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15.10.2024 à 12:22

Subvertir les normes depuis les marges féministes rurales

Fanny Hugues

Dans « Féministes des champs », Constance Rimlinger décrit des communautés écoféministes rurales inventant depuis les campagnes des formes de vie plus soucieuses des vivants humains et non-humains. Le retour à la terre peut-il être un moyen de s’extraire de la domination masculine et de l’exploitation capitaliste ? Possible… mais pas simple.

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Texte intégral (5531 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

À propos de Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, de Constance Rimlinger, Presses universitaires de France, 2024.


Depuis les années 1970 dans plusieurs pays occidentaux, des femmes et des minorités de genre opèrent un « retour à la terre

Dans son livre Féministes des champs, qui porte sur ces mobilités résidentielles politisées, la sociologue Constance Rimlinger explique qu’il s’agit de se réapproprier l’espace rural « en vue de valoriser un milieu vivant et d’opérer une (re)connexion à la terre, aussi bien d’ordre sensible et/ou spirituelle que matérielle

Si les démarches de ces « féministes des champs » peuvent à première vue sembler homogènes, les motivations, modalités organisationnelles et positions respectives sont en réalité diverses au sein de la « nébuleuse écoféministe

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Entre 2015 et 2021, Constance Rimlinger s’est attachée à explorer un « angle mort de la recherche sur le retour à la terre

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

Les sept terrains choisis par la sociologue se situent sur les trois continents qui ont accueilli un retour à la terre lesbien séparatiste depuis les années 1970 : les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et la France.

Les Women’s Land états-uniens voient le jour à cette époque dans un contexte de guerre froide, de peur d’une apocalypse nucléaire, de considérations écologiques émergentes et de remise en cause du capitalismeback-to-the-land-movement) de manière séparatiste, c’est-à-dire sans homme cisgenre

Ces initiatives s’étendent progressivement en Europe – particulièrement, pour la France, en Ariège et en Ardèche – et en Nouvelle-Zélande, au gré des voyages des un·e·s et des autres, et de la circulation de leurs idées à partir de créations artistiques et de publications littéraires. Or, après une période culminante au début des années 1990 au cours de laquelle Constance Rimlinger dénombre une centaine de lieux (dont 80 aux États-Unis), beaucoup de ces initiatives disparaissent. L’importance du travail de la chercheuse réside ainsi dans la redécouverte de ces initiatives tombées en désuétude, à travers l’identification de leurs points communs et de leurs singularités. Elle rappelle qu’ont existé et perdurent toujours des initiatives écoféministes en France, malgré une « réception manquée

Constance Rimlinger dresse un panorama de l’écoféminisme contemporain dont la principale caractéristique est d’être en évolution constante.

Le terme d’« écoféminisme », qui connaît un regain d’intérêt en France depuis 2015

Lire aussi sur Terrestres : Myriam Bahaffou, « Gouines des champs : expérimenter l’éco-féminisme par la non-mixité », octobre 2022.

Aujourd’hui, deux approches de l’écoféminisme existent en parallèle dans le monde académique : certains travaux de philosophie en proposent des approches théoriques et plutôt abstraites, quand d’autres, anthropologiques et sociologiques, s’appuient sur des enquêtes de terrain et des données empiriques.

Quoi qu’il en soit, l’écoféminisme académique tel qu’il se déploie dans les cercles intellectuels se distancie de l’écoféminisme tel qu’il s’éprouve et s’expérimente dans des groupes militants ou dans des manières concrètes de vivre. Face à ces tensions, Constance Rimlinger parvient à dresser un panorama très convainquant de l’écoféminisme contemporain dont la principale caractéristique est d’être en évolution constante. Sa démarche empirique est d’autant plus bienvenue qu’elle adhère au point de vue selon lequel les luttes écoféministes ne sont pas « hors sol », mais « s’inscrivent dans des territoires, dans un rapport matériel, affectif, parfois spirituel à la terre, à des terres

Les initiatives écoféministes recensées par Constance Rimlinger ne s’en tiennent pas à la non-mixité et à la construction d’une culture de femmes, comme dans le cas des terres de femmes séparatistes des années 1970, mais intègrent davantage les questions d’intersectionnalité et de genre, tout en prenant en compte les autres qu’humains. Elles se répartissent sur un continuum : la chercheuse propose d’étudier les différences et similarités entre trois configurations écoféministes.

Cette élaboration théorique se fonde sur une enquête multi-située et comparative, qui repose elle-même sur une diversité d’initiatives que Constance Rimlinger qualifie d’écoféministes, malgré le fait que leurs actrices ne s’en revendiquent pas forcément.

Cerner les contours de la nébuleuse écoféministe rurale

D’une terre de femmes aux États-Unis à un sanctuaire végan en Nouvelle-Zélande, en passant par une ferme en permaculture en Bretagne : si l’exploration des parcours et expériences de vie rurales à distance de l’hétéronormativité est vaste, ces initiatives ont des traits communs. Au quotidien, elles articulent « un projet féministe et un projet écologiste

Dans les années 1970 apparaissent des terres de femmes, lieux de vie non-mixtes pour se reconstruire suite à la violence patriarcale et se connecter spirituellement à la terre.

Cependant, ces initiatives écoféministes présentent des différences. À ce titre, Constance Rimlinger identifie trois configurations, la première étant légèrement antérieure aux deux suivantes. Celles-ci sont traversées par des lignes de clivage, comme l’intégration ou l’exclusion des personnes trans, le rapport au véganisme, ainsi que leurs visions féministes de la « nature ». Si les deux premières configurations ont pour priorité d’offrir un accès à la terre à distance des hommes cisgenres hétérosexuels et de sensibiliser des personnes féministes, lesbiennes ou queers à l’écologie, la troisième est surtout fondée sur un projet de vie écologiste et décroissant.

La chercheuse nous met tout de même en garde : ces configurations visent moins à « réifier en des catégories statistiques des agencements ponctuels et mouvants

Photo de Gautier Salles sur Unsplash

La première configuration est définie comme « séparatiste différentialiste ». Dans les années 1970 aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, des lesbiennes décident de créer des terres de femmes. Ce sont des lieux de vie non mixtes marqués par l’amour libre, des célébrations et des pratiques artistiques, qui leur permettent de se reconstruire autour d’une culture sororale suite à la violence patriarcale causée à leur égard par des hommes de leur entourage, et de se connecter spirituellement à la terre.

Deux de ces terres de femmes sont concernées dans l’ouvrage : We’Moon Land dans l’Oregon et la communauté Earthspirit en Nouvelle-Zélande. Dans la première, on trouve par exemple Suzie, âgée d’une soixantaine d’années, qui y vit depuis 4 ans, ou encore Marie et Sky, deux jeunes trentenaires en couple. Dans la seconde, on rencontre Arafelle, née en 1944, ergothérapeute de profession. Elle décide de fonder une terre de femmes dans les années 1970 après avoir rencontré Nut, avec laquelle elle entame une relation amoureuse. Après plusieurs mois de recherche, elles acquièrent un terrain au cours d’une enchère publique, où se trouve une maison, entouré de forêts et traversé par un ruisseau. Les visiteuses – qui pour certaines s’installent rapidement – affluent après quelques annonces placées dans des revues lesbiennes et la visite d’Allemandes depuis lesquelles se déploie un bouche-à-oreille. Cependant, au cours des dernières années, le flot de visiteuses s’est considérablement réduit.

Ensuite, la sociologue définit la « configuration queer intersectionnelle ». De manière plus récente, en France et en Nouvelle-Zélande, des personnes queers s’installent à la campagne à proximité de grandes villes et organisent leurs modes de vie à partir d’une approche féministe intersectionnelle qui se nourrit d’une sensibilité anarchiste, anticapitaliste, antiraciste, antipsychiatrique et d’une critique du système policier.

Il ne s’agit pas ici d’adopter une stricte optique séparatiste, car les catégories de genre binaires sont questionnées, de même que les femmes et les hommes trans sont acceptés. C’est le cas de la Ferme des Paresseuses, en Saône-et-Loire, et du sanctuaire végane Black Sheep, en Nouvelle-Zélande, construit autour d’une association de protection des animaux. Sezig et Maya habitent la première. En 2012, la mère de Sezig ne veut plus vivre dans le vieux corps de ferme chargé de souvenirs de son compagnon décédé, et donne les clés à sa fille de 36 ans. Celle-ci débute une formation en maraîchage et décide d’en faire un lieu collectif, pour son réseau amical lyonnais, mais les visites sont ponctuelles.

Toutes les initiatives explorées se rejoignent sur le souhait de vivre en collectif féministe sans homme cisgenre en milieu rural.

À la même période, Maya arrive dans le coin pour rejoindre l’éco-lieu de son frère en construction. Les deux lesbiennes finissent par se rencontrer, et la seconde emménage chez la première. Chacune possède son espace personnel : Maya dort dans la grange, et Sezig dans un mobile-home. Elles vendent quelques légumes et un peu de pain, mais elles subsistent surtout grâce au RSA de Sezik et au petit héritage que Maya a reçu suite au décès de sa mère.

Enfin, Constance Rimlinger construit la « configuration holistique intégrationniste ». En France, des lesbiennes et queers valorisent moins leur appartenance identitaire et féministe que la dimension écologiste de leur mode de vie, proche de la terre et déployé dans des collectifs mixtes, caractérisé par une alimentation saine cultivée chez soi, la médecine alternative et l’exploration de la parentalité positive.

C’est le cas de la Ferme des Roches, en Charente, qui met en œuvre plusieurs activités de permaculture, et des Jardins de Colette à la lisière de l’Indre et de la Creuse. Ces derniers sont tenus par Margaret, qui a quitté l’Angleterre il y a trente ans pour s’installer dans ce hameau. Durant ses études, elle réalise qu’elle ne veut pas d’un emploi salarié et qu’elle souhaite travailler au grand air. Son diplôme en poche, elle part voyager avec sa compagne de l’époque. Son père, ingénieur civil, accepte de lui prêter de l’argent et, célibataire, elle se lance seule dans la recherche d’une terre : elle se rend en Creuse, le foncier y étant peu cher et les terres supposément peu polluées. Elle s’installe et fonde les Jardins de Colette en 1990, en référence à l’écrivaine qu’elle estime. Elle tire ses revenus de l’accueil de stages artistiques et de bien-être, et de la vente de sirops, tisanes et autres produits qu’elle produit à partir de ses plantations en permaculture.

Par contraste, la ferme des Roches est un projet de couple : celui de Vanessa et Charlie, deux trentenaires ayant acheté une vielle ferme charentaise à rénover en 2015. Iels y développent maintenant des activités mêlant permaculture, thérapie et écoconstruction.

Vivre et vieillir en féministe rurale

Toutes les initiatives explorées se rejoignent sur le souhait de vivre en collectif féministe sans homme cisgenre en milieu rural. En effet, les lieux de vie créés constituent un « refuge » et un « espace de mise à l’abri » pour ces « personnes affectées par le système patriarcal, que ce soit en tant que femme ou en tant que personnes ayant une identité minoritaire

La « configuration différentialiste séparatiste » met particulièrement l’accent sur cette hospitalité à l’égard de celles qui sont menacées, psychologiquement et/ou physiquement, par les oppressions de genre et de sexualité. C’est par exemple le cas de plusieurs femmes des communautés We’Mon Land et Earthspirit, qui s’y sont réfugiées pour quitter des conjoints violents ou des pères incestueux.

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

Par ailleurs, ces écoféministes prennent la clé des champs en s’émancipant du couple hétérosexuel monogame et de la famille nucléaire, qui constituent les principales armes du patriarcat pour les féministes matérialistes

Les écoféministes des campagnes cherchent également à « échapper à la vision masculine » en s’offrant « un espace de vie et d’expérimentation préservé de regards qui jaugent, évaluent, sexualisent et, in fine, dépossèdent

Faire ensemble permet d’expérimenter de nouvelles manières de travailler, de s’aimer, d’éduquer des enfants, tout en incarnant des sources d’inspiration pour celleux encore inséré·e·s dans la société dominante.

À la ferme des Paresseuses, Constance Rimlinger assiste à un chantier en non-mixité « meufs trans gouines » ayant pour ambition de pailler le potager et de préparer des semis. Joyce, l’un·e des participant·e·s, lui explique que le fait qu’il n’y ait pas d’hommes cisgenres qui, sinon, « essaient de porter toutes les choses lourdes ou de faire toutes les tâches physiques », lui offre « l’opportunité d’essayer ces choses et d’apprendre

Margaret, des Jardins de Colette, raconte également à la chercheuse la manière dont elle a enseigné à une visiteuse à se servir d’une tronçonneuse, alors que son conjoint n’adoptait aucune posture pédagogue, ce qui lui a permis de sortir momentanément du rôle et des activités associés à son genre.

Ce « climat propice à l’apprentissagefaire : faire ensemble permet de confronter ses peurs et d’expérimenter de nouvelles manières de travailler, de s’aimer, d’éduquer des enfants, tout en incarnant des sources d’inspiration pour celleux encore inséré·e·s dans la société dominante. Il s’agit en effet de faire essaimer ces initiatives parmi celleux qui seraient susceptibles de pouvoir les rejoindre, par des œuvres artistiques, ou bien par le biais de sociabilités urbaines qui restent importantes pour les membres de la « configuration queer intersectionnelle ».

Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écoféministe », mai 2023.

Les modes de vie écoféministes ruraux sont orientés vers la subsistance, soit la réponse à ses propres besoins et à ceux du collectif par des activités productives, sans recourir à la sphère marchande et sans chercher le profit économique. Chez Maya et Sezik de la ferme des Paresseuses, par exemple, les productions de fruits, de légumes et de pain « sont avant tout destiné[es] à l’autoconsommation par les habitantes et les visiteuses », et permettent – en second lieu – « de dégager quelques revenus

Les écoféministes plantent et récoltent, élèvent des animaux (non pour les consommer mais pour leur aide au travail des champs), cuisinent, font leur bois, récupèrent des denrées alimentaires et des matériaux, construisent et rénovent leurs lieux de vie. Ces espaces domestiques, élargis aux terrains, jardins, champs et forêts alentours, octroient une sécurité matérielle aux féministes des champs, qui sont propriétaires de leurs lieux de vie. Cette sécurité peut même s’étendre à d’autres collectifs féministes, lorsqu’il s’agit par exemple de stocker le matériel encombrant de militant·e·s urbain·e·s.

Ce travail de subsistance s’adosse à la remise en question de la place prépondérante du travail rémunéré – souvent salarié – dans les quotidiens. Si Constance Rimlinger ne documente pas précisément les revenus qui permettent à ces écoféministes de subvenir à leurs besoins – d’autant plus que leurs projets professionnels ne sont pas élaborés pour être rentables –, on comprend qu’elles vivent avec le peu d’argent que procurent les minimas sociaux et/ou la vente d’une partie de leur production.

Les féministes des champs sont mu·e·s par le souhait de « minimiser leur part dans le désastre écologique et de montrer qu’un autre quotidien est possible ».

Les lieux étant généralement hérités ou achetés en collectif sans recours au crédit, diminuer leur consommation leur permet de réduire leur temps de travail contre rémunération. La recherche d’émancipation et la réappropriation de son travail – rejet de la subordination, polyactivité – et de son temps, ralenti et calqué sur les rythmes naturels à l’image de la ferme des « Paresseuses » présentée dans l’ouvrage, s’appuient sur des expérimentations incessantes. Le quotidien de Vanessa, 31 ans, habitante de la ferme des Roches, s’articule ainsi entre activités rémunératrices liées à un travail indépendant (consultations ayurvédiques), activités de subsistance, et activités à la frontière entre les deux – plantation d’arbres ou élaboration de confitures et de conserves pour l’auto-consommation et la vente commerciale.

La permaculture et la biodynamie, particulièrement mises en œuvre dans les lieux appartenant à la configuration « holistique intégrationniste », reflètent les tentatives et recommencements au cœur des modes de vie écoféministes. À la ferme des Roches ou à Moulin Coz, un calendrier lunaire est consulté afin de déterminer le programme au jardin des jours à venir. Dans les Jardins de Colette, Margaret se décrit comme une personne qui « crée et dessine des jardins » : on y trouve un potager en forme d’étoile, ou encore un labyrinthe de pierres qui symbolise « la vie où l’on avance, malgré les détours

Ce sont en effet dans les trois initiatives françaises qui composent cette configuration – le Moulin Coz, les Jardins de Colette et la ferme des Roches – que s’expérimente de la manière la plus aboutie un mode de vie écologique décroissant « où les logiques du salariat et de la consommation sont déconstruites

À Moulin Coz, par exemple, l’ensemble du bâti est constitué d’habitats légers – caravanes, cabanes, roulottes. Le seul bâtiment en dur est une yourte construite grâce à une ossature en bois, isolée avec un mélange terre-paille et chauffée grâce à un poêle à bois, et on y trouve des toilettes sèches. Six panneaux solaires et une éolienne fournissent une grande partie de l’énergie domestique, et de grandes cuves accueillent l’eau de pluie. La récupération et le bricolage sont privilégiés.

Les positionnements des écoféministes font écho aux éthiques du care : elles cherchent à « maintenir », « perpétuer » et « réparer ».

En outre, ces engagements féministes et écologistes ruraux sont uniformément caractérisés par le soin à l’égard de l’environnement – de la terre, des animaux, des plantes. Vivre sur un lieu rural à soi, c’est le protéger de l’exploitation agricole intensive en limitant les pressions productives qui y sont exercées. C’est également préserver les semences que l’on récupère d’une année à l’autre et qui assurent le renouvellement, voire l’enrichissement, de la biodiversité. C’est enfin « vivre avec les animaux

À Moulin Coz, Simone valorise beaucoup la « nature » et la « diversité » des fruits et légumes qui existent – « petites », « gros », « tordus », « de toutes les couleurs

Photo Terrestres

Bien que ces écoféministes ne s’en réclament pas, leurs positionnements font écho aux éthiques du care : elles cherchent à « maintenir », « perpétuer » et « réparera fortiori urbaines, et que seule l’immersion ethnographique au sein des alternatives rurales mise en œuvre dans cette enquête est en mesure de saisir.

Lutter contre une pluralité de rapports de pouvoir ?

Les féministes des champs cherchent à lutter contre les rapports de pouvoir, essentiellement de genre et à l’égard de l’environnement, mais aussi contre le racisme, le colonialisme, le validisme et la transphobie pour celleux qui appartiennent à la configuration « queer intersectionnelle » et reconnaissent l’intersection des discriminations systémiques. Ces positionnements peuvent cependant dissimuler la reproduction de rapports de pouvoir à l’intérieur, comme à l’extérieur, de ces lieux de vie.

D’une part, comme le souligne Constance Rimlinger, ces collectifs sont principalement composés de femmes et minorités de genre blanches, issues des classes moyennes-supérieures et diplômées. Si des pistes sont ouvertes au sein de certains lieux, comme la possibilité d’instituer une propriété collective ou de mettre en commun les ressources, les femmes et queers racisé·e·s, souvent précaires au vu de l’entrelacement des enjeux de race et de classe, ont moins de chance de venir s’installer dans ces lieux. Ces rapports de pouvoir sont relativement impensés à l’échelle de ces initiatives, essentiellement centrées sur le rejet de l’hétéropatriarcat.

Lire aussi sur Terrestres : Héloïse Prévost, « Résister au Brésil : pas d’agroécologie sans féminisme », décembre 2023.

De même, les initiatives relevant de la « configuration différentialiste séparatiste » reposent sur l’exclusion des personnes trans, et donc sur une transphobie en acte, questionnée par les habitantes, mais toujours à l’œuvre au moment de l’enquête. Par ailleurs, plusieurs de ces collectifs sont fondés sur l’accueil de volontaires (wwoofers), ce qui soulève la question du travail gratuit et d’une certaine forme de domination économique lorsque les hôtes doivent travailler pour participer à construire et améliorer un lieu qu’iels ne possèdent pas et sur lequel iels ne sont pas amené·e·s à vivre sur le long terme.

Se retrouver entre personnes minorisées peut cependant entraîner le rejet de celles et ceux qui n’auraient pas les codes symboliques ou les ressources matérielles adéquats pour rejoindre ces expériences.

D’autre, part, ces lieux de vie à l’abri de la domination patriarcale peuvent se transformer en « entre-soi

En effet, le souhait, légitime, de se retrouver entre personnes minorisées peut entraîner le rejet, involontaire ou par souci de distinction, de celles et ceux qui n’auraient pas les codes symboliques ou les ressources matérielles adéquats pour rejoindre ces expériences, même lorsqu’elles sont géographiquement très proches.

Constance Rimlinger souligne bien la tension inhérente à certaines initiatives, entre la volonté de faire essaimer ses idées et sa démarche en assumant une présence locale, et celle de cultiver un entre-soi féministe et protecteur. Les contacts réduits avec la population locale, appartenant souvent aux classes populaires, se fondent davantage sur des préjugés que sur des actes concrets, car il est bien stipulé qu’aucune des personnes rencontrées n’a jamais « subi d’acte d’intimidation, de menace ou de violence

En contraste avec les deux premières, la configuration « holistique intégrationniste » se fonde sur un fort ancrage local. Celui-ci s’incarne dans une multitude d’échanges non marchands – trocs, prêts, dons – entre personnes ouvertement engagées dans la cause écologiste – néo-paysan·ne·s, associations permacoles, AMAP, réseau d’agriculteurs et agricultrices bio –, davantage qu’avec les gens du coin. C’est le cas de Margaret des Jardins de Colette : arrivée sans connaître personne sur  place il y a plus de trente ans, elle est désormais fortement ancrée localement dans un petit groupe informel d’entraide composé d « néoruraux ». C’est également le cas de Vanessa et Charlie de la ferme des Roches, qui, doté·e·s d’un capital culturel élevé et d’un capital militant constitué en milieu urbain, ont cherché à s’intégrer localement, en nouant notamment des liens amicaux avec des jeunes « néoruraux » du coin.

Ces modes de vie sont doublement marginalisés : parce qu’en milieu rural et parce que portés par des femmes et des minorités de genre.

On retrouve alors une tendance déjà mise en exergue par des travaux de sociologie rurale : l’engagement écologiste de personnes économiquement et/ou culturellement bien dotées peut participer à l’entretien d’un entre-soi petit-bourgeoisa fortiori quand il se mêle à un engagement féministe d’origine urbaine adossé à une culture politique.

Visibiliser les alternatives écologiques et féministes rurales sans les idéaliser

Ce n’est ni un portrait romantisé, ni une analyse idéalisée de ces initiatives que propose Constance Rimlinger. Le propos est plus fin, car s’il présente leur potentiel émancipateur et politique en plein cœur d’une crise écologique et sociale sans précédent, il ne néglige pas leurs ornières. À ce titre, l’ouvrage pose avec brio toutes les questions qui ont traversé et traversent toujours les écoféminismes ruraux, et qui sont plus largement celles des personnes qui cherchent à s’extirper de la société capitaliste, bourgeoise, écocidaire, (post)coloniale, raciste, sexiste et validiste. Or, si les personnes qui portent ces initiatives cherchent à abolir une pluralité de rapports de pouvoir, elles semblent toutefois ne pas toujours faire preuve d’une réflexivité suffisante quant à l’homogénéité sociale de leurs collectifs.

À la différence de certains mouvements politiques et milieux militants féministes ou écologistes, qui privilégient la lutte contre le patriarcat d’un côté, et la lutte contre la destruction de l’environnement de l’autre, ces écoféministes tentent de faire converger les luttes, considérées comme profondément interconnectées, même si leurs privilèges sociaux peuvent parfois les aveugler.

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

La force de l’ouvrage de Constance Rimlinger est d’étudier conjointement des modes de vie écoféministes ruraux répartis sur trois continents, qui sont doublement marginalisés, parce qu’en milieu rural et parce que portés par des femmes et des minorités de genre. En partant de ces marges féministes et écologistes rurales – « la minorité au sein de la minoritéen train de se faire. Ainsi, la portée de l’ouvrage est tout autant scientifique que politique. C’est à partir de l’« espace de la cause

D’une part, face à la visibilisation médiatique accrue des personnes trans ces dernières années, qui s’accompagne d’une très forte transphobie, en quoi ces collectifs permettent-ils précisément de lutter contre cette oppression systémique ou, au contraire, en quoi participent-ils à la renforcer ? Les écoféministes rurales de la configuration « différentialiste séparatiste », qui refusaient la présence de personnes trans en leur sein au cours de l’enquête de Constance Rimlinger, ont-elles depuis modifié leur position – ou non –, et sur quels arguments ?

D’autre part, il s’agirait de creuser la question des sociabilités locales entre les néo-habitantes que constituent les personnes rencontrées par la chercheuse, et les gens du coin. En effet, la comparaison entre les configurations « queer intersectionnelle » et « holistique intégrationniste », met en exergue l’entre-soi qui peut prévaloir dans certaines communautés. Or, on peut se demander comment les classes populaires et intermédiaires sans le sou installées en milieu rural depuis des dizaines d’années, dont les modes de vie sont écologiquement sobres sans néanmoins être mis en discours, pourraient être source d’inspiration, voire de ressources matérielles, pour ces écoféministes.

Parallèlement, l’implantation progressive des idéologies d’extrême-droite en milieu rural peut participer à fragiliser ces collectifs, ce qu’une enquête ultérieure serait invitée à investiguer. Par ailleurs, si l’on comprend au fil de l’ouvrage la manière dont l’installation en collectif rural queer permet d’assumer son orientation sexuelle – voire son appartenance de genre – avec confiance, on aimerait en savoir plus sur l’influence de la résidence rurale sur les rapports aux enjeux environnementaux de ces écoféministes. Des éléments seraient en effet bienvenus sur la manière dont ces lieux les socialisent en retour à la crise écologique – par le constat de la diminution de la biodiversité, de l’épandage de produits phytosanitaires et des déchets sur les bords des routes, ou encore l’apparition de maladies –, voire renforcent leur engagement écologiste, en les incitant par exemple à militer contre un projet local jugé écocidaire.

Ainsi, la typologie des trois configurations, de même que les nombreux thèmes qui sont abordés dans l’ouvrage – comme le rapport au travail rémunéré, à la spiritualité, à la « nature » et à l’agriculture, à la sexualité et au genre –, mêlés à la rigueur de l’enquête ethnographique de Constance Rimlinger, ouvrent de nouveaux questionnements, qui invitent d’autant plus à documenter les expériences collectives féministes et écologistes rurales que les mondes ruraux font l’objet d’enjeux politiques cruciaux dans des sociétés fortement inégalitaires.


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Notes

10.10.2024 à 12:27

Perdre les oiseaux

Emilie Letouzey

Sur l’île artificielle de Yumeshima au Japon, des chantiers ont détruit les écosystèmes qui s’étaient établis, effondrant un peu plus le monde des oiseaux. Le petit groupe de bénévoles qui tente de les protéger œuvre-t-il en vain ? Pas facile de défendre la nature, encore moins sur une infrastructure en déchets. Comment persévérer quand tout semble perdu ?

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Texte intégral (6921 mots)
Temps de lecture : 28 minutes

« Les oiseaux de mer ont besoin d’amis car personne ne les voit. Ils pourraient disparaître complètement et très peu de gens s’en rendraient compte. »

Jonathan Franzen

Ōsaka, été 2022.

Lorsque notre voiture sort du tunnel sous-marin, la lumière d’août nous éblouit. Voici donc Yumeshima, « l’île aux rêves ». C’est la première fois que j’accompagne les membres du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima

Kaga M., notre conductrice du jour, quitte la route principale et ses files de camions pour s’engager sur un chemin accidenté. Lentement, nous avançons jusqu’au point indiqué sur l’autorisation que nous a délivré le Bureau des ports d’Ōsaka – l’accès à l’île est interdit si l’on n’y travaille pas. Il faut dire que Yumeshima n’est pas une île ordinaire : c’est une île en déchets.

Photographie aérienne de l’île de Yumeshima ; en bleu, les points désignés par le Bureau des ports d’Ōsaka où le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima a l’autorisation de stationner (photo EL).

Nous voilà debout sur le sol poussiéreux, masques sur le visage et casques de chantier sur la tête malgré la chaleur et quand bien même tout est plat et qu’autour il n’y a rien, juste la vue à 360 degrés – ville d’Ōsaka d’un côté, île d’Awaji de l’autre – et la rumeur du port qui résonne.

Nous rejoignons Isogami K., postée là depuis 7 heures du matin à scruter l’horizon avec son téléobjectif. Une partie du terrain est colorée d’un étrange vert turquoise : un produit fixateur de sable

Elles ont alors assisté, stupéfaites, à une petite renaissance : autour des points d’eau creusés par les pluies de mai, les oiseaux puis les herbes ont réinvesti les lieux. Ce matin, au fond de cette nouvelle prairie, elles ont même distingué une nichée de canards, et spéculent : des grèbes castagneux (Tachybaptus ruficollis) ? Quel dommage que l’on ne puisse pas s’en approcher.

L’appareil photo automatique du Groupe d’enquête à Yumeshima (photo EL).

Pendant ce temps, Kakii K., troisième membre du groupe, s’amuse à identifier les insectes, nombreux. D’ailleurs, ce sont eux qui font se déclencher l’appareil photo automatique que le Groupe d’enquête a obtenu de laisser sur place. Quant à moi, je prends peu à peu la mesure du bruissement : libellules et sauterelles, fils d’araignées en tous sens, moineaux s’envolant des buissons de pyracantha que le kuzu commence à recouvrir. Qui a dit qu’il n’y avait rien ?

Toulouse, avril 2024.

Comme souvent, la réunion Zoom hebdomadaire du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima dépasse l’heure prévue. Les quatre participant·es suivent pourtant à vive allure le fil du programme établi au préalable via la liste mail du groupe – 9400 messages au compteur depuis son ouverture en 2019. Je suis la cinquième mais je ne fais qu’écouter, connectée depuis la France où je suis rentrée le mois précédent.

Ces derniers temps, les travaux d’aménagement de l’île s’intensifient et il ne reste que peu de zones épargnées. Mais le Groupe poursuit ses activités. Bilan des actions récentes : OK. Programme des actions à venir : difficile. La discussion s’anime autour d’un point en particulier : doit-on, oui ou non, aller déposer des leurres d’oiseaux sur la zone 1 de Yumeshima afin d’y attirer des sternes naines (Sterna albifrons) pour qu’elles nichent, alors qu’une explosion de méthane s’est produite non loin de là quinze jours auparavant ?

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Si la question est insolite, la situation à Yumeshima ne l’est pas moins. La prochaine Exposition universelle se tiendra sur l’île en 2025 et un complexe touristique avec casino est prévu pour 2029. De nombreux chantiers sont donc en cours, y compris sur la zone 1, pourtant classée comme « site d’élimination finale [des déchets courants et dangereux] requérant surveillance (kanrigata shobunjō) » et parsemée de conduits d’évacuation du méthane qui s’y génère en grande quantité

Et les sternes ? Parce qu’elles nichent près de l’eau, sur des sols secs et minéraux (sable, cailloux, gravats…) où leurs poussins peuvent se camoufler, les sternes apprécient les terre-pleins artificiels gagnés sur la mer. À Yumeshima, elles ont été observées en grand nombre des décennies durant, installées sur des terrains vacants. Il n’y a plus que sur la zone 1 que l’on trouve encore des parcelles vides. Quant aux leurres, il s’agit d’un dispositif occasionnel pour les sternes : en déposant de faux oiseaux en bois peint (image ci-dessous), on envoie un signal aux oiseaux éclaireurs qui, à la fin du mois d’avril, vont en repérage pour l’installation de la colonie : ‘c’est bon, d’autres se sont établis ici’.

Leurres de sternes en train d’être peints au local de l’association Nature Ōsaka (photo Kaga M./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai, 2021).

C’est ce dernier point qui fait débat lors de la réunion du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima : justement, ce n’est pas bon. Une explosion de méthane a eu lieu au mois de mars dans un bâtiment en construction de la zone 1, causée par le fer à souder d’un ouvrier, qui par miracle n’a pas été blessé. Le chantier est momentanément interrompu.

Peut-on attirer les sternes sur ce site dangereux ? Le dilemme est d’autant plus compliqué que le Groupe d’enquête est tributaire des rares autorisations de l’Association Expo 2025 (Banpaku kyōkai), qui assure depuis 2023 la gestion du site de l’Exposition universelle à la place du Bureau des ports d’Ōsaka. Or, l’Association Expo 2025, qui rencontre déjà de nombreuses contrariétés sur le chantier, se trouve fort embarrassée par l’incident. Il ne faudrait pas que la presse se souvienne de l’explosion de méthane qui en 1975 avait coûté la vie à dix ouvriers, sur une île en déchets de la baie de Tōkyō qui porte le même nom, Yume no shima.

« Bon… allons-y ». Non sans scrupules, le Groupe d’enquête décide de déposer des leurres sur la zone 1, ainsi qu’un appareil photo automatique (tout en vain, apprendrai-je plus tard). Point suivant de la réunion : la prochaine exposition de photographies d’oiseaux de Yumeshima, la cinquième en moins d’un an. En montrant ces images d’avant le chantier dans des bibliothèques de quartier, un musée ou un zoo, l’objectif est autant d’attirer l’attention du public sur les oiseaux de la baie d’Ōsaka que de promouvoir l’idée de leur attribuer un secteur sur l’île, une fois l’Exposition universelle terminée.

Sternes à Yumeshima en 2021 (photo Ono K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai).

Aménager un parc ornithologique sur le modèle de celui de Nankō, voisin de Yumeshima ? Construire une lagune artificielle comme celle de celle de Hannan, au sud d’Ōsaka ? Se contenter d’araser pour favoriser l’apparition de points d’eau ? Ou juste ne rien faire – c’est-à-dire laisser faire la nature, ou plutôt permettre à un peu de nature de revenir dans l’artificialité de la baie ?

En 2023, le tourisme reprenait si fort au Japon qu’il battait des records. À Yumeshima, les oiseaux ont peu à peu disparu du monde d’après, après l’Exposition.

En 2022, lorsque j’ai rejoint le Groupe d’enquête, de nombreuses possibilités pour Yumeshima étaient en discussion : qu’allait-on demander pour les oiseaux ? Le Japon était encore fermé au tourisme à cause du Covid, les mégaévénements et les installations de divertissement soulevaient des doutes. Pouvait-on compter sur la fréquentation du public alors que des milliers de restaurants avaient dû cesser leur activité ? Du reste, le port d’Ōsaka n’était-il pas déserté depuis bien plus longtemps, avec ses bâtiments vides et ses musées fermés, qu’on avait pourtant ouverts en grande pompe dans les années 1980

Lire aussi sur Terrestres : Roméo Bondon, « Penser depuis l’oiseau», décembre 2020.

En deux ans, j’ai vu les projets pour les oiseaux se réduire à mesure que revenait le business as usual, et même as never before : en 2023, le tourisme reprenait si fort au Japon qu’il battait des records ; après des années de suspense, le gouvernement autorisait le casino, le premier du pays

En février 2024, alors que nous faisions le point sur la situation avec Kaga M. au cours d’une dernière virée sur l’île avant mon retour en France, la morosité nous gagna. Rakutan – le seum, en japonais.

Des canards s’envolent à l’arrivée d’un rapace (busard d’Orient, Circus spilonotus). En arrière-plan, les contreforts des monts Rokkō, dans le département de Hyōgo, voisin d’Ōsaka (photo Isogami K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai, 2021).

Les oiseaux reprendraient bien leurs droits (s’ils en avaient)

Un chantier détruit une zone humide : et alors ? Il a bien fallu en détruire, des zones humides, pour édifier le port industriel de la région d’Ōsaka, qui s’étend en croissant sur 60km. Comme il a bien fallu couper des arbres et bétonner des champs pour construire le bassin urbain attenant de 20 millions d’habitant·es. D’ailleurs, peut-on même parler de zone humide à Yumeshima ? Des points d’eau tout au plus, apparus incidemment sur un terrain artificiel. Un terre-plein qui, ainsi que l’a observé le maire d’Ōsaka Matsui Ichirō, « n’a pas été construit pour les oiseaux

Les terre-pleins artificiels permettent d’enfouir gravats et déchets, et de produire du territoire pour y établir l’industrie lourde ; enterrer et et édifier dans un même élan.

Mais les oiseaux y sont venus quand-même. Le Japon se trouve sur l’une des principales voies migratoires du monde, la voie australasiatique, qui relie l’Australie à la Sibérie sur plus de 10000km. Des siècles durant, les rivières qui se jettent dans la baie d’Ōsaka ont charrié des alluvions, composant de larges deltas d’îlots et de lagunes : un environnement idéal pour les oiseaux de rivage et les migrateurs tels que les sternes, que les aménagements de l’époque d’Edo (1603-1878) n’altérèrent qu’à la marge.

Carte de la ville d’Ōsaka, 1665en ligne).

Au cours du vingtième siècle, l’ingénierie humaine ayant pris le relai, les terrains asséchés kantaku deviennent peu à peu des terre-pleins artificiels umetate, dont la finalité est d’entreposer sédiments de dragage, gravats et déchets, et surtout de produire du territoire pour y établir l’industrie lourde. Ume-tate, les terre-pleins : enterrer (umeru) et édifier (tateru) dans un même élan. Pour les fabriquer, on empierre et on bétonne les fonds marins, puis on dresse des parois de métal que l’on consolide par des digues, pour isoler de la mer alentour. On obtient ainsi une sorte d’énorme boîte, que l’on remplit progressivement en immergeant terres et détritus, acheminés par barges ou camions benne. Au fur et à mesure que la boîte se remplit et que l’eau intérieure est rejetée en mer après avoir été traitée, le territoire se forme. Il faut des décennies pour que le sol se tasse, par précipitation puis affaissement – les ingénieurs parlent d’une texture en gâteau mou.

Yumeshima, un hexagone de 390 hectares dont le comblement a débuté en 1977, est l’un de ces territoires. L’île est divisée en quatre zones. La zone 1, on l’a vu, est remplie de déchets : outre qu’elle est accréditée pour le stockage de déchets dangereux (notamment les PCB), des résidus d’incinérateur y étaient quotidiennement enterrés jusqu’en 2023. Les zones 2 et 3 sont composées de sédiments de dragage, de terres excavées et de boues industrielles.

Yumeshima en 2022 (photo Portail open data, Bureau des ports d’Ōsaka).

Avec les oiseaux, n’importe quel terrain est immédiatement ensemencé d’une partie de la flore régionale.

C’est sur ce terrain nu, émergé d’un côté seulement et peu à peu comblé, que se sont établis les oiseaux, comme chaque fois qu’une parcelle se libère dans la baie, tant il en manque désormais – ce qu’on peut voir, n’en déplaise au maire Matsui, comme une légitime reprise de terrain. Pour eux, Yumeshima est une aubaine : des centaines d’hectares, des points d’eau douce et même de quoi manger (les petits mollusques, vers ou crustacés pris dans les sédiments de dragage – fortement pollués par ailleurs). La végétation s’est ensuite installée, issue de graines envolées ou contenues dans les terres excavées et surtout dans le ventre des oiseaux eux-mêmes, qui passent leur temps à circuler entre les sites de la baie et jusque dans les montagnes : avec eux, n’importe quel terrain est immédiatement ensemencé d’une partie de la flore régionale.

Si bien que dans les années 2000, des écosystèmes entiers s’étaient constitués, étangs d’eau douce ou d’eau saumâtre, marais, roselières, prairies, sablières, abritant une biodiversité tout aussi riche : oiseaux (des sternes par milliers, mais aussi des canards, des rapaces, des limicoles et autres échassiers)Ruppia maritima), dont Hasegawa M., un botaniste du Museum d’Ōsaka, suppose qu’elle est arrivée incidemment accrochée à la patte d’un oiseau.

Étangs à Yumeshima en 2021. À droite, la plante aquatique Ruppia maritima (photos Isogami K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai).

Comme Hasegawa M., plusieurs scientifiques et bénévoles, et même des fonctionnaires de la ville et du ministère de l’Environnement, sont venu·es à Yumeshima des années durant, pour compter, étudier et lister. En dehors de ce tout petit cercle autorisé, les écosystèmes sont restés largement ignorés du public : depuis sa construction, l’île de Yumeshima est interdite à la fréquentation. Son accès a longtemps été restreint puisque le pont et le tunnel qui y conduisent n’ont ouvert à la circulation générale qu’en 2009.

En 2014, l’île de Yumeshima est enregistrée, ensemble avec le parc ornithologique de Nankō, comme hot spot de biodiversité de rang A du département d’Ōsaka

Qui veut croire qu’une île en déchets est en fait un éden ?

Malgré cela, des projets de « développement (kaihatsu) » apparaissent dès les années 2010. La zone 2 de Yumeshima est choisie pour la candidature du Japon à l’Exposition universelle de 2025. Résultat en 2018 : gagné. Il faut donc hâter le processus de solidification du sol, notamment au moyen de dizaines de milliers de drains en plastique enfoncés à 30 mètres dans le sol pour en extraire l’eau

Premières destructions de zones humides. Premières protestations par quelques bénévoles. Sans effet. Qui veut croire qu’une île en déchets est en fait un éden ?

Des sternes naines nichant parmi les drains en plastique sur le secteur 2 de Yumeshima en 2021, dont l’une vient de pêcher un poisson (photo Ono K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai).

Le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima

Des membres de Nature Ōsaka

L’année 2020 a été décisive pour deux de ses membres : profitant de leur temps rendu libre par la gestion du Covid, Kaga M. et Isogami K. se rendent sur place dès qu’elles le peuvent. Elles observent, photographient, apprennent à identifier et compter les oiseaux à distance – parfois 100 ou 1000.

Au fil des visites – toutes les semaines puis tous les mois à partir de 2022 – le Groupe d’enquête établit avec d’autres spécialistes une liste de 200 espèces végétales et de 113 espèces d’oiseaux (sur un total de 633 espèces d’oiseaux connues au Japon)Tadorna tadorna) de l’ouest du Japon et des milliers de Fuligules milouin (Aythya ferina, une espèce classée vulnérable au Japon). Depuis 2021, l’échasse blanche (Himantopus himantopus) vient nicher à Yumeshima.

Album photo réalisé en 2022 : “Préserver les zones humides de Yumeshima, c’est pouvoir relier de nombreuses vies avec l’avenir” (Nature Ōsaka – Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima).

Ces listes dépassent de beaucoup celle du hot spot de biodiversité en 2014, et font envisager une candidature au label Ramsar, qui reconnaît les zones humides d’importance internationale

Dans le genre zone à défendre, Yumeshima est singulièrement difficile. Mais le plus difficile, c’est qu’il est trop tard.

Il faut dire que dans le genre zone à défendre, Yumeshima est singulièrement difficile. Alors qu’il faudrait changer son image de site vide et pollué, on ne peut pas y faire venir les habitant·es, que l’industrialisation du port a de toute façon complètement coupé·es de la mer. Cela même qui a permis à la biodiversité de prospérer sur l’île empêche d’en faire l’expérience.

Lire aussi sur Terrestres : Bram Büscher et Rob Fletcher, « La conservation de la biodiversité est une lutte politique », janvier 2023.

Surtout, les chantiers sont redoutables : l’Exposition universelle et le complexe touristique avec casino figurent parmi les projets phares du parti au pouvoir à Ōsaka, Ishin no kai (droite populiste ultralibérale), et sont appuyés par l’État. Il existe bien des mouvements de contestation de l’Exposition et du casino, mais ils concernent des questions – fort importantes au demeurant – d’argent public, de sécurité (du site) et de santé (l’addiction au jeu). Moyennant quoi Yumeshima conserve son surnom d’héritage négatif (fu no isan)

Mais le plus difficile pour le Groupe d’enquête sur les êtres vivants, c’est qu’il est trop tard.

D’emblée, on sait que le travail sera ingrat, mais le sentiment d’urgence face à l’imminence des travaux agit comme un moteur. Dès sa formation, le Groupe d’enquête publie des albums photo des oiseaux, interpelle la presse, multiplie les réunions. Kaga M. tient la chronique des observations et des activités (notamment sur la page du site de Nature Ōsaka dédiée à Yumeshima). Kakii K., en charge des échanges formels avec les institutions, s’assure de la coopération du Bureau des ports et négocie avec l’Association Expo 2025.

Natsuhara Y., écologue spécialiste en biologie de la conservation et président de Nature Ōsaka, épluche les études d’impact environnemental réalisées à Yumeshima en amont des chantiers. Il y pointe des erreurs grossières : les oiseaux de rivage, affirme l’une, pourront se nourrir des « insectes de la forêt », en l’occurrence un petit bosquet d’arbres transplantés au milieu du site de l’Expo 2025

« Interdiction d’entrer : aire de conservation des sternes naines. Nous veillons à la reproduction de cette espèce en voie de disparition » : panneau posé en 2021 par l’entreprise de BTP Penta Ocean construction (Goyō kensetsu) pendant la nidification des sternes (photo Kaga M./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai).

Plusieurs recours administratifs sont déposés à la mairie d’Ōsaka, soulignant le non-respect de la protection pourtant réglementaire d’un hot spot de biodiversité. Après plusieurs demandes écrites (yōbōsho), une demande d’audit citoyen (jūmin kansa seikyū) est tentée, en vain. Un avocat membre de Nature Ōsaka déconseille la voie judiciaire, trop défavorable aux plaignant·es dès lors qu’il s’agit de biodiversité – même le cas de l’emblématique lapin à oreilles courtes des îles Amami, précise-t-il, a perdu au tribunal

La Société japonaise des oiseaux sauvages (Nihon yachō no kai, plus avant ‘Société des oiseaux’), Birdlife International ou le WWF apportent leur soutien à plusieurs reprises. De nombreux courriers sont envoyés à l’Association Expo 2025 ou au Bureau International des Expositions à Paris

Puisqu’on n’a pas pu éviter la destruction, alors négocions pour sauver ce qui peut l’être. Si on ne le fait pas, ce sera pire.

Profitant avec facétie d’un commentaire de l’étude d’impact publié en 2021 et appelant à respecter la biodiversité de Yumeshima, probablement écrit par des employés du Bureau municipal de l’environnement mais signé du maire Matsui, le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima exhorte en toute occasion à « respecter l’avis du maire »

Faux échec, vraie perte

Cette stratégie, qui contraint à d’infinies formalités, est extrêmement couteuse en énergie. En outre elle peut s’avérer contre-productive puisqu’elle permet aux parties adverses – notamment à l’Association Expo 2025 – de se prévaloir de consulter la société civile et de prendre ses remarques en considération (kentō suru, un terme qui sert ici à éconduire poliment), tout en poursuivant projets et chantiers sans y rien changer. Un déroulement courant et connu, néanmoins incontournable. Comme le disent en substance plusieurs membres du Groupe d’enquête : « si on ne fait pas tout cela, ce sera pire ».

La vue depuis le parc ornithologique de Nankō (Nankō yachōen) en janvier 2024. Au fond, Yumeshima et les grues du port à container. Le nombre d’oiseaux a beaucoup diminué depuis le début des travaux à Yumeshima (photo EL).

Jusque-là, l’échec paraît total. La seule réussite concrète pour le Groupe d’enquête est d’avoir fait annuler un feu d’artifice qui devait se tenir non loin des nichées de sternes en 2021. En dehors de ça, comme le formule Kaga M. : « on n’a rien obtenu, pas 1 millimètre ». En mars 2024, Kakii K., las de négocier en vain avec les institutions, s’exaspérait lors d’une réunion : « j’arrête d’attendre quoi que ce soit ! ». En juin, un membre quitte le groupe. Kaga M., elle-même épuisée, plaisante de tant d’adversité : « c’est éprouvant, il n’y a aucune avancée, et on n’a même pas les avantages des groupes habituels qui font des choses plaisantes ensemble. Il faudrait attirer des bénévoles, mais que dire ? ‘Venez, on s’amuse bien !’ ».

Lire aussi sur Terrestres : Camille Collin, « Le merle et la philosophe », décembre 2020.

Difficulté supplémentaire : la nécessité de ménager le dialogue avec les « parties adverses ». Malgré des divergences au sein du Groupe d’enquête à ce sujet, il va de soi que l’opposition frontale doit absolument être évitée. Les spécificités des mobilisations environnementales au Japon feraient l’objet d’un autre article ; ici, les raisons sont avant tout pragmatiques.

D’abord, la poursuite des enquêtes à Yumeshima en dépend. Ensuite, l’asymétrie des « forces » est trop grande ; s’y ajoute la promotion compliquée de la biodiversité de Yumeshima, qui limite de fait un éventuel soutien du public (peu probable en vérité)

Malgré les échecs, le Groupe poursuit ses observations sur l’île et ses activités dans la cité : il est en lui-même une réussite.

Et pourtant. Pour une mobilisation perdue d’avance, elle est plutôt efficace. C’est en tout cas mon point de vue à la fois interne et externe : depuis deux ans que je fréquente le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima, je suis admirative. En dépit de tout ce qui précède, le Groupe poursuit ses observations sur l’île et ses activités dans la cité : il est en lui-même une réussite. Il est parvenu à rassembler des collectifs habituellement désunis autour des oiseaux de Yumeshima

Par ailleurs, momentanément contraint par un partenariat avec des associations amies résolues à « veiller de l’intérieur » aux enjeux environnementaux de l’Expo 2025, le Groupe s’en est affranchi (le seul fait de mentionner la biodiversité de l’île étant de toute façon vu comme une critique de l’événement), et envisage désormais des alliances plus étendues, à l’échelle de la baie d’Ōsaka ou avec l’Association des zones humides du Japon (mais pourra-t-on y faire valoir une zone humide qui ne l’est plus, une zone potentiellement humide ?)

Échasse blanche en 2021 (photo Ono K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai). À l’été 2024, 17 échasses ont été observées, acompagnées de 4 poussins.

La perte, dans cette histoire, ce sont eux : les oiseaux.

Certes, à Yumeshima ils ne sont pas morts écrasés sous les machines. Comme l’ont observé sur les réseaux sociaux les commentateurs soucieux d’écarter les obstacles à l’aménagement de l’île, « les oiseaux, ça peut aller ailleurs ! »

Zetsumetsu : extinction. Le terme plane au-dessus des échanges les plus anodins, prononcé au quotidien par les amateurs d’oiseaux, souvent à la suite d’un nom d’espèce dont on précise par exemple qu’elle est « niveau 2 de danger d’extinction ». On « cause » extinction.

L’extinction plane assurément. Elle plane même très haut, sur l’ensemble du monde des oiseaux.

Des membres de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux (Nihon yachō no kai · Ōsaka shibu) lors d’une enquête à Yumeshima, non loin du chantier de l’Exposition universelle, en octobre 2023 (photo EL).

L’invisible hécatombe

Les chiffres sont édifiants. Certains sont connus, d’autres beaucoup moins. La moitié des espèces d’oiseaux de la planète est en déclin ; une espèce sur huit est menacée d’extinction

L’extinction plane assurément. Elle plane même très haut, sur l’ensemble du monde des oiseaux.

Si nous pouvons mesurer ces effondrements (en partie du moins), c’est que d’autres, dans le passé, ont observé, noté, publié.

Tel Enomoto Yoshiki (1873-1945), fondateur en 1937 de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux. Le 11 août 1933, posté près d’un terre-plein à Hirabayashi, non loin de l’actuel Yumeshima, il comptait par exemple 20000 sternes naines – un chiffre aujourd’hui difficilement imaginable. Pourtant, Enomoto avait déjà l’impression d’assister à la « chute brutale » (gekigen) des oiseaux d’un Japon sur le point de devenir un pays de « villages sans oiseaux », ainsi que l’a découvert Naya H., actuel président de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux et sur le point de rééditer les écrits d’Enomoto

Les observations que Naya H. lui-même réalise depuis 1978, ou encore le mémoire de recherche qu’il réalisa en 1986 sur la corrélation entre la construction des terre-pleins et le nombre d’oiseaux de rivages dans la baie d’Ōsaka, témoignent à leur tour du déclin. Aujourd’hui, Naya H. continue d’enquêter sur de nombreux sites de la zone du port, et de compter – en dizaines, en unités.

Observations et graphiques réalisés par Naya H. en 1984. À gauche : nidifications des sternes naines sur les terre-pleins artificiels du sud de la baie d’Ōsaka, en centaines de nids. À droite : « variation des effectifs migratoires de sept espèces d’oiseaux limicoles sur quatre sites de baie » : les pics de nidification correspondent à l’apparition de nouveaux terre-pleins que les oiseaux occupent tant qu’ils sont vacants. Sur la durée, les observations témoignent toutefois d’une baisse drastique des effectifs à mesure de l’artificialisation.

Seule la comparaison sur plusieurs générations permet de deviner l’absence, entendu que la mesurer est difficile et l’éprouver impossible. La faute à l’amnésie écologique, un processus désormais connu : l’actualisation permanente de l’état de la biodiversité et des milieux (entre les générations ou dans la vie d’une personne) abaisse sans cesse les valeurs de référence, occultant l’ampleur des pertes passées

Pour les oiseaux contemporains, l’effondrement a eu lieu. Et de même que l’extinction n’est pas totale, l’effondrement n’est pas la fin puisque des populations entières se maintiennent.

Comment, dès lors, parler des oiseaux sans céder à une « rhétorique de la perteEctopistes migratorius) en Amérique du Nord, Nathaniel Rich rapporte un témoignage du 17e siècle d’après lequel elles étaient si nombreuses que leurs volées bloquaient la lumière du soleil des heures durant ; en 1813, un ornithologue les estime en milliards

Lire aussi sur Terrestres : Thom van Dooren, « En plein vol », septembre 2021.

Le constat est tragique, accablant. Il est pourtant possible de le voir autrement si l’on se rappelle que, outre le fait que les oiseaux procèdent après tout d’une extinction – celle des dinosaures il y a 66 millions d’années –, pour les oiseaux contemporains, l’effondrement a eu lieu. Et de même que l’extinction n’est pas totale, l’effondrement n’est pas la fin puisque des populations entières se maintiennent. Il y a si longtemps que l’on perd massivement les oiseaux que l’on peut même s’émerveiller qu’ils continuent à survivre – à la prédation, à l’artificialisation, à l’intoxication.

J’ignore si ce petit retournement de perspective suffit à rendre la situation à Yumeshima moins désespérée, mais c’est sans aucun doute cet émerveillement qui fait tenir le Groupe d’enquête sur les êtres vivants.

Trois avocettes élégantes (Recurvirostra avosetta), très rarement observées à Yumeshima, lors de l’enquête mensuelle de novembre 2023 (photo Ono K./Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai).

Épilogue : la vie qui resplendit

Août 2024. Au Japon, l’été est torride. On apprend que des sternes ont niché en nombre sur une autre île en déchets à 2km de là, qui s’avère être devenue le premier site de sternes du pays – ou le dernier, on ne sait pas trop : dans tout le pays, les spécialistes s’alarment de n’en avoir observé que très peu cette année.

Dans le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima, un nouvel épisode d’abattement menace, puis s’éloigne. Chacun·e est trop intimement investi pour s’arrêter là. D’autant que l’Exposition universelle approche et que, qui sait, cela pourrait être une occasion de faire valoir les oiseaux de rivage dans les médias.

Savez-vous que chaque Exposition universelle a un thème ? Celui d’Ōsaka 2025 : « La vie qui resplendit ». Le titre complet donne quelque chose comme « dessiner une société future où la vie resplendit », mais l’ordre des mots japonais étant inversé, on retient avant tout la vie (inochi) qui resplendit (kagayaku : rayonner, scintiller, briller)Inochi n’est pas juste la vie quotidienne : c’est la vie vécue, la vie sur terre, la vie philosophique, la vie révérée ou sauvée, la vie du vivant dans toute son épaisseur. Le programme de l’Exposition suggère cependant une interprétation bien spécifique de la vie, humaine avant tout et de préférence augmentée : projections de soi-même dans le futur, avatars androïdes ou virtuels, cœur humain artificiel à partir de cellules souches, le tout produit par un médecin, un biologiste ou un roboticien vedettesNest for reborn et dont le logo est un œuf, ne porte pas sur les oiseaux mais sur la médecine régénérative.

Inochi n’est pas juste la vie quotidienne : c’est la vie vécue, la vie sur terre, la vie philosophique, la vie révérée ou sauvée, la vie du vivant dans toute son épaisseur.

De nombreuses voix inquiètes ou critiques ont pointé la contradiction de célébrer la vie sur un site considéré comme dangereux à de multiples égards, en rappelant l’intitulé de l’Expo. Le Groupe d’enquête sur les êtres vivants a fait de même, sobrement, à propos de la biodiversité. Sur le plan environnemental, le recul est pourtant stupéfiant : une comparaison avec l’Exposition universelle d’Aichi en 2005 par exemple, et même avec l’Exposition horticole de 1990 à Ōsaka, fait passer l’Expo 2025 pour une dystopie

« La zone humide animée (Nigiyaka na shitchi) », peinture de Kaga M., reproduisant une photographie prise à Yumeshima en 2022.

Terminons sur une autre exposition d’Ōsaka, bien plus modeste, si petite à vrai dire qu’elle fut quasiment confidentielle. C’est celle des peintures de Kaga M., qui a eu lieu en 2023 dans le salon de coiffure que tient l’une de ses amies, au fond d’une galerie marchande du quartier de Momodani. Elle y présentait sa série « Souvenirs de Yumeshima (Yumeshima no kioku) », consacrée aux oiseaux et aux paysages observés avec le Groupe d’enquête sur les êtres vivants. Les peintures, de style nihon-ga (peinture japonaise), sont inspirées de photographies prises à Yumeshima, où Kaga M. est allée plus de 100 fois.

On y voit des sternes naines en train de nicher ou de voler, elles qui peuvent traverser des mers avec leur petit corps de 24 cm. On y voit une nuée de bécasseaux fuyant un faucon ou des poussins d’échasse blanche suivant leur mère sur leurs pattes déjà longues. On y voit un couple de spatules, ce grand échassier au bec en cuiller, et un canard colvert, dont on sait par ailleurs qu’il peut excréter des œufs de poisson intacts, ce qui en fait un propagateur potentiel – en plus de semer des plantes, les oiseaux peuvent donc peupler les eaux

Vous me voyez venir : l’exposition célébrant « la vie qui resplendit », la voici.

« Traverser la mer », peinture de Kaga M. représentant des sternes « lorsqu’elles survolent la baie d’Ōsaka en juillet », précise Kaga M.  

À lire aussi sur Terrestres, l’autre partie de cette enquête sur l’île de Yumeshima: « Voitures volantes et vieux rêves capitalistes », juillet 2024.


Image d’accueil: Boston Public Library sur Unsplash.

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