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29.07.2025 à 12:17

Comment continuer à médiatiser les violences sexuelles ?

Coline Clavaud-Mégevand
En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles […]
Texte intégral (5513 mots)

En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le producteur Harvey Weinstein.

Dans la foulée de cette médiatisation, sur les réseaux sociaux, des femmes de toutes catégories sociales reprennent le mot d’ordre #MeToo, lancé dix ans plus tôt par l’assistante sociale africaine-américaine Tarana Burke pour sensibiliser aux violences sexo-spécifiques subies par les jeunes filles et femmes noires qu’elle rencontrait dans le cadre de son travail. Allant des remarques sexualisantes entendues dans la rue ou dans le cadre professionnel, jusqu’à des faits pouvant relever de la justice pénale, les témoignages qui affluent dessinent un continuum de violences sexistes et sexuelles, et mettent en lumière le caractère systémique de la domination masculine.

En France, la grande majorité des rédactions accueille ce déferlement de témoignages avec défiance : « Ces dénonciations n’apportent rien sinon des amalgames entre différents comportements bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le journaliste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture.

Les médias vont peu à peu prendre conscience du bouleversement social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles bénéficient alors d’une importante couverture médiatique : elles concernent des personnalités identifiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur particulière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère exceptionnel à ces affaires ; mais quel traitement journalistique réserver à ce fait social massif, tristement banal, que sont les violences sexuelles ?

Laure Beaulieu

Docteure en sciences de l’information et de la communication. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne journaliste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail journalistique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.

Lénaïg Bredoux

Codirectrice éditoriale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée responsable éditoriale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).

Emmanuelle Dancourt

Journaliste indépendante et présidente de MeTooMedia, association qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.

Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légitimité dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?

LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révélation intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indéfiniment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la découverte de mécanismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme structurelles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas correctement son travail sur ces sujets, et la publication de ces enquêtes est venue combler un manque.

À présent il faut les inscrire dans la banalité du traitement médiatique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.

EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la médiatisation des affaires. Le fameux « tribunal médiatique L’expression « tribunal médiatique » qui date du début des années 2000 est utilisée pour dénigrer le journalisme d’investigation, qui prendrait la place du système judiciaire. », c’est moi ! Au sein de l’association, nous ressentons très fortement une forme de lassitude qui émane des rédactions. On me dit souvent que le public « en a marre », que l’affaire n’est pas assez forte…

Pourtant, je ne suis pas convaincue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les journalistes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concurrence dans la hiérarchisation de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en compétition avec d’autres actualités très fortes allant des grands procès politiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers retentissants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur médiatisation plus difficile.

Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédactions, par des journalistes clairement identifié·es et soutenu·es.

LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas institutionnalisées dans les rédactions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédactions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thématiques. Oui, quelques journalistes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…).

Hors quelques exceptions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des journalistes féministes, qui trouvent là une niche éditoriale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des journalistes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la personnification, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits structurels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement.

Pour renouveler le traitement, il faut sortir de cette logique et médiatiser l’aspect systémique et patriarcal des violences. Mais cela demande une autre temporalité, un autre type de journalisme, plus en profondeur, avec des journalistes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des interviews avec des expert·es et des associations, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est indispensable.

À défaut d’approche structurelle, comment les rédactions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?

LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des rencontres ou des documents et témoignages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juridiques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881Votée au moment où la IIIe République pose les fondements d’un usage démocratique du pouvoir, la loi du 29 juillet 1881 cadre juridiquement les droits et devoirs de la presse. Elle constitue aujourd’hui encore un texte de référence. : il faut des témoignages, des éléments croisés… de quoi étayer suffisamment un article. Ensuite, ce qui est porté à la connaissance du public n’est qu’une minorité des affaires sur lesquelles on travaille ! Beaucoup n’aboutissent pas, faute de preuves ou parce que les victimes se rétractent. Enfin, chaque rédaction a une ligne éditoriale.

À Mediapart, on cherche à montrer les dimensions systémiques des violences, les complicités, les silences institutionnels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoignages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigoureuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.

LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédactions, un·e journaliste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères implicites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est exceptionnelle : c’est extrêmement rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de ressources symboliques et économiques que la personne qu’elle accuse – ici, le réalisateur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes journalistiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est généralisée ensuite : le fait qu’on puisse médiatiser des accusations avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publication de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.

EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psychologiques ou conjugales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 2023En septembre 2023, Mediapart révèle que Stéphane Plaza, animateur de télévision et dirigeant d’une chaîne d’agences immobilières, est accusé de violences par trois anciennes compagnes. En février 2025, la justice le reconnaît officiellement coupable de ces faits sur l’une d’entre elles., personne n’en aurait parlé : aucune autre rédaction n’avait voulu traiter le sujet ! Et puis certains milieux n’intéressent pas. On a par exemple eu beaucoup de mal à faire médiatiser des violences dans le secteur de la photo, et on n’a pas réussi avec celui de la critique cinéma, cette fois, pour des raisons évidentes de collusion entre les agresseurs et les rédactions. Quant aux questions de la notoriété de la victime ou de l’agresseur, elles me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants.


« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »

Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia

LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est importante uniquement pour les enquêtes nominatives, car elle révèle l’ampleur des complicités. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques systémiques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblématique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conjugales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la médiatisation, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter.

Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signalements, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos responsabilités, mais une nécessité dictée par nos limites.

LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une interrogation : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?


« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. »

Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart

On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs ressources économiques ou culturelles, ou de leur racisation par exemple. Comment faire pour ne pas documenter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?

EMMANUELLE DANCOURT C’est précisément pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, journalistes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes privilèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? » 

Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA. Sébastien Calvet / Mediapart
Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA.
Crédit photo : Sébastien Calvet / Mediapart

LAURE BEAULIEU Les médias restent influencés par des grilles de lecture classiques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appartenant à une classe privilégiée –, les rédactions hésitent à médiatiser. Et inversement, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit médiatique peut tomber dans des biais racistes ou classistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des journalistes ne suffit pas : on doit interroger les structures, les cadres de production de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédactions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédactions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias chercheront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.

LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de déconstruire les biais journalistiques et les effets de domination structurels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédactions qu’on peut contrebalancer un peu ces inégalités. Des journalistes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des youtubeurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stigmatisations existantes, notamment envers les personnes issues de milieux populaires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou islamophobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énormément sur notre travail d’enquête et de publication, on ne peut pas l’ignorer.

LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spécificités, mais globalement, on dégage chaque fois les mêmes mécanismes de violence. Ce qui manque cruellement dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.

Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour diffamation. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?

LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spécifiquement brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de corruption à cause de la diffamation ? » Le dépôt de plainte pour diffamation relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accusations ou le ou la journaliste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction brandissent aussi cette menace comme argument face à des journalistes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la réputation du média. Dans le milieu journalistique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine EbdoEn février 2018, le magazine Ebdo révèle la plainte pour viol déposé en 2008 à l’encontre du ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot. L’enquête est vivement critiquée, les journalistes ayant anonymisé la plaignante à sa demande. Hulot dépose plainte pour diffamation, mais la retire discrètement, le 26 décembre 2018. Entre-temps, Ebdo a mis la clé sous la porte.. Elle a été très critiquée, et le journal a disparu quelque temps plus tard.

Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques virulentes. Des mouvements masculinistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du harcèlement en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des journalistes. Les pigistes Un·e pigiste est un journaliste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite. sont les plus exposé·es : ces violences sont effrayantes quand on n’a pas la possibilité de débriefer, ni d’être épaulé·e.

LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.

Les journalistes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?

EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du traumatisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime directementLe traumatisme vicariant, également appelé fatigue compassionnelle, peut affecter les personnes confrontées de manière répétée aux récits de traumatismes rapportés par des victimes, notamment de violences sexuelles.. Parfois, ces récits réactivent nos propres blessures, et là, ce n’est plus seulement au traumatisme vicariant qu’on a affaire. Quand le député Erwan Balanant, rapporteur, avec Sandrine Rousseau, de la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans le monde de la culture, m’a demandé comment je pouvais tenir en entendant autant de victimes, j’ai réalisé à quel point on doit être entouré·es, soutenu·es, écouté·es. Il faut des espaces pour parler, des collègues et des professionnel·les formé·es pour nous aider à accompagner les victimes sans nous effondrer. Chez MeTooMedia, nos écoutantes sont supervisées par une psychologue spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles. C’est d’autant plus important que nous travaillons selon le principe de la pair-aidanceLa pair-aidance est une pratique qui repose sur l’entraide entre personnes vivant ou ayant vécu des difficultés similaires. Elle s’appuie sur une dynamique de participation, tant du pair ou de la paire aidant·e que de la personne accompagnée. : toutes nos écoutantes sont d’anciennes victimes. Elles ont suivi la formation « Je te crois », que nous avons créée pour professionnaliser l’écoute des victimes et qui sera bientôt proposée à d’autres associations.

LAURE BEAULIEU Le traumatisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la supervision psychologique, elle est récente dans le journalisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psychologues, spécialistes du psychotrauma de surcroît, pour accompagner ces situations.

Ce qui aide aussi, c’est le débriefing à chaud ou encore, les réunions en présentiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retranscriptions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de traumatisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques quelques années après que #MeToo a éclaté.

LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses difficultés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des journalistes qui travaillent régulièrement avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psychologue spécialisée, qui peut être consultée pour le traitement des sujets difficiles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dispositif créé par le groupe Audiens [le régime de prévoyance et santé du secteur des médias] permettant de financer une aide psychologique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les informations exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédactions reconnaissent que c’est normal d’être affecté·e et respectent leur obligation légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.


« Ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques depuis #MeToo. »

Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication

Comment éviter que les journalistes, à leur tour, ne maltraitent les personnes témoignant de violences sexuelles, ou les associations qui se chargent de les défendre ?

EMMANUELLE DANCOURT Je suis journaliste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans préparation… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoignage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre commercial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été interviewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les journalistes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces maladresses viennent souvent de personnes bien intentionnées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les journalistes, car leur méconnaissance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la médiatisation. Je les oriente aussi vers des journalistes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est nécessaire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut.

LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revictimisationLa revictimisation, ou « victimisation secondaire », peut concerner les victimes de violences diverses, notamment sexuelles, qui, à partir du moment où elles témoignent de ces violences, sont maltraitées par les institutions – policière, judiciaire, médiatique… – censées les accompagner., il faut confier ces enquêtes à des gens qui maîtrisent le sujet, même si des erreurs restent possibles – auquel cas, ce qui compte, c’est de les reconnaître. Il est essentiel d’avoir conscience en permanence qu’on interroge des victimes, pas des sources classiques ; leur mémoire est souvent fragmentée, elles peuvent se tromper, leur envie de parler peut fluctuer… Tout cela demande de la patience et un·e journaliste formé·e réagira mieux à ce type de situations. Il faut aussi appliquer des règles strictes : expliquer le processus aux victimes, créer une relation de confiance fondée sur la transparence, garantir le consentement à chaque étape – on ne peut pas travailler sur des affaires où le consentement n’a pas été respecté et faire de même ! Publier sans l’accord des victimes reste trop courant, notamment quand des journalistes obtiennent des plaintes par l’intermédiaire de la police. À Mediapart, on ne le fait jamais, mais ce n’est pas une norme partagée par toute la presse.

LAURE BEAULIEU Les journalistes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques journalistiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.

Il faut aussi que les journalistes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc traumatiqueLa psychiatrie s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’un événement traumatisant est susceptible d’affecter les capacités mnésiques du sujet qui en fait l’expérience.. Travailler sur ces sujets implique donc de revoir son rapport à la vérité et d’apprendre à entendre ces récits sans suspicion systématique. Enfin, les journalistes devraient avoir davantage conscience du rapport de domination qui s’exerce, car elles et ils sont perçu·es comme des figures d’autorité.

EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et journaliste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accompagner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre association d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des informations clés, voire des affaires entières. Les journalistes ne mesurent pas toujours à quel point cette reconnaissance enotorst vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout simplement de la reconnaissance de notre travail, un travail fait majoritairement par des femmes, qui est gratuit et invisibilisé alors qu’il est essentiel. •

28.07.2025 à 17:40

Wikipédia, au cœur de la bataille informationnelle

Coline Clavaud-Mégevand
L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ? C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim […]
Texte intégral (2369 mots)

L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?

C’est la thèse d’Ed Martin, procureur fédéral par intérim du District de Columbia, aux États-Unis. Dans un courrier daté d’avril 2025 et adressé à la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif chargée de la gestion administrative de l’encyclopédie numérique, le magistrat accuse Wikipédia de « permet[tre] la manipulation de l’information […] y compris la réécriture d’événements historiques majeurs et de biographies de dirigeants américains actuels et passés, ainsi que de sujets touchant à la sécurité nationale et aux intérêts des États-Unis ». Tout cela, affirme-t-il, « sous couvert de fournir du contenu informatif ».

L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonymeLa plus célèbre de ces polémiques est lancée par l’écrivain Philip Roth en 2012. Par voie de presse, il s’insurge que la notice reprenne à son compte l’analyse du critique littéraire Charles Taylor, pour qui le héros de son roman La Tache s’inspire d’une personnalité réelle.. » Mais cette fois, la contestation provient d’Elon Musk, patron de X et de Tesla, qui fera son entrée à la Maison-Blanche quelques mois plus tard. À l’époque, il soutient déjà activement la deuxième campagne de Donald Trump et s’agace que Wikipédia parasite son storytelling, en le présentant notamment comme « premier actionnaire » de la société Tesla, plutôt que comme son fondateur. Sur X, il attaque : « Je leur donnerai un milliard de dollars s’ils changent leur nom en Dickipedia » (en anglais, « dick » signifie, entre autres, « connard »).

En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.

Les foudres du magazine Le Point 

En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de WikipédiaLes articles doivent « se référer à des savoirs connus et reconnus », issus de dictionnaires, d’encyclopédies, de livres ou d’articles de presse « de qualité ». .Cet ajout déclenche les foudres du Point qui informe le contributeur d’une enquête à son sujet, dans laquelle son identité sera révélée. Quelques mois auparavant, l’hebdomadaire publiait un article intitulé «Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une manipulation», dans lequel le journaliste Erwan Seznec regrettait que l’encyclopédie ait rétrogradé l’hebdo parmi les sources peu fiables. Cette fois, la menace est personnelle. Wikimédia France publie une lettre ouverte pour défendre l’encyclopédie en ligne, signée par plus de 1 000 utilisateurs·ices et Le Point renonce à publier son enquête. Reste un constat: Wikipédia est décidément sous pression.

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo

En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».

Impossible à contrôler

Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libreLe « libre » désigne
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
existe et investissent même dedans », rappelle la chercheuse Marie-Noëlle Doutreix. Car la masse des contenus gratuits produits et diffusés par ce mouvement permet à Apple, Meta et autres Amazon « d’entraîner leurs algorithmes, leurs assistants vocaux, ou encore l’intelligence artificielle ». En juillet 2025, Wikipédia revendiquait 65 millions d’articles en ligne rédigés dans 341 langues.


Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Marathon d’édition Wikipédia avec Noircir Wikipédia et Les sans pagEs. 14 personnes ont participé en présentiel à cet « éditathon » sur le thème « Femmes photographes noires ». Crédit photo : Ariane Mawaffo


Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.

Une plateforme pas si progressiste

Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.

Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »

Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.


« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »

Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France

À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapportLes Lumières à l’ère numérique, sous la direction de Gérald Bronner, 2022 ; disponible sur vie-publique.fr et au format papier aux Presses universitaires de France. alertant sur « le chaos informationnel contemporain », créé par « la masse […] inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles » et « le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde » – notamment les mouvements d’extrême droite. « Les wikipédien·nes connaissent bien la “loi de Brandolini”, qui veut que pour réfuter les propos de quelqu’un qui dit n’importe quoi, on mobilise une énergie dix fois supérieure à lui », conclut Capucine-Marin Dubroca-Voisin, pour qui « Wikipédia est un outil qui permet de gagner un temps fou, ce qui le rend d’autant plus précieux face à la prolifération des discours de haine. » •

28.07.2025 à 17:26

Quels mots choisir pour couvrir les procès pour violences sexuelles ?

Marie Barbier
Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison […]
Texte intégral (1563 mots)

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison à l’issue de ce procès, peine commuée en cinq ans en appel., un avocat de Chartres, poursuivi pour viol et agressions sexuelles aggravées par cinq femmes – des dizaines d’autres n’avaient pu porter plainte, les faits étant prescrits.

Nous étions en juin 2017, quelques mois avant que n’éclate le mouvement #MeTooLe mot d’ordre et le hashtag Metoo avaient été lancés dès 2006 par la militante africaine-américaine Tarana Burke (lire la newsletter « Le féminisme occidental invisibilise les contributions des femmes non blanches » sur revueladeferlante.fr).. Avec mes consœurs sur les bancs de la presse, nous assistions au défilé des femmes à la barre et au déni de l’accusé.

Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.

Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.

« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] PolanskiEn 1977, Roman Polanski fuit la justice états-unienne, poursuivi pour le viol de Samantha Geimer lorsqu’elle avait 13 ans. Il est depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt international.. Comme le viol est politique, il faudrait tout dire. Je pense qu’on s’est plantées, en tant que féministes là-dessus. »

La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »


En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuellesGeorges Tron, ancien maire de Draveil, sera acquitté en première instance en décembre 2017, puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont trois ferme, en 2021 pour agressions sexuelles et viol sur une adjointe et une employée municipale.. « On voit apparaître alors, constate Claire Ruffio, des termes comme “sexiste” ou “machiste” qui permettent à quelques journalistes de mettre à jour la systématisation des violences. »

Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »

Ne pas tomber dans le sensationnalisme

Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »


« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »

Valérie Rey-Robert, autrice féministe



Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaireLire la définition à la note 8 de la page 69. En mai 2025, un tribunal français a reconnu pour la première fois la victimisation secondaire : Gérard Depardieu a été condamné à indemniser deux plaignantes pour les propos tenus par son avocat pendant le procès., parce que des victimes peuvent m’entendre ou me lire. »

Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »

Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •

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