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29.07.2025 à 14:48

Newsletters : quand la boîte mail devient un mégaphone

Rozenn Le Carboulec
Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une journaliste lance son infolettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur […]
Texte intégral (2289 mots)

Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une journaliste lance son infolettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur Instagram son départ du Nouvel Obs. « Évidemment que je vais lancer une newsletter, suivez-moi sur Substack même si je n’y comprends rien pour l’instant », concluait son post.

Substack, une des applications les plus en vogue du moment, permet à la fois d’envoyer et de recevoir des infolettres (gratuites ou payantes pour les abonné·es) d’une part et de publier des posts quotidiens, des podcasts ou des vidéos, comme sur n’importe quel réseau social. L’entreprise états-unienne a dépassé les cinq millions d’abonnements payants et compte « des dizaines de millions d’abonnés actifs » dans le monde, selon Farrah Storr, responsable des partenariats pour l’Europe, qui ajoute que la plateforme enregistre « une croissance continue […], y compris en France ».

En septembre 2024, je lançais moi-même ma newsletter, Gendercover, sur cette plateforme, qui se targue d’attirer « de nombreuses écrivaines féministes qui ont choisi Substack parce qu’elle leur donne la liberté de publier selon leurs propres conditions ».

La preuve : tout comme l’ancienne journaliste de Marie Claire Mélody Thomas, la journaliste et essayiste féministe Lauren Bastide a directement été démarchée par la plateforme, où elle a lancé La Douceur en juillet 2024, en parallèle de son podcast Folie douce.

Est-ce à dire que Substack, Kessel ou Patreon seraient désormais le lieu où s’expriment les journalistes féministes ? Ces applications semblent en tout cas proposer un nouvel espace de liberté.

Pourtant, comme les podcasts, qui, au moment de leur essor, existaient déjà depuis des années – Arte Radio a par exemple été fondée en 2002 –, ce média n’a rien de nouveau. « En 2015, les newsletters les plus populaires étaient autant lues que des magazines comme Biba, donc en nombre de lecteur·ices, c’était comparable à la presse féminine », décrit Aurélie Olivesi, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. Elle compare les infolettres à des éditoriaux plus radicaux ou à des fanzines, et voit également « une grande porosité avec le podcast », qui, lui aussi, valorise « le point de vue situé » et la mise en avant de personnes et de sujets peu visibles dans les médias traditionnels. « À l’époque, il y avait un manque d’offre éditoriale féministe », témoigne ma consœur Clémentine Gallot, qui lançait avec Mélanie Wanga, dès 2017, la newsletter Quoi de meuf – avant que celle-ci, forte de plus de 50 000 abonné·es, ne devienne un podcast, déprogrammé par Nouvelles écoutes en 2022. Même constat pour la journaliste Mélody Thomas, qui créait avec Jennifer Padjemi en 2018 What’s good, une infolettre inclusive sous l’angle de la pop culture : « On était sur la première vague de résurgence des newsletters féministes. Pour nous, c’était l’occasion de parler de sujets qu’on ne voyait pas dans la presse française. »

Lire aussi : Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes


Face à un marché de newsletters sur le féminisme qu’elle estime « saturé », Clémentine Gallot a fait un pas de côté en choisissant cette fois-ci, avec Pauline Verduzier, de lancer Quoi de mum ? – clin d’œil à son précédent podcast – une infolettre sur la parentalité. Elle vante la liberté permise par ce format : « On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut, parler à la première personne, faire des reportages… On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. » C’est précisément ce qui m’a motivée à lancer Gendercover, dans la foulée de la parution de mon livre, Les Humilié·es, pour continuer à analyser les discours contre l’égalité en matière de genre.


Lauren Bastide a lancé Folie douce sur Kessel, en parallèle du podcast du même nom, « pour pouvoir proposer des contenus sur la santé mentale », sur une « temporalité ralentie », explique-t-elle. C’est aussi l’envie de « pouvoir travailler sur un temps long » qui a motivé Mélody Thomas pour le lancement de La Perce-Oreille sur Substack en mars 2025. Et comme elle gagne aujourd’hui sa vie sans dépendre de la pige, la journaliste de mode a fait le choix de ne pas rendre payante sa newsletter. « J’avais besoin d’un espace de réflexion dégagé des questions pécuniaires, pour ne pas en faire un énième travail, et de renouer avec l’idée d’écriture comme plaisir », confie-t-elle.


« On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut. On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. »

Pauline Verduzier, journaliste

De mon côté, j’ai également décidé de laisser ma newsletter gratuite pour l’instant. La raison est que je n’ai pas du tout assez de temps à y consacrer. Justement parce que je dois gagner ma vie à côté, et que je ne peux pas me permettre de tout lâcher dans l’espoir que, un jour, à force de persévérance et de publications de qualité, celles-ci finissent par m’assurer une rémunération suffisante.

Pub, partenariat ou vente directe

Face à la prolifération des offres, Clémentine Gallot et Pauline Verduzier ont préféré aller chercher l’argent du côté de la publicité et des partenariats plutôt que du côté des abonnements. Le but ? « Que ce soit un complément de revenu sur lequel on ait la main », explique Clémentine Gallot. Précurseuse avec le lancement en 2021 de Plan cash, devenu un média « qui parle d’argent aux femmes, sans tabou », Léa Lejeune a tout de suite opté pour la publicité. « On est sur un créneau très spécifique, donc ce n’était pas très dur de trouver un nouvel annonceur à partir du moment où on avait passé 5 000 abonnées », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ces seuls encarts permettent à Plan cash, plus de 33 000 abonné·es, d’engranger entre 4 000 et 6 000 euros net de chiffre d’affaires par mois.

Lauren Bastide, pour qui la newsletter est « forcément un à‑côté de quelque chose », trouve à l’inverse plutôt « vertueux et sain » d’être dans une sorte de démarche de vente directe de productrice aux lecteur·ices : « J’y vois la possibilité d’avoir un revenu supplémentaire pour être moins dépendante des annonceurs de mon podcast, des maisons d’édition ou des médias ».

Envie de sécurité

Pour Lauren Bastide comme pour d’autres, le fait de proposer un contenu payant permet aussi de filtrer à l’entrée : « Il y a, avec la newsletter, une espèce de communauté de valeurs et d’identité avec mes abonné·es, qui en fait un espace extrêmement safe. Je me sens cent fois plus en sécurité quand j’envoie un article via ma newsletter que quand je poste un truc sur Instagram par exemple. » À l’image de la sociologue, autrice et militante franco-israélienne Illana Weizman, qui a créé Impudique sur Kessel : « J’avais de plus en plus de mal à écrire et à être exposée. J’avais subi de grosses vagues de haine en ligne. Alors j’ai cherché un endroit refuge, qu’incarne aujourd’hui ma newsletter. Elle est payante, ce qui est aussi une espèce de gage. C’est comme si j’étais derrière une muraille. »

C’est la même envie de sécurité qui a motivé Taous Merakchi lorsqu’elle a lancé La Newsletter de l’horreur sur Patreon en 2019. Elle avait envie « d’un retour au blog », sans les risques de cyberharcèlement – dont elle a été victime. « J’avais besoin de deux choses, décrit-elle : un soutien financier et une barrière protectrice ; je ne voulais plus faire les choses publiquement. » Grâce à ses 920 abonné·es, elle gagne désormais entre 1 600 et 1 700 euros net mensuels. « J’espérais que ça puisse arriver, mais de là à ce que ça paie mon loyer, ça a changé ma vie… C’est grâce à ça que je peux vivre de ma plume », se réjouit-elle. Ce qui, à ses yeux, « aurait été impossible en s’en tenant aux médias traditionnels ».

Parmi les journalistes ayant récemment créé leur newsletter, plusieurs travaillaient dans de grands médias. « Si l’écosystème des médias allait mieux, on ne serait pas tous·tes en train de faire des newsletters », avance Clémentine Gallot, qui a subi la liquidation judiciaire du magazine féministe Causette en 2024.

Dans un contexte de crise de la presse, mais aussi de concentration et d’extrême-droitisation des médias, aux États-Unis comme en France, l’espace indépendant offert par la plateforme Substack n’est toutefois pas un eldorado, comme l’explique la chercheuse Marion Olharan Lagan, autrice de Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde (Hors d’atteinte, 2024) et de la lettre Word Economy, elle-même hébergée sur Substack. « La plateforme se prévaut d’être un complément à l’industrie des médias, alors que la manière dont ses dirigeants opèrent montre qu’ils veulent la remplacer, ce qui est à mon sens très négatif », s’inquiète-t-elle.

L’entreprise ne s’en cache d’ailleurs pas. « Nous mettons en place un modèle économique et une infrastructure qui permettent aux auteurs et aux créateurs [sic] de bâtir leurs propres empires médiatiques indépendants », prétend la responsable des partenariats européens, Farrah Storr. Au risque d’y sacrifier quelques valeurs, met en garde Marion Olharan Lagan : « Les fondateurs de Substack appréhendent la liberté d’expression à la Zuckerberg [le patron de Meta], c’est-à-dire que tout le monde fait ce qu’il veut, y compris les néonazis. »

Un énième boys’ club blanc ?

Avec la commission non négligeable de 10 % qu’elle se verse, la plateforme était en 2023 au cœur des critiques pour avoir tiré profit de contenus suprémacistes blancs et antisémites. En janvier 2025, Chris Best, un des fondateurs, se fendait d’un billet décrivant le créateur de Facebook et Elon Musk comme de fervents défenseurs de la liberté d’expression. Le trio, masculin, à l’origine de Substack a pour l’instant refusé de la revendre au patron de Tesla, mais… les abonnements à l’application ne financeraient-ils pas finalement en partie un énième boys’ club ? « Qui apparaît beaucoup sur les plateformes dominantes en France (Substack, Kessel et Patreon) ? Des hommes blancs et privilégiés », abonde Marion Olharan Lagan. Au moment de la rédaction de cet article, l’onglet News de l’application Substack faisait en effet apparaître très peu de femmes, encore moins racisées, parmi ses « top best-sellers », essentiellement en provenance des États-Unis.

Le système de recommandations proposé par Substack, et la présence des revues de presse dans les infolettres permettent la « construction d’une culture féministe en réseau », comme l’a nommée la chercheuse Aurélie Olivesi. Une « circulation des savoirs » que Lauren Bastide trouve « finalement très féministe ». À condition de « faire l’effort de nous trouver les unes les autres et de sortir de nos bulles respectives », met toutefois en garde Mélody Thomas. Celle-ci invite à orienter nos algorithmes pour mettre en avant davantage de personnes racisées : « Ce n’est pas que ce contenu n’existe pas, mais c’est qu’il est invisibilisé par notre propre consommation de l’information. »

En attendant de, peut-être, un jour, trouver un espace d’information plus vertueux, qui ne devienne pas un énième modèle d’exploitation des autrices les plus précaires, de nombreuses journalistes féministes incitent leurs consœurs à se lancer. Et bien qu’elle soit méfiante, Marion Olharan Lagan n’est pas en reste : « Je pense que l’idée est d’être un peu mercenaire. C’est-à-dire venir sur Substack, récupérer le plus d’abonné·es possible, pour ensuite partir et être indépendante. » •

29.07.2025 à 14:17

Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes

Donia Ismail
Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine […]
Texte intégral (2065 mots)

Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine tête des « beurette » et autres stéréotypes racistes et avilissants. Je n’avais pas encore conscience que je me trouvais au croisement de plusieurs identités et que les immondices que je recevais relevaient de discriminations intersectionnelles.

Je l’ai saisi pour la première fois en écoutant Kiffe ta race, le podcast de Rokhaya Diallo et Grace Ly en 2018. J’avais 20 ans. Je me souviens avoir respiré, enfin.

Dès sa naissance aux États-Unis au début des années 2010, le podcast a permis l’émergence de nouvelles figures féministes et antiracistes, délaissées par la traditionnelle bande FM. Les personnes marginalisées et minorisées – en premier lieu les Africain·es-Américain·es et les femmes – s’emparent rapidement de ce nouveau format plein de promesses. La Britannique Deborah Frances-White lance en 2015 The Guilty Feminist (La Féministe coupable), un podcast conversationnel et humoristique dans lequel la stand-upeuse londonienne interroge des femmes de divers horizons. En 2023, l’émission a passé le cap des 100 millions de téléchargements – un record. « L’accès aux médias mainstream reste compliqué pour les groupes minorisés, explique Lea Redfern, maîtresse de conférences à l’université de Sydney, spécialiste des médias et de la communication. Ce système médiatique excluant est concentré entre les mains de personnes en position de pouvoir. » Le podcast permet de contourner ces « gatekeepers », ces gardiens qui filtrent l’accès à l’information.

Le son permet aussi la libération du corps

En France aussi des militantes féministes se saisissent de ce média. Les réflexions, lancées avant l’apparition de #MeToo, donnent naissance à de nombreuses émissions, qui ont fait la renommée de ce qui n’était alors qu’une petite industrie : en 2017, 26 % des Français·es écoutaient des podcasts, contre 44 % aujourd’hui, selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Trois de ces podcasts rencontrent un succès immédiat : La Poudre, de Lauren Bastide (Nouvelles Écoutes), Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé (Arte Radio), et Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (Binge Audio). « Notre audience était assoiffée de savoir. On avait désespérément besoin de connaissances, de pratique, de témoignages, se remémore Victoire Tuaillon. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. » Encore aujourd’hui, ces trois émissions restent les têtes de proue du podcast français. Un succès qui fait dire à Lea Redfern, que « le podcast est intrinsèquement féministe ».

En 2018, la journaliste Rokhaya Diallo et l’autrice Grace Ly ont l’idée de lancer Kiffe ta race, une émission qui explore les questions raciales en France. À l’origine, le duo d’amies misait plutôt sur un format pour la télévision. « Rokhaya était déjà bien en place dans ce milieu, on pensait que ça allait être simple », se souvient Grace Ly. Les deux femmes démarchent plusieurs chaînes, mais sont sommées de changer de titre et encaissent les refus. Elles qui voulaient « visibiliser ces récits » se heurtent à un système médiatique immobile, qui refuse d’écouter ces questionnements et de laisser des personnes non Blanches le faire à l’écran. Le podcast apparaît alors comme une bonne sortie de secours, se souvient Grace Ly, c’était « a posteriori le média parfait ».

Le podcast, qui s’écoute à volonté, à n’importe quel moment de la journée, devient le média de l’intime et de l’attention par excellence. C’est ce sentiment de proximité, de « murmure à l’oreille de son audience », comme le décrit Lea Redfern, qui en fait le vecteur idéal des révolutions féministes. « Le son est extrêmement précieux pour le féminisme, car il est synonyme de liberté », assure Charlotte Bienaimé. Une réflexion commune à l’ensemble des podcasteuses interrogées. Victoire Tuaillon évoque « la force de l’intimité » forgée par le son : « Le podcast éduque nos voix intérieures. Ainsi, elles se sentent moins seules. En écoutant la voix des autres, on redécouvre notre propre voix. »

« Notre audience était assoiffée de savoir. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. »
Victoire Tuaillon, créatrice des Couilles sur la table

Le son permet aussi une libération : celle du corps. « Les féministes auraient pu investir YouTube. Ça n’a pas été le cas », souligne la créatrice des Couilles sur la table. Dans une société où le physique des femmes est constamment commenté à outrance, le podcast permet de s’affranchir de ces injonctions. « Il n’y avait aucun espace où on ne nous ramenait pas constamment à notre apparence. Ce format nous a libérées de cette pression. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi », poursuit Victoire Tuaillon. « On se concentre sur nos voix, sur ce que l’on raconte, sur ce que les témoignages dévoilent. Rien d’autre », abonde Charlotte Bienaimé. Sans l’image, l’écoute est plus « charnelle », poursuit la documentariste : « On a cette impression que les mots résonnent en nous, que l’écoute brise notre épiderme, qu’elle est quasi corporelle. »
Dans cet océan de voix, les femmes ne sont pas interrompues. Ces émissions offrent un espace où les podcasteuses sont les maîtresses de leur temps. « En 2017, avec les premiers podcasts féministes, on entendait pour la première fois des voix de meufs pas coupées par des mecs. C’était libérateur. J’en ai encore des frissons », se souvient Victoire Tuaillon.

Ce sont également les thématiques qu’il permet de faire émerger qui font du podcast un allié des luttes féministes. Dans son émission Je vous parle ici de ce qui n’existe pas, la documentariste sonore belgo-vietnamienne Mélanie Cao documente l’asioféminisme L’asioféminisme portée par des asiodescendantes entend expliquer les intersections entre racisme et sexisme subies par les femmes et minorités de genre asiatiques, le tout dans une démarche postcoloniale.. « C’est le média idéal pour aborder les questions perçues comme trop spécifiques par les dominants blancs. » La conférencière ne se fait pas d’illusions : jamais, dans une rédaction généraliste, elle n’aurait pu creuser ces sujets. « Je sais déjà ce qu’on va me dire : “Ça n’intéresse personne’’, ‘‘c’est trop niche’’… En tant que minorité, nous ne pouvons pas accéder à l’universel. Le podcast permet de contourner ce problème et de s’ancrer dans la radicalité. »

Si le podcast participe à la démocratisation des luttes féministes, c’est aussi parce qu’il a un rôle d’éducation populaire, comme le souligne Grace Ly : « Avec Rokhaya, on avait ce souhait de créer des ressources, des outils accessibles facilement et gratuitement. On voulait contrer le caractère éphémère des conférences. » Un attrait partagé par Mélanie Cao : « Surtout sur nos thématiques, où les contenus en sont encore à leurs balbutiements, c’est important de pouvoir construire cette bibliothèque numérique. »

Ailleurs qu’en France et aux États-Unis, le podcast a aussi participé à plusieurs avancées dans la lutte contre le patriarcat. C’est le cas en Égypte quand, en 2022, éclate l’affaire Ahmed Bassam Zaki, du nom de l’étudiant de 22 ans accusé par une centaine de jeunes femmes d’agressions sexuelles. Au lendemain de ce #MeToo égyptien, les féministes du pays se sont emparées de ce format pour faire résonner la lutte et éduquer les masses.

Quel modèle économique ?

La propagation rapide des podcasts s’explique par sa production peu coûteuse, lorsqu’elle est dans sa forme la plus simple – un smartphone doté d’une application dictaphone peut amplement faire l’affaire. Et par le développement des plateformes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music…), ce qui permet une plus grande accessibilité. « De la même manière qu’on n’a pas besoin d’être journaliste pour lancer un blog, on peut créer un podcast facilement. Avec un téléphone, ça ne sera pas le format le plus complexe, le plus monté, mais c’est une bonne base pour un podcast conversationnel », précise la chercheuse Lea Redfern.

Comme tout format qui se démocratise, le podcast est désormais confronté à de nombreux défis, à commencer par celui de trouver un modèle économique viable et qui garantisse son indépendance éditoriale. Les différents studios français font face à de lourdes crises économiques. Binge Audio, un des leaders du marché, qui produit Les Couilles sur la table, est aujourd’hui en redressement judiciaire. Et Paradiso Media (à l’origine du podcast Free from Desire) a été placé en liquidation en 2024. « Il n’y pas de modèle pérenne, car les gens ne payent pas pour écouter du podcast. Le seul modèle, c’est la pub. Malheureusement, ça ne suffit pas à faire vivre un studio », regrette Victoire Tuaillon, qui a quitté Binge Audio en décembre 2024.

Un nouveau filon commercial a été trouvé avec l’adaptation en livre des podcasts très écoutés. La série documentaire Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski (Louie Media), qui a dépassé le million d’écoutes a été adaptée par Grasset. Les Couilles sur la table, de Binge Audio (500 000 écoutes par mois), a été adapté en livre en octobre 2019 aux éditions du même nom, et vendu à plus de 50 000 exemplaires.

Mais ces succès d’audience ou de librairie ne concernent qu’une minorité, et le secteur reste ultra concurrentiel et précaire. Les premières à subir de plein fouet ce système sont les femmes et les personnes non Blanches. Rares sont les podcasteuses qui vivent de leur travail. « Pendant longtemps, j’ai dû avoir un travail d’appoint. Aujourd’hui, ce sont mes conférences qui me permettent de vivre, confie Mélanie Cao, qui refuse le système du sponsoring par crainte de perdre en radicalité en dépendant des publicités. Cela fait des mois que je n’ai pas sorti d’épisode, car je priorise les projets où je suis rémunérée. La réelle question est : qui peut se permettre de faire du travail gratuit ? »

Comme dans le reste de l’espace médiatique, le monde du podcast manque cruellement de personnes racisées. « À l’origine des grands studios de podcasts français se trouvent des journalistes blanc·hes qui viennent des grandes rédactions. Et qui ont fait perdurer cet entre-soi journalistique. C’est finalement un continuum, regrette Grace Ly. Le podcast permet une révolution des thématiques, mais les acteurs et les actrices qui les incarnent sortent tous du même sérail. » De son côté, Charlotte Bienaimé appelle le service public à se saisir de ces questions : « C’est à nous, journalistes, de trouver un moyen de transmettre le micro pour qu’il y ait une multiplicité de voix, de récits, de points de vue situés. C’est comme cela que l’on avancera. » •

29.07.2025 à 12:27

Des pages qui grattent : deux siècles de presse féministe

Marie Kirschen
« La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, […]
Texte intégral (4106 mots)

« La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre. » C’est avec ces mots que la brochure La Femme libre lance son premier numéro, en août 1832.

C’est probablement le tout premier journal féministe de France. Raconter l’histoire de la presse au service de la cause des femmes nécessite de s’interroger sur ses débuts : à partir de quand peut-on parler de presse « féministe » ?

Les premiers supports destinés spécifiquement aux femmes apparaissent à la fin du XVIIIe siècle, « mais, en réalité, ce sont des journaux de mode pour la plupart », modère la chercheuse en littérature Lucie Barette, autrice de Corset de papier. Une histoire de la presse féminine (éditions Divergences, 2022). Au début du XIXe siècle, certaines de ces revues laissent tout de même une place à quelques articles où s’expose la condition des femmes, comme L’Athénée des dames. Mais, pour l’universitaire, c’est La Femme libre qui ressemble le plus à ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de journal « féministe » – même si le terme n’a commencé à être utilisé dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui que cinquante ans plus tard.

Cette petite brochure est lancée non pas par des bourgeoises ayant reçu éducation et moyens financiers, mais par des ouvrières adeptes du saint-simonisme, un mouvement de pensée réformateur, politique et religieux, qui prône entre autres l’égalité entre les femmes et les hommes. De 1832 à 1834, l’équipe non mixte de La Femme libre s’en prend à l’institution du mariage, aux inégalités devant l’éducation et souhaite articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. À l’époque, il est encore rare pour les femmes de prendre la plume et de s’exprimer : écrire pour être lue est en soi un acte de transgression.

Prospectus annonçant la publication des deux premiers numéros de la revue La Femme libre en août 1832. Composé d’une rédaction non mixte, le titre entend articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. Crédit : BNF
Prospectus annonçant la publication des deux premiers numéros de la revue La Femme libre en août 1832. Composé d’une rédaction non mixte, le titre entend articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. Crédit : BNF

À la suite de la révolution de 1848, ce flambeau est repris par deux figures de l’histoire du féminisme, Eugénie Niboyet et Jeanne Deroin, passées par le saint-simonisme, et qui développent, respectivement dans La Voix des femmes et L’Opinion des femmes, des réflexions aux accents socialistes. Ces initiatives ne durent que quelques mois, mais, en posant ainsi leurs idées sur papier, ces militantes ne font pas seulement irruption dans les débats de leur époque, elles laissent aussi des traces durables de l’histoire des femmes. « Pour nous, historiennes, ces journaux sont des sources extraordinaires », avance Florence Rochefort, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et coautrice du livre Ne nous libérez pas, on s’en chargeBibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini- Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020..

À partir de 1870, avec le renouveau politique de la IIIe République, les mobilisations féministes connaissent un essor important, autour de figures comme Maria Deraismes, Léon Richer ou Hubertine Auclert. Cette effervescence se traduit d’autant plus à travers la presse que celle-ci connaît un fort dynamisme. Le Droit des femmes est ainsi lancé par Léon Richer en 1869, puis La Citoyenne, d’Hubertine Auclert, paraît à partir de 1881. Créer un bulletin fait désormais partie du répertoire d’action féministe, au même titre qu’organiser des réunions publiques. Mais, malgré la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les femmes n’ont toujours pas le droit de diriger une publication en leur nom propre. La suffragiste Hubertine Auclert se voit donc contrainte de confier à son compagnon la gérance du journal qu’elle a elle-même créé.

Ces périodiques publient des témoignages de femmes sur les injustices qu’elles vivent, elles se désolent du sexisme du Code civil, réclament le rétablissement du droit au divorce, s’inquiètent des conditions de travail des ouvrières… Ils s’intéressent aussi de près à la violence des hommes. Le titre d’Hubertine Auclert a même une rubrique consacrée à la « brutalité masculine  , où sont fustigés les « maris assassins ». « La presse féministe de l’époque parle beaucoup des faits divers parce qu’il y a très peu d’études sur les femmes à l’époque, décrypte Florence Rochefort. Donc elle s’appuie sur l’étude des textes juridiques, mais aussi sur des faits de société qu’elle analyse de façon critique. Il y a toute une pédagogie militante, qui explique pourquoi il est nécessaire de réclamer des droits. »

Un cap supplémentaire est passé avec l’aventure de La Fronde, lancé par l’ambitieuse Marguerite Durand en 1897. Il s’agit désormais de prouver que les femmes peuvent être des journalistes professionnelles tout aussi capables que les hommes. Alors que, jusqu’ici, les journaux féministes étaient la production de militant·es souhaitant promouvoir leurs idées, Marguerite Durand est, elle, avant tout journaliste. Elle découvre d’ailleurs ces idées sur le tard alors que, rédactrice pour Le Figaro, on l’envoie couvrir le congrès féministe international de 1896 – dans le but de le railler ! Mais, pour elle, c’est une révélation. Membre de la bourgeoisie, elle décide alors de créer son média, avec le zèle de la nouvelle convertie. Si les idées féministes sont largement présentes dans ses pages, La Fronde se veut avant tout un quotidien d’actualité générale, à même de concurrencer les autres grands journaux, mais – et c’est une différence de taille – réalisé par une équipe entièrement féminine. Le premier numéro est un événement. Il est tiré à pas moins de 200 000 exemplaires – des chiffres jamais vus dans la presse féministe.

La vague des années 1970

« L’expérience de La Fronde est fondatrice parce que Marguerite Durand met vraiment le pied dans la porte en ce qui concerne l’accès des femmes au journalisme et à l’ensemble de l’espace public », analyse Lucie Barette, qui a consacré une biographie à la patronne de presseLucie Barette, Marguerite Durand. Lutter par la presse, Les Pérégrines, 2025.. Couvrir les sujets habituels de la presse généraliste pose en effet la question de la présence des femmes dans des lieux où elles ne sont pas les bienvenues. Les journalistes de La Fronde doivent se battre pour être autorisées à entrer à l’Assemblée nationale ou à la Bourse. Marguerite Durand bataille également pour embaucher des femmes à des postes de typographe et aide ses « typotes » à monter un syndicat féminin.

Lithographie au format affiche réalisée en 1897 ou 1898 par Clémentine-Hélène Dufau pour promouvoir La Fronde. Fondé par la journaliste Marguerite Durand, ce journal réalisé par une équipe entièrement féminine cherche à concurrencer les grands quotidiens d’actualité générale. Crédit : DIXMIER / KHARBINE TAPABOR / LA COLLECTION
Lithographie au format affiche réalisée en 1897 ou 1898 par Clémentine-Hélène Dufau pour promouvoir La Fronde. Fondé par la journaliste Marguerite Durand, ce journal réalisé par une équipe entièrement féminine cherche à concurrencer les grands quotidiens d’actualité générale. Crédit : DIXMIER / KHARBINE TAPABOR / LA COLLECTION

Pour séduire l’opinion publique, cette ancienne actrice n’hésite pas à miser sur le luxe (la rédaction est installée dans un hôtel particulier) et l’élégance – ce qui ne manque pas de faire grincer les dents de quelques militantes aguerries. Mais La Fronde finit par se heurter, comme tant d’autres projets féministes, à la question du financement. Jamais rentable, « jugée trop bourgeoise pour les socialistes et trop révolutionnaire pour les bourgeois », selon les propres mots de Marguerite Durand, La Fronde met la clé sous la porte en 1905, après que sa fondatrice a dû régulièrement renflouer la caisse avec ses fonds personnels.

Quelques autres initiatives font vivre les idéaux d’égalité lors de la première moitié du XXe siècle, comme L’Écho de Pointe-à-Pitre de 1918 à 1921, premier journal féministe de la Caraïbe francophone, ou La Française, hebdomadaire lié à l’Union française pour le suffrage des femmes, qui réussit l’exploit de durer de 1906 à 1940. Mais il faut attendre que le mouvement féministe revienne sur le devant de la scène dans les années 1970 pour voir déferler une vague sans précédent de médias féministes.

Né à l’été 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) voit son premier journal paraître moins d’un an plus tard, en mai 1971. Il est tiré à 35 000 exemplaires. C’est le fameux Torchon brûle, un « menstruel » à la périodicité tout à fait irrégulière, comme peuvent parfois l’être les règles. La mise en page est foutraque et créative, le ton insolent et impertinent ; le propos, éminemment politique. Ici pas de rubriques régulières : témoignages personnels alternent avec analyses théoriques, poésie et dessins, textes tapés à la machine ou écrits à la main… Et si les militantes à l’origine des publications du début du XIXe siècle étaient des autodidactes, les rédactrices du MLF sont des femmes ayant eu accès aux études supérieures, voire des chercheuses à l’université. Ses équipes sont bénévoles et non professionnelles, organisées de manière horizontale et changent au gré des numéros. Financé par des dons de militantes, Le torchon brûle est disponible en kiosque, vendu à la criée dans la rue ou lors de rassemblements militants. « L’idée est de créer un média à soi, un lieu d’expression qui n’existe pas dans la presse d’information ou dans la presse féminine, qui permet de se rendre visible et de faire connaître ses actions », décrit Bibia Pavard, historienne à l’université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste de la période – et membre du comité éditorial de La Déferlante.

Si Le torchon brûle ne connaît que six numéros et s’éteint à l’été 1973, des publications militantes paraissent à foison dans son sillage, de la feuille de chou agrafée à la main à la revue brochée plus sérieuse. Le livre Mouvements de presse de Martine Laroche et Michèle LarrouyMartine Laroche, Michèle Larrouy, collectif des Archives, recherches et cultures lesbiennes, Mouvements de presse des années 1970 à nos jours, luttes féministes et lesbiennes, éditions ARCL, 2009. répertorie pas moins d’une cinquantaine de lancements entre 1971 et 1979, éphémères ou plus durables. Citons le titre écoféministe Sorcières (1975 à 1982), La Revue d’en face (1977 à 1983), Quand les femmes s’aiment… (1978 à 1980), la brochure de la Coordination des femmes noires en 1978 ou encore Questions féministes (1977 à 1980), parution animée par des universitairesCertaines revues de la période ont été numérisées et sont consultables sur le site Féminismes en revue.. Presque toujours fabriquées bénévolement, ces publications s’essoufflent vite faute de financement, parce que l’énergie militante retombe, ou parce que des désaccords scindent les collectifs.

Quelques professionnelles du journalisme ou de l’édition tentent de lancer des périodiques à destination d’un public élargi. Des journalistes féministes, frustrées par les journaux qui les emploient, montent Histoire d’elles et réussissent, avec très peu de moyens, à faire paraître 22 numéros entre mars 1977 et avril 1980, tirés à 20 000 exemplaires. Les éditions des femmes, d’Antoinette Fouque, plus à l’aise financièrement – grâce au mécénat d’une riche héritière – proposent Le Quotidien des femmes, imprimé à 60 000 exemplaires de 1974 à 1976, puis Des femmes en mouvement, un magazine sur papier glacé, de 1977 à 1982. « Mais en France, on n’a pas eu l’équivalent de Ms Magazine, lancé en 1971 aux États-Unis, et qui existe toujours aujourd’hui, ou du britannique Spare Rib, qui perdure jusque dans les années 1990 », observe Bibia Pavard.

L’historienne note cependant une « circulation » des idées féministes jusque dans des médias commerciaux. Ainsi, le féminin Marie Claire innove en 1976 avec un « cahier femme ». Dans ce qu’elles appellent les « pages qui grattent », tant sur le fond que sur la forme – les feuilles sont plus rugueuses que l’habituel papier glacé –, de jeunes journalistes engagées dressent le portrait de femmes qui font des « métiers d’hommes », taclent des publicités sexistes ou donnent des nouvelles des mouvements militants.

Une autre tentative grand public vient de Claude Servan-Schreiber, passée par Elle et L’Express, avec le soutien financier du groupe L’Expansion. Comme elle le raconte dans sa biographie (Une femme dans son siècle, Seuil, 2025), la journaliste rêve alors d’un « journal qui ne traiterait pas de mode, de cuisine ni de cosmétique, mais de ce que les femmes accomplissent dans tous les domaines ». Elle recrute pour l’occasion une rédaction 100 % féminine, dont l’écrivaine Benoîte Groult, qui vient de faire un carton en librairie avec son essai Ainsi soit-elle (Grasset, 1975). Le premier numéro de F Magazine est lancé en janvier 1978, avec un tirage à 400 000 exemplaires, des chiffres faramineux pour un magazine aux velléités féministes.

Mais la démarche de F Magazine, comme celle de Marie Claire, n’est pas bien vue par un milieu militant qui se méfie plus que tout de la récupération politique. « À l’époque, il y a une hantise que le mouvement soit dévoyé, constate Florence Rochefort. Avec le recul, on peut aussi constater l’effet positif des répercussions du militantisme sur d’autres supports. Oui, ça édulcore, mais cela diffuse aussi des notions qui touchent un public large, qui ne serait pas forcément sensible à un positionnement politique plus dur. » Trop commercial pour les militantes, F Magazine ne l’est cependant pas assez pour les agences publicitaires. Ces dernières se méfient de ce « repaire d’enquiquineuses », comme le décrit Claude Servan-Schreiber, qui n’hésitent pas à refuser des pages de publicité sexistes. Faute de rentabilité, l’aventure s’arrête en 1981.

Le féminisme est alors en train en perte de vitesse et il faut attendre le renouveau du début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017. Désormais, les médias féministes sont avant tout numériques, qu’ils soient lancés par des professionnel·les ou par des militantes. Citons ainsi les sites Madmoizelle (de 2005 à 2025), Les Nouvelles News (depuis 2009), Cheek magazine (de 2013 à 2025), ou encore les newsletters ou les podcasts (lire nos articles sur les podcasts et les newsletter). Des activistes s’emparent aussi des blogs, créent leurs chaînes YouTube et des comptes Instagram, qui se transforment en plateformes pour diffuser les points de vue progressistes.

Une du cinquième numéro du quotidien La Fronde, publié le 13 décembre 1897. Crédit : BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE-DURAND
Une du cinquième numéro du quotidien La Fronde, publié le 13 décembre 1897. Crédit : BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE-DURAND
Une du journal L’Écho de Pointe-à- Pitre du 10 août 1919, premier journal féministe de la Caraïbe francophone. Crédit : ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE GUADELOUPE, PG 1166
Une du journal L’Écho de Pointe-à- Pitre du 10 août 1919, premier journal féministe de la Caraïbe francophone. Crédit : ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE GUADELOUPE, PG 1166
Affiche de promotion de la revue Le torchon brûle en 1971. Crédit : VILLE DE PARIS / BMD – COLLECTION BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE DURAND
Affiche de promotion de la revue Le torchon brûle en 1971. Crédit : VILLE DE PARIS / BMD – COLLECTION BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE DURAND
Couverture du dixième numéro de la revue écoféministe Sorcières, sorti en 1977. Elle est illustrée par la peinture Le Silence de Jeanne Socquet. Crédit : BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE DURAND © ADAGP, PARIS, 2025
Couverture du dixième numéro de la revue écoféministe Sorcières, sorti en 1977. Elle est illustrée par la peinture Le Silence de Jeanne Socquet. Crédit : BIBLIOTHÈQUE MARGUERITE DURAND © ADAGP, PARIS, 2025
Couverture du premier numéro du magazine F, publié en 1978. En photo : la dessinatrice Claire Bretécher. Crédit : DR
Couverture du premier numéro du magazine F, publié en 1978. En photo : la dessinatrice Claire Bretécher. Crédit : DR
Couverture du septième numéro de la revue féministe de critique sociale Panthère première, illustrée par Pauline Barzilaï à partir de romans-photos du magazine Nous deux. Crédit : PAULINE BARZILAÏ / PANTHÈRE PREMIÈRE
Couverture du septième numéro de la revue féministe de critique sociale Panthère première, illustrée par Pauline Barzilaï à partir de romans-photos du magazine Nous deux. Crédit : PAULINE BARZILAÏ / PANTHÈRE PREMIÈRE
Couverture conçue par Apolline Labrosse pour le huitième numéro de la revue Censored, publié en avril 2023. Crédit : CENSORED
Couverture conçue par Apolline Labrosse pour le huitième numéro de la revue Censored, publié en avril 2023. Crédit : CENSORED
Couverture du premier numéro de La Déferlante, « Naître », publié en mars 2021. L’illustration est un collage de Nadia Diz Grana.
Couverture du premier numéro de La Déferlante, « Naître », publié en mars 2021. L’illustration est un collage de Nadia Diz Grana.

Dans les médias grand public

Le papier n’a, pour autant, pas disparu, qu’il soit vendu en kiosque comme avec le magazine Causette (2009 à 2024), ou en librairie, avec les revues Panthère première (depuis 2017), Censored (en version papier de 2018 à 2024, et désormais en ligne), Gaze (depuis 2020) ou La Déferlante (depuis 2021, lire notre manifeste). « Ce qui me frappe, c’est l’importance qu’ont prise, dans ces médias, les informations internationales, sur la situation des femmes dans d’autres pays, ainsi que les sujets LGBTQIA+, analyse Florence Rochefort. On voit qu’il y a une grande porosité entre la recherche féministe, qui s’est développée ces dernières décennies, et ces médias. Aujourd’hui, certaines journalistes ont fait des études de genre et sont formées en amont à ces questions. »

De fait, de jeunes rédactrices portent aussi les thématiques féministes dans les rédactions généralistes où elles travaillent, et on observe, comme dans les années 1970, une dissémination de ces idées dans les médias grand public, y compris avec la création d’espaces spécifiques : les newsletters féministes de Libération, Mediapart, Ouest-France. Sans compter des médias ad hoc, comme Simone, journal numérique du groupe Prisma, pourtant propriété du milliardaire
d’extrême droite Vincent Bolloré.

Il faut attendre le début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017. 

L’historienne Bibia Pavard remarque l’importance prise par la communication pour la nouvelle génération de féministes. « On ne retrouve pas exactement la même perspective que dans les années 1970. À l’époque, l’important était de manifester, de changer la société par la lutte, et les journaux n’étaient que le prolongement de ces combats. Aujourd’hui, on voit apparaître l’idée que c’est en communiquant auprès d’un vaste public que l’on va pouvoir faire changer les mentalités, que ce sont cette communication et ces médias qui vont faire descendre dans la rue et donc peser sur le changement social. » Ainsi, après bientôt deux cents ans d’histoire, les médias féministes, qu’ils soient papier ou numériques, semblent plus que jamais être un lieu capital des luttes.

29.07.2025 à 12:17

Comment continuer à médiatiser les violences sexuelles ?

Coline Clavaud-Mégevand
En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles […]
Texte intégral (5513 mots)

En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le producteur Harvey Weinstein.

Dans la foulée de cette médiatisation, sur les réseaux sociaux, des femmes de toutes catégories sociales reprennent le mot d’ordre #MeToo, lancé dix ans plus tôt par l’assistante sociale africaine-américaine Tarana Burke pour sensibiliser aux violences sexo-spécifiques subies par les jeunes filles et femmes noires qu’elle rencontrait dans le cadre de son travail. Allant des remarques sexualisantes entendues dans la rue ou dans le cadre professionnel, jusqu’à des faits pouvant relever de la justice pénale, les témoignages qui affluent dessinent un continuum de violences sexistes et sexuelles, et mettent en lumière le caractère systémique de la domination masculine.

En France, la grande majorité des rédactions accueille ce déferlement de témoignages avec défiance : « Ces dénonciations n’apportent rien sinon des amalgames entre différents comportements bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le journaliste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture.

Les médias vont peu à peu prendre conscience du bouleversement social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles bénéficient alors d’une importante couverture médiatique : elles concernent des personnalités identifiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur particulière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère exceptionnel à ces affaires ; mais quel traitement journalistique réserver à ce fait social massif, tristement banal, que sont les violences sexuelles ?

Laure Beaulieu

Docteure en sciences de l’information et de la communication. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne journaliste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail journalistique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.

Lénaïg Bredoux

Codirectrice éditoriale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée responsable éditoriale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).

Emmanuelle Dancourt

Journaliste indépendante et présidente de MeTooMedia, association qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.

Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légitimité dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?

LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révélation intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indéfiniment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la découverte de mécanismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme structurelles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas correctement son travail sur ces sujets, et la publication de ces enquêtes est venue combler un manque.

À présent il faut les inscrire dans la banalité du traitement médiatique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.

EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la médiatisation des affaires. Le fameux « tribunal médiatique L’expression « tribunal médiatique » qui date du début des années 2000 est utilisée pour dénigrer le journalisme d’investigation, qui prendrait la place du système judiciaire. », c’est moi ! Au sein de l’association, nous ressentons très fortement une forme de lassitude qui émane des rédactions. On me dit souvent que le public « en a marre », que l’affaire n’est pas assez forte…

Pourtant, je ne suis pas convaincue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les journalistes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concurrence dans la hiérarchisation de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en compétition avec d’autres actualités très fortes allant des grands procès politiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers retentissants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur médiatisation plus difficile.

Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédactions, par des journalistes clairement identifié·es et soutenu·es.

LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas institutionnalisées dans les rédactions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédactions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thématiques. Oui, quelques journalistes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…).

Hors quelques exceptions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des journalistes féministes, qui trouvent là une niche éditoriale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des journalistes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la personnification, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits structurels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement.

Pour renouveler le traitement, il faut sortir de cette logique et médiatiser l’aspect systémique et patriarcal des violences. Mais cela demande une autre temporalité, un autre type de journalisme, plus en profondeur, avec des journalistes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des interviews avec des expert·es et des associations, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est indispensable.

À défaut d’approche structurelle, comment les rédactions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?

LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des rencontres ou des documents et témoignages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juridiques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881Votée au moment où la IIIe République pose les fondements d’un usage démocratique du pouvoir, la loi du 29 juillet 1881 cadre juridiquement les droits et devoirs de la presse. Elle constitue aujourd’hui encore un texte de référence. : il faut des témoignages, des éléments croisés… de quoi étayer suffisamment un article. Ensuite, ce qui est porté à la connaissance du public n’est qu’une minorité des affaires sur lesquelles on travaille ! Beaucoup n’aboutissent pas, faute de preuves ou parce que les victimes se rétractent. Enfin, chaque rédaction a une ligne éditoriale.

À Mediapart, on cherche à montrer les dimensions systémiques des violences, les complicités, les silences institutionnels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoignages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigoureuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.

LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédactions, un·e journaliste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères implicites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est exceptionnelle : c’est extrêmement rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de ressources symboliques et économiques que la personne qu’elle accuse – ici, le réalisateur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes journalistiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est généralisée ensuite : le fait qu’on puisse médiatiser des accusations avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publication de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.

EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psychologiques ou conjugales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 2023En septembre 2023, Mediapart révèle que Stéphane Plaza, animateur de télévision et dirigeant d’une chaîne d’agences immobilières, est accusé de violences par trois anciennes compagnes. En février 2025, la justice le reconnaît officiellement coupable de ces faits sur l’une d’entre elles., personne n’en aurait parlé : aucune autre rédaction n’avait voulu traiter le sujet ! Et puis certains milieux n’intéressent pas. On a par exemple eu beaucoup de mal à faire médiatiser des violences dans le secteur de la photo, et on n’a pas réussi avec celui de la critique cinéma, cette fois, pour des raisons évidentes de collusion entre les agresseurs et les rédactions. Quant aux questions de la notoriété de la victime ou de l’agresseur, elles me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants.


« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »

Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia

LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est importante uniquement pour les enquêtes nominatives, car elle révèle l’ampleur des complicités. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques systémiques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblématique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conjugales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la médiatisation, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter.

Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signalements, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos responsabilités, mais une nécessité dictée par nos limites.

LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une interrogation : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?


« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. »

Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart

On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs ressources économiques ou culturelles, ou de leur racisation par exemple. Comment faire pour ne pas documenter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?

EMMANUELLE DANCOURT C’est précisément pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, journalistes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes privilèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? » 

Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA. Sébastien Calvet / Mediapart
Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA.
Crédit photo : Sébastien Calvet / Mediapart

LAURE BEAULIEU Les médias restent influencés par des grilles de lecture classiques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appartenant à une classe privilégiée –, les rédactions hésitent à médiatiser. Et inversement, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit médiatique peut tomber dans des biais racistes ou classistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des journalistes ne suffit pas : on doit interroger les structures, les cadres de production de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédactions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédactions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias chercheront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.

LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de déconstruire les biais journalistiques et les effets de domination structurels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédactions qu’on peut contrebalancer un peu ces inégalités. Des journalistes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des youtubeurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stigmatisations existantes, notamment envers les personnes issues de milieux populaires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou islamophobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énormément sur notre travail d’enquête et de publication, on ne peut pas l’ignorer.

LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spécificités, mais globalement, on dégage chaque fois les mêmes mécanismes de violence. Ce qui manque cruellement dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.

Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour diffamation. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?

LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spécifiquement brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de corruption à cause de la diffamation ? » Le dépôt de plainte pour diffamation relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accusations ou le ou la journaliste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction brandissent aussi cette menace comme argument face à des journalistes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la réputation du média. Dans le milieu journalistique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine EbdoEn février 2018, le magazine Ebdo révèle la plainte pour viol déposé en 2008 à l’encontre du ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot. L’enquête est vivement critiquée, les journalistes ayant anonymisé la plaignante à sa demande. Hulot dépose plainte pour diffamation, mais la retire discrètement, le 26 décembre 2018. Entre-temps, Ebdo a mis la clé sous la porte.. Elle a été très critiquée, et le journal a disparu quelque temps plus tard.

Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques virulentes. Des mouvements masculinistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du harcèlement en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des journalistes. Les pigistes Un·e pigiste est un journaliste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite. sont les plus exposé·es : ces violences sont effrayantes quand on n’a pas la possibilité de débriefer, ni d’être épaulé·e.

LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.

Les journalistes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?

EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du traumatisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime directementLe traumatisme vicariant, également appelé fatigue compassionnelle, peut affecter les personnes confrontées de manière répétée aux récits de traumatismes rapportés par des victimes, notamment de violences sexuelles.. Parfois, ces récits réactivent nos propres blessures, et là, ce n’est plus seulement au traumatisme vicariant qu’on a affaire. Quand le député Erwan Balanant, rapporteur, avec Sandrine Rousseau, de la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans le monde de la culture, m’a demandé comment je pouvais tenir en entendant autant de victimes, j’ai réalisé à quel point on doit être entouré·es, soutenu·es, écouté·es. Il faut des espaces pour parler, des collègues et des professionnel·les formé·es pour nous aider à accompagner les victimes sans nous effondrer. Chez MeTooMedia, nos écoutantes sont supervisées par une psychologue spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles. C’est d’autant plus important que nous travaillons selon le principe de la pair-aidanceLa pair-aidance est une pratique qui repose sur l’entraide entre personnes vivant ou ayant vécu des difficultés similaires. Elle s’appuie sur une dynamique de participation, tant du pair ou de la paire aidant·e que de la personne accompagnée. : toutes nos écoutantes sont d’anciennes victimes. Elles ont suivi la formation « Je te crois », que nous avons créée pour professionnaliser l’écoute des victimes et qui sera bientôt proposée à d’autres associations.

LAURE BEAULIEU Le traumatisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la supervision psychologique, elle est récente dans le journalisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psychologues, spécialistes du psychotrauma de surcroît, pour accompagner ces situations.

Ce qui aide aussi, c’est le débriefing à chaud ou encore, les réunions en présentiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retranscriptions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de traumatisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques quelques années après que #MeToo a éclaté.

LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses difficultés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des journalistes qui travaillent régulièrement avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psychologue spécialisée, qui peut être consultée pour le traitement des sujets difficiles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dispositif créé par le groupe Audiens [le régime de prévoyance et santé du secteur des médias] permettant de financer une aide psychologique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les informations exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédactions reconnaissent que c’est normal d’être affecté·e et respectent leur obligation légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.


« Ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques depuis #MeToo. »

Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication

Comment éviter que les journalistes, à leur tour, ne maltraitent les personnes témoignant de violences sexuelles, ou les associations qui se chargent de les défendre ?

EMMANUELLE DANCOURT Je suis journaliste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans préparation… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoignage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre commercial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été interviewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les journalistes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces maladresses viennent souvent de personnes bien intentionnées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les journalistes, car leur méconnaissance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la médiatisation. Je les oriente aussi vers des journalistes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est nécessaire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut.

LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revictimisationLa revictimisation, ou « victimisation secondaire », peut concerner les victimes de violences diverses, notamment sexuelles, qui, à partir du moment où elles témoignent de ces violences, sont maltraitées par les institutions – policière, judiciaire, médiatique… – censées les accompagner., il faut confier ces enquêtes à des gens qui maîtrisent le sujet, même si des erreurs restent possibles – auquel cas, ce qui compte, c’est de les reconnaître. Il est essentiel d’avoir conscience en permanence qu’on interroge des victimes, pas des sources classiques ; leur mémoire est souvent fragmentée, elles peuvent se tromper, leur envie de parler peut fluctuer… Tout cela demande de la patience et un·e journaliste formé·e réagira mieux à ce type de situations. Il faut aussi appliquer des règles strictes : expliquer le processus aux victimes, créer une relation de confiance fondée sur la transparence, garantir le consentement à chaque étape – on ne peut pas travailler sur des affaires où le consentement n’a pas été respecté et faire de même ! Publier sans l’accord des victimes reste trop courant, notamment quand des journalistes obtiennent des plaintes par l’intermédiaire de la police. À Mediapart, on ne le fait jamais, mais ce n’est pas une norme partagée par toute la presse.

LAURE BEAULIEU Les journalistes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques journalistiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.

Il faut aussi que les journalistes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc traumatiqueLa psychiatrie s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’un événement traumatisant est susceptible d’affecter les capacités mnésiques du sujet qui en fait l’expérience.. Travailler sur ces sujets implique donc de revoir son rapport à la vérité et d’apprendre à entendre ces récits sans suspicion systématique. Enfin, les journalistes devraient avoir davantage conscience du rapport de domination qui s’exerce, car elles et ils sont perçu·es comme des figures d’autorité.

EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et journaliste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accompagner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre association d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des informations clés, voire des affaires entières. Les journalistes ne mesurent pas toujours à quel point cette reconnaissance enotorst vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout simplement de la reconnaissance de notre travail, un travail fait majoritairement par des femmes, qui est gratuit et invisibilisé alors qu’il est essentiel. •

28.07.2025 à 17:40

Wikipédia, au cœur de la bataille informationnelle

Coline Clavaud-Mégevand
L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ? C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim […]
Texte intégral (2369 mots)

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?

C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim du District de Columbia, aux États-Unis. Dans un courrier daté d’avril 2025 et adressé à la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif chargée de la gestion administrative de l’encyclopédie numérique, le magistrat accuse Wikipédia de « permet[tre] la manipulation de l’information […] y compris la réécriture d’événements historiques majeurs et de biographies de dirigeants américains actuels et passés, ainsi que de sujets touchant à la sécurité nationale et aux intérêts des États-Unis ». Tout cela, affirme-t-il, « sous couvert de fournir du contenu informatif ».

L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonymeLa plus célèbre de ces polémiques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique littéraire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une personnalité réelle.. » Mais cette fois, la contestation provient d’Elon Musk, patron de X et de Tesla, qui fera son entrée à la Maison-Blanche quelques mois plus tard. À l’époque, il soutient déjà activement la deuxième campagne de Donald Trump et s’agace que Wikipédia parasite son storytelling, en le présentant notamment comme « premier actionnaire » de la société Tesla, plutôt que comme son fondateur. Sur X, il attaque : « Je leur donnerai un milliard de dollars s’ils changent leur nom en Dickipedia » (en anglais, « dick » signifie, entre autres, « connard »).

En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.

Les foudres du magazine Le Point 

En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de WikipédiaLes articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dictionnaires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ». .Cet ajout déclenche les foudres du Point qui informe le contributeur d’une enquête à son sujet, dans laquelle son identité sera révélée. Quelques mois auparavant, l’hebdomadaire publiait un article intitulé «Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une manipulation», dans lequel le journaliste Erwan Seznec regrettait que l’encyclopédie ait rétrogradé l’hebdo parmi les sources peu fiables. Cette fois, la menace est personnelle. Wikimédia France publie une lettre ouverte pour défendre l’encyclopédie en ligne, signée par plus de 1 000 utilisateurs·ices et Le Point renonce à publier son enquête. Reste un constat: Wikipédia est décidément sous pression.

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo

En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».

Impossible à contrôler

Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libreLe « libre » désigne
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
existe et investissent même dedans », rappelle la chercheuse Marie-Noëlle Doutreix. Car la masse des contenus gratuits produits et diffusés par ce mouvement permet à Apple, Meta et autres Amazon « d’entraîner leurs algorithmes, leurs assistants vocaux, ou encore l’intelligence artificielle ». En juillet 2025, Wikipédia revendiquait 65 millions d’articles en ligne rédigés dans 341 langues.


Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo


Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.

Une plateforme pas si progressiste

Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.

Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »

Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.


« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France

À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapportLes Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; disponible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses universitaires de France. alertant sur « le chaos informationnel contemporain », créé par « la masse […] inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles » et « le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde » – notamment les mouvements d’extrême droite. « Les wikipédien·nes connaissent bien la “loi de Brandolini”, qui veut que pour réfuter les propos de quelqu’un qui dit n’importe quoi, on mobilise une énergie dix fois supérieure à lui », conclut Capucine-Marin Dubroca-Voisin, pour qui « Wikipédia est un outil qui permet de gagner un temps fou, ce qui le rend d’autant plus précieux face à la prolifération des discours de haine. » •

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