on ici le sommet de la désinformation ? Le mensonge et la désinformation ont toujours été pour Trump une seconde nature. Je rappelle également dans le livre le rôle-clé de Steve Bannon dans la première campagne, sa théorisation du rapport aux médias avec ce précepte qui vient de Andrew Breitbart, le fondateur de Breitbart News , selon lequel « la politique découle de la culture ». Et l’idée de se servir des médias et de leur quête d’audience, selon le précepte qu’il n’y a pas de « mauvaise publicité ». Mais c’est avant tout l’expertise et le talent de Trump, qui décrivait déjà dans son premier livre The Art of the Deal la manière dont il utilisait les journalistes, avec cette idée que « peu importe la réalité, seule la perception compte ». Il a souvent parlé de l’utilité de la provocation, qu’il pratiquait bien avant les trolls sur internet. C’est véritablement la clé du trumpisme, son ADN. Il affirme que ce qui compte, ce n’est pas la réalité, mais la narration qu’on en fait. C’est ce qu’il applique dans tous les domaines : immigration, économie, politique étrangère. Et cela fonctionne, parce que le public a perdu confiance dans les institutions traditionnelles, les médias, l’expertise. La pandémie de Covid a joué un rôle accélérateur de ces tendances. Trump occupe ce vide par un récit simple, émotionnel, viral — et très souvent faux. La campagne 2024 a été exemplaire à cet égard. Le trumpisme incarne autant un pouvoir narratif que politique. Une présidence devenue une émission permanente de télé-réalité, où le conflit, le suspense, le clash remplacent l’action publique. Il y a quelque chose de l’empire romain dans la machine médiatique MAGA, qui évoque cette réplique du film Gladiator  : «  are you not entertained ? » Cette expertise médiatique de Trump, son talent en la matière, sont parfaitement adaptés à l’époque. Toute la vie de Trump peut se lire aussi en lien aux évolutions du paysage médiatique depuis cinq décennies : de la presse people aux grandes émissions télévisées, puis aux talk shows radiophoniques et aux chaînes câblées, jusqu’à internet, aux réseaux sociaux et dans la dernière campagne au poids des podcasts. Il y a une relation symbiotique entre Trump et les médias, mutuellement bénéfique jusqu’à son premier mandat : il se vantait d’avoir eu un immense avantage sur ses concurrents en 2016 en termes de publicité gratuite, les médias couvrant chaque outrance, chaque nouveau scandale ; de leur côté, les médias ont aussi profité de ce candidat hors-normes, les abonnements aux journaux, l’audience des chaînes ont explosé. Mais la relation a désormais profondément changé. Dans son deuxième mandat, Trump semble décidé à achever les « médias traditionnels » : par des procès ou la simple menace de poursuites, il remet en question le modèle économique de la presse, après avoir contribué à l’accélération de la défiance des citoyens avec ses accusations de «  fake news  » et autres « journalistes ennemis du peuple ». On assiste désormais à une véritable remise en cause de la liberté d’expression aux États-Unis. Il faut voir là aussi sa volonté de revanche sur son exclusion des grandes plateformes après le 6 janvier 2021. L’enjeu est toujours le même, qu’il a perfectionné tout au long de sa vie : contrôler le message, dominer l’espace informationnel. Avec la machine médiatique MAGA qu’il a mise en place à la Maison Blanche, et la domination par la droite de l’écosystème médiatique américain, il est tout près d’atteindre ce but désormais. Il n’a plus besoin des médias traditionnels, qui ont été l’instrument de sa réussite dès l’origine, et en particulier de sa carrière politique. Si vous montrez que le trumpisme existe bel et bien et qu’on ne peut ni le réduire intellectuellement ni le caricaturer, celui-ci semble pourtant ne pouvoir survivre sans Trump. Parmi ses proches, certains réfléchissent-ils déjà à l’après-Trump ? Il y a des idéologues du trumpisme qui réfléchissent à l’après-Trump depuis sa première élection. J’essaie de montrer dans mon livre que le trumpisme est à la fois un show, un spectacle pour les masses, où la figure de Trump est essentielle. Mais il existe aussi une théorisation pour les élites. Sur le plan idéologique, l’élaboration la plus aboutie a été proposée par le mouvement national-conservateur, qui a progressivement rassemblé l’ensemble de la droite américaine et agrégé de nouveaux apports aux intuitions de Trump. Certains d’entre eux ont espéré en 2022-2023 pouvoir proposer un trumpisme sans Trump en la personne de Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride et candidat aux primaires républicaines en 2023. Cela n’a pas marché, parce qu’il a été un très mauvais candidat, mais aussi parce que Trump demeure le seul, pour l’instant du moins, capable d’incarner le sentiment anti-système moteur du trumpisme, l’esprit complotiste du temps, la rébellion contre les pouvoirs en place. Le choix de Vance comme vice-président a semblé adouber un héritier, le dauphin du leader. Son accession à la vice-présidence marque l’avènement de cette contre-élite républicaine MAGA. La biographie de Vance est d’ailleurs un concentré de ce que le trumpisme dit des États-Unis : il grandit à Middletown dans l’Ohio, au cœur de la Rust Belt, la « ceinture de rouille » des États frappés par la désindustrialisation à partir des années 1980. Sa mère a de sévères problèmes d’addiction, et il est élevé surtout par sa grand-mère, sans figure paternelle fixe. Il s’engage chez les Marines en avril 2003. De l’Irak, il dira plus tard que c’était une « guerre stupide », reprenant à cette occasion l’expression d’Obama. Vance est versatile, mais c’est bien un intellectuel, contrairement à Trump. Mais il n’est pas le seul à prétendre à la succession, et rien ne dit qu’il sera à même d’assurer le show trumpien, même s’il apprend vite. Donc même s’il existe désormais un corpus idéologique du trumpisme, une part reste irréductible à la théorisation, celle qui se rattache à l’homme lui-même, son charisme si adapté à notre ère médiatique, son côté indestructible puisqu’aucun scandale n’a pu l’atteindre, et son absence totale de surmoi, son côté complètement désinhibé. Mais quelle que soit la personne qui succèdera à Trump, la redéfinition idéologique du parti républicain devrait perdurer, puisqu’elle correspond justement à un socle électoral victorieux, et que certaines de ses caractéristiques sont partagées par les deux partis, sur le commerce, la restriction de l’immigration, la priorité à la compétition technologique avec la Chine, ou la réévaluation des alliances. Il lèguera aussi une machine médiatique redoutable. La vraie question est la dérive en cours vers une démocratie illibérale sur le modèle hongrois, les attaques contre les médias, les universités, l’expertise et le savoir en général. Ce côté obscurantiste du parti républicain n’est pas partagé par tous au sein du parti, même si l’emprise de Trump fait pour l’instant taire les voix dissidentes.
PDF

11.07.2025 à 11:00

Les déserts, une approche géographique

Comment définir les déserts et quelles sont leurs limites ? Comment proposer une étude de ces espaces trop souvent perçus comme vides de populations, de ressources et d’interactions ? La géographe Ninon Blond vient combler une lacune aux éditions Autrement. Loin d’une description d'espaces en marge, elle montre les dynamiques géographiques à l’œuvre dans les déserts et insiste sur les nombreux défis qui les traversent, voire les structurent. L’entretien a été mené par Clara Loïzzo, qui a recensé l’atlas , et Anthony Guyon Nonfiction.fr : À l’occasion de la sortie de votre Atlas des déserts , vous avez expliqué que les objets spatiaux ont été moins étudiés aux éditions Autrement, avant que deux volumes ne soient récemment consacrés aux forêts et aux glaciers. Comment est né votre projet et pourquoi avoir accepté ce défi ? Ninon Blond : C’est Anne Lacambre, responsable éditoriale chez Autrement, qui m’a sollicitée lors de l’édition consacrée aux déserts du Festival International de Géographie, à Saint-Dié des Vosges. Je terminais une intervention collective sur les déserts d’hier à aujourd’hui, et Anne est venue discuter à l’issue de la conférence. De fil en aiguille, nous en sommes venues au constat, que nous déplorions toutes les deux, de l’absence des déserts dans la collection. Anne m’a alors proposé de combler ce manque et j’ai accepté avec beaucoup de joie. Comme beaucoup d’(anciennes) étudiantes et d’(anciens) étudiants, je suis une grande fan des Atlas Autrement. Je trouve que ce sont de beaux objets, généralement très bien conçus, avec de belles illustrations, qui en font à la fois des ouvrages scientifiques riches et des « beaux livres ». L’ Atlas des montagnes , par exemple, est le premier livre de géographie que j’ai acheté pour le plaisir, et pas pour préparer un examen ou un concours (même s’il m’a ensuite été utile dans la préparation de l’agrégation). Ce que j’aime aussi, c’est que l’entrée par les cartes rend le propos accessible et permet donc de toucher un public large, des amateurs et amatrices de géographie aux collègues du secondaire et du supérieur, en passant par les étudiantes et étudiants. Au-delà du format, et même avant celui-ci, il y a le sujet. J’ai commencé à travailler sur – et dans – les déserts en M1, dans le désert de Wadi Ramm en Jordanie, et depuis, je n’ai jamais vraiment quitté ces milieux, puisque mes différentes expériences m’ont menée en Tunisie, au Maroc, en Éthiopie, au Soudan, en Égypte, en Oman et bientôt en Arabie Saoudite. L’Atlas comporte d’ailleurs de petits clins d’œil à ces espaces auxquels je me suis attachée. Les déserts me fascinent par les conditions extrêmes qu’ils opposent à la vie humaine et non-humaine, par les adaptations qu’ils suscitent chez certaines espèces, animales comme végétales, par les évolutions qu’ils ont connues et par le regard que les sociétés portent sur ces milieux. Qu’ils soient répulsifs ou fascinants, je crois qu’ils ne laissent personne de marbre. Ce sont donc tous ces éléments qui m’ont convaincue de relever le défi. Et quel défi ! Parce que tout le monde sait, peu ou prou, ce qu’est un désert, ou en a une image, même un peu vague. C’est un terme qui est entré dans le langage courant, en particulier pour désigner des espaces vides ou peu peuplés – désertés –, évoquer les crises environnementales (via la désertification) voire sociales, dans un sens second, figuré (déserts médicaux ou alimentaires). Ainsi, on peut parler de désert assez facilement, mais quand il s’agit d’en donner une définition, on se heurte à beaucoup de questionnements, d’hésitations, de flou. Définir les déserts s’avère une tâche complexe : doit-on y placer les déserts froids, quelles sont leurs limites et quels espaces sont concernés par ce terme ? Comment définissez-vous les déserts ? Quels seuils et gradients retenez-vous ? Ça a été un des premiers questionnements, et pas des moindres. Pour y répondre, il a fallu retourner aux fondements des travaux sur les déserts, notamment ceux de Théodore Monod, de Jean Demangeot et Edmond Bernus, de Pierre Rognon, ou de Monique Mainguet, pour ce qui est des travaux francophones. Ça a d’ailleurs été l’occasion de constater que les écrits sur les déserts sont peu renouvelés, comme si ces milieux, où l’activité biologique se déroule a minima , n’évoluaient que peu et qu’il n’était pas nécessaire d’actualiser les synthèses faites il y a plus de vingt ans (pour les plus récentes). Un deuxième constat a été celui de la prééminence du Sahara dans les écrits francophones, l’histoire coloniale de la France en Afrique du Nord et notamment au Maghreb, expliquant certainement ce tropisme. Autant dire que ça a fini de me convaincre de l’importance de rassembler les recherches récentes sur les déserts dans un ouvrage que j’ai voulu le plus représentatif possible de la diversité de ces milieux. Pour commencer à dégager des axes structurants pour le livre, il a fallu identifier des critères, afin d’établir quels espaces entraient dans la catégorie des déserts et quels espaces en étaient exclus, tout en dépassant les définitions « en creux », comme celle de Dubief qui désigne les climats désertiques comme une dégradation des climats humides voisins – laissant aussi penser que les déserts n’existeraient pas vraiment en eux-mêmes, mais par référence à d’autres espaces. Étymologiquement, « désert » renvoie à l’absence de vie humaine ( desertum ) et de cultures ( desertus ), qui s’explique dans les deux cas par le manque d’eau disponible pour la vie biologique. La définition qui repose sur une quantité de précipitations n’a pas été retenue, car elle ne permet pas seule de justifier cette indisponibilité. Il faut aussi prendre en compte l’évapotranspiration et l’état potentiellement solide de l’eau (glace, neige, pergélisol). Ce déséquilibre entre précipitations et évaporations (il sort plus d’eau qu’il n’en entre dans le système) définit l’aridité. De là, la présence des déserts polaires et des déserts froids était nécessaire et évidente. Les différents indices pris en compte permettent d’établir des degrés d’aridité (semi-aride, aride, hyperaride). Mais ces classifications académiques, si elles sont commodes dans les manuels et sur les cartes, ne doivent pas faire oublier que sur le terrain, les limites ne sont pas aussi nettes, et qu’on observe bien souvent un continuum entre les paysages, rendant difficile une quantification précise des surfaces désertiques. Selon les ouvrages, on considère qu’entre 20 et 40 % de la surface terrestre sont recouverts de déserts, le chiffre de 30 % ou 1/3 étant assez couramment admis. C’est donc bien la diversité des déserts qui ressort de votre travail. En vous appuyant sur des critères climatiques, hydrographiques et morphologiques, pouvez-vous nous proposer une typologie des déserts ? L’atlas propose un essai de typologie. L’exercice n’a pas été simple, mais il s’agissait de tenter une synthèse des caractères des déserts en prenant appui sur des classifications déjà établies dans d’autres ouvrages. Il n’y a en effet pas qu’un seul type de désert, et il semblait important, pour pouvoir dépasser l’image d’Épinal de l’oasis au milieu des dunes, de dresser un tableau de cette grande diversité. Dans cette optique, nous avons choisi avec Aurélie Boissière la cartographe, de donner la priorité dans cette double page à la carte, qui occupe les ¾ de l’espace. Les critères choisis sont l’origine des déserts, le degré d’aridité, la caractéristique thermique (chaud ou froid) et la présence d’humidité atmosphérique. En effet, si on creuse un peu la question de l’aridité, on s’aperçoit qu’elle peut avoir des origines différentes, amenant à l’identification de quatre types. Les déserts de hautes pressions sont dus à leur position de part et d’autre de l’Équateur, dans une bande où la circulation atmosphérique assèche l’air. C’est par exemple le Sahara et les déserts d’Arabie dans la diagonale érémienne. Les déserts continentaux, comme le Karakoum et le Kyzylkoum, le Takla-Makan ou le Gobi, doivent leur aridité à leur grand éloignement des masses océaniques. Les déserts côtiers résultent de l’assèchement de l’air ambiant à cause d’un courant froid le long des côtes qui est aussi responsable de la formation de brouillards en altitude, faisant des déserts côtiers des déserts brumeux, comme le désert d’Atacama ou du Namib. Enfin, les déserts d’abri sont la conséquence d’une ombre pluviométrique due à un obstacle orographique qui bloque les précipitations. On les retrouve en Patagonie ou dans le Monte à l’abri de la Cordillère des Andes ou dans le nord-ouest états-unien, sous le vent de la Sierra Nevada. Le degré d’aridité est un autre élément important, en ce qu’il façonne des paysages très différents, du climat subhumide avec une végétation arborée et buissonnante de type savane ou taïga au climat hyperaride où ne subsistent qu’une végétation adaptée, xérophyte, une faune réduite à sa portion congrue et des étendues de sable, de roche ou de glace nues. Ces caractéristiques peuvent se doubler de températures parfois extrêmes : les déserts chauds arides et hyperarides (Sahara, déserts arabiques) connaissent des températures très élevées (records à plus de 70°C) bien que le gel puisse survenir ; les déserts continentaux froids (déserts centrasiatiques et sud-américains) sont le lieu d’amplitudes thermiques très fortes avec des étés chauds (moyennes atteignant 30°C) et des hivers particulièrement rigoureux (minima moyens pouvant atteindre –30°C) ; les déserts polaires (arctique et antarctique) connaissent des froids extrêmes (avec un record de –98°C en Antarctique), un albédo très prononcé et des précipitations majoritairement solides qui viennent renforcer l’aridité due à la zonalité. Le critère hydrographique va de pair avec l’aridité : faibles précipitations et forte évaporation expliquent l’importance de l’endoréisme (les écoulements de surface n’atteignent pas la mer) voire de l’aréisme (absence d’écoulement de surface), bien que les espaces désertiques soient traversés par quelques grands fleuves qui ont d’ailleurs été centraux dans leur développement (Nil, Niger, Tigre et Euphrate, Amou-Daria et Syr-Daria, Huang-He). Quant au critère morphologique, il s’associe à l’aridité et à l’hydrographie : l’activité mécanique prédomine dans les déserts, comme l’activité biochimique y est assez faible. L’eau joue ainsi à toutes les échelles, de millimétrique à métrique voire kilométrique, les écoulements d’eau ou le passage des glaces façonnant les paysages. Le vent est beaucoup moins morphogène, mais il est particulièrement visible dans les milieux désertiques, en particulier sableux et certains édifices étudiés sur terre, comme les barkhanes (dunes paraboliques) servent d’analogue à des formes observées sur Mars. Votre deuxième partie montre que les déserts ne sont pas des espaces en marge, vides de ressource et déconnectés des différents réseaux, mais qu'ils disposent de ressources énergétiques et économiques. Les déserts ne sont donc pas des espaces en marge ? En intégrant le critère de la vie, et donc de l’habitabilité, l’aridité met en avant l’importance des biomes désertiques pour les sociétés : même si on les voit souvent comme des périphéries vides, répulsives et en marge du territoire « utile », les déserts sont en réalité peuplés, aménagés, parcourus et exploités. Il ne s’agit évidemment pas de les mettre sur le même plan que des centres-villes hyperdenses, connectés et nœuds de la mondialisation, mais plutôt de rappeler que les déserts s’insèrent dans ces échanges globaux depuis des périodes anciennes, qu’il s’agisse des caravanes sahariennes d’or ou de sel ou Moyen-Âge, de la route de la soie ou des routes incas. Aujourd’hui, le faible peuplement de ces espaces les rend disponibles pour l’exploration et l’exploitation des matières premières (hydrocarbures, minerais, terres rares et même eau), voire pour l’émergence de nouvelles ressources comme le tourisme. Ces économies désertiques ont pu constituer de vraies bascules pour certains États, comme les pays pétroliers du Golfe qui depuis le milieu du XX e siècle ont fondé leur développement, leur modèle économique et social sur la rente pétrolière. Ils ont ainsi pu asseoir une domination à l’échelle internationale, via l’OPEP par exemple, faisant un peu « la pluie et le beau temps » sur le marché mondial d’une ressource aujourd’hui indispensable. Les bénéfices importants de cette exploitation ont été investis dans le développement économique, par exemple en Arabie Saoudite pour la construction de routes, d’aéroports, d’usines de dessalement de l’eau voire de logements ou de services de santé. En quelques décennies, la Péninsule arabique est ainsi passée d’une périphérie reculée peuplée de nomades décrits par les explorateurs et voyageurs du XIX e siècles comme vivant en marge de la civilisation, à un des principaux centres de la richesse, de la puissance et des échanges mondiaux. Les enjeux liés aux ressources font ainsi de ces espaces inhospitaliers le centre de l’attention et de conflits d’appropriation, comme on a pu le voir avec l’Arctique : la fonte des glaces liée au dérèglement climatique a vu l’ouverture de nouvelles routes maritimes (passages du Nord-Ouest et du Nord-Est) qui recèlent de potentiels gisements d’hydrocarbures, d’autant plus stratégiques dans un contexte d’épuisement programmé des réserves actuellement exploitées. La course à la revendication des plateaux continentaux fait aussi de ces déserts des enjeux centraux. Au fond, vous montrez bien que les déserts sont confrontés, comme la majorité des espaces, à des problèmes spatiaux, comme les risques, l’appropriation des territoires et les conflits d’usage parmi d’autres. Peut-on dire que les déserts représentent un miroir des enjeux contemporains ? Eh oui, les déserts sont des territoires comme les autres ! Leurs relativement faibles densités n’empêchent pas des intérêts très forts, d’autant plus qu’ils représentent des réserves de ressources, économiques comme symboliques. Les déserts sont ainsi pleinement ancrés dans les enjeux contemporains. L’exploitation des hydrocarbures est en ce sens au centre du dérèglement climatique en cours du fait de l’augmentation des gaz à effet de serre additionnel libérés par leur combustion. La Péninsule arabique abrite ainsi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures, mais figure aussi parmi les 10 plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par habitant en 2023 (Qatar 2 e , Koweït 3 e , Bahreïn 4 e , EAU 6 e , Oman 9 e et Arabie Saoudite 10 e ). L’appropriation des ressources provoque aussi régulièrement des tensions voire des conflits ouverts entre habitants locaux, exploitants artisanaux, grandes entreprises extractivistes ou États, par exemple pour l’or au Sahara. Comme dans d’autres espaces touchés par les sécheresses (qui sont des évènements ponctuels qu’il ne faut pas confondre avec l’aridité qui est un phénomène climatique), l’eau est au cœur des problématiques désertiques, qu’il en manque, qu’il y en ait trop, que la qualité en soit mauvaise ou que son appropriation fasse débat. On peut évoquer des cas emblématiques comme le partage des eaux du Nil ou la mer d’Aral, où une ressource autrefois abondante a conduit à sa surexploitation pour l’agriculture irriguée et à la quasi disparition, aujourd’hui, de cette zone humide, des écosystèmes associés et de ses bénéfices climatiques. De 69 000 km² en 1960, elle ne représente plus que 7 000 km² en 2018, provoquant un abaissement des précipitations locales et la salinisation des eaux et des sols, responsable de nombreuses pathologies (cancers, troubles rénaux, mortalité infantile) et de la création d’un désert anthropique, l’Aralkoum. Du fait d’une population moins nombreuse, on a tendance à considérer les déserts comme des territoires où la vulnérabilité et l’exposition aux risques sont moindres. Cependant, la présence d’activités polluantes, comme l’extraction de terres rares en Chine, les essais nucléaires au Sahara ou l’agriculture engendrent la dégradation des eaux, des sols et de l’air. Les populations locales en sont alors parfois réduites à abandonner une activité agricole déjà fragilisée ( ghouts d’El Oued en Algérie envahis d’eaux polluées, puits contaminés autour de la mine de terres rares de Bayan Obo) ou voient leur état de santé se dégrader : la pollution atmosphérique liée à la sédentarisation autour d’Ulaanbaatar (Mongolie) serait responsable de 10 % des décès dans la capitale. Qu’en est-il de la désertification que les Nations Unies définissent comme la dégradation persistante des écosystèmes des zones arides par le changement climatique et principalement les activités humaines ? Quels sont les espaces les plus concernés ? Selon le GIEC, le dérèglement climatique en cours pourrait causer l’augmentation de la surface des écosystèmes secs de 23 % à l’horizon 2100, 80 % de cette augmentation ayant lieu dans des pays en développement, où les conséquences sur les populations pourraient être dramatiques et causer le basculement dans la détresse de sociétés déjà fragilisées. Ce sont des phénomènes qu’on a déjà pu observer par le passé, lors des sécheresses des années 1970-1980 dans la Corne de l’Afrique et qu’on a constatés à nouveau au début des années 2020 : quelques années de sècheresses exceptionnelles fragilisent les troupeaux et détruisent les récoltes, les mécanismes d’adaptation qui assurent traditionnellement la résilience des systèmes, comme la migration saisonnière des pasteurs, sont entravés par les conflits (guerres au Soudan et en Éthiopie, tensions entre Éthiopie et Érythrée, tensions dans la région des Grands Lacs, milices shebabs en Somalie) qui empêchent aussi l’acheminement de l’aide alimentaire, certains programmes humanitaires se désengageant par ailleurs du terrain africain au profit d’autres crises plus médiatisées comme l’Ukraine. Il faut donc garder en tête que ces drames humanitaires , qu’on attribue parfois un peu vite au climat, sont largement d’origine anthropique et découlent de choix politiques, de priorisation de l’aide et de l’inaction (parfois volontaire) des gouvernements. Ce qui est sûr, toutefois, c’est qu’à l’heure actuelle le GIEC prévoit que les risques de sécheresse vont croître, à des degrés divers selon les scénarios, du fait de l’augmentation des températures (qui accroit l’évapotranspiration) et du dérèglement du système des précipitations. Le Sahara devrait connaître un risque de sécheresse moindre à l’horizon 2100 par rapport à la période 1850-1900, mais à l’inverse, la région amazonienne, l’Amérique centrale, le Canada ou le bassin méditerranéen pourraient voir ce risque augmenter de plus de 200 % pour un scénario à +4°C. L’aridité pourrait ainsi s’étendre sur ses marges, en particulier dans l’ouest états-unien, sur les marges méditerranéennes du Sahara ou aux abords des déserts continentaux asiatiques, les espaces semi-arides devenant arides et les arides hyperarides. L’habitabilité des déserts, en particulier de leurs marges, serait alors particulièrement remise en question : les villes de Jacobadad (Pakistan) ou Ras al-Khaimah (EAU) sont actuellement déjà reconnues comme inhabitables par le GIEC. Les déserts portent enfin une image véhiculée par les populations qui y vivent, ou non, par la peinture et le cinéma. C’est à la fois un objet de fascination, comme aimeraient le faire croire les brochures touristiques, de peur, voire d’introspection, à l’image du Petit Prince . En tant que chercheuse, comment travaillez-vous avec ces représentations souvent fantasmées ? C’est une dimension que je trouve fascinante, parce que je trouve les déserts très propices à nombre de représentations et de projections de la part des sociétés, et ce, quel que soit leur rapport à ces espaces. Bref, impossible de ne pas y être sensible ! On peut travailler sur ces représentations en fonction du degré d’appropriation de ces espaces. Pour certaines personnes, le rapport au désert est presque physique, incorporé, et il y a comme une continuité entre le corps (animal voire humain) et le milieu. C’est ce qu’évoque Anne-Marie Frérot en Mauritanie, où la région de l’Adrar est entièrement décrite avec un vocabulaire renvoyant au corps d’un chameau baraqué (couché). C’est aussi ce que montre Béatrice Collignon à travers le calendrier inuit, entièrement organisé en fonction des phénomènes naturels propres au milieu polaire (naissance des phoques ou des caribous, englacement des baies et de la mer). Pour les Aborigènes d’Australie, l’identité passe par le lien avec l’environnement via le rêve, la géographie des Martu étant aussi représentative de leur histoire. Pour les populations qui habitent les déserts, le paysage est donc un facteur d’identité voire d’identification, parfois sous l’angle de la revendication territoriale et politique (Aborigènes d’Australie, Touaregs au Sahara, Sahraouis au Sahara Occidental). Ces représentations paysagères ont tendance à être déformées pour celles et ceux qui ne fréquentent qu’occasionnellement les déserts. Ainsi au Sahara, l’erg, espace de l’immensité sableuse et des dunes majestueuses (dans lequel le narrateur rencontre d’ailleurs le Petit Prince) est surreprésenté dans les guides touristiques comme dans les perceptions (il forme près de 80 % des références lexicales étudiées par Michel Roux) alors qu’il ne représente que 15 % des surfaces désertiques. A l’inverse, le reg caillouteux est absent des réponses de l’enquête alors qu’il forme 70 % du milieu saharien. Cela peut s’expliquer par la dimension esthétique des paysages sableux et dunaires, par leur immensité écrasante propice, en effet, à l’introspection (ce n’est pas pour rien que de nombreux ermites des monothéismes ont « pris le désert » pour se rapprocher de leur dieu). Cette image a été – et continue d’être – véhiculée par les explorateurs et les aventuriers (comme Nicolas Vanier dans le Grand Nord canadien, la Sibérie ou l’Arctique), les documentaires, les musées, les expositions et les livres de photographies, les films, voire les évènements sportifs comme le Dakar, qui mettent l’accent sur les conditions extrêmes vaincues par un petit nombre de personnages hors norme – en particulier des hommes, le désert permettant de mobiliser un vocabulaire viriliste de domination d’une nature vierge dont les exploratrices (Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard, Odette du Puigaudeau, Marion Senones) ont été largement exclues. A l’inverse, le reg, la surface caillouteuse, n’est perçu que comme un « obstacle sans grandeur » à la progression mécanique qui ne permet ni l’aventure ni le dépassement de soi.
PDF
8 / 11
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓