17.11.2025 à 16:56
Il y a 42 ans, naissait l'Armée zapatiste de libération nationale »
Texte intégral (3358 mots)
Le 17 novembre 1983, un petit groupe de gueriller@s issues des Forces de Libération Nationale (FLN) se retrouve dans les montagnes du Sud-est mexicain, dans l'État du Chiapas, pour former l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Au contact des communautés mayas qui résistent depuis plus de 500 ans, l'EZLN se transforme peu à peu. D'un groupe d'avant-garde, de type guévariste, elle devient, en quelques années et en toute clandestinité, une vaste armée essentiellement indigène, mêlant les traditions de lutte et d'organisation des peuples du Chiapas à l'héritage des luttes politiques et armées du XXe siècle. Dès 1993, l'EZLN promulgue ses premières déclarations, dont la Loi Révolutionnaire des Femmes qui permet la pleine et entière participation de celles-ci à la lutte zapatiste.
Alors que ceux d'en haut célébraient l'entrée du Mexique dans le « Premier Monde » par l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le soulèvement armé de l'EZLN dans l'État du Chiapas perça l'obscurité. Le 1er janvier 1994, les zapatistes font irruption sur la scène internationale pour sortir de cette longue nuit de l'oppression des peuples originaires du Mexique, qui vivaient et mouraient dans l'oubli. Le cri de la dignité rebelle, ¡Ya Basta ! (Ça suffit !), résonna dans les cœurs qui peuplent la terre. Il était lancé par des hommes et des femmes issues des peuples tzeltal, tsotsil, cho'ol, mames, quiche et zoque de racines mayas et de quelques métis.
Depuis son apparition, la lutte zapatiste, territoriale et planétaire, n'a cessé de cheminer et de s'exprimer au travers d'une littérature conséquente partageant contes, analyses politiques et monologues à de nombreuses voix...
En août 2019, dans un communiqué intitulé « Et nous avons brisé l'encerclement » [1], le Sous-commandant insurgé Moises, porte-parole zapatiste et chef militaire de l'EZLN, écrivait au nom « des hommes, des femmes, des enfants et des anciens des bases d'appui zapatistes et du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général de l'EZLN » :
« Compañer@s et frœurs, nous sommes là, nous sommes zapatistes. Pour qu'on nous regarde, nous nous sommes couvert le visage ; pour qu'on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. Nous sommes zapatistes, majoritairement indigènes de racines mayas, nous ne nous vendons pas, nous ne nous rendons pas et nous n'abandonnons pas. Nous sommes rébellion et résistance. Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d'autres mondes. Nous sommes l'Armée zapatiste de libération nationale. »
Par ces mots, le mouvement zapatiste répondait pacifiquement à la situation désastreuse du Chiapas, par l'amplification de son autonomie politique sur les terres récupérées par le soulèvement armé de 1994.
Le 1er janvier 2024, l'insurrection zapatiste célébrait ses 3o ans.
Cette année, les zapatistes organisent les Rencontres internationales de résistances et de rebellions 2024-2025 dans leurs territoires autonomes du Chiapas, sur le thème : « La Tempête et le Jour d'Après ». Trois sessions thématiques ont eu lieu : un séminaire au CIDECI - Unitierra à San Cristóbal de Las Casas sur « le diagnostic de la tempête et la généalogie du commun pour affronter le jour d'après » (décembre 2024), et des festivités culturelles au Caracol d'Oventik avec les premières présentations théâtrales des jeunes zapatistes (janvier 2025) ; une rencontre « d'art, de rébellion et de résistance en vue du jour d'après », intitulée « Rebel et Revel », au Caracol Jacinto Canek, au Caracol d'Oventik et au CIDECI (avril 2025) ; une rencontre semencière pour partager les « chemins, rythmes, compagnies et destinations » pour le jour d'après, présentée comme centrale et intitulée « Quelques parties du tout » (août 2025).
Face à la tempête qui menace et détruit « chaque partie du tout », les guerres dites de « basse intensité » et les stratégies gouvernementales de contre-insurrection, les conflits armés et les disparitions forcées, la brutalité du crime organisé et la violence illégitime des « mauvais gouvernements », les féminicides, l'extractivisme, l'exploitation, la spoliation des terres et des cultures, la destruction des territoires et les déplacements contraints, la violation des droits et de la dignité humaine et terrestre, et tant d'horreurs qui nous affectent et nous terrifient, l'organisation zapatiste continue de porter l'espérance utopique d'un autre monde. Pas d'un îlot merveilleux, lointain et abstrait, flottant dans un univers paisible. Un monde terrestre bien réel, certainement « pas parfait », mais assurément « meilleur ».
Aujourd'hui, le 17 novembre 2025, l'EZLN célèbre ses 42 ans de formation politico-militaire.
A cette occasion, nous souhaitions partager un extrait des récents communiqués zapatistes publiés sur http://enlacezapatista.ezln.org.mx/ et traduits en français par Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone [2].
Ces dernières années, le mouvement zapatiste a fréquemment partagé son analyse-critique de la configuration actuelle du système-monde, responsable de la « tempête », et des « luttes pour la vie » qui s'y opposent, redéfinissant son chemin au travers d'une « nouvelle étape » (2023) : une nouvelle perspective ontologico-politique portée par la jeune Dení [3], une restructuration de l'autonomie zapatiste et une réorganisation de l'EZLN [4], ainsi que l'ambitieuse initiative du « commun et de la non-propriété » [5].
Comme nous le disions, la parole zapatiste est abondante, il n'est pas évident de la synthétiser, ni d'en proposer un seul extrait. Nous avons choisi le communiqué intitulé « 3 post-scriptum 3. 1-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres » (juin 2025) [6] pour sa vigueur et sa clarté, pour sa concision et son actualité.
Peut-être y trouvera-t-on une petite lumière qui ne cesse de scintiller… Pour qu'enfin nos mondes fleurissent sur la terre blessée.
« 3 Postscriptums 3. I.-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres.
Note : Cette année, ce sont les 20 ans de la Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone et les 5 ans de la Déclaration pour la Vie. Avec la VI, nous avons exprimé clairement notre position anticapitaliste et notre distance critique avec la politique institutionnelle. Avec l'effort de la Déclaration pour la Vie, nous avons essayé d'élargir l'invitation à un partage de résistances et rébellions. Pour nos compañeras, compañeros, compañeroas de la Sixième Déclaration et de la Déclaration pour la Vie, ces années ont été difficiles, cependant, nous nous sommes maintenus sans nous rendre, sans nous vendre et sans capituler. La tempête n'est plus un mauvais présage, c'est une réalité présente. Voici donc les postscriptums suivants pour réaffirmer notre engagement, et notre tendresse et respect pour celles et ceux qui, bien que différentes et diverses, partagent vocation et destin selon les modes, calendriers et géographie de chacune.
-*- Toutes les guerres nous sont étrangères tant qu'elles ne frappent pas à notre porte. Mais la Tempête ne prévient pas avant d'arriver. Quand tu la perçois, tu n'as déjà plus de porte, ni de murs, ni de toit, ni de fenêtres. Il n'y a plus de maison. Plus de vie. Quand elle s'en va, il ne reste que l'odeur du cauchemar mortel.
Puis arrivera la puanteur du diesel et de l'essence des machines, le bruit avec lequel on construit sur ce qui a été détruit. « Écoutez », dit la bête d'or, « ce son annonce l'arrivée du progrès ».
Et ainsi, jusqu'à la prochaine guerre.
-*- La guerre est la patrie du chaos, du désordre, de l'arbitraire et de la déshumanisation. La guerre est la patrie de l'argent.
L'utilisation de missiles, de drones et d'avions contrôlés par IA n'est pas une « humanisation » de la guerre. C'est plutôt un calcul économique. Une machine est plus rentable qu'un être humain. Elles sont plus chères, c'est vrai. Mais, bon, c'est un investissement à moyen terme. Leur capacité destructrice est plus grande. Et il n'y a pas de problèmes ultérieurs avec des remords de conscience, des vétérans estropiés physiquement et mentalement, des poursuites, des protestations, des « body bags » et des procès inutiles dans des tribunaux internationaux.
Et il en sera ainsi jusqu'à ce que le bain de sang imposé par l'agresseur redevienne rentable.
-*- Il est courant de calculer combien de personnes pourraient être nourries avec ce qu'il se dépense en guerres prédatrices. Mais, outre le fait qu'il est inutile de faire appel à la sensibilité et à l'empathie du Capital, ce n'est pas le bon calcul.
Ce qu'il faut quantifier, ce sont les bénéfices que rapporteront le centre commercial et la zone touristique quand ils seront érigés sur un tas de cadavres cachés sous les décombres (cachés, à leur tour, sous les hôtels et les centres de loisirs). C'est seulement ainsi qu'on peut comprendre le caractère véritable d'une guerre.
Les fondations de la civilisation moderne ne se construisent pas avec du béton, mais avec de la chair, des os et du sang, beaucoup de sang.
Le système détruit, pour ensuite vendre le remplacement. Aux villes détruites, succédera un paysage de bâtiments, d'appartements, de gratte-ciel brillants, de centres commerciaux et de terrains de golfs si intelligents que même Trump gagne, pendant que Netanyahu donne des conférences sur les droits humains, que Poutine organise des courses d'ours sibériens et que Xi Jinping vend les billets d'entrée. Un signe monétaire brille au-dessus de la pyramide qui rassemble autour du culte de l'argent.
-*- Au cours des dernières guerres, l'arrogante Europe d'en haut a fait office de tête de pont. Quelque chose en accord avec sa fonction de zone de loisirs et de divertissement pour le Capital. Ledit « eurocentrisme » fait désormais partie d'un passé nostalgique et rance. Le cap de cette Europe est décidé dans les conseils d'actionnaires et les « lobbies » des grandes entreprises. Le patron d'Amazon célèbre son mariage dans la piscine de sa maison de campagne (Venise), et l'OTAN est la succursale de distribution et le client des marchandises les plus rentables : les armes.
Les gouvernements des États Nations de ce continent se voilent timidement la face devant le « Padre Padrone », dont ils rêvent de devenir indépendants en s'enrôlant dans l'armée du Capital. Non plus dans le futur, mais maintenant (comme en Ukraine), le Capital fournit les armes ; l'Europe, les morts présents et futurs ; Poutine, les hologrammes d'un mélange de tsarisme et d'URSS et Xi Jinping affine sa proposition alternative de pyramide sociale.
Près de là, non pas les rejetons de Trump, mais les héritiers des grandes entreprises rêvent de vacances dans une Palestine libre… de Palestiniens. Netanyahou, ou son équivalent, en sera l'aimable hôte et, au dessert, il amusera les visiteurs avec des anecdotes d'enfants, de femmes, d'hommes, d'anciens, d'hôpitaux et d'écoles morts de bombes et morts de faim. « J'ai économisé des millions en utilisant les centres de distribution alimentaire comme terrains de chasse », se vantera-t-il en servant le Zibdieh. Les convives applaudiront.
-*- La guerre est l'option première du Capital pour se débarrasser des jetables. Religion, politiquement correct ou incorrect (cela n'a plus d'importance), discours enflammés et histoires héroïques fabriquées avec IA, cessez-le-feu avec explosions et coups de feu comme musique de fond, trêves suivant les indications de la bourse et les prix du pétrole, tout cela n'est rien d'autre que le décor.
Les différents dieux font semblant d'être affairés à diriger la mort et la destruction de l'un et l'autre camp. Et le vrai dieu qui peut tout et est partout, le Capital, reste discret. Ou pas, le cynisme est aujourd'hui une vertu. Derrière tout cela se cache l'essentiel : le bilan financier des grandes entreprises et des banques.
La législation internationale sur les conflits militaires est obsolète depuis des décennies. Dans les guerres modernes, l'ONU est seulement une référence pour les fêtes scolaires. Ses affirmations ne vont pas plus loin que les déclarations d'une candidate à un concours de beauté : « Je souhaite la paix dans le monde ».
Les armées du Capital sont l'équivalent des services de livraison à domicile. Et il y a ceux qui, dans une géographie lointaine du point de livraison, notent : « 5 étoiles pour Netanyahou ». Dans la dispute pour le meilleur « livreur de l'année », Trump, Poutine et Netanyahou marquent des points, c'est vrai. Mais le système aura toujours la possibilité d'en choisir un autre… ou une autre (ne pas oublier la parité de genre).
-*- À travers les médias de masse, réseaux sociaux inclus, les géographies lointaines du territoire agressé assument le rôle de spectatrices. Comme si c'était un face-à-face sportif, elles choisissent leur favori et prennent parti pour un camp ou pour l'autre. Elles applaudissent l'un et elles huent l'autre. Elles se réjouissent des succès et elles s'attristent des échecs des concurrents. Dans les loges des commentateurs, des spécialistes assaisonnent le spectacle. « Géopolitique », disent-ils. Et ils se languissent de changer de dominateur, mais non pas de changer la relation dans laquelle ils sont les victimes.
Ils oublient peut-être que le monde n'est pas un terrain de sport. Par contre, il ressemble à un gigantesque Colisée où les futures victimes applaudissent en attendant leur tour. Ce ne sont pas des gladiateurs dans l'antichambre, ce sont les gibiers qui seront les victimes des machines de guerre. Pendant ce temps-là, des bots avec tous leurs avatars et pseudos ingénieux, dirigent les applaudissements, les grondements et les hourras ; et, le temps venu, le glas des larmes et des lamentations.
Depuis sa loge d'honneur, le Capital remercie les applaudissements du public et écoute ce que les spectateurs crient avec des paroles muettes : « Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. »
-*- Et pourtant…
Un jour, sur les ruines de l'histoire, gisera le cadavre d'un système qui s'était cru éternel et omniprésent. Avant cette aube-là, parler de paix n'est que sarcasme pour les victimes. Mais ce jour-là, le soleil de l'orient regardera, surpris, la Palestine vivante. Et libre, car c'est seulement libre qu'on vit.
Parce qu'il y en a qui disent « NON ».
Il y en a qui ne veulent pas seulement changer de patron, mais ne pas avoir de patron du tout.
Il y en a qui résistent, se rebellent… et se révèlent.
Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.
Le Capitaine,
Juin 2025. »
Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone.
Photo de bannière A. Cases
[1] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2019/08/28/communique-du-ccri-cg-de-lezln-et-nous-avons-brise-lencerclement/
[2] La Sexta nationale et internationale rassemble les adhérents à la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, publiée en 2005. Ce texte clé est une analyse politique de la situation locale et globale ; il propose de marcher ensemble contre l'ennemi commun dans une perspective anticapitaliste et internationaliste.
[4] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2023/12/01/neuvieme-partie-la-nouvelle-structure-de-lautonomie-zapatiste/
17.11.2025 à 15:47
À qui profite le BBL ?
Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer
- 17 novembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Texte intégral (3277 mots)
Si vous n'avez jamais entendu parler de Théodora, l'icône des jeunes d'aujourd'hui ou que vous n'avez pas la moindre idée de ce que signifie BBL [1], cet article est pour vous (mais vous donnera un coup de vieux). Si au contraire, vous dansez sur son Bouyon tout en vous interrogeant sur la charge subversive de l'image qu'elle incarne, cet article est aussi pour vous.
Qui est cette « Boss Lady » ?
Factuellement : Théodora, Lili Théodora Mbangayo Mujinga, née en 2003 à Lucerne dans une famille congolaise réfugiée, a grandi entre Grèce, Congo, La Réunion, Bretagne, banlieue parisienne – la trajectoire classique des exilées assignées au nomadisme par la géopolitique plus que par le “digital nomad lifestyle”.
Elle a d'abord tenté la voie de la bonne élève républicaine (prépa ENS, conseils de jeunes, etc.) avant de bifurquer vers la musique. Musicalement, elle mélange rap, pop, bouyon antillais, amapiano, drum'n'bass et chanson, ce que la presse dominante s'empresse d'appeler « modernité créolisée » ou « musique de toutes les diasporas » [2].
Son tube « Kongolese sous BBL » (bouyon dopé à TikTok) devient en 2024 le premier morceau bouyon certifié single d'or en France, interprété par une artiste non antillaise. Depuis, elle enchaîne festivals (Vieilles Charrues, Cabaret Vert, Yardland) et Zéniths, encensée comme « phénomène pop de l'été » par Le Monde [3].
Courrier International la vend comme la star qui raconte « le quotidien d'une femme noire et queer » en France [4]. Elle-même se présente comme « Boss Lady », produit de la mixité, et revendique une musique pour « toutes les diasporas ». Bref : socialisation diasporique, passage par l'appareil scolaire, puis capture rapide par les majors et les plateformes (Universal, playlists, TikTok, Netflix, GP Explorer & co). On est au cœur de l'industrie culturelle au sens le plus classique du terme.
Diasporas, BBL et hyperféminité
Les défenseurs de Théodora nous expliqueront que « Kongolese sous BBL » est un hymne à la beauté des femmes noires, à l'hyperféminité assumée, à la fierté de corps longtemps stigmatisés [5]. Les paroles jouent explicitement sur le fantasme BBL (chirurgie) et sur l'idée de se lever déjà « belle », d'être « trop sexy », etc. On est là dans une logique que la littérature sur le pop féminisme décrit depuis des années : la réappropriation symbolique de codes de beauté dominants, vendue comme empowerment individuel, mais qui reconduit les mêmes normes corporelles sous un packaging cool, queer, intersectionnel et Instagram-compatible.
Le problème n'est pas que des femmes noires jouent avec l'hyperféminité – ça, ça peut être une arme, une ironie, un retournement. Le problème, c'est où ça se passe :
- dans une industrie qui repose sur la rentabilité, la segmentation de marché, le ciblage des publics, et transforme toute esthétique en niche monnayable [6] ; la « création » y est prise dans la loi de la valeur autant que n'importe quel secteur productif [7]
- dans un régime de féminisme néolibéral où l'injonction n'est plus « libérons-nous ensemble » mais « optimise ton self-branding, deviens la meilleure version de toi-même, monétise ta résilience ».
Dans ce cadre, le BBL n'est plus seulement un symptôme de la violence patriarcale-raciste sur les corps des femmes (et singulièrement des femmes noires) ; il devient une marchandise narrative : un motif de storytelling, un angle de clip, un hook TikTok. La chanson peut très bien jouer sur le second degré, l'auto-dérision, la revendication, mais la machine qui la porte ne connaît qu'un langage : streams, vues, tickets vendus.
Autrement dit : oui, il y a là une représentation plus complexe que la bimbo blanche standard. Non, ce n'est pas en soi une rupture politique avec le système qui produit et consomme ces images.
De la « Boss Lady » à la fempreneur : l'avatar musical du féminisme néolibéral
Le surnom « Boss Lady », sa mise en scène de l'ascension sociale par le talent, le travail, la souffrance et finalement la réussite – Zéniths, mode, collaborations prestigieuses – l'inscrit dans la figure aujourd'hui bien identifiée de la fempreneur : artiste / marque / entrepreneuse de soi. [8]
Les travaux sur les influenceuses et la « féminisation » du travail culturel en régime de plateformes montrent comment ce modèle repose sur :
- 1. l'auto-exploitation permanente (contenus, présence, intimité livrable),
- la conversion de toute expérience – y compris le racisme, la précarité, la dépression – en capital
symbolique monnayable, - une rhétorique d'empowerment qui masque la continuité des rapports de classe et de race.
Théodora coche à peu près toutes les cases :
- discours sur le poids de l'« excellence » imposée aux enfants d'immigrées, notamment les femmes
noires, - abandon de la prépa pour la musique, figure de la rupture courageuse,
- utilisation publique de références critiques (bell hooks, Césaire) dans Le Monde, histoire de prouver qu'on a lu mieux que Paulo Coelho [9].
Rien de scandaleux en soi – on a vu pire comme trajectoire. Mais politiquement, ça reste pris dans le moule : le racisme structurel n'est pas pensé comme rapport de production à détruire, mais comme ensemble d'obstacles individuels à dépasser ; la solution n'est pas l'organisation collective, mais la success story : devenez toutes des Boss Ladies, et l'oppression se dissoudra dans le champagne du carré VIP. Pour le dire crûment : on est loin de la perspective d'un féminisme matérialiste ou communiste, et très proche de ce que la critique appelle postféminisme néolibéral – celui qui aime les slogans, la visibilité, l'empowerment esthétique, mais pas trop la remise en cause des rapports sociaux.
La culture de masse adore ses anomalies contrôlées
L'autre élément : la presse dominante présente Théodora comme une « anomalie » dans la pop française, un « coup de pied dans la fourmilière » [10], une artiste qui « bouscule les codes » de genre, de race, de style. Là encore, rien de nouveau : comme le rappellent une partie des analyses marxistes de la culture, l'industrie culturelle intègre volontiers des formes « déviantes » ou marginales pour se régénérer, élargir son marché, produire l'impression de diversité tout en gardant le contrôle des moyens de production, de distribution et de financement [11].
Le bouyon antillais lui-même, au cœur de « Kongolese sous BBL », n'est pas arrivé là par miracle : il y a eu, dès le succès du morceau, des débats sur le fait qu'une artiste non antillaise, signée chez une grosse structure et portée par TikTok, devienne la première à obtenir un single d'or dans ce style très localisé – pendant que toute une scène antillaise, souvent ultra-précarisée, reste en marge [12]. Ce n'est pas « la faute » de Théodora en tant qu'individu ; c'est la logique de la machine : on prend un genre issu d'une périphérie (ici les Antilles), on le reconditionne via une figure plus bankable pour le centre hexagonal, on transforme ça en « révolution pop » alors que c'est surtout une opération d'actualisation de catalogue pour l'industrie.
Résultat : la chanson devient à la fois un espace de jeu symbolique pour une artiste noire diasporique, et un outil d'extension du marché pour majors, plateformes, festivals. Les deux dimensions coexistent, mais ce n'est pas la première qui dirige la seconde.
Alors faut-il aimer ou détester Théodora ?
Pas de réponse simple, du genre : « c'est une traîtresse pop au service du capital » ou « c'est la nouvelle icône révolutionnaire afro-queer ».
Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a une vraie intelligence formelle dans le mélange de styles, dans l'usage de l'ironie, dans la capacité à transformer des matériaux diasporiques (langues, imaginaires, esthétiques corporelles) en objets pop efficaces.
Il y a une subjectivité réelle derrière la marque. Son histoire d'exil, de racisme, de pression à l'excellence, sa position de femme noire et queer dans une France blanche, ne sont pas des fictions marketing sorties d'un powerpoint chez Universal. Elles trouvent des échos chez beaucoup de gens.
Mais cette subjectivité est intégralement capturée par l'industrie culturelle formats courts optimisés pour TikTok, design sonore calibré pour les plateformes, esthétique hyperféminine parfaitement compatible avec la logique du « pop féminisme » que le capitalisme adore : beaucoup de « girl power », zéro remise en cause des rapports sociaux de production.
Son succès ne menace pas le système, il le lubrifie Il apporte de la diversité au catalogue, de la couleur à la programmation, un vernis de progressisme à une industrie qui continue de surexploiter artistes, techniciennes, publics, et de concentrer propriétés et droits.
En résumé : Théodora ne sauvera personne, mais ce n'est pas son boulot. Son boulot, c'est de fabriquer des chansons efficaces dans et pour l'industrie culturelle. À nous de ne pas confondre ce travail-là avec la construction d'une autonomie politique. Et oui, tu as le droit de bouger la tête sur « Kongolese sous BBL » en lisant Marx ou Federici. Simplement, n'oublie jamais qui encaisse les droits d'auteur à la fin du mois.
[1] Ayant nous-mêmes trouvé la réponse sur google, on vous épargne une recherche inutile : Brazilian Butt Lift est une intervention de chirurgie esthétique de la silhouette qui remodèle les fesses en y injectant la propre graisse du patient.
[6] Le plus beau métier du monde. Dans les coulisses de l'industrie de la mode. Extrait du livre de G. Mensitieri - CONTRETEMPS
[8] Serions-nous tous et toutes devenues des influenceureuses ?] (traduit par Hélène Bourdeloie)
17.11.2025 à 14:38
« Souveraineté de la grève », Jean Baudrillard et le mouvement social de 1995
Texte intégral (4573 mots)
Dans cet article, l'auteur déterre une vieille chronique de Jean Baudrillard rédigée pendant le grand mouvement de grève qui avait bloqué la France pendant six semaines en 1995. La thèse défendue ici, c'est que le philosophe décelait déjà à l'époque les nouvelles formes qu'allait prendre la politique autonome lorsqu'elle surgit publiquement à l'occasion du mouvement contre la loi travail : face à un pouvoir devenu vide, s'effacer sous des cagoules et des K-way.
Lorsqu'on achève la lecture d'un livre ou d'un article de Jean Baudrillard, il y a bien souvent un même étonnement qui se produit : on est à chaque fois surpris par sa date de publication. C'est qu'il y a chez Baudrillard une pensée de l'émergence des phénomènes, qui est une appropriation philosophique de l'impératif de Rimbaud : « il faut être absolument moderne » [1]. Penser avec Baudrillard, c'est toujours penser l'apparition pure des choses, leur épiphanie.
Essayer de faire l'inventaire de tous les phénomènes que Baudrillard a su capter au moment précis de leur avènement serait bien sûr vain. Néanmoins j'aimerais revenir ici sur une séquence historique précise, que Baudrillard a su saisir dès son apparition, dans la deuxième moitié des années 1990. On trouve cette analyse dans un article peu commenté chez cet auteur, et qui est pourtant parmi les plus passionnants d'Ecran total [ET], ouvrage qui recueille les chroniques du philosophe pour le journal Libération publiées entre 1987 et 1997. Cet article s'intitule « Souveraineté de la grève » [2], et a pour objet les grandes grèves de l'hiver 1995 en France. Ce mouvement apparait avec une ampleur inimaginable pour l'époque, après une décennie de quasi absence des mouvements sociaux en France et dans les pays développés : ces fameuses « années d'hiver [3] » (les années 80), dont a parlé Felix Guattari, et au cours desquelles toutes les révoltes politiques, esthétiques, existentielles des années 60-70 avaient disparues. Le mouvement de 1995 va bloquer le pays pendant six semaines, à travers les grèves des transports publics et des grandes administrations. Première contestation de masse contre la restructuration néolibérale dans un pays occidental, c'est à la fois une renaissance et une victoire politique pour les grévistes, qui vont faire plier le gouvernement du président Chirac récemment élu, le conduire aux retraits des réformes annoncées et à la dissolution du parlement.
Remarquons tout d'abord qu'en s'attaquant aux grèves de 1995, Baudrillard étudie la naissance, et même la renaissance, du mouvement social à l'échelle mondiale, à l'époque de son éclosion. Comme l'affirme François Cusset [4], avec la fin de la Guerre Froide et le tournant néolibéral des années 80 émerge un nouveau cycle de luttes sociales et politiques d'un genre tout à fait inédit : des luttes qui se différencient radicalement des pratiques et des revendications du mouvement ouvrier que l'on a connu jusqu'en Mai 68. Ce nouveau cycle de luttes, qui est encore le nôtre aujourd'hui, apparaît au milieu des années 90 avec une série d'événements majeurs : l'insurrection zapatiste au Chiapas le 1Er Janvier 1994, les Contre-sommets altermondialistes de Seattle en 1999 et de Gênes en 2001, mais aussi les grèves de 1995 en France.
Une fois de plus, nous constatons que Baudrillard a saisi ce phénomène alors qu'il vient juste de resurgir. Ce nouveau mouvement politique poursuit ces dernières années son histoire imprédictible sous des formes très diverses à l'échelle mondiale, qu'il s'agisse du combat du peuple grec contre les politiques d'austérité depuis 2008, des Révolutions arabes en Tunisie et en Egypte en 2011, et plus récemment des soulèvements sociaux au Liban et au Chili en 2019.
Or il est tout à fait admirable que certains des traits spécifiques de ces luttes sociales et politiques, qui naissent dans les années 90, et qui deviennent des phénomènes mondiaux dans les années 2010, soient déjà théorisés, analysés, et conceptualisés dans le court article de Jean Baudrillard sur la « Souveraineté de la grève ». Tout d'abord, Baudrillard montre dans cet article que les grèves de 1995 ne sont pas une simple réactualisation de la problématique de la lutte des classes, et c'est justement en cela que ces luttes se distinguent de la grande épopée du mouvement ouvrier. Ces « forces antagonistes (…) ne relèvent plus de la lutte des classes » [ET, 142-143], nous dit Baudrillard, mais sont plutôt l'effet d'un conflit sur la question du pouvoir, sur sa nature et son enjeu. A ceci près qu'il ne s'agit pas, non plus, de faire du concept de « pouvoir » l'alpha et l'oméga de toutes les pratiques sociales et politiques. Sur cette question, Baudrillard est véritablement arrivé à « oublier Foucault » [5]. Car l'enjeu politique que ces événements révèlent, et qu'il s'agit de penser selon notre philosophe, ce n'est pas l'enjeu du pouvoir en lui-même, et encore moins l'enjeu de la prise de pouvoir, mais au contraire l'enjeu de sa disparition.
Difficile de parler de cette grève en des termes qui ne soient pas banalement politiques ou économiques – de ce comportement à la fois banal et insensé, de cette solidarité silencieuse. (…) Sans doute peut-on y voir une forme d'interrogation radicale sur le fait d'être gouverné (…). Une interrogation sans réponse, comme toutes les bonnes questions. Car le pouvoir n'aura jamais de réponse à cette interrogation : pourquoi nous gouvernez-vous ? Pourquoi parlez-vous en notre nom ? Pourquoi voulez-vous faire notre bien ? [ET, p.139]
Avec cette citation, nous comprenons quel type de lutte, quelle forme de rapport agonistique, se joue entre les grévistes et le gouvernement du président Chirac. Dans une époque post-politique (ou plutôt « transpolitique [6] »), une époque où l'organisation de la société ne se décide plus dans les arcanes de l'Etat, mais bien plutôt dans la dictature absurde des marchés [7], la lutte stratégique entre les gouvernants et les gouvernés devient véritablement un « défi » au sujet de la nécessaire disparition du pouvoir. Et nous savons à quel point ce concept de « défi », concept issu de l'interprétation baudrillardienne des travaux de Marcel Mauss sur le « potlatch » [8], est une notion centrale chez notre auteur. Au lieu de s'efforcer à renverser le pouvoir, ce qui est encore une façon très pieuse de croire en sa réalité, et de ne pas le saisir en tant que « simulation », Baudrillard est particulièrement attentif sur le fait que cette grève a plus naturellement tendance à « faire apparaître l'Etat (et toute la classe politique) comme plus avancé encore dans la disparition que ceux qui le sollicitent » [ET, p.140]. Il s'agit moins de détruire l'Etat, comme le proposait la pensée anarchiste d'un Bakounine par exemple, que d'exposer collectivement sa caducité dans le mondialisme néolibéral. Il y a une véritable alèthéia, un dévoilement du pouvoir par les grévistes, un dévoilement où ce dernier apparaît comme ayant déjà disparu, puisque le seul pouvoir véritable que le pouvoir politique maintenait jusque alors, c'était son pouvoir d'illusion, autrement dit sa capacité à convaincre les masses de la nécessité de son existence.
Jean Baudrillard a tout à fait conscience de la très grande puissance que donne aux masses ce « défi » sur la disparition de la sphère politique. Il écrit : « L'essentiel de cette stratégie inconsciente de la masse, c'est de disqualifier le pouvoir en le révélant » [ET, p.140], c'est-à-dire en « révélant » que « l'Etat », comme « la classe politique », « s'est mis lui-même en chômage technique » [ET, p.140], et ce au moins depuis la restructuration néolibérale. Il n'y a plus aujourd'hui d'activité politicienne possible qui ne soit autre chose qu'un emploi fictif, le pouvoir étant devenu « un lieu vide » [9].
C'est d'ailleurs pour cette raison que ce dévoilement radical, où le pouvoir se révèle enfin comme le néant qu'il est devenu depuis que nous sommes entrés dans l'ère de la « simulation », n'est pas pour Baudrillard qu'un acte négatif, mais il possède également un caractère hautement positif dont on a que trop rarement pris la mesure. Car ce dévoilement est un acte de séparation d'avec la « simulation » du pouvoir. Et c'est en devenant non pas adversaire, ce qui demeure une façon d'en être complice, mais en devenant indifférent quant à cette « simulation » qu'une autre vie possible pour les masses apparaît.
Mais le mouvement ne se contente pas de mettre le pouvoir à la place du mort. Il expérimente pratiquement une manière différente de vivre, une condition sociale (…) capable de déployer une énergie fantastique en l'absence d'Etat et de système de contrôle. (…) C'est ça, la grève en acte, la montée en puissance d'une capacité inouïe à construire sa vie en toute liberté, à se soustraire de tous ceux qui veulent faire votre bien à tout prix. [ET, p.140-141]
Pour expliciter cette expérience de la « grève en acte », il décrit cette scène révélatrice :
Il faut avoir pris par miracle un TGV vide (le dernier de Lyon à Paris), sans billet, sans contrôleur, sans conducteur peut-être (le train fantôme de la grève) pour mesurer la facilité incroyable de nos automatismes techniques et, en même temps, la possibilité magique d'une levée de tous les contrôles. [ET, p.142]
Il me semble que dans ces deux passages, Baudrillard a tout à fait compris le nouveau paradigme des luttes des vingt dernières années évoquées précédemment, à savoir des luttes qui émergent dans un monde post-politique, où l'objectif stratégique n'est plus la prise du pouvoir, une nouvelle prise du Palais d'Hiver, mais au contraire la création des conditions de la vie des masses par elles-mêmes.
Cette création de la vie collective des « victimes de l'Histoire » [ET, p.142] est ce que Baudrillard nomme « souveraineté » dans l'article, et que les luttes politiques récentes, depuis les zapatistes du Chiapas jusqu'aux groupes les plus engagés dans le mouvement contre la Loi Travail en France en 2016, nomment « autonomie » [10]10. On est ainsi passé du paradigme du pouvoir, à celui de l'autonomie, de l'organisation de l'autonomie, dans ses dimensions tant collectives qu'interindividuelles.
Ce changement de paradigme dans les luttes contemporaines, Baudrillard en a tout de suite saisi les conséquences les plus radicalement neuves. Tout d'abord, en passant du paradigme du pouvoir à celui de la séparation d'avec le pouvoir dans l'autonomie, on sort définitivement de la dialectique hégélo-marxiste, où l'objectif final, « la lutte finale » chantée par l'Internationale, consistait à accomplir l'Histoire, à achever son processus dans une pleine et entière réalisation de son essence. On n'est guère surpris de ne pas voir d'Aufhebung politique chez Baudrillard, de grande réconciliation, car l'Histoire est moins ce qui doit atteindre son terme que ce qui doit au contraire être interrompu, pour que les masses puissent construire leur liberté collective. Ce que peuvent les masses, c'est interrompre, arrêter, suspendre une Histoire qui se fait contre elles.
Il est clair que s'opposent deux forces antagonistes, dont rien n'indique qu'elles puissent se réconcilier. C'est une fracture non seulement sociale mais mentale. Entre une puissance manifeste qui se veut dans le sens de l'Histoire (même si cette histoire de domestication cybernétique et technocratique du monde n'a pas plus de sens au fond pour elle que pour les autres) et une puissance adverse irréductible qui grandit de jours en jours : celle (…) des victimes de l'Histoire, du mouvement rusé et ironique des masses, qui court parallèlement à l'Histoire et qui s'oppose à tout prix à l'ordre unique [ET, p.142]
On voit dans cet extrait toute l'influence de Walter Benjamin sur Baudrillard, et plus particulièrement de son dernier texte, les thèses Sur le concept d'Histoire [11], dans lequel Benjamin quitte définitivement la philosophie de l'Histoire sous sa forme hégélienne et lukacsienne, pour développer l'alternative d'une théorie du temps comme interruption messianique, comme « Jetztzeit » (« temps actuel »), concept issu de sa lecture de la Kabbale juive. Et cette réappropriation de la temporalité benjaminienne par Baudrillard n'est pas une surprise, puisque nous connaissons toute l'admiration que Baudrillard portait pour la critique benjaminienne de l'Histoire, tel qu'il l'a clairement formulé dans le livre d'entretien avec François L'Yvonnet : D'un fragment l'autre [12].
De plus, cette lutte, ce « défi », autour de la disparition du pouvoir politique participe de la tactique des masses elles-mêmes. C'est parce que les masses « anticipent sur leur propre disparition » [ET, p.139], nous dit Baudrillard, qu'elles prennent de cours le vide qu'est devenu la politique. Il y a un véritable jeu de la disparition entre « l'Etat » et les masses, un potlatch social où les gouvernés peuvent prendre les gouvernants de vitesse en disparaissant avant d'être identifiés, en s'émancipant de la visibilité totalitaire de la « simulation » politique, en devenant invisibles, et par là même ingouvernables [13].
C'est un tel acte qu'incarne à mon sens la lutte des amérindiens du Chiapas qui, étant sans voix et sans visages, sont devenus des subjectivités politiques autonomes à partir du moment où ils ont caché leurs visages derrières des passe-montagnes, et ont fait sécession d'avec le pouvoir mexicain.
Je pense également au mouvement de la jeunesse contre la Loi Travail du printemps 2016. Pour s'opposer à un gouvernement français dont le seul « simulacre » de puissance est la destruction du Code du Travail, et donc l'expression de sa soumission à la dictature des marchés, cette jeunesse révoltée a été contrainte de masquer son visage dans la rue, et de disparaître derrière des écharpes, des K-Way et autres sweats à capuche. L'un des slogans qui m'a le plus intéressé pendant ce mouvement contre la Loi Travail reprenait la citation très connue de Gilles Deleuze dans L'image- Temps [14] : « nous sommes le peuple qui manque ». Aussi paradoxale et désirable que puisse être la puissance de ce peuple manquant, j'invite ces révoltés à faire un pas de plus dans la disparition, un pas de plus dans l'invisible, en suivant l'analyse de Jean Baudrillard. Il faut donc retourner la proposition deleuzienne. Nous devons non seulement affirmer que nous sommes « le peuple qui manque », mais nous devons devenir toutes et tous le manque qui peuple. A l'inverse du pouvoir qui dissimule son caractère essentiellement vide, il nous faut rechercher ce manque, assumer cette absence à l'intérieur de nos vies. Reconnaître d'abord l'expérience du manque, ce vide en nous, qui en lui-même appelle à autre chose, « une manière différente de vivre » [ET, p.141], et interpelle le vide des autres. Ensuite communiquer entre nous depuis le lieu de notre absence, d'absence à absence. Ce manque qui peuple qui surgit alors est l'absence qui devient foule, lorsque les absences s'associent les unes aux des autres. Et enfin, comme l'écrit Baudrillard : « briser le miroir pour retrouver, au moins dans les fragments épars, une autre image – qui sait ? – une nouvelle forme de présence » [15].
Pierre-Ulysse Barranque
[1] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, p.243, Paris, Editions Gallimard, 1963.
[2] Jean Baudrillard, Ecran total [ET], p.139-143, Paris, Editions Galilée, 1997.
[3] Felix Guattari, Les années d'hiver : 1980-1985, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009. Ces « années d'hiver » s'opposent bien sûr aux années de printemps, qui ont culminé en Mai 68 en France ou avec le Printemps Prague, voire avec la Révolution des Œillets au Portugal. Elles peuvent être perçues comme des années de transitions, forcément maudites pour les militants et les intellectuels des années 60, au cours desquelles l'imposition des politiques néolibérales, dans le contexte de la fin de Guerre Froide, font échec aux politiques d'émancipation. On peut constater que si ces « années d'hiver » mettent fin au Printemps, elles créent également les conditions des nouvelles formes de luttes sociales qui vont apparaitre dans la deuxième moitié des années 90. La défaite d'un mouvement est la renaissance d'un autre. Faire une analyse de la séquence des « années d'hiver » impliquerait une chronologie propre à chaque pays, mais on peut considérer qu'à l'échelle mondiale elles ont duré à peu près 15 ans (1979-1994) : entre la prise de pouvoir de Thatcher au Royaume-Uni et l'insurrection zapatiste au Mexique.
[4] Sur la renaissance du mouvement social après la Guerre Froide, je renvoie aux deux ouvrages de François Cusset : La Décennie, Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006, et Une histoire (critique) des années 90, Paris, La Découverte, 2014.
[5] Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Editions Galilée, 1977
[6] Par le concept de « transpolitique », Baudrillard désigne la métamorphose radicale de la politique à l'ère de la « simulation ». Il y revient notamment dans l'article « Les ilotes et les élites » d'Ecran total [ET, p.95].
[7] Je renvoie sur cette question à un autre texte passionnant du même recueil : « Dette mondiale et univers parallèle », [ET, p.151-155].
[8] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p.145-279, Paris, Presses Universitaires de France, 1950.
[9] « Les ilotes et les élites » [ET, p.94]. Dans cet article, Baudrillard fait d'ailleurs l'hypothèse que ce vide du pouvoir date de la révolte de Mai 68. On sait que pendant quelques jours, le pouvoir du général De Gaulle a vacillé face à la plus grande grève de l'histoire de l'Europe occidentale (9 millions de grévistes, soit près 50% de la population active du pays à l'époque). D'une certaine façon, on peut dire que le pouvoir d'Etat a été vidé de sa fonction après le Printemps de 68, ce qui n'est pas douteux, si l'on considère d'un point de vue historique que les années 68 ont été une crise sociale planétaire, issue d'une crise interne du capitalisme fordiste, structuré sur la société de consommation et l'Etat-providence. C'est confronté à cette crise de légitimité que le capitalisme a muté sous une forme néolibérale dix ans plus tard, pendant « les années d'hiver », et a retiré peu à peu à l'Etat toute capacité d'intervention dans l'économie qui serait contraire à l'intérêt des marchés. Le mouvement social de 1995 et l'insurrection zapatiste de 1994 initiant un nouveau cycle de lutte sociale, cette fois-ci contre le néolibéralisme, ils agissent à partir de la situation politique héritée de l'ancien cycle de lutte à son apogée : à savoir Mai 68.
[10] Le concept d'« autonomie », qui est un concept central dans les problématiques politiques contemporaines, comprend lui-même une multiplicité de significations et d'enjeux politiques très divers : qu'on le considère dans son acception assez dominante en Europe occidentale, où il renvoie au mouvement italien des Settanta, à l'opéraisme et au post-opéraisme, et apparait comme une réflexion sur « l'autonomie » de classe, ou bien qu'on le considère dans son acceptation latino-américaine, où il renvoie au néo-zapatisme chiapanèque et aux luttes amérindiennes, et apparaît comme une réflexion sur « l'autonomie » des communautés autochtones. Cette nette différence entre ces deux sources est l'une des causes de la richesse théorique de ce concept, il me semble. Sur ces deux traditions, respectivement, je renvoie à : Julien Allavena, L'hypothèse autonome, Paris, Editions Amsterdam, 2020 ; Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Paris, Denoël, 2002.
[11] Walter Benjamin, Ecrits français, p.432-422, Paris, Editions Gallimard, 1991.
[12] Jean Baudrillard, D'un fragment l'autre, Entretiens avec François L'Yvonnet, p.138, Editions Albin Michel S.A, 2001.
[13] Un des collectifs militants les plus importants du mouvement contre la Loi Travail en France, au printemps 2016, s'était justement appelé : « génération ingouvernable ».
[14] Gilles Deleuze, L'image-temps, Cinéma 2, p.281-291, Paris, Editions de Minuit, 1985.
[15] « Certes, Chirac est nul » [ET, p.221].





