Les Temps modernes ont été étudiés par les plus grands historiens de Fernand Braudel à Pierre Goubert. C’est une société en mouvement, un État en construction et une circulation constante – des hommes/femmes, idées, marchandises – qui caractérisent cette période. Une telle richesse rend toute synthèse compliquée. Les historiens Boris Lesueur et Stéphane Guerre proposent un Atlas d’utilité publique pour saisir les enjeux de cette période en France, dont la compréhension passe aussi par son rapport à l’Europe et au monde.
Nonfiction.fr : Votre Atlas assume le parti pris d ’ insister sur les transformations à l’œuvre durant les Temps modernes. Cela peut apparaître comme une évidence pour une étude qui s’étend sur trois si è cles. D ’ o ù vient l ’ image de Temps modernes immobiles ?
Boris Lesueur : Chaque nouvelle génération d’historiens entend déconstruire le discours majoritaire. Quid de la révolution militaire qui n’en est pas une finalement – trois siècles cela ne fait pas sens –, de la révolution scientifique qui ne concernerait que la physique et laisserait toutes les autres sciences de côté, de la révolution industrielle – plutôt que de considérer les progrès techniques cumulatifs – ? Une autre critique de fond tient aussi à une remise en cause d’une vision occidentale de l’histoire et de son exceptionnalité. Ainsi, l’expression de « Grandes découvertes » en ce qui concerne l’histoire maritime est largement débattue ; Vasco de Gama à Calicut en 1498 : un non-événement dans l’océan Indien ! C’est la thèse de Sanjay Subrahmanyan ou encore de Romain Bertrand, auteur de la belle expression « l’histoire à parts égales » invitant à décentrer le regard de l’Europe.
Un dernier élément à considérer est le questionnement légitime sur les fondements historiques de la périodisation. En effet, sur quoi reposent en réalité les quatre périodes canoniques ? L’introduction de périodes intermédiaires – on connaît l’Antiquité tardive – mais on mesure moins les effets de l’emploi de celle de « Renaissance » puisque les historiens de l’Art, à la suite de Michelet ou de Burckhardt ont beau jeu de rechercher ses origines loin en amont, aux XIV e -XV e siècles. Et puis, il faut dire aussi que les spécialisations universitaires tendent à phagocyter cette époque, dite moderne. Combien de médiévistes en viennent à enjamber les siècles et à insister sur les continuités, dans une perspective achronique ? À l’autre extrémité, les spécialistes de la Révolution considèrent souvent comme une évidence téléologique que tout conduit à 1789.
En vérité, il faut certainement remonter à la période révolutionnaire elle-même pour voir la naissance de ce préjugé de temps immobile, de ce renvoi dans un passé honni et indistinct, pour davantage insister sur la rupture et l’émergence d’une société nouvelle. Parler d’Ancien Régime, de Société d’Ordres, d’Absolutisme, ou plus fort encore, de Féodalité... comme le font les députés de l’Assemblée nationale, c’est une volonté de faire table rase ; autant d’expressions contemporaines des lendemains de la prise de la Bastille.
En 1513, Machiavel place l ’État au centre de sa réflexion. Au fil des décennies, la définition de l’État évolue : d ’ un bien patrimonial appartenant au roi, il devient une entité à part enti è re dont le souverain est le premier serviteur. Au-delà de la personnification, comment se construit l’État moderne ?
Peut-être que pour répondre à cette question, il faut avant tout proposer une définition de l’État moderne. « Un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique [...] et dont tous les sujets sont concernés » selon Jean-Philippe Genêt, un historien médiéviste, – on n’en sort pas ! John Brewer, un historien britannique, a largement développé l’idée de « fiscal military state » pour expliquer l’émergence du Royaume-Uni en tant que puissance au XVIII e siècle : c’est la taxation généralisée qui est à la base de l’affirmation de l’État. On peut considérer que l’équation s’établit peu à peu entre l’impôt, l’armée et la nation : c’est par ses collecteurs d’impôt – la taille en particulier – que l’autorité du roi pèse de plus en plus au quotidien. Et il y a simultanément l’impôt du sang dont s’acquitte la noblesse d’une part, et la population plus généralement par l’obligation du service de la milice qui existe sous différentes formes, avant d’être systématisée par Louvois et Colbert pour la Marine avec le service des classes (toute la population maritime est enregistrée et doit servir sur les vaisseaux du roi). Le roi, lointain, se fait pourtant connaître au quotidien par ses lois (édits, règlements, ordonnances...) qui concernent tous les sujets ; pour à la fois l’état civil, la langue, le recensement, l’ordonnance de Villers-Cotterêts est fondamentale car elle unifie le royaume.
Le souverain intervient aussi sur la religion, la monnaie, le gouvernement des villes, etc. La justice est par essence royale. Elle procède à une codification progressive des lois – il existe ainsi un Code Louis qui précède largement le code napoléonien –, alors que se met en place une pyramide judiciaire depuis les bailliages, les présidiaux, les parlements et le conseil du roi en tant qu’organe d’appel suprême...
Et puis, il faut évoquer les serviteurs de la monarchie. La noblesse d’abord, mais une noblesse sans cesse renouvelée par l’incorporation permanente des élites socio-économiques. Il faut ici évoquer les offices, ces charges vendues par le roi pour exercer en son nom la justice ou pour percevoir les impôts. Il existe en outre une alliance objective entre les élites et le pouvoir, au point de parler de monarchie négociée, car de nombreux possédants, tels les financiers, sont largement intéressés aux affaires de la monarchie.
Autres aspects également à considérer, ce sont les liens clientélaires mis au service de l’autorité du roi. Laurent Bourquin a parlé de la « noblesse seconde », ces lignages qui dans les provinces sont des intermédiaires privilégiés entre le pouvoir central et les autorités locales. De grandes familles aristocratiques contrôlent des provinces entières, à l’instar des Condé en Bourgogne. Ce sont aussi « les bonnes villes », un soutien traditionnel de la monarchie. Jusqu’à un certain point, l’Église est aussi un pilier, au point de parler de monarchie ecclésiale (par le concordat de Bologne de 1516, le roi nomme aux principaux bénéfices dans le royaume), alors que la tradition gallicane qui correspond à une volonté d’indépendance du clergé en France est instrumentalisée à l’occasion par la monarchie, qui de toute façon utilise le clergé pour faire lire en chaire ses déclarations. Pourtant, ce n’est qu’un aspect de la question car peu à peu se met en place aussi la monarchie administrative. Au niveau supérieur, c’est la mise en place d’administrations spécialisées, les finances, la guerre, la marine, la maison du roi... avec toute une population de commis qui annonce les fonctionnaires ultérieurs.
Le roi envoie enfin des commissaires dont le type le plus établi est l’intendant, de justice, police et finance, ayant accès à tous les niveaux de pouvoir dans les provinces et quadrillant à partir de la deuxième moitié du XVII e siècle tout le royaume. Pas d’anachronisme toutefois ; les uns et les autres sont peu nombreux et il faut mieux considérer que les différents niveaux par lesquels le roi fait sentir une autorité de mieux en mieux respectée s’additionnent ou se surajoutent.
On touche enfin à un dernier aspect, peut-être le plus difficile à saisir, l’existence d’un sentiment de fidélité monarchique, qui n’est pas encore un sentiment national, même si par bien des aspects il s’en rapproche, pour le roi sacré à Reims, le roi de guerre aussi selon l’expression de Joël Cornette qui sait aussi être roi de justice et de paix ! Les Français forment une communauté unie autour d’un roi, d’institutions, de l’histoire, d’une culture...
Vous rappelez en outre, à partir de Montaigne, qu ’ au XVI e si è cle un paysan breton n ’ entend parler du roi qu ’ une fois par an. Comment la monarchie administre-t-elle l ’ ensemble des territoires du royaume, notamment les plus lointains ?
Poser la question du comment conduit d’abord à constater un paradoxe : un appareil d’État extrêmement léger – l’on parle de 70 000 détenteurs d’offices sous Louis XIV –, avec un souverain pourtant de plus en plus obéi. Les adages du type « le roi est empereur en son royaume » hérités du Moyen Âge ont une vérité indéniable. Surtout, il importe de revenir sur l’étymologie d’absolu : « absolutus », cela signifie « délié » ; en fait non soumis aux autres pouvoirs temporels ou spirituels. Certes, le roi respecte les lois humaines et divines, les juristes invoquent les lois fondamentales du royaume, encore qu’elles ne soient jamais clairement énoncées. L’on retiendra la primogéniture masculine, l’inaliénabilité du domaine royal, la religion catholique... De même, il respecte les coutumes ou les libertés des provinces par exemple. Longtemps, il doit ménager les Grands qui estiment avoir le droit d’accéder au Conseil du roi et de participer au gouvernement du royaume ; de moins en moins cela dit – le règne de Louis XIV est ainsi le terme d’une évolution.
Les historiens se perdent parfois à rechercher l’origine de l’absolutisme : l’autorité du souverain impressionne les ambassadeurs étrangers dès François Ier – « la volonté du roi est tout désormais » – qui semble préfigurer la maxime de Louis XIV inscrite sur le plafond de la galerie des Glaces à Versailles – « le roi gouverne par lui-même ». Loin de la figure bénévolente du roi « père de ses peuples », l’État royal sait sévir avec brutalité. La liste des révoltes paysannes écrasées, ou plus exactement réprimées avec une précision terroriste (exécution des meneurs, l’armée envoyée logée chez l’habitant, murailles rasées...) est symptomatique, alors que leur principale motivation est souvent un refus de la pression fiscale. Ce sont aussi les exécutions publiques au nom de la raison d’État, des personnages appartenant aux plus grandes lignées. Or, si une tendance s’observe, c’est bien un essoufflement des révoltes avec le temps, jusqu’à parler de contagion de l’obéissance dans le royaume. C’est flagrant si l’on observe les révoltes armées des « malcontents » qui quittant la cour, hissaient l’étendard de la contestation dans une province où ils étaient implantés. La Fronde (1648-1652) en est l’épisode ultime et Condé le dernier représentant d’un devoir de révolte de la haute aristocratie. S’installe au contraire dans les mentalités une obligation de servir l’État. Il n’est pas inintéressant de constater que dans les grandes crises que traversent la monarchie, il se trouve toujours des individus qui placent l’intérêt supérieur du royaume au-dessus de tout. Ce sont par exemple les « politiques » au moment des guerres de Religion qui font le choix de la continuité de l’État en favorisant l’accès au trône d’Henri de Navarre, le futur Henri IV.
La technostructure de l’État monarchique pour s’appuyer sur les hiérarchies traditionnelles dessine une carte administrative de plus en précise : judiciaire, avec des ressorts délimités ; fiscale et administrative avec les généralités qui correspondent souvent au domaine de compétence d’un intendant ; avec des subdivisions, militaire encore avec les « routes » organisées sous la forme d’étapes pour les déplacements des troupes et des « gouvernements », avec des gouverneurs qui en particulier dans les provinces frontalières exercent une réelle autorité. À ce chapitre, la ceinture de fortification qui protège le royaume contribue à la distinction avec l’étranger : c’est le « pré carré » de Vauban, où s’exerce la loi du roi. Finalement, le roi gouverne son royaume, car ses sujets lui obéissent !
L ’ idée de mouvement et de transformation se ressent également dans une société qui fonctionne selon des logiques réticulaires, que l ’ on observe avec la diffusion des informations. S ’ il faut sept jours pour que les Marseillais apprennent la mort d ’ Henri IV, vous présentez l ’ importance des sociabilités au village et sur les marchés pour s ’ informer. Il semble ici que le processus s ’ acc él è re aux XVII e -XVIII e si è cles ?
La circulation de l’information est un riche champ d’étude car elle remet en cause de nombreuses idées reçues, notamment autour du « village immobile », de mœurs intangibles et d’un univers mental figé. Bien au contraire, les individus sont avides de nouvelles. L’exemple de la Normandie montre que tous les villages sont situés à moins de 5 km d’un marché ou 13 km d’un bourg marché. Le prix des récoltes est discuté, la météorologie mais aussi les événements politiques ou religieux du temps. Car, les individus se déplacent : à courte distance, mais aussi vers les villes, parfois lointaines. Certains sont des médiateurs culturels (mode, consommation, voire des idées nouvelles).
Prenons un exemple, celui du sire de Gouberville, un gentilhomme du Cotentin au XVI e siècle : il connaît le grec et latin ; il est peut-être tenté par la Réforme ; plus prosaïquement il s’essaie à la distillation. Or, dans son journal, on le voit sans cesse être en contact avec les paysans de Mesnil-au-Val qui ne cessent de venir le voir jusque dans sa chambre. Il y a toute une réflexion à avoir sur l’oralité, qui passe par des lieux privilégiés de rencontre mais aussi des moments, comme la veillée. Des études sur le chants traditionnels bretons – ce sont les travaux d’Éva Guillorel – montrent que les événements, les décisions de justice, les faits divers simplement, sont abondamment repris et portés à la connaissance de tous.
Une des caractéristiques de la période, c’est bien sûr la diffusion de l’imprimé ; l’on pense à la gazette de Théophraste Renaudot. Les écrits peuvent avoir un net contenu politique, comme durant la Fronde avec les Mazarinades, des libelles parfois d’une grande violence liée à l’actualité. Une publication janséniste clandestine, les Nouvelles ecclésiastiques , fait enrager la police du roi au XVIII e siècle qui n’en trouve pas les auteurs. Ce sont aussi les « canards » qui relatent les faits les plus extraordinaires survenus en Europe : on est là dans la littérature de colportage. Je voudrais citer une publication très originale aussi : Les Relations des jésuites . Cet ordre missionnaire publie très régulièrement des nouvelles, notamment du Canada, décrivant les mœurs des Amérindiens à destination d’un large public. Il y a donc de nombreux moyens de se tenir informé du vaste monde depuis son petit village !
Par ailleurs, l’information vient du haut également : ce sont les cérémonies de l’information étudiées par Michèle Fogel, à partir des crieurs publics aux carrefours ou des Te Deum ordonnés par l’État pour les grands événements publics. Grandes décisions royales, naissances, victoires, autant d’occasions de célébrer la parole publique. Le mécénat royal participe aussi d’une volonté de magnificence pour impressionner. Plus pragmatiques, les grands ministres s’entourent de plumes stipendiées : Voltaire lui-même fut historiographe du roi !
Plus qu’une accélération, c’est d’une transformation dont il s’agit. Les émotions populaires, y compris violentes, ont toujours existé, que l’on réagisse à la cherté, aux impôts, à une inquiétude religieuse. Mais les archives deviennent beaucoup plus nombreuses au fur et à mesure du temps et nous permettent de mieux les saisir ; celles de la Bastille permettent à partir du XVII e siècle de recenser les mauvais propos, les paroles séditieuses – c’est ce qu’a étudié Arlette Farge. Un deuxième élément est celui des progrès de l’alphabétisation de la population qui est un mouvement de fond. Troisième élément aussi, les progrès routiers et le désenclavement généralisé du royaume ; 30 000 kilomètres de routes sont empierrés ou pavés au XVIII e siècle. Oui, la société tout entière est en mouvement. Et encore oui, pour la curiosité des habitants de l’ancienne France jamais démentie.
La France ne se limite pas aux enjeux européens puisque les sociétés s ’ ouvrent vers les mers et océans. Quels sont les acteurs et actrices de cette vocation maritime ?
La géographie commande la destinée maritime de la France qui est ouverte sur trois mers. Il ne faut donc pas négliger les activités de pêche côtière mais aussi hauturière – les basques chassent la baleine au Labrador dès le XVI e siècle et les pêcheurs de la Manche les bancs de Terre Neuve à la même époque. Sur l’estran, les activités de cueillette ou de ramassage sont très actives en tout temps. Les activités de cabotage sont très anciennes – rappelons simplement le commerce du sel ou du vin pratiqué sur la côte atlantique. En Méditerranée, on parle de « caravanes » qui visent à se procurer de l’huile d’olive, du blé, de l’alun... C’est pris très au sérieux par la royauté qui négocie avec la Sublime Porte, les Ottomans, des escales privilégiées appelées les Échelles du Levant.
Mais la question posée relevait davantage de l’ouverture atlantique, voire mondiale. Longtemps les Français ont fait figure d’outsiders. Les Normands, comprendre les milieux portuaires de la province, fréquentent très tôt les côtes américaines, le Brésil par exemple. C’est le cas aussi de Saint-Malo où François I er finance Jacques Cartier qui remonte le Saint-Laurent. Mais l’expansion coloniale est chose sérieuse et ne peut se passer du soutien de l’État qui, entre guerres d’Italie et guerres de Religion, a longtemps d’autres préoccupations. Il faut vraiment attendre le XVII e siècle pour le voir changer d’attitude. La motivation, pour faire simple, relève du « mercantilisme » – le terme est très discutable d’ailleurs. Longtemps, il se contente d’accorder des privilèges, des monopoles aussi (sur la fourrure, la traite des esclaves...). La royalisation du domaine colonial date du début du règne de Louis XIV. La politique suivie est ambiguë puisqu’il y a des efforts peu suivis pour transplanter des populations venues d’Europe outre-mer : c’est le Canada, la Louisiane sous la Régence, la Guyane enfin après 1763.Ce sont surtout les ressources commerciales qui intéressent, en particulier le sucre cultivé aux Antilles, avec le phénoménal succès de Saint-Domingue qui repose sur le travail de 500 000 esclaves à la fin de l’Ancien Régime. L’Asie restera davantage le domaine de la Compagnie des Indes, même si là encore le commerce libre finit par l’emporter : de cette aventure subsiste le port de Lorient.
L’État a un rôle d’incitation déterminant. D’abord basiquement, en soutenant cette expansion par sa marine, voire son armée. En édictant ensuite une législation favorable et protectrice des intérêts des négociants français : c’est ce que l’on appelle l’exclusif commercial. Il s’établit une relation d’intérêts mutuels bien comprise avec les milieux négociants des villes portuaires, mais qui doit être élargie ; Louis XIV a voulu donner l’exemple en investissant dans la Compagnie des Indes et il se trouve de grands financiers qui participent à cette aventure – c’est le cas de Crozat en Louisiane. Et plus largement aussi les élites : ce sont les actionnaires des compagnies commerciales, des armements de navires ; on pourrait être surpris du nombre de familles ayant investi aux Antilles par exemple. Pour tout dire, la formule de « premier empire colonial » de la France a une pertinence incontestable.
On garde l ’ image d ’ une Europe française avec la diffusion des lettres et des sciences qui atteint son acmé sur le plan politique avec Louis XIV. Vous nuancez cette image avec un roi contesté d è s son vivant ou la sous-estimation du mod è le anglais. À partir de quand est é corn ée l ’ image d ’ une France hériti è re d ’ Ath è nes, Rome et Florence portée par Voltaire ?
Je pense que l’on se situe là en partie dans l’illusion rétrospective. Il y a toutefois des facteurs objectifs à considérer. Le premier est politique. La France est l’État le plus peuplé d’Europe et sa construction unitaire en fait de toute façon un acteur incontournable en Europe, redouté même. Elle impressionne : le geste de François I er de faire visiter Chambord, Paris, Fontainebleau à Charles Quint, son ennemi, a une signification politique. De la même manière, plus tard, Versailles n’a pas d’équivalent par sa taille. Les souverains sont magnificents ! Même, la construction de l’État est un modèle pour les souverains Stuart en Angleterre, pour l’Espagne aussi. Mais cette puissance a des effets négatifs car la France inquiète : c’est en particulier la condamnation de l’agressivité du Mars Gallicus ou de l’expansion sans limite, qui vaut à l’Europe entière ou presque de se coaliser contre elle lors de la guerre de Succession d’Espagne. La diplomatie est parfois plus habile que comprise ; l’alliance avec les Turcs en particulier, ou encore, l’entrée aux côtés des puissances protestantes dans la guerre de Trente Ans, choquent. Que dire du retournement des alliances sous Louis XV qui la rapproche de la maison d’Autriche combattue depuis plusieurs siècles ?
L’Europe est par ailleurs divisée par la question religieuse ; avec hésitation la France se range dans le camp catholique. La Saint-Barthélemy en 1572 a un retentissement énorme ; plus tard, les persécutions contre les protestants depuis les dragonnades jusqu’à l’édit de Fontainebleau contribuent à forger une image repoussoir, tandis que les huguenots réfugiés en Hollande ne contribuent pas peu à forger l’image d’un roi-tyran – le pasteur réfugié à Amsterdam Pierre Jurieu en est l’archétype. Il faut prendre garde aussi à ne pas minorer la vitalité artistique et intellectuelle qui concerne en fait toute l’Europe – ce qui impose au premier chef de sortir d’un certain roman national. Car la France elle-même est ouverte à de nombreuses influences. La redécouverte de l’Antiquité qui est à la base de l’humanisme, la renaissance artistique italienne et l’école italienne en général – c’est un cas traité dans l’ouvrage –, mais aussi du Siècle d’or espagnol, ou Hollandais. Une autre approche certainement plus juste serait de raisonner à l’échelle de l’Europe entière. La République des Lettres d’Érasme préfigure la République des Sciences du XVIII e siècle. Les Lumières également sont un phénomène à l’échelle du continent, voire atlantique, et la fameuse Encyclopédie devait être d’abord la traduction de la Cyclopaedia de Chambers parue à Londres en 1728 !
Et il ne faudrait pas non plus passer à côté de la pluralité des influences. D’abord, celle de Rome et de l’Église qui à la faveur de la réforme catholique transforme en profondeur les modèles de dévotion. Ensuite, l’Angleterre, au point que l’on puisse parler d’anglomanie. Les voyageurs français qui se rendent en Angleterre au XVIII e siècle en retiennent la tolérance religieuse, l’absence de censure, le rôle du parlement. Il est vrai toutefois qu’ils occultent délibérément ce qui n’arrange pas leurs thèses. Et puis l’Angleterre à ce moment-là est victorieuse, elle domine déjà les mers. Sa propre population est persuadée de mieux vivre que les paysans français « en sabots ».
Il n’empêche ; pour les élites européennes, le raffinement de la cour de France, le luxe, la vie mondaine sont fascinants. Il y a une civilisation française qui est enviée, parfois imitée, dont témoigne la diffusion de la langue française.
Historiennes et historiens ont longtemps insisté sur l ’ importance de la guerre d ’ indépendance. Ces derni è res années, la guerre de Sept Ans a gagné en visibilit é grâce au livre d ’ Edmond Dziembowski 1 et à son entrée dans les programmes d ’ HGGSP. Pourquoi est-elle considérée comme la premi è re guerre mondiale ?
L’histoire militaire – c’est plus chic aujourd’hui de parler de military studies – a souffert un temps d’une certaine désaffection qui n’a plus cours aujourd’hui : faisons nôtre cette formule « l’État fait la guerre et la guerre fait l’État ». Il y un profond renouvellement historiographique sur ces questions, à élargir à l’histoire maritime d’ailleurs. Pourtant, ce n’est pas neuf. De grandes collections érudites existent : pour la guerre de Sept Ans je pense en particulier à l’ouvrage monumental de Richard Waddington en 7 volumes publiés vers 1900. Un volume par année, autant de chapitres que de théâtres d’opération. Œuvre utile bien sûr, mais qui n’échappe pas à l’obsolescence de la forme.
La guerre en question est désormais largement réinterrogée autour de l’étude de l’opinion publique, des finances, de la réforme de l’État... C’est peut-être ces nouveaux regards qui, en définitive, renouvellent son intérêt. Car cette expression de « première guerre mondiale », est très présente et depuis longtemps dans la littérature anglo-saxonne. Winston Churchill lui-même l’utilise. Il s’agit de souligner une communauté de destins des peuples de langue anglaise à travers le monde. Les expériences des guerres du XX e siècle invitent également à regarder le passé et à constater des similitudes troublantes. Cette guerre est mieux connue outre-Manche qu’en France. L’année 1759 est célébrée à juste titre comme étant celle de tous les triomphes pour le Royaume-Uni (Québec, baie de Quiberon, Guadeloupe...). Il existe objectivement beaucoup moins de raisons pour que l’on s’en souvienne en France !
Le retour d’intérêt pour la guerre de Sept Ans interroge de toute façon. Disons qu’elle se prête bien à une analyse géopolitique d’un conflit, Clausewitz par exemple l’étudie dans Vom Krieg : les programmes d’HGGSP allient la réflexion de ce dernier sur la guerre limitée à une vision plus globale du conflit, puisque l’on se bat effectivement en Amérique, en Europe, en Asie, sur terre et sur mer, même si le général prussien ne portait pas son regard aussi loin.
J’aurais personnellement des réticences de fond à exprimer. Pitt en Angleterre n’est pas un stratège, il prend des décisions pour chaque campagne, par opportunisme, sans plan d’ensemble. En outre, des affrontements en dehors de l’Europe, il y en a en vérité depuis le XVI e siècle. Et puis les conséquences sont moindres que ce que l’on pouvait craindre. La France de Choiseul voulait conserver les îles à sucre, rentables, et abandonna sans trop de regrets les arpents de neige de l’Amérique du Nord.
La guerre d’Indépendance américaine a au contraire une tout autre signification. Jacques Godechot et Robert Palmer en forgeant en 1968 l’expression de « révolutions atlantiques » pour la liberté et l’égalité ont bien souligné l’importance de l’événement pour l’histoire du monde. La Déclaration d’Indépendance de 1776 figure parmi les sources d’inspiration évidentes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La naissance des États-Unis, ce n’est pas rien ! Pour la France enfin, on pourrait affirmer que le destin de la monarchie se noue lorsque Louis XVI se décide à intervenir dans le conflit au prix d’un endettement qui s’avèrera fatal.
Notes : 1 - La guerre de Sept Ans , Paris, Perrin, 2015
La gauche va mal. On peut en trouver des raisons tenant à la conjoncture ou encore au personnel politique, mais on peut aussi se demander si le mal n’est pas plus profond. L’idée de gauche peut-elle encore faire sens ? , interroge Michel Wieviorka. Dans ce livre, il rappelle que c'était le cas par le passé, peut-être jusqu’au tout début des années 2000, et il invite à se pencher sur les évolutions de la société qui ont progressivement rendu cette idée plus difficile à porter.
Nonfiction : L’idée de gauche a pu faire sens par le passé, expliquez-vous, tout d’abord en s’affirmant républicaine, puis en reprenant à son compte les aspirations du mouvement ouvrier, ou encore, quoiqu’à de bien plus rares occasions, en s’identifiant à une conception patriotique et ouverte de la nation. Cela supposait, dites-vous, que celle-ci puisse « faire corps avec la société ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
Michel Wieviorka : La politique, en démocratie représentative, doit entretenir une relation réelle et la plus forte possible avec la société, ses attentes, ses demandes, ses peurs, ses difficultés aussi. Elle a aussi nécessairement une certaine autonomie. L’idée de faire corps avec la société renvoie au risque, aujourd’hui bien visible, de dissociation complète, qu’il s’agisse de la politique intérieure, ou de la géopolitique. La gauche a pu faire corps avec la société quand il s’agissait de répondre au formidable élan populaire pour imposer la République et ses valeurs – liberté, égalité, fraternité. Ou d’assurer le traitement des aspirations les plus hautes du prolétariat ouvrier. Ou même d’incarner la patrie, sinon la nation.
Cette période semble désormais bien lointaine et ces différents registres ne semblent plus permettre de nouer un rapport de sens avec la société : l’idée de république est galvaudée, le mouvement ouvrier n’est plus que le fantôme de lui-même, et l’idée de nation a été préemptée par l’extrême-droite.
Hélas, aujourd’hui, la gauche politique concrète, celle des partis, est bien loin de porter tout sens, elle s’est assez largement déconnectée de ce qui pourrait être porteur de sens, et ce qui l’est réellement n’a pas pour l'instant en tous cas une puissance et un degré d’intégration sociale et culturelle suffisants pour imposer à la représentation politique un réel traitement. Il y a autre chose qu’une certaine autonomie : une perte de sens.
Quelle part attribuez-vous, dans la situation actuelle, à un défaut d’élaboration de ces registres ou au constat de leur obsolescence irrémédiable, liée à l’évolution de la société ? Faut-il y renoncer complètement, ou conservent-ils au contraire un intérêt suffisant pour qu’on tente de leur redonner un sens adapté au contexte et aux évolutions de la société ?
L’idée de République a surtout triomphé, tout le monde ou presque est républicain ! Il n’y a pas plus républicaine que Marine Le Pen ! Presque tout le monde parle de défendre la République et ce qui va avec, la laïcité, l’égalité des femmes et des hommes. Il est vrai que lorsque le discours envisage l’immigration, les minorités visibles ou les Juifs, c’est beaucoup moins net, à l’extrême-droite comme ou à gauche de la gauche. Toujours est-il qu’il existe des versions différentes de la République, et qu’elles peuvent s’affronter. Mais personne ne s’étonne de voir les héritiers des anti-dreyfusards, voire de Maurras, se réclamer de la République au point de nommer leur parti « Les Républicains ». Il reste néanmoins bien des combats à mener pour promouvoir à gauche la République, surtout à condition de la lester en la démocratisant, en refusant la droitisation qui pousse aussi à l’illibéralisme et à l’autoritarisme, et à la restriction des droits humains.
Le mouvement ouvrier a donné naissance au syndicalisme, qui lui continue d’exister, mais sans cette capacité à mettre en cause les plus hautes valeurs pour prétendre diriger toute la vie collective. Les syndicats n’en demeurent pas moins des acteurs importants, institutionnels, capables de peser politiquement. La gauche concrète doit en tenir compte, mais le prolétariat ouvrier n’est plus le sel de la terre. D’autres figures, des nouveaux mouvements sociaux et culturels commencent à se donner à voir, depuis quelques dizaines d’années, en mettant en jeu les principales orientations de la vie collective. Il peut s'agir de contestations mettant en cause le rapport des humains à la nature, le réchauffement climatique, la diversité animale et végétale ; de mobilisations à forte charge éthique, touchant à la vie et à la mort, au grand âge, aux discriminations en tout genre. Il peut également s’agir de mouvements identitaires, avec leur face positive, qui soulignent leur apport économique, intellectuel ou culturel à la collectivité, et leur face sombre, refermée, communautariste. Les deux existent, et c’est pourquoi le débat mérite d’être développé en d’autres termes que ceux qui opposent de façon simpliste à l’excès « wokistes et antiwokistes ».
La nation ? Elle est aujourd’hui surtout le discours d’autres acteurs que de gauche, mais aussi de segments de la gauche qui sont sensibles à l’idée de souveraineté nationale, voire de souverainisme. Mais il est arrivé que ce soit une idée de gauche, surtout quand la patrie était en danger. Le problème est qu’elle a été associée, y compris à gauche, au colonialisme, et qu’elle semble faire obstacle à la construction européenne. Comment concilier la nation et l’Europe ?
On peine aujourd’hui à imaginer quels autres registres pourraient être mobilisés. La société n’est pas inactive, écrivez-vous, mais on aurait bien du mal à identifier des contre-projets qui seraient portés par des acteurs visant une réelle transformation sociale, à visée suffisamment universaliste, que la gauche pourrait alors faire siens. Comment l’analysez-vous ? Que faudrait-il faire si l’on ne veut pas se satisfaire de cette situation ?
Permettez-moi une comparaison historique. À partir des années 1820 ou 1830, vous pouvez constater en France une réelle ébullition sociale et culturelle. Un peu partout, l’idée de République commence à animer la vie locale, ce sera la république au village si bien analysée par Maurice Agulhon. Un peu plus tard dans l’ensemble, des activistes veulent construire des syndicats, d’autres des mutuelles, ou des coopératives. Certains veulent préparer ou faire des grèves, et quelques-uns casser les machines. D’autres encore rêvent de lendemains qui chantent et développent des utopies. Tout ceci se cristallisera vers la fin du XIX e siècle, avec, pour l’essentiel, l’instauration de la Troisième République, la naissance de la CGT, les premières bourses du travail, puis, un peu plus tard — et d’abord à la Chambre des députés —, les débuts d’organisation d’une gauche politique qui ne soit pas seulement groupusculaire. Il aura fallu plusieurs dizaines d’années.
Eh bien nous sommes en 1830 ! Il y a dans toute la France un tissu associatif vibrant, une multitude d’initiatives locales, un bouillonnement, qui ne trouve que bien peu son traitement politique ; l’idée démocratique, qui pourrait revitaliser l’idée républicaine, redevient l’objet de réflexions, de discussions et de propositions, les unes institutionnelles (changer la constitution, introduire la proportionnelle), les autres s’intéressant à d’autres formes de démocratie que représentatives : citoyennes, participatives, délibératives, directe. Des mobilisations à caractère éthique ou écologique interpellent les pouvoirs. Mais tout ceci n’exerce pas d’influence forte sur le fonctionnement de la gauche concrète, qui oscille entre radicalité sans lendemain et manœuvres misérables au sein de ce qui subsiste des structures héritées du passé. On dit souvent que faute d’avoir travaillé, la gauche manque d’idées : il faut renverser cette formule, ce sont les idées qui manquent de gauche .
Dans le paysage éditorial consacré à l'adolescence, certains ouvrages osent aborder les territoires les plus difficiles. Scarifications : l'adolescent, les parents et les soignants face à l'insupportable , publié aux éditions Érès en octobre 2024, appartient à cette catégorie d'écrits nécessaires qui éclairent des zones d'ombre de la psyché adolescente.
Adrien Cascarino, psychologue clinicien et docteur de l'université Paris Cité, nous propose bien plus qu'un simple manuel technique. Fort de son expérience auprès d'adolescents hospitalisés en psychiatrie et de ses recherches ethnographiques, l'auteur livre une analyse fine et nuancée d'un phénomène qui touche aujourd'hui environ un adolescent sur six selon les dernières études.
L'originalité du livre réside dans son approche plurielle. Loin de se cantonner à une perspective uniquement clinique, Cascarino croise les regards psychanalytiques et sociologiques pour saisir la complexité des scarifications adolescentes. Cette démarche réflexive, issue de sa thèse de doctorat, permet de dépasser les explications simplistes pour comprendre ce qui se joue réellement dans l'acte de se scarifier.
Le livre révèle avec beaucoup d’acuité les réactions des adultes souvent démunis face à ces pratiques. L'auteur rapporte des situations saisissantes : un psychiatre qui ressent les entailles de ses patients « dans sa propre chair », une infirmière qui recoud sans anesthésie pour dissuader une adolescente de recommencer. Ces témoignages illustrent combien les scarifications génèrent chez les professionnels et les parents des affects intenses qui peuvent paradoxalement nuire à l'accompagnement.
C’est dans l'analyse de ces dynamiques relationnelles que cet ouvrage démontre sa grande originalité. Il montre comment l'insupportable ressenti par les adultes peut les conduire à des réactions contre-productives, alimentant parfois un cercle vicieux. Son approche ne verse jamais dans le jugement mais propose une compréhension empathique de toutes les parties prenantes.
L'un des mérites principaux de l'ouvrage est de ne pas s'arrêter au constat. L'auteur propose des pistes concrètes pour améliorer l'accompagnement des adolescents qui se scarifient. Ses recommandations s'adressent tant aux parents démunis qu'aux professionnels de la santé mentale. Il suggère notamment des modifications institutionnelles susceptibles de diminuer la prévalence de ces pratiques sans tomber dans l'écueil de la répression.
Scarifications constitue un outil précieux pour tous ceux qui accompagnent des adolescents : parents, enseignants, éducateurs, soignants. Au-delà de son utilité pratique, il nous invite à repenser notre rapport à la souffrance adolescente et aux moyens de l'appréhender sans céder à nos propres angoisses.
Nonfiction : Vous décrivez les scarifications comme un phénomène touchant environ un adolescent sur six. Comment expliquez-vous cette prévalence et qu'est-ce qui distingue votre approche des explications habituelles ?
Adrien Cascarino : Quand j’étais en train d’écrire ma thèse, de nombreuses personnes m’ont dit qu’elles s’étaient scarifiées quand elles étaient plus jeunes. Lors d’une interview suite à la sortie de mon livre, mon interlocuteur m’a raconté qu’il avait parlé de mon sujet à ses enfants car il était très surpris de l’ampleur du phénomène et sa fille lui aurait alors dit « mais Papa, tout le monde se scarifie, moi-même je l’ai fait, je ne t’en ai juste pas parlé ». Il y a ainsi beaucoup d’adolescents qui se sont scarifiés une fois dans leur vie mais qui ont arrêté d’eux-mêmes assez rapidement, sans nécessairement avoir vu un psychologue et un psychiatre. Cette prévalence élevée peut s’expliquer par trois principaux facteurs, qui sont loin d’être exclusifs : une augmentation des moyens de « détection » des scarifications, le signe d’une plus grande souffrance psychique chez les adolescents (ce qui explique en partie une augmentation de ces pratiques post-confinement), ou encore un moyen de reprendre le contrôle d’un corps qui est perçu comme faisant l’objet de trop de tentatives de contrôle de la part du monde extérieur.
En effet, les raisons pour lesquelles les adolescents se scarifient sont extrêmement variées et évoluent avec le temps. Un ou une adolescente peut très bien se scarifier au début « pour voir » ou pour reproduire une pratique vue ou entendue ailleurs ou bien pour se faire du mal et se punir d’avoir raté quelque chose, puis continuer pour les sensations physiques provoquées par la montée d’endorphine, ou encore par défiance envers ses parents qui lui ont « absolument interdit » de recommencer. Les enjeux de contrôle du corps, d’appel à l’aide, de « preuve » de la souffrance, de punition, de plaisir, d’expérimentation et d’apaisement des angoisses reviennent souvent, mais pas chez tout le monde et pas tout le temps.
En ce qui me concerne, après avoir moi-même côtoyé plusieurs personnes qui se scarifiaient en tant qu’adolescent, puis ensuite en tant que psychologue clinicien, je suis parti d’un triple constat. Premièrement, les discours psychiatriques et psychologiques sur les scarifications ne correspondent pas à ce qu’en disent les adolescents eux-mêmes. Deuxièmement, il existe une littérature sociologique très critique envers les théories psychologiques sur les scarifications et qui dénonce une mauvaise prise en charge des personnes qui se scarifient. Troisièmement, les personnes confrontées aux adolescents qui se scarifient (principalement parents et soignants) déclarent souvent se sentir mises à mal avec ces derniers et rapportent des réactions et des ressentis disproportionnés par rapport au risque morbide de ces pratiques.
Plutôt que de produire un énième ouvrage pour expliquer pourquoi les adolescents se scarifient, j’ai voulu réfléchir à ce qui se joue sur le plan psychique entre un adolescent qui se scarifie et un adulte censé prendre soin de lui, en espérant que cette réflexion permette une meilleure prise en charge des adolescents.
Votre ouvrage révèle les réactions parfois violentes des adultes face aux scarifications – comme cette infirmière qui recoud sans anesthésie pour « dissuader ». Comment expliquez-vous ces réactions contre-productives et quel impact ont-elles sur les adolescents ?
Les soignants que j’ai pu interroger se sentent souvent remis en cause professionnellement par les scarifications, surtout lorsque ces derniers sont hospitalisés dans « leur » service. Pendant les entretiens, certains soignants m’ont raconté avec détails des scarifications qu’ils avaient vus il y a plus de dix ans et dont ils se souviennent encore, et des parents m’ont dit avoir été « anéantis » par les entailles de leur enfant. Travailler avec des adolescents qui se scarifient nécessite de se confronter à des visions sanglantes sans y être toujours préparé, de devoir souvent soigner des plaies, de se remettre en question, et surtout de supporter une certaine impuissance à empêcher toute blessure.
Sans possibilité de prendre du recul, les soignants risquent au mieux de se désengager de la relation et au pire d’essayer d’empêcher l’adolescent de se scarifier à n’importe quel prix. La pratique des scarifications, surtout lorsqu’elle se répète et qu’elle est accompagnée d’un discours où l’adolescent déclare qu’il n’y a que cette pratique qui diminue ses angoisses, renvoie les soignants à un sentiment d’échec et d’insuffisance qui peut être difficile à supporter, comme l’explicitait une infirmière : « Y a que ça qui te soulage, bon... mais et moi alors, je te soulage pas, je t'aide pas... je suis là pourtant, je suis là, je t'accompagne, on est tous là, on est tous là pour toi mais nous, non, on est insuffisants ».
Les réactions « agressives » des soignants se produisent alors souvent lorsque ces derniers se sentent isolés, par exemple la nuit, lorsque les équipes de soignants sont plus réduites ou lorsque l’institution ou les parents les rendent responsables de la poursuite des scarifications des adolescents. Ces réactions parfois violentes entraînent parfois la diminution ou même l’arrêt des scarifications mais elles majorent l’isolement et la souffrance psychique de l’adolescent.
Vous croisez psychanalyse et sociologie dans votre analyse. En quoi cette approche pluridisciplinaire éclaire-t-elle différemment le sens des scarifications pour les adolescents ?
Depuis quelques années, plusieurs sociologues ont commencé à s’intéresser aux pratiques de scarifications, avec une approche et une théorisation bien différente de celle des psychologues et des psychiatres. Une des raisons de cette différence est très simple : ils ne parlent pas exactement aux mêmes personnes. En effet, une partie des personnes qui se scarifient ne vont jamais voir de psychologues ou de psychiatres, et quand elles le font, leur discours n’est évidemment pas le même, puisqu’elles modifient ce dernier en fonction de ce qu’elles perçoivent de leur interlocuteur.
Pour donner un exemple, plusieurs adolescents ont pu ainsi me dire qu’ils aimaient beaucoup voir couler leur sang, ou même faire des dessins avec, mais qu’ils évitaient d’en parler car des personnes leur avait dit auparavant qu’ils étaient « cinglés » ou s’étaient mises à crier en leur disant de se taire.
L’intérêt de cette approche pluridisciplinaire est ainsi d’aborder la relation clinique entre les adolescents et les soignants en la replaçant dans un contexte social qui n’est pas neutre et qui influence nécessairement le positionnement des soignants et la façon dont les scarifications sont interprétées. Il ne s’agit pas pour autant de « déconstruire » les discours psychologiques ou de « dépathologiser » les scarifications, d’autant plus que ces pratiques restent souvent le signe d’une souffrance psychique. L’objectif est plutôt de ne pas focaliser le regard uniquement sur l’adolescent et son fonctionnement psychique mais de prendre du recul et d’inclure dans le champ de vision l’ensemble des interlocuteurs qui tentent de prendre soin de lui, et qui, avec leurs propres représentations et réactions, influencent aussi la poursuite ou l’arrêt de cette pratique.
Dans votre pratique clinique auprès d'adolescents hospitalisés, quels sont les signes qui vous alertent et indiquent qu'un accompagnement classique ne suffit pas ? Comment adapter la prise en charge ?
Au niveau relationnel, travailler avec des adolescents qui se scarifient exige de s’interroger continuellement sur ce que signifie « prendre soin ». Cela nécessite de renoncer à un idéal de toute puissance et de maitrise du corps de l’adolescent, et de supporter de faillir à la représentation idéalisée d’un soignant ou d’un parent qui empêcherait toute blessure. Cette capacité à endurer la culpabilité et l’impuissance participe en effet d’un phénomène de désidéalisation réciproque particulièrement précieux pour le processus de séparation-individuation central pour le devenir de l’adolescent.
Au niveau organisationnel, il est nécessaire d’assurer la mise en place d’espaces de parole pour les soignants et parents confrontés à des adolescents qui se scarifient. Concrètement, sans organisation du travail défendant ces espaces délibératifs, la qualité du travail de soin est compromise, entrainant des effets délétères sur les patients mais aussi sur les soignants qui engagent leur subjectivité dans leur travail. Ces espaces de discussion permettent surtout de passer d’une remise en cause personnelle et angoissante (« suis-je un bon soignant ? ») à une réflexion professionnelle et étayante (« qu’est ce qu’un bon soignant ? »).
Vous proposez des modifications institutionnelles pour diminuer la prévalence des scarifications. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de ces changements et leur impact observé ?
L’existence de discussions collectives entre les soignants et aussi entre les parents d’adolescents permet de remettre au travail les représentations d’un soignant / parent idéal et diminue en conséquence l’agressivité dirigée vers les patients dont les pratiques mettent ces représentations en défaut. Concrètement, plutôt que de se fustiger de reproches ou de chercher à empêcher à tout prix l’adolescent de se scarifier, ces espaces permettent aux soignants et parents de se demander pourquoi est ce que ces pratiques ont été si insupportables pour eux à ce moment-là.
Précisément, les scarifications posent deux questions très compliquées : à qui appartient le corps de l’adolescent (et donc qu’est-ce qu’il a le droit d’en faire) ? Et comment prendre soin de quelqu’un qui vous dit que s’entailler la peau est la seule chose qui l’apaise ? Ce que je montre dans ce livre est que les scarifications se répètent souvent lorsque des réponses sont trop vite trouvées à ces deux questions. Par exemple, lorsque les soignants affirment à l’adolescent qu’ils savent mieux ce qui est bon pour lui et qu’il doit les écouter et arrêter de se scarifier. Mais aussi à l’inverse lorsque des parents déclarent que leur enfant peut faire ce qu’il veut et que ça ne les regarde pas.
Aider un adolescent qui se scarifie, c’est d’abord accepter de se poser ces questions sans trouver de réponses évidentes et aussi supporter d’écouter ce que l’adolescent a à raconter de ses scarifications.
Ces Chemins d'histoire reviennent sur quelques figures de l'art abstrait : Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et quelques autres. Formant un groupe soudé, bien que parfois rivales, ces veuves et héritières d'artistes défendent la postérité des disparus et répondent aux incessantes sollicitaions des musées, des galeristes et des collectionneurs. On cherchera à donner à ces gardiennes résiliantes de la mémoire la place qui leur est due, en précisant le rôle primordial qu'elles ont tenu ans la reconnaissance de l'abstraction.
Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg
* Chemins d'histoire est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 213 e .
L’invitée :
Julie Verlaine est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est l'autrice de Les Héritières de l’art abstrait . Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres (Payot, 2025).
L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme.
Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire , où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.
Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ?
Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même.
La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet.
C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille.
Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale , il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale , c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien.
Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ?
L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé.
Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre.
Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs.
À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023).
Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre…
C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite.
Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire , pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé . Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne.
Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ?
J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée.
Or, cette conception préalable est politique . Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’ homo œconomicus . Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898).
Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.
Dans son dernier ouvrage, l’historienne Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR à l’université Bourgogne Europe et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, poursuit sa réflexion sur l’héritage et les mémoires du franquisme. Elle interroge ainsi, dans Juger Franco ? la manière dont le dictateur, encore objet d’hommages au début du XXI e siècle, laisse derrière lui un souvenir brouillé. Sa réflexion s’articule autour du triptyque « impunité, réconciliation, mémoire », chacun de ces termes étant analysé avec soin, depuis le temps même de la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui pour tenter de comprendre comment, grâce à la société civile et aux réseaux transnationaux, l’Espagne a basculé d’un rapport au passé fondé sur un oubli réconciliateur au devoir de mémoire et à la lutte contre l’impunité.
L’ouvrage est ainsi en lien avec les programmes de Première de spécialité (Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties » et peut également être mobilisé en Terminale (Thème 3, « Histoire et mémoires »).
Nonfiction.fr : La transition démocratique espagnole, qui suit la mort de Franco en 1975 et permet une rapide entrée de l’Espagne de Juan Carlos dans les institutions internationales, et dans la CEE dès 1986, est présentée comme un modèle du genre. Comment expliquer qu’après quatre décennies de dictature franquiste, les Espagnols se retrouvent si rapidement autour d’un modèle démocratique qui semble faire consensus ?
Sophie Baby : La transition espagnole a été scrutée par les acteurs politiques et scientifiques de l’époque comme un modèle de transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique, qui inaugurait la « troisième vague de démocratisation » (Samuel Huntington) de la fin du XX e siècle et plus généralement, « l’âge des transitions » (Pascal Chabot). En effet, en sept ans, la démocratie espagnole s’était installée durablement, sans que le pays ne sombre dans le chaos révolutionnaire qu’avait connu son voisin portugais après la Révolution des œillets d’avril 1974. Néanmoins, le modèle façonné d’une transition négociée par le haut entre élites du régime antérieur et de l’opposition, consensuelle, modérée, pacifique et réconciliatrice, ne résiste plus aujourd’hui à l’analyse historique. Les négociations ne furent pas binaires, mais triangulaires ; les manifestations furent intenses et la mobilisation citoyenne décisive dans le processus de changement ; le consensus était bien plus une praxis politique imposée que choisie ; la modération était le fruit de décennies de propagande franquiste et d’une instrumentalisation politique au présent de la peur ; tandis que l’imaginaire pacifique de la transition ne résiste pas à l’analyse des faits. Mon ouvrage précédent, Le mythe de la transition pacifique , publié en 2018, pour lequel nous avions déjà réalisé un entretien , a bien montré à quel point la violence politique en actes avait profondément marqué le rythme et l’ampleur des réformes, réactivant les mémoires des violences du passé de la guerre et de la répression franquiste, dont on craignait la résurgence. Plus généralement, « le régime de 1978 » est aujourd’hui remis en cause par nombre d’acteurs et actrices politiques, sans que cela n’ôte en rien à la transition son caractère de mythe fondateur de la démocratie espagnole.
Pourtant, les lois d’amnistie nient alors, jusqu’à très récemment, les exactions du régime franquiste, et par voie de conséquence les mémoires des victimes de Franco, tant pendant la guerre civile qu’après : Franco ne sera jamais jugé. Pouvez-vous expliquer la raison d’être de ces lois et comment les mémoires des crimes parviennent malgré tout à s’exprimer et à se transmettre ?
Le livre repose sur un étonnement comparatif : non seulement Franco, ce dictateur parvenu au pouvoir avec l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, n’a pas été jugé et ne le sera jamais, mais sa figure et son héritage continuent à être honorés publiquement en Espagne. Jusqu’en 2019, sa dépouille reposait devant l’autel de la plus grande basilique du pays, Valle de los Caídos , érigée dans les années 1950 à la gloire des martyrs de la « Croisade » contre les « Rouges ». Comment une telle impunité du franquisme et de ses crimes était-elle encore possible dans ce pays voisin, si proche du nôtre, pleinement intégré à l’Union européenne depuis près de 40 ans ?
Une des clefs explicatives réside dans la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 : première loi adoptée à l’unanimité par le premier parlement élu démocratiquement depuis la guerre civile, elle accordait l’amnistie à tous les prisonniers politiques du régime franquiste, même si, de fait, presque tous avaient déjà quitté les geôles du régime par une succession de décrets de grâces et d’amnistie émis depuis la mort du dictateur le 20 novembre 1975. Mais elle accordait aussi, par anticipation, l’amnistie à tous les agents du régime engagés dans la répression de l’opposition antifranquiste : elle garantissait ainsi leur impunité. De fait, jusqu’à aujourd’hui, cette loi n’a de cesse d’être invoquée par la jurisprudence espagnole comme obstacle à toute traduction en justice des crimes commis par le régime franquiste.
La réciprocité de l’amnistie peut surprendre le lecteur contemporain. Pourtant, l’amnistie mutuelle était couramment pensée depuis le XIX e siècle comme l’instrument libéral de la résolution des conflits civils, comme l’outil juridique qui permettait de mettre fin à la dispute pour laisser place à la politeia , à l’ordre ordinaire de la vie politique dans la cité. J’explore dans le livre la généalogie de la revendication d’amnistie, qui remonte au temps même de la guerre civile, puis ne cesse de traverser les mobilisations antifranquistes jusqu’à s’imposer comme un motif choral unificateur dans les années 1960. Elle est la traduction d’une perception croissante de la guerre civile comme une tragédie fratricide, où les responsabilités étaient partagées, où tous avaient souffert, rendant vaine toute exigence de responsabilité pénale individuelle. Les crimes de la répression étaient ainsi noyés dans ceux d’une temporalité meurtrière vaste et indéfinie. L’amnistie de 1977 venait sceller la fin de la guerre civile, près de 40 ans après l’annonce officielle de la « Victoire » le 1 er avril 1939 : le parlement pouvait désormais s’atteler à la rédaction d’une Constitution, approuvée un an plus tard par référendum, le 6 décembre 1978. L’amnistie, aujourd’hui taxée de loi d’impunité, était alors considérée comme l’instrument majeur de la réconciliation.
Par ailleurs l’amnistie induit, sur le plan judiciaire, l’effacement du délit. Elle a donc été accusée d’avoir favorisé l’oubli : de fait, aucune politique de mémoire n’a été entreprise par les gouvernements successifs, y compris socialistes, avant la première décennie des années 2000. Ce silence public et la peur encore omniprésente n’encouragèrent pas le déploiement des récits du passé, notamment au sein des familles où le silence, qui avait été un gage de survie pendant des décennies, persista. Les mécanismes de la transmission familiale sont complexes et très divers en fonction des sentiments d’appartenance aux communautés de vainqueurs, de vaincus, des deux ou d’aucune. Pour autant, les historiennes et les historiens se sont emparés à bras le corps de cet encombrant passé pour défaire les mythes portés par la propagande franquiste, de même que les manifestations culturelles et artistiques.
Très vite, et notamment dans le contexte de la Guerre froide, les grandes puissances occidentales réintègrent Franco dans le concert des nations : rétablissement rapide des relations diplomatiques, adhésion à l’ONU dès 1955... Franco parvient même à obtenir des indemnités à la suite des règlements de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer cette attitude de la part des démocraties occidentales ?
Franco a habilement su utiliser la posture du vainqueur sur le plan international, même et surtout peut-être, quand tout le désignait comme appartenant au camp des vaincus.
En effet si l’Espagne n’était pas entrée en guerre, passant simplement du statut de neutralité à celui de non-belligérant entre 1940 et 1943, aucune puissance n’était dupe : Franco s’était bien rangé du côté de l’Axe, en témoignaient ses rencontres avec Hitler (à Hendaye, en octobre 1940) et Mussolini, les accords secrets signés alors l’engageant à entrer en guerre le moment venu, le soutien logistique apporté aux troupes fascistes et nazies, ainsi que l’envoi de la Division Azul combattre sur le front russe sous uniforme allemand. C’est pourquoi les Alliés s’inquiétèrent à la Libération de la possibilité que la péninsule serve de refuge aux criminels nazis en fuite ainsi qu’aux biens et avoirs financiers spoliés par les nazis. Ils exigèrent donc de Madrid qu’elle paie sa part des réparations de guerre, notamment en restituant les avoirs confisqués et en procédant à la liquidation des entreprises allemandes. La diplomatie espagnole sut coopérer avec circonspection, satisfaisant a minima les Alliés tout en multipliant les obstacles pour retarder les procédures. À la clôture des réparations, en 1960, l’État franquiste s’était finalement enrichi de 11,2 millions de dollars, soit un tiers des réparations obtenues par l’Agence interalliée des réparations, ponctionnés sur les ventes aux enchères des avoirs allemands.
À la sortie de la guerre, le régime franquiste était pourtant clairement identifié comme un régime totalitaire, fasciste, illégitime et criminel : sa survie constituait un affront aux démocraties victorieuses, qui le mirent au ban de la communauté internationale pour violer l’esprit et le droit qui y présidaient. La résolution de décembre 1946 exclut ainsi avec fermeté l’Espagne de l’Organisation des Nations unies. En revanche, aucune action ne fut jamais sérieusement envisagée de la part des Alliés pour renverser le dictateur, pas plus qu’aucun criminel du régime ne fut mis sur le banc des accusés lors des procès internationaux de l’après-guerre.
Franco sut tirer parti de l’entrelacement des conflits des années 1940, en particulier de la guerre froide naissante qui faisait du communisme l’ennemi du « monde libre ». Il déploya la théorie des deux guerres, qui affirmait que l’Espagne était bien restée neutre dans la guerre qui opposait l’Axe aux Alliés, mais qu’en revanche elle s’était précocement engagée dans la guerre contre le communisme, dès 1936 puis en 1941, par l’envoi de la Division Azul contre l’Union soviétique de Staline. Cette nouvelle forme de légitimation, assortie de concessions octroyées aux Alliés, notamment par le polissage du vernis fasciste du régime, garantit sa survie. D’autant que les États-Unis, tout comme le Royaume-Uni, préféraient au moindre risque de révolution communiste une péninsule ibérique stable, prompte à redevenir un partenaire commercial privilégié. Dès 1950, les ambassadeurs étaient autorisés à rejoindre Madrid, avant que les accords hispano-américains de 1953 ne fassent officiellement de l’Espagne un pion stratégique dans l’échiquier occidental, préfigurant son admission à l’ONU en 1955.
Ne reste alors que la société civile pour tenter d’alerter sur les crimes passés et présents. Comment cette société civile cherche-t-elle à lutter contre l’impunité dont bénéficie Franco ? Quelles sources sont disponibles pour comprendre le rôle des acteurs non étatiques ?
J’ai cherché dans le ce livre à suivre les fils de la soif de justice des vaincus, ne pouvant me résoudre à admettre que, par-delà la revendication partagée d’amnistie, il n’y avait eu aucune manifestation d’une volonté de justice, voire de vengeance de la part des vaincus de la guerre civile. Le défi résidait précisément dans la recherche de traces de ces événements, là où le récit hégémonique de la réconciliation étouffait toute voix dissonante, toute proposition alternative étant accusée de menacer la paix civile si difficilement acquise. J’ai donc exploré les archives des groupes de l’opposition antifranquiste, des associations d’anciens combattants, de déportés, de prisonniers, notamment dans l’exil (en France essentiellement), la presse clandestine, en quête des traces de projets alternatifs pour l’après-franquisme qui énonceraient d’autres modalités de gestion du passé criminel que l’amnistie réconciliatrice. Et bien sûr, j’en ai trouvé.
J’analyse en particulier dans le livre un ensemble de trois corpus documentaires des années 1940 et 1950, émanant de trois groupes d’opposition très divers, qui énoncent des modalités précises d’épuration, de restitution des biens confisqués, de réparations, voire de châtiment des criminels, même si très vite, la responsabilité individuelle, notamment pénale, tend à être dissoute au profit de la responsabilité civile de l’État, annonçant ainsi les modalités de la réconciliation future.
Par ailleurs, je suis partie en quête des actions de dénonciation des crimes du passé et du présent, en particulier sous la forme des commissions d’enquête, où la place du droit et des juristes est primordiale. C’est à cheval entre l’Amérique latine et l’Europe que se déploient ces réseaux de solidarité, pris dans les entrelacs de la guerre froide, qui ont donné lieu à une série presque ininterrompue de commissions dénonçant sans relâche les violations des libertés publiques et des droits humains par le régime franquiste, participant ainsi à lutter contre l’entreprise de blanchiment d’un régime qui ambitionnait de rejoindre le Marché commun. J’ai ainsi découvert, avec surprise, que dans les années 1970, des Tribunaux internationaux avaient été envisagés sur le modèle du Tribunal Russell, qui avait symboliquement condamné les États-Unis en 1967 pour des crimes de génocide envers le peuple vietnamien. Autant d’initiatives oubliées des récits dans lesquels domine le régime-écran de la réconciliation unanimement partagée.
Vous accordez une place particulière à la situation basque. Le Pays basque est en effet un symbole de la guerre civile, notamment via l’intervention de l’aviation nazie à Guernica, dont la mémoire reste vive aujourd’hui. Puis, après 1975, l’indépendantisme basque, autour de l’ETA, semble être un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme. En quoi le Pays basque est-il un territoire à part dans l’histoire de l’Espagne du XX e siècle ?
J’ai en effet mené une enquête de terrain sur Guernica, sur la longue durée. Guernica est ainsi une figure qui émaille tout le livre, comme l’un des fils rouges de la réflexion, jusqu’au chapitre qui lui est entièrement consacré. Si Guernica est une figure iconique, à bien des égards singulière, son histoire permet de saisir avec acuité bien des enjeux mémoriels que l’on retrouve ailleurs, à cheval entre une mondialisation précoce et un ancrage territorial exacerbé : la volonté de démasquer la falsification de l’histoire (puisque le régime diffusa le récit d’une destruction provoquée par les « Rouges ») par le recours à l’expertise historienne internationale ; la recherche détournée de responsabilités, ici par la création d’une commission sur le bombardement qui mène campagne pendant deux décennies pour obtenir des réparations de la part du gouvernement de la RFA – et non de Madrid ; la dilution inverse des responsabilités, par le biais de la promotion du paradigme de la paix qui transforme Guernica de ville martyre en icône universelle et mondialisée de paix.
En outre, Guernica reflète les dynamiques propres au Pays basque – elle occupe même une place symbolique particulière dans son histoire, abritant l’Arbre (un chêne) autour duquel se réunissaient les représentants des provinces basques. Là, l’entrelacement des conflits s’est prolongé jusqu’à la décennie 2010 : le cycle terroriste et antiterroriste basque a considérablement complexifié le rapport au passé criminel franquiste. D’un côté, l’ETA a constitué un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme par le brouillage induit par l’autoidentification des etarras à des résistants antifranquistes, jetant par là-même la suspicion sur l’ensemble de la communauté antifranquiste. De l’autre, le gouvernement démocratique précocement engagé sur le terrain de la lutte antiterroriste a mis en œuvre des dispositifs de reconnaissance et de réparations des victimes devenus des standards internationaux, auxquels se réfèrent désormais les victimes du franquisme.
Le Pays basque est donc sans aucun doute un territoire à part, mais où se sont déployées lors de ce dernier siècle des dynamiques qui ont pesé lourdement sur la gestion mémorielle des violences du passé.
Vous mettez en avant, dans l’ouvrage, le rôle des réseaux transnationaux, notamment tissés par les exilés espagnols. Parmi ceux-ci, les réseaux latino-américains semblent être les plus actifs, et sont finalement déterminants pour entamer des procédures judiciaires après la mort de Franco. Par quels processus se tissent ces réseaux et quel rôle joue l’Amérique latine dans la judiciarisation du régime franquiste ?
La démarche méthodologique que j’ai suivie dans ce livre repose sur deux axes principaux, qui en font, je crois, l’originalité : la longue durée et le regard transnational. Il m’a paru en effet essentiel de sortir tant de l’imaginaire de l’exceptionnalité espagnole que de la marginalité dans laquelle l’Espagne est réduite dans les histoires générales de l’Europe pour la réinsérer dans l’histoire de la confrontation des sociétés occidentales aux violences de masse qui ont saturé le XX e siècle. J’ai donc sciemment cherché à déceler les réseaux transnationaux agissant dans les processus de criminalisation – comme de décriminalisation – du franquisme, qui se sont déployés dans un espace transnational, conçu comme un réservoir de ressources et un espace de légitimation. Or, cet espace est fondamentalement transatlantique, à cheval entre l’Europe et le continent américain, où le Cône sud tient une place déterminante dans la fin du siècle. Les connexions pluriséculaires sont en effet réactivées au cours du XX e siècle, par le biais de migrations et d’exils croisés au gré des aléas politiques : l’Amérique latine fut une des terres d’accueil de l’exil de la guerre civile (le Mexique notamment), avant que l’Espagne n’accueille à son tour les réfugiés des dictatures latino-américaines, en particulier du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, à l’heure où l’Espagne effectuait sa transition à la démocratie.
Ces réseaux, aux résonances très concrètes, ont contribué à modeler de façon réciproque les dispositifs de sortie de conflit et de gestion des passés : un temps modèle de réconciliation, scruté comme tel par les pays latino-américains en sortie de dictature, l’Espagne fut ensuite érigée en championne de la justice universelle quand des magistrats espagnols entreprirent les procès en compétence universelle des dictateurs chilien et argentin, qui aboutirent à l’arrestation du général Pinochet à Londres en 1998 sur ordre du juge Baltasar Garzón. Le paradoxe devint criant : comment l’Espagne pouvait-elle inculper Pinochet et rester aveugle face aux crimes du franquisme ? L’Espagne devint ainsi un « modèle d’impunité », dont les ressorts étaient analysés au prisme des expériences argentines et chiliennes.
Le tournant de l’an 2000 s’amorçait, vers l’entrée de l’Espagne dans l’ère de la mémoire.
Finalement, vous écrivez qu’on « passe d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité », notamment à travers les différentes mesures prises depuis quelques années. Comment ce changement de modèle s’effectue-t-il et peut-on dire aujourd’hui que cette nouvelle approche fait consensus en Espagne ?
C’est là tout l’objet du livre : comprendre cette inversion fondamentale de paradigme mémoriel, qui s’opère au tournant du XXI e siècle, d’un modèle fondé sur la réconciliation, l’amnistie et l’oubli à un modèle fondé sur la mémoire et la lutte contre l’impunité. Le slogan « justice, vérité, réparation » imprègne désormais toutes les manifestations en faveur de la « récupération de la mémoire historique », ce mouvement pluriel né en l’an 2000 suite à la fondation de l’association du même nom par Emilio Silva, initiateur de la première exhumation scientifique médiatisée d’une fosse commune de la guerre civile, à l’origine d’une quête inédite de recherche des corps encore enfouis dans des fosses abandonnées. L’Espagne entra alors dans l’ère de la mémoire, qui s’était déjà emparée du reste du monde occidental à la faveur d’une conjonction de facteurs que j’explore dans le livre, et qui résultent des dynamiques aperçues dans le temps long.
Deux référents traversent les mouvements de la société civile qui n’ont eu de cesse de s’exprimer. Le premier, européen, repose sur la mémoire de la Résistance et de l’antifascisme, qui imprégnait depuis les années 1940 les associations d’anciens combattants, de déportés et de prisonniers, les conduisant à réclamer réparations, indemnisations, reconnaissance. Le second, latino-américain, voire argentin, repose sur les dispositifs de la justice dite transitionnelle, qui s’était formalisée dans la décennie 1990, plaçant en son cœur le droit des victimes et la lutte contre l’impunité, sous le prisme de la défense des droit humains et du droit international. L’Espagne entra ainsi dans le catalogue des violations des droits humains, catégorie performative sur les perceptions de l’histoire : les fusillés étaient devenus des disparus, victimes du crime de disparition forcée ; les sacas , les paseos étaient devenus des crimes contre l’humanité, tout comme la torture ; la répression était désormais un plan d’extermination, voire un génocide. Autant de crimes imprescriptibles et non amnistiables, qui devaient pouvoir être poursuivis, selon les préceptes du droit international. Mais face à la persistance des obstacles juridiques en Espagne, ce « mur de l’impunité » encore infranchissable, les collectifs mobilisés se sont tournés vers la justice argentine, qui a ouvert en 2010 une procédure au nom de la compétence universelle, dans un processus remarquable de transfert inversé.
C’est cette double dynamique qui guide aujourd’hui la politique de mémoire menée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État à la mémoire démocratique, Fernando Martínez López, à l’origine de la Loi sur la mémoire démocratique adoptée en 2022. Cette politique est fortement controversée par l’ensemble de la droite qui, poussée par le parti d’extrême droite, Vox, avec lequel elle a noué des alliances régionales, a concrétisé son hostilité farouche par le retrait de lois régionales de la mémoire démocratique (en Aragon, à Valence), qu’elle souhaite remplacer par des lois dites de « concorde », qui surfent sur la mémoire consensuée de la transition réconciliatrice. La commémoration des 50 ans de la mort de Franco illustre ces fortes tensions, la droite conservatrice s’opposant avec véhémence au programme proposé par le gouvernement tout au long de l’année 2025, intitulé « España en Libertad. 50 años ».