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23.04.2025 à 12:41

La puissance du moindre geste : écopolitiques de la danse

Marion Sbriglio

Il y a nos mouvements et nos gestes. Et puis il y a les “mouvementements”, ainsi que la philosophe et artiste Emma Bigé appelle ces “mouvements internes qui ne se décrètent pas” tels que le maintien du corps ou la respiration. Comment sentir et penser ces mouvementements ? Pourraient-ils permettre de subvertir l’ordre existant ? Exploration de leurs multiples dimensions politiques.

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Texte intégral (11358 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

À propos de Mouvementements. Écopolitiques de la danse d’Emma Bigé, paru en 2023 aux éditions La Découverte dans la collection « Terrains philosophiques ».

Emma Bigé, l’autrice de cet ouvrage conçu comme une « enquête », a écrit six ans plus tôt une thèse consacrée à la phénoménologie du mouvement depuis le contact improvisation1. Il s’agit d’une pratique somatique qui s’intéresse au corps vivant et vécu dans sa totalité et que l’on retrouve en filigrane dans l’ouvrage. Par ailleurs, Emma Bigé est commissaire d’exposition, anime des ateliers de contact improvisation, enseigne la philosophie, écrit et traduit des articles pour les revues Trou noir, lundi matin ou Multitude avec Yves Citton. Enfin, elle partage ses textes sur son site Internet2 avec un enthousiasme viral, consacrés aux théories pratiques TPG (transpédégouines), queer féministes, décoloniales, et plus récemment, crip3.

L’ouvrage, composé de cinq courts chapitres, est proliférant : d’exemples, de références, de thématiques, tissés autour du fil conducteur des « mouvementements » dont il crépite, résonne et fourmille. Le choix du terme de mouvementement a deux origines. D’une part, il renvoie à un travail précédent d’études en danse, proposé par Alice Godfroy4, chercheuse en danse et en littérature qui emprunte à un philosophe et phénoménologue, Jean Clam, le terme de mouvementements : ce sont les mouvements qui animent un être vivant et désirant. Le terme permet de « dire l’incessante mobilité intérieure » comme extérieure5. D’autre part, le terme permet à l’autrice de nommer cette dualité bougeant-e/bougé·e qu’elle tente de dépasser dans son enquête.

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Ainsi, les « mouvementements » désignent tous ces « mouvements en soi qui ne sont pas de soi », qui constituent une occasion et une puissance de transformation, d’autant plus si l’on est capable de les constater et de se laisser affecter par eux. L’autrice prend l’exemple de l’écoute de la musique : « loin d’avoir à me mettre au pas de la musique, tout va se passer comme si, enveloppée par les sons, j’allais me laisser bouger par eux plutôt que de bouger « sur » eux » (p. 58). Il s’agit aussi des micro-mouvements qui nous agitent, nous déséquilibrent ou nous permettent de nous ajuster, sous l’effet de la gravité, lorsque nous sommes debout et immobiles. Bref, ce sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice pour autant, et qui héritent de forces extérieures (telles que la gravité) ou intérieures (la respiration) et peuvent conduire au geste. En effet, « nous sommes mouvementées par des gestualités autres qu’humaines » (p. 32).

Les mouvementements sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice (respiration, posture…).

Le paradoxe qui mène à l’ouvrage est le suivant : nous, habitant·es des sociétés occidentales, sommes aussi des créatures terrestres, mais nous détruisons notre sol et nous ne savons ni où ni comment « atterrir6 ». Cependant certaines d’entre nous, notamment danseuses et activistes, ont appris à survivre dans/avec la perspective de la chute, et des sols mouvants avec lesquels elle dialogue. Le pari de l’ouvrage est donc le suivant : comment sentir et penser ces mouvementements et comment agir voire subvertir l’ordre existant, grâce à eux ?

Je partirai des approches relationnelles qui étaient le propos l’ouvrage, celui-ci cherchant à frayer un chemin alternatif au dualisme pour problématiser notre appartenance terrestre. Ensuite, seront synthétisées quelques propositions de l’autrice quant aux manières de se sentir mouvementées, grâce aux danses et aux œuvres qui associent la critique sociopolitique à la critique esthétique. Enfin, je proposerai trois éléments critiques pour prolonger les discussions auxquelles cet ouvrage nous invite.

Mary Cassatt, « Summertime » (1894). Wikiart.

« Des mouvements qui ne sont pas de moi »

L’avant-propos présente synthétiquement et successivement le projet de l’autrice, à la fois son objet d’étude et sa stratégie. Il s’agit d’une « enquête » sur et avec les « mouvementements », c’est-à-dire « les mouvements qui ne sont pas de moi, des mouvements qui me précèdent et dont certains m’instituent », tels que la respiration, la circulation sanguine, le maintien de la posture érigée, etc. « Sans cesse je suis mouvementée, du dedans comme du dehors, par d’autres mouvements que les miens. » (p. 13). L’autrice allie plusieurs sources, des praticiennes et/ou penseuses en danse contemporaine et des philosophies activistes. « Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? » (p. 15). Cette alliance est profondément « écologique », au sens de la philosophe Isabelle Stengers : en effet, Emma Bigé se place du côté d’une écologie des solidarités, plutôt que de la prédation7. L’enquête repose sur l’étude d’une série de relations coopératives entre différentes communautés de pratiques auxquelles appartient l’autrice et à travers lesquelles elle se situe, notamment du côté des milieux activistes queer, de la danse et d’autres pratiques somatiques8.

« Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? »

Emma Bigé

D’autre part, l’approche qu’elle mobilise, relationnelle, s’inspire largement d’une relationnalité « écosomatique », envisagée par la chercheuse écologue et danseuse Joanne Clavel9. L’écosomatique consiste en une « philosophie du soma, qui en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit » (p. 31). Plus précisément, « Mouvementements est une enquête sur ces danses « composthumanistes », c’est-à-dire sur la manière dont certaines pratiques chorégraphiques peuvent nous aider à aiguiser les sentis de nos solidarités avec d’autres entités, humaines et pas qu’humaines » (p. 14), en s’inspirant de la philosophe Donna Haraway10.

L’hypothèse de travail est la suivante : la danse contemporaine, lorsqu’elle s’articule aux philosophies activistes (notamment critiques : féministes, queer, décoloniales, antivalidistes, etc) et que l’on prend le temps de lui consacrer une enquête, d’en décrire les pratiques, est riche d’une intelligence et d’un enseignement qui peut contribuer aux activismes. Cette intelligence est sensible, c’est-à-dire qu’elle repose sur un apprentissage créatif de notre capacité à sentir, à porter notre attention sur ce à travers quoi nous vivons incarné·es, et même à reconnaître ce qu’il y a, dans notre aptitude attentionnelle, d’incarné et de vivant. L’avant-propos présente rapidement la manière dont chaque partie du livre s’organise et se déploie autour de ce fil conducteur.

La dimension politique de l’esthétique

L’introduction et le premier chapitre clarifient deux postulats principaux qui guident la réflexion de l’autrice. Le premier, général, concerne l’ontologie, c’est-à-dire les croyances relatives à la réalité concrète. L’autrice revendique une « ontologie relationnelle », où ce qui existe ne consiste pas d’abord en des entités à l’identité préconstituée qui peuvent interagir, mais en des relations multiples qui fondent des existences aux identités évolutives. Le second postulat, particulier, découle du premier : si le fait d’exister procède avant tout de relations, alors la définition traditionnelle du corps, notamment humain, comme entité première, évidente, ne tient plus. « L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. » (p. 40).

Ce pari se nourrit notamment de la pensée de la philosophe du « danser » et danseuse Erin Manning, qui contourne l’essentialisation à laquelle mène le plus souvent le substantif du « corps » au profit d’une activation que permet l’anglais par le suffixe –ing. Erin Manning affirme un « refus du corps comme unité descriptive dernière des évènements dynamiques […], refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des « bodyings », « encorporations » ou « corps-en-train-de-se-faire » (p. 48). Le pari se fonde et se comprend également sur une proposition plus logique, celle de la « voie médiane » (p. 55-66), qui désigne dans certaines langues, la possibilité d’articuler les voix active et passive (par exemple en grec, haptomai signifie autant « toucher » qu’« être touché »).

L’autrice entremêle tout au long de l’ouvrage les références nourries par les approches relationnelles, qui excèdent largement la question ontologique. D’une part, les références théoriques issues des travaux en épistémologie – l’étude des conditions de validité des énoncés scientifiques – se nourrissent des approches critiques, qui s’intéressent aux rapports sociaux de domination, et des théories phénoménologiques, qui s’intéressent à la connaissance issue de l’expérience et de sa description de celle-ci. Certaines de ces références sont elles-mêmes à la croisée des épistémologies critiques et phénoménologiques. C’est le cas de la Queer Phenomenology (2006) de Sara Ahmed, qui est aussi décoloniale, ou encore de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) pour qui la souffrance issue de l’oppression coloniale se traduit dans la posture corporelle, et aussi de celleux qui en héritent comme Fred Moten, qui s’intéresse en retour aux potentialités du soin et du soutien intra-communautaire, à travers une autre forme de contact11.

« L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. »

Emma Bigé

D’autre part, du côté des pratiques chorégraphiques, on retrouve une tendance à articuler les préoccupations politiques et esthétiques. Les théories répondent aux pratiques en les formalisant, et réciproquement : les pratiques (esthétiques) permettent d’incarner concrètement ce que les théories formalisent. Ce faisant, l’ouvrage insiste sur une version particulière de la notion d’esthétique, qui renvoie moins au regard distancié du/de la spectatrice, qui apprécie sensiblement mais de l’extérieur ce qui lui est donné à voir, qu’à une version de l’esthétique qui insiste sur la manifestation voire la création de sentis « haptiques », liés au contact (tactile, mais également au mouvement, au soutien d’autrui). C’est là que se loge en partie la dimension politique de l’esthétique : notre capacité à sentir, à sentir nos relations à nous-mêmes, aux autres et à autrui dépendent directement de la définition du corps, et de ce à quoi les corps sont autorisés ou non par la société dans laquelle ils s’activent. Ces perspectives « écosomatiques », relationnelles et critiques se traduisent dans les pratiques somatiques et chorégraphiques, grâce à l’étude de divers « savoir-sentir » (chapitres 2 à 5), empruntée à Isabelle Launay : il s’agit « du mixte d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au travers d’une pratique et en particulier de la répétition de certains gestes ou de certaines attitudes » (p. 31).

Trois gestes intimes et politiques pour sentir autrement 

Avec la gravité

Le premier chapitre de l’ouvrage dédié aux savoir-sentir concerne la chute, telle qu’elle est pratiquée en danse. L’autrice convoque les pensées et pratiques héritées du contact improvisation. Le transfert de poids peut en effet être considéré comme une forme de chute horizontale, en ce qu’il suppose le déséquilibre et permet d’apprendre à sentir le déplacement de ses propres appuis, à même le sol, et ceux de l’autre. Ce transfert peut s’expérimenter seul·e, à travers la méditation de la « petite danse » proposée par le gymnaste et danseur Steve Paxton, pour se rendre disponible et se préparer à la chute, tout en restant debout12. Il peut également s’exercer dans le cadre du duo de contact, qui met alors en exergue un agencement tout à fait singulier : il s’agit en fait davantage d’un « quartet », plus que d’un duo, dans la mesure où, selon Steve Paxton, on danse toujours en relation avec son propre sol (avec la gravité qui nous y relie), cette relation étant elle-même articulée à la danse du partenaire avec son propre sol à lui. Cela signifie que le duo de contact improvisation permet de se sentir concerné·e par la Terre, et par sa relation avec l’autre, autrement dit de faire place au senti gravitaire et à sa puissance.

Le danseur et chorégraphe Steve Paxton à Lisbonne en 2019. Wikipedia.

Contre ou avec autrui

La question politique articulée aux pratiques somatiques, à tout mouvement en tant qu’il est vécu et senti, traverse l’ensemble de l’ouvrage, parfois explicitement, parfois davantage en filigrane.

D’une part, les pratiques écosomatiques, chorégraphiques, artistiques décrites sont appréhendées dans leur capacité à souligner et créer de nouvelles relations à son corps et celui d’autrui, plus généralement à la Terre, offrant ce faisant un horizon de résistance non frontale aux oppressions qui structurent le monde moderne occidental (violence et répression policière, racisme et néo-colonialisme, capitalisme racial et patriarcal, qui exploitent les corps des personnes les plus précaires, réduits à un outil de travail productif).

D’autre part, ce sont précisément les oppressions systémiques (race, genre, validisme, etc.) qui sont remises en question par certaines praticien·nes somatiques. Celleux-ci constatent que les oppressions se renouvellent au sein même des communautés de pratique somatiques et chorégraphiques, alors même que ces communautés se pensent non concernées voire émancipées de certaines formes d’oppression. Des propositions de certain·es praticien·nes cherchent précisément à mettre en exergue ces oppressions internes, et à les réduire. C’est le cas, par exemple, des danseurs noirs de contact improvisation Ishmael Houston-Jones et Fred Holland, qui soulignent les normes blanches du contact improvisation et ont proposé dans les années 1980 Le Manifeste du contact de travers, afin de « jouer le rôle de rabat-joie : ils vont pratiquer une « mauvaise sorte » de contact improvisation, « et le flux pourra bien aller se faire foutre » » (p. 105). Concrètement, dans les jams ou dans les ateliers de contact improvisation, les agressions racistes et sexistes13 ne sont pas rares, tout comme les agressions validistes. Il apparaît que le monde des pratiques somatiques et chorégraphiques est un microcosme qui n’échappe pas aux structures sociopolitiques plus générales, mais qui cherche des marges de manœuvre afin d’en réduire les effets délétères.

Le chorégraphe, danseur et auteur Ishmael Houston-Jones en 2011. Wikipedia.

Avec soi-même : « ne-pas-faire »

Le senti de la relation à soi-même traverse les chapitres dédiés aux quatre exemples de « senti » développés par l’autrice : se sentir vulnérables et puissantes vis-à-vis de la Terre et de la gravité qui constitue notre première condition, à nous vivant·es humain·es, comme à tous·tes les autres vivant·es ; ou se sentir vulnérables, et puissant·es, en relation avec d’autres prenant soin de nous, avec tendresse. Cela dit, l’autrice insiste à juste titre sur la spécificité de la relation à soi-même, grâce à une exploration de plusieurs pratiques somatiques et chorégraphiques. C’est le cas de la « sieste PEP (Pour en profiter) » proposée par Catherine Contour (p. 184), qui invite chacun·e à s’octroyer, lorsque l’envie se manifeste, quelques minutes de relâchement, sans forcément sombrer dans le sommeil, mais en prêtant attention à ce que fait notre corps, notre « corps-en-train-de-se-faire », lorsque plus rien ne lui est demandé d’autre que de constater ce qui le mouvemente, immobile.


Selon Emma Bigé, alors que la notion de performance a souvent servi de métaphore en sciences sociales, c’est moins le cas pour la danse. Elle se propose d’y remédier au moyen de la notion de « mobilisation » qui permet de comprendre les mouvements sociaux en termes de contagion, de viralité. Emma Bigé cite également l’anthropologue brésilien André Lepecki (2013) qui envisage pour sa part la danse comme possibilité de « reconnaître dans toute situation son potentiel de mouvement » (p. 203) mais aussi ce qui, dans les politiques répressives policières, relève d’un contrôle des corps et des mouvements. En somme, les savoirs des danseuses et praticien·nes somatiques pourraient outiller l’étude des luttes sociales, précisément à partir de leur dimension somatique. L’implication de cette proposition est pragmatique : l’autrice se tourne alors vers l’essai poétique d’Alexis Pauline Gumbs (dans Underdrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, 2020, traduit en français aux éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent en 2024), qui trace, elle, un chemin possible pour accueillir parmi les gestes des humain·es ce qui pourrait les relier à d’autres qu’elleux-mêmes telles que les « mammifères marines14 » (écouter, respirer profondément, etc.).

L’autrice et activiste étasunienne Alexis Pauline Gumbs et son ouvrage « Non noyées » (éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent, 2024). Wikipedia.

Une autre « politique du moindre geste »

La multiplicité des axes par lesquels l’autrice aborde la question politique est intéressante. Le premier axe est en quelque sorte pré-politique (chapitre 1 et 2) : il s’agit de proposer une approche permettant de rompre avec les ontologies/épistémologies humanistes de la « modernité/colonialité » (p. 17) occidentale, qui séparent radicalement corps et matière, esprit et corps, etc., et dont l’organisation capitaliste de l’économie conduit à une écologie de la prédation qui exploite les corps humains comme non humains et les sols qui les soutiennent. Selon l’autrice, la danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.

Deuxièmement, l’autrice évoque un autre axe qui concerne l’existence des oppressions sociales (chapitre 3), considérées à la fois à l’échelle macro et micropolitique (échelle des communautés de pratiques somatiques). Le chapitre suivant (chapitre 4) explore les stratégies « obliques » permettant non pas de combattre de front des groupes ou des systèmes dans une logique oppositionnelle mais de trouver des chemins de traverse ou des interstices pour faire des pratiques somatiques une ressource de l’émancipation, notamment corporelle, psychique et sociale. Par exemple, Black Power Naps est une installation de 2018, d’artistes également activistes qui proposent à la spectatrice (notamment sexisée et racisée) de prendre soin d’elle en trouvant le repos dans la sieste, considérant celle-ci comme une revendication d’un droit au sommeil tout à fait politique. Le dernier chapitre renseigne moins clairement sur sa dimension politique, si ce n’est qu’il met en exergue l’engagement (somatique) que génère paradoxalement le « non-agir ».

La danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.

Enfin, un dernier axe politique est esquissé dans la conclusion : il s’agit de considérer la participation « choréopolitique », des pratiques somatiques aux luttes et activismes qu’ils soient écologiques, et/ou antiracistes, queer, etc.

L’autrice rappelle à travers ces trois axes la pluralité des articulations entre sensibilité, pratique somatique et écopolitique. Elle s’intéresse, via la création artistique, chorégraphique et somatique à une autre forme de « politique du moindre geste »15.

Claude Monet, « La Barque », 1887. Wikipedia.

Toutefois, le traitement de ces questions politiques est inégal. D’une part, on peut s’étonner de l’absence de la question, à la fois transversale et spécifique, de la classe sociale : est-ce qu’aucune pratique « somactiviste » ne vient par exemples de milieux prolétaires ? Les pratiques somatiques ne sont ici jamais situées comme un privilège des groupes les plus aisés (ou des plus aisées parmi les plus précaires) : celleux qui ont le choix de pratiquer la danse comme un métier, celleux qui trouvent le temps et l’énergie pour cultiver leur plaisir esthétique, celleux qui ont les ressources nécessaires et suffisantes pour se rendre sensibles à de telles pratiques.

D’autre part, plus généralement, la matérialité économique des pratiques somatiques et chorégraphiques n’est jamais évoquée. Cela n’est certes pas le cœur de l’ouvrage, mais on peut s’interroger sur le fait qu’il n’en soit pas fait mention dans le corps du texte de l’ouvrage ou dans ses notes. Comment et à quelles conditions ces praticiennes (et/ou les spectatrices) sont-elles concrètement en mesure de s’organiser collectivement ?

Enfin, un dernier élément peut surprendre : le troisième axe politique évoqué, qui concerne l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, n’est traité qu’en conclusion, en forme d’ouverture de l’ouvrage, et consacré principalement à l’étude des « mobilisations » sociales au prisme des savoirs de la danse. Un chapitre aurait pourtant pu être dédié à l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, afin d’analyser leur potentiel heuristique. À tout le moins, un passage aurait pu expliquer le choix délibéré de ne pas creuser cette question, quand d’autres s’y attèlent : on peut penser à la récente parution de la revue Communications, « Danser en lutte », co-dirigé par Marie Glon et Bianca Maurmayr, où Emma Bigé a d’ailleurs écrit un article, ou encore au travail du groupe Soma & po16. Ce troisième axe est d’autant plus intéressant qu’il irrigue plus ou moins implicitement une part des débats dans le champ militant/activiste : quelle place faut-il laisser au corps, à la sensibilité, à l’écoute, au soin par et pour le groupe dans les luttes ? Les luttes oppositionnelles, frontales, peuvent-elles se soustraire à la prise en compte les besoins fondamentaux de celleux qui consacrent de leur temps à cette lutte17 ?

Esthétique et ontologie relationnelle

La proposition esthétique qui sous-tend tout l’ouvrage est pertinente. Il s’agit en effet de se tourner du côté d’un certain nombre de pratiques artistiques, chorégraphiques, somatiques, qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle – quoi que cela puisse être un moyen pour faire connaître ces pratiques. Ce n’est pas ici le regard et l’imagination qui contribuent seulement au plaisir esthétique, reposant sur l’action d’autrui, ou sur un paysage, mais bien une invitation à se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde. C’est une sorte de petite révolution, au sens d’un tour sur soi-même : plutôt que de projeter au-devant et en-dehors de soi ses aptitudes sensorielles, il s’agit de les retourner vers soi-même afin de faire une expérience alternative du monde et d’autrui.

Emma Bigé décrit de nombreuses facettes de cette proposition qu’elle connaît fort bien, étant elle-même praticienne de la danse, des somatiques, et philosophe du mouvement vécu-senti. Le concept d’« hapticalité », qui désigne la double capacité à toucher/être touchée dans un contact peau à peau, mais aussi par le regard ou l’écoute, est repris et employé par l’autrice à travers une approche décoloniale (comme celle des textes de Suely Rolnik et Fred Moten).

Il s’agit de se tourner vers des pratiques artistiques, chorégraphiques ou somatiques qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle, pour se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde.

Toutefois, l’une des matrices de ce concept est aussi la psychanalyse transitionnelle qui s’intéresse à la construction du sujet en relation avec son environnement (Winnicott18 ou Didier Anzieu), et notamment à l’importance du care, du soutien de l’environnement (par exemple des parents) au sujet. Cette approche psychanalytique, que certains travaux d’études en danse mobilisent, n’est jamais mentionnée dans le livre. Cela se comprend dans la mesure où l’enquête cherche à articuler les références activistes, critiques et somatiques, mais cela interroge aussi, car la dimension esthétique et éthique de l’hapticalité est développée du côté de la psychanalyse, et pourrait tout à fait soutenir l’argumentaire de l’autrice.

La proposition d’ontologie relationnelle, notamment inspirée d’Erin Manning, opère avec une certaine efficacité. Non seulement cette proposition est conceptualisée depuis la danse et à propos de la danse, mais en outre les illustrations choisies par l’autrice permettent d’imaginer leurs traductions somatiques et chorégraphiques (par exemple avec l’invitation à la Petite danse). Le principe relationnel selon lequel la relation préexiste aux entités et surtout aux identités devient donc concret. Les mouvementements prennent corps dans l’écriture comme à la lecture.

Henri Matisse, « Deux danseurs. Projet pour le rideau de scène du ballet ‘Rouge et noir' », 1937-1938. Wikiart.

Cela dit, sur le plan conceptuel, la proposition ontologique n’est que partiellement développée et articulée à d’autres pensées relationnelles écologiques (qu’elles traitent d’art, de politique ou de sciences), pourtant nombreuses chez les philosophes actuel·les. Par exemple, en philosophie esthétique, Arnold Berleant propose à travers l’« esthétique environnementale » une approche singulière : défaisant l’articulation fréquente entre l’art et l’objet d’art, il s’intéresse à la relation sensible que tout sujet peut déployer avec son environnement. Du côté de la philosophie d’Isabelle Stengers, la relationnalité est particulièrement abordée dans l’un de ses derniers ouvrages consacrés à la métaphysique de Whitehead (Réactiver le sens commun). Elle y traite de l’usage possible de la voie médiane (moyenne) dans différentes formes d’associations et de la co-transformation des êtres concernés qui peut s’en suivre. Par exemple, dans le cadre d’une enquête en sciences sociales, quelles sont les alliances mises en place et comment fonctionnent-elles ? Comment est-ce que les groupes de pratiques artistiques s’organisent concrètement entre eux ? Autant de questions que l’on a envie de poser à Emma Bigé : comment a-t-elle concrètement mené son enquête, à travers quels modes de relations ? Et comment les danseuses et praticiennes somatiques à propos desquelles/depuis lesquelles elle mène sa réflexion s’organisent-elles matériellement, symboliquement, pour constituer cette forme de vie particulière qui articule l’art et l’activisme ?

On peut enfin penser au géographe et philosophe Augustin Berque qui depuis les années 1980 travaille sur une articulation non dualiste de la subjectivité et de l’objectivité, de la phénoménologie et de l’écologie. Il s‘intéresse notamment à la possibilité pour l’environnement d’être prédiqué (interprété) par le sujet percevant, et les sociétés dont il est issu, sans effacer sa base terrestre, dans une spirale dite « trajective ». Il fait pour cela une place de choix aux logiques non occidentales et aux ontologies associées.

La quasi absence de référence aux travaux de Berleant, Stengers et de Berque peut étonner, dans la mesure où ces auteur·ices évoquent à la fois des questions esthétiques, écologiques, et politiques.

Une phénoménologie pratique

Les Mouvementements ne laissent pas indemnes, ils invitent à s’émouvoir autant qu’à explorer de nouveaux gestes. L’écriture généreuse permet de plonger, parfois presque en pratique, dans quelques expérimentations somatiques, comme lorsqu’Emma Bigé cite le texte de la « Petite Danse » ou encore la « pratique de deuil » proposée par la danseuse Olive Bieringa, « DECOMPOSITION A CIEL OUVERT19 […] ». L’écriture elle-même semble portée par la voie médiane, et rend la lectrice bougeuse/bougée. Les références nombreuses, issues de courants de pensées/pratiques fort différents, font l’objet d’un agencement original et donnent matière à repenser notre rapport au mouvement dans ses dimensions écopolitiques. En outre, bien que l’écriture soit fluide, et emprunte parfois le ton du récit, la méthode structure bel et bien toute l’enquête. Socialisée aux épistémologies phénoménologiques par ses études philosophiques, l’autrice s’emploie en effet clairement à une phénoménologie pratique. Elle cherche 1) à suspendre les préjugés habituels quant au mouvement, 2) en s’attachant à la description de pratiques de danses relativement marginales, et 3) en « pistant » ce qui favorise l’affleurement des « mouvementements » à travers chaque proposition somatique étudiée. Ces trois traits de la méthode font également écho à l’appel de Nathalie Depraz, pour une « pratique concrète de la phénoménologie20 ».

Toutefois, la méthode phénoménologique s’est depuis quelques années déployée hors de la philosophie : la psycho-phénoménologie en est un exemple. Développée par Pierre Vermersch et le GREX (Groupe de recherche en explicitation), cette dernière permet d’opérer un passage de la philosophie à l’enquête en sciences sociales, grâce à l’entretien d’explicitation. C’est un dispositif relationnel d’entretien qui permet de soutenir l’évocation puis la verbalisation descriptive du vécu. À quoi pourraient ressembler les descriptions singulières de mouvementements vécus ? On peut déjà goûter à quelques descriptions grâce à l’enquête initiée par les danseuses-chercheuses Catherine Kych et Matthieu Gaudeau21, qui s’intéressent tant aux mots choisis par les membres d’un duo quant à leur vécu de contact improvisation, qu’aux modalités attentionnelles, somatiques issues du contact improvisation qui pourraient faciliter en retour l’entretien d’explicitation. Une enquête par entretiens pourrait tout à fait être menée auprès des praticiennes somactivistes, ou des praticiennes somatiques engagées dans diverses luttes, pour pister autrement les effets de leurs « leçons-en-mouvements ».

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Notes

  1. Le contact improvisation consiste en un jeu improvisé, souvent en duo, de transfert de poids opérant de manière continue et souvent jusqu’au déséquilibre à partir d’un point de contact mouvant. Voir R. Bigé, Le partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation, thèse en philosophie, Université Paris sciences et lettres, 2017.
  2. Voir https://cargocollective.com/sharingmovement (avec des articles pour une grande majorité d’entre eux accessibles directement depuis son site).
  3. « Le mouvement Crip part des acquis du modèle social, et se développe dans les années 2000 surtout aux États-Unis. C’est un mouvement qui critique le premier mouvement des personnes handicapées car il est jugé trop masculin, trop blanc, etc. C’est un mouvement qui cherche à croiser les oppressions, lancé par des femmes, des personnes racisées ou qui ont une sexualité jugée différente de la norme. » : Charlotte Puiseux, « Chacun-e est à la fois valide et handicapé-e à des degrés divers ». Entretien avec Charlotte Puiseux, Contretemps, revue de critique communiste, 2019.
  4. A. Godfroy, Prendre corps et langue : étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse arts et lettres, 2015, cité par Emma Bigé.
  5. Cette recension a été rédigée en partie suite à la présentation de l’ouvrage par l’autrice au printemps 2024 à la librairie des Modernes à Grenoble. Certaines citations, si elles ne sont pas référencées, proviennent de cette présentation publique.
  6. B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017. Cité par Emma Bigé.
  7. I. Stengers, Apprendre à bien parler des sciences: la Vierge et le neutrino, Paris, La Découverte, 2023.
  8. Les pratiques somatiques renvoient au corps vivant et vécu, et désignent également un certain nombre de pratiques développées au cours du 20e siècle avec pour enjeu celui d’appréhender le corps et la santé depuis le ressenti, notamment celui du mouvement, afin de rendre à celleux qui souffrent une autonomie dans la guérison, mais également plus généralement afin d’apprendre à connaître son corps autrement.
  9. M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques: penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Éditions Deuxième époque, 2019. Cité par Emma Bigé.
  10. D. J. Haraway, Vivre avec le trouble, traduction Vivien García, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020. Cité par Emma Bigé.
  11. F. Moten, In the break: the aesthetics of the Black radical tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
  12. « Tu nages dans la pesanteur depuis le jour où tu es née. Toutes les cellules de ton corps savent où se trouvent le bas. On l’oublie vite. Ta masse et la masse de la Terre s’attirent l’une l’autre. »
  13. À ce sujet, l’article « Ce qui nous rient de nous toucher » (2021) de Myriam Rabah-Konaté, co-écrit avec Emma Bigé, est tout à fait éclairant.
  14. L’accord au féminin est généralisé dans l’ouvrage, et explicité au début de ce dernier : toutes les formes d’écriture inclusives sont les bienvenues, tant qu’elles « font bégayer la langue » et la grammaire sexiste qui l’irrigue.
  15. La « politique du moindre geste » est une expression de la sociologue ethnographe Geneviève Pruvost qui s’intéresse à la dimension politique de la subsistance notamment agricole. (Voir par exemple G. Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol. 57, no1, 2015, p. 81-103).
  16. Écosomatiques, op. cit.
  17. Voir par exemple l’émission du podcast Avis de tempête consacrée aux groupes affinitaires : « Audioblog – S3 – Épisode Hors série #5 – Former des groupes affinitaires pour les mobilisations à venir – Pour les bassines et au-delà… » (2024), ou bien la prise de position quant aux violences perpétrées lors de la répression à Sainte-Soline en 2023 : Collectif, « Sainte Soline : repenser nos stratégies de lutte depuis une logique d’autonomie et de soin », Terrestres (2023).
  18. Voir à ce sujet les travaux d’Anne Volvey (2013) en géographie de l’art, ainsi que ceux de C. Leroy et A. P. Preljocaj, Phénoménologie de la danse : de la chair à l’éthique, Paris, Hermann, 2021.
  19. « Dans les premières heures après ta mort, ton corps, vu du dehors, paraît inchangé. Mais à l’intérieur, tout change. Ton corps commence à refroidir immédiatement. Il n’y a plus de fluide en mouvement pour générer de la chaleur. C’est Algor Mortis. Ta température corporelle chute de deux degrés par heure jusqu’à prendre la même température que l’environnement. Ton corps est une démonstration de la seconde loi de la thermodynamique. Ton sang commence à coaguler. Suivant la loi de la gravité, il tombe en direction du sol, il se dépose dans les cellules qui sont à son contact. […] » (en italique dans le texte).
  20. N. Depraz, Comprendre la phénoménologie: une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2012.
  21. M. Gaudeau et C. Kych, « Aller-retours entre Entretien d’Explicitation et Contact Improvisation », Expliciter, no119, 2018.

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28.02.2025 à 12:34

Les conseils des Terrestres #2

La rédaction de Terrestres

Nouvelle livraison des conseils de la rédaction ! Au menu : la SF lunaire de Catherine Dufour, une dystopie des années 20, le pianiste enneigé de Claudie Hunzinger — et l'amie Corinne Morel Darleux en invitée pour nous parler du nouveau roman de Jean Hegland, « Le temps d'après ».

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Texte intégral (5048 mots)
Temps de lecture : 8 minutes

Roman · Les Champs de la Lune · Catherine Dufour

couverture les champs de la lune catherine dufour

Au début des Champs de la Lune, le personnage principal, El-Jarline, cultive patiemment ses plantations sous leur dôme de duraglass, pour nourrir la cité soulunaire de Mut. Chaque jour, elle envoie de brefs rapports techniques sur la situation de la ferme. Cette routine va être perturbée par le téléchargement d’une bibliothèque afin d’améliorer la rédaction de ses rapports, puis par sa rencontre fugace avec Sileqi, une enfant humaine dont l’attention vibrante et délicate va donner corps à cette littérature terrestre qui, sans elle, serait certainement restée lettre morte.

Une androïde habitée par les fantômes de la littérature humaine dans des paysages lunaires hantés par le clair de la Terre, une Terre à jamais perdue, ravagée, inaccessible… Tout dans le dernier roman de Catherine Dufour s’inscrit dans cette délicate dialectique de l’humain et du non-humain, du lunaire et du terrestre, des surfaces où l’on meurt et des profondeurs où l’on survit. Ces tensions circulent aussi entre les êtres, robots et animaux humanisés par le langage, face à des humains qui ont perdu leur monde et avec lui une grande partie d’eux-mêmes, terrés dans des villes souterraines pour échapper aux radiations de la surface.

Cette présence-absence de la Terre fait une grande partie de la puissance poétique et politique du roman : tantôt « petite rognure d’ongle bleue sur l’horizon » lorsque l’on quitte la face cachée de la Lune, tantôt sphère obsédante qui empêche d’oublier tout ce qu’on a perdu. L’écriture de Catherine Dufour cisèle constamment, et non sans humour, ce dialogue de la perte et de l’oubli.

Ainsi de ces robots qui tentent d’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler des milliers de pommes rouges, échappées de la cale d’un navire et flottant sur la Seine. Ou de ce vieux marin terrien, réfugié sur la Lune, trimbalant avec lui un respirateur bricolé pour lui donner à sentir des odeurs nostalgiques de pétrole et de « vieux ports goudronneux ». Ou encore de la froide analyse du Gardien des Glaces, aboutissant à l’idée que l’assassinat collectif de l’écosystème terrestre est « le résultat d’une volonté humaine pleine et entière, tendue comme un poignard et guidée par la haine ».

Ici, la Lune n’est jamais le recommencement de la Terre : « la Lune n’est pas une Alma mater » dit El-Jarline. Tous les soins qu’elle apporte à sa ferme-écosystème sont perpétuellement à la merci du vide — de la rupture de cette fissure qui, page après page, s’étend sur le dôme qui protège la ferme Lalande des radiations et de la mort. 

Le roman de Dufour est l’inverse de ces space operas qui ne sont souvent que des extensions spatiales d’un impérialisme viriloïde, assuré de la destinée manifeste de l’espèce humaine. Non, s’il fallait trouver une analogie musicale pour qualifier Les Champs de la Lune, ce serait plutôt un space lamento, lent, drôle et poétique, qui jamais ne sous-estime la fragilité de la vie et l’importance des attachements simples contre les aveuglements de la puissance.

Alors que les délires martiens et les folies escapistes d’un Elon Musk vont continuer à avoir une tribune inédite, cette mise au travail de l’imaginaire spatial est politiquement salutaire. D’autant plus lorsqu’elle laisse malgré tout sa place à la rêverie sidérale. Comme dans la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson, traversée d’une fascination géologique et philosophique pour les paysages martiens, l’écriture de Dufour est habitée par la topographie de la Lune, la beauté de ses cratères et de ses immensités couvertes de régolithe. Une beauté certes captivante, mais la beauté d’un désert — « nu et sans vie dans la splendeur du vide ».

Aurélien Gabriel Cohen

Les Champs de la Lune de Catherine Dufour, Robert Laffont, « Ailleurs & demain », 2024


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Roman · Les Âmes de feu · Annie Francé-Harrar

couverture les ames de feu de annie france harrar

Les Âmes de feu, c’est un ouvrage fantastique publié en 1920 par une jeune biologiste allemande, également éprise de poésie, et qui deviendra une grande spécialiste de la science des sols au cours du XXe siècle. Elle publiera après 1945 de nombreux travaux sur la formation de l’humus, le compostage et la préservation des sols, alors même que s’engage la modernisation agricole à l’origine de leurs dégradations.

Son livre est à la fois une utopie et une dystopie, un ouvrage d’anticipation et un jalon oublié, bien que remarquable, dans l’histoire longue de la science-fiction. Salué par la critique à sa sortie avant d’être oublié pour un siècle, il a été récemment redécouvert outre-Rhin. Sa traduction en français est une bonne nouvelle tant l’ouvrage mérite d’intégrer la bibliothèque des Terrestres. Sa lecture nous frappe aujourd’hui par sa force narrative, sa beauté, mais aussi sa lucidité sur la double crise sociopolitique et écologique qui menace un monde artificialisé et industrialisé à l’extrême.

L’ouvrage dépeint un avenir où les humains vivent dans de vastes cités climatisées, ingurgitent de la nourriture artificielle, se déplacent via des petits véhicules dits « autinos », travaillant seulement quelques heures par jour dans ce qui se présente comme le sommet de l’évolution. Les derniers terriens et agriculteurs — les « cabaniers » — sont contraints de rejoindre les villes et de quitter la « nature » pour se fondre dans la « culture ». Pourtant, ce monde de citadins est traversé de névroses : ses habitants, devenus incapables de se mouvoir autrement qu’avec leur prothèse mécanique, ambitionnent de supprimer tout ce qui les relie encore à la terre en se libérant de toute dépendance à l’égard des productions agricoles.

Grâce au pompage massif de l’azote et à celui d’autres matières premières, cette société hyper avancée prépare son propre effondrement sous l’impact conjugué des dérèglements climatiques, de l’assèchement des sols, et de la mort à petit feu de la faune et de la flore. Finalement, l’émergence d’une nouvelle forme biologique étonnante — ces fameuses « âmes de feu » qui donnent son titre au livre — va obliger l’humanité à réinventer une autre relation au monde. 

Rédigé il y a plus de cent ans, au lendemain de la boucherie industrielle de 1914-1918, mais avant la grande accélération du milieu du XXe siècle, le livre d’Annie Francé-Harrar peut sembler parfois un peu désuet ou naïf. Mais ces impressions fugaces importent peu tant le livre est passionnant, presque incandescent, car cette même naïveté lui donne aussi sa force et sa complexité. Par son aspiration à la renaissance de l’amour et à la redécouverte des plaisirs simples de la vie, Les Âmes de feu apparait comme un livre certes catastrophiste, mais dans lequel demeure toujours ouverte la possibilité d’une vie au-delà de la barbarie industrialisée.

François Jarrige

Les Âmes de feu d’Annie Francé-Harrar (traduit de l’allemand par Erwann Perchoc), Belfond, 2024


Roman · Il neige sur le pianiste · Claudie Hunzinger

Il neige sur le pianiste est l’histoire d’une captivité. Pendant neuf jours et dix nuits, une vieille femme entichée d’un renard et la neige sa complice retiennent un pianiste virtuose dans une maison au fond des bois. 

C’est une histoire de forêt. Comme une allégorie du monde, la forêt qui protège et qui subit. Au loin, les tronçonneuses accomplissent obstinément leur travail de destruction. Et les grumes sont autant de cadavres amputés, dépecés, des morts sans sépulture. Puis soudain, la neige tombe et cesse le fracas des machines. La forêt peut alors se faire entendre, ses chants, ses souffles, ses craquements remplissent à nouveau l’air de vie et de beauté. L’histoire peut commencer. 

C’est une histoire de désirs. Des passions brutes, hilares, univoques, ne voulant rien d’autre que leur objet. Désirer le corps endormi du pianiste comme on désire cette aiguillette de poulet laissée pour nous au seuil d’une maison pleine d’offrandes. Insolents, plongés en eux-mêmes plutôt que tendus vers leur assouvissement, des désirs « à sens unique, heureusement. » (p. 125)

C’est une histoire de l’inséparation. Elle nous fait éprouver, en quelques pages, l’évidence de ce que des piles d’essais sur le tournant ontologique, les nouveaux matérialismes ou le panpsychisme radical tentent laborieusement de démontrer. Tout vit, vibre, bruisse, communique, agit. L’empreinte d’un flocon sur la vitre gelée, une fugue de Bach, le corps d’une fourmi ailée, la trace d’un lièvre ou la forme renversée d’une maison d’architecte sont autant de récits enchevêtrés. 

C’est une histoire de musique. Elle s’entend plus qu’elle ne se lit. Une histoire qui fredonne, chuchote, crisse et soupire. Les mots se muent en sons et le texte devient partition pour un orchestre fait de tout bois : des voix, des êtres, des choses, le renard le vent la neige le piano l’enfance, la neige encore.  

C’est une histoire d’ensauvagement. Où l’on ne sait plus qui est civilisé et qui ne l’est pas, où les doigts d’un musicien s’animent d’une vie autonome, où l’on adresse poliment ses vœux à la lune montante et dans laquelle on met, à l’attention d’un renard farouche, les petits plats dans les grands avant de se vautrer dans l’herbe grasse de la prairie. 

C’est une histoire que j’ai envie de relire souvent et d’offrir à tous mes amis ; une histoire qui console et qui enchante, tissée de malice et de mauvais coups ; une folie douce qu’il ne faut pas contrarier. Je ne suis pas dupe. Je sais qu’une fois la neige fondue les tronçonneuses reprendront le massacre. Mais qu’il est bon de respirer la blancheur du silence, et de rire, et de s’émerveiller.  

« Il fallait soigner. Encore une fois soigner. Ceux qui ne veulent pas tuer n’en ont pas fini de soigner le monde autour d’eux. C’est comme ça. Il faut nous y faire. » (p. 26)

Virginie Maris

Il neige sur le pianiste de Claudie Hunzinger, Grasset, 2024


Roman · Le temps d’après · Jean Hegland

Le temps d’après est la suite du roman phare de Jean Hegland Dans la forêt, que je qualifiais en 2018 dans Terrestres de « récit initiatique d’un dessillement ». 

Lors de sa sortie tardive en France, vingt ans après sa publication aux Etats-Unis, l’histoire des jeunes sœurs Nell et Eva, condamnés à survivre alors que plus rien – ni ondes, ni personnes, ni biens – ne parvenait du monde extérieur, avait fortement résonné. Les risques d’effondrement civilisationnels étaient sous les feux militants, on était en plein essor de la collapsologie et c’était une expérience saisissante d’évoluer à travers les regards, les doutes et les peurs de Nell et Eva, tant on partageait avec elles le sentiment terrible d’être soudain inadaptées à son milieu de vie, impréparées, incapables de reconnaître les plantes qui soignent et celles qui empoisonnent.

Depuis, si l’écoféminisme, l’agroécologie, la décroissance et la perspective de subsistance ont essaimé, si des chantiers de reprise de savoirs ont éclos en France, si on a vu se multiplier les actes de désarmement et de résistance, l’absurde, la cruauté et le chaos continuent d’étendre leur puissance. La forêt qu’habitait Jean Hegland en Californie a brûlé. Et la notion d’effondrement n’a hélas rien perdu de son acuité.

Le temps d’après se situe quinze ans après l’effondrement. Nell et Eva ont appris à vivre dansde et avec la forêt. Leur fils Burl est désormais adolescent et c’est par sa voix que l’on va découvrir ce « new next now » — littéralement « nouveau futur maintenant », le titre original du roman. L’idiolecte singulier qu’utilise Burl est d’abord déroutant. C’est le langage d’un enfant né dans la forêt et nourri d’oralité. « Enloques », « seulé », « mots voisés » : sa syntaxe et ses mots sonnent néanmoins familiers et on s’y fond rapidement. J’en profite pour saluer la traduction de Josette Chicheportiche, qui a dû bien s’amuser.

Sur fond de sécheresse, Burl convoque ses souvenirs et nous décrit un quotidien où « inhalants » et « exhalants » co-existent harmonieusement, où l’on ne prélève que ce qui est nécessaire pour subsister et où l’on a appris à se passer du pétrole et de l’électricité. Du moins est-ce le cas de « noutrois », cette entité humaine formée de Burl, Nell et Eva qui a su s’adapter à la forêt, se construisant une « capane », se soignant à l’aide de pavots et lessivant les glands à grande eau avant de les réduire en farine. Car pour ce qui est du reste du monde, hélas, on ne peut en dire autant et le parfum d’enfance qui flotte sur le roman sera traversé d’éclairs de violence.

Le temps d’après est empreint de la candeur et du désir de Burl de rencontrer d’autres gens. De la réticence de ses mères à se frotter de nouveau à cette espèce malfaisante. On y voit sourdre un violent ressentiment à l’égard des générations qui n’ont rien fait pour empêcher le désastre ; et l’espoir, malgré tout, d’une nouvelle humanité. 

(Et tout ça donne très envie de lire et relire Dans la forêt.)

Corinne Morel Darleux

Le temps d’après de Jean Hegland, Gallmeister, 2025

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15.10.2024 à 12:22

Subvertir les normes depuis les marges féministes rurales

Fanny Hugues

Dans « Féministes des champs », Constance Rimlinger décrit des communautés écoféministes rurales inventant depuis les campagnes des formes de vie plus soucieuses des vivants humains et non-humains. Le retour à la terre peut-il être un moyen de s’extraire de la domination masculine et de l’exploitation capitaliste ? Possible… mais pas simple.

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Texte intégral (11774 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

À propos de Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, de Constance Rimlinger, Presses universitaires de France, 2024.


Depuis les années 1970 dans plusieurs pays occidentaux, des femmes et des minorités de genre opèrent un « retour à la terre1 », qui s’inscrit plus largement dans les vagues d’installations en collectif rural observées par exemple en France après Mai 68. Ces personnes quittent leurs logements et leurs modes de vie urbains pour co-fonder ou rejoindre des lieux de vie à la campagne.

Dans son livre Féministes des champs, qui porte sur ces mobilités résidentielles politisées, la sociologue Constance Rimlinger explique qu’il s’agit de se réapproprier l’espace rural « en vue de valoriser un milieu vivant et d’opérer une (re)connexion à la terre, aussi bien d’ordre sensible et/ou spirituelle que matérielle2 ». Ces personnes présentent tout de même des spécificités : en quittant les villes, elles souhaitent autant « s’émanciper de l’hétéropatriarcat » qu’« élaborer un autre rapport à l’environnement3 » en se reconnectant à la « nature » et aux activités de subsistance.

Si les démarches de ces « féministes des champs » peuvent à première vue sembler homogènes, les motivations, modalités organisationnelles et positions respectives sont en réalité diverses au sein de la « nébuleuse écoféministe4 » identifiée par Constance Rimlinger dans son ouvrage.

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Entre 2015 et 2021, Constance Rimlinger s’est attachée à explorer un « angle mort de la recherche sur le retour à la terre5 » qui a, jusque-là en France, laissé de côté les alternatives rurales portées par des personnes féministes et non hétérosexuelles. En effet, au croisement de la sociologie rurale, de la sociologie des mouvements sociaux et de la sociologie du genre et des sexualités, cette enquête ouvre les travaux français portant sur les alternatives rurales depuis les années 19806 à leurs marges lesbiennes et queers. L’originalité et la force de la démarche de Constance Rimlinger résident dans ses choix théoriques et méthodologiques.

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

Les sept terrains choisis par la sociologue se situent sur les trois continents qui ont accueilli un retour à la terre lesbien séparatiste depuis les années 1970 : les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et la France.

Les Women’s Land états-uniens voient le jour à cette époque dans un contexte de guerre froide, de peur d’une apocalypse nucléaire, de considérations écologiques émergentes et de remise en cause du capitalisme7. Des lesbiennes cherchent alors à opérer un retour à la terre (back-to-the-land-movement) de manière séparatiste, c’est-à-dire sans homme cisgenre8, en s’inspirant de la pensée féministe radicale et du lesbianisme politique alors en plein essor, selon lesquels le meilleur moyen de lutter contre le système patriarcal est de s’organiser entre femmes. Il ne s’agit pas uniquement de fuir le patriarcat, mais également de se réfugier dans un lieu protecteur – identifié comme rural, car en connexion avec la terre associée à la figure de la mère – et d’inventer une culture lesbienne9.

Ces initiatives s’étendent progressivement en Europe – particulièrement, pour la France, en Ariège et en Ardèche – et en Nouvelle-Zélande, au gré des voyages des un·e·s et des autres, et de la circulation de leurs idées à partir de créations artistiques et de publications littéraires. Or, après une période culminante au début des années 1990 au cours de laquelle Constance Rimlinger dénombre une centaine de lieux (dont 80 aux États-Unis), beaucoup de ces initiatives disparaissent. L’importance du travail de la chercheuse réside ainsi dans la redécouverte de ces initiatives tombées en désuétude, à travers l’identification de leurs points communs et de leurs singularités. Elle rappelle qu’ont existé et perdurent toujours des initiatives écoféministes en France, malgré une « réception manquée10 » dans les années 1970 par rapport aux pays anglo-saxons.

Constance Rimlinger dresse un panorama de l’écoféminisme contemporain dont la principale caractéristique est d’être en évolution constante.

Le terme d’« écoféminisme », qui connaît un regain d’intérêt en France depuis 201511, apparaît pour la première fois sous la plume de Françoise d’Eaubonne en 1972. Il désigne la « tentative de synthèse entre deux combats qu’on avait jusqu’alors envisagés comme séparés, celui du féminisme et celui de l’écologie », que celle-ci observe dans les pays des Suds (dénonciation du néo-colonialisme et de l’extractivisme, défense des pratiques de subsistance), comme du Nord (lutte anti-nucléaire dans laquelle elle s’engage)12.

Aujourd’hui, deux approches de l’écoféminisme existent en parallèle dans le monde académique : certains travaux de philosophie en proposent des approches théoriques et plutôt abstraites, quand d’autres, anthropologiques et sociologiques, s’appuient sur des enquêtes de terrain et des données empiriques.

Quoi qu’il en soit, l’écoféminisme académique tel qu’il se déploie dans les cercles intellectuels se distancie de l’écoféminisme tel qu’il s’éprouve et s’expérimente dans des groupes militants ou dans des manières concrètes de vivre. Face à ces tensions, Constance Rimlinger parvient à dresser un panorama très convainquant de l’écoféminisme contemporain dont la principale caractéristique est d’être en évolution constante. Sa démarche empirique est d’autant plus bienvenue qu’elle adhère au point de vue selon lequel les luttes écoféministes ne sont pas « hors sol », mais « s’inscrivent dans des territoires, dans un rapport matériel, affectif, parfois spirituel à la terre, à des terres13 ».

Les initiatives écoféministes recensées par Constance Rimlinger ne s’en tiennent pas à la non-mixité et à la construction d’une culture de femmes, comme dans le cas des terres de femmes séparatistes des années 1970, mais intègrent davantage les questions d’intersectionnalité et de genre, tout en prenant en compte les autres qu’humains. Elles se répartissent sur un continuum : la chercheuse propose d’étudier les différences et similarités entre trois configurations écoféministes.

Cette élaboration théorique se fonde sur une enquête multi-située et comparative, qui repose elle-même sur une diversité d’initiatives que Constance Rimlinger qualifie d’écoféministes, malgré le fait que leurs actrices ne s’en revendiquent pas forcément.

Cerner les contours de la nébuleuse écoféministe rurale

D’une terre de femmes aux États-Unis à un sanctuaire végan en Nouvelle-Zélande, en passant par une ferme en permaculture en Bretagne : si l’exploration des parcours et expériences de vie rurales à distance de l’hétéronormativité est vaste, ces initiatives ont des traits communs. Au quotidien, elles articulent « un projet féministe et un projet écologiste14 » et partagent une même visée politique : s’émanciper des normes dominantes en matière de genre et de sexualité, de travail, de consommation, et de rapport à la « nature » et aux autres qu’humains. Leurs habitant·e·s ont également un profil social homogène en étant originaires des classes moyennes-supérieures, blanc·he·s et diplômé·e·s du supérieur.

Dans les années 1970 apparaissent des terres de femmes, lieux de vie non-mixtes pour se reconstruire suite à la violence patriarcale et se connecter spirituellement à la terre.

Cependant, ces initiatives écoféministes présentent des différences. À ce titre, Constance Rimlinger identifie trois configurations, la première étant légèrement antérieure aux deux suivantes. Celles-ci sont traversées par des lignes de clivage, comme l’intégration ou l’exclusion des personnes trans, le rapport au véganisme, ainsi que leurs visions féministes de la « nature ». Si les deux premières configurations ont pour priorité d’offrir un accès à la terre à distance des hommes cisgenres hétérosexuels et de sensibiliser des personnes féministes, lesbiennes ou queers à l’écologie, la troisième est surtout fondée sur un projet de vie écologiste et décroissant.

La chercheuse nous met tout de même en garde : ces configurations visent moins à « réifier en des catégories statistiques des agencements ponctuels et mouvants15 », qu’à rendre compte de « la pluralité des manières d’être écoféministe et d’articuler au quotidien plusieurs engagements16 ».

Photo de Gautier Salles sur Unsplash

La première configuration est définie comme « séparatiste différentialiste ». Dans les années 1970 aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, des lesbiennes décident de créer des terres de femmes. Ce sont des lieux de vie non mixtes marqués par l’amour libre, des célébrations et des pratiques artistiques, qui leur permettent de se reconstruire autour d’une culture sororale suite à la violence patriarcale causée à leur égard par des hommes de leur entourage, et de se connecter spirituellement à la terre.

Deux de ces terres de femmes sont concernées dans l’ouvrage : We’Moon Land dans l’Oregon et la communauté Earthspirit en Nouvelle-Zélande. Dans la première, on trouve par exemple Suzie, âgée d’une soixantaine d’années, qui y vit depuis 4 ans, ou encore Marie et Sky, deux jeunes trentenaires en couple. Dans la seconde, on rencontre Arafelle, née en 1944, ergothérapeute de profession. Elle décide de fonder une terre de femmes dans les années 1970 après avoir rencontré Nut, avec laquelle elle entame une relation amoureuse. Après plusieurs mois de recherche, elles acquièrent un terrain au cours d’une enchère publique, où se trouve une maison, entouré de forêts et traversé par un ruisseau. Les visiteuses – qui pour certaines s’installent rapidement – affluent après quelques annonces placées dans des revues lesbiennes et la visite d’Allemandes depuis lesquelles se déploie un bouche-à-oreille. Cependant, au cours des dernières années, le flot de visiteuses s’est considérablement réduit.

Ensuite, la sociologue définit la « configuration queer intersectionnelle ». De manière plus récente, en France et en Nouvelle-Zélande, des personnes queers s’installent à la campagne à proximité de grandes villes et organisent leurs modes de vie à partir d’une approche féministe intersectionnelle qui se nourrit d’une sensibilité anarchiste, anticapitaliste, antiraciste, antipsychiatrique et d’une critique du système policier.

Il ne s’agit pas ici d’adopter une stricte optique séparatiste, car les catégories de genre binaires sont questionnées, de même que les femmes et les hommes trans sont acceptés. C’est le cas de la Ferme des Paresseuses, en Saône-et-Loire, et du sanctuaire végane Black Sheep, en Nouvelle-Zélande, construit autour d’une association de protection des animaux. Sezig et Maya habitent la première. En 2012, la mère de Sezig ne veut plus vivre dans le vieux corps de ferme chargé de souvenirs de son compagnon décédé, et donne les clés à sa fille de 36 ans. Celle-ci débute une formation en maraîchage et décide d’en faire un lieu collectif, pour son réseau amical lyonnais, mais les visites sont ponctuelles.

Toutes les initiatives explorées se rejoignent sur le souhait de vivre en collectif féministe sans homme cisgenre en milieu rural.

À la même période, Maya arrive dans le coin pour rejoindre l’éco-lieu de son frère en construction. Les deux lesbiennes finissent par se rencontrer, et la seconde emménage chez la première. Chacune possède son espace personnel : Maya dort dans la grange, et Sezig dans un mobile-home. Elles vendent quelques légumes et un peu de pain, mais elles subsistent surtout grâce au RSA de Sezik et au petit héritage que Maya a reçu suite au décès de sa mère.

Enfin, Constance Rimlinger construit la « configuration holistique intégrationniste ». En France, des lesbiennes et queers valorisent moins leur appartenance identitaire et féministe que la dimension écologiste de leur mode de vie, proche de la terre et déployé dans des collectifs mixtes, caractérisé par une alimentation saine cultivée chez soi, la médecine alternative et l’exploration de la parentalité positive.

C’est le cas de la Ferme des Roches, en Charente, qui met en œuvre plusieurs activités de permaculture, et des Jardins de Colette à la lisière de l’Indre et de la Creuse. Ces derniers sont tenus par Margaret, qui a quitté l’Angleterre il y a trente ans pour s’installer dans ce hameau. Durant ses études, elle réalise qu’elle ne veut pas d’un emploi salarié et qu’elle souhaite travailler au grand air. Son diplôme en poche, elle part voyager avec sa compagne de l’époque. Son père, ingénieur civil, accepte de lui prêter de l’argent et, célibataire, elle se lance seule dans la recherche d’une terre : elle se rend en Creuse, le foncier y étant peu cher et les terres supposément peu polluées. Elle s’installe et fonde les Jardins de Colette en 1990, en référence à l’écrivaine qu’elle estime. Elle tire ses revenus de l’accueil de stages artistiques et de bien-être, et de la vente de sirops, tisanes et autres produits qu’elle produit à partir de ses plantations en permaculture.

Par contraste, la ferme des Roches est un projet de couple : celui de Vanessa et Charlie, deux trentenaires ayant acheté une vielle ferme charentaise à rénover en 2015. Iels y développent maintenant des activités mêlant permaculture, thérapie et écoconstruction.

Vivre et vieillir en féministe rurale

Toutes les initiatives explorées se rejoignent sur le souhait de vivre en collectif féministe sans homme cisgenre en milieu rural. En effet, les lieux de vie créés constituent un « refuge » et un « espace de mise à l’abri » pour ces « personnes affectées par le système patriarcal, que ce soit en tant que femme ou en tant que personnes ayant une identité minoritaire17 ».

La « configuration différentialiste séparatiste » met particulièrement l’accent sur cette hospitalité à l’égard de celles qui sont menacées, psychologiquement et/ou physiquement, par les oppressions de genre et de sexualité. C’est par exemple le cas de plusieurs femmes des communautés We’Mon Land et Earthspirit, qui s’y sont réfugiées pour quitter des conjoints violents ou des pères incestueux.

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

Par ailleurs, ces écoféministes prennent la clé des champs en s’émancipant du couple hétérosexuel monogame et de la famille nucléaire, qui constituent les principales armes du patriarcat pour les féministes matérialistes18, et du capitalisme pour les féministes de la subsistance19. Il s’agit donc de repenser les liens amoureux, en laissant libre cours à des expériences polyamoureuses et en essayant de maintenir des relations saines, voire amicales, avec des anciennes amantes.

Les écoféministes des campagnes cherchent également à « échapper à la vision masculine » en s’offrant « un espace de vie et d’expérimentation préservé de regards qui jaugent, évaluent, sexualisent et, in fine, dépossèdent20 ». Pour cela, ces personnes renversent les normes de genre et la dichotomie entre le féminin et le masculin, par des transgressions vestimentaires et corporelles – ne pas s’épiler, ne pas porter de soutien-gorge tout en étant assignée au genre féminin –, et subvertissent la division sexuée du travail. Iels apprennent à manier des outils, en faisant les travaux par elleux-mêmes ou en organisant des chantiers collectifs sans homme cisgenre.

Faire ensemble permet d’expérimenter de nouvelles manières de travailler, de s’aimer, d’éduquer des enfants, tout en incarnant des sources d’inspiration pour celleux encore inséré·e·s dans la société dominante.

À la ferme des Paresseuses, Constance Rimlinger assiste à un chantier en non-mixité « meufs trans gouines » ayant pour ambition de pailler le potager et de préparer des semis. Joyce, l’un·e des participant·e·s, lui explique que le fait qu’il n’y ait pas d’hommes cisgenres qui, sinon, « essaient de porter toutes les choses lourdes ou de faire toutes les tâches physiques », lui offre « l’opportunité d’essayer ces choses et d’apprendre21 ».

Margaret, des Jardins de Colette, raconte également à la chercheuse la manière dont elle a enseigné à une visiteuse à se servir d’une tronçonneuse, alors que son conjoint n’adoptait aucune posture pédagogue, ce qui lui a permis de sortir momentanément du rôle et des activités associés à son genre.

Ce « climat propice à l’apprentissage22 » favorise ainsi l’acquisition de nouvelles compétences et la confiance en soi, dans le bricolage comme aux champs. L’accent est mis sur le faire : faire ensemble permet de confronter ses peurs et d’expérimenter de nouvelles manières de travailler, de s’aimer, d’éduquer des enfants, tout en incarnant des sources d’inspiration pour celleux encore inséré·e·s dans la société dominante. Il s’agit en effet de faire essaimer ces initiatives parmi celleux qui seraient susceptibles de pouvoir les rejoindre, par des œuvres artistiques, ou bien par le biais de sociabilités urbaines qui restent importantes pour les membres de la « configuration queer intersectionnelle ».

Les modes de vie écoféministes ruraux sont orientés vers la subsistance, soit la réponse à ses propres besoins et à ceux du collectif par des activités productives, sans recourir à la sphère marchande et sans chercher le profit économique. Chez Maya et Sezik de la ferme des Paresseuses, par exemple, les productions de fruits, de légumes et de pain « sont avant tout destiné[es] à l’autoconsommation par les habitantes et les visiteuses », et permettent – en second lieu – « de dégager quelques revenus23 ».

Les écoféministes plantent et récoltent, élèvent des animaux (non pour les consommer mais pour leur aide au travail des champs), cuisinent, font leur bois, récupèrent des denrées alimentaires et des matériaux, construisent et rénovent leurs lieux de vie. Ces espaces domestiques, élargis aux terrains, jardins, champs et forêts alentours, octroient une sécurité matérielle aux féministes des champs, qui sont propriétaires de leurs lieux de vie. Cette sécurité peut même s’étendre à d’autres collectifs féministes, lorsqu’il s’agit par exemple de stocker le matériel encombrant de militant·e·s urbain·e·s.

Ce travail de subsistance s’adosse à la remise en question de la place prépondérante du travail rémunéré – souvent salarié – dans les quotidiens. Si Constance Rimlinger ne documente pas précisément les revenus qui permettent à ces écoféministes de subvenir à leurs besoins – d’autant plus que leurs projets professionnels ne sont pas élaborés pour être rentables –, on comprend qu’elles vivent avec le peu d’argent que procurent les minimas sociaux et/ou la vente d’une partie de leur production.

Les féministes des champs sont mu·e·s par le souhait de « minimiser leur part dans le désastre écologique et de montrer qu’un autre quotidien est possible ».

Les lieux étant généralement hérités ou achetés en collectif sans recours au crédit, diminuer leur consommation leur permet de réduire leur temps de travail contre rémunération. La recherche d’émancipation et la réappropriation de son travail – rejet de la subordination, polyactivité – et de son temps, ralenti et calqué sur les rythmes naturels à l’image de la ferme des « Paresseuses » présentée dans l’ouvrage, s’appuient sur des expérimentations incessantes. Le quotidien de Vanessa, 31 ans, habitante de la ferme des Roches, s’articule ainsi entre activités rémunératrices liées à un travail indépendant (consultations ayurvédiques), activités de subsistance, et activités à la frontière entre les deux – plantation d’arbres ou élaboration de confitures et de conserves pour l’auto-consommation et la vente commerciale.

La permaculture et la biodynamie, particulièrement mises en œuvre dans les lieux appartenant à la configuration « holistique intégrationniste », reflètent les tentatives et recommencements au cœur des modes de vie écoféministes. À la ferme des Roches ou à Moulin Coz, un calendrier lunaire est consulté afin de déterminer le programme au jardin des jours à venir. Dans les Jardins de Colette, Margaret se décrit comme une personne qui « crée et dessine des jardins » : on y trouve un potager en forme d’étoile, ou encore un labyrinthe de pierres qui symbolise « la vie où l’on avance, malgré les détours24 ».

Ce sont en effet dans les trois initiatives françaises qui composent cette configuration – le Moulin Coz, les Jardins de Colette et la ferme des Roches – que s’expérimente de la manière la plus aboutie un mode de vie écologique décroissant « où les logiques du salariat et de la consommation sont déconstruites25 ». De la construction des habitats en terre-paille à l’alimentation locale végétarienne voire végétalienne, en passant par la mise en place de toilettes sèches, la récupération de nourriture, d’eau et d’objets, le bricolage, et la présence d’une éolienne : les féministes des champs sont mu·e·s par le souhait de « minimiser leur part dans le désastre écologique et de montrer qu’un autre quotidien est possible26 ».

À Moulin Coz, par exemple, l’ensemble du bâti est constitué d’habitats légers – caravanes, cabanes, roulottes. Le seul bâtiment en dur est une yourte construite grâce à une ossature en bois, isolée avec un mélange terre-paille et chauffée grâce à un poêle à bois, et on y trouve des toilettes sèches. Six panneaux solaires et une éolienne fournissent une grande partie de l’énergie domestique, et de grandes cuves accueillent l’eau de pluie. La récupération et le bricolage sont privilégiés.

Les positionnements des écoféministes font écho aux éthiques du care : elles cherchent à « maintenir », « perpétuer » et « réparer ».

En outre, ces engagements féministes et écologistes ruraux sont uniformément caractérisés par le soin à l’égard de l’environnement – de la terre, des animaux, des plantes. Vivre sur un lieu rural à soi, c’est le protéger de l’exploitation agricole intensive en limitant les pressions productives qui y sont exercées. C’est également préserver les semences que l’on récupère d’une année à l’autre et qui assurent le renouvellement, voire l’enrichissement, de la biodiversité. C’est enfin « vivre avec les animaux27 » qui, avec les plantes, constituent des « espèces compagnes28 » avec lesquelles ces écoféministes cohabitent, et qui nécessitent de l’attention.

À Moulin Coz, Simone valorise beaucoup la « nature » et la « diversité » des fruits et légumes qui existent – « petites », « gros », « tordus », « de toutes les couleurs29 ». A We’Moon Land, Vicki, 70 ans, dispose des coupelles d’eau destinées aux insectes et aux petits animaux lors des périodes de fortes chaleurs. L’herbe y est fauchée de manière irrégulière afin de laisser des abris et des couloirs aux animaux. À Moulin Coz, Morgane s’attarde sur le comportement de chacune des truies, qu’elle nomme – Séraphine et Philomène – et admire leur intelligence.

Photo Terrestres

Bien que ces écoféministes ne s’en réclament pas, leurs positionnements font écho aux éthiques du care : elles cherchent à « maintenir », « perpétuer » et « réparer30 » leur monde. C’est ainsi un engagement politique discret et quotidien du « moindre geste31 » qu’expérimentent ces féministes rurales, à distance des « formes les plus instituées de l’engagement32 », a fortiori urbaines, et que seule l’immersion ethnographique au sein des alternatives rurales mise en œuvre dans cette enquête est en mesure de saisir.

Lutter contre une pluralité de rapports de pouvoir ?

Les féministes des champs cherchent à lutter contre les rapports de pouvoir, essentiellement de genre et à l’égard de l’environnement, mais aussi contre le racisme, le colonialisme, le validisme et la transphobie pour celleux qui appartiennent à la configuration « queer intersectionnelle » et reconnaissent l’intersection des discriminations systémiques. Ces positionnements peuvent cependant dissimuler la reproduction de rapports de pouvoir à l’intérieur, comme à l’extérieur, de ces lieux de vie.

D’une part, comme le souligne Constance Rimlinger, ces collectifs sont principalement composés de femmes et minorités de genre blanches, issues des classes moyennes-supérieures et diplômées. Si des pistes sont ouvertes au sein de certains lieux, comme la possibilité d’instituer une propriété collective ou de mettre en commun les ressources, les femmes et queers racisé·e·s, souvent précaires au vu de l’entrelacement des enjeux de race et de classe, ont moins de chance de venir s’installer dans ces lieux. Ces rapports de pouvoir sont relativement impensés à l’échelle de ces initiatives, essentiellement centrées sur le rejet de l’hétéropatriarcat.

De même, les initiatives relevant de la « configuration différentialiste séparatiste » reposent sur l’exclusion des personnes trans, et donc sur une transphobie en acte, questionnée par les habitantes, mais toujours à l’œuvre au moment de l’enquête. Par ailleurs, plusieurs de ces collectifs sont fondés sur l’accueil de volontaires (wwoofers), ce qui soulève la question du travail gratuit et d’une certaine forme de domination économique lorsque les hôtes doivent travailler pour participer à construire et améliorer un lieu qu’iels ne possèdent pas et sur lequel iels ne sont pas amené·e·s à vivre sur le long terme.

Se retrouver entre personnes minorisées peut cependant entraîner le rejet de celles et ceux qui n’auraient pas les codes symboliques ou les ressources matérielles adéquats pour rejoindre ces expériences.

D’autre, part, ces lieux de vie à l’abri de la domination patriarcale peuvent se transformer en « entre-soi33 ». C’est particulièrement le cas des initiatives appartenant aux configurations « différentialiste séparatiste » et « queer intersectionnelle » qui n’investissent pas, ou peu, les relations avec leur voisinage, et sont peu ancrées localement. À partir de ces constats posés par la chercheuse, on peut alors se demander si ces initiatives, si attentives à l’abolition des rapports de pouvoir en leur sein, ne participent pas à reproduire des rapports de classe dans leur espace social localisé34.

En effet, le souhait, légitime, de se retrouver entre personnes minorisées peut entraîner le rejet, involontaire ou par souci de distinction, de celles et ceux qui n’auraient pas les codes symboliques ou les ressources matérielles adéquats pour rejoindre ces expériences, même lorsqu’elles sont géographiquement très proches.

Constance Rimlinger souligne bien la tension inhérente à certaines initiatives, entre la volonté de faire essaimer ses idées et sa démarche en assumant une présence locale, et celle de cultiver un entre-soi féministe et protecteur. Les contacts réduits avec la population locale, appartenant souvent aux classes populaires, se fondent davantage sur des préjugés que sur des actes concrets, car il est bien stipulé qu’aucune des personnes rencontrées n’a jamais « subi d’acte d’intimidation, de menace ou de violence35 » de la part du voisinage.

En contraste avec les deux premières, la configuration « holistique intégrationniste » se fonde sur un fort ancrage local. Celui-ci s’incarne dans une multitude d’échanges non marchands – trocs, prêts, dons – entre personnes ouvertement engagées dans la cause écologiste – néo-paysan·ne·s, associations permacoles, AMAP, réseau d’agriculteurs et agricultrices bio –, davantage qu’avec les gens du coin. C’est le cas de Margaret des Jardins de Colette : arrivée sans connaître personne sur  place il y a plus de trente ans, elle est désormais fortement ancrée localement dans un petit groupe informel d’entraide composé d « néoruraux ». C’est également le cas de Vanessa et Charlie de la ferme des Roches, qui, doté·e·s d’un capital culturel élevé et d’un capital militant constitué en milieu urbain, ont cherché à s’intégrer localement, en nouant notamment des liens amicaux avec des jeunes « néoruraux » du coin.

Ces modes de vie sont doublement marginalisés : parce qu’en milieu rural et parce que portés par des femmes et des minorités de genre.

On retrouve alors une tendance déjà mise en exergue par des travaux de sociologie rurale : l’engagement écologiste de personnes économiquement et/ou culturellement bien dotées peut participer à l’entretien d’un entre-soi petit-bourgeois36, a fortiori quand il se mêle à un engagement féministe d’origine urbaine adossé à une culture politique.

Visibiliser les alternatives écologiques et féministes rurales sans les idéaliser

Ce n’est ni un portrait romantisé, ni une analyse idéalisée de ces initiatives que propose Constance Rimlinger. Le propos est plus fin, car s’il présente leur potentiel émancipateur et politique en plein cœur d’une crise écologique et sociale sans précédent, il ne néglige pas leurs ornières. À ce titre, l’ouvrage pose avec brio toutes les questions qui ont traversé et traversent toujours les écoféminismes ruraux, et qui sont plus largement celles des personnes qui cherchent à s’extirper de la société capitaliste, bourgeoise, écocidaire, (post)coloniale, raciste, sexiste et validiste. Or, si les personnes qui portent ces initiatives cherchent à abolir une pluralité de rapports de pouvoir, elles semblent toutefois ne pas toujours faire preuve d’une réflexivité suffisante quant à l’homogénéité sociale de leurs collectifs.

À la différence de certains mouvements politiques et milieux militants féministes ou écologistes, qui privilégient la lutte contre le patriarcat d’un côté, et la lutte contre la destruction de l’environnement de l’autre, ces écoféministes tentent de faire converger les luttes, considérées comme profondément interconnectées, même si leurs privilèges sociaux peuvent parfois les aveugler.

Photo de Zoe Schaeffer sur Unsplash

La force de l’ouvrage de Constance Rimlinger est d’étudier conjointement des modes de vie écoféministes ruraux répartis sur trois continents, qui sont doublement marginalisés, parce qu’en milieu rural et parce que portés par des femmes et des minorités de genre. En partant de ces marges féministes et écologistes rurales – « la minorité au sein de la minorité37 » –, l’autrice explore le potentiel politique transformateur du quotidien en train de se faire. Ainsi, la portée de l’ouvrage est tout autant scientifique que politique. C’est à partir de l’« espace de la cause38 » écoféministe élaboré en son sein que l’on peut plus largement se demander comment construire des mondes ruraux féministes et écologistes totalement inclusifs, à partir de leurs marges queer. La typologie proposée éclaire dès lors des questions politiques centrales, particulièrement incarnées dans deux points abordés dans l’ouvrage, qui mériteraient d’être explorés plus encore.

D’une part, face à la visibilisation médiatique accrue des personnes trans ces dernières années, qui s’accompagne d’une très forte transphobie, en quoi ces collectifs permettent-ils précisément de lutter contre cette oppression systémique ou, au contraire, en quoi participent-ils à la renforcer ? Les écoféministes rurales de la configuration « différentialiste séparatiste », qui refusaient la présence de personnes trans en leur sein au cours de l’enquête de Constance Rimlinger, ont-elles depuis modifié leur position – ou non –, et sur quels arguments ?

D’autre part, il s’agirait de creuser la question des sociabilités locales entre les néo-habitantes que constituent les personnes rencontrées par la chercheuse, et les gens du coin. En effet, la comparaison entre les configurations « queer intersectionnelle » et « holistique intégrationniste », met en exergue l’entre-soi qui peut prévaloir dans certaines communautés. Or, on peut se demander comment les classes populaires et intermédiaires sans le sou installées en milieu rural depuis des dizaines d’années, dont les modes de vie sont écologiquement sobres sans néanmoins être mis en discours, pourraient être source d’inspiration, voire de ressources matérielles, pour ces écoféministes.

Parallèlement, l’implantation progressive des idéologies d’extrême-droite en milieu rural peut participer à fragiliser ces collectifs, ce qu’une enquête ultérieure serait invitée à investiguer. Par ailleurs, si l’on comprend au fil de l’ouvrage la manière dont l’installation en collectif rural queer permet d’assumer son orientation sexuelle – voire son appartenance de genre – avec confiance, on aimerait en savoir plus sur l’influence de la résidence rurale sur les rapports aux enjeux environnementaux de ces écoféministes. Des éléments seraient en effet bienvenus sur la manière dont ces lieux les socialisent en retour à la crise écologique – par le constat de la diminution de la biodiversité, de l’épandage de produits phytosanitaires et des déchets sur les bords des routes, ou encore l’apparition de maladies –, voire renforcent leur engagement écologiste, en les incitant par exemple à militer contre un projet local jugé écocidaire.

Ainsi, la typologie des trois configurations, de même que les nombreux thèmes qui sont abordés dans l’ouvrage – comme le rapport au travail rémunéré, à la spiritualité, à la « nature » et à l’agriculture, à la sexualité et au genre –, mêlés à la rigueur de l’enquête ethnographique de Constance Rimlinger, ouvrent de nouveaux questionnements, qui invitent d’autant plus à documenter les expériences collectives féministes et écologistes rurales que les mondes ruraux font l’objet d’enjeux politiques cruciaux dans des sociétés fortement inégalitaires.


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Notes

  1. Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Presses Universitaires de Rennes (Rennes, 2015).
  2. Féministes des champs, p.14.
  3. Ibid., p.257.
  4. Jeanne Burgart Goutal, « Un nouveau printemps pour l’écoféminisme ? », Multitudes, n°67 (2017), p.17‑28.
  5. Féministes des champs, p.12.
  6. Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Le retour à la nature : au fond de la forêt… l’État, Seuil (Paris, 1979); Bernard Lacroix, L’utopie communautaire. Histoire sociale d’une révolte, PUF (Paris, 1981); Anaïs Malié et Frédéric Nicolas, « Des loisirs productifs aux “alternatives”. Le rapport ambivalent des classes populaires aux pratiques agricoles et alimentaires en milieu rural », Savoir/Agir, n°38 (2016), p.37‑43; Madlyne Samak, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux” », Travail et emploi, n°150 (2017), p.53‑78; Geneviève Pruvost, La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, La Découverte (Paris, 2024).
  7. Françoise Flamant, Women’s lands. Construction d’une utopie. Oregon, USA, 1970-2010 : l’épopée des pionnières de l’écoféminisme, Editions iXe (Donnemarie-Dontilly, 2023 [2015]).
  8. Homme dont le genre assigné à la naissance correspond à l’identité de genre.
  9. Constance Rimlinger, « Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes », Travail, genre et sociétés, n°42 (2019), p.89‑107.
  10. Marlène Benquet et Geneviève Pruvost, « Pratiques écoféministes : corps, savoirs et mobilisations », Travail, genre et sociétés, n°42 (2019), p.23‑28.
  11. Cette date correspond à la tenue de la 21ᵉ conférence de Paris (COP21) en France qui s’est accompagnée d’actions militantes écologistes et féministes, aux premières mises en place de festivals qualifiés « écoféministes », et aux prémisses d’un cycle de publications écoféministes en France. Voir Sandra Laugier, Jules Falquet, et Pascale Molinier, « Genre et inégalités environnementales : nouvelles menaces, nouvelles analyses, nouveaux féminismes. Introduction », Cahiers du Genre, n°59 (2015), p.5‑20; Émilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Cambourakis (Paris, 2016).
  12. Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la Mort, Le Passager Clandestin (Lorient, 2020 [1974]), p.276.
  13. Féministes des champs, p.26.
  14. Ibid., p.23.
  15. Ibid., p.258.
  16. Ibid., p.22.
  17. Ibid., p.213-214.
  18. Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe (Paris, Éditions iXe, 2013 [1991]); Christine Delphy, L’Ennemi principal : économie politique du patriarcat, Syllepse (Paris, 2013 [1998]); Monique Wittig, La pensée straight, Éditions Amsterdam (Paris, 2018 [1992]).
  19. Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte (Paris, 2021); Veronika Bennholdt et Maria Mies, La subsistance. Une perspective écoféministe, La Lenteur (St-Michel de Vax, 2022).
  20. Féministes des champs, p.199-200.
  21. Ibid., p.120.
  22. Ibid., p.207.
  23. Ibid., p.126.
  24. Ibid., p.144.
  25. Ibid., p.134.
  26. Ibid., p.217.
  27. Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIᵉ siècle, La Découverte (Paris, 2014).
  28. Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires, Flammarion (Paris, 2019).
  29. Féministes des champs, p.182.
  30. Joan C. Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, n°32 (2008), p.243‑265.
  31. Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol.57, n°1 (2015), p.81‑103.
  32. Féministes des champs, p.45.
  33. Ibid., p.103.
  34. Gilles Laferté, « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », Sociologie, vol.5, n°4 (2014), p.423‑439.
  35. Féministes des champs, p.128.
  36. Jean-Baptiste Paranthoën, « Processus de distinction d’une petite-bourgeoisie rurale », Agone, n°51 (2013), p.117‑130; Anaïs Malié, « « “C’est local, c’est ce qui nous intéresse”. Étude des constructions et usages du ‘local’ à travers les pratiques alimentaires », dans Les territoires de l’autochtonie, PUR (Rennes, 2016), p.97‑110.
  37. Féministes des champs, p.257.
  38. Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes » dans Les féministes de la deuxième vague, PUR (Rennes, 2012), p.27‑41.

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05.09.2024 à 16:29

« Casser leurs machines, fabriquer les nôtres » 

Amel Sabbah· Naïké Desquesnes · Mathieu Brier

Comment lutter contre l’industrialisation du monde sans défendre, en creux, un retour à un ordre supposément naturel ? Critiquer certaines technologies sans stigmatiser celles et ceux qui en dépendent au quotidien ? Entretien avec des membres de l’organisation du festival du livre Livrosaurus Rex, sur le thème de la critique des technologies et de l'industrialisation du monde.

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Texte intégral (9489 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

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Entretien avec Amel Sabbah, Naiké Desquesnes et Mathieu Brier réalisé par Léna Silberzahn et Pierre de Jouvancourt.

Pour une critique féministe de l’industrialisation du monde

Pouvez-vous présenter ce festival, qui a eu lieu au printemps 2024 à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon ? Pourquoi avez-vous décidé d’organiser un festival sur « la critique des technologies et l’industrialisation du monde » ?

C’était la septième édition du Festival du livre et des cultures libres de l’espace autogéré des Tanneries, désormais nommé le Livrosaurus Rex. Chaque année on s’empare d’un thème pour dérouler des moments de conférences, projections, spectacles, discussions pendant un week-end. Parmi l’équipe d’organisation, on est plusieur·es à se sentir appartenir à la fois au mouvement féministe (ou à ses alliés) et au mouvement de critique des technologies. Ce sont des courants de pensée qui ont structuré politiquement nos luttes et nos vies, que ce soit parce que certain·es ont co-animé plusieurs années la revue Z, parce que d’autres lisent et invitent Isabelle Stengers, François Jarrige ou Donna Harraway, ou encore s’organisent en mixité choisie, refusent le smartphone et résistent au nucléaire et aux nano-puces.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles, voire adversaires. Pour nous qui nous revendiquons des deux, c’était le moment d’affirmer publiquement : « oui, être anti-tech woke, c’est possible ! ». Ainsi on se réapproprie une pensée qui nous tient a cœur, la critique radicale de la techno-industrie, et on retourne le stigmate qu’est devenu le mot woke en France : on veut absolument être « woke » s’il s’agit de prendre en compte les pensées féministes, décoloniales, et d’œuvrer pour une justice sociale.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles… au contraire, nous affirmons : être anti-tech woke, c’est possible !

Vous écrivez que vous voulez « la réappropriation, la création et la réparation des outils et de certaines techniques, et la désertion de certain·es autres ». Quels outils et dispositifs faut-il se réapproprier ? Lesquels faut-il déserter, et même démanteler d’après-vous ? En d’autres termes, quels sont vos critères pour distinguer les « bonnes » des « mauvaises » technologies ?

On peut rappeler, pour le coup, un classique de la pensée anti-industrielle : les critères sont grosso modo la possibilité de comprendre comment un outil fonctionne et celle de prendre en charge collectivement son cycle de vie à une échelle raisonnable. Le nucléaire est ainsi la caricature de ce qu’il faut éviter : totalement incompréhensible pour le commun des mortel·les, qui nécessite des matières premières rares et dont les déchets seront toxiques pour à peu près l’éternité.

De l’autre côté du spectre, un outil de forge ou même un petit outil électronique, qui nécessite pour être compris une formation de quelques jours ou de quelques mois, qui peut se fabriquer avec de la récup’ et qui sera entretenu par la communauté, est plus désirable. Au-delà de ces « critères » très classiques et généraux, nous n’avons pas vocation à dresser une liste complète et définitive dans notre coin, ni à établir une stratégie valable pour tout le monde. Si on regarde ce qui se fait déjà et les luttes qui peuvent être rejointes, ça nous donne déjà des pistes.

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Vous avez des exemples ?

Le mouvement pour un internet libre, incarné par Riseup, Framasoft ou la Quadrature du net, dit clairement que se lier les mains aux GAFAM pour la moindre de nos communications est une mauvaise idée, pour ne pas dire plus. L’Atelier paysan met en actes une progression de l’autonomie paysanne face au cycle infernal endettement-équipement-agrandissement. Les gens qui sabotent clandestinement des antennes 5G montrent comment on peut commencer à démanteler un système nocif avant qu’il ne devienne indispensable. Les ateliers féministes de réparation de vélo qui surgissent un peu partout aident à penser une émancipation de la bagnole qui pourrait ne pas ignorer les besoins des mères seules pour faire leurs courses, par exemple.

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

Penser ensemble d’une part la lutte contre le nucléaire et les méga-projets éoliens, d’autre part les conditions de production de l’électricité dans une coopérative comme Enercoop, est un moyen de trouver une prise sur un secteur majeur où l’État et l’industrie fixent d’habitude les règles du jeu. La lutte continue depuis maintenant plus de dix ans contre les « grands projets », qui se renouvelle sans cesse et garde un haut niveau de conflictualité, maintient la question du démantèlement industriel à l’ordre du jour du débat public.

À Grenoble, le petit mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques nous semble aussi très enthousiasmant. Il a un côté symbolique, mais pas seulement : la possibilité de passer un coup de fil depuis l’espace public a disparu alors qu’elle est précieuse, lorsqu’on n’a pas de crédit ou parce qu’on a des raisons d’avoir laissé son téléphone perso chez soi (qu’on pense que la police nous surveille, ou qu’on soit victime de violence conjugale et que la personne avec qui on vit contrôle notre téléphone). Les luttes qui vont se multiplier autour des destructions d’emplois liées au déploiement de l’intelligence artificielle seront aussi autant de lieux de discussion autour du type de vie ensemble nous défendons et de ce que devraient être de bons emplois, ou encore de bons services publics.

À Grenoble, le mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques est très enthousiasmant.

Il faut réussir à résister à l’alternative infernale qui se pose dès que la question se résume au choix entre utiliser un service numérique ou être dans la merde. Car bien souvent, les technologies sont utilisées parce qu’elles rendent de réels services. Mais elles rendent souvent d’autant plus service qu’elles comblent des failles sociales : les dispositifs d’alerte pour les personnes âgées en sont un bon exemple. L’isolement des personnes rend dépendant à des technologies.

Beaucoup de techniques de procréation, d’appareillages très sophistiqués, de prises d’hormones viennent répondre a des injonctions sociales : il faut prendre la pilule pour être une femme sans trop de pilosité, prendre des hormones pour correspondre à des stéréotypes de genre dans une société binaire, avoir « ses » enfants dans un monde où les liens se tissent autour de la très respectée et très resserrée « famille » et où tout autre type de liens n’est pas reconnu. Il faut se méfier du prisme de l’aliénation qui ne nous ferait voir que des injonctions sociales là où il y a aussi des désirs et des choix, mais on ne peut pas pour autant faire comme si ces choix étaient faits dans une société « neutre ».

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

D’autres technologies sont rendues indispensables par l’héritage industriel fait de contaminations : ainsi il est compliqué de penser les soins du cancer sans équipement de pointe, et les cancers sont justement produits massivement par la société industrielle. On voit bien qu’il n’y aura pas de possibilité collective et massive de se défaire de l’emprise de la techno-industrie sans de vastes mouvements d’émancipation sociale. Autrement dit, pas d’anti-tech sans féminisme, et vice versa.

Mettre en chantier nos modes de vies dès maintenant

Quel rôle ont les choix de vie individuels (refuser le smartphone, dé-googliser sa vie, etc.) dans tout ça ?

Nous sommes ancré·es dans une tradition politique, souvent appelée « autonomie », qui considère qu’il ne faut pas séparer la lutte de la vie quotidienne ou attendre un potentiel grand soir avant de mettre en chantier nos modes de vies. Ceci dit, les choix de vie ne sont jamais strictement individuels. La capacité à se tenir loin des GAFAM et à limiter la place des écrans et des applis dans nos vies dépend très fortement du contexte social dans lequel on vit : l’argent dont on dispose, les discriminations que l’on subit ou pas, le milieu complice dont on arrive plus ou moins à s’entourer, tout cela joue un rôle essentiel dans les choix de vie.

Il est nécessaire de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies, afin que tout le monde puisse effectivement s’en passer.

Pour un parent d’élève dont l’établissement a fièrement fait le choix de « la fin du papier », s’opposer à la numérisation n’aura pas le même coût si son enfant est déjà stigmatisé du fait de son handicap ou de sa religion supposée. Dans la société, la possibilité de pouvoir complètement se passer d’un smartphone dénote souvent une possibilité d’indépendance qui n’est pas donnée à tout le monde. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. Mais ce qui semble primordial, c’est de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies pour que tout le monde puisse s’en passer, effectivement.

S’il n’y aura jamais d’avion qui décolle à Notre-Dame-des-Landes, c’est parce qu’il y a eu des luttes collectives. De la même façon, pour que les gens puissent se passer d’un ordiphone, il faut empêcher le déploiement de la 5G, pousser des mouvements collectifs de refus du tout numérique, notamment quand cela s’installe dans le secteur public, aider les personnes dépendantes à trouver des alternatives, s’organiser collectivement pour proposer d’autres façons de faire sans.

Pourquoi avoir organisé ce festival aux Tanneries à Dijon ?

L’espace autogéré des Tanneries, historiquement, a été une place forte du hacking et de l’internet subversif et autogéré. Depuis quelques années, il est traversé par un fort courant queer et féministe. Et depuis vingt-cinq ans, s’y fabrique une culture anticapitaliste concrète faite de manifs en centre-ville, de voyages au bout de la France pour soutenir une lutte camarade, et d’un quotidien où les gens récupèrent, réparent et bidouillent des machines. On y pense d’autres manières de vivre, bien loin de la consommation rapide et des technologies de pointe. Une grande partie de l’histoire des Tanneries, comme de celle de la friche squattée des Lentillères à laquelle nous sommes aussi très lié·es, c’est des chantiers collectifs pour apprendre à brasser de la bière ou faire un portail en métal pour un champ de patates : la transmission des savoirs-faire et les fameuses techniques conviviales de Illich sont aussi au cœur de nos vies (bien que beaucoup aient un smartphone dans la poche).

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

Au-delà de la force des pratiques quotidiennes, il nous semble plus que jamais nécessaire aussi d’en parler et de réarmer la critique des technologies, car il y a d’une part un déploiement de l’utilisation des réseaux sociaux dans nos milieux politiques et nos vies qui est de moins en moins interrogé, et d’autre part un mouvement d’écologie radicale qui progresse mais dans lequel l’angle de la critique de l’industrie et du numérique semble pratiquement disparaître au profit de thèmes comme « la défense de l’eau » ou la simple « protection du vivant ». 

L’amnésie stratégique est celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès : qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu, combien de lacs sont pollués.

Historiquement, l’écologie politique est  issue de mobilisations « anti-tech » et des critiques du  « progrès » scientifique, mais le combat semble aujourd’hui plus difficile à mener, voire parfois obsolète, maintenant que la technologie et le numérique sont profondément ancrées dans nos vies, et jusqu’à nos outils de luttes…

On s’inquiète de l’« amnésie », au sens utilisé par l’autrice Kate Crawford quand elle parle de l’amnésie stratégique accompagnant le récit du progrès technologique (dans son Contre-atlas de l’intelligence artificielle publié en français par Zulma en 2022). Celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès, le prix de la dévastation, pas le prix auquel j’ai payé mon smartphone, mais le prix de tous les minerais, qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu pour assembler tout ça, combien de lacs pollués.

On le constate à l’échelle de la société, mais aussi à l’échelle de nos propres petits renoncements. Rien que parmi nous, ignorer le GPS était commun il y a encore quelques années, aujourd’hui beaucoup trouvent difficile de lire une carte ou de se repérer dans une ville qu’on ne connaît pas. Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années… Pourquoi s’interroger sur l’usage d’une bouilloire électrique dans une maison fait sourire les colocs, pourquoi les objets qui nous entourent ne semblent-ils plus politiques ? Qu’avons nous à dire face à l’empire des GAFAM et à l’arrogance d’Elon Musk ? Il s’agit de reconsidérer nos propres pratiques, d’oser les interroger, mais aussi et surtout de se demander comment faire mouvement et repolitiser les usages des techniques que nous faisons et que l’on nous impose.

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

Une autre de nos préoccupations réside dans l’idée de plus en plus répandue, y compris autour de nous, que les réseaux sociaux seraient, en eux-mêmes, des espaces « inclusifs » et adaptés à la défense de l’émancipation. Cette idée s’appuie notamment sur l’expérience du mouvement #MeToo, ou sur la possibilité de l’expression libre pour de nombreuses minorités sur Instagram. Mais c’est méconnaître le fonctionnement des réseaux sociaux, qui comprend de nombreux leviers discriminants (sans même parler de leur lien intrinsèque avec la consommation de masse – car pourquoi récupérer nos données si ce n’est pour nous faire acheter toujours plus de choses ?).

Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années…

L’une d’entre nous a vécu une sorte de résumé du couple espoir-désillusion par rapport à Instagram, notamment. Heureuse de trouver un espace où vivre une identité qui n’existe pas ou presque dans les espaces de vie réelle qu’elle fréquente (juive, avec des parentés magrébines, en l’occurrence, mais ça peut être vrai pour plein d’autres personnes), elle s’est vite trouvée « ré-assignée » par des posts incitant à acheter des soins pour un certain type de cheveux ou à aimer Netanhyaou. Avec la publicité ciblée, la ségrégation et les préjugés sont devenus une valeur marchande. Le festival avait aussi pour but de se redonner le peps de critiquer l’évidence d’Instagram – ce qui ne veut pas dire demander à tout le monde de le quitter car on sait bien qu’il est compliqué aujourd’hui de faire connaître quoi que ce soit sans ce levier. Faire vivre la critique est un minimum à partir duquel on pourrait repenser ensemble des manières de s’échapper sans se réduire totalement au silence dans la société telle qu’elle est.

Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe

En effet, beaucoup de technologies du monde moderne reproduisent et produisent tout un tas de dominations : extraction et exploitation dans la production, concentrations de pouvoir et des inégalités dans l’utilisation, effets « secondaires » sur la santé et l’environnement à long terme… Pourtant, comme vous le notiez tout à l’heure, « féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles ». Pouvez-vous revenir sur cette opposition et sur la manière dont vous vous situez par rapport à ce débat ?

Cela fait des années que des personnes se revendiquant de la pensée anti-indus pointent du doigt les féministes et les personnes queer comme étant les fers de lance de la collaboration et de l’acceptation d’un monde tout technologique… Nous avons particulièrement mal vécu la publication, il y a tout juste dix ans, de l’ouvrage La Reproduction artificielle de l’humain, signé d’Alexis Escudero, sorti dans une maison d’édition dont nous apprécions par ailleurs particulièrement le travail (Le Monde à l’envers). Ont suivi le texte de Pièces et mains d’œuvre « à propos des tordus queer », puis plusieurs autres textes attaquant les trans et les féministes, la plupart du temps sous la plume de Renaud Garcia. Dans un autre registre, on peut citer le journal La Décroissance, dirigé par Vincent Cheynet, pour qui la « joie de vivre » affichée en Une semble faite de haine de l’autre et de promotion des valeurs traditionnelles.

Cela fait donc de nombreuses années que certains, au nom de la critique de la PMA par exemple, se retrouvent à attaquer les minorités de genre, en omettant sciemment de considérer certaines expériences du monde social, en refusant de voir le poids des normes et de la violence du monde capitaliste-patriarcal qui empêchent certaines personnes de vivre la vie que les cis-hétéros peuvent vivre.

Ce sont des cas typiques de positions exprimées depuis une norme qui n’est pas nommée, invisibilisée car majoritaire – celle des personnes cisgenres hétérosexuelles. En effet, les auteurs ne se revendiquent pas de l’hétérosexualité ou du modèle de la famille nucléaire, mais de l’usage de la raison et de la libre critique. Nous reconnaissons l’importance de la libre critique, mais nous voulons leur rappeler d’où ils parlent, et où ils vont. Le manque de respect répété envers les minorités de genre, au nom de la critique de leur usage des technologies, nous est insupportable.

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

Ces critiques semblent oublier que l’acceptation de la reproduction artificielle, par exemple, vient massivement de la société cis-hétéro et s’accommode très bien de l’homophobie. La PMA n’a-t-elle pas été inventée pour les hétéros ? Autre exemple : les béquilles hormonales, avant d’être utilisées par les personnes trans, ne se sont-elles pas développées avec la pilule, faisant peser sur les femmes cis le poids de la contraception dont la recherche scientifique n’a jamais imaginé qu’elle pourrait concerner les personnes qui éjaculent ? Les progrès de la chirurgie modifiant le corps humain ne sont-ils pas poussés d’abord par l’impossibilité sociale pour une femme cis d’avoir des seins « pas normaux » ?

Il est historiquement et sociologiquement erroné de construire les trans-féministes comme le camp avancé de l’acceptation des technologies. Il est par ailleurs injuste de cibler les personnes minorisées – et c’est d’autant plus dangereux dans un contexte de fascisation de la sphère publique, de rhétoriques et d’actes d’agression contre les personnes LGBTQI. La critique des technologies ne peut pas s’appuyer, même de manière sous-entendue, sur l’imaginaire d’un « ordre naturel ». Car avec lui vient toujours la légitimation de l’ordre social, fondé sur une hiérarchie de classe, de genre et de race. Donc non seulement la critique féministe et queer adressée à certains écrits anti-industriels nous semble légitime, mais on la partage.

Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie.

Là où la critique nous pose problème, c’est quand elle use de procédés malhonnêtes en allant chercher la moindre citation « problématique » pour disqualifier définitivement telle ou telle personne, ou quand elle désigne abusivement ses adversaires comme fascistes. On doit pouvoir avoir des désaccords, et même ne pas supporter certaines personnes, sans pour autant les traiter de fascistes. La brochure « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » réunit un concentré de ces différents défauts. De plus, elle définit comme « mouvement anti-industriel » uniquement les personnes dont elle trouve trace de propos réactionnaires ou considérés comme tels. C’est oublier bien vite plein d’aspects du mouvement anti-industriel.

C’est feindre d’ignorer que la critique du techno-solutionnisme est devenue quasiment hégémonique dans les milieux écolos, qu’un mouvement comme les Soulèvements de la terre met en acte une critique de l’industrie qui n’a rien de transphobe, que les mouvements squats et DIY existent encore, que des médias comme Z, Terrestres ou Reporterre existent, que les écologies queer se développent, etc. Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe, il ne se nomme simplement pas comme tel. Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie. Mais pour que cette réponse aux critiques soit audible et juste, il nous semble essentiel qu’elle soit accompagnée d’une dénonciation des propos aveugles aux dominations qui sont effectivement tenus depuis des positions anti-industrielles.

L’idée du festival est née avant la publication de cette brochure. Et c’est au-delà des polémiques entre quelques personnes que nous souhaitons développer une pensée anti-industrielle, critique des nouvelles technologies, construite au prisme des dominations de genre, de classe, de race. Une pensée et des luttes qui défendent, et c’est encore une pensée à défricher, « une nature non-binaire » (Premières Secousses, La Fabrique, 2024), ou encore des territoires que nous tentons d’arracher à la machine techno-industrielle, le vivant et le minéral, l’espace et les fonds marins, des endroits où humains et non-humains cohabitent, dans un partenariat en négociation, conscient·es de nos limites et de nos renoncements, avec certaines machines.

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

Nous pensons que ce n’est pas parce qu’il y a des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, voire qui portent des propos insupportables, qu’il faut déserter le mouvement. Au contraire : nous pensons qu’il faut occuper l’espace, et leur enlever le trop plein de notoriété qu’ils (au masculin car ce sont tous des hommes, à quelques exceptions près) ont, pour les submerger et les empêcher de faire de leur tendance un courant majoritaire.

Comme dans le mouvement féministe, il fut un temps où un féminisme bourgeois blanc et légaliste prenait toute la place ; il nous semble qu’aujourd’hui, cette époque est révolue : nous sommes en pleine révolution féministe radicale, un féminisme intersectionnel se déploie et gagne du terrain. De la même manière, l’anti-tech réac’ doit être dépassé, pour qu’un mouvement anti-indus intersectionnel puisse se déployer, prendre de l’espace et gagner des luttes.

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté ; l’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle – ça, ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris

« Certain·es des organisateur·ices de ce festival prennent des hormones. Certain·es dorment dans une maison autoconstruite. D’autres vont à des formations pour être autonome en énergie. Certain·es utilisent un smartphone, d’autres non. Certain·es ont réussi à ne pas installer Google dessus. D’autres écrivent sur whatsapp et scrollent sur insta. Les mêmes réparent le tracteur. » Qu’est-ce que vous avez essayé de tenir ensemble dans cette description de votre collectif d’organisation ?

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté. Qu’on ne peut pas imaginer la lutte contre la technologie comme s’il était possible d’être totalement autonome, libéré·es de toute emprise. Que nous dépendons tous et toutes de certaines industries, pour différentes raisons. Et que cela est le résultat de renoncements à certains endroits, mais aussi de batailles gagnées à d’autres – comme lorsqu’on prend le temps et la peine de désinstaller Google d’un smartphone, comme lorsqu’on apprend à réparer le vieux tracteur hérité de la communauté Longo maï, parce que jamais on ne voudra en acheter un neuf, encore moins une machine high-tech.

L’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle. Ça ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris. Se situer, ici, ça ne veut pas forcément dire seulement notre identité de genre, mais aussi aborder nos pratiques, ce que l’on fait dans nos vies. Cette honnêteté, cette humilité, ça manque cruellement à plein de penseurs anti-indus.

Un cybercafé low-tech avec des machines à écrire

Qui est-ce que vous avez invité pour parler de ces sujets ? Pourquoi rassembler ces paroles dans un même lieu ?

On a invité Celia Izoard (autrice de La ruée minière au XXIe siècle) pour qu’elle puisse développer la critique de l’intelligence artificielle et qu’elle rappelle les pollutions phénoménales que l’extraction minière provoque pour nous outiller numériquement ; une penseuse de la Quadrature du net pour parler de la surveillance algorithmique et des possibilités de la combattre ; on a regardé un documentaire sur les luttes des personnes sourdes contre l’implant ; discuté avec la doctorante Cannelle Gueguen d’écologies queers et avec Clémence Ortega Douville à partir de sa brochure « la transidentité n’est pas un transhumanisme » ; deux militantes de l’Atelier Paysan dialoguaient avec des personnes qui réparent et utilisent des machines agricoles ou d’imprimerie.

Ce qui nous semblait important c’était de donner la parole à des personnes (en priorité qui ne soient pas des hommes cisgenres) qui portent une critique radicale de la technique et de l’industrie en la croisant avec les enjeux de validisme, de classe, de genre. On avait envie que se dessine au fur et a mesure des discussions la possibilité d’une parole anti-tech radicale et féministe, intersectionnelle, on a même dit « woke » parce que c’est finalement ça qui nous est souvent reproché !

Ce qu’on essaye de tenir ensemble au quotidien : se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

Il y a des moments qui vous ont marqué·es ?

Au stand des churros, un panneau indiquait que 97 % des produits étaient d’origine industrielle. En face, la bière servie avait été fabriquée par des camarades d’ici et de la région lyonnaise. C’est un bon exemple de ce qu’on essaye de tenir au niveau du quotidien, à la fois se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

Photographie au Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres

À plein de moments, les expériences intimes et les questionnements concrets des différentes personnes présentes ont eu voix au chapitre et ont été considérés comme des problèmes politiques à part entière, ce qui nous semble essentiel, loin des débats qui ne se focalisent que sur des questions stratégiques vues d’en haut.

Une radio pirate diffusait les débats dans tous les espaces via des petits postes qui crachotaient, de l’accueil à la cuisine. On se souvient de la performance dansée improvisée au milieu de la salle de ciné où se déroulait un concert pour enfants.

Au-delà de quelques souvenirs piochés ici ou là, c’est quand même le croisement des différentes paroles énoncées à ce moment là qui a produit quelque chose d’enthousiasmant. On a parlé sur différents plans, différentes échelles, de la matérialité écologique des conséquence de l’usage massif du numérique aux injonctions d’appareillage des personnes sourdes, en passant par la possibilité de construire nous même nos machines réparables…

On ne peut pas finir sans un énorme big up au « guichet » : un espace aménagé autour d’une caravane qui faisait office de « cyber-café low tech » : un service postal, des timbres, du papier à lettre et plusieurs machines à écrire étaient mis a disposition. Des tas de gens ont passé de longs moments à taper frénétiquement des lettres à la machine à écrire, des dizaines et des dizaines de lettres on été expédiées depuis l’évènement, c’est un micro geste qui fait du bien, de savoir que tout ces petits mots ont voyagé parmi les quelques factures pas encore dématérialisées pour aller atterrir dans des mains d’ami·es.


Crédits photos : Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres.


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11.06.2024 à 09:30

Cancer et causes environnementales : Pourquoi moi ? Pourquoi nous ?

Collectif

Deux tiers des cancers ne s'expliquent pas avec les facteurs de risque habituels. Dans cette tribune, plus de 1200 signataires soulignent l'urgence à prendre en compte les causes environnementales des cancers, à commencer par les centaines de milliers de substances chimiques présentes dans nos milieux de vie.

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Texte intégral (7426 mots)
Temps de lecture : 11 minutes

À M. le ministre de la Santé et de la Prévention, M. le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, M. le ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, et M. le président de la République.

Pourquoi moi ?

Je m’appelle Fanny Arnaud. Je suis ingénieure au CNRS, maman et ex-malade du cancer. En 2020, j’ai été touchée par un cancer du sein invasif diagnostiqué au septième mois de ma grossesse. J’avais 36 ans, aucun antécédent familial de cancer du sein, j’étais en bonne condition physique, je m’alimentais plutôt bien… Je ne me reconnaissais pas dans les facteurs de risque classiquement invoqués dans les campagnes de prévention (tabac, alcool, surpoids, sédentarité). D’après l’Institut National du Cancer1, ces facteurs individuels seraient à l’origine d’un tiers des cancers du sein « évitables » chaque année en France. Alors, je me suis interrogée : Pourquoi moi ? Comment expliquer les deux autres tiers, ces cancers — et beaucoup d’autres maladies chroniques — qui se développent sans cause apparente ?

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Pourquoi nous ?

Ma situation est loin d’être exceptionnelle. 66 900 nouveaux cas de cancer du sein ont été diagnostiqués en 2022 en France métropolitaine et d’outre-mer. C’est plus du double qu’en 1990, et le cancer du sein représente la première cause de mortalité par cancer chez la femme avec 15 000 décès en 2022. En fait, c’est l’ensemble des cas de cancer qui a doublé depuis 19902. Cette explosion du nombre de cancers ne peut pas être uniquement expliquée par les comportements individuels, le vieillissement de la population et un meilleur dépistage : par exemple, pour le cancer du sein, les femmes de moins de 50 ans ne sont pas ciblées par le dépistage organisé, or pour cette tranche d’âge les cas ont également augmenté en 30 ans.

Il n’est pas « normal » de développer un cancer du sein à moins de 40 ans.

J’ai aussi découvert que la survenue des cancers à travers le monde est très inégalement répartie, ce qui pourrait s’expliquer par des facteurs environnementaux. Dans son communiqué du 1er février 2024 et sur son site Global Cancer Observatory, le Centre International de Recherche sur le Cancer3 (CIRC) dresse un constat tout simplement alarmant sur les taux d’incidence mondiaux4 : en 2022, la France est devenue le premier pays au monde frappé par le cancer du sein, tous âges confondus et aussi pour les femmes de moins de 50 ans. Elle se classe 4ème pour le cancer du pancréas. La Guadeloupe et la Martinique sont 1ère et 3ème au monde pour le cancer de la prostate… Comment expliquer ce triste palmarès de la France ? Et pourquoi ces chiffres inédits n’ont pas été relayés dans les médias ?

Le cancer est en passe de devenir une maladie banalisée. Qui ne connaît pas aujourd’hui une personne atteinte dans son entourage ? Des facteurs psychologiques tels que le stress ou des évènements de vie difficiles sont souvent invoqués par les malades eux-mêmes, qui éprouvent le besoin de mettre du sens sur ce qui leur arrive et de désigner un « coupable », alors que les connaissances scientifiques actuelles sont contradictoires et ne permettent pas d’établir un lien de causalité entre stress et augmentation du risque de cancer.

Il n’est pas « normal » de développer un cancer du sein à moins de 40 ans. Il n’est pas normal d’avoir un cancer du poumon en n’ayant jamais fumé ou en n’ayant pas eu un métier à risque. Il n’est pas normal d’être le parent d’un enfant malade du cancer… et il est inacceptable d’en mourir. Plus de 195 000 Françaises et Français sont mort·es du cancer en 2022. Alors pourquoi nous ?

Des centaines de milliers de substances chimiques

Les preuves scientifiques s’accumulent en faveur de liens entre l’exposition à des polluants présents dans l’environnement et la survenue des cancers. Depuis les années 1970, le CIRC a évalué environ 1000 agents (produits chimiques, agents physiques et biologiques, facteurs comportementaux, expositions professionnelles) et en a classé 534 cancérogènes ou potentiellement cancérogènes pour l’être humain. Parmi ces agents, des perturbateurs endocriniens sont reconnus responsables de cancers hormono-dépendants : thyroïde, prostate, sein, ovaire, testicule. Sont incriminés ou suspectés dans la survenue du cancer du sein et dans l’agressivité des tumeurs, les pesticides organophosphorés et organochlorés5, la pollution de l’air (particules fines, dioxyde d’azote, dioxines, PCB6…) ou encore les composants du plastique (bisphénols, nanoparticules7 ). D’autres substances ont également un effet cancérogène établi ou suspecté sur des localisations non endocriniennes, comme dans la survenue de leucémies ou de lymphomes.

Photo de Anton Eprev

Mais si le caractère cancérogène de nombreux polluants est aujourd’hui un fait scientifique, il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan puisque les substances chimiques issues de nos sociétés hyper industrialisées se comptent en centaines de milliers, et seule une petite partie d’entre elles a fait l’objet d’une évaluation approfondie de leur toxicité8. Les comportements des substances chimiques dans la chaîne du vivant (dont le corps humain…) sont très complexes, ce qui pose un défi pour la recherche scientifique : il s’agit d’étudier les multiples interactions entre substances (effets cocktail) et les expositions des individus tout au long de leur vie (concept d’exposome, introduit dans la réglementation française en 20169), et même sur plusieurs générations. Il a en effet été prouvé que l’exposition des femmes au DDT — un pesticide massivement utilisé dans les sociétés d’après-guerre — augmentait le risque de cancer du sein de la génération suivante10. Ainsi pour certains auteurs, le cancer du sein des femmes de mon âge n’est autre que le cancer des filles des femmes de la génération du baby-boom11.

Un enjeu de société

Certes, on soigne mieux le cancer aujourd’hui qu’il y a quelques décennies grâce à des avancées thérapeutiques de plus en plus innovantes. Mais on traite les conséquences et non les causes. De la même manière, le « réarmement démographique » annoncé en janvier 2024 par Emmanuel Macron passe sous silence les causes environnementales de l’infertilité et le problème des perturbateurs endocriniens. En fait, notre société a tellement confiance en ses capacités technologiques qu’elle s’occupe davantage de mettre des moyens dans la réparation des dégâts de la croissance effrénée, que dans le fait de trouver d’autres formes de productions et d’échanges moins mortifères12.

Pourtant, c’est toute la société qui paie un lourd tribut de cette inaction publique. En premier lieu les malades, qui subissent des traitements souvent très lourds pouvant impacter tous les aspects de leur vie. Quand le cancer métastatique devient chronique, la chronicité est elle-même une source de souffrance à cause du rythme qu’elle impose à l’existence du malade. Exister avec des « bons de survie » délivrés au gré des bilans d’extension tous les trois mois, n’est pas évident.

Notre système de santé n’est pas en reste : le cancer est la pathologie la plus onéreuse pour l’assurance maladie, avec un coût qui s’élevait à 22,5 milliards d’euros en 2021. Un traitement anticancéreux coûte en moyenne 14 500 € par an et par patient. Les traitements innovants (thérapie ciblée, immunothérapie) sont de plus en plus utilisés et engendrent des dépenses en forte augmentation :  elles représentaient 3,3 milliards d’euros en 2018 et 5,9 milliards d’euros en 202213. Chiffres vertigineux, n’est-ce pas ? Et surtout, un message à retenir : sur le temps long, ce sont les services publics — et donc les contribuables — qui devront porter la charge du coût sanitaire dû à un manque de régulation des causes environnementales des maladies en amont.

Scandales sanitaires

Les preuves scientifiques sur les maladies environnementales ne pèsent clairement pas assez sur les réglementations en matière de politiques sanitaires et environnementales. En témoignent les nombreux scandales récents : le chlordécone aux Antilles, les PFAS en France et dans le monde, le renouvellement, en novembre 2023, de l’approbation du glyphosate pour dix ans dans l’Union européenne, et dans le même temps, le report de la révision du règlement européen REACH sur les substances chimiques, qui devait permettre d’éliminer des milliers de substances dangereuses des produits de grande consommation… Le processus de régulation et d’expertise publique des produits chimiques reste sous l’emprise des lobbys industriels, qui exercent une forte influence sur la production de connaissances — et d’ignorance — quant à la toxicité des substances qu’ils produisent14.

En tant que patient·es, proches aidant·es, associations, professionnel·les dans le domaine de la santé ou de l’environnement ou simples citoyen·nes, nous ne pouvons plus rester silencieux face à des décisions politiques incompatibles avec les enjeux actuels de transition écologique et de santé des populations. Nous nous joignons à d’autres communautés qui se sont insurgées récemment contre les décisions du gouvernement.

Le 8 février 2024, dans une tribune parue dans La Croix suite à la suspension du Plan Ecophyto (qui visait à réduire de 50 % l’usage des pesticides d’ici 2030), 140 chercheur·es en sciences humaines et sociales ont rappelé que la nocivité des pesticides sur l’environnement et l’homme est un fait scientifique, et ont appelé à une transformation du modèle de production agricole.

Le 7 mai, dans une tribune publiée dans Le Monde au lendemain du nouveau plan Ecophyto annoncé par le gouvernement, un collectif rassemblant près de 400 chercheur·es, plus de 200 soignant·es ainsi que des associations de patients et de défense de l’environnement a pris position en affirmant qu’avec ce nouveau plan, le gouvernement persiste dans une politique d’immobilisme sur les pesticides vieille de 20 ans.

Le 13 février, plus de 500 soignant·es avaient alerté sur les risques sanitaires (cancers, maladies liées à la pollution de l’air…) liés au projet de construction de l’autoroute A69 en rappelant qu’économie, écologie et santé ne peuvent plus être dissociées et que les aménagements de territoire destructeurs d’aujourd’hui seront les scandales sanitaires de demain.

Enfin le 24 avril, dans une tribune publiée à l’occasion de la troisième Journée européenne des hormones initiée par la Société européenne d’endocrinologie, les organisations du Collectif interassociatif pour la santé environnementale ont appelé la France et l’Europe à s’engager avec détermination afin de réduire l’exposition des populations aux perturbateurs endocriniens et pour repenser l’approche de la prévention.

Il n’y a pas de fatalité

Le CIRC estime qu’en 2050, le nombre de nouveaux cas de cancer aura augmenté de 77 % à travers le monde, faisant peser une très lourde charge sur des services de santé déjà saturés (ou inexistants). 2050 nous concerne toutes et tous, c’est notre génération autant que celle de nos enfants. Mais il n’y a pas de fatalité : le cancer peut reculer, à condition de bien en identifier les causes. Cela suppose une mobilisation active de toute la société, consciente des enjeux, et en capacité d’agir dans le même sens. Il est notamment possible d’organiser une prévention plus efficace qui passe par la sensibilisation sur les dangers des polluants et par la mise en place de mesures simples pour vivre dans un environnement plus sain (usage raisonné des produits ménagers et cosmétiques, ustensiles de cuisine, alimentation…).

Le cancer ne doit pas devenir une maladie banalisée, témoin de notre monde malade.

Cependant, au-delà des comportements individuels, il est primordial d’agir au niveau territorial et d’opérer des choix d’aménagement et d’urbanisme, ainsi que des choix industriels, plus favorables à la santé. La prévention des cancers est bien plus qu’un problème médical, c’est un problème de santé publique, et il y a vraiment un changement de paradigme à réaliser en France. La deuxième Stratégie Nationale sur les Perturbateurs Endocriniens, dont le bilan sera dressé à Paris le 12 juin prochain, fait partie des outils politiques à renforcer pour parvenir à ce changement de paradigme.

Rendre visibles les facteurs de risque environnementaux passe également par la création d’un registre national des cancers : aussi étonnant soit-il, les chiffres nationaux des cancers proviennent d’une extrapolation de registres qui couvrent seulement 19 à 22 départements sur les 101 départements français15. Comment, alors, savoir exactement combien de cancers surviennent et où ils surviennent ? Comment repérer d’éventuels clusters, mieux comprendre l’exposome qui a conduit à ces cancers et mettre en place un système de veille sanitaire ? Un tel registre national existe dans la plupart des pays européens. Il est demandé en France depuis longtemps par la société civile comme l’association de patientes Jeune & Rose et le collectif Stop aux Cancers de nos Enfants.

Mettre en œuvre des politiques publiques à la hauteur des enjeux

Face à la progression constante des maladies chroniques, ayons le courage de lutter contre la production de doute et d’ignorance qui entourent la dissémination des perturbateurs endocriniens et autres substances toxiques dans notre environnement. Donnons plus de moyens à la recherche scientifique afin de mieux cibler les facteurs de risque, améliorer la prévention et enfin faire baisser le nombre de cancers. Il existe déjà beaucoup de preuves et nous ne devons plus attendre pour agir. Ayons le courage de mettre en œuvre des politiques sanitaires et environnementales qui soient en cohérence avec les faits scientifiques et à la hauteur des enjeux. Protégeons en particulier les populations les plus vulnérables — femmes enceintes et enfants en bas âge — car l’exposition à des polluants peut avoir des effets délétères des années plus tard. Le cancer ne doit pas devenir une maladie banalisée, témoin de notre monde malade. Je ne veux pas que ma fille subisse la même épreuve que moi.

Et vous ?


Co-auteur·ices de la tribune par ordre alphabétique :

– Fanny Arnaud, docteure en géographie et ingénieure de recherche au CNRS, Lyon, patiente

– Emeline Béréziat, ingénieure en gestion de l’eau, Amsterdam

– André Cicolella, chimiste toxicologue, président de l’association Réseau Environnement Santé

– Xavier Coumoul, professeur de toxicologie et biochimie, Université Paris Cité, INSERM

– Mélanie Courtier, co-fondatrice de l’association Jeune & Rose, Bordeaux, patiente

– Dorine Etienne, ingénieure en environnement, Lyon, proche aidante

– Meriem Koual, chirurgienne gynécologue à l’hôpital Européen Georges Pompidou et enseignante-chercheure, Université Paris Cité, INSERM

– Nelly Mathieu, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Clermont-Ferrand, patiente

– Grégoire Naudet, ingénieur territorial, Lyon

– Fanny Thauvin, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Lorient, patiente

– Fanny Trouillard, ingénieure en gestion de l’eau, Lyon

La liste complète des signataires peut être consultée ici et vous pouvez encore signer cette tribune .


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Merci pour votre soutien !

Notes

  1. Panorama des cancers en France, édition 2023, Institut National du Cancer, 21 p.
  2. Panorama des cancers en France, op. cit.
  3. Agence de recherche de l’Organisation Mondiale de la Santé qui s’appuie sur les meilleures sources de données disponibles pour 185 pays ou régions et 36 types de cancer.
  4. https://gco.iarc.fr/today/en/dataviz/maps-heatmap : Age-Standardized Rate (World) per 100 000, Incidence, Both sexes
  5. Expertise collective INSERM Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données 2021. Éditions EDP.
  6. Étude XENAIR du département Prévention Cancer Environnement du Centre Léon Bérard, 2022.
  7. Travaux de Véronique Maguer-Satta, directrice de recherche au Centre Léon Bérard, prix Ruban Rose Avenir 2021.
  8. S. Boudia et E. Henry, Politiques de l’ignorance. Éditions Presses Universitaires de France, 2022, 108 p.
  9. Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé : dans l’Article 1, le concept d’exposome est défini comme « l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine ».
  10. Expertise collective INSERM Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données 2021, op. cit.
  11. A. Cicolella, Cancer du sein, en finir avec l’épidémie. Éditions Les Petits Matins, 2016, 144 p.
  12. M. Négré-Desurmont, « Octobre rose » ou la non-politique du sein. Terrestres, 19 octobre 2022.
  13. Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, Mai 2024, 455 p.
  14. S. Boudia et E. Henry, Politiques de l’ignorance, op. cit.
  15. C. Izoard, Cancer : l’art de ne pas regarder une épidémie. Terrestres, 1er juillet 2020.

L’article Cancer et causes environnementales : Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? est apparu en premier sur Terrestres.

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