ACCÈS LIBRE
29.07.2025 à 12:17
Coline Clavaud-Mégevand
En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le producteur Harvey Weinstein.
En France, la grande majorité des rédactions accueille ce déferlement de témoignages avec défiance : « Ces dénonciations n’apportent rien sinon des amalgames entre différents comportements bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le journaliste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture.
Les médias vont peu à peu prendre conscience du bouleversement social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles bénéficient alors d’une importante couverture médiatique : elles concernent des personnalités identifiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur particulière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère exceptionnel à ces affaires ; mais quel traitement journalistique réserver à ce fait social massif, tristement banal, que sont les violences sexuelles ?
Docteure en sciences de l’information et de la communication. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne journaliste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail journalistique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.
Codirectrice éditoriale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée responsable éditoriale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).
Journaliste indépendante et présidente de MeTooMedia, association qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.
Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légitimité dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?
LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révélation intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indéfiniment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la découverte de mécanismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme structurelles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas correctement son travail sur ces sujets, et la publication de ces enquêtes est venue combler un manque.
À présent il faut les inscrire dans la banalité du traitement médiatique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.
EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la médiatisation des affaires. Le fameux « tribunal médiatique
Pourtant, je ne suis pas convaincue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les journalistes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concurrence dans la hiérarchisation de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en compétition avec d’autres actualités très fortes allant des grands procès politiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers retentissants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur médiatisation plus difficile.
Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédactions, par des journalistes clairement identifié·es et soutenu·es.
LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas institutionnalisées dans les rédactions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédactions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thématiques. Oui, quelques journalistes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…).
Hors quelques exceptions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des journalistes féministes, qui trouvent là une niche éditoriale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des journalistes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la personnification, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits structurels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement.
Pour renouveler le traitement, il faut sortir de cette logique et médiatiser l’aspect systémique et patriarcal des violences. Mais cela demande une autre temporalité, un autre type de journalisme, plus en profondeur, avec des journalistes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des interviews avec des expert·es et des associations, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est indispensable.
À défaut d’approche structurelle, comment les rédactions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?
LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des rencontres ou des documents et témoignages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juridiques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881
À Mediapart, on cherche à montrer les dimensions systémiques des violences, les complicités, les silences institutionnels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoignages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigoureuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.
LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédactions, un·e journaliste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères implicites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est exceptionnelle : c’est extrêmement rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de ressources symboliques et économiques que la personne qu’elle accuse – ici, le réalisateur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes journalistiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est généralisée ensuite : le fait qu’on puisse médiatiser des accusations avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publication de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.
EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psychologiques ou conjugales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 2023
« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »
Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia
LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est importante uniquement pour les enquêtes nominatives, car elle révèle l’ampleur des complicités. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques systémiques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblématique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conjugales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la médiatisation, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter.
Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signalements, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos responsabilités, mais une nécessité dictée par nos limites.
LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une interrogation : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?
« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. »
Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart
On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs ressources économiques ou culturelles, ou de leur racisation par exemple. Comment faire pour ne pas documenter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?
EMMANUELLE DANCOURT C’est précisément pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, journalistes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes privilèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? »
LAURE BEAULIEU Les médias restent influencés par des grilles de lecture classiques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appartenant à une classe privilégiée –, les rédactions hésitent à médiatiser. Et inversement, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit médiatique peut tomber dans des biais racistes ou classistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des journalistes ne suffit pas : on doit interroger les structures, les cadres de production de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédactions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédactions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias chercheront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.
LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de déconstruire les biais journalistiques et les effets de domination structurels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédactions qu’on peut contrebalancer un peu ces inégalités. Des journalistes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des youtubeurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stigmatisations existantes, notamment envers les personnes issues de milieux populaires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou islamophobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énormément sur notre travail d’enquête et de publication, on ne peut pas l’ignorer.
LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spécificités, mais globalement, on dégage chaque fois les mêmes mécanismes de violence. Ce qui manque cruellement dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.
Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour diffamation. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?
LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spécifiquement brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de corruption à cause de la diffamation ? » Le dépôt de plainte pour diffamation relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accusations ou le ou la journaliste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction brandissent aussi cette menace comme argument face à des journalistes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la réputation du média. Dans le milieu journalistique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine Ebdo
Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques virulentes. Des mouvements masculinistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du harcèlement en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des journalistes. Les pigistes
LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.
Les journalistes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?
EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du traumatisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime directement
LAURE BEAULIEU Le traumatisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la supervision psychologique, elle est récente dans le journalisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psychologues, spécialistes du psychotrauma de surcroît, pour accompagner ces situations.
Ce qui aide aussi, c’est le débriefing à chaud ou encore, les réunions en présentiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retranscriptions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de traumatisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques quelques années après que #MeToo a éclaté.
LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses difficultés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des journalistes qui travaillent régulièrement avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psychologue spécialisée, qui peut être consultée pour le traitement des sujets difficiles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dispositif créé par le groupe Audiens [le régime de prévoyance et santé du secteur des médias] permettant de financer une aide psychologique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les informations exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédactions reconnaissent que c’est normal d’être affecté·e et respectent leur obligation légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.
« Ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques depuis #MeToo. »
Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication
Comment éviter que les journalistes, à leur tour, ne maltraitent les personnes témoignant de violences sexuelles, ou les associations qui se chargent de les défendre ?
EMMANUELLE DANCOURT Je suis journaliste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans préparation… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoignage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre commercial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été interviewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les journalistes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces maladresses viennent souvent de personnes bien intentionnées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les journalistes, car leur méconnaissance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la médiatisation. Je les oriente aussi vers des journalistes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est nécessaire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut.
LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revictimisation
LAURE BEAULIEU Les journalistes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques journalistiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.
Il faut aussi que les journalistes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc traumatique
EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et journaliste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accompagner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre association d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des informations clés, voire des affaires entières. Les journalistes ne mesurent pas toujours à quel point cette reconnaissance enotorst vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout simplement de la reconnaissance de notre travail, un travail fait majoritairement par des femmes, qui est gratuit et invisibilisé alors qu’il est essentiel. •
28.07.2025 à 17:40
Coline Clavaud-Mégevand
L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?
L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonyme
En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.
En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de Wikipédia
En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».
Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libre
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »
Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.
Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.
Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »
Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.
« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »
Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France
À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapport
28.07.2025 à 17:26
Marie Barbier
Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney Amiel
Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.
Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.
« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] Polanski
La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »
En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuelles
Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »
Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »
« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »
Valérie Rey-Robert, autrice féministe
Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaire
Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »
Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •
28.07.2025 à 17:17
Christelle Gilabert
Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées.
Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de nombreux événements ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de nos contenus en ligne. On peut citer le ralliement des géants de la tech à Trump, la fin des politiques de modération sur des sujets comme l’immigration ou le genre, mais aussi la suppression de milliers de pages web contenant des données relatives au climat, à la santé publique ou aux questions d’inclusion.
L’Internet dominant, dans lequel la plupart d’entre nous naviguent, est devenu un gigantesque territoire marchand divisé en grands domaines propriétaires (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), qui sont principalement dirigés par des hommes de la Silicon Valley. Un environnement qui a toujours été dominé par une culture conservatrice et masculiniste, comme l’a montré la chercheuse états-unienne Becca Lewis dans un article intitulé « “Headed for technofascism” : the rightwing roots of Silicon Valley » paru en janvier 2025 dans The Guardian. En deux décennies, la majeure partie de nos activités en ligne s’est progressivement concentrée dans ces espaces, qui abritent une galaxie de services
Entrer dans cet espace numérique, c’est devoir accepter que nos identités et nos comportements soient traqués, analysés et divulgués. En 2023, la presse américaine a révélé que Meta et Google avaient collaboré avec la police états-unienne pour identifier des personnes cherchant à avorter dans les États où c’était devenu illégal. C’est être soumis·e au fonctionnement obscur des algorithmes qui hiérarchisent, et potentiellement invisibilisent, l’information que nous cherchons ou que nous produisons (lire l’enquête « Réseaux sociaux, armes de désinformation massive ). En 2024, Amnesty International indiquait que Facebook, Instagram et TikTok avaient supprimé de leurs plateformes des contenus pédagogiques liés à l’avortement
De ce fait, les grands canaux d’information en ligne, comme les réseaux sociaux, les moteurs de recherches ou les applications de messagerie, représentent des environnements particulièrement hostiles pour les individus, les médias, les artistes ou les communautés militantes et les rendent vulnérables. Puissants leviers d’information, de connexion et d’émancipation, ils enferment en même temps les usager·es dans une grande dépendance en dictant leurs lois algorithmiques, idéologiques et financières. Malheureusement, cette prise en considération des fragilités technologiques dans la société civile, les mouvements sociaux – dont les mouvements féministes – est assez récente et reste embryonnaire.
En cause, l’absence de conscientisation et de politisation des enjeux technologiques permettant aux industriels, avec le soutien de la classe politique, de prospérer et d’imposer des systèmes en dehors de tout processus démocratique. Le conditionnement médiatique, social et culturel quant aux bénéfices et à l’inéluctabilité des avancées technologiques empêche également de faire entendre ou de faire valoir les résistances qui leur sont opposées. Pourtant, les communautés militantes existent bel et bien, y compris chez les féministes. « Cyberféminismes », « techno‑féminismes », « hacking* féministe », « transhackféminismes », toutes ces notions désignent des formes de militantisme qui articulent les luttes féministes aux luttes technologiques, depuis les années 1990. Les espaces en ligne, tout comme les milieux techniques à l’origine des interfaces, s’étant construits sur des logiques sexistes, racistes et validistes, les minorités n’ont pas eu d’autres choix que de militer pour reprendre la maîtrise de la Toile et pour façonner des endroits plus sûrs et plus inclusifs.
Pendant toutes ces années, la France a d’ailleurs été un important vivier d’actions. Et aujourd’hui, une nouvelle génération de collectifs technoféministes, tels que le Hacqueen, Wiquaya, le Fluidspace, le BIB Transféministe ou Echap, prend la relève. Des groupes qui ouvrent des espaces pour se réapproprier les technologies face aux systèmes dominants, et en marge des milieux alternatifs traditionnels, telles les communautés du libre* ou du hacking. La raison ? Ces dernières, essentiellement composées d’hommes cisgenres hétéros blancs, sont imprégnées d’une culture du sachant, sexiste et masculiniste, qui discriminent les néophytes et a fortiori les personnes minorisées – en les jugeant sur leurs usages, en les infantilisant sur leurs capacités, ou en étant hermétiques aux problématiques qui leur sont spécifiquement liées.
C’est d’ailleurs après avoir subi des violences en ligne sans pouvoir trouver de solution qu’Allium, cyberféministe queer, racisé·e et handi·e, décide en 2020 de créer Wiquaya (« se protéger » en arabe), à Toulouse. « Je ne me suis pas tourné·e vers la communauté libriste* parce que je me suis dit qu’ils ne comprendraient pas. Déjà, quand je me suis fait harceler sur leur chat, ils me répondaient : “Bah, déconnecte-toi, t’as qu’à [les] ignorer !” » Son association aide les utilisateur·ices à se protéger des risques courus sur Internet lorsque l’on est une personne LGBTQIA+ et féministe. Leur site propose une série de fiches pratiques pour répondre aux différents problèmes rencontrés dans l’espace numérique selon son identité ou ses convictions : par exemple, « Je fais mon coming out sur Internet » ou « J’organise des événements militants ». « Notre but est d’apporter des solutions concrètes et de redonner du pouvoir, sans juger du niveau ou des outils que les personnes utilisent », précise Allium.
« Le monde du Web est tellement dominé par les hommes que cela devient un frein à l’apprentissage », explique Anissa, militante au sein du collectif Hacqueen. Fondé en 2020 à Strasbourg, le groupe se présente comme une communauté d’entraide intersectionnelle autour du numérique et des technologies en non-mixité de genre (sans hommes cis-hétéros). Militant·es racisé·es, LGTBQIA+ ou handi·es, ses membres organisent des ateliers pour aider à reprendre en main les outils numériques : comment créer une page web simple et la mettre en ligne ? comment utiliser des logiciels libres ou des moyens de communication chiffrés ? où trouver les bonnes ressources ? « C’est une forme d’éducation populaire au numérique, précise Eineki. On donne des clés pour se protéger aussi bien de la surveillance des Gafam et des États que du cyberharcèlement. »
« Aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public. »
Spideralex, sociologue et cyberféministe
Pour aller encore plus loin, Hacqueen projette de se doter à terme de son propre serveur autogéré : un serveur féministe. Autrement dit, une machine dont le groupe disposerait en local et qui serait administrée par les différent·es membres. L’objectif est de pouvoir héberger de façon autonome les données des utilisateur·ices ou des organisations militantes alliées du collectif. En effet, la sécurité sur Internet ne s’applique pas uniquement aux espaces en ligne, mais aussi à l’infrastructure qui supporte toute cette activité. Même en sortant des plateformes propriétaires des Gafam, énormément de services et contenus web restent hébergés dans leurs services de stockage en ligne : Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud. « Ce serveur serait un moyen de se réapproprier et de collectiviser la gestion des données pour assurer notre autonomie », précise mj, une autre membre du collectif Hacqueen. Leur projet s’inspire de serveurs déjà existants, comme SysterServer, l’un des tout premiers à avoir vu le jour, au milieu des années 2000, ou AnarchaServer. Ce dernier, créé en 2014 durant le TransHackFeminist Convergence (lire l’encadré ci-dessous), est utilisé pour archiver et conserver les mémoires des luttes féministes. On peut citer aussi le collectif Tribidou, à Marseille, qui a expérimenté un serveur féministe nommé Coquillage, servant notamment à héberger la webradio féministe RadioRageuse.
De manière générale, ces serveurs sont un moyen d’héberger et de protéger les activités des communautés féministes, tout en conservant au maximum les traces de leurs actions au cours du temps. En une quinzaine d’années, plusieurs réseaux se sont déployés, principalement à travers l’Europe et l’Amérique latine, comme La Bekka en Espagne, Cl4ndestinas au Brésil ou Kefir au Mexique.
En dehors des technologies numériques et d’Internet, il existe de multiples façons de s’informer, ou de produire et transmettre du savoir dans un sens plus large : livres, fanzines, affiches, brochures, vidéos, podcast, etc. Là aussi, il faut inventer ou se réapproprier des outils pour les produire. Et, là aussi, les communautés féministes et queers s’organisent pour apprendre à les maîtriser.
Le TransHackFeminist (THF) est un festival international de hacking réunissant les communautés féministes et LGTBQIA+ dans le but d’encourager ou de renforcer le développement de technologies émancipatrices au service de la justice sociale. Au cours de huit journées d’ateliers, de débats, de fêtes et de performances, l’événement invite à défier les systèmes d’oppression – financiers, médicaux ou numériques – qui contrôlent l’existence des personnes sexisées et minorisées, dans une perspective radicalement anticapitaliste, antisexiste, antiraciste, anti-LGBTphobe et anti-validiste.
La première édition s’est tenue en 2014 dans la communauté autonome de Calafou en Catalogne espagnole en appelant à travailler sur deux champs d’expérimentation : les serveurs féministes d’une part et les pratiques visant à se réapproprier certains savoirs gynécologiques d’autre part, inspirées par le projet GynePunk du hacklab transféministe Pechblenda au Brésil. Elles consistent à fabriquer des outils d’autodiagnostic et de soins de première urgence en matière de santé sexuelle (analyses de fluides, tests sanguins, prises d’hormones, lubrifiants, contraceptifs, etc.), qui soient accessibles même dans les situations les plus précaires. En 2022, une autre édition a été consacrée à l’infrastructure féministe, présentée comme « l’ensemble des ressources techniques et sociales qui soutiennent et renforcent les luttes (trans)féministes » afin de stabiliser les meilleures pratiques communautaires.
Parmi les autres sujets abordés : la création de bibliothèques numériques, le hacking de la presse ou du monde universitaire, les modes de parentalité alternatifs, la construction de wifi communautaire ou encore la sexualité queer et crip – le mot, dérivé de l’insulte cripple (infirme), désigne une culture ou des pratiques qui valorisent les marges et la dissidence à un ordre validiste. De ces deux éditions, devenues des références du hacking transféministe, sont nés divers projets, comme A[r]bor[e]tum, une banque de graines pour cultiver des plantes abortives. Ou le serveur féministe AnarchaServer, dont le nom, Anarcha, rend hommage à l’une des esclaves afro-américaines du XIXe siècle ayant subi des dizaines d’opérations sans anesthésie dans le cadre d’expérimentations scientifiques menées par le docteur James Marion Sims, considéré comme l’un des pères de la gynécologie.
Depuis 2022, à Montpellier, un groupe de militant·es féministes et queers organise La Tenaille, un festival en non-mixité de genre consacré à la réappropriation des savoir-faire techniques. Son objectif : s’initier à diverses pratiques techniques, habituellement monopolisées par les hommes, en offrant des espaces d’apprentissage de pair·e à pair·e en dehors des institutions officielles et débarrassées des comportements masculinistes (mansplaining
« L’idée est de rendre accessibles les savoirs, et que chacun·e puisse faire par soi-même », indique Cade, membre du groupe transféministe au sein du hackerspace* le BIB (pour « Boat in a Box », l’idée d’un canot de sauvetage pour s’échapper du système dominant). L’un des lieux phares accueillant le festival à Montpellier, le BIB s’est créé il y a une douzaine d’années. Autrefois très masculin et caractéristique des milieux hackers, il est traversé par une dynamique féministe et transféministe depuis 2019. « On aurait pu monter quelque chose ailleurs. Mais ça aurait été bête de perdre ce qui était dispo ici », raconte Mare, coorganisatrice de La Tenaille et également membre du groupe transféministe. En effet, le lieu dispose de multiples équipements : un atelier de bricolage, une brasserie, une bibliothèque, une imprimante 3D, une machine de sérigraphie, un studio son ou encore un laboratoire alternatif de microbiologie
À Dijon, c’est au sein de l’espace autogéré et anticapitaliste Les Tanneries, qu’Amel, électricienne, militante féministe et technocritique, s’occupe de l’imprimerie, son « fief » depuis sept ans. Cet atelier permet à l’écosystème indépendant et militant de la ville de produire ses propres supports politiques : brochures, affiches, cartes postales et même des livres. L’imprimerie a été aménagée avec de vieilles machines récupérées ou achetées à très bas prix. « On essaie d’avoir du vieux matériel pour pouvoir le modifier et le réparer, contrairement aux machines de maintenant qui sont entièrement électroniques et trop complexes à bidouiller, explique Amel. L’imprimerie est vraiment un outil dont on ne peut plus se passer. Pour des raisons d’anonymat, vu le niveau de répression en ce moment, mais aussi pour encourager les gens à s’exprimer. À partir du moment où on l’a mise à disposition, beaucoup de personnes se sont mises à produire, à écrire, à faire des dessins. »
Loin d’être nouvelle, la réappropriation des technologies s’inscrit dans une longue et riche histoire de mouvements féministes cherchant à retrouver le contrôle politique des techniques. Soit pour se défaire de leur exploitation, soit pour les mettre au service de leur émancipation. En 2024, l’imprimerie des Tanneries participe au projet « T’aurais pas une adresse ? » du collectif audiovisuel Synaps. Un livre-DVD qui raconte l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) de Gennevilliers. Pendant plusieurs mois, l’équipe du Synaps a procédé à la compilation et à la restauration d’archives laissées par les militantes des années 1970, des vieilles bobines de film aux documents administratifs, en passant par des tracts, des photos et toutes formes de supports d’information militants. « Pour elles, ni la technique ni les personnes censées la détenir ne devaient être un obstacle. C’est un mouvement
d’autonomie très fort avec une histoire de réappropriation de leurs corps, de leurs désirs, à travers les techniques d’avortement, de contraception, de soin et d’entraide collective, mais aussi d’outils pour imprimer, écrire, dessiner, filmer leur combat et espérer le transmettre. Cela croise plein de savoir-faire techniques à tous les niveaux », souligne Anna, l’initiatrice du projet. À Montpellier, où s’est tenu le festival La Tenaille, un atelier intitulé Electroshlyse permettait d’apprendre à fabriquer des mini appareils pour épilation définitive à partir d’une méthode toute simple élaborée, reprise et améliorée par des femmes trans depuis les années 1980.
Ces exemples passés ou présents montrent la nécessité de repolitiser la production, la gestion et l’usage des technologies qui nous entourent. Pas seulement celles pour s’informer, mais également celles pour se nourrir, se déplacer, se loger, accéder à l’énergie ou se soigner. Maîtriser les savoirs et pratiques techniques, c’est aussi apprendre à les critiquer et à mieux lutter contre l’accaparement, les idéologies, et les modes de production des systèmes qui les développent : les industries, les institutions, et les gouvernements. C’est en ça que consiste l’infrastructure féministe, un terme né dans les communautés cyberféministes au milieu des années 2010 : construire et pérenniser un ensemble de pratiques « techniques et sociales » pour faire progresser les luttes et gagner en autonomie face aux systèmes dominants. Comme le résume, Spideralex : « La société civile et les mouvements sociaux ont toujours eu un rôle important et novateur dans le développement des technologies dont ils avaient besoin. Les technologies, c’est le dénominateur commun de toutes les luttes. Toutes ont besoin de fabriquer, d’informer, de communiquer, de documenter, de créer des liens, de conserver une mémoire et d’inventer des imaginaires radicaux ! » En d’autres termes : pas d’autonomie politique sans autonomie technique, et inversement.
Hacking : apparu dans les années 1960 dans le monde de l’électronique, le terme désigne un ensemble de pratiques visant à décrypter, expérimenter, détourner, modifier, réparer ou améliorer un outil, une infrastructure ou un système qui nous passionne ou nous domine. Habituellement associé à des actes de piratages malveillants, il recouvre une réalité bien plus large qui s’inscrit le plus souvent dans une démarche coopérative et militante d’affranchissement des normes établies.
Hackerspace, hacklab : ateliers, espaces communautaires dévolus au hacking, où des personnes amatrices, curieuses ou militantes se retrouvent pour partager, expérimenter et bidouiller ensemble.
Libre, libriste : mouvement qui défend le développement et l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des outils numériques qui peuvent être partagés et modifiés sans avoir à passer par l’autorisation de leur concepteur. C’est une culture qui s’inscrit dans une lutte contre la propriété, l’accaparement et tout ce qui peut entraver la libre circulation du savoir et de l’information.
Serveur féministe : dispositif physique administré en autonomie par des communautés féministes pour protéger et soutenir les données, communications et activités au service de leurs luttes.
28.07.2025 à 14:40
Marie Kirschen
En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace médiatique français.
Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injustices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségrégation aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popularité. Les conservateurs lui donnent une connotation péjorative, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le substantif « wokisme » est utilisé comme repoussoir ultime pour pointer du doigt les mouvements qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liberticides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.
Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?
Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spécificité française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des interventions d’intellectuels et d’essayistes conservateurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racialiste et autres virus idéologiques (2021) du chroniqueur québécois Mathieu Bock-Côté
Dès 2022, les dictionnaires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?
Le terme est très rapidement repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indigénistes », « intersectionnalistes », « néoféministes » ont aussi circulé sans être correctement définis
Comment le terme circule-t-il dans les médias ?
La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succès
Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il existerait un « wokisme de droite » et le qualificatif commence aussi à être appliqué aux représentants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon Musk
Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?
Il permet d’embrigader dans le camp des réactionnaires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés parisienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle représentait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néofasciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les subventions à l’organisation de la Pride.
Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.
28.07.2025 à 14:22
Mathilde Saliou
L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation.
Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modération en ligne sur les différentes plateformes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débarrasser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexte
S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revirement spectaculaire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uniquement aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modération, ces mesures détricotent les protections construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homophobes, transphobes et racistes. Les nouvelles règles permettent d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anormalité » l’homosexualité ou les transitions de genre. En juin 2025, une étude menée par les associations états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut constatait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.
Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modération sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licenciements massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modération et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages comportant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.
Ces récentes évolutions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la multiplication des plateformes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les internautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire constituent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclusives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs plateformes) : trois milliards d’utilisateurs et utilisatrices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modération de contenus sur le territoire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures conditions à la viralisation accrue de la désinformation. Notamment à une « désinformation genrée » décomplexée.
Utilisée en anglais (gendered disinformation) dans un nombre croissant de travaux
Dans un contexte de recul important des droits reproductifs, la désinformation sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours antiavortement, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments prétendument scientifiques qui influencent les comportements. Quelques jours à peine après le changement de politique de modération du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publications d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les communautés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des conséquences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux stéréotype qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une pathologie attrapée par contamination, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la chercheuse. Par ailleurs, « dans les communautés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de désinformation contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.
Qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou des personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.
Au-delà de la baisse de modération, ce sont aussi les dynamiques d’amplification algorithmique typiques des plateformes qui favorisent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujet
Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, youtubeuse ultraconservatrice et complotiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délaissant les médias traditionnels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaînant les apparitions dans des stream ou des podcasts aux audiences majoritairement jeunes et masculines. Une population qui vote traditionnellement moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents supporters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retranchements. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le présentateur. Selon Marie-Cécile Naves, directrice de l’observatoire Genre et géopolitique de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « ces médias qui se disaient alternatifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glissement, « les démocrates ne l’ont pas compris », explique la spécialiste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 apparitions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 apparitions ou mentions de Donald Trump.
Comment expliquer ce déséquilibre ? Dans L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la sociologue francoétats-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favorisent le déploiement d’une culture de droite : la structure hiérarchique des entreprises du numérique, les moyens financiers injectés dans ce secteur par les différents camps politiques et la culture du clash, c’est-à-dire la préférence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflictuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les plateformes numériques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repartagez), plus vous restez longtemps sur la plateforme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publicités qui permettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la désinformation et les contenus haineux et violents alimentent cet engagement. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias traditionnels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trouvaient sur ces plateformes un écho qui poussait les algorithmes à les recommander plus régulièrement. Les voyant mieux recommandés, les créateur·ices multipliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la désinformation, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension participative, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spécialiste des guerres de l’information Stephanie Lamy.
Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délégitimation dont ils sont déjà victimes dans l’espace public traditionnel. Si n’importe qui peut faire l’objet de harcèlement ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fréquemment et plus violemment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence Unit
« On le voit autour des échéances électorales : le but du cyberharcèlement est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »
Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)
D’une manière générale, qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances électorales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes politiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux candidates sur cinq ont été victimes de harcèlement sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trolls
Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ complètement libre aux masculinistes et autres propagateurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux féministes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, organisations et personnalités. Mais les féministes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dysfonctionnements des plateformes numériques, remarquant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire directement censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la plateforme. Dans la foulée, la militante et 13 autres activistes féministes ont assigné Meta en justice pour demander plus de transparence sur ses règles de modération (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).
Contre les cyberviolences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agresseurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le verbaliser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contourner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le remplacement du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les féministes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les plateformes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choisissez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visibilité des discours mensongers par des commentaires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunker
La désinformation de genre demeure un enjeu géopolitique majeur. L’espace numérique est traversé par des opérations d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, économiques ou politiques se coordonnent pour influencer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astroturfing, qui consiste à amplifier de manière automatisée une mobilisation en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coordonnés. L’intelligence artificielle générative, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démultiplié (lire l’encadré ci-dessus)
Directrice adjointe de Viginum, le service du gouvernement chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la désinformation « connaissent très bien [les internautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces manipulations, ou bien choisit d’y participer. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa propagande proguerre. Pionnière dans les opérations de propagande numérique – la première ferme à trolls a été identifiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections présidentielles américaines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de désinformation consistant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a massivement circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influencer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fragiliser le soutien international à l’Ukraine.
Pour contrer ces offensives massives, les instances internationales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission européenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la plateforme de ne pas suffisamment lutter contre la désinformation et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive européenne sur les services numériques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les internautes européen·nes des fausses informations, des injures sexistes et racistes et des incitations à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission européenne prépare une amende contre X qui pourrait être supérieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des plateformes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à responsabiliser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes transphobes ? La guerre informationnelle en cours est et sera également juridique, financière, géopolitique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des principaux champs de bataille.
L’intelligence artificielle (IA) et les réseaux sociaux démultiplient les risques de désinformation genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enregistrements audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « apprentissage profond ») et à la manipulation (fake, « faux »). Les deepfakes reproduisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hypertrucages politiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère pornographique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les préjudices sont considérables – discrédit, humiliation, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières manifestations contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages pornographiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux piochaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient principalement issues de l’entourage des agresseurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs personnalités, dont la vidéaste Lena Situations ou la journaliste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabrications. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de collégiennes par leurs camarades de classe.