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17.11.2025 à 16:56

Il y a 42 ans, naissait l'Armée zapatiste de libération nationale »

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Texte intégral (3358 mots)

Le 17 novembre 1983, un petit groupe de gueriller@s issues des Forces de Libération Nationale (FLN) se retrouve dans les montagnes du Sud-est mexicain, dans l'État du Chiapas, pour former l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Au contact des communautés mayas qui résistent depuis plus de 500 ans, l'EZLN se transforme peu à peu. D'un groupe d'avant-garde, de type guévariste, elle devient, en quelques années et en toute clandestinité, une vaste armée essentiellement indigène, mêlant les traditions de lutte et d'organisation des peuples du Chiapas à l'héritage des luttes politiques et armées du XXe siècle. Dès 1993, l'EZLN promulgue ses premières déclarations, dont la Loi Révolutionnaire des Femmes qui permet la pleine et entière participation de celles-ci à la lutte zapatiste.

Alors que ceux d'en haut célébraient l'entrée du Mexique dans le « Premier Monde » par l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le soulèvement armé de l'EZLN dans l'État du Chiapas perça l'obscurité. Le 1er janvier 1994, les zapatistes font irruption sur la scène internationale pour sortir de cette longue nuit de l'oppression des peuples originaires du Mexique, qui vivaient et mouraient dans l'oubli. Le cri de la dignité rebelle, ¡Ya Basta ! (Ça suffit !), résonna dans les cœurs qui peuplent la terre. Il était lancé par des hommes et des femmes issues des peuples tzeltal, tsotsil, cho'ol, mames, quiche et zoque de racines mayas et de quelques métis.

Depuis son apparition, la lutte zapatiste, territoriale et planétaire, n'a cessé de cheminer et de s'exprimer au travers d'une littérature conséquente partageant contes, analyses politiques et monologues à de nombreuses voix...

En août 2019, dans un communiqué intitulé « Et nous avons brisé l'encerclement » [1], le Sous-commandant insurgé Moises, porte-parole zapatiste et chef militaire de l'EZLN, écrivait au nom « des hommes, des femmes, des enfants et des anciens des bases d'appui zapatistes et du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général de l'EZLN » :

« Compañer@s et frœurs, nous sommes là, nous sommes zapatistes. Pour qu'on nous regarde, nous nous sommes couvert le visage ; pour qu'on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. Nous sommes zapatistes, majoritairement indigènes de racines mayas, nous ne nous vendons pas, nous ne nous rendons pas et nous n'abandonnons pas. Nous sommes rébellion et résistance. Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d'autres mondes. Nous sommes l'Armée zapatiste de libération nationale. »

Par ces mots, le mouvement zapatiste répondait pacifiquement à la situation désastreuse du Chiapas, par l'amplification de son autonomie politique sur les terres récupérées par le soulèvement armé de 1994.

Le 1er janvier 2024, l'insurrection zapatiste célébrait ses 3o ans.

Cette année, les zapatistes organisent les Rencontres internationales de résistances et de rebellions 2024-2025 dans leurs territoires autonomes du Chiapas, sur le thème : « La Tempête et le Jour d'Après ». Trois sessions thématiques ont eu lieu : un séminaire au CIDECI - Unitierra à San Cristóbal de Las Casas sur « le diagnostic de la tempête et la généalogie du commun pour affronter le jour d'après » (décembre 2024), et des festivités culturelles au Caracol d'Oventik avec les premières présentations théâtrales des jeunes zapatistes (janvier 2025) ; une rencontre « d'art, de rébellion et de résistance en vue du jour d'après », intitulée « Rebel et Revel », au Caracol Jacinto Canek, au Caracol d'Oventik et au CIDECI (avril 2025) ; une rencontre semencière pour partager les « chemins, rythmes, compagnies et destinations » pour le jour d'après, présentée comme centrale et intitulée « Quelques parties du tout » (août 2025).

Face à la tempête qui menace et détruit « chaque partie du tout », les guerres dites de « basse intensité » et les stratégies gouvernementales de contre-insurrection, les conflits armés et les disparitions forcées, la brutalité du crime organisé et la violence illégitime des « mauvais gouvernements », les féminicides, l'extractivisme, l'exploitation, la spoliation des terres et des cultures, la destruction des territoires et les déplacements contraints, la violation des droits et de la dignité humaine et terrestre, et tant d'horreurs qui nous affectent et nous terrifient, l'organisation zapatiste continue de porter l'espérance utopique d'un autre monde. Pas d'un îlot merveilleux, lointain et abstrait, flottant dans un univers paisible. Un monde terrestre bien réel, certainement « pas parfait », mais assurément « meilleur ».

Aujourd'hui, le 17 novembre 2025, l'EZLN célèbre ses 42 ans de formation politico-militaire.

A cette occasion, nous souhaitions partager un extrait des récents communiqués zapatistes publiés sur http://enlacezapatista.ezln.org.mx/ et traduits en français par Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone [2].

Ces dernières années, le mouvement zapatiste a fréquemment partagé son analyse-critique de la configuration actuelle du système-monde, responsable de la « tempête », et des « luttes pour la vie » qui s'y opposent, redéfinissant son chemin au travers d'une « nouvelle étape » (2023) : une nouvelle perspective ontologico-politique portée par la jeune Dení [3], une restructuration de l'autonomie zapatiste et une réorganisation de l'EZLN [4], ainsi que l'ambitieuse initiative du « commun et de la non-propriété » [5].

Comme nous le disions, la parole zapatiste est abondante, il n'est pas évident de la synthétiser, ni d'en proposer un seul extrait. Nous avons choisi le communiqué intitulé « 3 post-scriptum 3. 1-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres » (juin 2025) [6] pour sa vigueur et sa clarté, pour sa concision et son actualité.

Peut-être y trouvera-t-on une petite lumière qui ne cesse de scintiller… Pour qu'enfin nos mondes fleurissent sur la terre blessée.

« 3 Postscriptums 3. I.-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres.

Note : Cette année, ce sont les 20 ans de la Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone et les 5 ans de la Déclaration pour la Vie. Avec la VI, nous avons exprimé clairement notre position anticapitaliste et notre distance critique avec la politique institutionnelle. Avec l'effort de la Déclaration pour la Vie, nous avons essayé d'élargir l'invitation à un partage de résistances et rébellions. Pour nos compañeras, compañeros, compañeroas de la Sixième Déclaration et de la Déclaration pour la Vie, ces années ont été difficiles, cependant, nous nous sommes maintenus sans nous rendre, sans nous vendre et sans capituler. La tempête n'est plus un mauvais présage, c'est une réalité présente. Voici donc les postscriptums suivants pour réaffirmer notre engagement, et notre tendresse et respect pour celles et ceux qui, bien que différentes et diverses, partagent vocation et destin selon les modes, calendriers et géographie de chacune.

-*-

Toutes les guerres nous sont étrangères tant qu'elles ne frappent pas à notre porte. Mais la Tempête ne prévient pas avant d'arriver. Quand tu la perçois, tu n'as déjà plus de porte, ni de murs, ni de toit, ni de fenêtres. Il n'y a plus de maison. Plus de vie. Quand elle s'en va, il ne reste que l'odeur du cauchemar mortel.

Puis arrivera la puanteur du diesel et de l'essence des machines, le bruit avec lequel on construit sur ce qui a été détruit. « Écoutez », dit la bête d'or, « ce son annonce l'arrivée du progrès ».

Et ainsi, jusqu'à la prochaine guerre.

-*-

La guerre est la patrie du chaos, du désordre, de l'arbitraire et de la déshumanisation. La guerre est la patrie de l'argent.

L'utilisation de missiles, de drones et d'avions contrôlés par IA n'est pas une « humanisation » de la guerre. C'est plutôt un calcul économique. Une machine est plus rentable qu'un être humain. Elles sont plus chères, c'est vrai. Mais, bon, c'est un investissement à moyen terme. Leur capacité destructrice est plus grande. Et il n'y a pas de problèmes ultérieurs avec des remords de conscience, des vétérans estropiés physiquement et mentalement, des poursuites, des protestations, des « body bags » et des procès inutiles dans des tribunaux internationaux.

Et il en sera ainsi jusqu'à ce que le bain de sang imposé par l'agresseur redevienne rentable.

-*-

Il est courant de calculer combien de personnes pourraient être nourries avec ce qu'il se dépense en guerres prédatrices. Mais, outre le fait qu'il est inutile de faire appel à la sensibilité et à l'empathie du Capital, ce n'est pas le bon calcul.

Ce qu'il faut quantifier, ce sont les bénéfices que rapporteront le centre commercial et la zone touristique quand ils seront érigés sur un tas de cadavres cachés sous les décombres (cachés, à leur tour, sous les hôtels et les centres de loisirs). C'est seulement ainsi qu'on peut comprendre le caractère véritable d'une guerre.

Les fondations de la civilisation moderne ne se construisent pas avec du béton, mais avec de la chair, des os et du sang, beaucoup de sang.

Le système détruit, pour ensuite vendre le remplacement. Aux villes détruites, succédera un paysage de bâtiments, d'appartements, de gratte-ciel brillants, de centres commerciaux et de terrains de golfs si intelligents que même Trump gagne, pendant que Netanyahu donne des conférences sur les droits humains, que Poutine organise des courses d'ours sibériens et que Xi Jinping vend les billets d'entrée. Un signe monétaire brille au-dessus de la pyramide qui rassemble autour du culte de l'argent.

-*-

Au cours des dernières guerres, l'arrogante Europe d'en haut a fait office de tête de pont. Quelque chose en accord avec sa fonction de zone de loisirs et de divertissement pour le Capital. Ledit « eurocentrisme » fait désormais partie d'un passé nostalgique et rance. Le cap de cette Europe est décidé dans les conseils d'actionnaires et les « lobbies » des grandes entreprises. Le patron d'Amazon célèbre son mariage dans la piscine de sa maison de campagne (Venise), et l'OTAN est la succursale de distribution et le client des marchandises les plus rentables : les armes.

Les gouvernements des États Nations de ce continent se voilent timidement la face devant le « Padre Padrone », dont ils rêvent de devenir indépendants en s'enrôlant dans l'armée du Capital. Non plus dans le futur, mais maintenant (comme en Ukraine), le Capital fournit les armes ; l'Europe, les morts présents et futurs ; Poutine, les hologrammes d'un mélange de tsarisme et d'URSS et Xi Jinping affine sa proposition alternative de pyramide sociale.

Près de là, non pas les rejetons de Trump, mais les héritiers des grandes entreprises rêvent de vacances dans une Palestine libre… de Palestiniens. Netanyahou, ou son équivalent, en sera l'aimable hôte et, au dessert, il amusera les visiteurs avec des anecdotes d'enfants, de femmes, d'hommes, d'anciens, d'hôpitaux et d'écoles morts de bombes et morts de faim. « J'ai économisé des millions en utilisant les centres de distribution alimentaire comme terrains de chasse », se vantera-t-il en servant le Zibdieh. Les convives applaudiront.

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La guerre est l'option première du Capital pour se débarrasser des jetables. Religion, politiquement correct ou incorrect (cela n'a plus d'importance), discours enflammés et histoires héroïques fabriquées avec IA, cessez-le-feu avec explosions et coups de feu comme musique de fond, trêves suivant les indications de la bourse et les prix du pétrole, tout cela n'est rien d'autre que le décor.

Les différents dieux font semblant d'être affairés à diriger la mort et la destruction de l'un et l'autre camp. Et le vrai dieu qui peut tout et est partout, le Capital, reste discret. Ou pas, le cynisme est aujourd'hui une vertu. Derrière tout cela se cache l'essentiel : le bilan financier des grandes entreprises et des banques.

La législation internationale sur les conflits militaires est obsolète depuis des décennies. Dans les guerres modernes, l'ONU est seulement une référence pour les fêtes scolaires. Ses affirmations ne vont pas plus loin que les déclarations d'une candidate à un concours de beauté : « Je souhaite la paix dans le monde ».

Les armées du Capital sont l'équivalent des services de livraison à domicile. Et il y a ceux qui, dans une géographie lointaine du point de livraison, notent : « 5 étoiles pour Netanyahou ». Dans la dispute pour le meilleur « livreur de l'année », Trump, Poutine et Netanyahou marquent des points, c'est vrai. Mais le système aura toujours la possibilité d'en choisir un autre… ou une autre (ne pas oublier la parité de genre).

-*-

À travers les médias de masse, réseaux sociaux inclus, les géographies lointaines du territoire agressé assument le rôle de spectatrices. Comme si c'était un face-à-face sportif, elles choisissent leur favori et prennent parti pour un camp ou pour l'autre. Elles applaudissent l'un et elles huent l'autre. Elles se réjouissent des succès et elles s'attristent des échecs des concurrents. Dans les loges des commentateurs, des spécialistes assaisonnent le spectacle. « Géopolitique », disent-ils. Et ils se languissent de changer de dominateur, mais non pas de changer la relation dans laquelle ils sont les victimes.

Ils oublient peut-être que le monde n'est pas un terrain de sport. Par contre, il ressemble à un gigantesque Colisée où les futures victimes applaudissent en attendant leur tour. Ce ne sont pas des gladiateurs dans l'antichambre, ce sont les gibiers qui seront les victimes des machines de guerre. Pendant ce temps-là, des bots avec tous leurs avatars et pseudos ingénieux, dirigent les applaudissements, les grondements et les hourras ; et, le temps venu, le glas des larmes et des lamentations.

Depuis sa loge d'honneur, le Capital remercie les applaudissements du public et écoute ce que les spectateurs crient avec des paroles muettes : « Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. »

-*-

Et pourtant…

Un jour, sur les ruines de l'histoire, gisera le cadavre d'un système qui s'était cru éternel et omniprésent. Avant cette aube-là, parler de paix n'est que sarcasme pour les victimes. Mais ce jour-là, le soleil de l'orient regardera, surpris, la Palestine vivante. Et libre, car c'est seulement libre qu'on vit.

Parce qu'il y en a qui disent « NON ».

Il y en a qui ne veulent pas seulement changer de patron, mais ne pas avoir de patron du tout.

Il y en a qui résistent, se rebellent… et se révèlent.

Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.

Le Capitaine,
Juin 2025. »

Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone.
Photo de bannière A. Cases


[2] La Sexta nationale et internationale rassemble les adhérents à la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, publiée en 2005. Ce texte clé est une analyse politique de la situation locale et globale ; il propose de marcher ensemble contre l'ennemi commun dans une perspective anticapitaliste et internationaliste.

17.11.2025 à 15:47

À qui profite le BBL ?

dev

Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (3277 mots)

Si vous n'avez jamais entendu parler de Théodora, l'icône des jeunes d'aujourd'hui ou que vous n'avez pas la moindre idée de ce que signifie BBL [1], cet article est pour vous (mais vous donnera un coup de vieux). Si au contraire, vous dansez sur son Bouyon tout en vous interrogeant sur la charge subversive de l'image qu'elle incarne, cet article est aussi pour vous.

Qui est cette « Boss Lady » ?

Factuellement : Théodora, Lili Théodora Mbangayo Mujinga, née en 2003 à Lucerne dans une famille congolaise réfugiée, a grandi entre Grèce, Congo, La Réunion, Bretagne, banlieue parisienne – la trajectoire classique des exilées assignées au nomadisme par la géopolitique plus que par le “digital nomad lifestyle”.
Elle a d'abord tenté la voie de la bonne élève républicaine (prépa ENS, conseils de jeunes, etc.) avant de bifurquer vers la musique. Musicalement, elle mélange rap, pop, bouyon antillais, amapiano, drum'n'bass et chanson, ce que la presse dominante s'empresse d'appeler « modernité créolisée » ou « musique de toutes les diasporas » [2].

Son tube « Kongolese sous BBL » (bouyon dopé à TikTok) devient en 2024 le premier morceau bouyon certifié single d'or en France, interprété par une artiste non antillaise. Depuis, elle enchaîne festivals (Vieilles Charrues, Cabaret Vert, Yardland) et Zéniths, encensée comme « phénomène pop de l'été » par Le Monde [3].

Courrier International la vend comme la star qui raconte « le quotidien d'une femme noire et queer » en France [4]. Elle-même se présente comme « Boss Lady », produit de la mixité, et revendique une musique pour « toutes les diasporas ». Bref : socialisation diasporique, passage par l'appareil scolaire, puis capture rapide par les majors et les plateformes (Universal, playlists, TikTok, Netflix, GP Explorer & co). On est au cœur de l'industrie culturelle au sens le plus classique du terme.

Diasporas, BBL et hyperféminité

Les défenseurs de Théodora nous expliqueront que « Kongolese sous BBL » est un hymne à la beauté des femmes noires, à l'hyperféminité assumée, à la fierté de corps longtemps stigmatisés [5]. Les paroles jouent explicitement sur le fantasme BBL (chirurgie) et sur l'idée de se lever déjà « belle », d'être « trop sexy », etc. On est là dans une logique que la littérature sur le pop féminisme décrit depuis des années : la réappropriation symbolique de codes de beauté dominants, vendue comme empowerment individuel, mais qui reconduit les mêmes normes corporelles sous un packaging cool, queer, intersectionnel et Instagram-compatible.

Le problème n'est pas que des femmes noires jouent avec l'hyperféminité – ça, ça peut être une arme, une ironie, un retournement. Le problème, c'est où ça se passe :

  1. dans une industrie qui repose sur la rentabilité, la segmentation de marché, le ciblage des publics, et transforme toute esthétique en niche monnayable [6] ; la « création » y est prise dans la loi de la valeur autant que n'importe quel secteur productif [7]
  2. dans un régime de féminisme néolibéral où l'injonction n'est plus « libérons-nous ensemble » mais « optimise ton self-branding, deviens la meilleure version de toi-même, monétise ta résilience ».

Dans ce cadre, le BBL n'est plus seulement un symptôme de la violence patriarcale-raciste sur les corps des femmes (et singulièrement des femmes noires) ; il devient une marchandise narrative : un motif de storytelling, un angle de clip, un hook TikTok. La chanson peut très bien jouer sur le second degré, l'auto-dérision, la revendication, mais la machine qui la porte ne connaît qu'un langage : streams, vues, tickets vendus.

Autrement dit : oui, il y a là une représentation plus complexe que la bimbo blanche standard. Non, ce n'est pas en soi une rupture politique avec le système qui produit et consomme ces images.

De la « Boss Lady » à la fempreneur : l'avatar musical du féminisme néolibéral

Le surnom « Boss Lady », sa mise en scène de l'ascension sociale par le talent, le travail, la souffrance et finalement la réussite – Zéniths, mode, collaborations prestigieuses – l'inscrit dans la figure aujourd'hui bien identifiée de la fempreneur : artiste / marque / entrepreneuse de soi. [8]

Les travaux sur les influenceuses et la « féminisation » du travail culturel en régime de plateformes montrent comment ce modèle repose sur :

  1. 1. l'auto-exploitation permanente (contenus, présence, intimité livrable),
  2. la conversion de toute expérience – y compris le racisme, la précarité, la dépression – en capital
    symbolique monnayable,
  3. une rhétorique d'empowerment qui masque la continuité des rapports de classe et de race.

Théodora coche à peu près toutes les cases :

  1. discours sur le poids de l'« excellence » imposée aux enfants d'immigrées, notamment les femmes
    noires,
  2. abandon de la prépa pour la musique, figure de la rupture courageuse,
  3. utilisation publique de références critiques (bell hooks, Césaire) dans Le Monde, histoire de prouver qu'on a lu mieux que Paulo Coelho [9].

Rien de scandaleux en soi – on a vu pire comme trajectoire. Mais politiquement, ça reste pris dans le moule : le racisme structurel n'est pas pensé comme rapport de production à détruire, mais comme ensemble d'obstacles individuels à dépasser ; la solution n'est pas l'organisation collective, mais la success story : devenez toutes des Boss Ladies, et l'oppression se dissoudra dans le champagne du carré VIP. Pour le dire crûment : on est loin de la perspective d'un féminisme matérialiste ou communiste, et très proche de ce que la critique appelle postféminisme néolibéral – celui qui aime les slogans, la visibilité, l'empowerment esthétique, mais pas trop la remise en cause des rapports sociaux.

La culture de masse adore ses anomalies contrôlées

L'autre élément : la presse dominante présente Théodora comme une « anomalie » dans la pop française, un « coup de pied dans la fourmilière » [10], une artiste qui « bouscule les codes » de genre, de race, de style. Là encore, rien de nouveau : comme le rappellent une partie des analyses marxistes de la culture, l'industrie culturelle intègre volontiers des formes « déviantes » ou marginales pour se régénérer, élargir son marché, produire l'impression de diversité tout en gardant le contrôle des moyens de production, de distribution et de financement [11].

Le bouyon antillais lui-même, au cœur de « Kongolese sous BBL », n'est pas arrivé là par miracle : il y a eu, dès le succès du morceau, des débats sur le fait qu'une artiste non antillaise, signée chez une grosse structure et portée par TikTok, devienne la première à obtenir un single d'or dans ce style très localisé – pendant que toute une scène antillaise, souvent ultra-précarisée, reste en marge [12]. Ce n'est pas « la faute » de Théodora en tant qu'individu ; c'est la logique de la machine : on prend un genre issu d'une périphérie (ici les Antilles), on le reconditionne via une figure plus bankable pour le centre hexagonal, on transforme ça en « révolution pop » alors que c'est surtout une opération d'actualisation de catalogue pour l'industrie.

Résultat : la chanson devient à la fois un espace de jeu symbolique pour une artiste noire diasporique, et un outil d'extension du marché pour majors, plateformes, festivals. Les deux dimensions coexistent, mais ce n'est pas la première qui dirige la seconde.

Alors faut-il aimer ou détester Théodora ?

Pas de réponse simple, du genre : « c'est une traîtresse pop au service du capital » ou « c'est la nouvelle icône révolutionnaire afro-queer ».

Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a une vraie intelligence formelle dans le mélange de styles, dans l'usage de l'ironie, dans la capacité à transformer des matériaux diasporiques (langues, imaginaires, esthétiques corporelles) en objets pop efficaces.

Il y a une subjectivité réelle derrière la marque. Son histoire d'exil, de racisme, de pression à l'excellence, sa position de femme noire et queer dans une France blanche, ne sont pas des fictions marketing sorties d'un powerpoint chez Universal. Elles trouvent des échos chez beaucoup de gens.

Mais cette subjectivité est intégralement capturée par l'industrie culturelle formats courts optimisés pour TikTok, design sonore calibré pour les plateformes, esthétique hyperféminine parfaitement compatible avec la logique du « pop féminisme » que le capitalisme adore : beaucoup de « girl power », zéro remise en cause des rapports sociaux de production.

Son succès ne menace pas le système, il le lubrifie Il apporte de la diversité au catalogue, de la couleur à la programmation, un vernis de progressisme à une industrie qui continue de surexploiter artistes, techniciennes, publics, et de concentrer propriétés et droits.

En résumé : Théodora ne sauvera personne, mais ce n'est pas son boulot. Son boulot, c'est de fabriquer des chansons efficaces dans et pour l'industrie culturelle. À nous de ne pas confondre ce travail-là avec la construction d'une autonomie politique. Et oui, tu as le droit de bouger la tête sur « Kongolese sous BBL » en lisant Marx ou Federici. Simplement, n'oublie jamais qui encaisse les droits d'auteur à la fin du mois.


17.11.2025 à 14:38

« Souveraineté de la grève », Jean Baudrillard et le mouvement social de 1995

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Texte intégral (4573 mots)

Dans cet article, l'auteur déterre une vieille chronique de Jean Baudrillard rédigée pendant le grand mouvement de grève qui avait bloqué la France pendant six semaines en 1995. La thèse défendue ici, c'est que le philosophe décelait déjà à l'époque les nouvelles formes qu'allait prendre la politique autonome lorsqu'elle surgit publiquement à l'occasion du mouvement contre la loi travail : face à un pouvoir devenu vide, s'effacer sous des cagoules et des K-way.

Lorsqu'on achève la lecture d'un livre ou d'un article de Jean Baudrillard, il y a bien souvent un même étonnement qui se produit : on est à chaque fois surpris par sa date de publication. C'est qu'il y a chez Baudrillard une pensée de l'émergence des phénomènes, qui est une appropriation philosophique de l'impératif de Rimbaud : « il faut être absolument moderne » [1]. Penser avec Baudrillard, c'est toujours penser l'apparition pure des choses, leur épiphanie.

Essayer de faire l'inventaire de tous les phénomènes que Baudrillard a su capter au moment précis de leur avènement serait bien sûr vain. Néanmoins j'aimerais revenir ici sur une séquence historique précise, que Baudrillard a su saisir dès son apparition, dans la deuxième moitié des années 1990. On trouve cette analyse dans un article peu commenté chez cet auteur, et qui est pourtant parmi les plus passionnants d'Ecran total [ET], ouvrage qui recueille les chroniques du philosophe pour le journal Libération publiées entre 1987 et 1997. Cet article s'intitule « Souveraineté de la grève » [2], et a pour objet les grandes grèves de l'hiver 1995 en France. Ce mouvement apparait avec une ampleur inimaginable pour l'époque, après une décennie de quasi absence des mouvements sociaux en France et dans les pays développés : ces fameuses « années d'hiver [3] » (les années 80), dont a parlé Felix Guattari, et au cours desquelles toutes les révoltes politiques, esthétiques, existentielles des années 60-70 avaient disparues. Le mouvement de 1995 va bloquer le pays pendant six semaines, à travers les grèves des transports publics et des grandes administrations. Première contestation de masse contre la restructuration néolibérale dans un pays occidental, c'est à la fois une renaissance et une victoire politique pour les grévistes, qui vont faire plier le gouvernement du président Chirac récemment élu, le conduire aux retraits des réformes annoncées et à la dissolution du parlement.

Remarquons tout d'abord qu'en s'attaquant aux grèves de 1995, Baudrillard étudie la naissance, et même la renaissance, du mouvement social à l'échelle mondiale, à l'époque de son éclosion. Comme l'affirme François Cusset [4], avec la fin de la Guerre Froide et le tournant néolibéral des années 80 émerge un nouveau cycle de luttes sociales et politiques d'un genre tout à fait inédit : des luttes qui se différencient radicalement des pratiques et des revendications du mouvement ouvrier que l'on a connu jusqu'en Mai 68. Ce nouveau cycle de luttes, qui est encore le nôtre aujourd'hui, apparaît au milieu des années 90 avec une série d'événements majeurs : l'insurrection zapatiste au Chiapas le 1Er Janvier 1994, les Contre-sommets altermondialistes de Seattle en 1999 et de Gênes en 2001, mais aussi les grèves de 1995 en France.

Une fois de plus, nous constatons que Baudrillard a saisi ce phénomène alors qu'il vient juste de resurgir. Ce nouveau mouvement politique poursuit ces dernières années son histoire imprédictible sous des formes très diverses à l'échelle mondiale, qu'il s'agisse du combat du peuple grec contre les politiques d'austérité depuis 2008, des Révolutions arabes en Tunisie et en Egypte en 2011, et plus récemment des soulèvements sociaux au Liban et au Chili en 2019.

Or il est tout à fait admirable que certains des traits spécifiques de ces luttes sociales et politiques, qui naissent dans les années 90, et qui deviennent des phénomènes mondiaux dans les années 2010, soient déjà théorisés, analysés, et conceptualisés dans le court article de Jean Baudrillard sur la « Souveraineté de la grève ». Tout d'abord, Baudrillard montre dans cet article que les grèves de 1995 ne sont pas une simple réactualisation de la problématique de la lutte des classes, et c'est justement en cela que ces luttes se distinguent de la grande épopée du mouvement ouvrier. Ces « forces antagonistes (…) ne relèvent plus de la lutte des classes » [ET, 142-143], nous dit Baudrillard, mais sont plutôt l'effet d'un conflit sur la question du pouvoir, sur sa nature et son enjeu. A ceci près qu'il ne s'agit pas, non plus, de faire du concept de « pouvoir » l'alpha et l'oméga de toutes les pratiques sociales et politiques. Sur cette question, Baudrillard est véritablement arrivé à « oublier Foucault » [5]. Car l'enjeu politique que ces événements révèlent, et qu'il s'agit de penser selon notre philosophe, ce n'est pas l'enjeu du pouvoir en lui-même, et encore moins l'enjeu de la prise de pouvoir, mais au contraire l'enjeu de sa disparition.

Difficile de parler de cette grève en des termes qui ne soient pas banalement politiques ou économiques – de ce comportement à la fois banal et insensé, de cette solidarité silencieuse. (…) Sans doute peut-on y voir une forme d'interrogation radicale sur le fait d'être gouverné (…). Une interrogation sans réponse, comme toutes les bonnes questions. Car le pouvoir n'aura jamais de réponse à cette interrogation : pourquoi nous gouvernez-vous ? Pourquoi parlez-vous en notre nom ? Pourquoi voulez-vous faire notre bien ? [ET, p.139]

Avec cette citation, nous comprenons quel type de lutte, quelle forme de rapport agonistique, se joue entre les grévistes et le gouvernement du président Chirac. Dans une époque post-politique (ou plutôt « transpolitique [6] »), une époque où l'organisation de la société ne se décide plus dans les arcanes de l'Etat, mais bien plutôt dans la dictature absurde des marchés [7], la lutte stratégique entre les gouvernants et les gouvernés devient véritablement un « défi » au sujet de la nécessaire disparition du pouvoir. Et nous savons à quel point ce concept de « défi », concept issu de l'interprétation baudrillardienne des travaux de Marcel Mauss sur le « potlatch » [8], est une notion centrale chez notre auteur. Au lieu de s'efforcer à renverser le pouvoir, ce qui est encore une façon très pieuse de croire en sa réalité, et de ne pas le saisir en tant que « simulation », Baudrillard est particulièrement attentif sur le fait que cette grève a plus naturellement tendance à « faire apparaître l'Etat (et toute la classe politique) comme plus avancé encore dans la disparition que ceux qui le sollicitent » [ET, p.140]. Il s'agit moins de détruire l'Etat, comme le proposait la pensée anarchiste d'un Bakounine par exemple, que d'exposer collectivement sa caducité dans le mondialisme néolibéral. Il y a une véritable alèthéia, un dévoilement du pouvoir par les grévistes, un dévoilement où ce dernier apparaît comme ayant déjà disparu, puisque le seul pouvoir véritable que le pouvoir politique maintenait jusque alors, c'était son pouvoir d'illusion, autrement dit sa capacité à convaincre les masses de la nécessité de son existence.

Jean Baudrillard a tout à fait conscience de la très grande puissance que donne aux masses ce « défi » sur la disparition de la sphère politique. Il écrit : « L'essentiel de cette stratégie inconsciente de la masse, c'est de disqualifier le pouvoir en le révélant » [ET, p.140], c'est-à-dire en « révélant » que « l'Etat », comme « la classe politique », « s'est mis lui-même en chômage technique » [ET, p.140], et ce au moins depuis la restructuration néolibérale. Il n'y a plus aujourd'hui d'activité politicienne possible qui ne soit autre chose qu'un emploi fictif, le pouvoir étant devenu « un lieu vide » [9].

C'est d'ailleurs pour cette raison que ce dévoilement radical, où le pouvoir se révèle enfin comme le néant qu'il est devenu depuis que nous sommes entrés dans l'ère de la « simulation », n'est pas pour Baudrillard qu'un acte négatif, mais il possède également un caractère hautement positif dont on a que trop rarement pris la mesure. Car ce dévoilement est un acte de séparation d'avec la « simulation » du pouvoir. Et c'est en devenant non pas adversaire, ce qui demeure une façon d'en être complice, mais en devenant indifférent quant à cette « simulation » qu'une autre vie possible pour les masses apparaît.

Mais le mouvement ne se contente pas de mettre le pouvoir à la place du mort. Il expérimente pratiquement une manière différente de vivre, une condition sociale (…) capable de déployer une énergie fantastique en l'absence d'Etat et de système de contrôle. (…) C'est ça, la grève en acte, la montée en puissance d'une capacité inouïe à construire sa vie en toute liberté, à se soustraire de tous ceux qui veulent faire votre bien à tout prix. [ET, p.140-141]

Pour expliciter cette expérience de la « grève en acte », il décrit cette scène révélatrice :

Il faut avoir pris par miracle un TGV vide (le dernier de Lyon à Paris), sans billet, sans contrôleur, sans conducteur peut-être (le train fantôme de la grève) pour mesurer la facilité incroyable de nos automatismes techniques et, en même temps, la possibilité magique d'une levée de tous les contrôles. [ET, p.142]

Il me semble que dans ces deux passages, Baudrillard a tout à fait compris le nouveau paradigme des luttes des vingt dernières années évoquées précédemment, à savoir des luttes qui émergent dans un monde post-politique, où l'objectif stratégique n'est plus la prise du pouvoir, une nouvelle prise du Palais d'Hiver, mais au contraire la création des conditions de la vie des masses par elles-mêmes.

Cette création de la vie collective des « victimes de l'Histoire » [ET, p.142] est ce que Baudrillard nomme « souveraineté » dans l'article, et que les luttes politiques récentes, depuis les zapatistes du Chiapas jusqu'aux groupes les plus engagés dans le mouvement contre la Loi Travail en France en 2016, nomment « autonomie » [10]10. On est ainsi passé du paradigme du pouvoir, à celui de l'autonomie, de l'organisation de l'autonomie, dans ses dimensions tant collectives qu'interindividuelles.

Ce changement de paradigme dans les luttes contemporaines, Baudrillard en a tout de suite saisi les conséquences les plus radicalement neuves. Tout d'abord, en passant du paradigme du pouvoir à celui de la séparation d'avec le pouvoir dans l'autonomie, on sort définitivement de la dialectique hégélo-marxiste, où l'objectif final, « la lutte finale » chantée par l'Internationale, consistait à accomplir l'Histoire, à achever son processus dans une pleine et entière réalisation de son essence. On n'est guère surpris de ne pas voir d'Aufhebung politique chez Baudrillard, de grande réconciliation, car l'Histoire est moins ce qui doit atteindre son terme que ce qui doit au contraire être interrompu, pour que les masses puissent construire leur liberté collective. Ce que peuvent les masses, c'est interrompre, arrêter, suspendre une Histoire qui se fait contre elles.

Il est clair que s'opposent deux forces antagonistes, dont rien n'indique qu'elles puissent se réconcilier. C'est une fracture non seulement sociale mais mentale. Entre une puissance manifeste qui se veut dans le sens de l'Histoire (même si cette histoire de domestication cybernétique et technocratique du monde n'a pas plus de sens au fond pour elle que pour les autres) et une puissance adverse irréductible qui grandit de jours en jours : celle (…) des victimes de l'Histoire, du mouvement rusé et ironique des masses, qui court parallèlement à l'Histoire et qui s'oppose à tout prix à l'ordre unique [ET, p.142]

On voit dans cet extrait toute l'influence de Walter Benjamin sur Baudrillard, et plus particulièrement de son dernier texte, les thèses Sur le concept d'Histoire [11], dans lequel Benjamin quitte définitivement la philosophie de l'Histoire sous sa forme hégélienne et lukacsienne, pour développer l'alternative d'une théorie du temps comme interruption messianique, comme « Jetztzeit » (« temps actuel »), concept issu de sa lecture de la Kabbale juive. Et cette réappropriation de la temporalité benjaminienne par Baudrillard n'est pas une surprise, puisque nous connaissons toute l'admiration que Baudrillard portait pour la critique benjaminienne de l'Histoire, tel qu'il l'a clairement formulé dans le livre d'entretien avec François L'Yvonnet : D'un fragment l'autre [12].

De plus, cette lutte, ce « défi », autour de la disparition du pouvoir politique participe de la tactique des masses elles-mêmes. C'est parce que les masses « anticipent sur leur propre disparition » [ET, p.139], nous dit Baudrillard, qu'elles prennent de cours le vide qu'est devenu la politique. Il y a un véritable jeu de la disparition entre « l'Etat » et les masses, un potlatch social où les gouvernés peuvent prendre les gouvernants de vitesse en disparaissant avant d'être identifiés, en s'émancipant de la visibilité totalitaire de la « simulation » politique, en devenant invisibles, et par là même ingouvernables [13].

C'est un tel acte qu'incarne à mon sens la lutte des amérindiens du Chiapas qui, étant sans voix et sans visages, sont devenus des subjectivités politiques autonomes à partir du moment où ils ont caché leurs visages derrières des passe-montagnes, et ont fait sécession d'avec le pouvoir mexicain.

Je pense également au mouvement de la jeunesse contre la Loi Travail du printemps 2016. Pour s'opposer à un gouvernement français dont le seul « simulacre » de puissance est la destruction du Code du Travail, et donc l'expression de sa soumission à la dictature des marchés, cette jeunesse révoltée a été contrainte de masquer son visage dans la rue, et de disparaître derrière des écharpes, des K-Way et autres sweats à capuche. L'un des slogans qui m'a le plus intéressé pendant ce mouvement contre la Loi Travail reprenait la citation très connue de Gilles Deleuze dans L'image- Temps [14] : « nous sommes le peuple qui manque ». Aussi paradoxale et désirable que puisse être la puissance de ce peuple manquant, j'invite ces révoltés à faire un pas de plus dans la disparition, un pas de plus dans l'invisible, en suivant l'analyse de Jean Baudrillard. Il faut donc retourner la proposition deleuzienne. Nous devons non seulement affirmer que nous sommes « le peuple qui manque », mais nous devons devenir toutes et tous le manque qui peuple. A l'inverse du pouvoir qui dissimule son caractère essentiellement vide, il nous faut rechercher ce manque, assumer cette absence à l'intérieur de nos vies. Reconnaître d'abord l'expérience du manque, ce vide en nous, qui en lui-même appelle à autre chose, « une manière différente de vivre » [ET, p.141], et interpelle le vide des autres. Ensuite communiquer entre nous depuis le lieu de notre absence, d'absence à absence. Ce manque qui peuple qui surgit alors est l'absence qui devient foule, lorsque les absences s'associent les unes aux des autres. Et enfin, comme l'écrit Baudrillard : « briser le miroir pour retrouver, au moins dans les fragments épars, une autre image – qui sait ? – une nouvelle forme de présence » [15].

Pierre-Ulysse Barranque


[1] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, p.243, Paris, Editions Gallimard, 1963.

[2] Jean Baudrillard, Ecran total [ET], p.139-143, Paris, Editions Galilée, 1997.

[3] Felix Guattari, Les années d'hiver : 1980-1985, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009. Ces « années d'hiver » s'opposent bien sûr aux années de printemps, qui ont culminé en Mai 68 en France ou avec le Printemps Prague, voire avec la Révolution des Œillets au Portugal. Elles peuvent être perçues comme des années de transitions, forcément maudites pour les militants et les intellectuels des années 60, au cours desquelles l'imposition des politiques néolibérales, dans le contexte de la fin de Guerre Froide, font échec aux politiques d'émancipation. On peut constater que si ces « années d'hiver » mettent fin au Printemps, elles créent également les conditions des nouvelles formes de luttes sociales qui vont apparaitre dans la deuxième moitié des années 90. La défaite d'un mouvement est la renaissance d'un autre. Faire une analyse de la séquence des « années d'hiver » impliquerait une chronologie propre à chaque pays, mais on peut considérer qu'à l'échelle mondiale elles ont duré à peu près 15 ans (1979-1994) : entre la prise de pouvoir de Thatcher au Royaume-Uni et l'insurrection zapatiste au Mexique.

[4] Sur la renaissance du mouvement social après la Guerre Froide, je renvoie aux deux ouvrages de François Cusset : La Décennie, Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006, et Une histoire (critique) des années 90, Paris, La Découverte, 2014.

[5] Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Editions Galilée, 1977

[6] Par le concept de « transpolitique », Baudrillard désigne la métamorphose radicale de la politique à l'ère de la « simulation ». Il y revient notamment dans l'article « Les ilotes et les élites » d'Ecran total [ET, p.95].

[7] Je renvoie sur cette question à un autre texte passionnant du même recueil : « Dette mondiale et univers parallèle », [ET, p.151-155].

[8] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p.145-279, Paris, Presses Universitaires de France, 1950.

[9] « Les ilotes et les élites » [ET, p.94]. Dans cet article, Baudrillard fait d'ailleurs l'hypothèse que ce vide du pouvoir date de la révolte de Mai 68. On sait que pendant quelques jours, le pouvoir du général De Gaulle a vacillé face à la plus grande grève de l'histoire de l'Europe occidentale (9 millions de grévistes, soit près 50% de la population active du pays à l'époque). D'une certaine façon, on peut dire que le pouvoir d'Etat a été vidé de sa fonction après le Printemps de 68, ce qui n'est pas douteux, si l'on considère d'un point de vue historique que les années 68 ont été une crise sociale planétaire, issue d'une crise interne du capitalisme fordiste, structuré sur la société de consommation et l'Etat-providence. C'est confronté à cette crise de légitimité que le capitalisme a muté sous une forme néolibérale dix ans plus tard, pendant « les années d'hiver », et a retiré peu à peu à l'Etat toute capacité d'intervention dans l'économie qui serait contraire à l'intérêt des marchés. Le mouvement social de 1995 et l'insurrection zapatiste de 1994 initiant un nouveau cycle de lutte sociale, cette fois-ci contre le néolibéralisme, ils agissent à partir de la situation politique héritée de l'ancien cycle de lutte à son apogée : à savoir Mai 68.

[10] Le concept d'« autonomie », qui est un concept central dans les problématiques politiques contemporaines, comprend lui-même une multiplicité de significations et d'enjeux politiques très divers : qu'on le considère dans son acception assez dominante en Europe occidentale, où il renvoie au mouvement italien des Settanta, à l'opéraisme et au post-opéraisme, et apparait comme une réflexion sur « l'autonomie » de classe, ou bien qu'on le considère dans son acceptation latino-américaine, où il renvoie au néo-zapatisme chiapanèque et aux luttes amérindiennes, et apparaît comme une réflexion sur « l'autonomie » des communautés autochtones. Cette nette différence entre ces deux sources est l'une des causes de la richesse théorique de ce concept, il me semble. Sur ces deux traditions, respectivement, je renvoie à : Julien Allavena, L'hypothèse autonome, Paris, Editions Amsterdam, 2020 ; Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Paris, Denoël, 2002.

[11] Walter Benjamin, Ecrits français, p.432-422, Paris, Editions Gallimard, 1991.

[12] Jean Baudrillard, D'un fragment l'autre, Entretiens avec François L'Yvonnet, p.138, Editions Albin Michel S.A, 2001.

[13] Un des collectifs militants les plus importants du mouvement contre la Loi Travail en France, au printemps 2016, s'était justement appelé : « génération ingouvernable ».

[14] Gilles Deleuze, L'image-temps, Cinéma 2, p.281-291, Paris, Editions de Minuit, 1985.

[15] « Certes, Chirac est nul » [ET, p.221].

17.11.2025 à 14:17

À nu

dev

« Le chemin se sépare, il faut choisir »
Natanaële Chatelain

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (805 mots)

Le temps crevé pèse à nos épaules.
Dans nos veines, nos cheveux, nos cellules,
la marchandise et ses déchets s'accumulent –
poussière à l'encolure. Chaque figurant
prend place sur la ligne de départ du rêve organisé ;
les visages sont devenus standards.

Euphémisation du monde jusqu'à sa dissolution...
glissement jusqu'à l'insipide qui gicle
dans la mâchoire des discours.
Tout doit être explicite jusqu'à la dernière goutte du savoir.
L'inconscient, ce travail de la chambre noire,
est jeté en pâture, surexposé en pleine lumière
jusqu'à l'aplatissement des vécus.
Cadence des connexions, excitation nerveuse
simulation du bonheur à plein temps. Et ça nous infecte,
nous pénètre, nous écrase, nous essore.
Démence physique par privation de sens.
Démence spirituelle par privation de sens.
On n'échappe pas au circuit fermé des simulacres,
à l'usine du capital à ciel ouvert,
aux plateformes de l'invivre ensemble.

Tout est inversé. L'enfant blessé regarde la tombe grandir
à l'intérieur de lui. Ses poumons : deux ampoules mortes
qu'aucun air n'alimente.
Arythmie chronique du cœur qui ne supporte plus
le bruit de fond, partout, tout le temps... ça tape sur les nerfs.
Chaque vie est déjà parcourue dans l'oreillette de la dictée,
reléguant au passé les émotions et les pensées,
ces vieux papiers jaunis.
Politique du flambant neuf. Politique des terres brûlées.
Toutes les traces doivent disparaître. On restaure à outrance
pour effacer jusqu'au souvenir de ce qui manque.
Sous la cendre des chemins, un animal aux abois,
gueule ouverte, happe l'air,
mais la cage se referme emportant dans un râle
la vie sauvage qui voulait fuir.

Je cherche les craquelures de l'âge, en vain...
J'ai vu la charnière du vide où l'avant et l'après
ne se recollent jamais. J'habite un terrain miné.
Ici, les statistiques précèdent le gîte et le couvert,
les famines sont repues – gestion de masse.
Contamination des sols et des pensées,
contamination des sols par les pensées.
Le temps d'écrou se met en place.
La flemme nous endoctrine – fil gluant
auquel nos penchants adhèrent. Déjà,
le factice nous remplace Même l'existence des choses
est remise en question dans ce monde sans ombre, arriviste,
vénal, qui piétine la pensée comme une mauvaise herbe.
Le flux des distractions balise l'imprévu, l'adaptation au pire
jugule l'imaginaire. Faire taire pour mieux régner... Déjà,
l'insensibilité est promue au rang des décideurs – visages pâles.

Le chemin se sépare, il faut choisir,
revenir à nos positions d'enfance...
comprendre en multiplicités, en écosystèmes.
Refaire en soi une lenteur inapte, inadaptée,
capable de percevoir la douleur effrayante,
insoumise, insomniaque, la foudroyante,
la voyante douleur – terminaison nerveuse où l'univers frémit...
page d'un poème qu'on assassine
en ne croyant plus qu'à nos propres mensonges.
Nos vies s'enkystent dans un destin de synthèse,
je tire une flèche pour en pour fissurer le décor.
La flèche, c'est la blessure vive, brûlante – bête fauve,
double féminin – une force capable de souffrir pour plus que soi.
Le langage vient boire au fond de cette gorge aride les mots tus.
J'entends hurler à la lune...
Une façon de rendre l'âme à corps perdu
pour rester du côté des vivants.

À Paris, novembre 2025 Natanaële Chatelain

17.11.2025 à 14:09

Make American Eugenics Great Again

dev

Brèves remarques sur la race et l'eugénisme dans le mouvement MAGA

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (6373 mots)

Si de ce côté de l'atlantique tout le monde connait le mouvement MAGA de Trump (Make America Great Again), certaines de ses branches ou de ses divisions nous sont beaucoup moins familières. C'est notamment le cas de la tendance MAHA, pour Make America Hot Again qui souhaite d'abord s'adresser aux femmes conservatrices. Ce que cet article révèle, c'est que malgré « les lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump », ce qui tient ce mouvement MAGA c'est une pratique de la race, des références explicites à l'hérédité et une hiérarchisation des corps.

« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. Quelques semaines plus tard, une coulée de boue avait emporté avec elle les lettres de HOLLYWOOD. Partout au monde on avait vu les neufs lettres charriées par la terre, ensevelies finalement dans ses entrailles crottées, et le siècle apparaissait comme une gigantesque accumulation d'indices. »
Fasel

Let's make america great again – Reagan ‘80. Voilà ce que nous pouvions lire sur les affiches de campagne de Ronald Reagan, lors de l'élection présidentielle américaine de 1980, année marquée par un fort taux de chômage, une forte inflation et une stagnation de la croissance économique. Cette « désintégration de l'économie », selon les mots de Reagan, représentait pour lui une grave menace pour l'existence même des USA, une menace qui aurait pu les détruire [1]. Pour ne pas « régresser » en voulant rendre le monde meilleur, le peuple américain, « le plus généreux au monde, qui a créé le niveau de vie le plus élevé », devait se remettre à travailler : « It is time to put Americans back to work. » [2] Dit autrement, il s'agissait d'accueillir les américains dans « une grande croisade nationale visant à rendre à l'Amérique sa grandeur ! [a great national crusade to make America great again !] ». Le rêve de Ronald Reagan était de « reprendre en main [le] destin national » des USA ; rêve bâtit sur les fondations que serait « l'esprit américain [the American spirit] » [3]. Près de 40 ans plus tard, Donald Trump a fait de ce slogan une marque déposée et un mouvement : le mouvement MAGA [Make America Great Again]. Il s'agit d'une coalition hétéroclite qui regroupe bon nombre des fractions conservatrices, dont nous aurions du mal à faire ici un tableau synoptique : les libertariens y côtoient des catholiques intégristes, la branche populiste de Steve Bannon coudoie celle des « tech bros » dont fait partie Elon Musk [4].

De cette constellation et de ses bigarrures, c'est sur un élément apparu récemment, en apparence saugrenu, que nous nous concentrerons : les MAHA, pour Make America Hot Again [5], dont l'une des instigatrices et des principales animatrices est Raquel Debono. Le projet des MAHA peut paraître simple, presque anodin : que le « conservatisme » soit à la mode, que « le conservatisme soit à nouveau cool ». Pour cela, le mouvement MAHA veut offrir des lieux de rencontres pour célibataires conservateurs dans les villes « bleues » (Démocrates), qualifiées d'« enfers libéraux [liberal hells] ». Raquel Debono ne s'en cache pas, par cette initiative elle avait « vraiment envie de participer à la guerre culturelle en cours, pour faire bouger les lignes ». Dans ce très bref article, nous nous proposons de faire de cet objet, les MAHA, un terrain d'expérience pour l'analyse, qui devrait nous révéler, au moins partiellement, ce qui se joue aujourd'hui et maintenant aux USA, et plus largement dans le monde.

Le mouvement MAHA entretient des liens étroits avec des applications de rencontre pour conservateurs (Date Right Stuff) et des magazines « féminins » conservateurs (Evie et The Conservateur) : il est par exemple possible de se procurer une casquette rose flashy brodée du slogan Make America Hot Again sur la boutique en ligne du Conservateur. The Conservateur a aussi parrainé des soirées du mouvement MAHA, sa rédactrice en chef, Caroline Downey, s'étant exprimée, à l'une d'elles, en ces termes : « Ce que fait The Conservateur, c'est mettre en avant ce qui est objectivement beau – un certain art de vivre – une vision du monde objectivement supérieure, et rendre justice à ces femmes méconnues dans notre culture. » [6] Selon les participantes à ces soirées, les « libéraux » célébreraient l'obésité et les « chirurgies mutilantes ». De plus, The Conservateur se présente, sur son site internet, au moyen d'une référence appuyée à la conquête de l'Ouest et à la destinée manifeste des USA ; le magazine se fixe pour objectif de « restaure[r] le raffinement moral et esthétique [des USA] perdu depuis longtemps. » [7] Ces magazines « féminins » participent, selon leurs propres mots, à la « guerre culturelle » en cours. Ils proposent une certaine esthétique des corps et érotisent le conservatisme, plus particulièrement « le » corps de « la femme conservatrice ».

Rendre les USA « hot again » c'est les rendre « hot & healthy again ». Les MAHA entretiennent des liens intimes avec une autre branche du mouvement MAGA, l'une des plus influentes, sa « doctrine biologique » [8], qui a pour porte-voix l'antivax/complotiste Robert F. Kennedy Jr : le mouvement « Make America Healthy Again » [9]. Sans entrer dans le détail, ce dernier prône la santé « holistique », le retour à la « nature » et la conservation de l'environnement ; il trouve sa « cohérence » idéologique dans un complotisme pour lequel les tropes antisémites sont structurants : la mauvaise santé générale de la population américaine serait le résultat d'une entreprise d'intoxication à grande échelle planifiée par des élites mondialistes, les « grands maîtres du mensonge » (la « Big Pharma » par exemple). Les femmes, les mères, se placent à l'avant-garde du mouvement MAHA. Le magazine Evie est l'un des relais des thèses complotistes du mouvement, en publiant par exemple des articles sur le prétendu lien entre la vaccination contre le SARS-CoV2 et le cancer. The Conservateur, pour sa part, publie des articles sur la thématique du « Make America Beautiful Again », dans lesquels il est autant question de la « beauté physique », du lifestyle, que de la « beauté » d'espaces naturels états-uniens immaculés, intouchés, qui devraient être préservés, notamment de la « sanie » charriée par les « migrants » [10].

Sydney Sweeney Has Great Jeans/Genes – L'apparence physique, la hotness, le lifestyle, les choix politiques, les partis pris idéologiques et les positionnements moraux fonctionnent comme marques, immédiatement perceptibles, de différences inscrites dans « la roche de la biologie », dans les « gènes ». Dans cette « perception populaire » MAHA, exemplairement syncrétiste, le « biologique » et le « culturel » ne sont pas placés, au moyen d'une analyse formelle, dans un rapport de causalité, comme dans le racisme doctrinaire ; ils sont bien plutôt placés sur le même plan : « biologie » et « culture » ne sont que les deux faces de la même pièce [11]. La vidéo d'invitation à la soirée MAHA du 21 avril 2025, « Conservatives have good genes », postée sur les réseaux sociaux de Raquel Debono, offre un bel exemple de ce « syncrétisme » raciste :

Les conservateurs ont de bon gènes, on organise une fête pour vous le prouver. Célébrons ensemble nos bons gènes [...] les valeurs transmises de génération en génération [inherited], la stabilité financière et les mâchoires bien dessinées. Cet été la tendance est à la supériorité génétique et idéologique. [12]

C'est dans ce contexte de bipolarisation et d'inscription de celle-ci dans l'immuable, dans la permanence, ou plus justement dans ce contexte de survenance de discours ouvertement racistes, en ce sens précis [13], que la montée des violences politiques aux USA devrait être replacée. Lorsque la « conversion » et la « purification » sont impossibles, c'est-à-dire quand la différence est biologique, « génétique », que la race devient un facteur immédiat d'intelligibilité, seule l'élimination physique peut en venir à bout. En parallèle, certains corps, certaines apparences physiques, vont désormais de pair avec certains positionnements politiques. Raquel Debono oppose l'Amérique hot conservatrice à « l'Amérique laide et grosse [ugly fat America] » libérale ; en ligne, elle va même plus loin, en appelant au « retour » du body shaming : « Excluons ! [...] rétablissons l'exclusion des personnes. [Let's exclude ! [...] bring back excluding people.] » Les questions relatives à la perte de poids par la prise d'Ozempic ou encore le style et le « visage Mar-a-Lago [Mar-a-Lago face] » [14] prennent, à l'aune de ces quelques réflexions éparses, une patine nouvelle.

Les soirées MAHA sont aussi révélatrices des lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump ; tout comme l'a été le calandargate, scandale qui a éclaté dans les sphères conservatrices après la parution du calendrier « Conservative Dad's Real Women of America 2024 Calendar », de la marque de bière « conservatrice » Ultra Right Beer, dans lequel des influenceuses conservatrices posent en maillot de bain une pièce. Outre la pruderie propre à certaines franges catholiques conservatrices, les réactions à cette publication mettent en lumière des querelles concernant la définition de la « femme blanche américaine », de la « culture » conservatrice américaine et des « valeurs » traditionnelles. Si la vitalité du pionnier est consensuellement exaltée, quid de la pionnière ? Alors que pour certaine fractions du mouvement MAGA, tels les « conservative christians », les événements de Make America Hot Again ou les publications de Evie et du Conservateur ne sont que du rebranding de la libération sexuelle en objet marketing conservateur, d'autres, plus proches du libertarianisme, y voient l'affirmation identitaire de la femme conservatrice, d'une forme de girlbossing de droite. Raquel Debono, de son côté, se définit comme une « conservatrice urbaine [city conservative] » [15], très différente de « la républicaine du Texas » en ce qu'elle est « très modérée (sic) sur les questions sociales » ; selon l'une de ses vidéos TikTok, elle est : pro-choix, contre l'impôt, pro-arme et « pour » les gays.

L'analyse du mouvement MAGA ne peut donc se départir d'une analyse nuancée qui laisse la place aux dissensus internes, aux contradictions, qui les consigne, les confronte et, ce faisant, cherche à trouver, en creux, les déterminations propres à ce mouvement. Par-delà les pariochalisms, les idéologies sexistes et racistes sont les briques élémentaires du discours conservateur aux USA, dont les manifestations sont « altérées » par le vin d'autel servi par les différentes chapelles. Lors du calandargate, la controverse prenait pour objet la représentation de la femme conservatrice, qui dans le calendrier était dénudée et lascive, en un mot hot [16] ; cependant, elle a aussi permis à toutes et à tous d'affirmer, en chœur, leur transphobie. La focalisation exclusive sur la dimension apparemment conflictuelle de la controverse ne permet pas de saisir l'hypothèse fondamentale sous-jacente à la production de ces images et de ces discours : les femmes conservatrices de ce calendrier sont attirantes sexuellement et donc en bonne santé – elles ont de bons gènes. Le conservatisme, la « beauté », la bonne santé, le corps sain, les bons gènes sont « indistincts et indistinguables » [17].

Cette biologisation positive du social a pour agent de contraste les politiques anti-migrants de l'administration Trump, dont le mug shot pourrait être la pose affectée d'une Kristi Noem, secrétaire à la sécurité nationale des États-Unis, toute apprêtée, devant une dizaine de corps sans visages, identiques, en rangs, alignés les uns derrière les autres, en cage, dans un « centre de confinement pour terroriste » du Salvador [18]. Les violents raids de la police de l'immigration, de l'ICE [Immigration and Customs Enforcement], dont les agents sont masqués, qui kidnappent des gens dans les rues, les magasins, dans les stades, les tribunaux, les écoles, etc., en raison de la couleur de leur peau et, donc, de leur origine supposée, nous en offre un autre exemple ; tout comme le déploiement de la garde nationale dans des villes démocrates pour en « nettoyer les rues ». Dans le cas d'espèce, blancheur, richesse et citoyenneté américaine s'amalgament pratiquement. Lifestyle et exclusion raciale se rejoignent ; sur Instagram, The Conservateur a posté et épinglé sur son compte une courte vidéo d'une jeune femme blanche en minijupe et crop top, casque audio vissé sur la tête, virevoltant en rythme dans la rue, avec pour sous-titre descriptif : « pov : les rues sont propres et la frontière est sécurisée [pov : the streets are clean and the border is secure] ». La supériorité « génétique et idéologique » de certains corps va avec l'infériorité d'autres.

Une des préoccupations fondamentales du mouvement Make America Hot Again est celle de l'hérédité et de la transmission intergénérationnelle de caractéristiques raciales supérieures, d'une « superior worldview », des « great genes ». Ce qui sourd de ces pratiques encadrant la « préférence » sexuelle, c'est un eugénisme positif nouveau, une hygiène raciale nouvelle pour laquelle les fonctions sécuritaires de l'État, réduit à son bras armé, pourraient assurer la sélection, négative, des corps. Toutes les franges du mouvement MAGA sont préoccupées par le faible taux de fécondité des femmes américaines et le déclin de la population nationale (le « birth dearth ») [19] ; les solutions proposées, contradictoire, révèlent encore une fois l'hétérogénéité idéologique de la coalition. Schématiquement, un « natalisme pro-famille [pro-family natalism] » des chrétiens conservateurs s'oppose à un « pronatalisme tech [tech pronatalism] » de la « tech right » [20]. Alors que les premiers voient dans la famille nucléaire américaine blanche [21] et la procréation « naturelle » le vecteur de l'accroissement d'une population saine, nécessaire à la « survie de la civilisation », les seconds font appel à la technologie pour sélectionner des embryons « génétiquement supérieurs » et soutiennent des projets d'ectogénèse. Peter Thiel, par exemple, membre de la PayPal mafia et très influent néo-réactionnaire américain [22], finance l'application de suivi de cycle menstruel 28 développée par le magazine Evie, dont l'objectif affiché est de « démystifier et [de] dé-stigmatiser la santé menstruelle en permettant aux femmes d'assumer leur nature féminine » [23] ; sur son site, l'entreprise de « femtech » 28.co affirme que l'application allie « fitness féminin et bien-être holistique », qu'elle offre aux femmes « des entraînements [...] personnalisés [...], des profils nutritionnels conçus pour la santé hormonale et des informations scientifiques sur [elles]-même[s], [leurs] relations et [leur] travail, adaptées à [leur] état émotionnel actuel. » [24]

Simone et Malcolm Collins, qui avaient pour projet de créer une cité-État sur l'Île de Mann pour en faire un centre dédié à la « production en série d'êtres humains génétiquement sélectionnés » [25], sont les figures de proue du pronatalisme aux USA ; ils sont bien conscients des divergences mais aussi des points d'accords à ce sujet dans la mouvance MAGA :

Nous sommes une coalition de personnes extrêmement différentes dans nos philosophies, nos croyances théologiques, nos structures familiales [...] Mais nous sommes tous d'accord sur un point : notre ennemi principal est la monoculture urbaine, la culture unificatrice de gauche. [26]

Les différentes tendances cherchent, notamment au cours de Natal Conferences [27], à s'accorder, à rendre cohérentes des propositions conservatrices prétendument divergentes [28]. Ce qui ressort, une fois encore, de ces différentes positions, en apparence antagoniques, c'est l'indistinction entre le culturel et le biologique, les valeurs et la transmission héréditaire de celles-ci ; Charlie Kirk ne disait rien d'autre : « Se marier. Avoir des enfants. Construire un héritage. Transmettre ses valeurs. Rechercher l'éternel. Rechercher la joie véritable. » [29]

Le motif de la « menace existentielle » est donc, depuis Ronald Reagan, au moins, persistant aux USA ; la peur de la « désintégration économique » révèle aujourd'hui, peut-être à peine plus qu'hier, ses dimensions raciales cachées. La nouvelle « grande croisade nationale » ordonnée par Trump et appelée de leurs vœux par les partisans du mouvement MAGA, résolus qu'ils sont à rendre à « l'Amérique sa grandeur », a pour pilier de soutènement un « esprit Américain » biologisé. La prospérité nationale est associée à des corps « au travail » [30] qui incarnent l'immutabilité de la nation et de son esprit. Le principe racial assure la cohésion d'une société hautement stratifiée par réduction du groupe majoritaire à la portion congrue des individus « aux bons gènes ». Cette socialisation doublement négative [31] butte elle-même, avec le « patriarcat producteur de marchandises », sur sa borne interne ; les rapports sociaux patriarcaux sont en cours de « barbarisation » [32]. La race, la différence biologique, structure de façon centrale, « matérielle », le principe de synthèse sociale du patriarcat producteur de marchandises. Bien qu'étant une détermination sous-jacente au contexte capitaliste, nous observons, aujourd'hui, une résurgence de discours ayant trait à la race et au racisme « biologique » ; dans le contexte de crise du patriarcat-capitalisme, ces discours sont reconfigurés selon les motifs de la postmodernité et de ses identités smart, flex et hybrides. Ainsi, les discours eugénistes d'aujourd'hui ne sont pas identiques à ceux des années 1930 ; Malcolm Collins rejète lui-même la dénomination d'eugénisme et lui préfère celle de « polygénisme [polygenics] » [33]

Les différentes fractions du mouvement MAGA, en conflits apparents sur de nombreux sujets, se retrouvent dans leur pratique de la race et leur référence explicite à l'hérédité, à une hiérarchisation des corps. Alors que la représentation de « la femme » américaine conservatrice génère des controverses au sein du camp conservateur, il n'en demeure pas moins qu'une différence biologique essentielle la caractérise : le sexe « biologique » reste signifiant socialement, porteur d'une division et d'une hiérarchie sociale. Le corps, et le corps des femmes en particulier, représente une certaine prospérité économique en puissance, dont l'immutabilité et l'altérisation assure matériellement la cohésion et la reproduction du rapport social global.

Certes, après nos quelques maigres réflexions, un grand nombre de questions reste en suspens ; nous avons tenté d'ébaucher quelques pistes de recherche. Il reste que, ce qui a cours aux USA devrait plus que nous interpeller, il n'y a pas là qu'une simple question « politique » ou « idéologique » ; il s'agit plutôt de la réalité, concrète, de la pratique de la race dans le patriarcat-capitalisme – quand la référence à l'immutabilité biologique (re)fait surface, bien qu'elle soit toujours structurante, c'est avec elle l'élimination et l'extermination pures et simples qui insidieusement deviennent concrètement possibles, qui prennent la suite, sans frottements, de la discrimination quotidienne. Les positions et les discours les plus « extrêmes » ne font que révéler les concepts « limites », les déterminations, les catégories fondamentales, qui unissent les franges des plus « modérées » aux plus « radicales » du mouvement MAGA. Par exemple, les différentes normes de la féminité prennent racine dans une essentialisation commune de la différence de sexe. L'étude du mouvement Make America Hot Again jalonne, encore grossièrement, un terrain d'expérience pour l'analyse de la « race », du sexe et du capital ainsi que de leurs agencements, leurs articulations, leurs imbrications, leurs médiations.

« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. C'est peut-être pour cela que nous portions sur toutes les images un regard suspicieux. Peut-être pour cela qu'apparaissait dans toutes les discussions la nouvelle querelle des images. »
Fasel

Collage photo : Cécile Fasel (c)


[2] Idem.

[4] Voir les livres de Quinn Slobodian, p. ex. Hayek's Bastards, pour se familiariser avec ces constellations.

[5] À ne pas confondre avec les MAHA, Make America Healthy Again, nous y reviendrons.

[9] Pour un aperçu très éclairant de ce mouvement, se reporter au formidable article de Cécile Fasel, « Le Janus de la santé trumpiste », Rev Med Suisse, Vol. 21, no. 938, 2025, pp. 2016–2016.

[10] Voir aussi le « style réactionnaire »,de Jean Raspail et de son épigone Sylvain Tesson. Se reporter, par exemple, à l'extrait du livre de François Krug, Réactions françaises, publié sur Mediapart : « Dans son roman, Raspail décrivait la saleté et la bestialité d'immigrés indiens. Dans l'Himalaya, Poussin et Tesson croisent justement le chemin de pèlerins hindous : “Partout la vallée est jonchée de détritus et d'immondices [...]. Dans l'air flotte des remugles nauséeux, et du sol imbibé transpire une sanie infecte. La montagne elle-même dégage une odeur de mort et de déjection [...]. Tout le parcours est conchié par ce passage du ‘camp des saints'.” »

[11] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », dans Michel Wieviorka (dir.), racisme et modernité, Paris, La découverte, 1993, p. 149-151.

[12] Tiktok @raqisright.

[13] Voir Colette Guillaumin, L'idéologie raciste.

[15] Raquel Debono qualifie aussi ce mouvement de « New Right », ou de « New MAGA people ».

[16] Certains ont suggéré de les représenter avec des enfants, ou enceintes...

[17] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », art. cit.

[21] Idem. : “Civilization, in a very real sense, only survives if people view family formation and childbearing as a fundamental, pre-market element of the human experience. ”

[23] Nous soulignons, https://28.co/about

[24] Idem.

[28] https://www.bbc.com/news/articles/c5ypdy05jl9o : 'The tech right bring a lot of energy to the discussion,' says Roger Severino, Vice-President of Domestic Policy at the Heritage Foundation. 'We've been discussing how we could blend these various strains on the right. We're trying to cohere the movement.'

[29] Get married. Have children. Build a legacy. Pass down your values. Pursue the eternal. Seek true joy.

[30] Aussi au sens de corps fertiles, procréateurs.

[31] Wulf D. Hund, Marx and Haiti.

[32] Voir Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme.

[33] Du fait de l'utilisation du polygenic risk score lors de la sélection des embryons.

17.11.2025 à 12:36

Migrer pour vivre, pas pour mourir

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Les oubliés de la migration : une caravane à travers le Sénégal à la rencontre des familles de disparus

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (4781 mots)

En 2024, 43000 personnes sont arrivées aux îles Canaries par la voie maritime. Mais l'ONG Caminado fronteras estime à plus de 10000 les personnes disparues lors des traversées. Voilà maintenant des années que l'on entend ces chiffres terrifiants, qui ne viennent que s'ajouter à des statistiques impuissantes. On se demande à quoi ils servent s'ils ne permettent pas que la situation change et que les naufrages cessent ? L'association Boza Fii au Sénégal lutte pour la liberté de circulation, et pour la dignité des personnes disparues. Chaque année elle organise une caravane à travers le pays pour rencontrer les familles de migrant.es décédé.es ou disparu.es sur la route de l'Europe.

Boza Fii se bat contre les frontières dans son pays mais aussi au niveau international au sein du réseau Alarm phone [1]. C'est en tant que camarade de lutte que nous avons été généreusement accueilli sur la caravane. Approfondir les liens internationaux nous paraît essentiels pour renforcer nos combats. En tant que Français, nous bénéficions du privilège de voyager librement. Par ce récit nous souhaitons partager les expériences de luttes de nos camarades, qui n'ont pas la possibilité de venir les porter en Europe.

Pour la quatrième édition de sa caravane des disparus, le convoi de voitures de l'association Boza Fii se met en branle depuis la banlieue de Dakar direction Tambacounda. Des heures de trajet pour nous mener à l'est du Sénégal, dans une contrée à la croisée des routes du Mali, de la Guinée et de la Gambie. Ici, la majorité des personnes parlent surtout bambara et peul en plus du wolof. Cette région rurale et brûlante est marquée, comme beaucoup d'autres au Sénégal, par de nombreux départs vers l'Europe par les voies longues et dangereuses de la mer et du désert. Presque chaque foyer a une histoire d'un proche ou d'une connaissance disparu.e en migration. Parfois, les personnes ont fait boza, ce mot de victoire pour dire qu'elles ont posé le pied en Europe. Mais trop souvent, ces personnes manquent à leur famille qui n'ont aucune nouvelles d'elles, depuis 8 mois, 1 ans, 4 ans, 10 ans, 25 ans…

Une trentaine de personnes accompagnent cette caravane. La plupart des membres de Boza Fii ont tenté l'aventure de la migration pour finalement rentrer au pays armé.es de tous ce que leur voyage a pu leur enseigner, ou bien ont malheureusement perdu des êtres chers sur les routes migratoires. On transporte avec nous la cuisine, l'écran de projection géant gonflable, la sono, les banderoles, les tee-shirt de l'association. L'idée est de rester deux jours dans chaque localité pour dix jours au total.

La première est celle de Kothiary, gros village en périphérie de Tambacounda. En arrivant, alors qu'une équipe va présenter l'initiative au maire, au délégué de quartier, à la badiane gox (marraine de quartier) et à l'imam, une autre installe l'espace de discussion et de projection sur une petite place ou un coin de rue. Le premier soir, on présente la caravane, et des films sont projetés sur la répression de la migration par l'Europe, sur la recherche des disparu.es (le documentaire « Numéro 387, disparu en méditerranée » [2]) ou bien le film « Moi, capitaine » qui raconte le voyage difficile de deux jeunes sénégalais jusqu'en Italie. Dans ce pays à 95 % musulman, les temps de recueillements sont essentiels, aussi les chefs religieux sont invités à des temps de prières lors desquels ils vont bénir la caravane et prier pour le salut des personnes disparues.

Le lendemain, on se sépare en plusieurs groupes pour aller rencontrer quelques familles de victimes de la migration à Kothiary et dans les villages autour. Nous rencontrons Vieux Ndiaye, il habite à Ndiaback, un petit village à 20 kilomètres de là. Son frère, Daouda Ndiaye, est parti il y a dix ans. Vieux Ndiaye a du arrêter ses études pour prendre en charge la femme et les deux enfants de son grand frère disparu. Un jour, une personne qui voyageait avec son frère a appelé pour leur annoncer qu'il y avait eu un naufrage et que son frère ne faisait pas partie des rescapés. La famille a alors organisé des obsèques. Il nous dit que dans son village, où quelques familles vivent de l'agriculture, plusieurs jeunes, un frère, un mari, un fils, sont absents.

Nous rencontrons une autre famille, la mère n'a pas de nouvelles de son mari depuis 25 ans. Toutes ces années ont été jalonnées de rumeurs sur des possibles traces de son mari, et lorsqu'elle consulte son marabout, celui ci voit toujours son mari vivant. Alors sa famille n'a pas organisé d'obsèques, et depuis ce temps elle attend. Lorsque nous allons saluer le chef de village, nous apprenons qu'il a découvert la veille qu'une voisine n'avait plus de nouvelles de son fils depuis 10 mois. Elle n'en avait pas parlé. Il raconte cette difficulté pour les familles de poser des mots sur leur douleur, leur attente, aussi par peur du jugement et de la répression. Nous l'accompagnons lui rendre visite. Malgré la surprise de notre venue, malgré la peine, elle nous parle de son fils Assane Bah, dont elle a eu pour la dernière fois des nouvelles alors qu'il s'apprêtait à embarquer sur une pirogue à Nouadhibou, en Mauritanie. Quelques jours plus tard, quelqu'un lui a dit que la pirogue était arrivée, mais il est presque impossible de vérifier cette information. Nous prenons note avec l'idée de tenter des recherches malgré l'évidence de la difficulté à trouver des informations sur les personnes disparues.

Depuis des années déjà, Boza Fii et Alarm Phone se heurtent à la difficulté de retrouver la trace de celles et ceux parti en voyage. Il n'existe pas d'organisme international de recherche pour les disparu.es en migration. Pourtant, partout des personnes recherchent leurs proches. Des informations circulent entre des familles, des militant.es, des ONG et des exilé.es de manière informelle. Parfois les personnes sont arrivées mais ont changé de noms en route et perdu tous leur contacts, parfois elles sont incarcérées. Dans ces cas, en général elles arrivent à contacter leur famille au bout d'un moment. Mais il y a aussi ce qu'on appelle les naufrages invisibles. Ces pirogues disparues en mer sans laisser aucune trace. Combien de personnes ont disparu dans ces naufrages invisibles ? La route migratoire des îles Canaries est connue pour être la plus meurtrière parmi celles empruntées pour rejoindre l'Europe.

Notre présence auprès des familles lors de la caravane permet avant tout de créer du lien pour ouvrir la possibilité de parler, de trouver un instant de réconfort et parfois de trouver quelques réponses. La ligne de crête entre manifester de la compassion tout en prenant soin de ne pas raviver l'angoisse des questions sans réponses est délicate à tenir. « On va aller l'écouter, ça va soulager », nous dit Vieux Ndiaye, qui connaît lui-même la douleur de la perte. « Métina, Masta » (c'est triste, je compatis) lui dit-on en écoutant son récit. Au fil de nos déambulations dans les chemins et les rues ensablées, les portes ne cessent de s'ouvrir sur des récits de pertes. Comme un labyrinthe dans lequel il n'y a pas de sortie, nous prenons conscience de l'ampleur du phénomène, diffus et massif mais totalement invisibilisé. Ici au Sénégal, à part de manière très minime par le CICR [3], il n'existe aucune initiative pour soutenir les familles dans l'attente de réponse. Notamment, d'un point de vue psycho-social, les parents sont totalement laissés à eux mêmes dans des situations de deuils impossible qui parfois absorbent toute leur énergie et les rendent malade. La seule action du gouvernement a été de mettre en place depuis octobre 2024 un numéro vert pour inciter à la dénonciation de tout comportement susceptible d'être identifié comme une préparation à un départ.

C'est à cette invisibilisation et cette criminalisation, entre autre, que s'attaque le travail de Boza Fii.

« Ñun dañuy boza fii, su meunoul nekk fi ñu dem fé »/ Nous voulons réussir ici, si ce n'est pas possible nous irons là-bas. [4]

Boza Fii [5] existe depuis 2020 au Sénégal, et porte publiquement un discours courageux et presque unique sur les problématiques liées à la migration en Afrique de l'ouest. Boza Fii qui signifie « réussir ici tout autant que réussir là bas » porte un discours clair sur la liberté de circulation. Elle revendique un droit à la migration comme un droit de voyage pour chacun et condamne le fait que les voies légales soient rendues impossibles par des politiques de visas restrictives, des prix exorbitants et des temps d'attentes délibérément longs. C'est pourquoi Boza Fii dénonce l'impossibilité de voyager légalement et rejette la sémantique répressive qui utilise le terme de « clandestin » pour criminaliser les migrant.es au Sénégal.

L'objectif de Boza Fii consiste à parler des réalités concrètes de la migration, afin que les départs soient mieux préparés s'ils doivent avoir lieu. Une grande partie de son travail consiste à faire de la sensibilisation pour défaire la rhétorique gouvernementale selon laquelle la personne qui décide de migrer est criminelle ou, au mieux, mentalement instable et qu'elle est responsable de s'être mise en danger. Cette rhétorique s'est imprégnée dans la population sénégalaise et jusque dans les familles en les condamnant au silence et la culpabilisation. Le discours actuel du PASTEF [6] n'a pas créé de rupture sur la migration alors qu'il avait pourtant été élu par tout un pan de cette jeunesse concernée par ces problématiques et que son élection avait suscité des espoirs. La dissuasion ne fonctionne pas. « Tu peux voir un jeune assister aux funérailles d'un proche naufragé en mer et prendre une pirogue le soir même » commente un membre de Boza Fii. La détermination à partir chercher un autre avenir est parfois plus grande que la peur de mourir parce qu'elle s'ancre dans un ensemble de pressions sociales et de rêves puissants.

Chaque personne qui décide de migrer, de partir à l'aventure comme on le dit aussi, a des raisons de le faire, et il en existe de multiples. On pourrait se risquer à les énumérer, mais indéniablement celles-ci tournent toutes autour d'un ordonnancement profondément injuste et néocolonial du monde. Un ordonnancement dans lequel l'Europe continue de restreindre les possibilités d'autonomie en Afrique de l'Ouest tout en jouissant encore d'un prestige et d'une image désirable dans les imaginaires. L'Occident, à travers son idéologie dominante, place le curseur de ce qu'est « bien vivre » ou « réussir sa vie » tout en gardant captives les richesses pour y accéder. Et pour couronner le tout, il s'octroie le privilège exclusif de la liberté de circulation. Il y a quelque chose de maléfique dans ce mécanisme.

Dans son travail, Boza Fii pointe la responsabilité de l'Union européenne dans la mise en danger des personnes qui résulte des accords d'externalisation de ses frontières. À mesure que s'intensifie la répression, les points de départ pour les Canaries s'éloignent toujours plus au sud le long de la côte atlantique : du Maroc vers la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie et la Guinée. La Guardia Civil espagnole est présente sur le sol des pays de départ pour des opérations de surveillance et de contrôle. Régulièrement, les routes pour accéder aux villages côtiers au Sénégal sont bloquées pour des opérations de contrôles lors desquelles la Guardia Civil et la gendarmerie fouillent les passager.es pour vérifier qu'iels ne sont pas en partance. En mer, la répression prend la forme d'une non-assistance délibérée qui s'ajoute aux difficultés propres à la traversée.

Pour donner un exemple, la caravane cette année se rendra à Foundiougne, un village situé au bord du fleuve Saloum au sud de Dakar. Il y a tout juste un an, dix jeunes du village ont pris une pirogue qui s'est perdue en mer pendant dix jours. Le réseau Alarm Phone a alerté les autorités espagnole et marocaine. L'Espagne s'est déchargée en pointant la responsabilité du Maroc à prendre en charge le sauvetage alors que le bateau se trouvait en zone SAR partagée [7]. Le Maroc n'a dépêché aucun bateau sur place malgré avoir affirmé envoyé la marine royale. La seule chose que les autorités ont faites, c'est contacter des navires marchands à proximité de la pirogue qui se sont arrêtés mais ont finalement repris leur route sans rien faire. Alarm Phone a communiqué la position GPS de la pirogue et insisté sans relâche pour qu'elle soit secourue. Rien n'a été fait. L'embarcation à la dérive a finalement été trouvée par des pêcheurs mauritaniens au large de Nouadhibou, mais la météo difficile et les jours passés en mer ont provoqué le décès ou la disparition de 32 personnes et à l'arrivée des rescapés, 73 personnes ont du aller à l'hôpital. Entre le moment où l'alerte a été donné, et le moment où la pirogue a finalement été secourue en Mauritanie, il s'est passé cinq jours. Cinq jours de non-assistance manifeste. Seulement cinq jeunes de Foundiougne ont survécu. Ce sont eux, les rescapés qui vont accueillir la caravane et nous accompagner visiter les familles de leurs amis décédés en mer. Il est évident que si un voilier de plaisance européen émettait des signaux de détresse, les mêmes autorités feraient tout leur possible pour le sauver, tandis qu'une embarcation avec plus de 200 personnes à bord est abandonnée à son sort. Il ne s'agit pas d'un problème d'humanisme mais d'un crime qui laissent endeuillées des milliers de familles sur le continent africain.

Concernant l'invisibilisation des disparitions, et l'abandon total des familles, Boza Fii se bat pour libérer la parole et pousser les familles de victimes à se faire entendre et à constituer des associations. Cela a déjà commencé, des collectifs se sont créés à l'initiative de personnes ayant perdu des proches, comme l'association d'Aminata Boye à Mbour (COVES, collectif des victimes de l'émigration au Sénégal) [8] et le collectif créé après le drame terrible de Fass Boye en 2023 [9]. Lorsque l'équipe de la caravane rencontre les représentants locaux, c'est une occasion pour les pousser à ce que des fonds soient débloqués pour aider les enfants de disparu.es et à ce que soit instauré des temps de commémorations et des mémoriaux pour les victimes de la migration.

Lors de la précédente caravane en 2024, l'équipe de Boza Fii a découvert qu'il existait une fosse commune à Kafountine (Sud du Sénégal, Casamance). Elle a été creusée suite à un naufrage sans qu'aucune famille ne soit avertie. Partout sur la route migratoire, les corps sont enterrés à la hâte. Au Sénégal même, les autorités ne prennent pas soin d'identifier les victimes et de retrouver leur famille. Boza fii revendique « le droit à l'identité et la dignité pour les personnes disparues ». Cela signifie redonner leur nom aux personnes décédées pour qu'elles ne soient pas réduites à des numéros ou au néant et qu'elles ne tombent pas dans l'oubli. Il existe des initiatives comme le cimetière des inconnus de Zarzis [10] (Tunisie) dans lequel une sépulture a été donnée à des centaines de personnes migrantes anonymes décédées et rejetées sur les plages de Tunisie. L'évoquer avec les familles permet d'ouvrir les imaginaires sur la possibilité que leur proche soit enterré quelque part.

Pour l'heure, la caravane se poursuit à Tambacounda, la rencontre avec le maire laisse toute l'équipe amère après qu'il se soit copieusement déchargé de toute responsabilité affirmant « qu'en dehors de son salaire et du fonctionnement de la ville, il n'y a pas plus d'argent disponible ». On pointe toujours la responsabilité de l'État mais chacun sait que l'on ne peut pas en attendre grand-chose et qu'il vaut mieux partir de la base pour donner de la conséquence à nos paroles. Aujourd'hui, nous avons rencontré plusieurs familles dont les enfants sont partis dans la même pirogue. Huit jeunes de Tamba, tous des conducteurs de jakarta (motos-taxis 125) ont disparu depuis le mois de mai 2024. La mère d'Aladji Bafodé Diaby, jeune homme de 19 ans, nous raconte comment son fils est parti suite à des conflits répétés avec son oncle avec lequel il travaillait. Dès son départ, elle a lancé un avis de recherche jusqu'à ce qu'il finisse par la contacter depuis la Mauritanie. Elle a tout tenté pour qu'il revienne mais il n'a pas voulu. Dans cette pirogue, on nous dit qu'il y avait 17 membres d'une même famille du Mali. Des photos circulent, des gestes pudiques de peine et de réconfort, des verres de thé et des prières avant de reprendre la route...

Nos pensées vont à Daouda Ndiaye, Assane Bah, Aladji Bafodé Diaby, Ousmane Diouf, Babacar Senghor, Serigne Wagne, Djibril Diagne, Modou Faye, ainsi que toutes les autres personnes disparues sur les routes de la migration et leur familles.

Liberté de circulation pour toutes et tous !

Boza Fii est une association à but non lucratif qui ne fonctionne qu'avec des bénévoles et des dons. Elle organise plusieurs actions chaque année notamment contre la présence informelle de Frontex [11] au Sénégal. Vous pouvez suivre ces activités sur les réseaux sociaux et la soutenir ici.


[1] Alarm Phone est une ligne téléphonique d'urgence pour soutenir les personnes migrantes lors de leur traversée en mer vers l'Europe. C'est un aussi un réseau transnational qui lutte pour la liberté de circulation et contre les politiques d‘externalisation des frontières.

[3] Comité international de la croix rouge.

[4] Extrait d'une chanson de Boza Fii

[6] Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité — plus connu sous l'abréviation de PASTEF — est un parti politique sénégalais de gauche fondé en 2014 par Ousmane Sonko actuellement au pouvoir depuis mars 2024.

[7] Zone de recherche et de sauvetage (search and rescue) qui dans le cas présent est partagée entre les autorités de Madrid et de Rabat.

[9] En juillet 2023, une pirogue avec 101 personnes à bord s'est perdue sur la route des Canaries, elle a dérivé pendant plus de 30 jours pour finalement être secourue par un navire de pêche au large du Cap Vert. Plus de 60 personnes ont perdu la vie et 38 ont survécu après plus d'un mois passé en mer sans rien. La plupart des jeunes venaient de Fass Boye, un village de pécheurs au nord de Dakar, qui souffre de la raréfaction du poisson à cause de la sur-pêche industrielle. Cette tragédie a suscité un grand traumatisme et beaucoup de colère de la part de la population de Fass Boye.

[11] Agence européenne chargée de surveiller et protéger ses frontières, régulièrement épinglée pour des violations graves des droits humains.

17.11.2025 à 12:36

Les États-Unis et le « capitalisme fasciste »

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Texte intégral (6772 mots)

Poursuivant les réflexions entamées dans Pourquoi la guerre ?, Les conditions politique d'un nouvel ordre mondial et Les impasses de la pensée critique occidentales, le philosophe Maurizio Lazzarato soutient que la phase historique qui s'ouvre ne sera pas déterminée par l'ordre économique et ses échanges contractuels mais par les forces politiques qui seront à même d'assumer le plan stratégique ami/ennemi. Pour clarifier les enjeux d'une telle décision, Lazzarato revient sur le processus sanglant qui a mené à l'imposition du néo-libéralisme à l'échelle globale et plus spécifiquement en Amérique latine. De là, s'estompe l'opposition superficielle entre démocratie et fascisme.

L'accumulation primitive, l'état de nature du capital, est le prototype de la crise capitaliste.
Hans Jürgen Krahl

Le capitalisme ne se réduit pas à un cycle d'accumulation, car il est toujours précédé, accompagné et suivi d'un cycle stratégique défini par le conflit, la guerre, la guerre civile et, éventuellement, par la révolution. Ce cycle stratégique inclut la soi-disant « accumulation primitive » décrite par Marx, mais seulement comme sa première phase, suivie par l'exercice de la violence incarné dans la « production » et son éclatement sous forme de guerre et de guerre civile lorsque le cycle économique arrive à sa fin. Pour une description complète du cycle stratégique, il a fallu attendre le XXᵉ siècle et sa transformation dans le cycle des révolutions soviétique et chinoise — une transformation qui, sous différents points de vue, corrige et complète Marx.

Les deux cycles fonctionnent ensemble. Leurs dynamiques sont imbriquées, mais peuvent également se séparer l'une de l'autre : depuis 2008, le cycle du conflit, de la guerre et de la guerre civile (et la possibilité improbable de révolution) s'est graduellement séparé du cycle de l'accumulation au sens propre. Les impasses et blocages dans l'accumulation du capital exigent l'intervention du cycle stratégique, qui fonctionne sur la base des rapports de force et de la relation non économique ami-ennemi.

Depuis l'avènement de l'impérialisme, l'importance du cycle stratégique n'a fait que s'intensifier. Les cycles de guerre, de violence extrême et d'usage arbitraire de la force se succèdent rapidement. Les États-Unis ont imposé à trois reprises des règles économiques et juridiques au marché mondial et à l'ordre mondial (1945, 1971 et 1991), et à trois reprises ils ont effacé ou modifié les normes qu'ils avaient eux-mêmes imposées, parce que celles-ci ne leur convenaient plus, pour en instaurer de nouvelles. Le fordisme de 1945 fut démantelé dans les années 1970, tandis que le « néolibéralisme » choisi pour le remplacer — et répandu sur la planète entière en 1991 après la chute de l'Union soviétique — s'est effondré en 2008. L'accumulation primitive actuelle change à nouveau les règles du jeu dans l'espoir plus-qu'improbable de « rendre sa grandeur à l'Amérique ».

L'analyse du cycle stratégique dans le capitalisme contemporain doit porter avant tout sur les États-Unis, car c'est là que se concentrent ses appareils de pouvoir — les institutions militaires, financières et monétaires sur lesquelles le pays détient des monopoles interdits à l'Europe « alliée » ou à l'Asie de l'Est, c'est-à-dire à des pays assujettis soit par la guerre (Allemagne, Japon, Italie), soit par la puissance économique et financière (France, Royaume-Uni) et, surtout, au « Sud » global.

Depuis la crise de 2008, le cycle stratégique est passé au premier plan, au point même de supplanter le « marché », les régulations économiques, le droit international, les relations diplomatiques entre États, etc., tout en cherchant à empêcher l'implosion du cycle de l'accumulation et à revitaliser l'économie américaine, aujourd'hui en profonde difficulté.

Nous avons la « chance » de pouvoir observer en direct le déroulement de cette accumulation primitive et de ce cycle stratégique. Trump a déclenché l'« état d'exception ». Mais cet état est très différent de celui défini canoniquement par Carl Schmitt ou repris par Giorgio Agamben. Au lieu de concerner le « droit public » et la constitution formelle de l'État-nation, il vise d'abord les règles de la constitution matérielle du marché mondial et les normes juridiques internationales de l'ordre mondial. Avec l'état d'exception global, l'espace dans lequel se dessine le nomos de la Terre, avec ses lignes d'amitié et d'hostilité, est la guerre civile mondiale. Au lieu de se concentrer sur le droit, l'état d'exception global intègre profondément l'économie, la politique, le militaire et le système juridique.

La guerre civile mondiale se répercute sur la guerre civile interne en intensifiant le racisme et le sexisme, la militarisation des territoires, la déportation des migrants, les attaques contre les universités, les musées, etc. La population des États-Unis est profondément divisée — non pas entre les 99 % et les 1 %, mais entre les 20 % qui assurent l'essentiel de la consommation dans l'énorme marché intérieur (3/4 du PIB) et les 80 % dont la consommation stagne ou décline. Des politiques fiscales sont mises en œuvre pour garantir la propriété et l'hyper-consommation de la part la plus riche de la population.

Trump a le mérite de politiser ce que le soi-disant néolibéralisme cherchait désespérément à dépolitiser sans y parvenir. Une fois toutes les règles suspendues, l'usage de la force extra-économique devient la condition préalable à la production économique, à l'établissement du droit et à la constitution de toute institution. Il faut d'abord imposer par la force des rapports de pouvoir. Ensuite, une fois que la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est établie (et que la situation se stabilise parce qu'elle est acceptée par ceux qui ont été assujettis), on peut reconstruire des normes économiques et juridiques, les automatismes de l'économie, les institutions nationales et internationales, l'expression d'un nouvel « ordre ».

Le cycle stratégique qui opère à travers « l'état d'exception global » est assuré par des décisions politiques arbitraires et unilatérales prises par l'administration américaine, visant à imposer une série de « prises de contrôle » (appropriations, expropriations, pillages [1]) des richesses d'autrui — extorquées directement, sans médiation, sans exploitation industrielle, ni la prédation par la dette et de la financiarisation.

Quel est le sens de cette longue - et ici partielle - liste de décisions politiques prises sur la base du pouvoir coercitif de l'État impérial ? Le changement dans les relations « économiques » n'est pas immanent à la production. Il n'est pas non plus le résultat des « lois » de la finance, de l'industrie ou du commerce établies par la théorie économique.

Les « automatismes » économiques imposés politiquement dans les années 1970 et 1980 par les États-Unis ne peuvent que reproduire les fins pour lesquelles ils ont été institués politiquement (financiarisation, économie de la dette, délocalisation industrielle, etc.) et donc reproduire la crise. Ces appareils n'ont pas la capacité d'innover — ni en répartissant différemment le pouvoir, ni en produisant de nouvelles relations entre États et classes, qui pourraient ensuite servir de conditions à une « nouvelle » forme de production. La configuration des pouvoirs que nous examinons exige une rupture. Elle n'est pas déductible de la situation qui a conduit à cette crise. Elle nécessite un saut hors de la situation. Ce saut doit être pensé et organisé par une « nouvelle » classe dominante, capable de subjectiver la rupture, d'occuper l'État et de l'utiliser stratégiquement.

L'administration assume le rôle et la fonction du stratège, du chef de guerre qui décide, sur la base de la relation ami-ennemi, et non plus sur l'« égalité » de l'échange entre contractants, qui doit payer et combien doit être payé pour la crise des États-Unis.

Pour comprendre la « politique » des États-Unis, qui gère depuis un certain temps déjà ces phases d'accumulation primitive, nous ne devons ni l'opposer à « l'économie », ni la réduire à la classe politique dans son ensemble. Elle constitue la coordination de divers centres de pouvoir (administratif, financier, militaire, monétaire, industriel, médiatique) dotés d'une stratégie. Les intérêts hétérogènes qui les caractérisent trouvent une certaine médiation dans la nécessité de lutter contre un « ennemi commun » — le reste du monde, mais surtout les BRICS, et en particulier la Russie et la Chine. L'administration Trump assume la fonction de capitaliste collectif, de chef capable de négocier une stratégie avec d'autres pouvoirs financiers, militaires et monétaires qui continueront d'agir selon leurs propres intérêts, des intérêts qui doivent, à la fin, toutefois converger — car ce qui est en jeu n'est pas la santé de l'économie américaine, mais la possibilité de l'effondrement de la machine politico-économique du capitalisme financier et de la dette, une machine à bout de souffle.

L'intimidation et le chantage économiques, le chantage et la menace d'intervention militaire, les guerres et les génocides sont mobilisés simultanément. Les États-Unis menacent d'intervenir dans « leur arrière-cour » (l'Amérique latine) sous prétexte de narcotrafic en Colombie, au Mexique, en Haïti et au Salvador, tout en braquant leurs armes sur le Venezuela. Ils ont convoqué les ministres de la défense de la région à Buenos Aires (19–21 août) pour exiger un alignement sans faille contre la Chine et imposer un renforcement de la présence militaire américaine dans les « détroits » (Magellan, Panama, etc.) « qui pourraient être utilisés par le Parti communiste chinois pour étendre son pouvoir, perturber le commerce et défier la souveraineté de nos nations ainsi que la neutralité de l'Antarctique. »

Dans les conditions contemporaines, il est difficile de parler même de capitalisme, de « mode de production », car nous sommes confrontés à l'action d'un « seigneur » qui décide arbitrairement de la quantité de richesse qu'il est en droit d'extraire de la production de ses « serfs ». Le secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, a déclaré sans la moindre gêne que les États-Unis traiteraient la richesse de leurs « alliés » comme s'il s'agissait de leur propre richesse : le Japon, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, et surtout l'Europe, se sont engagés à investir « selon les souhaits du Président ». Il s'agit d'un « fonds souverain géré à la discrétion du Président afin de financer une nouvelle industrialisation ». L'animateur de Fox News, stupéfait, décrit cela comme un « fonds d'appropriation offshore ». Bessent répond : « Oh, c'est un fonds souverain américain, mais avec l'argent des autres. »

Les relations impersonnelles du marché redeviennent personnelles en opposant « le maître et ses esclaves », le colonisateur et le colonisé. Ce ne sont pas le fétichisme de la marchandise — ce ne sont pas les automatismes de la monnaie, du marché, de la dette, etc. — qui gouvernent et décident, mais la force, l'expression d'une volonté politique. Les États-Unis ne désignent plus le compétiteur, mais l'ennemi — un ennemi qu'ils ont désormais identifié comme le reste du monde, y compris leurs alliés (en fait, principalement les alliés dans la mesure où ils font partie de la même classe dominante et sont terrifiés par l'idée de l'effondrement du centre du système, qui entraînerait également leur propre chute ; pour sauver le capitalisme, ils sont prêts à dépouiller leurs populations, en particulier l'Europe qui, comme le Japon dans les années 1980, sera forcée de payer pour la crise américaine, sacrifiant son économie et ses classes populaires tout en s'exposant aux risques de guerre civile).

La loi de la valeur ou de l'utilité marginale — c'est-à-dire toutes les catégories de l'économie classique ou néoclassique — est totalement inutile. Elles n'expliquent rien de ce qui se passe actuellement. Au lieu de modèles économétriques trop compliqués, il suffit d'une opération mathématique apprise à l'école primaire pour calculer les ‘taxes' appliqués au reste du monde. La soi-disant complexité des sociétés contemporaines se dissout très facilement face à la dualité politique ami-ennemi. La « destruction créatrice » n'est pas la prérogative de l'entrepreneur, mais l'œuvre de décideurs politiques, économiques et militaires.

Même Le Capital de Karl Marx (du moins si l'on ne commence pas par l'accumulation primitive plutôt que par la marchandise) est peu utile pour expliquer la situation. Pierre Clastres, dont la lecture de Nietzsche — centrée sur la volonté de puissance — diffère profondément de celle de Foucault, peut nous donner matière à réflexion : les relations économiques sont des relations de pouvoir qui ne peuvent jamais être séparées de la guerre. Sa description du fonctionnement du « pouvoir » lorsqu'il s'affirme aux dépens des premières « sociétés contre l'État » demeure le commentaire le plus pertinent que j'aie lu sur l'opération actuelle de la machine État/capital qu'est l'administration américaine.

« L'ordre économique, c'est-à-dire la division de la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, résulte d'une division plus fondamentale de la société : la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui y sont soumis. Il est donc essentiel de comprendre quand et comment naît dans la société la relation de pouvoir, de commandement et d'obéissance. De quelle manière ceux qui détiennent le pouvoir deviennent-ils des exploiteurs, et comment ceux qui y sont soumis — ou le reconnaissent, la différence importe peu — deviennent-ils exploités ? Le point de départ, tout simplement, est le tribut. Il est fondamental. Nous ne devons jamais oublier que le pouvoir n'existe que dans son exercice : un pouvoir qui n'est pas exercé n'est pas un pouvoir. Le signe du pouvoir, la preuve qu'il existe réellement, est, pour ceux qui le reconnaissent, l'obligation de payer un tribut. L'essence d'une relation de pouvoir est une relation de dette. Lorsque la société est divisée entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, le premier acte de ceux qui commandent est de dire aux autres : ‘Nous commandons, et nous pouvons vous le prouver en exigeant que vous payiez un tribut'. » [2]

Nous pouvons facilement interpréter la relation entre commander et obéir comme déterminée par la violence de l'accumulation primitive qui se répète constamment, et la relation entre exploiteur et exploité comme l'exercice du pouvoir dans la « production » une fois que « l'ordre » a été établi et la situation « normalisée » : les deux relations (commander/obéir et exploiteur/exploité) sont des actions complémentaires de la même machine État-capital. La critique que fait Clastres de « l'économique », capable de déterminer même « la politique » en dernière instance, nous semble pertinente, à condition que nous considérions la volonté de puissance et la volonté d'accumulation comme les deux faces d'une même médaille.

Le tribut à payer à l'administration américaine devrait être le signe d'une nouvelle redistribution du pouvoir — capable de dessiner un nouveau « nomos de la terre », c'est-à-dire une relation de subordination coloniale des alliés vis-à-vis des États-Unis, d'une part, et, opération plus difficile, la soumission les BRICS, d'autre part. À l'intérieur de chaque État, le tribut devrait être reconnu comme le signe de la soumission des classes populaires, censées être les véritables payeurs. L'arrogance de Trump cache sa faiblesse : vouloir imposer un nouvel ordre mondial tout en essayant de gérer la défaite de l'OTAN en Ukraine, une crise économique monstrueuse, et un Sud global qui ne se soumet pas aussi facilement que l'a fait l'Europe.

Le nouvel ordre ne peut être établi que par l'impérialisme, caractérisé depuis son origine par la complémentarité entre économie et politique, guerre et production. L'impérialisme collectif défini par Samir Amin dans les années 1970, dans lequel le rôle central revenait aux États-Unis, s'est transformé en une véritable subordination coloniale des alliés : Europe, Corée du Sud, Japon, Canada, etc. L'Europe se trouve dans la même condition de subordination coloniale que celle qu'imposa autrefois l'Angleterre à l'Inde au XIXᵉ siècle, car, comme cette dernière, elle doit payer un tribut au pays « occupant », en construisant et finançant des armées européennes, avec des ressources achetées aux États-Unis, afin de faire la guerre contre des ennemis définis par la puissance impériale (la guerre en Ukraine en est l'expérimentation, un test général pour ce type de guerre).

« Néolibéralisme » et réversibilité du fascisme et du capitalisme

La nouvelle séquence du cycle stratégique, qui a commencé en 2008 et conduit à la guerre ouverte, porte une nouveauté considérable. La machine État-capital ne délègue plus la violence extrême aux fascistes. Au contraire, elle organise elle-même cette violence — encore échaudée, peut-être, par l'autonomie que le nazisme avait acquise dans la première moitié du XXᵉ siècle. Le génocide jette une lumière troublante sur la nature du capitalisme comme de la démocratie, nous forçant à les voir comme nous ne les avions peut-être jamais vus auparavant.

Le capitalisme et les démocraties orchestrent ensemble, et en leur propre nom, un génocide comme s'il s'agissait de la chose la plus normale et naturelle au monde. De nombreuses entreprises (logistique, armement, communication, surveillance, etc.) ont participé économiquement à l'occupation de la Palestine et orchestrent maintenant, sans le moindre scrupule, l'économie du génocide. Comme les entreprises allemandes dans les années 1930 et 1940, elles promettent des profits massifs grâce au nettoyage ethnique des Palestiniens. L'indice principal de la bourse de Tel Aviv a augmenté de 200 % au cours du génocide, garantissant un flux continu de capitaux — principalement américains et européens — vers Israël.

Avec le génocide, les démocraties libérales ont renoué avec leurs généalogies qui, autrefois refoulées, reviennent aujourd'hui avec une vigueur redoublée. Les États-Unis ont bâti leur démocratie sur le génocide des peuples autochtones et sur les institutions du racisme et de l'esclavage, tandis que les démocraties européennes ont fait de même, quoique dans leurs colonies lointaines. La question coloniale, les questions du racisme et de l'esclavage se trouvent au cœur des deux révolutions libérales de la fin du XVIIIᵉ siècle.

Le racisme structurel qui caractérise le capitalisme — et qui aujourd'hui se concentre contre les musulmans — a été déchaîné sans honte par les Israéliens, par l'ensemble des médias occidentaux et par toutes les classes politiques occidentales. Là aussi, nul besoin de nouveaux fascistes, car ce sont les États, particulièrement européens, qui ont alimenté ce racisme depuis les années 1980 (tandis qu'aux États-Unis il est endémique et central dans l'exercice du pouvoir). Le racisme est profondément enraciné dans la démocratie et le capitalisme depuis la conquête des Amériques, car en leur sein règne l'inégalité, et l'un des moyens centraux de légitimer cette inégalité est le racisme.

Le débat sur les fascismes contemporains est très en retard sur la réalité, car aucun de ces « nouveaux fascismes » n'est capable d'exercer une telle violence ni de promouvoir une destruction d'une telle ampleur. Pour diverses raisons, ils ne ressemblent pas à leurs ancêtres, qui avaient pour mission de mener une contre-révolution massive contre le socialisme. La raison principale est cependant la suivante : il n'existe aucun ennemi réel qui ressemble de près ou de loin à celui que représentaient les bolcheviks. Les mouvements politiques contemporains ne constituent aucune menace. Ils sont totalement inoffensifs.

Les nouveaux fascismes sont marginaux par rapport aux fascismes historiques, et lorsqu'ils accèdent au pouvoir, ils se placent immédiatement du côté du capital et de l'État en se limitant à intensifier la législation autoritaire/répressive et à influencer les sphères symboliques et culturelles. C'est ce que sont en train de faire les fascistes italiens.

Les actions de Trump n'ont rien à voir avec le folklore fasciste historique, si ce n'est marginalement : lorsqu'il agit au niveau géopolitique pour sauver le capitalisme américain de l'implosion il représente les intérêts du grand capital, tout en imposant, à l'intérieur de l'Etat, un devenir-fasciste à chaque aspect de la société américaine.

Le capitalisme n'a pas besoin de déléguer le pouvoir, comme il le faisait dans le passé, aux fascismes, car la démocratie a été vidée de l'intérieur depuis les années 1970 (voir la Commission trilatérale). Elle produit, depuis ses propres institutions — comme le capitalisme le fait depuis la finance et l'État depuis son administration et son armée — la guerre, la guerre civile et le génocide. Ce que nous appelons « nouveaux fascismes » ou « post-fascisme » ne sont que des acteurs jouant des rôles mineurs. Ils n'ont d'autre choix que d'accepter les décisions prises par les centres de pouvoir financiers, militaires, monétaires et étatiques.

Comment comprendre cette situation inédite ? Elle plonge ses racines profondes dans la phase précédente d'accumulation primitive qui a organisé la transition du fordisme vers le prétendu « néolibéralisme ». Le cycle stratégique organisé par l'administration Nixon pour faire payer au reste du monde, comme aujourd'hui, les crises accumulées des années 1960 fut encore plus violent que les actions de Trump : décision unilatérale de rendre le dollar inconvertible en or³, tarifs douaniers de 10 %, mise à disposition du capital japonais aux États-Unis, « accord » du Plaza qui a dépouillé le Japon et, à l'époque, la Chine, sacrifiant l'économie de cette dernière pour sauver le capitalisme américain ; rétablissement des relations politiques avec la Chine, qui seront décisives pour la mondialisation ; décision politique de construire un « super-impérialisme » autour du dollar, et ainsi de suite.

Les épisodes les plus dramatiques de ce cycle stratégique furent les guerres civiles à travers toute l'Amérique latine, qui ont simultanément signifié la fin de la révolution mondiale et inauguré les premières expériences dites néolibérales. À cet égard, il est intéressant de revisiter l'analyse économique de Paul Samuelson , « Prix Nobel », car elle est presque toujours oubliée.

Nous avons fait de l'analyse foucaldienne de la « Naissance de la biopolitique » une anticipation du néolibéralisme, alors que, à la même époque, l'interprétation de Samuelson tranchait contre l''admiration' foucaldienne du marché, des libertés, de la tolérance envers les minorités, de la gouvernementalité, etc., en décrivant l'économie néolibérale comme un « capitalisme fasciste » : avec le marché néolibéral, les deux termes deviennent réversibles. Cette catégorie, oubliée dans les années qui ont suivi, nous aidera peut-être à comprendre la généalogie du génocide démocratico-capitaliste.

« Ce à quoi je fais allusion est évidemment la solution fasciste. Si les lois du marché impliquent une instabilité politique, alors les sympathisants fascistes en concluent : ‘supprimez la démocratie et imposez à la société le régime du marché. Peu importe que les syndicats doivent être brisés et que les intellectuels encombrants soient mis en prison ou en exil'. » [3]

Le « marché » a, depuis les années 1970, progressivement détruit la démocratie de l'après-guerre, la seule qui pouvait encore ressembler, même de loin, à son propre concept, puisqu'elle était née des guerres civiles mondiales contre le nazisme. Une fois cette énergie politique épuisée, le capitalisme fasciste a commencé à s'instituer. La logique du marché, au lieu d'être une alternative à la guerre et à la violence extrême, les contenait, les alimentait et, finalement, les pratiquait elle-même — jusqu'au génocide. À l'ère des monopoles, le marché — cette forme supposément automatique de médiation — constitue en réalité la fin de toute médiation, car il fait émerger la force comme acteur décisif : la force des monopoles, la force de la finance, la force de l'État, etc. Il faut non seulement une guerre civile pour l'établir, mais il délègue également le fonctionnement du capitalisme à la force. En ce sens, le marché est déjà une économie fasciste.

Samuelson renverse la plus solide des croyances : l'économie des Chicago Boys — Hayek, Friedman, etc. — est une forme de fascisme et constitue un paradigme pour l'économie en général. L'expérience néolibérale est celle d'une « économie imposée », ce que l'administration Trump tente précisément de réaliser : un « capitalisme imposé » (un autre terme heureux de Samuelson), un capitalisme imposé par la force.

« La onzième édition (1980) de mon Economics contient une nouvelle section consacrée au sujet déplaisant du fascisme capitaliste. Pour ainsi dire, si le Chili et les Chicago boys n'avaient pas existé, il aurait fallu les inventer comme paradigme. » [4]]

Nous avons accepté le récit libéral, au lieu de nous demander pourquoi la gouvernance mène à la guerre, au fascisme et au génocide, tout comme elle l'a fait dans la première moitié du XXᵉ siècle. Nous-mêmes n'avons pas été capables d'en tirer les conclusions nécessaires, et pourtant nous sommes passés des prétendues libertés du néolibéralisme au génocide démocratico-capitaliste sans coup d'État, sans « marche sur Rome », sans contre-révolution de masse, comme s'il s'agissait d'une évolution naturelle. Pas une seule personne de l'establishment, encore moins des classes politiques et médiatiques, n'a été gênés, embarrassés par cela. Bien au contraire, ces dernières se sont alignées avec une rapidité stupéfiante à un récit qui contredisait, de fond en comble, l'idéologie proclamée depuis des décennies des droits humains, du droit international, de la démocratie contre l'autocratie, etc. Pour que tout cela se produise sans le moindre accroc, il fallait que les horreurs physiques et médiatiques du génocide soient inscrites dans les structures du système qui ne les a pas considérées une aberration, mais comme la normalité. Tout cela s'est déroulé comme si l'horreur allait de de soi. Le capitalisme « libéral » s'est, tout naturellement, pleinement exprimé et réalisé dans le génocide sans médiation fasciste, sans que les fascistes constituent une force politique « autonome » comme ils l'avaient été dans les années 1920.

Nous n'avons pas su voir ce qui était pourtant sous nos yeux parce que nous avons mis trop de filtres « démocratiques » — une idée pacifiée du capitalisme qui nous empêche de lire correctement ce qui s'est passé avec la construction du néolibéralisme en Amérique latine. Relisons Samuelson, en gardant à l'esprit tous les commentaires des penseurs critiques qui continuent, même après 2008, à parler de néolibéralisme :

« Les généraux et les amiraux prennent le pouvoir. Ils éliminent leurs prédécesseurs de gauche, exilent les opposants, emprisonnent les intellectuels dissidents, réduisent les syndicats au silence et contrôlent la presse et toute activité politique. Mais, dans cette variante du fascisme de marché, les dirigeants militaires restent hors de l'économie. Ils ne planifient pas et ne prennent pas de pots-de-vin. Ils confient toute l'économie à des zélotes religieux — des zélotes dont la religion est le marché du laissez-faire, des zélotes qui ne prennent pas non plus de pots-de-vin. (Les opposants au régime chilien ont quelque peu injustement appelé ce groupe « les Chicago Boys », en reconnaissance du fait que beaucoup d'entre eux avaient été formés ou influencés par des économistes de l'Université de Chicago favorables aux marchés libres.)
Alors l'horloge de l'histoire est remontée. Le marché est libéré et la masse monétaire est strictement contrôlée. Sans prestations sociales, les travailleurs doivent travailler ou mourir de faim. Les chômeurs contribuent désormais à freiner la croissance salariale. L'inflation peut alors être réduite, voire éliminée. » [5]

En réalité, la fonction du marché « fasciste » n'a jamais été économique. Elle était d'abord répressive et ensuite disciplinaire : individualisation du prolétariat et rupture de toue action collective ou solidaire. Le marché a été une construction idéologique sous le couvert de laquelle la prédation pouvait se dérouler tranquillement, une prédation rendue possible par le monopole du « dollar » et de la « finance », ainsi que par la violence militaire des États-Unis, les véritables agents politico-économiques du néolibéralisme, qui n'ont jamais été régulés ni gouvernés par le marché.

Comment pouvons-nous confirmer la pertinence du concept samuelsonien impliquant l'oxymore « démocratie fasciste » ? Nous avons du mal à saisir la réalité parce que la violence actuelle exercée par la démocratie et le capitalisme dissimule, avec une facilité déconcertante, les valeurs de l'Occident, consacrées dans ses constitutions. Le jeune Marx nous rappelle que le cœur des constitutions libérales n'est ni la liberté, ni l'égalité, ni la fraternité, mais la propriété privée bourgeoise. C'est une vérité incontestable, d'autant plus qu'elle constitue « le droit le plus sacré de l'homme » affirmé par la Révolution française — la seule véritable valeur de l'Occident capitaliste.

La propriété est certainement la manière la plus pertinente de définir la situation des opprimés. L'accumulation primitive instaurée par Nixon dans les années 1970 a politiquement imposé une nouvelle appropriation et une distribution inédite, établissant une division propriétaire sans précédent : cette nouvelle division n'était pas principalement entre les capitalistes, propriétaires des moyens de production, et les travailleurs dépourvus de toute propriété, mais entre les propriétaires d'actions et d'obligations, c'est-à-dire entre les détenteurs de titres financiers et ceux qui n'en possèdent aucun. Cette « économie » fonctionne comme les tarifs douaniers de Trump, en extrayant de la richesse de la société des « serfs », à la seule différence que la prédation procède par les « automatismes » de la finance et de la dette, automatismes continuellement et politiquement entretenus.

La société est plus divisée que jamais : au sommet se concentrent les propriétaires de titres financiers, en dessous se trouve la vaste majorité de la population qui, en réalité, n'est plus composée de sujets politiques mais « d'exclus ». Comme pour les serfs de l'Ancien Régime, la « fonction » économique n'implique aucune reconnaissance politique. L'intégration du mouvement ouvrier, reconnu comme un acteur politique de l'économie et de la démocratie dans les années d'après-guerre, a régressé vers une exclusion des classes laborieuses de toute instance de décision politique. La financiarisation a permis à ceux « d'en haut » de pratiquer la sécession. Elle organise sa relation avec les classes inférieures comme une relation exclusivement d'exploitation et de domination. Les serfs n'ont pas seulement été expropriés économiquement, mais également privés de toute identité politique, au point d'adopter la culture et l'identité de l'ennemi — individualisme, consommation, ethos télévisuel et publicitaire. Aujourd'hui, ils sont poussés à assumer une identité fasciste et une subjectivité guerrière.

Les « serfs » sont fragmentés, dispersés, individualisés, divisés mille fois (par genre, race, revenu, richesse) — mais tous participent, à des degrés divers, à la société établie par la machine État-capital, une machine qui n'a plus besoin d'aucune légitimation, tant les rapports de force actuels lui sont favorables. Des décisions sont prises concernant le génocide, le réarmement, la guerre et les politiques économiques, sans que quiconque ait à répondre devant ses subordonnés. Le consentement n'est plus nécessaire parce que le prolétariat est trop faible pour revendiquer quoi que ce soit. Il est clair que, dans cette situation, la démocratie n'a aucun sens. La condition des opprimés ressemble davantage à celle des colonisés (une colonisation généralisée) qu'à celle de « citoyens ».

Walter Benjamin nous mettait en garde : « La stupeur que les choses que nous vivons soient encore possibles au XXᵉ siècle n'est pas philosophique. Cette stupeur ne marque pas le début de la connaissance — à moins qu'elle ne soit la connaissance que la conception de l'histoire qui la suscite est intenable. » [6]

Ce qui est également intenable, c'est une certaine conception du capitalisme, même chez le marxisme occidental. Lénine définissait le capitalisme impérialiste comme réactionnaire, contrairement au capitalisme concurrentiel dans lequel Marx voyait encore des aspects « progressifs ». La financiarisation et l'économie de la dette ont créé un monstre, fusionnant capitalisme, démocratie et fascisme qui ne pose absolument aucun problème aux classes dominantes. Nous devrions analyser la nature du cycle stratégique de l'ennemi, en nous donnant pour objectif de le transformer en un cycle stratégique de révolution.

Maurizio Lazzarato
Images : Vincent Peal
Traduit depuis la version anglaise parue sur Ill Will
Une traduction espagnole est disponible ici


[1] Les tarifs varient entre 15 % et 50 %. Une réduction du taux d'imposition a été promise à condition (1) d'acheter des titres du marché américain ayant du mal à trouver preneur sur les marchés et (2) de transférer librement des milliards de dollars aux États-Unis. — Les tarifs servent un double objectif : un objectif économique (les États-Unis ont besoin d'argent frais pour couvrir leurs déficits), et un objectif politique (l'Inde commerce librement avec la Russie, etc., et le Brésil « persécute » Bolsonaro). — Impositions d'achats d'énergie américaine quatre fois plus chère que le prix du marché : l'Europe a promis de… — Obligation d'investir des milliards de dollars dans la réindustrialisation américaine (Japon, Europe, Corée du Sud, Émirats arabes unis ont promis des sommes astronomiques, les 600 milliards de l'Europe étant considérés par Trump comme un « cadeau »). Investissements qui seront à la discrétion des États-Unis, sous menace d'augmentation des tarifs. — Le GENIUS Act autorise les banques à détenir des stablecoins comme monnaie de réserve afin de faire face aux difficultés de placement des énormes titres de la dette publique. La condition politique pour ces stablecoins est qu'ils soient indexés sur le dollar et utilisés pour l'achat de dette américaine.

[2] R. Bellour et P. Clastres, « Entretien avec Pierre Clastres », in R. Bellour, Le livre des autres. Entretiens avec M. Foucault, C. Lévi-Strauss, R. Barthes, P. Francastel, Union générale d'éditions, 1978, 425–442.

[3] Paul A. Samuelson, « The World Economy at Century's End », Human Resources, Employment and Development. Vol 1, the Issues : Proceedings of the Sixth World Congress of the International Economic Association held in Mexico City, 1980, éd. Shigeto Tsuru, Palgrave International Economic Association Series, 1, 1983, 75.

[4] Samuelson, « The World Economy », 75. [En français, « capitalisme imposé » résonne avec « l'imposition » (la taxation). — trad.

[5] Samuelson, « The World Economy », 75.

[6] Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire », trad. Harry Zohn, Selected Writings, Vol. IV, 1938–1940, Harvard, 2006, 392.

17.11.2025 à 12:36

La philosophie sur un bateau

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« L'histoire de la philosophie est enterrée à Gaza mais la philosophie vit dans le geste de la Global Sumud Flottilla. »
Luca Salza

- 17 novembre / , , ,
Texte intégral (2778 mots)

Dans cet article, l'historien et philosophe Luca Salza [1] revient sur l'évènement politique, philosophique et stratégique que représente selon lui la flottille pour Gaza : « Qu'ont-ils trahi ? Ils ont trahi la réalité imposée par le pouvoir : l'économie avant tout, même au détriment du génocide (...), la démocratie comme forme de gouvernement insurpassable, le racisme endémique en Occident, la beauté et la justesse de la guerre pour la domination, et tous les autres simulacres sur lesquels reposent la politique et le mode de vie dans le Nord du monde ».

« Je veux juste que le monde voie ce que je vois »
Fatma Hassouna

Il ne s'est rien passé.
Rien.
À Gaza, il ne s'est rien passé.
Rien.
Les Palestiniens et les Palestiniennes peuvent rentrer dans leurs maisons. Leurs enfants reprennent le chemin de l'école. Les commerçants rouvrent leurs boutiques, les agriculteurs retournent travailler la terre. La récolte des olives va bientôt commencer.

Les tempêtes d'acier, le blocage de l'aide alimentaire, les tirs sur les foules affamées, les incursions terroristes dans les hôpitaux, dans les salles de classe, les assassinats ciblés de poètes et de journalistes, la destruction des universités, la dévastation des rares champs cultivables restants n'ont pas eu lieu : ces événements se sont évaporés.

Après nous être creusé la tête pendant des mois pour imaginer l'impossible, pour penser comment vivre, sans vivre, au milieu d'un génocide, après avoir dénoncé, à une distance incommensurable, l'assassinat systématique et rationnel des habitants et des choses de Gaza, nous avons soudain découvert que rien, il ne s'était rien passé. Le cours des événements reprend naturellement, l'histoire millénaire de Gaza ne s'est pas arrêtée, même si nous avions cru comprendre que la plupart des vestiges archéologiques avaient été détruits. L'hymne d'Israël peut retentir à la Philharmonie de Paris. Une parenthèse peut-être un peu douloureuse s'est enfin refermée pour les rédactions des médias mainstream du Nord global, sous les rires de la Knesset qui accueillait Trump, trafiquant effronté de mort et d'armes et garant suprême de la pax americana ou hebraica dans la région (qu'est-ce que la paix ? Nous devrions répondre, aujourd'hui, à nouveau, à la question..., d'autant plus que nous savons que cette paix peut décider, comme dernier acte souverain, de s'auto-suspendre quand elle le souhaite).

Circulez, il n'y a rien à voir. La phrase performative et canonique des policiers français pour évacuer les curieux du lieu du crime est devenue le mantra de notre monde, l'Occident, celui qui a soutenu le génocide. Éloignez-vous, il n'y a rien à voir.

Voir… Avons-nous vu quelque chose, en fin de compte ? Nous n'avons pas vu grand-chose, du moins jusqu'à un certain point. Il est donc indispensable de voir enfin, « all eyes on Gaza », de rétablir la vérité, depuis le début jusqu'à aujourd'hui, et encore...

Or, il n'est pas si simple de voir : « La réalité aujourd'hui ne serait permise à personne », écrit Céline en prenant ses distances avec le naturalisme de Zola. Le problème est la structure fantasmatique sur laquelle repose, après Balzac, Verga et Zola, la réalité. Les massacres et les destructions de Gaza n'ont pas eu lieu parce que c'est cette structure fantasmatique de la réalité qui a pu les transformer en simulacres, en idola.

C'est pour cette raison que notre tâche ne peut consister uniquement à dénoncer les idola, à lutter pour rétablir la réalité (comme le faisaient les grands artistes réalistes). Céline a raison, la réalité n'est plus permise à personne. La tâche de notre action (artistique ou politique) devient plutôt celle de rechercher ce qu'il y a de réel dans cette réalité qui nous échappe de toutes parts.

Commençons par dire que la lutte pour affirmer le réel contre les simulacres est une question philosophique depuis les origines grecques de cette forme radicale de pensée, lorsque Platon commence à se confronter à l'invasion des apparences dans le domaine de la vérité, c'est-à-dire à l'effet sophistique.

Aujourd'hui, comme le démontre notamment Badiou, la bataille pour la philosophie de Platon est plus que jamais d'actualité, en particulier sous les latitudes Nord des démocraties libérales. Le présent est désormais caractérisé par l'affaiblissement de la capacité à distinguer entre réalité et fiction, faits avérés et récits imaginaires, mensonges, falsifications et récits fiables : le réel se perd, devient nébuleux, des simulacres imposent leurs conditions, renforcés par une innovation technologique hors de contrôle.

Je le dis brutalement : Gaza est un problème philosophique parce qu'elle impose à tous, du moins à ceux qui veulent voir, la nécessité de rechercher encore le réel dans la réalité.

Ceux qui ne veulent pas voir (ou faire voir), ceux qui soutiennent Israël comme fer de lance du nouveau colonialisme blanc, ceux qui remercient Israël pour le « sale boulot », ceux qui militent dans le parti du génocide, ceux qui... etc., etc., ne font, en fait, pas simplement de la propagande. La massive évanescence du réel peut investir aussi des institutions dites vénérables comme le Collège de France qui au nom de la « neutralité » entend dissimuler l'objectivité des choses. En passant : l'annulation de ce colloque ne fait que certifier la fin de l'Université, comme lieu de recherche, elle est morte depuis belle lurette dans les critères « scientifiques » et managériaux, de la « peer review » par exemple… imaginez un peu si Galilée avait été neutre… On voit bien, avec ces institutions dites scientifiques, que nous sommes déjà bien au-delà de ce que l'on résume par le terme de propagande.

En réalité, tout cet ordre du discours tend à rendre l'anéantissement de Gaza acceptable. C'est la seule réalité qui doit exister (la réalité est toujours une injonction). Et c'est précisément parce que c'est la seule réalité qui doit exister qu'elle s'arroge le pouvoir, à travers une gigantesque production de fantasmes – images, mots, lieux communs, opinions –, de nier tout élément réel, c'est-à-dire, en clair, de refouler le génocide.

Puisque le réel est refoulé, notre effort, dans ce contexte historique, doit consister à faire fonctionner la philosophie comme un exercice qui ne sert pas tant à rétablir le réel qu'à le conquérir.

Comment conquiert-on le réel ?

Il y a eu un événement qui, précisément en tant qu'événement, a rompu le cours du temps et, en reconfigurant son ordre, a permis de trouver le réel au-delà de la réalité. Il a été question d'une « procédure de vérité » (Badiou).

L'événement : le 1er septembre 2025, 25 navires transportant 300 personnes larguent les amarres dans le port de Barcelone et entament une longue et périlleuse pérégrination en Méditerranée, jetant parfois l'ancre dans d'autres vieux ports, où de nouveaux groupes de bateaux se joignent au convoi, pour converger tous ensemble vers Gaza et briser le blocus de l'aide humanitaire.

La Global Sumud Flottilla est un événement parce que les bateaux de différents types, les cent langues parlées à bord, la détermination des militants venus de 44 pays différents constituent un clinamen, une déviation de l'ordre du discours qui s'est imposé en Occident lorsque Israël a décidé de déchirer la bande de Gaza avec ses « épées de fer ». Contrairement à ce que déblatéraient les décideurs occidentaux, les militants dénoncent qu'il n'y a pas de guerre à Gaza, mais un génocide ; contrairement à ce que déblatéraient les décideurs occidentaux, la Flottille affirme qu'il est possible d'organiser une véritable aide humanitaire pour soulager les souffrances des civils. Le cours de l'histoire déraillait...

La Global Sumud Flottilla est un événement au sens où l'entendent Deleuze et Guattari : elle a été un extraordinaire « phénomène de voyance » : elle a soudainement révélé ce qui était intolérable à Gaza et, en même temps, elle a ouvert le champ du possible.

En cela, l'aventure de la Flottille est absolument philosophique.

Son errance en Méditerranée, sous les bombes et les menaces israéliennes, est sans histoire, sans organisation, sans armes, sans rien. C'est dans cette « pauvreté » (Benjamin) que des femmes, des hommes ont commencé à voir, sont sortis du Truman Show perpétuel de notre époque. L'opération philosophique de clarification réalisée par la Flottille a, en effet, fait sortir de la caverne un grand nombre de gens qui n'ont plus été sidérés par la peur et l'effroi et ont expérimenté ce qu'une expérience collective et cosmopolite comme celle de la Flottille pouvait libérer dans leur vie.

L'histoire de la philosophie est enterrée à Gaza avec tout le patrimoine culturel de l'Occident, mais la philosophie vit dans le geste de la Global Sumud Flottilla.

Dans un génocide, on ne pense et on ne fait rien, c'est l'abîme qui sépare notre monde de Gaza (un film comme Put Your Soul on Your Hand and Walk, malgré la sororité entre les deux protagonistes, montre clairement le fossé qui sépare « nous » d'« eux »). Mais dans cette partie du monde qui reste encore plus ou moins confortable, il est possible d'inventer des pratiques philosophiques qui permettent au moins de retrouver un peu de réel dans une réalité évanescente. En effet, dans la liquidité de la réalité, il est nécessaire, en dernier ressort, de savoir construire des théories et des pratiques (de la catastrophe) qui sachent montrer, orienter. Dans son discours historique à son arrivée à l'aéroport d'Athènes, après avoir été arbitrairement arrêtée et maltraitée par la police israélienne, Greta Thunberg a défini avec précision la signification première du convoi humanitaire : « Prendre position contre quelque chose qui est, à tous égards, injustifiable ».

Thunberg est très lucide : la Global Sumud Flottilla ne visait pas à sauver les Palestiniens, mais était plutôt le début d'une stratégie visant à prendre position dans la guerre mondiale actuellement en cours (à cette aune la lutte pour la Palestine, à la manière de Genet, ne revêt plus aucune caractérisation identitaire et nationaliste). La Flottille prend position du côté des Palestiniens en attaquant les gouvernements de ses propres pays, complices du génocide. Une grande leçon de stratégie, en somme.

D'un point de vue historique, on pourrait dire que la Flottille a réactivé le modèle zimmerwaldien, celui de l'ennemi intérieur, du défaitiste, du saboteur, du déserteur. D'ailleurs, c'est ainsi, c'est-à-dire comme des traîtres, que les gouvernements occidentaux les ont traités pendant et après l'expédition.

Qu'ont-ils trahi ? Ils ont trahi la réalité imposée par le pouvoir : l'économie avant tout, même au détriment du génocide ou grâce au génocide (voir les rapports de Francesca Albanese), la démocratie comme forme de gouvernement insurpassable, le racisme endémique en Occident, la beauté et la justesse de la guerre pour la domination, et tous les autres simulacres sur lesquels reposent la politique et le mode de vie dans le Nord du monde.

C'est parce qu'elle déserte cette réalité que la Flottille est une aventure philosophique.

Des hommes et des femmes, sans communauté et sans héroïsme (Thunberg l'a également précisé), s'éloignent du monde en guerre, s'éloignent d'eux-mêmes pour conquérir le réel. Leur désertion ouvre des possibilités inédites, politiques et existentielles, dans la mesure où leur geste peut être répété.

C'est ce qui s'est passé en Italie au mois de septembre lorsque des garçons, des filles, des travailleurs, des travailleuses, des gens quelconques ont repris ce geste et bloqué des villes et des villages en tendant fraternellement la main à la Flottilla. Il s'agissait précisément – dans un pays gouverné par d'anciens fascistes, parmi les plus fidèles alliés de Trump et d'Israël – d'une « procédure de vérité ». Le (non)peuple des mille places italiennes semblait crier à ses élites politiques et économiques : vous êtes en guerre, vous commettez un génocide, vous vous enrichissez grâce à la guerre, vous êtes « fermes », nous nous préparons à notre guerre, aux côtés des Palestinien.ne.s et des autres opprimé.e.s du monde, « à nouveau, et avec peu » (Benjamin). Ce faisant, les révolté.e.s se sont débarrassé.e.s du racisme blanc, une des raisons du silence qui entoure le génocide à Gaza, et ont pu embrasser ce combat anticolonialiste.

Il s'agit précisément d'un chambardement de la grande politique. Là où les camps en guerre dessinent des cartes, tracent des lignes à l'intérieur desquelles ils doivent garder et faire bouger leurs gouvernés, les déserteurs et déserteuses de la Flottille et des places italiennes, sans moyens particuliers, en se basant sur la « compréhension et le renoncement », proposent de les briser, de les traverser (sans enfreindre aucune loi, il est bon de le rappeler). La carte de la Méditerranée n'est ainsi plus celle de l'OTAN, mais celle des anciens portulans, dans les recoins desquels on parlait la lingua franca qui créait un monde commun. Comme l'avait déjà montré Godard dans Film Socialisme, touchant, contre le voyage de « la croisière s'amuse », différents ports historiques de la Méditerranée, la question est l'invention d'une autre carte géographique. Les bateaux coloriés de la Flottille, leurs cheminements périlleux et incertains entre des ports anciens chargés d'histoire et sur des routes maritimes sillonnées depuis toujours par des sirènes et des pirates construisent un monde nouveau/ancien. Sur les routes de cette contre-carte, on parle encore la lingua franca nouvelle/ancienne de la rébellion. C'est ainsi que les activistes de nombreux pays, les Palestiniens et Palestiniennes détruits, les migrants parcourant la même mer et subissant la même violence homicide absolue, et ceux et celles qui, plein.e.s de honte, dans les arrières des gouvernements génocidaires, rompent les rangs, font « cause commune »… une Internationale aussi ? Qui sait....

Le travail philosophique de vérité mis en œuvre par la Global Sumud Flottilla a permis cette rencontre. Si la guerre n'interrompt pas ces flux (les guerres naissent toujours, avant tout, pour les interrompre), d'autres rencontres verront peut-être le jour dans les mois à venir. D'autres déviations par rapport aux itinéraires imposés par le pouvoir. D'autres insurrections. D'autres cartographies. D'autres bouffées de réel.

Luca Salza


[1] Luca Salza vient de publier le formidable La désertion, Une cartographie littéraire et artistique aux éditions Mimésis. À venir aux éditions lundimatin : Arts et politiques de la désertion, de la Première guerre mondiale à nos jours.

17.11.2025 à 12:36

Vivre sans police

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Du long été au crépuscule d'Exarchia : un lundisoir avec Victor Collet

- 17 novembre / , , ,
Texte intégral (5109 mots)

A partir de 2008 le quartier athénien d'Exarchia, à dix minutes à pied du Parlement grec, a été le territoire d'une expérimentation sociale sans équivalent dans notre époque. Délivré de la présence policière suite aux émeutes consécutives à l'assassinat du jeune Alexandros Grigoropoulos par la police, il l'est resté pendant près de douze ans. Cette situation de territoire sans police, base arrière d'innombrables manifs et émeutes contre les politiques d'austérité imposées par l'ultralibéralisme de l'Union Européenne, lieu de vie collective à travers de très nombreux squats et lieux d'accueil de migrants, a aimanté toute une population de jeunes et moins jeunes d'Europe et d'ailleurs en quête d'une vie hors du modèle dominant.

À voir lundi 17 novembre à partir de 20h :

Entre « anarcho-tourisme » plus ou moins folklorique et tensions opposant les différents courants politiques qui le structuraient, ce bout de tissu urbain très particulier a largement échappé aux caricatures pour constituer aux yeux de milliers de gens un laboratoire essentiel à la revivification d'une perspective révolutionnaire. Victor Collet, que nous connaissions déjà pour ses études critiques sur les luttes immigrées à Nanterre et contre Aibnb à Marseille, y a vécu certains des moments les plus chauds de son histoire tumultueuse. A travers de nombreux témoignages constamment reliés à une analyse socio-historique, il raconte comment cette utopie urbaine a pu exister, et comment elle a fini par être étouffée. Son récit nous interroge sur les échelles de nos combats, sur les dangers et les illusions d'une territorialisation pourtant indispensable, sur le rapport entre espaces (jamais totalement) libérés et luttes dans toute la société. On en cause.

00:00 Intro
00:43 Après « Nanterre, du bidonville » à la cité et « Du taudis au Airbnb. Petite histoire des luttes urbaines à Marseille », l'histoire éphémère d'Exarchia, le quartier anarchiste d'Athènes
02:48 Comment des drames (17 octobre 1961, assassinat d'Alexis Grigoropoulos par la police, effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne) déclenchent des luttes mais aussi le réaménagement du territoire par le pouvoir
05:53 Comment la police a déserté le quartier d'Exarchia pendant une dizaine d'années
09:52 La solidarité avec les migrants contre les militants fascistes d'Aube Dorée
13:02 De l'incendie de la banque Marfin qui a causé la mort de trois employé à l'assassinat d'un dealer à Exarchia, la violence politique et ses dissensions
16:25 Comment organiser un quartier sans police ?
21:19 L'explosion émeutière de 2008
25:24 Pour une histoire orale des luttes
27:25 Les différents courants subversifs à Athènes
31:04 Les contradictions et manœuvres qui ont permis au pouvoir de reprendre le quartier
37:54 La mafia, l'État et le mouvement
42:22 Casques, motos et assassinats ciblés (l'organisation 17 novembre)
44:50 Les désaccords au sein du mouvement dans la lutte contre la mafia et le « canibalisme social »
49:50 Comment réguler les conflits dans le quartier ?
51:53 L'airbnbisation d'Exarchia
56:21 Heurs et malheurs de l'autonomie localisée ou l'impossibilité d'une bulle
1:00:30 Exarchia ouvre des questions plutôt qu'elle ne les referme
1:03:30 Une utopie assiégée

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Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

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