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29.07.2025 à 12:17

Comment continuer à médiatiser les violences sexuelles ?

Coline Clavaud-Mégevand

En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles […]
Texte intégral (5497 mots)

En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le producteur Harvey Weinstein.

Dans la foulée de cette médiatisation, sur les réseaux sociaux, des femmes de toutes catégories sociales reprennent le mot d’ordre #MeToo, lancé dix ans plus tôt par l’assistante sociale africaine-américaine Tarana Burke pour sensibiliser aux violences sexo-spécifiques subies par les jeunes filles et femmes noires qu’elle rencontrait dans le cadre de son travail. Allant des remarques sexualisantes entendues dans la rue ou dans le cadre professionnel, jusqu’à des faits pouvant relever de la justice pénale, les témoignages qui affluent dessinent un continuum de violences sexistes et sexuelles, et mettent en lumière le caractère systémique de la domination masculine.

En France, la grande majorité des rédactions accueille ce déferlement de témoignages avec défiance : « Ces dénonciations n’apportent rien sinon des amalgames entre différents comportements bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le journaliste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture.

Les médias vont peu à peu prendre conscience du bouleversement social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles bénéficient alors d’une importante couverture médiatique : elles concernent des personnalités identifiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur particulière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère exceptionnel à ces affaires ; mais quel traitement journalistique réserver à ce fait social massif, tristement banal, que sont les violences sexuelles ?

Laure Beaulieu

Docteure en sciences de l’information et de la communication. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne journaliste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail journalistique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.

Lénaïg Bredoux

Codirectrice éditoriale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée responsable éditoriale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).

Emmanuelle Dancourt

Journaliste indépendante et présidente de MeTooMedia, association qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.

Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légitimité dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?

LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révélation intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indéfiniment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la découverte de mécanismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme structurelles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas correctement son travail sur ces sujets, et la publication de ces enquêtes est venue combler un manque.

À présent il faut les inscrire dans la banalité du traitement médiatique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.

EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la médiatisation des affaires. Le fameux « tribunal médiatique L’expression « tribunal médiatique » qui date du début des années 2000 est utilisée pour dénigrer le journalisme d’investigation, qui prendrait la place du système judiciaire. », c’est moi ! Au sein de l’association, nous ressentons très fortement une forme de lassitude qui émane des rédactions. On me dit souvent que le public « en a marre », que l’affaire n’est pas assez forte…

Pourtant, je ne suis pas convaincue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les journalistes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concurrence dans la hiérarchisation de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en compétition avec d’autres actualités très fortes allant des grands procès politiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers retentissants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur médiatisation plus difficile.

Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédactions, par des journalistes clairement identifié·es et soutenu·es.

LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas institutionnalisées dans les rédactions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédactions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thématiques. Oui, quelques journalistes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…).

Hors quelques exceptions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des journalistes féministes, qui trouvent là une niche éditoriale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des journalistes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la personnification, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits structurels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement.

Pour renouveler le traitement, il faut sortir de cette logique et médiatiser l’aspect systémique et patriarcal des violences. Mais cela demande une autre temporalité, un autre type de journalisme, plus en profondeur, avec des journalistes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des interviews avec des expert·es et des associations, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est indispensable.

À défaut d’approche structurelle, comment les rédactions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?

LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des rencontres ou des documents et témoignages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juridiques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881Votée au moment où la IIIe République pose les fondements d’un usage démocratique du pouvoir, la loi du 29 juillet 1881 cadre juridiquement les droits et devoirs de la presse. Elle constitue aujourd’hui encore un texte de référence. : il faut des témoignages, des éléments croisés… de quoi étayer suffisamment un article. Ensuite, ce qui est porté à la connaissance du public n’est qu’une minorité des affaires sur lesquelles on travaille ! Beaucoup n’aboutissent pas, faute de preuves ou parce que les victimes se rétractent. Enfin, chaque rédaction a une ligne éditoriale.

À Mediapart, on cherche à montrer les dimensions systémiques des violences, les complicités, les silences institutionnels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoignages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigoureuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.

LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédactions, un·e journaliste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères implicites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est exceptionnelle : c’est extrêmement rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de ressources symboliques et économiques que la personne qu’elle accuse – ici, le réalisateur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes journalistiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est généralisée ensuite : le fait qu’on puisse médiatiser des accusations avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publication de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.

EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psychologiques ou conjugales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 2023En septembre 2023, Mediapart révèle que Stéphane Plaza, animateur de télévision et dirigeant d’une chaîne d’agences immobilières, est accusé de violences par trois anciennes compagnes. En février 2025, la justice le reconnaît officiellement coupable de ces faits sur l’une d’entre elles., personne n’en aurait parlé : aucune autre rédaction n’avait voulu traiter le sujet ! Et puis certains milieux n’intéressent pas. On a par exemple eu beaucoup de mal à faire médiatiser des violences dans le secteur de la photo, et on n’a pas réussi avec celui de la critique cinéma, cette fois, pour des raisons évidentes de collusion entre les agresseurs et les rédactions. Quant aux questions de la notoriété de la victime ou de l’agresseur, elles me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants.


« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »

Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia

LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est importante uniquement pour les enquêtes nominatives, car elle révèle l’ampleur des complicités. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques systémiques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblématique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conjugales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la médiatisation, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter.

Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signalements, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos responsabilités, mais une nécessité dictée par nos limites.

LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une interrogation : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?


« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. »

Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart

On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs ressources économiques ou culturelles, ou de leur racisation par exemple. Comment faire pour ne pas documenter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?

EMMANUELLE DANCOURT C’est précisément pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, journalistes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes privilèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? » 

Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA. Sébastien Calvet / Mediapart
Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA.
Crédit photo : Sébastien Calvet / Mediapart

LAURE BEAULIEU Les médias restent influencés par des grilles de lecture classiques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appartenant à une classe privilégiée –, les rédactions hésitent à médiatiser. Et inversement, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit médiatique peut tomber dans des biais racistes ou classistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des journalistes ne suffit pas : on doit interroger les structures, les cadres de production de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédactions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédactions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias chercheront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.

LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de déconstruire les biais journalistiques et les effets de domination structurels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédactions qu’on peut contrebalancer un peu ces inégalités. Des journalistes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des youtubeurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stigmatisations existantes, notamment envers les personnes issues de milieux populaires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou islamophobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énormément sur notre travail d’enquête et de publication, on ne peut pas l’ignorer.

LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spécificités, mais globalement, on dégage chaque fois les mêmes mécanismes de violence. Ce qui manque cruellement dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.

Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour diffamation. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?

LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spécifiquement brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de corruption à cause de la diffamation ? » Le dépôt de plainte pour diffamation relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accusations ou le ou la journaliste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction brandissent aussi cette menace comme argument face à des journalistes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la réputation du média. Dans le milieu journalistique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine EbdoEn février 2018, le magazine Ebdo révèle la plainte pour viol déposé en 2008 à l’encontre du ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot. L’enquête est vivement critiquée, les journalistes ayant anonymisé la plaignante à sa demande. Hulot dépose plainte pour diffamation, mais la retire discrètement, le 26 décembre 2018. Entre-temps, Ebdo a mis la clé sous la porte.. Elle a été très critiquée, et le journal a disparu quelque temps plus tard.

Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques virulentes. Des mouvements masculinistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du harcèlement en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des journalistes. Les pigistes Un·e pigiste est un journaliste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite. sont les plus exposé·es : ces violences sont effrayantes quand on n’a pas la possibilité de débriefer, ni d’être épaulé·e.

LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.

Les journalistes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?

EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du traumatisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime directementLe traumatisme vicariant, également appelé fatigue compassionnelle, peut affecter les personnes confrontées de manière répétée aux récits de traumatismes rapportés par des victimes, notamment de violences sexuelles.. Parfois, ces récits réactivent nos propres blessures, et là, ce n’est plus seulement au traumatisme vicariant qu’on a affaire. Quand le député Erwan Balanant, rapporteur, avec Sandrine Rousseau, de la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans le monde de la culture, m’a demandé comment je pouvais tenir en entendant autant de victimes, j’ai réalisé à quel point on doit être entouré·es, soutenu·es, écouté·es. Il faut des espaces pour parler, des collègues et des professionnel·les formé·es pour nous aider à accompagner les victimes sans nous effondrer. Chez MeTooMedia, nos écoutantes sont supervisées par une psychologue spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles. C’est d’autant plus important que nous travaillons selon le principe de la pair-aidanceLa pair-aidance est une pratique qui repose sur l’entraide entre personnes vivant ou ayant vécu des difficultés similaires. Elle s’appuie sur une dynamique de participation, tant du pair ou de la paire aidant·e que de la personne accompagnée. : toutes nos écoutantes sont d’anciennes victimes. Elles ont suivi la formation « Je te crois », que nous avons créée pour professionnaliser l’écoute des victimes et qui sera bientôt proposée à d’autres associations.

LAURE BEAULIEU Le traumatisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la supervision psychologique, elle est récente dans le journalisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psychologues, spécialistes du psychotrauma de surcroît, pour accompagner ces situations.

Ce qui aide aussi, c’est le débriefing à chaud ou encore, les réunions en présentiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retranscriptions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de traumatisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques quelques années après que #MeToo a éclaté.

LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses difficultés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des journalistes qui travaillent régulièrement avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psychologue spécialisée, qui peut être consultée pour le traitement des sujets difficiles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dispositif créé par le groupe Audiens [le régime de prévoyance et santé du secteur des médias] permettant de financer une aide psychologique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les informations exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédactions reconnaissent que c’est normal d’être affecté·e et respectent leur obligation légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.


« Ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques depuis #MeToo. »

Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication

Comment éviter que les journalistes, à leur tour, ne maltraitent les personnes témoignant de violences sexuelles, ou les associations qui se chargent de les défendre ?

EMMANUELLE DANCOURT Je suis journaliste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans préparation… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoignage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre commercial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été interviewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les journalistes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces maladresses viennent souvent de personnes bien intentionnées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les journalistes, car leur méconnaissance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la médiatisation. Je les oriente aussi vers des journalistes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est nécessaire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut.

LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revictimisationLa revictimisation, ou « victimisation secondaire », peut concerner les victimes de violences diverses, notamment sexuelles, qui, à partir du moment où elles témoignent de ces violences, sont maltraitées par les institutions – policière, judiciaire, médiatique… – censées les accompagner., il faut confier ces enquêtes à des gens qui maîtrisent le sujet, même si des erreurs restent possibles – auquel cas, ce qui compte, c’est de les reconnaître. Il est essentiel d’avoir conscience en permanence qu’on interroge des victimes, pas des sources classiques ; leur mémoire est souvent fragmentée, elles peuvent se tromper, leur envie de parler peut fluctuer… Tout cela demande de la patience et un·e journaliste formé·e réagira mieux à ce type de situations. Il faut aussi appliquer des règles strictes : expliquer le processus aux victimes, créer une relation de confiance fondée sur la transparence, garantir le consentement à chaque étape – on ne peut pas travailler sur des affaires où le consentement n’a pas été respecté et faire de même ! Publier sans l’accord des victimes reste trop courant, notamment quand des journalistes obtiennent des plaintes par l’intermédiaire de la police. À Mediapart, on ne le fait jamais, mais ce n’est pas une norme partagée par toute la presse.

LAURE BEAULIEU Les journalistes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques journalistiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.

Il faut aussi que les journalistes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc traumatiqueLa psychiatrie s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’un événement traumatisant est susceptible d’affecter les capacités mnésiques du sujet qui en fait l’expérience.. Travailler sur ces sujets implique donc de revoir son rapport à la vérité et d’apprendre à entendre ces récits sans suspicion systématique. Enfin, les journalistes devraient avoir davantage conscience du rapport de domination qui s’exerce, car elles et ils sont perçu·es comme des figures d’autorité.

EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et journaliste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accompagner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre association d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des informations clés, voire des affaires entières. Les journalistes ne mesurent pas toujours à quel point cette reconnaissance enotorst vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout simplement de la reconnaissance de notre travail, un travail fait majoritairement par des femmes, qui est gratuit et invisibilisé alors qu’il est essentiel. •

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28.07.2025 à 17:40

Wikipédia, au cœur de la bataille informationnelle

Coline Clavaud-Mégevand

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ? C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim […]
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L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?

C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim du District de Columbia, aux États-Unis. Dans un courrier daté d’avril 2025 et adressé à la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif chargée de la gestion administrative de l’encyclopédie numérique, le magistrat accuse Wikipédia de « permet[tre] la manipulation de l’information […] y compris la réécriture d’événements historiques majeurs et de biographies de dirigeants américains actuels et passés, ainsi que de sujets touchant à la sécurité nationale et aux intérêts des États-Unis ». Tout cela, affirme-t-il, « sous couvert de fournir du contenu informatif ».

L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonymeLa plus célèbre de ces polémiques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique littéraire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une personnalité réelle.. » Mais cette fois, la contestation provient d’Elon Musk, patron de X et de Tesla, qui fera son entrée à la Maison-Blanche quelques mois plus tard. À l’époque, il soutient déjà activement la deuxième campagne de Donald Trump et s’agace que Wikipédia parasite son storytelling, en le présentant notamment comme « premier actionnaire » de la société Tesla, plutôt que comme son fondateur. Sur X, il attaque : « Je leur donnerai un milliard de dollars s’ils changent leur nom en Dickipedia » (en anglais, « dick » signifie, entre autres, « connard »).

En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.

Les foudres du magazine Le Point 

En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de WikipédiaLes articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dictionnaires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ». .Cet ajout déclenche les foudres du Point qui informe le contributeur d’une enquête à son sujet, dans laquelle son identité sera révélée. Quelques mois auparavant, l’hebdomadaire publiait un article intitulé «Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une manipulation», dans lequel le journaliste Erwan Seznec regrettait que l’encyclopédie ait rétrogradé l’hebdo parmi les sources peu fiables. Cette fois, la menace est personnelle. Wikimédia France publie une lettre ouverte pour défendre l’encyclopédie en ligne, signée par plus de 1 000 utilisateurs·ices et Le Point renonce à publier son enquête. Reste un constat: Wikipédia est décidément sous pression.

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo

En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».

Impossible à contrôler

Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libreLe « libre » désigne
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
existe et investissent même dedans », rappelle la chercheuse Marie-Noëlle Doutreix. Car la masse des contenus gratuits produits et diffusés par ce mouvement permet à Apple, Meta et autres Amazon « d’entraîner leurs algorithmes, leurs assistants vocaux, ou encore l’intelligence artificielle ». En juillet 2025, Wikipédia revendiquait 65 millions d’articles en ligne rédigés dans 341 langues.


Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo


Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.

Une plateforme pas si progressiste

Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.

Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »

Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.


« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France

À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapportLes Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; disponible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses universitaires de France. alertant sur « le chaos informationnel contemporain », créé par « la masse […] inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles » et « le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde » – notamment les mouvements d’extrême droite. « Les wikipédien·nes connaissent bien la “loi de Brandolini”, qui veut que pour réfuter les propos de quelqu’un qui dit n’importe quoi, on mobilise une énergie dix fois supérieure à lui », conclut Capucine-Marin Dubroca-Voisin, pour qui « Wikipédia est un outil qui permet de gagner un temps fou, ce qui le rend d’autant plus précieux face à la prolifération des discours de haine. » •

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28.07.2025 à 17:26

Quels mots choisir pour couvrir les procès pour violences sexuelles ?

Marie Barbier

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison […]
Texte intégral (1559 mots)

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison à l’issue de ce procès, peine commuée en cinq ans en appel., un avocat de Chartres, poursuivi pour viol et agressions sexuelles aggravées par cinq femmes – des dizaines d’autres n’avaient pu porter plainte, les faits étant prescrits.

Nous étions en juin 2017, quelques mois avant que n’éclate le mouvement #MeTooLe mot d’ordre et le hashtag Metoo avaient été lancés dès 2006 par la militante africaine-américaine Tarana Burke (lire la newsletter « Le féminisme occidental invisibilise les contributions des femmes non blanches » sur revueladeferlante.fr).. Avec mes consœurs sur les bancs de la presse, nous assistions au défilé des femmes à la barre et au déni de l’accusé.

Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.

Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.

« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] PolanskiEn 1977, Roman Polanski fuit la justice états-unienne, poursuivi pour le viol de Samantha Geimer lorsqu’elle avait 13 ans. Il est depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt international.. Comme le viol est politique, il faudrait tout dire. Je pense qu’on s’est plantées, en tant que féministes là-dessus. »

La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »


En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuellesGeorges Tron, ancien maire de Draveil, sera acquitté en première instance en décembre 2017, puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont trois ferme, en 2021 pour agressions sexuelles et viol sur une adjointe et une employée municipale.. « On voit apparaître alors, constate Claire Ruffio, des termes comme “sexiste” ou “machiste” qui permettent à quelques journalistes de mettre à jour la systématisation des violences. »

Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »

Ne pas tomber dans le sensationnalisme

Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »


« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »

Valérie Rey-Robert, autrice féministe



Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaireLire la définition à la note 8 de la page 69. En mai 2025, un tribunal français a reconnu pour la première fois la victimisation secondaire : Gérard Depardieu a été condamné à indemniser deux plaignantes pour les propos tenus par son avocat pendant le procès., parce que des victimes peuvent m’entendre ou me lire. »

Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »

Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •

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28.07.2025 à 17:17

Technoféminisme : ni patrons, ni maîtres !

Christelle Gilabert

Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées. Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de […]
Texte intégral (4567 mots)

Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées.

Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de nombreux événements ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de nos contenus en ligne. On peut citer le ralliement des géants de la tech à Trump, la fin des politiques de modération sur des sujets comme l’immigration ou le genre, mais aussi la suppression de milliers de pages web contenant des données relatives au climat, à la santé publique ou aux questions d’inclusion.

« On ne peut pas continuer à coordonner nos luttes depuis leurs outils. Ça fait vingt ans qu’on le dit, maintenant c’est plus évident que jamais… Ces mecs ont pourri Internet », déplore la sociologue et cyberféministe, SpideralexFigure majeure du cyberféminisme, elle a cofondé le festival TransHackFeminist et cocréé le serveur féministe AnarchaServer (lire l’encadré plus bas).. La militante, qui, comme beaucoup d’activistes en ligne, utilise un pseudo, lutte depuis vingt ans pour une réappropriation politique des technologies numériques. Elle se bat contre la façon dont ces systèmes sont conçus, normalisés et institutionnalisés dans nos sociétés, accaparés par une poignée de multinationales qui décident de leur développement selon leurs intérêts et leur vision du monde : capitaliste, patriarcale et colonialiste. « Aux débuts d’Internet, de nombreuses communautés militantes participaient à son développement. C’était un espace beaucoup plus ouvert qui leur donnait un nouveau moyen d’exister et de défendre leur cause. Mais à partir des années 2000, les entreprises ont commencé à privatiser l’espace à travers leurs services et le business des données. Ça a complètement réorienté son évolution, et aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public », poursuit-elle. Et ce, sous le regard indifférent, voire conciliant, des États occidentaux, qui se sont longtemps désinvestis de la construction et de la régulation de la Toile.

Entre émancipation et cyberviolences

L’Internet dominant, dans lequel la plupart d’entre nous naviguent, est devenu un gigantesque territoire marchand divisé en grands domaines propriétaires (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), qui sont principalement dirigés par des hommes de la Silicon Valley. Un environnement qui a toujours été dominé par une culture conservatrice et masculiniste, comme l’a montré la chercheuse états-unienne Becca Lewis dans un article intitulé « “Headed for technofascism” : the rightwing roots of Silicon Valley » paru en janvier 2025 dans The Guardian. En deux décennies, la majeure partie de nos activités en ligne s’est progressivement concentrée dans ces espaces, qui abritent une galaxie de servicesVoir les travaux de cartographie de l’espace numérique de Louise Drulhe. L’Atlas critique d’Internet est consultable sur son site.. Rien qu’en France, 53 % du trafic Internet provient des GafamAcronyme pour désigner les géants du Web : Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, les cinq grandes sociétés états-uniennes qui dominent le marché du numérique. et de NetflixRapport de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), juin 2024 : « État de l’Internet en France ».. Des endroits fermés où nous devons agir selon les règles érigées par ces géants du Web et où toutes les informations que nous laissons peuvent se retourner contre nous.

Entrer dans cet espace numérique, c’est devoir accepter que nos identités et nos comportements soient traqués, analysés et divulgués. En 2023, la presse américaine a révélé que Meta et Google avaient collaboré avec la police états-unienne pour identifier des personnes cherchant à avorter dans les États où c’était devenu illégal. C’est être soumis·e au fonctionnement obscur des algorithmes qui hiérarchisent, et potentiellement invisibilisent, l’information que nous cherchons ou que nous produisons (lire l’enquête « Réseaux sociaux, armes de désinformation massive  ). En 2024, Amnesty International indiquait que Facebook, Instagram et TikTok avaient supprimé de leurs plateformes des contenus pédagogiques liés à l’avortementLire la synthèse du rapport d’Amnesty International « Obstacles au droit de disposer de son corps : des informations sur l’avortement supprimées des réseaux sociaux après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade », 11 juin 2024.. C’est aussi voir des comptes politisés, féministes, LGBTQIA+, antiracistes ou classés à gauche, régulièrement restreints, supprimés, suspendus sans raison légitime. Par exemple, le compte d’éducation antiraciste Sans Blanc de rien, de la militante Estelle Depris, désactivé à neuf reprises ou le compte de l’association française Urgence Palestine supprimé en mars dernier. Enfin, c’est s’exposer aux multiples risques de cyberviolences – harcèlement, menaces, surveillance, diffusion de données privées ou de contenus intimes – qui reproduisent toutes les discriminations du monde physique de façon continue et décuplée, sans presque aucun moyen de les combattre. Elles touchent en majorité les personnes minorisées, avec des répercussions qui menacent directement leur santé et leur vieEnquête de Féministes contre le cyberharcèlement et Ipsos, « Cyberviolence et cyberharcèlement : état des lieux d’un phénomène répandu », septembre 2022., et sont également dangereuses pour des figures visibles, comme les activistes ou les journalistes.

La loi des algorithmes

De ce fait, les grands canaux d’information en ligne, comme les réseaux sociaux, les moteurs de recherches ou les applications de messagerie, représentent des environnements particulièrement hostiles pour les individus, les médias, les artistes ou les communautés militantes et les rendent vulnérables. Puissants leviers d’information, de connexion et d’émancipation, ils enferment en même temps les usager·es dans une grande dépendance en dictant leurs lois algorithmiques, idéologiques et financières. Malheureusement, cette prise en considération des fragilités technologiques dans la société civile, les mouvements sociaux – dont les mouvements féministes – est assez récente et reste embryonnaire.

En cause, l’absence de conscientisation et de politisation des enjeux technologiques permettant aux industriels, avec le soutien de la classe politique, de prospérer et d’imposer des systèmes en dehors de tout processus démocratique. Le conditionnement médiatique, social et culturel quant aux bénéfices et à l’inéluctabilité des avancées technologiques empêche également de faire entendre ou de faire valoir les résistances qui leur sont opposées. Pourtant, les communautés militantes existent bel et bien, y compris chez les féministes. « Cyberféminismes », « techno‑féminismes », « hacking* féministe », « transhackféminismes », toutes ces notions désignent des formes de militantisme qui articulent les luttes féministes aux luttes technologiques, depuis les années 1990. Les espaces en ligne, tout comme les milieux techniques à l’origine des interfaces, s’étant construits sur des logiques sexistes, racistes et validistes, les minorités n’ont pas eu d’autres choix que de militer pour reprendre la maîtrise de la Toile et pour façonner des endroits plus sûrs et plus inclusifs.

Autodéfense numérique féministe

Pendant toutes ces années, la France a d’ailleurs été un important vivier d’actions. Et aujourd’hui, une nouvelle génération de collectifs technoféministes, tels que le Hacqueen, Wiquaya, le Fluidspace, le BIB Transféministe ou Echap, prend la relève. Des groupes qui ouvrent des espaces pour se réapproprier les technologies face aux systèmes dominants, et en marge des milieux alternatifs traditionnels, telles les communautés du libre* ou du hacking. La raison ? Ces dernières, essentiellement composées d’hommes cisgenres hétéros blancs, sont imprégnées d’une culture du sachant, sexiste et masculiniste, qui discriminent les néophytes et a fortiori les personnes minorisées – en les jugeant sur leurs usages, en les infantilisant sur leurs capacités, ou en étant hermétiques aux problématiques qui leur sont spécifiquement liées.

C’est d’ailleurs après avoir subi des violences en ligne sans pouvoir trouver de solution qu’Allium, cyberféministe queer, racisé·e et handi·e, décide en 2020 de créer Wiquaya (« se protéger » en arabe), à Toulouse. « Je ne me suis pas tourné·e vers la communauté libriste* parce que je me suis dit qu’ils ne comprendraient pas. Déjà, quand je me suis fait harceler sur leur chat, ils me répondaient : “Bah, déconnecte-toi, t’as qu’à [les] ignorer !” » Son association aide les utilisateur·ices à se protéger des risques courus sur Internet lorsque l’on est une personne LGBTQIA+ et féministe. Leur site propose une série de fiches pratiques pour répondre aux différents problèmes rencontrés dans l’espace numérique selon son identité ou ses convictions : par exemple, « Je fais mon coming out sur Internet » ou « J’organise des événements militants ». « Notre but est d’apporter des solutions concrètes et de redonner du pouvoir, sans juger du niveau ou des outils que les personnes utilisent », précise Allium.

« Le monde du Web est tellement dominé par les hommes que cela devient un frein à l’apprentissage », explique Anissa, militante au sein du collectif Hacqueen. Fondé en 2020 à Strasbourg, le groupe se présente comme une communauté d’entraide intersectionnelle autour du numérique et des technologies en non-mixité de genre (sans hommes cis-hétéros). Militant·es racisé·es, LGTBQIA+ ou handi·es, ses membres organisent des ateliers pour aider à reprendre en main les outils numériques : comment créer une page web simple et la mettre en ligne ? comment utiliser des logiciels libres ou des moyens de communication chiffrés ? où trouver les bonnes ressources ? « C’est une forme d’éducation populaire au numérique, précise Eineki. On donne des clés pour se protéger aussi bien de la surveillance des Gafam et des États que du cyberharcèlement. »

« Aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public. »

Spideralex, sociologue et cyberféministe

Pour aller encore plus loin, Hacqueen projette de se doter à terme de son propre serveur autogéré : un serveur féministe. Autrement dit, une machine dont le groupe disposerait en local et qui serait administrée par les différent·es membres. L’objectif est de pouvoir héberger de façon autonome les données des utilisateur·ices ou des organisations militantes alliées du collectif. En effet, la sécurité sur Internet ne s’applique pas uniquement aux espaces en ligne, mais aussi à l’infrastructure qui supporte toute cette activité. Même en sortant des plateformes propriétaires des Gafam, énormément de services et contenus web restent hébergés dans leurs services de stockage en ligne : Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud. « Ce serveur serait un moyen de se réapproprier et de collectiviser la gestion des données pour assurer notre autonomie », précise mj, une autre membre du collectif Hacqueen. Leur projet s’inspire de serveurs déjà existants, comme SysterServer, l’un des tout premiers à avoir vu le jour, au milieu des années 2000, ou AnarchaServer. Ce dernier, créé en 2014 durant le TransHackFeminist Convergence (lire l’encadré ci-dessous), est utilisé pour archiver et conserver les mémoires des luttes féministes. On peut citer aussi le collectif Tribidou, à Marseille, qui a expérimenté un serveur féministe nommé Coquillage, servant notamment à héberger la webradio féministe RadioRageuse.

De manière générale, ces serveurs sont un moyen d’héberger et de protéger les activités des communautés féministes, tout en conservant au maximum les traces de leurs actions au cours du temps. En une quinzaine d’années, plusieurs réseaux se sont déployés, principalement à travers l’Europe et l’Amérique latine, comme La Bekka en Espagne, Cl4ndestinas au Brésil ou Kefir au Mexique.

En dehors des technologies numériques et d’Internet, il existe de multiples façons de s’informer, ou de produire et transmettre du savoir dans un sens plus large : livres, fanzines, affiches, brochures, vidéos, podcast, etc. Là aussi, il faut inventer ou se réapproprier des outils pour les produire. Et, là aussi, les communautés féministes et queers s’organisent pour apprendre à les maîtriser.

« TransHackFeminist », un festival international pionnier du hacking transféministe

Le TransHackFeminist (THF) est un festival international de hacking réunissant les communautés féministes et LGTBQIA+ dans le but d’encourager ou de renforcer le développement de technologies émancipatrices au service de la justice sociale. Au cours de huit journées d’ateliers, de débats, de fêtes et de performances, l’événement invite à défier les systèmes d’oppression – financiers, médicaux ou numériques – qui contrôlent l’existence des personnes sexisées et minorisées, dans une perspective radicalement anticapitaliste, antisexiste, antiraciste, anti-LGBTphobe et anti-validiste.

La première édition s’est tenue en 2014 dans la communauté autonome de Calafou en Catalogne espagnole en appelant à travailler sur deux champs d’expérimentation : les serveurs féministes d’une part et les pratiques visant à se réapproprier certains savoirs gynécologiques d’autre part, inspirées par le projet GynePunk du hacklab transféministe Pechblenda au Brésil. Elles consistent à fabriquer des outils d’autodiagnostic et de soins de première urgence en matière de santé sexuelle (analyses de fluides, tests sanguins, prises d’hormones, lubrifiants, contraceptifs, etc.), qui soient accessibles même dans les situations les plus précaires. En 2022, une autre édition a été consacrée à l’infrastructure féministe, présentée comme « l’ensemble des ressources techniques et sociales qui soutiennent et renforcent les luttes (trans)féministes » afin de stabiliser les meilleures pratiques communautaires.

Parmi les autres sujets abordés : la création de bibliothèques numériques, le hacking de la presse ou du monde universitaire, les modes de parentalité alternatifs, la construction de wifi communautaire ou encore la sexualité queer et crip – le mot, dérivé de l’insulte cripple (infirme), désigne une culture ou des pratiques qui valorisent les marges et la dissidence à un ordre validiste. De ces deux éditions, devenues des références du hacking transféministe, sont nés divers projets, comme A[r]bor[e]tum, une banque de graines pour cultiver des plantes abortives. Ou le serveur féministe AnarchaServer, dont le nom, Anarcha, rend hommage à l’une des esclaves afro-américaines du XIXe siècle ayant subi des dizaines d’opérations sans anesthésie dans le cadre d’expérimentations scientifiques menées par le docteur James Marion Sims, considéré comme l’un des pères de la gynécologie.

Capture d'écran de la page d'accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes féministes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.
Capture d’écran de la page d’accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes féministes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.

Depuis 2022, à Montpellier, un groupe de militant·es féministes et queers organise La Tenaille, un festival en non-mixité de genre consacré à la réappropriation des savoir-faire techniques. Son objectif : s’initier à diverses pratiques techniques, habituellement monopolisées par les hommes, en offrant des espaces d’apprentissage de pair·e à pair·e en dehors des institutions officielles et débarrassées des comportements  masculinistes (mansplainingLe mansplaining, combinaison de man (homme) et explaining (expliquer), désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant. Le mot est parfois traduit en français par « mecsplication »., remarques sexistes, harcèlement, etc.). Parmi les dizaines d’ateliers proposés à chaque édition, on retrouve des initiations à la mécanique, à la sécurité informatique, au bricolage, au soin, mais aussi à la création de supports d’information : comment créer son fanzine ? faire du montage son ? fabriquer ses propres stickers ? utiliser une machine de sérigraphie ? fabriquer son livre ? créer un site web ?

« L’idée est de rendre accessibles les savoirs, et que chacun·e puisse faire par soi-même », indique Cade, membre du groupe transféministe au sein du hackerspace* le BIB (pour « Boat in a Box », l’idée d’un canot de sauvetage pour s’échapper du système dominant). L’un des lieux phares accueillant le festival à Montpellier, le BIB s’est créé il y a une douzaine d’années. Autrefois très masculin et caractéristique des milieux hackers, il est traversé par une dynamique féministe et transféministe depuis 2019. « On aurait pu monter quelque chose ailleurs. Mais ça aurait été bête de perdre ce qui était dispo ici », raconte Mare, coorganisatrice de La Tenaille et également membre du groupe transféministe. En effet, le lieu dispose de multiples équipements : un atelier de bricolage, une brasserie, une bibliothèque, une imprimante 3D, une machine de sérigraphie, un studio son ou encore un laboratoire alternatif de microbiologieC’est avec ce laboratoire que les premières initiatives (trans)féministes ont commencé, en 2019, dans le hackerspace à travers des démarches de biohacking pour se réapproprier des savoirs en matière de santé sexuelle, gynécologique et bactériologique.. « L’idée, c’est que le BIB, ce ne soit pas que du numérique qui peut faire un peu peur, précise Cade. Aujourd’hui, l’endroit est identifié dans les réseaux féministes et queers comme un lieu ressource pour imprimer des affiches, des stickers, etc. »

À Dijon, c’est au sein de l’espace autogéré et anticapitaliste Les Tanneries, qu’Amel, électricienne, militante féministe et technocritique, s’occupe de l’imprimerie, son « fief » depuis sept ans. Cet atelier permet à l’écosystème indépendant et militant de la ville de produire ses propres supports politiques : brochures, affiches, cartes postales et même des livres. L’imprimerie a été aménagée avec de vieilles machines récupérées ou achetées à très bas prix. « On essaie d’avoir du vieux matériel pour pouvoir le modifier et le réparer, contrairement aux machines de maintenant qui sont entièrement électroniques et trop complexes à bidouiller, explique Amel. L’imprimerie est vraiment un outil dont on ne peut plus se passer. Pour des raisons d’anonymat, vu le niveau de répression en ce moment, mais aussi pour encourager les gens à s’exprimer. À partir du moment où on l’a mise à disposition, beaucoup de personnes se sont mises à produire, à écrire, à faire des dessins. »

Atelier d'initiation à l'installation électrique domestique, au sein du BIB hackerspace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à disposition de nombreux outils pour se réapproprier les savoirs technologiques. Crédit : CHRISTELLE GILABERT
Atelier d’initiation à l’installation électrique domestique, au sein du BIB hackerspace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à disposition de nombreux outils pour se réapproprier les savoirs technologiques. Crédit : Christelle Gilabert

Technologies : mères et mémoires des luttes

Loin d’être nouvelle, la réappropriation des technologies s’inscrit dans une longue et riche histoire de mouvements féministes cherchant à retrouver le contrôle politique des techniques. Soit pour se défaire de leur exploitation, soit pour les mettre au service de leur émancipation. En 2024, l’imprimerie des Tanneries participe au projet « T’aurais pas une adresse ? » du collectif audiovisuel Synaps. Un livre-DVD qui raconte l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) de Gennevilliers. Pendant plusieurs mois, l’équipe du Synaps a procédé à la compilation et à la restauration d’archives laissées par les militantes des années 1970, des vieilles bobines de film aux documents administratifs, en passant par des tracts, des photos et toutes formes de supports d’information militants. « Pour elles, ni la technique ni les personnes censées la détenir ne devaient être un obstacle. C’est un mouvement
d’autonomie très fort avec une histoire de réappropriation de leurs corps, de leurs désirs, à travers les techniques d’avortement, de contraception, de soin et d’entraide collective, mais aussi d’outils pour imprimer, écrire, dessiner, filmer leur combat et espérer le transmettre. Cela croise plein de savoir-faire techniques à tous les niveaux »
, souligne Anna, l’initiatrice du projet. À Montpellier, où s’est tenu le festival La Tenaille, un atelier intitulé Electroshlyse permettait d’apprendre à fabriquer des mini appareils pour épilation définitive à partir d’une méthode toute simple élaborée, reprise et améliorée par des femmes trans depuis les années 1980.

Reproductions d’archives et documentation du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) présentées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audiovisuel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante
Reproductions d’archives et documentation du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) présentées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audiovisuel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante

Ces exemples passés ou présents montrent la nécessité de repolitiser la production, la gestion et l’usage des technologies qui nous entourent. Pas seulement celles pour s’informer, mais également celles pour se nourrir, se déplacer, se loger, accéder à l’énergie ou se soigner. Maîtriser les savoirs et pratiques techniques, c’est aussi apprendre à les critiquer et à mieux lutter contre l’accaparement, les idéologies, et les modes de production des systèmes qui les développent : les industries, les institutions, et les gouvernements. C’est en ça que consiste l’infrastructure féministe, un terme né dans les communautés cyberféministes au milieu des années 2010 : construire et pérenniser un ensemble de pratiques « techniques et sociales » pour faire progresser les luttes et gagner en autonomie face aux systèmes dominants. Comme le résume, Spideralex : « La société civile et les mouvements sociaux ont toujours eu un rôle important et novateur dans le développement des technologies dont ils avaient besoin. Les technologies, c’est le dénominateur commun de toutes les luttes. Toutes ont besoin de fabriquer, d’informer, de communiquer, de documenter, de créer des liens, de conserver une mémoire et d’inventer des imaginaires radicaux ! » En d’autres termes : pas d’autonomie politique sans autonomie technique, et inversement.

Petit lexique technoféministe

Hacking : apparu dans les années 1960 dans le monde de l’électronique, le terme désigne un ensemble de pratiques visant à décrypter, expérimenter, détourner, modifier, réparer ou améliorer un outil, une infrastructure ou un système qui nous passionne ou nous domine. Habituellement associé à des actes de piratages malveillants, il recouvre une réalité bien plus large qui s’inscrit le plus souvent dans une démarche coopérative et militante d’affranchissement des normes établies.

Hackerspace, hacklab : ateliers, espaces communautaires dévolus au hacking, où des personnes amatrices, curieuses ou militantes se retrouvent pour partager, expérimenter et bidouiller ensemble.

Libre, libriste : mouvement qui défend le développement et l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des outils numériques qui peuvent être partagés et modifiés sans avoir à passer par l’autorisation de leur concepteur. C’est une culture qui s’inscrit dans une lutte contre la propriété, l’accaparement et tout ce qui peut entraver la libre circulation du savoir et de l’information.

Serveur féministe : dispositif physique administré en autonomie par des communautés féministes pour protéger et soutenir les données, communications et activités au service de leurs luttes.

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28.07.2025 à 14:40

Margot Mahoudeau : « Le wokiste, c’est le mouton noir du moment »

Marie Kirschen

En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le […]
Texte intégral (1320 mots)

En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace médiatique français.

Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injustices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségrégation aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popularité. Les conservateurs lui donnent une connotation péjorative, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le substantif « wokisme » est utilisé comme repoussoir ultime pour pointer du doigt les mouvements qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liberticides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.

Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?

Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spécificité française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des interventions d’intellectuels et d’essayistes conservateurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racialiste et autres virus idéologiques (2021) du chroniqueur québécois Mathieu Bock-CôtéMathieu Bock-Côté intervient régulièrement dans Le Figaro et dans des médias du groupe Bolloré (CNews, Europe 1). En France, on parle alors beaucoup d’« idéologie woke », mais aussi de « cancel culture », d’« islamogauchisme », autant de mots pour décrire les mobilisations actuelles en faveur des femmes, des minorités de genre et des personnes racisées. Une note intitulée Face au wokisme, publiée à l’été 2021 par la Fondation pour l’innovation politique, un think tank conservateur, a également contribué au succès de l’expression. Le terme a aussi été promu par le Medef, organisation patronale, qui a organisé une table ronde sur le sujet lors de son université d’été en 2021, intitulée « La woke culture va-t-elle envahir les entreprises ? »

Dès 2022, les dictionnaires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?

Le terme est très rapidement repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indigénistes », « intersectionnalistes », « néoféministes » ont aussi circulé sans être correctement définis« Indigéniste » : adjectif fourre-tout utilisé par l’extrême droite pour disqualifier les recherches critiques sur la race, les études décoloniales et ses supposé·es promoteur·ices. Le terme « intersectionnaliste » vise à critiquer les approches féministes intersectionnelles. L’appellation « néo­féministe » est utilisée pour discréditer des militantes jugées trop radicales en comparaison de leurs aînées. Concernant le « wokisme », les définitions données sont souvent en contradiction les unes avec les autres. Il ne désigne pas quelque chose qui serait observable dans le monde réel. En fait, on emploie le mot « wokisme » pour décrire ce qu’on n’aime pas, pour s’en démarquer. Est « wokiste » ce à quoi l’anti-woke s’oppose.

Comment le terme circule-t-il dans les médias ?

La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succèsLire à ce sujet Margot Mahoudeau et Guillaume Silhol, « En rangs et en tribunes : une analyse d’interventions intellectuelles sur le “wokisme” en France (2020–2023) », Mots. Les langages du politique, 2023. Des groupes assez hétéroclites s’en emparent pour parler de sujets très divers. Certains pour condamner des programmes comme l’éducation à la vie affective relationnelle et sexuelle à l’école [Évars], d’autres pour tenter d’interdire certains enseignements à l’université, etc. Ces personnes sont toutes d’accord pour être contre le « wokisme », mais sans jamais vraiment le définir. L’autre conséquence de ce flou, c’est que, d’une saison à l’autre, le terme peut désigner quelque chose de différent. Quand je travaillais sur mon livre La Panique woke, j’ai surtout trouvé des textes anti-woke évoquant les luttes antiracistes. Puis, après les élections municipales de 2020, ce sont les politiques menées par les maires écologistes qui ont été désignées comme « woke ». À partir de 2022, le mot est venu qualifier les personnes LGBTQIA+ pour exprimer une forte opposition aux drag-queens et aux personnes trans. Depuis 2023, il s’est mis à désigner les étudiant·es qui se mobilisent en solidarité avec le peuple palestinien. Pour la droite, le « wokiste » désigne le mouton noir du moment.

Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il existerait un « wokisme de droite » et le qualificatif commence aussi à être appliqué aux représentants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon MuskExemple d’article récent sur le sujet: « Émergence d’un “wokisme de droite”: quand même les “anti-woke” trouvent que Trump va trop loin », (Marianne, 9 juin 2025. Cela contredit toutes les définitions données jusqu’à présent, qui assuraient que les « wokistes » voulaient se débarrasser du fameux homme blanc hétérosexuel cisgenre de plus de 50 ans !

Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?

Il permet d’embrigader dans le camp des réactionnaires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés parisienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle représentait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néofasciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les subventions à l’organisation de la Pride. 

Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.

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28.07.2025 à 14:22

Réseaux sociaux, armes de désinformation massive

Mathilde Saliou

L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation. Des rumeurs infondées et toutes […]
Texte intégral (4526 mots)

L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation.

Des rumeurs infondées et toutes sortes de fausses informations sur son sexe biologique inondent les réseaux sociaux. L’athlète est dépeinte comme un homme concourant parmi les femmes. Amplifiées par des groupes d’extrême droite très actifs en ligne ainsi que par des personnalités publiques – au premier rang desquelles Elon Musk et Donald Trump –, ces accusations visent à discréditer la championne olympique en exploitant des stéréotypes de genre et des discours anti-trans et racistes.

Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modération en ligne sur les différentes plateformes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débarrasser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexteLes community notes, notes de contexte ou notes de communauté, généralisées par Elon Musk, permettent à des utilisateur·ices volontaires d’ajouter du contexte sous des tweets ou des posts, si ceux-ci sont jugés mensongers ou faux. Ces fonctionnalités sont très limitées pour lutter contre la désinformation. des utilisateurs, comme sur X, a annoncé Mark Zuckerberg. Ensuite, nous allons supprimer un tas de restrictions sur des sujets tels que l’immigration et le genre, en décalage avec les discours dominants. Ce qui a commencé comme un mouvement inclusif a de plus en plus été utilisé pour bloquer les opinions et exclure les personnes qui ont des idées différentes, et c’est allé trop loin. »

S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revirement spectaculaire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uniquement aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modération, ces mesures détricotent les protections construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homophobes, transphobes et racistes. Les nouvelles règles permettent d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anormalité » l’homosexualité ou les transitions de genre. En juin 2025, une étude menée par les associations états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut constatait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.

Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modération sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licenciements massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modération et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages comportant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.

Désinformation virale

Ces récentes évolutions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la multiplication des plateformes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les internautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire constituent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclusives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs plateformes) : trois milliards d’utilisateurs et utilisatrices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modération de contenus sur le territoire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures conditions à la viralisation accrue de la désinformation. Notamment à une « désinformation genrée » décomplexée.

Utilisée en anglais (gendered disinformation) dans un nombre croissant de travaux« Désinformation sexiste et ses implications pour le droit à la liberté d’expression — Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression », 7 août 2023., cette expression désigne le fait de diffuser intentionnellement des informations manipulées ou fausses qui utilisent les stéréotypes de genre comme des armes afin de bannir, ridiculiser ou discréditer les femmes et les minorités de genre dans la vie publique. Si elle a longtemps été cantonnée à des forums (Reddit, 4Chan), la haine misogyne et transphobe se propage désormais sur des plateformes aussi populaires que YouTube, X ou TikTok. Dans la sphère masculiniste, on compte de plus en plus de figures actives et très suivies, dont les propos alimentent ce phénomène de désinformation genrée. Andrew Tate, champion de kickboxing, dont la communauté compte plus de dix millions d’abonnés sur X, diffuse des stéréotypes de genre comme « l’idée qu’une femme aurait son ADN transformé par le sperme des hommes avec lesquels elles ont des rapports sexuels », pointe Ketsia Mutombo, cofondatrice du collectif Féministes contre le cyberharcèlement et coautrice avec Laure Salmona de Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet (Le Cavalier bleu, 2023). Dans d’autres espaces, les courants « tradwives » (pour traditional wife, mot à mot « épouse traditionnelle »), qui font la promotion de la femme au foyer et relaient des discours stéréotypés et essentialisants, sont aussi en pleine expansion. Selon l’outil Visibrain, qui réalise une veille quantitative des phénomènes en ligne, les hashtags #StayAtHomeGirlFriend (petite amie au foyer) et #TradWife auraient engrangé en 2024 respectivement 357 millions et 340 millions de vues par mois sur TikTok. Or les comptes tradwives véhiculent également leur lot de théories du complot et de fake news, notamment dans le domaine de la santé publique.

Fabrique du clash

Dans un contexte de recul important des droits reproductifs, la désinformation sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours antiavortement, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments prétendument scientifiques qui influencent les comportements. Quelques jours à peine après le changement de politique de modération du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publications d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les communautés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des conséquences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux stéréotype qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une pathologie attrapée par contamination, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la chercheuse. Par ailleurs, « dans les communautés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de désinformation contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.

Qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou des personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.

Au-delà de la baisse de modération, ce sont aussi les dynamiques d’amplification algorithmique typiques des plateformes qui favorisent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujetCes études sont accessibles en cherchant « algorithms weapon against women » sur le site isdglobal.org, en créant, pour les besoins de l’expérimentation, de faux profils de jeunes hommes de moins de 18 ans. « Tous finissent par se voir exposés à des contenus masculinistes et d’extrême droite », constate Cécile Simmons. Les algorithmes de recommandation de nos réseaux sociaux « amplifient systématiquement la misogynie ». De même, lorsque l’institut a testé la création de faux comptes de jeunes femmes, « au bout de 48 heures, on recevait du contenu de tradwives ».

Trump, chouchou des médias alternatifs

Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, youtubeuse ultraconservatrice et complotiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délaissant les médias traditionnels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaînant les apparitions dans des stream ou des podcasts aux audiences majoritairement jeunes et masculines. Une population qui vote traditionnellement moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents supporters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retranchements. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le présentateur. Selon Marie-Cécile Naves, directrice de l’observatoire Genre et géopolitique de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « ces médias qui se disaient alternatifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glissement, « les démocrates ne l’ont pas compris », explique la spécialiste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 apparitions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 apparitions ou mentions de Donald Trump.

Comment expliquer ce déséquilibre ? Dans L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la sociologue franco­états-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favorisent le déploiement d’une culture de droite : la structure hiérarchique des entreprises du numérique, les moyens financiers injectés dans ce secteur par les différents camps politiques et la culture du clash, c’est-à-dire la préférence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflictuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les plateformes numériques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repartagez), plus vous restez longtemps sur la plateforme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publicités qui permettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la désinformation et les contenus haineux et violents alimentent cet engagement. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias traditionnels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trouvaient sur ces plateformes un écho qui poussait les algorithmes à les recommander plus régulièrement. Les voyant mieux recommandés, les créateur·ices multipliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la désinformation, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension participative, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spécialiste des guerres de l’information Stephanie Lamy.

Cyberharcèlement ciblé

Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délégitimation dont ils sont déjà victimes dans l’espace public traditionnel. Si n’importe qui peut faire l’objet de harcèlement ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fréquemment et plus violemment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence UnitL’infographie « Measuring the prevalence of online violence against women » est disponible sur le site onlineviolencewomen.eiu.com. Dans ce domaine, le croisement des discriminations genrées et raciales est particulièrement prégnant. Une étude menée par Amnesty InternationalAmnesty International, « Des recherches participatives sur Twitter révèlent l’ampleur choquante des violences en ligne à l’égard des femmes », 18 décembre 2018. en 2018 montrait déjà que les femmes non blanches avaient globalement 34 % de risques de plus de recevoir des messages injurieux que les femmes blanches sur Twitter. Quand elles sont noires, ce risque s’élève à 84 %. En fonction du public visé, ces discours se mêlent à d’autres stéréotypes stigmatisants. « Dans la mesure où la misogynoir a pour effet de masculiniser les filles noires », illustre Ketsia Mutombo, les contenus auxquels elles seront exposées sur les réseaux sociaux « promeuvent la blanchité, le fait d’éviter les coiffures afro, d’envisager la rhinoplastie… »

« On le voit autour des échéances électorales : le but du cyberharcèlement est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »

Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)

D’une manière générale, qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances électorales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes politiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux candidates sur cinq ont été victimes de harcèlement sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trollsLes trolls sont des informaticien·nes, blogueur·euses ou pirates de l’informatique employé·es par des États ou des intermédiaires privés pour mener de vastes opérations de propagande, en répandant des fake news sur Internet. Ils travaillent dans des bureaux appelés « fermes » ou « usines à trolls ». qui l’ont présentée comme une grand-mère qui aurait dû rester à la maison pour s’occuper de ses petits-enfants plutôt que de se consacrer à la politique. En marge de la vie publique, nombreuses sont les femmes et les filles visées, elles aussi, par des insultes, des diffusions d’images intimes réelles ou fabriquées, ou encore du doxing, cette pratique qui consiste à divulguer sur les réseaux sociaux des informations personnelles (adresse ou numéro de téléphone). Le but : les intimider ou leur nuire. Car les conséquences de ces attaques sont immédiates et concrètes. Plus de la moitié des femmes victimes de cyberviolence ont souffert d’anxiété ou d’attaques de panique, selon une autre étude d’Amnesty International publiée en 2017. Plus des trois quarts avaient modifié leur manière d’utiliser les réseaux sociaux, y compris, pour 32 % des femmes interrogées, en cessant d’y poster.

Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ complètement libre aux masculinistes et autres propagateurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux féministes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, organisations et personnalités. Mais les féministes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dysfonctionnements des plateformes numériques, remarquant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire directement censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la plateforme. Dans la foulée, la militante et 13 autres activistes féministes ont assigné Meta en justice pour demander plus de transparence sur ses règles de modération (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).

Contre les cyberviolences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agresseurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le verbaliser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contourner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le remplacement du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les féministes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les plateformes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choisissez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visibilité des discours mensongers par des commentaires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunkerLe debunking, souvent traduit par « démystification », consiste à exposer ou à réfuter un corpus idéologique, des croyances ou des théories jugées erronées., donner les faits, tout en réaffirmant nos valeurs et pourquoi on se bat », c’est par exemple ce qu’a cherché à faire le réseau Empow’her avec sa campagne #DebunkTheLies, explique son initiatrice, Faustine Clerc. Pour gagner en audience, nombre de créateurs et de créatrices prennent aussi l’habitude de se commenter les un·es les autres, de promouvoir un message à plusieurs… Autant de tactiques pour tenter de faire jouer l’effet amplificateur des algorithmes de recommandation.

Ingérences numériques

La désinformation de genre demeure un enjeu géopolitique majeur. L’espace numérique est traversé par des opérations d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, économiques ou politiques se coordonnent pour influencer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astroturfing, qui consiste à amplifier de manière automatisée une mobilisation en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coordonnés. L’intelligence artificielle générative, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démultiplié (lire l’encadré ci-dessus)

Directrice adjointe de Viginum, le service du gouvernement chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la désinformation « connaissent très bien [les internautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces manipulations, ou bien choisit d’y participer. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa propagande proguerre. Pionnière dans les opérations de propagande numérique – la première ferme à trolls a été identifiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections présidentielles américaines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de désinformation consistant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a massivement circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influencer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fragiliser le soutien international à l’Ukraine.

Pour contrer ces offensives massives, les instances internationales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission européenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la plateforme de ne pas suffisamment lutter contre la désinformation et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive européenne sur les services numériques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les internautes européen·nes des fausses informations, des injures sexistes et racistes et des incitations à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission européenne prépare une amende contre X qui pourrait être supérieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des plateformes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à responsabiliser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes transphobes ? La guerre informationnelle en cours est et sera également juridique, financière, géopolitique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des principaux champs de bataille.

Deepfakes : l’IA au service de la fabrique du faux

Des militant·es participent à un rassemblement contre les deepfakes pornographiques, le 6 septembre 2024, à Séoul, en Corée du Sud. Sur les pancartes, on peut lire des slogans comme « Régulez les plateformes qui promeuvent les violences sexuelles » ou « Ce n’est ni fake ni un jeu. Arrêtons les deepfakes misogynes ».
Crédit : CHUNG SUNG-JUN / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP

L’intelligence artificielle (IA) et les réseaux sociaux démultiplient les risques de désinformation genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enregistrements audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « apprentissage profond ») et à la manipulation (fake, « faux »). Les deepfakes reproduisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hypertrucages politiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère pornographique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les préjudices sont considérables – discrédit, humiliation, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières manifestations contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages pornographiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux piochaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient principalement issues de l’entourage des agresseurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs personnalités, dont la vidéaste Lena Situations ou la journaliste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabrications. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de collégiennes par leurs camarades de classe.

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