19.07.2025 à 13:30
Tomas Venclova, écrivain lituanien : “Il ne faut pas répondre au nationalisme poutinien par un autre nationalisme”
De passage à Vilnius, en Lituanie, nous nous sommes entretenus avec l’un de ses plus célèbres écrivains, Tomas Venclova. Né en 1937, il considère que si son existence a débuté avec l’invasion nazie, elle s’achèvera peut-être par une agression russe. Entretien mélancolique.
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Vous avez vécu l’occupation soviétique, la fin du communisme. Vous attendiez-vous au retour de l’impérialisme moscovite ?
Tomas Venclova : À mon grand étonnement, j’ai vécu à la chute du communisme. Et pendant un certain temps, dans les années 1990, j’étais persuadé que tout se terminerait bien. Avec Hegel et Francis Fukuyama, je pensais que nous avions atteint la fin de l’histoire, un stade à partir duquel il n’y aurait plus de problèmes majeurs. Pourtant, dans un de mes poèmes, j’ai écrit que celui qui avait raison n’était pas Hegel, mais Galilée… La Terre tourne, et l’histoire aussi, malheureusement. Et elle revient à nous avec son lot de malheurs et de guerres. Effectivement, tout ceci est revenu.
“Celui qui avait raison n’était pas Hegel, mais Galilée… La Terre tourne, et l’histoire aussi, malheureusement. Et elle revient à nous avec son lot de malheurs et de guerres”
Votre existence aura donc été marquée par le retour de l’impérialisme et de la guerre ?
Mon existence a commencé avec la guerre. J’avais à peine cinq ans lorsque les Allemands ont attaqué l’URSS, en 1941. Je me souviens avoir aperçu un avion soviétique abattu par les Nazis. J’ai vu les parachutistes sauter et se faire tirer dessus dans les airs. Mon père, qui était communiste, a fui à Moscou. Ma mère est restée. Elle a passé du temps en prison puis en est sortie. Je voyais les soldats allemands dans les rues de Vilnius. Un jour, nous avons croisé un homme portant une étoile jaune. Ma mère l’a salué. Je lui ai demandé ce que signifiait cette étoile. Elle m’a expliqué. Mais je ne comprenais pas ce qu’était le ghetto de Vilnius ni l’Holocauste. Voici mes tout premiers souvenirs. Malheureusement, il me semble que mes derniers souvenirs seront du même acabit. J’ai écrit un poème, Le soupir de soulagement dure peu de temps. Nous y sommes. On dit que les prophètes de malheur se trompent. Et pourtant, ce sont eux qui ont raison. Tout se répète, et il est difficile de voir une solution.
Le danger, cette fois, est Poutine, qui n’est ni nazi, ni communiste… Qui est-il donc ?
C’est un capitaliste. Il est très à l’aise dans notre époque post-moderne, oligarchique, mondialisée. En Lituanie, on disait souvent, durant l’occupation soviétique, que le soviétisme n’était qu’un camouflage du vieil impérialisme russe. Alors, je n’étais pas d’accord. L’idée communiste me semblait plus large que l’impérialisme. Mais celui-ci est de retour aujourd’hui. On a remplacé Marx et Engels par les idéologues de l’impérialisme russe, c’est tout. Mais au fond, il y a une logique là-dedans, et elle est en train de se réaliser. On a donné à lire à Poutine des auteurs impérialistes, dans les années 2000, et il y a cru. Ce qui se déroule sous nos yeux est une immense régression. À la chute du communisme, on a cru, au moins dans le monde démocratique, à un nouvel ordre mondial, fondé sur le droit international et sur des valeurs, pas sur la violence. Lentement, ce monde s’est fortifié. Mais Poutine a renversé le mouvement. Et il a ramené le droit du plus fort.
“Ce qui se déroule sous nos yeux est une immense régression”
L’histoire se répète-t-elle ?
Pas à l’identique. Car là où Staline et Hitler ont réussi, au moins pour un temps, Poutine a échoué. Lorsqu’il a envahi l’Ukraine, il était absolument certain qu’il ferait comme Hitler en Pologne en 1939, qu’il ne lui faudrait que quelques jours pour s’emparer de Kyiv, que le gouvernement s’enfuirait, que le pays s’effondrerait. Rien de tout cela ne s’est passé. L’Ukraine souffre, mais elle tient toujours. Ce qui se passe ressemble à un autre conflit, celui de Staline en Finlande entre novembre 1939 et mars 1940. La Finlande a perdu une partie de son territoire, à peu près 10%, y compris la grande ville de Vyborg. L’Ukraine, elle, a perdu une partie du Donbass et la cité importante de Marioupol. Mais pas Odessa, ni Kharkiv, ni Lviv, ni Kiyv. La Finlande n’a pas perdu non plus Helsinki et d’autres grandes villes. La guerre de Finlande a représenté un fiasco pour Staline. C’est la même chose pour Poutine aujourd’hui.
Mais la guerre en Finlande a duré moins de six mois. Celle d’Ukraine a commencé il y a plus de trois ans… Le traumatisme n’est pas comparable.
C’est vrai, il y a une différence. Mais le résultat est le même. Poutine ne créera pas la Novorussie de Catherine la Grande.
À quelles autres guerres ressemble le conflit en Ukraine ?
Pas à la Seconde Guerre mondiale, car les opérations menées par les généraux de Staline consistaient à avancer rapidement avec les tanks et l’aviation. En Ukraine, la situation sur le front ressemble plutôt à celle décrite par Henri Barbusse et Erich Maria Remarque, celle de la Première guerre mondiale. Les soldats sont dans leurs tranchées et la ligne de front évolue peu. C’est une autre régression.
“Trump et Poutine aimeraient se partager les sphères d’influence, comme à la conférence de Yalta”
Le retour de Trump n’arrange pas les choses…
Je suis toujours citoyen américain et n’ai pas voté pour lui. Mais il a été élu grâce au vote populaire. Apparemment, il partage la vision du monde de Poutine, il aime aussi le droit du plus fort et la primauté des grandes puissances, qui disposent des pays plus petits. Alors imaginez quelle considération ils ont pour les pays baltes… Trump et Poutine aimeraient se partager les sphères d’influence, comme à la conférence de Yalta. C’est très triste, d’autant plus que cela ne fonctionne plus dans le monde contemporain. Je pense qu’ils n’y arriveront pas, même si nous devrons traverser bien des moments difficiles prochainement.
Les Lituaniens ont-ils peur de la guerre ?
Je dis à mon entourage qu’il ne sert à rien de paniquer. Cela m’arrive à moi aussi, cependant. Mais rarement. La guerre hybride est déjà en cours ici, mais elle l’est aussi en France, en Allemagne, partout. Elle n’a pas encore fait de victimes, heureusement. Une invasion est peu vraisemblable au vu des échecs de Poutine en Ukraine. Et si elle a lieu, nous pourrons l’arrêter. C’est pourquoi je ne compte pas quitter le pays. J’ai longtemps vécu à l’étranger, j’y ai des amis, mais je n’ai pas l’intention d’abandonner la Lituanie, quoi qu’il arrive.
Craignez-vous l’avènement d’un courant illibéral en Lituanie ?
Il existe des humeurs homophobes, parfois un antisémitisme latent, des partis anti-libéraux. Mais ils ne représentent qu’une petite minorité dans la société. Dans tous les cas, je pense que le nationalisme n’est pas la bonne réponse à apporter à Poutine. Il ne faut pas répondre au nationalisme poutinien par un autre nationalisme.
