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05.11.2025 à 15:33

Faire la lumière sur les violences policières ...

F.G.

Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement. Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours. Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et (…)

- Odradek
Texte intégral (844 mots)


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Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement.

Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours.

Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et lacunaires. Selon eux, les forces de l'ordre auraient seulement répondu à la violence de certains manifestant-e-s. En fait, comme l'ont démontré force témoignages, images et enquêtes journalistiques, les 3 200 policiers « défendant » un trou de terre vide ont bombardé (de 5 010 grenades) sans sommation l'ensemble des manifestant-e-s.

Toujours selon ces experts, l'organisation des secours n'aurait pas entraîné une « perte de chance » pour les victimes… parce qu'elles ont été soignées sur place « de façon consciencieuse et irréprochable ». En fait, ce n'est pas la qualité de ces soins qui a été dénoncée, c'est l'interdiction faite aux ambulanciers d'accéder aux personnes blessées même quand il y a eu un retour au calme – interdiction que, là encore, divers témoignages confirment.

L'enquête indique que les soignants n'étaient pas autorisés à arriver seuls sur les lieux, et que des tirs « non réglementaires » ont été opérés par les forces de l'ordre. Mais de nombreuses zones d'ombre subsistent dans ses conclusions, en particulier concernant les ordres explicites d'effectuer ces tirs « non réglementaires » : quoique figurant dans le dossier, ils n'ont pas été traités. Enfin, si des « dysfonctionnements inexplicables » sont relevés dans l'organisation des secours (le PC pompiers ne répondait pas aux appels à l'aide, des motards de la police ont tardé à venir escorter des ambulanciers et les ont abandonnés en chemin, etc.), aucun avis n'est émis dessus. La manière dont a été conduite cette enquête laisse clairement apparaître l'intention de classer sans suite nos plaintes ; aussi demandons-nous la poursuite des investigations.

Loin d'être un événement ponctuel, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline s'inscrit dans un processus visant depuis de nombreuses années à banaliser une répression toujours plus violente. L'objectif de l'État ce jour-là n'était pas d'empêcher les manifestant-e-s de parvenir sur le chantier de la mégabassine, mais de dissuader quiconque de manifester à nouveau contre de telles constructions – lesquelles ont depuis été jugées inutiles et illégales par les autorités compétentes. La mobilisation antibassines de Sainte-Soline a ainsi été pour l'État une occasion d'appliquer sa « doctrine du maintien de l'ordre », qui implique d'assimiler les mobilisations sociales à des attentats terroristes afin de déclencher officieusement un plan Orsec permettant leur répression par de véritables moyens militaires, mais ne prévoyant pas les moyens sanitaires à la hauteur de cette répression.

Le terrorisme, c'est ça : rendre une population passive face aux agissements d'un pouvoir devenu omnipotent. Nous avons aujourd'hui les preuves audio et vidéo de ce dont nous nous doutions : les actes qui ont causé tant de blessures et fait frôler la mort à nombre d'entre nous ne sont pas l'œuvre d'individus particulièrement violents, mais découlent de l'ordre donné par une institution. Et des actes semblables ont blessé et tué dans d'autres contextes (mouvements des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, émeutes après la mort de Nahel…). Alors nous voulons faire peser sur cette institution le cadre juridique dont elle s'affranchit délibérément. Apporter un éclairage sur ce dossier ne suffira évidemment pas à le clôturer, mais cela nous aidera à trouver les réponses dont nous avons besoin et à affirmer un refus de se laisser tétaniser par la terreur.

Nous n'en continuerons pas moins de mener d'autres batailles pour une réelle justice sociale et environnementale.

MICKAËL, SERGE, ALIX, OLIVIER et des proches,
le 5 novembre 2025.

03.11.2025 à 10:31

Lettre à Lola

F.G.

■ Lola MIESSEROFF VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES Manifeste de désobéissance sénile Libertalia, 2025, 104 p. Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (1840 mots)

■ Lola MIESSEROFF
VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES
Manifeste de désobéissance sénile

Libertalia, 2025, 104 p.


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Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des Champs.

– Tu vas où, pépère ? , m'a dit un balaise quadra en jaune en me prenant par le bras. Il filtrait les entrées sur le champ de bataille.
– Sur les Champs, ai-je répondu (en m'obligeant à ne pas rajouter « Ducon »), rejoindre mes potes.
– N'y songe pas, pépère. Ça canarde de partout. On a surtout besoin de combattants, là-bas.
– Et toi tu fais quoi, ici ?
– J'empêche les types comme toi d'aller au casse-pipe.

Deux fois « pépère » en trois minutes et un gros signifiant que j'ai pris en pleine gueule : « Vu ton âge, tu sers à rien. » Putain, j'avais la rage !

À bien y repenser, Lola, c'est la première fois que je me suis clairement senti vieux. D'un coup, comme ça. Vieux dans le regard d'un autre, d'un brave type probablement, de mon camp en tout cas, prévenant mais dépourvu de toute élégance langagière dans la formulation de ses louables intentions. Un Gilet jaune, en somme, brut de décoffrage. Comme je les aimais. Sauf lui.

Finalement, j'ai rebroussé chemin pour rejoindre un cortège qui se dirigeait vers la place de l'Opéra, où avait lieu un autre rassemblement. Pépère, celui-là, cultureux et écolo. Alternatiba (de plafond) en somme. Sans risques, en tout cas. On s'y faisait chier dans les grandes largeurs. J'ai réussi à prendre des nouvelles de ma bande des Champs. Elle allait bien, la jeunesse, et c'était l'essentiel. Et, vieux, je me suis endormi d'un coup, comme pour m'évader dans des rêves qui ne vinrent pas.


Jeune, j'aimais bien les anciens, Lola. Mes anciens, c'était souvent des anars espagnols. Normal, je viens de là. C'est ma matrice. À bien des égards, physique mis à part, je les trouvais plus jeunes que nous. Avec un avantage, indéniable à mes yeux : ils avaient vécu le temps de l'extrême défaite – celle de la Révolution espagnole de 1936 et du « bel été de l'anarchie » – sans céder sur leurs rêves d'émancipation. Ils y croyaient encore et toujours. Malgré toutes les trahisons et en dépit de la marche du monde. Ils y croyaient parce que leur vie d'exilés l'exigeait. C'était ça ou sombrer. Mon université, c'était eux, une école de résistance. Bien plus que l'autre, en tout cas, la vraie, celle où, étudiant en histoire, je vivais le temps des simulacres de l'après-68.

Ton expérience, celle que tu déroules dans tous tes livres [1], est singulière, bien sûr, aussi singulière que tu l'es toi-même, Lola, voyelle d'une outre-gauche dont tu as fondé le concept et qui s'accorde plutôt bien aux apatrides de l'appartenance, aux en-dehors des identités fixes et aux déserteurs des avant-gardes militantes et de leurs suivistes bases. Cette dissidence aux contours incertains est, en soi et presque par nature, un monde solidaire en somme. On s'y connaît, on s'y fréquente, on s'y engueule, mais ni plus ni moins que dans les « milieux libres » d'une anarchie expérimentale du début du XXe siècle où amour-librisme, végétalisme et néo-malthusianisme devaient jeter les bases d'un anarchisme naturien dont, encore aujourd'hui, retentissent, quoique amoindris, quelques échos.

Comme quoi rien ne se perd jamais tout à fait des anciens combats.


C'est d'ailleurs là un des fils qui fait la trame de ton « manifeste de désobéissance sénile ». Il a cet avantage d'aborder des sujets pas marrants – la vieillesse, la dépendance, la mort à venir – sans sombrer jamais dans le pathos ou la neurasthénie. En cela ton Vieillir sans temps mort, mourir sans entraves est une réussite. On s'y marre même parfois, et franchement, ce qui n'est pas rien ; on y apprend beaucoup ; on se plaît à constater que, de Debord à Lasch, tes références sont les bonnes.

C'est vrai, Lola, qu'en te lisant, j'ai souvent pensé, comme toi, à La Vieille Dame indigne, de René Allio [2], cette Madame Bertini – magnifiquement campée par Sylvie – qui, à la mort de son mari et alors qu'elle a la soixantaine, vend, au grand dam de ses héritiers, l'entreprise familiale en faillite, bazarde tous ses biens, s'achète une voiture et part à l'aventure en compagnie d'une serveuse de bar pour qui elle s'est prise d'amitié et d'un cordonnier à forte inclinaison libertaire. Il y a, dans ce film, le même esprit de liberté que celui qui te colle aux semelles de marcheuse contre le vent. « Qui peut décider, écris-tu, de nos supposés droits et devoirs de “vieux” ? Qu'une grand-mère ne s'occupe de ses petits-enfants que quand et comme elle le souhaite ou pas du tout, qu'un papy se lance des défis sportifs, que nous portions encore des blousons de cuir, des jeans serrés, des jupes courtes et des cheveux longs, que nous nous déplacions encore à vélo ou à moto, que nous buvions de l'alcool et prenions des drogues, que nous allions dans les manifestations, sur des piquets de grève ou des ronds-points, que nous soyons encore capables de voler dans les supermarchés ou d'arnaquer les aides de l'État, en voilà un beau scandale ! » (pp. 38-39). Tout en somme plutôt que d'être de la catégorie des « bons vieux » soumis, décoratifs, rangés, polis et comme s'excusant toujours d'être encore là. La vieillesse, ça peut aussi être une chance, l'occasion de dire merde aux adultes bien portants, dynamiques et métaversés dont le seul et peu enviable talent est de savoir marcher vite et tête basse, le regard fixé sur leurs écrans du néant. Passée la frontière de la nécessité, c'est-à-dire du travail aliéné et du poison mental qu'il induit, l'inactif actif – le retraité manifestant, par exemple – aura toujours l'avantage sur le compulsif inactif – par excellence, le quadra à costard aussi étriqué que son univers mental – de voir le monde et sa propre vie avec les yeux de la curiosité et le regard de l'enfance. Comme toi, Lola, quand tu nous livres, en guise de viatique, cette citation de Brel, extraite de La Chanson des vieux amants (1967) :

Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes.


Et puis il y a le reste, ce reste qui fait souvent frémir, mais aussi sourire, sous ta plume alerte, iconoclaste et acérée. Comme si, dans ta caboche de rebelle sans âge, l'important était de ne jamais céder aux propos courants, au misérabilisme, aux religions et à leurs aumônes spirituelles. Le reste, c'est la pauvreté dans laquelle vivent certains vieux, la dictature des apparences, les amours et la barrière des âges, la mort en liberté. Bouleversantes, Lola, sont les pages que tu consacres à celle de ton père, Génia, à quatre-vingt- cinq ans, et de ta mère, Aliocha, à quatre-vingt-neuf, où, fièrement, tu les as accompagnés jusqu'au bout dans leur volonté de suicide assisté. Ce combat, tu l'assumes aujourd'hui en t'impliquant dans l'association Ultime Liberté. Au point d'y « militer », toi, l'inconvenante, qui a toujours méprisé le militantisme comme stade suprême de l'aliénation.

« L'enfance et la jeunesse, écris-tu, en conclusion d'ouvrage, sont jalonnées d'étapes initiatiques d'apprentissage et de découverte. Si on sait garder l'œil et l'esprit aux aguets […], l'initiation ne connaît en réalité pas de fin. » Tu l'écris et tu le prouves au quotidien de tes engagements.

Merci à toi, Lola, et la bise d'un Black Vioque.

Freddy GOMEZ


[1] Voyage en outre-gauche (2018), Fille à pédés (2019), Davaï ! (2022), les trois chez Libertalia. Lire ici la recension de Davaï !

[2] Sorti en 1965, ce film est inspiré d'une nouvelle de Bertolt Brecht.

28.10.2025 à 09:45

Du puritanisme et de ses effets

F.G.

■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps. Du puritanisme « libéré » Il s'agit (…)

- Odradek
Texte intégral (1856 mots)



■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps.

Du puritanisme « libéré »

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Il s'agit toujours de réprimer, ou plutôt de dénier l'érotique. La réduction de l'érotique à la sexualité relève déjà du puritanisme. La « libération sexuelle » en milieu puritain – ou, pour éviter les malentendus auxquels pourrait prêter ce mot, capitaliste – débouche sur un mode nouveau d'expulsion et de dénégation, et peut-être de destruction, de démantèlement, de décomposition de l'érotique qui consiste en sa saturation par le porno. L'exhibition pornographique irradie mortellement l'intime où vit l'érotique, dans la pénombre, dans des apparitions très sélectives, qui ne le manifestent que partiellement, c'est-à-dire métaphoriquement, signifiant par-là qu'il n'y a pas de totalité saisissable, représentable ou épuisable du désir. Non plus que de son objet, évidemment.

Le porno annonce cet évangile désespérant d'un épuisement du désir dans la jouissance, d'un épuisement de la jouissance dans l'effectuation d'une fonction par l'organe approprié, d'un épuisement du fantasme par le passage à l'acte. Il est vrai qu'asservi à la logique du spectaculaire et de la marchandise, le porno se trouve astreint à une surenchère, à un dépassement perpétuel qui le projette hors de son réalisme de principe, dans une dimension fantastique où se trouve relancée la course à l'horizon toujours reculé du pourchas érotique. Il n'en reste pas moins qu'il reste marqué par le sordide de son parti originel de réalisation, de réduction mercantile du désir.

Le puritanisme décompose, c'est-à-dire brise, la relation amoureuse en une transaction entre identités, closes sur elles-mêmes, finies, alors que son sens est transgression des identités, illimitation.

L'exhibition par l'image, le son ou le texte, comme la confession publique de jadis, assure qu'il n'y a que contacts d'organes, combinaisons de molécules, etc. – c'est-à-dire qu'il n'y a pas don (le don sous toutes ses formes est l'interdit du puritanisme, autrement dit du capitalisme) ou encore perte, ou encore obscurcissement, ou encore éblouissement… des identités individuelles.

Puritanisme et mondialisation à l'américaine

Avec la Réforme et dans ses sectes les plus radicales s'est déchaîné le puritanisme proprement dit, qui prétendait à la pureté de l'âme et à sa transparence sous le regard de Dieu. Le secret devenait alors abominable, puisque là où il y a le secret c'est qu'il y a le mal. Les communautés puritaines traditionnelles dissipaient l'angoisse de recéler du secret par le rituel de la confession publique. Cette pratique continue, du reste, à donner son piment à la vie sociale américaine, en particulier lors des affrontements électoraux. Et Bill Clinton, parmi bien d'autres, a fait les frais de l'intolérance de la conscience américaine à l'égard du mensonge et, le cas échéant, de la simple réserve et même de la pudeur.

Or, paradoxalement, la sévérité de cette exigence de vérité, de transparence pour user d'un mot dont on nous tympanise, se trouve comme subvertie de l'intérieur par une véritable compulsion exhibitionniste. Et c'est là l'un des fondements de l'Empire américain : la séduction par l'obscénité. Le discours officiel que l'Amérique tient sur elle-même – et auquel sans doute elle croit – est grossièrement fallacieux : l'Amérique ne séduit pas par sa vertu, par son élection divine, par la perfection de ses institutions ou que sais-je encore, mais par son obscénité. Elle ne suscite pas l'amour, mais la concupiscence. Elle se brandit tout entière – son opulence, ses corps, sa gestuelle, sa musique, ses fringues… – comme objet d'appétence, comme étal de fétiches.

À l'opposé des prescriptions de la morale et de la sociabilité qui avaient cours ou que l'on feignait d'observer dans toutes les vieilles civilisations aujourd'hui séniles ou agonisantes, l'Amérique étale aussi crûment ses appétits que son absence de scrupule et sa brutalité – sa virilité ; aujourd'hui, sa trumpitude. Elle ne séduit pas par le jésuitisme de son politiquement correct mais au contraire par la crudité avec laquelle elle appelle une bite une bite [1]. Non pas par ses protestations de générosité et de désintéressement mais par le cynisme avec lequel elle met tout en vente et rend ainsi tout achetable, accessible à tous les appétits. L'âme de l'Amérique est transparente, et donc pure comme une vitrine ou un rayon de supermarché, et elle offre ainsi l'innocence à tous les concupiscents qui bavent devant elle.

Mais qu'ils n'aillent pas se ruer sur elle comme les barbares du bon vieux temps : en même temps que tous ses charmes, elle brandit la bombe. C'est l'autre fondement de l'Empire américain. Ceux qui veulent goûter à toutes ces merveilles, qu'ils passent d'abord par l'usine. Si l'exhibition obscène échauffe trop fort les appétits, la bombe les refroidit – et ce dispositif produit, à la manière d'une centrale nucléaire, l'énergie qui, depuis un demi-siècle, transforme le monde.

Cette exhibition, et particulièrement cet étalage de sexualité pour ainsi dire sans ombre, c'est bien évidemment ce que ne peut supporter le puritanisme à l'ancienne des islamistes ; et leur combat, ils le mènent avec les armes du secret – clandestinité, déguisement de ses combattants ou de ses kamikazes en innocents, emprunt à Dieu de sa voix pour appeler au meurtre sur les « réseaux sociaux »… En face, la guerre délirante de Bush contre le « terrorisme » visait ce qui, en effet, terrorise le puritain moderne : le secret, précisément.

Puritanisme et « principe actif »

La sélection du principe actif – d'une substance, d'un individu, d'une société… –, c'est-à-dire de sa part créatrice de valeur, susceptible, donc, d'être échangée sous la loi de l'équivalent général, laisse un résidu, indicible, opaque à la loi de la valeur. Fort embarrassant, choquant même pour une éthique puritaine (capitaliste). Alors, ce résidu, on pourra toujours le recuire pour obtenir, par exemple, un nouveau genre de fromage (ricotta, etc.), ou le consommer pour rendre ses loisirs productifs, ou encore travailler en prison. Cela dit, quoi qu'il en soit, il sera toujours voué, en fin de processus sélectif, à n'être que déchet. Or, dans le déchet, le principe actif s'inverse. Principe passif, il absorbe de la valeur, il demande à être inactivé, relève d'usines de retraitement, de centres de rétention, etc., et aussi d'organisations humanitaires – qui drainent de la valeur auprès de consommateurs saturés éprouvant le besoin de bienfaisance ou d'affamés de ricotta sous forme d' « images ».

La sélection du principe actif, en matière sociale comme ailleurs, peut se lire dans l'autre sens comme sélection, production – par la rupture violente de l'unité du réel – et s'il le faut, invention, imposition et même institutionnalisation du déchet. De même que c'est l'obtention d'un déchet qui garantit la vertu d'activité du principe actif, c'est l'assignation d'une partie de la société à la sous-humanité qui révèle et manifeste l'humanité pleine et entière de l'autre partie. C'est l'entassement de tous les « viandés » au pied de la paroi qui fait resplendir la vertu salvatrice du « premier de cordée ». C'est la production massive de déchets humains dans le Lager ou le Goulag qui fait flamboyer la quasi-surhumanité du gardien.

Ainsi, à partir du préfixe grec eu- [bien] – comme dans eugénisme ou euthanasie – le lexique de notre époque pourrait volontiers s'enrichir de nouveaux termes comme eu-massacres ou eu-bombardements. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'à sa manière le général Thomas Franks, commandant en chef des opérations américaines pendant la guerre contre l'Irak, fit lui-même en inventant les concepts de « bombardements humanitaires » et de « guerre miséricordieuse » ?

Daniel BLANCHARD
2018

SUR DANIEL BLANCHARD :


« Éloge des confins » (Freddy Gomez.

« Balles traçantes » (Freddy Gomez).

« D'une crise à l'autre » : entretien de Fabien Delmotte avec Helen Arnold et Daniel Blanchard.

« Mort d'un poète » (Frédéric Thomas).


[1] Le président Johnson, raconte J. K. Galbraith dans ses Mémoires, à qui un diplomate étranger demandait pourquoi il s'obstinait à poursuivre la désastreuse guerre du Vietnam, s'est contenté, pour toute réponse, de dire « the cock ! » en montrant sa braguette.

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