11.12.2024 à 06:20
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Alors que nous fêtons les cent ans de l’insurrection populaire en Géorgie contre l’annexion soviétique, la lutte pour l’indépendance et la liberté face à l’emprise russe demeure toujours la raison principale des mobilisations populaires ici. Cependant, au-delà de l’injonction à choisir entre deux puissances impériales, l’Europe et la Russie, le mouvement de contestation, qui ne cesse de gagner en intensité depuis plusieurs mois, exprime aujourd’hui une colère sociale croissante face au régime autoritaire local et à l’emprise des puissances économiques étrangères qui déferlent sur le Caucase.
Contrairement au discours médiatique dominant, cette mobilisation populaire qui se déploie à différents niveaux, entre les affrontements de rue et la solidarité autogérée, est porteuse d’une revendication plus large que celle de l’intégration à l’Union européenne. Si l’avant de la scène rappelle la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, il faut encore identifier la spécificité du contexte géorgien pour comprendre les tumultes profonds que traverse cette lutte actuelle, sa force et sa complexité.
Cet article a été rédigé par un·e militant·e anti-autoritaire géorgien·ne en exil, en communication avec des collectifs locaux à Tbilisi, Kutaisi et Zugdidi. Les photos proviennent de მაუწყებელი / Mautskebeli. Les géorgien·nes utilisent le nom Sakartvelo pour désigner le pays.
Sans tomber dans un romantisme nostalgique ou insurrectionnel, ni dans le discours des médias dominants, pour comprendre ce qui se joue en ce moment dans les rues de Géorgie, il faut écouter ce que raconte la colère sociale. Cet article s’adresse aux lecteur·ices en Occident, notamment en Europe de l’Ouest, qui sont soit piégés par un campisme réducteur, qui présente la lutte en Géorgie — ainsi que d’autres luttes dans le contexte post-soviétique, comme en Ukraine ou en Tchétchénie — comme simplement alignée sur les seuls intérêts du bloc euro-atlantique, en omettant les enjeux géopolitiques vis-à-vis de l’impérialisme russe et les politiques autoritaires internes ; soit - emporté·es par une exaltation soudaine, nourrie par une attention médiatique que l’on n’a pas eu mérite de recevoir, même pendant la guerre de 2008, et qui met en scène les événements de façon partielle, en se concentrant sur l’esthétique insurrectionnelle aux étoiles dorées, drapeaux européens fermement agités face aux jets du canon à eau.
Car, soyons honnêtes, pour attirer l’attention de l’Ouest, il faut soit du tragique, soit du spectaculaire. Du tragique, on en a eu tout au long des dernières décennies. Mais l’histoire récente des territoires post-soviétiques reste une tâche maussade dans le décor des guerres et des conflits, pas assez proche pour s’en sentir saisi, pas assez lointaine pour s’en culpabiliser.
Du spectaculaire, chez nous, c’est plutôt dans les montagnes que dans la rue.
Mais cette fois-ci, les images des manifestant·es avec des feux d’artifice, des scènes d’affrontement direct avec les forces de l’ordre à mains nues, des visages en sang et sans aucun remords, font leur effet, aussi bien sur les médias mainstream que sur les insurrectionnalistes.
BFMTV diffuse en Live depuis l’avenue Rustaveli à Tbilissi les scènes d’émeutes, tandis que le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, emploie lors de son briefing un discours qu’on avait déjà cru entendre de la même chaîne pendant le mouvement des Gilets Jaunes en France, parlant des « casseurs violents » et des « agresseurs des forces de l’ordre ». Les politiciens européens ne cachent pas non plus leur état de choc face aux violences policières et dénoncent l’usage disproportionné de l’appareil répressif, tandis que le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien , diffuse les scènes des charges et des descentes policières contre les manifestations en Europe pour sa propre propagande anti-occidentale.
Alors, pourquoi toute cette attention maintenant ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques — entre les pro-occidentaux et les pro-russes, le régime autoritaire local côtoyant les BRICS [l’alliance transnationale impliquant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud] et l’extrême droite euro-atlantique, et le progressisme néolibéral employant des méthodes meurtrières — qui sous-tendent les événements en Géorgie ? Et enfin, quelle est la lutte propre à la population géorgienne, quelles sont les raisons de sa colère vis-à-vis du gouvernement et de ses politiques autoritaires grandissantes ?
Pour tenter de faire une lecture approfondie des événements en cours, au-delà des images qu’on en fait depuis l’Europe occidentale, il faut les situer sur deux niveaux : d’une part, dans la spécificité du contexte local actuel, et d’autre part, dans celui de la période post-soviétique, en général.
Si cela fait une semaine que la contestation ne cesse de prendre les rues toute la nuit et de gagner en ampleur dans plusieurs villes, elle s’inscrit dans un mouvement social amorcé au printemps dernier contre la “loi sur l’influence des agents étrangers”.
C’est dans ce contexte que les élections parlementaires ont été visiblement fraudées, maintenant au pouvoir le parti dirigeant, le Rêve Géorgien, mené par l’oligarque Bidzina Ivanishvili.
Avant la déclaration du Premier ministre suspendant le processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, les manifestations s’organisaient pour contester les résultats et demander de nouvelles élections. Suite aux dispersions violentes des manifestations, arrestations brutales, agressions de rue par les flics ainsi que par les forces extra-policières, répressions judiciaires et incarcération des jeunes, les grèves, démissions dans le service public, occupation de la Chaîne Publique de la Géorgie, et mobilisations d’élèves dans des écoles régionales se sont multipliées, dépassant ainsi la simple question électorale. Dans la contestation prennent part des collectifs déjà formés : habitant.es des régions périphériques en lutte contre les projets de destruction environnementale, mouvements étudiants en lutte pour l’accès au logement, collectifs queers et féministes, ainsi que des personnes mobilisées contre les expulsions.
Aujourd’hui, la menace de l’autoritarisme pressant plane sur tout le monde, annonçant la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu pour étouffer la possibilité de manifestation, ainsi que la réforme du service public – une manœuvre visant à procéder à des licenciements massifs d’opposants et de toute personne jugée critique.
At En parallèle, la répression policière s’intensifie : centaines d’arrestations, y compris des mineurs et de jeunes majeurs, personnes hospitalisées pour mutilations policières, dont un jeune en réanimation, perquisitions massives, ainsi que des passages à tabac et des humiliations dans les rues. Des policiers anti-émeutes, tentant de démissionner, sont eux-mêmes réprimés par leurs collègues, comme l’a révélé un agent ayant quitté le pays. Depuis plusieurs nuits, ce sont les “zonderebi”, les “titushkebi, autrement dit les “gros bras” armés et en civil, employés pour le “sale boulot”, qui rôdent dans les rues pour défigurer des manifestants et des journalistes. Le gouvernement a également annoncé un projet de réforme de la police, facilitant l’accès aux services sans passer par les concours, afin de permettre le recrutement de nouveau personnel et d’avoir la capacité d’étouffer un mouvement qui prend désormais des proportions nationales.
Si le Rêve Géorgien est arrivé au pouvoir en 2012 en s’opposant au gouvernement néolibéral de Mikheil Saakashvili et à son état policier sanglant, il incarne aujourd’hui le versant d’un même système policier. Il emploie la violence policière et judiciaire sous une forme tripartite : répression de rue à la française (armement anti-emeute, nasse, tabassage, ), répression judiciaire à la russe (arrestations et peines de prison pour militant.es et opposant.es), et violences mafieuse (bavures par les « gros bras », violences et agressions dans les lieux de vie, menaces sur les proches et membres de familles), rappelant les méthodes de l’ancien régime de Mikheil Saakashvili, qui a quitté le pouvoir en 2013.
Le ras-le-bol généralisé contre les « Natsi » et le « Kotsi » — termes péjoratifs désignant respectivement les partis au pouvoir et dans l’opposition, ainsi que leurs alliés — se manifeste par une tirade d’insultes lancée contre les deux camps lors des rassemblements. Trop de colère pour cherches des belles paroles, les injures partent en coups d’éclats dans la télévision et lors des prises de parole publique. C’est pour la même raison que les politiciens du MNU se font dégager par des manifestant.es, dont certain.es victimes de leur régime répressive. « La résistence au régime policier qui a permis au gouvernement de prendre le pouvoir sera également celle qui marquera sa fin » – déclarent des militant.es lors de leurs prises de paroles, notamment lors des rassemblements organisés pour la libération de toustes les détenu.es.
Ce rejet des deux partis traduit aussi une profonde défience envers les autorités et un refus de se soumettre aux dualismes persistants qu’ils véhiculent de façon caricutale: le projet civilisationnel occidental et le projet guerrier de la Russie, le progressisme contre l’obscurantisme, l’asservissement à l’hégémonie occidentale contre l’asservissement à un impérialisme territorial, le nationalisme ultra-libéral contre le nationalisme ultra-conservateur. Le point de convergence de ces dualismes est aussi leur point de rupture : maintien de l’ordre déchaîné, politiques destructrices des conditions d’habitabilité, exploitation des ressources naturelles inscrite dans le marché impérial mondialisé, appauvrissement et surendettement de la population en échange d’ alliances économiques et géostratégiques avec des puissances étrangères.
Pour délégitimer le mouvement la rhétorique du gouvernement cherche à raviver le clivage de lié à la « polarisation », mettant ainsi les politiciens du MNU sous les projecteurs. Se présentant comme le garant de la souveraineté nationale face à la menace de guerre provenant du nord et aux dangers d’un coup d’Etat émanant des forces occidentales, l’exemple de l’Ukraine est constamment manipulée pour semer la peur. Le mouvement actuel est comparé à celui de Maidan, pour soutenir qu’il ne serait pas autogéré mais contrôlé par des partisans du Maidan et du MNU, en insistant que la révolution avait entraîné des centaines de mort en l’Ukraine et ensuite la guerre.
Cette rhétorique anti-ukrainienne, qui minimise à la fois la dimension sociale et la puissance d’agir propre au mouvement de Maidan non-réductibles aux seules forces neo-nazis, s’accorde avec la rhétorique anti-guerre déployée tout au long de la campagne électorale. Que le gouvernement ait affiché des images des guerres sous forme de publicité électorale prouve que, derrière l’illusion de maintien de la paix, se cache des méthodes des plus ignobles pour le maintien du pouvoir : exploitation des traumatismes encore peu digérés de notre mémoire collective, notamment de celle de 2008 et des années tumultueuses de 90, traversé par les méandres du mouvement indépendantiste accompagné d’un putsch, d’une guerre civile et des conflits interethniques.
Le recours à la bavure policière et judiciaire est permis par des réformes législatives adoptées au printemps dernier, qui servent également de base solide à la rhétorique idéologique fondée sur l’ autoritarisme anti-occidental.
La loi sur la « transparence de l’influence des forces étrangères » reprend un projet avorté il y a un an et demi après des protestations massives. Elle a été adoptée un an plus tard, le printemps dernier, après deux mois de manifestations et le contournement d’un veto présidentiel.
Calquée sur son homologue russe, cette loi oblige toute organisation à but non lucratif recevant 20 % de ses revenus annuels de sources étrangères – qu’il s’agisse de subventions ou de financements individuels – à s’enregistrer comme « entité représentant les intérêts d’une force étrangère ». Or, dans une économie locale marquée par l’absence de subventions publiques et de sources de revenus alternatives, cette législation met en péril, en premier lieu, non pas les grandes ONG comme le présente la rhétorique officielle, mais surtout les petites associations, syndicats, médias indépendants, ainsi que les collectifs locaux et autogérés.
Que cette loi vise tout d’abord à réduire au silence les foyers de résistance et de lutte, le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, l’a déclaré ouvertement lors de son briefing du 3 décembre : « on construira le barrage de Namakhvani. »1 Désormais, rien n’empêcherait la réalisation des mégaprojets d’infrastructures hydroélectriques, considérés comme le point d’orgue du développement économique. Il faisait référence au mouvement de la vallée de Rioni, désormais taxé de pro-occidental après avoir été qualifié de pro-russe il y a trois ans, lors de leur combat actif. Or, le mouvement de la vallée de Rioni, qui incarne la lutte environnementale autogérée menée par la population locale et qui a réussi à faire reculer l’entreprise turque concernant la construction d’un méga-barrage hydroélectrique, est devenu l’une des cibles principales dans la rhétorique du gouvernement, en tant que menace à la soi-disant souveraineté et indépendance énergétique. En réponse à la déclaration du premier ministre, les habitant.es de la vallée ont brandi une banderole lors d’un rassemblement à Tbilissi : « le barrage de Namakhvani ne sera pas construit ».
À part le mouvement de la vallée de Rioni, de nombreuses résistances locales luttent contre les injustices sociales et environnementales engendrées par les projets économiques d’envergure, notamment l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles.
Dans l’Ouest de la Géorgie, en Mingrélie, ce sont les habitant·es du village de Balda qui se mobilisent pour empêcher le démarrage d’un chantier de construction d’un projet d’aménagement écotouristique, impliquant la privatisation de la rivière, des terres et des lieux de vie, ainsi que des dommages importants et des effondrements des pentes de montagne.
À Shukruti, les habitant·es combattent la surexploitation des sols pour l’extraction de manganèse par l’entreprise Georgian Manganese, un holding britannique de Stemcor. À cause des explosions, le village s’enfonce dans le sol, emportant avec lui les maisons de ses habitant·es. Les veillées habituelles, occupant le site du chantier, ont été déplacées cet autonomne jusqu’au Parlement à Tbilissi, avec les formes les plus radicales de protestation : grève de la faim et bouches cousues.
Mais derrière la lutte des petits peuples se jouent les enjeux des grands acteurs économiques : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et, bien sûr, l’Union européenne. Les stratégies de pouvoir et de domination se traduisent par des jeux d’alliances inter-impérialistes, de conflits et de guerres où l’énergie constitue une arme par excellence.
La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont renforcé la position géostratégique de la Géorgie au sein des projets d’infrastructures économiques – tels que le corridor gazier et pétrolier, les ressources hydroélectriques, ainsi que les voies de transit maritimes et terrestres – et la « Loi sur les agents étrangers » s’y présente comme garant de la réalisation de tels projets. Parallèlement, le gouvernement a adopté, au même moment, la loi offshore, la loi anti-LGBT, des modifications de la loi sur les pensions cumulées, et a signé des mémorandums énergétiques et économiques avec la Turquie et la Chine.
Ainsi elle semble s’inscrire dans une stratégie de rapprochement avec les BRICS, notamment, avec la Chine et l’Azerbaïdjan pour renforcer les échanges commerciaux à travers son rôle de corridor de transit. Plus précisément, la Géorgie joue un rôle stratégique dans l’initiative “la Ceinture et la Route” (BRI) , l’initative de la Chine pour la « nouvelle route de la soie » en s’intégrant au corridor économique Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest. Son implication repose sur deux projets clés : la construction d’un nouveau port à Anaklia, destiné à devenir un hub majeur, et de la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui renforce les connexions logistiques entre l’Asie et l’Europe.
Cette position stratégique permet également au gouvernement géorgien d’exercer une forme de pression sur l’Union européenne, notamment en raison de son implication dans le projet colossal de construction du plus long câble électrique sous-marin, qui acheminerait l’électricité fournie par l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne, en passant par la mer Noire en Géorgie. Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante du transit énergétique passe déjà par les pipelines traversant la Géorgie, notamment l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline), qui relient la mer Caspienne à la Turquie via le territoire géorgien.2
Ce sont par les alliances géostratégiques pour la conquête des ressources que l’on voit que la fragmentation du monde en deux blocs majeures - d’un côté le bloc euro-atlantique et de l’autre, la Russie –n’a plus de sens, et qu’il faut désormais la penser dans sa multipolarité. Dans cette même perspective, sur le plan géopolitique, le Rêve Géorgien s’allie autant avec les gouvernements de l’extrême droite euro-atlantiques ( Trump, Orban ) qu’avec le puissances régionales sur la base d’un discours populiste souverainiste et conservateur. Sur le plan économique – politiques d’extraction rapaces, dépossession et appauvrissement des populations – il s’inscrit pleinement dans le marché capitaliste mondialisé aux côtés du camp progressiste.
Dans le but de renforcer le conflit social déjà engagé par l’implantation de l’hégémonie occidentale dans le pays, à travers notamment l’ingérence de ses institutions et ONG dans les sphères économiques et culturelles, le gouvernement s’est habilement approprié un discours antioccidental, soulevant ainsi la sympathie d’une partie de la population méprisée par ces dernières. Cette mascarade rhétorique lui permet d’ériger certains « groupes sociaux » en boucs émissaires, justifiant ainsi la mise en place d’un régime autoritaire pour la défense « de la paix, des traditions et de la souveraineté économique ». Mise à part des « bloqueurs » de l’indépendance énergétique, c’est « le groupe LGBT » qui représenterait l’une des menaces principales pour notre identité culturelle et religieuse.
C’est dans cette perspective que la nouvelle loi anti-LGBT, nommée la “Loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs”, est entrée en vigueur le 2 décembre. Cette loi, qui met l’équivalence entre l’inceste et relations homosexuelles ainsi qu’à l’identité de genre, criminalise les personnes queer ainsi que tout accès aux soins ou à la « manipulation médicale », selon ses termes. Outre la communauté queer, la loi permet également de criminaliser toute forme de soutien, manifestation, regroupement public ou prise de position publique, susceptibles d’être étiquetées comme « propagande pro-queer ». Le collectif Résistence queer a écrit à propos de l’application de la loi dans son « manifeste anti-fasciste » :
“En Géorgie, où près d’un million de personnes ont quitté le pays pour migrer en quête de travail au cours des cinq dernières années, un enfant sur trois vit dans une pauvreté extrême, tandis que les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, l’oligarque avide a fondé sa campagne électorale sur de fausses promesses de paix et sur la propagation d’une haine artificielle.
“En criminalisant un groupe de la population — les personnes queer — et en légalisant la haine et la censure pour établir un contrôle totalitaire, la loi désigne également comme criminels tous celleux et tout ce qui s’opposera à la législation de ce mal .”
En effet, face à l’appauvrissement et au surendettement généralisé de la population, où les banques et les services privés détiennent une toute-puissance, tandis que la question de l’identité nationale reste toujours à définir, il devenait nécessaire de forger l’icône de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas loin, pas en Russie ou en Turquie, mais juste sous nos yeux, importé de force par l’Occident : celui ou celle dont la vie, son existence et sa manifestation publique, menace la préservation de nos mœurs, de nos traditions, et contribue à des problèmes démographiques, un sacrilège porté à nos valeurs. Cette manœuvre relève d’une opération de déplacement des problèmes sociaux, visant à remplacer un ancien archétype de l’ennemi par un nouveau, en tant que catalyseur d’une construction identitaire.
Cependant, si la responsabilité de la criminalisation des personnes queer incombe au gouvernement, celle de l’instrumentalisation de la question queer revient, elle, à l’impérialisme sexuel occidental. Alors que les missionnaires des « droits de l’Homme » étaient censés protéger les minorités opprimées, la riposte autoritaire et ultraconservatrice en a fait l’une de ses premières cibles, en mobilisant l’argument anti-occidental. Le queer-washing n’a fait que renforcer le clivage social et culturel, séparant les « obscurantistes religieux » des progressistes libéraux. Si la question LGBTQ est exploitée avec autant de vigueur par le gouvernement, c’est parce qu’il sait bien provoquer une forte tension culturelle et existentielle en rejouant cette opposition et en prenant la défense du camp anti-progressiste, méprisé et moqué par les politiques « civilisationnelles ».
La contestation massive, que l’on réduit aux rassemblements pro-européens, a sa propre spécificité dans les formes d’organisation, de sociabilisation et d’entraide, que l’on ne retrouverait jamais dans les rues de l’Europe.
Pendant les rassemblements de l’avenue Rustaveli, les danses traditionnelles, les chants folkloriques et religieux se mettent en scène ; les cool kids de la gen’ Z poussent les slogans – le « Gaumarojos Sakartvelos » – que l’on pourrait tout aussi bien entendre de la bouche des « obscurantistes » au moment d’un toast sur la patrie, la liberté et l’église ; les mères accompagnent leurs enfant.es, dans l’espoir vain de les protéger des abus policiers ; le cri d’une mère – « lâche-le/la, c’est mon enfant » – est devenu le slogan phare, désormais gravé sous forme de graffiti, de la contestation ; les grand-mères, quand elles ont encore la force de se déplacer, sont entourées et protégées par les manifestants contre les jets de canon à eau ; des prêtres sortent de l’église de Kashveti pour abriter les manifestant.es poursuivi.es.
Le soutien et l’entraide, d’une douceur extrême, se mettent en place aux côtés des affrontements violents ; derrière les masques à gaz, les boucliers aux graffitis « 1312 », se trouve aussi l’idée du commun, le commun qui s’exprime tout d’abord au niveau d’un sentiment d’appartenance collective, écrasé tout au long de son histoire d’existence et ajoute une forte dimension culturelle, voire existentielle, à la résistance politique.
Les raids policiers, militaires et para-militaires, l’avenue Rustaveli en a connu de nombreux depuis le mouvement indépendantiste des années 90. Des manifestant.es de la « génération des parents » évoquent la mémoire du 9 avril 1989, date qui marque le début tragique du mouvement indépendantiste avec la mort des jeunes manifestant.es écrasés par les tanks russes. Le recours aux forces extra-policières et la manipulation autour de la question de la guerre invoquent la mémoire collective : les crimes de guerre du groupe para-militaire Mkhedrioni, notamment en régions de Mingrélie et d’ Abkhazie, traumatisme collectif lié à la destruction des corps et des âmes suite aux massacres des Ossètes et des Abkhazes, au nettoyage ethnique des Géorgiens et aux déplacements forcés, ainsi qu’à la rupture des liens interethniques et familiaux.
Pour comprendre ce qui se joue derrière ce qui peut être interprété comme le désir de l’Occident, il faut également avoir cette lecture historique. D’abord l’empire tsariste, puis soviétique, font de la Russie l’une des principales puissances coloniales pour la Géorgie, après l’empire ottomane.
Pour rappeler le déroulement de l’histoire récente de la libération, la Géorgie et, ensuite, la Tchétchénie, proclament leur indépendance en 1991, avant la chute de l’URSS. Tout ceci se déroule dans un paysage marqué à la fois par l’intensification des luttes nationalistes et éthno-nationalistes, faisant appel à la sécession des groupes ethniques minoritaires sous la protection de l’URSS (Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie).
La guerre civile se déclenche dans la capitale suite au coup d’État mettant aux prises les indépendantistes géorgiens, avec Zviad Gamsakhourdia à leur tête, et l’opposition putschiste, devenue le Conseil d’État dirigé par l’ancien chef communiste Eduard Chevardnadze. Cette guerre dégénère en un conflit dit inter-ethnique de 1991 à 1993 en Abkhazie.
La guerre de 2008 avec la Russie, bien qu’elle se déroule dans un cadre différent de celui des années 90, ravive les mêmes blessures liées aux conflits ethniques et territoriaux. Cette fois-ci, c’est l’Ossétie du Sud, une autre région majoritairement peuplée de minorités ethniques, qui finit par être occupée par la Fédération de Russie.
Mais qu’on ne se méprenne pas : si la question de l’autonomie des minorités ethniques dans un territoire où cohabitent une multiplicité de langues, de religions et de traditions est un enjeu crucial, la Russie reste une superpuissance extérieure qui utilise les tensions ethniques comme levier dans un bras de fer, dans le seul but d’élargir son règne territorial. Tout comme en Ukraine, la Russie a toujours su associer la violence de son régime impérial aux troubles ethno-identitaires en Caucase, s’érigeant en « sauveur des minorités ethniques opprimées ».
Ainsi, derrière les drapeaux européens se cache l’espoir d’un monde meilleur, derrière le désir de l’Occident – le désir d’indépendance. Mais l’Europe, comme horizon, ne se construit pas seulement en effet de miroir vis-à-vis de la Russie ; elle découle également de la propagande et du soft power de l’hégémonie néolibérale euro-atlantique, qui n’a cessé d’étendre sa zone d’influence sur les territoires post-soviétiques depuis la chute de l’URSS.
Pour nous, les deux générations des années 90, la promesse de la voie pro-occidentale, au moment de l’après-guerre et suite au déclin du mouvement indépendantiste, représentait le rêve d’un monde meilleur qui se trouvait alors de l’autre côté du rideau de fer : la paix, le pain, l’électricité, l’eau chaude, l’éducation et la santé. Aujourd’hui, même si l’Europe continue d’incarner une promesse pour une partie de la population, personne n’est dupe.
Depuis la libéralisation des visas en 2017, la Géorgie demeure sur la liste des pays à forte demande d’asile, aux côtés de l’Afghanistan et du Bangladesh. Cette statistique indique concrètement que, dans une population de 3,5 millions d’habitant.es, chaque famille a au moins un membre en parcours d’exil et de migration, à la recherche de protection et de conditions de subsistance, pour avoir accès aux soins de santé gratuits ou aux ressources financières suffisantes pour soutenir les proches restés dans le pays, ou pour rembourser les crédits d’une famille surendettée. Étant ainsi étiqueté.e.s comme les « mauvais.e.s exilé.e.s », car considérés comme des « migrants économiques » ou « pour des raisons de santé », non seulement le droit inaliénable à l’accueil leur est refusé, mais, en prime, ielles sont soumis.es à toutes sortes de violences institutionnelles et policières, allant des centaines d’expulsions illégales jusqu’à la mort de détenus dans des centres de rétention à la suite de violences policières.3
Alors que l’Europe aimerait cartographier la Géorgie sous sa zone d’influence, son traitement vis-à-vis de la population géorgienne en parcours d’exil et de migration économique révèle toute son imposture et son hypocrisie.
Ainsi, pour la population émigrée, notamment dans le contexte grandissant de racisme et de l’ascension de l’extrême droite, l’Europe ne représente plus cette force chimérique qui nous sauverait de l’impérialisme guerrier et garantirait de meilleures politiques sociales dans un pays en proie à la prédation privée. Pour la population sur place, dans la mesure où les questions géopolitiques se mêlent aux questions d’ordre identitaire, si l’Europe représente une stratégie de survie pour certains, la préoccupation principale, et maintenant encore plus, reste celle de l’autoritarisme du gouvernement local.
En guise de conclusion j’aimerais ajouter le message de soutien envoyé aux camarades en Géorgie depuis Paris:
“Depuis le rassemblement des camarades syrien.nes qui célèbrent la chute du régime du dictateur Bashar Al assad, et celui des camarades géorgien.nes organisé en soutien au mouvement de contestation actuel, nous voulons apporter le message de solidarité internationaliste aux peuples en lutte contre les impérialismes, les régimes autoritaires locales et les injustices sociales.
“En ce moment du génocide en Palestine, des guerres - en Ukraine, au Liban et au Soudan, l’ascension des régimes autoritaires en Géorgie, en Iran et en Russie, ainsi que de l’extrême droite en Europe, le seul espoir réside dans la construction des alliances et de solidarité entre les peuples opprimés. Seule les peuples sauvent les peuples !
“De la Syrie jusqu’à la Géorgie, la chute du régime partout!
“Liberté à toustes les détenues en Géorgie !
“Amour et Rage
“ Camarades internationalistes depuis Paris”
Projet de construction de la Cascade Hydroélectrique de Namakhvani, la plus grande ouvrage hydroélectrique depuis la fin de l’URSS sur le territoire géorgien, par l’entreprise turque ENKA ↩
La construction de pipeline déjà en 2006 a suscité de nombreuses oppositions des populations locales et cela va sans dire que l’économie locale n’a reçu aucun intérêt financier grâce à ces pipelines possedées par les consortiums multi-nationales, BTC Co et Société du pipeline du Caucase du Sud, dont la direction est partagée entre les entreprises européennes comme British Petrolium avec celles de l’Azerbaidjan et la turquie aux côtés de la Russie ou de l’Iran. ↩
Vakhtang Enukidze en 2020 au CPR de Gradisca d’Isonzo,en Italie ; Tamaz Rasoian ressortissant géorgien kurde,au centre fermé de Merkplas, Belgique, en 2023 ↩
03.12.2024 à 00:00
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La guerre civile syrienne est restée largement gelée depuis 2020, en raison d’un équilibre précaire des forces entre diverses factions, soutenues à des degrés divers par la Russie, la Turquie, l’Iran et les États-Unis. Ces derniers jours, cependant, profitant de la façon dont l’Iran et le Hezbollah ont été bloqués par le conflit avec Israël, tandis que la Russie était distraite par l’Ukraine, les forces antigouvernementales Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ont pris Alep et intensifié leur campagne contre la dictature de Bachar al-Assad. Alors qu’Assad est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes et que sa chute serait la bienvenue, cette évolution pose de nouveaux dangers.
Comme nous l’avons déjà évoqué , la situation en Syrie est complexe et les mêmes événements peuvent être très différents selon les points de vue. Afin de retracer une réalité éclairée par de nombreux points de vue, nous présentons ici le point de vue des participants à la révolution dans l’ouest de la Syrie, ainsi qu’un rapport des anarchistes du Rojava, la région du nord-est de la Syrie.
Il s’agit de la déclaration de la [Cantine Syrienne de MontreuilCantine Syrienne de Montreuil, un projet créé par des participants à la révolution syrienne en exil. Vous pouvez lire une interview avec eux ici.
Une alliance de divers groupes « rebelles » (jihadistes, islamistes, mercenaires sous tutelle de la Turquie, etc.) a lancé ces derniers jours une vaste offensive pour briser l’encerclement de la ville d’Idlib par le régime et ses alliés, et répondre à leurs attaques meurtrières. L’opération a permis de reprendre le contrôle territorial d’Alep (deuxième ville de Syrie) et de ses environs.
Cette offensive fait suite à la déstabilisation du régime iranien et du Hezbollah suite aux attaques israéliennes. Alliées de longue date d’Assad, les milices contrôlées par l’Iran ont continué à pilonner les zones rebelles de Syrie après le 7 octobre 2023. Même après l’attaque au bipeur orchestrée par Israël au Liban, le Hezbollah a attaqué Idlib (les 20 et 23 septembre 2024) avant de retirer une partie de ses troupes au Liban.
Dans un contexte humanitaire et économique catastrophique, l’opération militaire des groupes « rebelles » a forcé des centaines de personnes à quitter les zones récemment tombées sous leur contrôle (par peur de représailles), mais elle a aussi permis à des centaines de déplacés de revenir sur leurs terres et leurs maisons et de revoir leurs familles après de longues années de séparation et de survie difficile dans les camps de réfugiés.
Il y a des années, Alep avait déjà été libérée du régime d’Assad et auto-administrée par ses habitants de 2012 à 2016 avant de retomber aux mains du régime grâce au soutien de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah au Liban. Après un siège brutal, des bombardements incessants qui ont tué 21 000 civils et la destruction quasi totale de la partie est de la ville, la chute d’Alep a marqué une défaite militaire décisive pour la révolution syrienne.
Aujourd’hui, on ne peut que se réjouir de voir les forces du régime contraintes de fuir Alep : images de détenus libérés de prison, statues de la famille Assad renversées, portraits de Khameini, Nasrallah ou Soleimani déchiquetés. Mais soyons clairs, il n’y a aucune raison d’espérer pour l’avenir de la Syrie dans les zones « libérées » par ces groupes militaires, qu’ils soient jihadistes ou « modérés ».
Cette opération, pourtant décidée et coordonnée en Syrie, n’aurait pu voir le jour sans le feu vert de la Turquie, elle-même dépassée par l’ampleur de l’offensive. Il faut bien l’avouer, rares sont ceux qui croient encore aujourd’hui qu’Erdoğan est un ami du peuple syrien. La Turquie massacre les populations kurdes en Syrie et ailleurs, organise des déportations forcées de réfugiés syriens, tente depuis des années de normaliser ses relations avec Assad et utilise les combattants syriens comme mercenaires pour ses intérêts géopolitiques, sans parler de la répression de toute dissidence interne.
Quant aux groupes islamistes, leur pouvoir est contesté depuis des années par la population civile des zones qu’ils contrôlent. En 2024, des manifestations de grande ampleur ont eu lieu à Idlib pour exiger le départ d’[Abou Mohammed] al-Joulani, le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le groupe qui gouverne l’enclave. Sans légitimité populaire, HTC gouverne par la force ; il n’a pas réussi à réaliser les espoirs de la révolution de 2011. Les Syriens qui se sont soulevés contre la tyrannie d’Assad et ont tant sacrifié pour pouvoir vivre en liberté ne peuvent pas vivre sous des groupes comme HTC à long terme.
Une joie amère et ambiguë donc. Beaucoup reste incertain. Les conséquences humanitaires risquent d’être catastrophiques. Le régime et ses alliés ont multiplié les attaques sur les zones déjà contrôlées par les « rebelles » ainsi que sur celles qu’ils viennent de reprendre. Les hôpitaux d’Alep sont déjà débordés par le manque de moyens et de personnel. On ne sait toujours pas quelle sera la position des Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes. La seule chose dont on puisse être sûr, c’est l’éternel retour des partisans de « l’axe de la résistance » qui, sous couvert d’opposition à Israël et à l’impérialisme occidental, blanchiront une fois de plus les bourreaux qui ont assassiné et déplacé nos familles et nos amis.
Au milieu de tout cela, nous sommes largement dépossédés de notre révolution et de la possibilité d’autodétermination de notre pays. Entre les puissances étrangères qui jouent à leur jeu d’influence avec notre sang et les milices islamistes qui ne parlent que le langage des armes, pour l’instant, la force brute et les calculs géopolitiques décideront de notre avenir. La situation n’est pas excellente, mais la chute du régime reste la condition préalable à tout changement dans le pays. Encore et toujours, le peuple veut la chute du régime.
Vive la Syrie libre !
Gaza vivra, la Palestine sera libre !
« Ils doivent tous partir » pour un Liban libre !
Un aperçu général des principaux développements des deux derniers jours, apporté par les anarchistes internationalistes en Syrie.
L’offensive de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a fait une percée dans les premiers jours vers l’est (Alep) et le sud (Hama) et a ralenti les 1er et 2 décembre. Les forces du régime d’Assad semblent avoir repris la ville de Hama et stoppé l’avancée de HTS vers la ville de Homs. Les forces aériennes russes mènent une vaste campagne de bombardements, ciblant les unités de HTS mais aussi les infrastructures civiles et militaires à Idlib, Alep et le long de la route de l’avancée de HTS. Des rapports font état de victimes civiles et de combattants. Des avions appartenant au régime d’Assad ont également mené des frappes aériennes, mais à une échelle plus réduite. À Alep, dans le quartier kurde de Sheikh Maqsood, les habitants se sont préparés à l’autodéfense.
Au nord d’Alep, le canton de Şehba est occupé par l’Armée nationale syrienne (ANS) [soutenue par la Turquie]. Des milliers de personnes qui vivaient dans des camps de réfugiés depuis l’invasion turque d’Afrin en 2018 sont actuellement en cours d’évacuation. Les Forces démocratiques syriennes (FDS) organisent un couloir humanitaire pour permettre aux populations de quitter Alep et Şehba. Aucun affrontement majeur n’est signalé entre les FDS et l’ANS pour l’instant.
Dans d’autres régions de l’Administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie (DAANES), des bombardements d’artillerie et des activités de drones ont eu lieu, mais pas plus que d’habitude.
Des informations font état de l’avancée massive de la milice Hashd Ash-Shaabi, soutenue par l’Iran, sur le territoire syrien dans la région de Deir-Ez-Zor. Dans la même région, les FDS et le conseil militaire de Deir-Ez-Zor tentent de prendre le contrôle de certaines villes et villages.
Les forces de l’État islamique qui restent dans le désert du centre de la Syrie n’ont pas encore fait de mouvements majeurs, mais on s’attend à ce qu’elles utilisent la situation au mieux de leurs capacités.
Les FDS ont appelé à une mobilisation massive, demandant aux jeunes de rejoindre les FDS et d’être prêts à repousser les prochaines attaques sur le territoire libéré. On s’attend généralement à ce que l’escalade s’intensifie et que les factions soutenues par la Turquie profitent de l’occasion pour attaquer les régions occidentales de DAANES, comme Minbij.
Au début, des rumeurs circulaient sur une tentative de coup d’État à Damas ; si une telle tentative a eu lieu, elle semble avoir rapidement échoué.
L’Égypte, la Russie, les Émirats arabes unis et l’Iran ont exprimé leur soutien au régime d’Assad.
La région autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie, également connue sous le nom de Rojava, est en proie à de nouveaux troubles. Le nombre de réfugiés arrivant dans les cantons occidentaux, en comptant le nombre de personnes arrivées du Liban ces derniers mois, pourrait facilement dépasser les 200 000 dans les semaines à venir.
Au cours des premiers jours de l’offensive de HTS et de l’avancée de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Şehba, ainsi que du siège de Sheikh Maqsood, il est clair que le régime d’Assad se trouve dans une situation très difficile ; il semble possible qu’il s’effondre. Cependant, tout pouvoir potentiel de HTS ne sera pas stable et ne sera pas en mesure de résoudre les problèmes urgents que la dictature de Bachar Al-Assad a créés et aggravés pour la Syrie. Néanmoins, la chute d’Assad pourrait ouvrir une fenêtre de possibilité pour un changement dans la région, si les Syriens – aussi bien ceux qui restent au pays que ceux qui décideront de revenir après l’exil – parviennent à faire revivre les idées originales de la révolution syrienne.
Les grandes puissances mondiales comme la Turquie, les États-Unis et Israël bénéficieront de l’offensive de HTS. HTS répond à tous leurs besoins en tant que force opposée à l’Iran, à Assad et à la Russie. Si elles ont la possibilité de prendre en charge la création de l’État en cas de victoire, en suivant le modèle des talibans, il est possible que les principaux acteurs de HTS exercent leur influence sur un éventuel futur nouveau gouvernement. Il est même possible que les États susmentionnés soutiennent HTS dans sa prise de pouvoir, étant donné qu’ils ne souhaitent pas que le peuple syrien décide de lui-même de manière indépendante.
La chute du régime d’Assad serait bénéfique pour les DAANES à plusieurs égards, mais elle pose également des questions majeures :
A) Il existe un grave danger que, libéré de la nécessité de lutter contre la Russie et Assad, l’État islamique profite de l’occasion pour se développer à nouveau, même s’il sera également en conflit avec HTS.
B) On peut s’attendre à ce que les États-Unis soient de plus en plus envahissants et manipulateurs si les DAANES deviennent plus dépendants des États-Unis pour les protéger d’une éventuelle invasion turque.
C) La recherche d’un nouvel équilibre des forces dans la région s’annonce chaotique et sanglante, et on ne sait pas comment elle se terminera.
D) Cela est particulièrement vrai dans la mesure où la Turquie va étendre la zone de son contrôle direct beaucoup plus profondément en Syrie.
E) Enfin, la prise de contrôle de l’ouest de la Syrie par les fondamentalistes religieux du HTS provoquera un conflit aigu avec le projet révolutionnaire dans le nord-est de la Syrie, notamment en ce qui concerne la façon dont cela a changé le statut des femmes dans la société.
La situation du Liban sera très difficile, car le pays sera coincé entre Israël et la partie syrienne contrôlée par le Hamas. Cela pourrait conduire à une escalade des conflits internes. Le Hezbollah se retrouverait sans aucun moyen de recevoir le soutien de l’Iran.
Dans le contexte régional, le DAANES représente dans une certaine mesure une solution non étatique fondée sur l’autogouvernance et l’autonomie culturelle, religieuse, de genre et ethnique. Pourtant, c’est lui qui bénéficie du moins de soutien international.
Salutations révolutionnaires !
Ce rapport de suivi nous parvient du même groupe d’anarchistes internationalistes en Syrie.
Il se passe tellement de choses aujourd’hui qu’il est difficile de les résumer. Nous allons partager quelques informations pertinentes, en précisant que nous ne sommes pas un service de renseignement mais simplement des anarchistes révolutionnaires qui suivent la situation dans le nord-est de la Syrie.
L’actualité principale du jour est l’effondrement général de l’Armée arabe syrienne (l’armée du gouvernement de la République arabe syrienne, ou AAS), avec des soldats se retirant de nombreux fronts différents, et faisant même défection publiquement dans certaines régions.
L’avancée de Hay’at Tahrir al-Sham (la principale coalition d’opposition islamiste, HTS) se poursuit. Après avoir pris le contrôle de la ville de Hama, ils atteignent les faubourgs de Homs. Des vidéos d’attaques de drones Shaheen (des kamikazes autoproduits par HTS) contre des postes militaires de l’AAS à Homs circulent déjà sur les réseaux sociaux.
Alors que l’offensive du HTS se déplace vers le sud, les combattants s’étendent également vers l’est et l’ouest, non seulement en combattant mais aussi en concluant des accords avec des groupes locaux. À Mahardah, à l’ouest de Hama, ils ont négocié le retrait des soldats de l’AAS avec la communauté chrétienne locale ; à Salamiya, à l’est de Hama, ils ont conclu un accord avec la communauté ismaélienne.
Leur avancée vers l’ouest se fait dans le désert, où l’État islamique (ISIS) a maintenu son insurrection. On ne sait pas encore si les cellules rebelles de l’EI vont affronter HTS ou les accueillir.
Les soldats de l’AAS se retirent de leurs positions à la périphérie de Raqqa, tandis que les Forces démocratiques syriennes (la coalition militaire des forces de défense du Rojava, SDF) se déplacent pour capturer ces territoires afin d’empêcher toute nouvelle activité de l’EI.
Un scénario similaire se déroule dans la ville de Deir Ezzor, où il semble qu’une certaine coordination ait été mise en place pour sécuriser la zone avec les soldats de l’AAS avant qu’ils ne quittent leurs positions.
Au moins une ville située à 50 km au sud de Deir Ezzor, Al-Quraya, semble être sous le contrôle des forces de l’EI qui y ont pénétré alors que l’AAS se retirait.
Les forces des FDS ont également pris le contrôle du poste frontière avec l’Irak à Albukamal, qui a été un point de passage très important pour les lignes de coordination et d’approvisionnement de diverses forces mandatées par l’Iran.
La SNA a publié un communiqué de presse annonçant son opération contre les FDS à Manbij, exhortant les civils à rester à l’écart des zones militaires.
Un nouveau front s’est ouvert dans le sud du pays, alors que différents groupes rebelles à Quneitra, Daraa et Soueida ont commencé à mener des actions militaires contre l’AAS (l’Armée Arabe Syrienne) en déclin. Ils auraient créé une salle d’opération commune pour coordonner les attaques contre les soldats du régime.
Plusieurs groupes ont pris d’assaut des postes de contrôle, des commissariats de police et des casernes militaires dans certaines zones. L’AAS réagit à ces attaques par des bombardements et des affrontements intermittents.
Des vidéos de soldats de l’AAS faisant défection publiquement et rejoignant les milices de défense locales se propagent sur les réseaux sociaux, en particulier au sein de la communauté druze de Soueida.
Dans le sud, mais à l’est, le bataillon d’Al-Tanf progresse également. Connu sous le nom de Maghawir al-Thawra, ce groupe faisait partie de l’Armée syrienne libre (l’ancien nom utilisé pour désigner les groupes d’opposition contre Assad), mais après l’émergence de l’EI, son objectif principal s’est déplacé vers la lutte contre le califat. Il a reçu une formation et des armes des États-Unis, ainsi qu’un soutien dans ses opérations contre l’EI. Ces dernières années, il a bloqué les voies de livraison d’armes à l’Iran et a lancé des raids contre les groupes de contrebande de drogue Captagon. Aujourd’hui, pour la première fois, il a quitté sa zone d’opérations locale et affronte les forces de l’AAS à Palmyre.
Israël bombarderait des installations de recherche chimique pour les empêcher de tomber aux mains des « rebelles ». La Russie évacuerait une partie de ses forces aériennes stationnées en Syrie.
Des rumeurs font état d’un coup d’Etat contre le gouvernement Assad à Damas. Des informations émanant du Mossad (les services de renseignements israéliens) indiquent également qu’Assad aurait quitté la Syrie, ce qui laisse penser qu’il se serait enfui en Iran.
Il est clair que plus personne ne fait confiance au gouvernement d’Assad. Nous sommes confiants d’annoncer que c’est la fin du régime. Pour de nombreux Syriens, ce jour sera un jour de fête. Après presque 13 ans de guerre, de misère et d’exil, leur rêve d’une Syrie sans Bachar se réalise. En ce sens, c’est aussi un jour de fête pour nous.
Mais la fin du régime ne sera probablement que le début d’une nouvelle phase de conflit et d’instabilité, une phase très difficile. La Syrie est devenue un champ de bataille où de nombreuses forces militaires (étatiques et non étatiques) utilisent la violence pour atteindre leurs objectifs sans craindre les conséquences. Cela comprend la brutalité du régime syrien et les bombardements massifs de la population civile par la Russie, les massacres horribles de l’État islamique et les occupations génocidaires et impérialistes de l’armée turque et de ses mandataires visant le peuple kurde et la révolution du Rojava.
Plus d’une décennie de guerre et de souffrances a laissé des blessures qui ne se refermeront pas avec la fin de la dynastie Assad, et le lendemain nous assisterons probablement à davantage d’effusions de sang et d’atrocités. Les déclarations d’opération de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Manbij marqueront probablement le début d’une guerre d’occupation brutale, comme nous l’avons déjà vu en 2018 à Afrin et en 2019 à Serekaniye et Gire Spi. L’avenir de Damas n’est pas encore clair, et l’islamisme de HTS commencera bientôt à révéler ses vraies couleurs au peuple syrien. Quoi qu’il en soit de ce qui est montré sur CNN, les habitants d’Idlib souffrent et protestent contre le régime autoritaire de HTS depuis des mois.
Les puissances occidentales accepteront tacitement cette version apparemment diluée du salafisme, comme elles l’ont déjà fait en Afghanistan. Et ces grands changements détourneront l’attention des massacres perpétrés par la Turquie à Manbij, donnant à ce membre rebelle de l’OTAN au Moyen-Orient les coudées franches en échange de sa loyauté dans d’autres affaires plus prioritaires pour l’agenda occidental.
La révolution au Rojava est menacée, comme toujours. Célébrons la chute du régime, mais continuons à construire le nouveau monde que nous portons dans nos cœurs.
Salutations révolutionnaires !
This translation originally appeared here. If you want to support evacuees in northeastern Syria, you can do so here.
06.11.2024 à 09:55
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Donald Trump a gagné les élections présidentielles de 2024. Cela signifie que nous allons devoir mener à nouveau la plupart des batailles de la période 2017-2020. Mais d’abord, afin de comprendre l’ampleur de ce que nous avons de nouveau à affronter, voyons comment on en est arrivé là.
Nous avons longtemps soutenu qu’au 21e siècle, le pouvoir d’Etat est une patate chaude. Comme la mondialisation néo-libérale a rendu difficile pour les structures étatiques d’amortir l’impact du capitalisme sur les gens ordinaires, aucun parti n’est capable de maintenir longtemps le pouvoir d’Etat sans perdre sa crédibilité. De fait, ces derniers mois, de troublantes défaites ont sapé les partis gouvernementaux en France, en Autriche, au Royaume-Uni et au Japon.
Durant les élections de 2024, aussi bien Kamala Harris que Donald Trump étaient déjà ternis par leur relation avec le pouvoir étatique, mais Harris était, elle, associée au gouvernement en fonction. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a perdu. Des dizaines de millions d’électeurs de Trump soutenaient bel et bien son programme, mais les électeurs qui lui ont permis de remporter la victoire, pour l’essentiel, ont exprimé un suffrage protestataire.
Les Démocrates ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’associer à l’ordre dominant : en poussant la politique vers la droite, en écartant de leurs rangs le soutien de tout supposé « gauchiste », en démobilisant les mouvements de protestation. Il s’avère que c’était un pari perdant dans une époque où les gens sont avides de changement.
Reste à voir comment le reste du pays va réagir. Si les dirigeants du Parti démocrate sont capables de retourner leur veste et acceptent de devenir les junior partners du fascisme, l’avenir pourrait de fait être glauque. D’un autre côté, s’il apparaît clairement que la moitié du pays va résister au programme de Trump, une partie des dirigeants démocrates seront forcés de chercher à se poser en représentants de cette partie de la population, comme ce fut le cas en 2017.
Ce qui va se passer ensuite se décidera dans la rue.
Les Républicains sont devenus le parti du fascisme. Dans la course aux élections, les Démocrates se sont imposés comme le parti de la complicité avec le fascisme.
Qu’est-ce que cela signifie de reconnaître que Donald Trump est un fasciste et de ne rien faire d’autre que d’appeler les gens à voter contre lui ? Si en fait, Trump a l’intention d’introduire le fascisme aux Etats Unis – si, comme il a été explicitement promis, il rafle des millions de personne (« la plus vaste opération nationale de déportation dans l’histoire de l’Amérique »), met l’armée dans la rue pour interdire les protestations, et utilise le système judiciaire pour attaquer quiconque s’attaque à lui, alors se limiter à une opposition purement électorale revient à accueillir le fascisme à bras ouverts.
Quand le fascisme est en marche, la chose appropriée à faire est d’organiser des réseaux clandestins de résistance, comme les antifascistes italiens et français l’ont fait dans les années 20 et 30. La chose appropriée à faire est de se préparer à résister par tous les moyens nécessaires. Tout sauf la complicité.
Renforcer les institutions par lesquelles les fascistes vont mettre en œuvre leurs politiques, c’est de la complicité. Normaliser la violence contre les gens que les fascistes comptent prendre pour cible, c’est de la complicité. S’en prendre aux plates-formes que les gens utilisent pour échanger des informations, c’est de la complicité. Décourager les gens d’utiliser le genre de tactique dont on a besoin contre un régime fasciste, c’est de la complicité. Durant les quatre dernières années, les Démocrates ont mené chacune de ces actions.
La direction du Parti démocrate est déjà préparée à coexister avec les fascistes, à être gouvernée par les fascistes. Ils préfèrent le fascisme à quatre années supplémentaires de protestations tumultueuses. Le fait d’avoir un parti plus autoritaire au pouvoir leur offre un alibi – ça leur permet d’endosser le bon rôle, alors même que ce sont eux qui ont fait partir le peuple de la rue et pavé la voie à Trump pour qu’il réalise son programme.
Explicitons en quoi les démocrates sont coupables de cette situation.
Les Démocrates ont commencé l’ère Biden-Harris en redoublant leurs efforts pour soutenir la police, juste au moment où des millions de gens à travers les Etats-Unis étaient en train de se demander si, plutôt que continuer à dépenser massivement l’argent public dans la militarisation des services de police, il n’était pas temps de chercher une manière plus efficace d’affronter la pauvreté et la crise de la santé mentale. Quand Trump prendra ses fonctions en 2025, les services de police que le gouvernement Biden a financés et glorifiés à travers tout le pays, seront en première ligne pour imposer le programme de Trump.
Le penchant pro-police du Parti démocrate a aidé d’ex-flics comme le maire de New York, Eric Adams, à accéder au pouvoir. Le mandat d’Adams a été un désastre : il est actuellement le premier maire de New York à être mis en examen par la justice fédérale, notamment pour corruption, conspiration et fraude. Trump a depuis tendu la main à Adams, d’homme corrompu à homme corrompu. Voilà ce qu’il advient quand on place directement le pouvoir entre les mains des forces de répression.
Dès le début, sous le premier gouvernement Trump, les Démocrates ont concentré leurs critiques autour de l’idée que ce qu’il mettait en oeuvre était illégal, et recouraient au slogan « personne n’est au-dessus des lois ». Comme nous le soutenions en 2018 :
« Essayer de fonder un mouvement social puissant à partir de du slogan « personne n’est au-dessus des lois » revient à se tirer une balle dans le pied. Que se passera-t-il quand des élus choisis par charcutage électoral voteront de nouvelles lois ? Que se passera-t-il lorsque les juges placés par Trump délibèreront en sa faveur ? Que ferons-nous quand le FBI réprimera la contestation ? »
Maintenant, avec la Cour suprême contrôlée par les candidats de Trump et alors qu’il s’apprête à reprendre le pouvoir, nous devrions connaître les réponses à ces questions. Quiconque est déterminé à empêcher Trump de réaliser son programme devra être prêt à enfreindre les lois que ses juges s’apprêtent à passer.
« Marcher sous la bannière « personne n’est au-dessus de la loi », c’est cracher au visage de tous ceux pour qui le fonctionnement quotidien de la loi est une expérience d’oppression et d’injustice. C’est rejeter la solidarité avec les secteurs de la société qui pourraient lancer un mouvement social contre l’influence de Trump dans la rue. Au final, c’est légitimer l’instrument même de l’oppression – la loi – dont Trump usera pour anéantir le mouvement. »
Comme nous avertissions en juillet dernier, une victoire de Trump signifie que toutes les institutions sur lesquels les centristes ont compté pour les protéger – politique électorale, système judiciaire, police, inclinaison du citoyen ordinaire à obéir à la loi et à respecter les autorités, sont maintenant des armes entre les mains de l’ennemi. Cela vaut avant tout pour la loi.
Quand les propriétaires de Twitter ont vendu l’entreprise à Elon Musk en 2022, ils ont compris qu’ils avaient mis la principale plate-forme de communication du 21e siècle entre les mains d’un mégalomane d’extrême-droite. L’un des premiers actes de Musk a été de bannir certains des comptes anarchistes les plus connus, qui avaient aidé à mobiliser les gens durant la première administration Trump. C’était un premier pas dans le processus de réduction de Twitter à un véhicule de propagande d’extrême-droite.
Comme nous l’avancions à l’époque,
« L’acquisition de Twitter par Musk n’est pas juste le caprice d’un ploutocrate – c’est aussi un pas vers la résolution des contradictions à l’intérieur de la classe capitaliste, le meilleur moyen d’établir un front unifié contre les ouvriers et tous ceux qui sont en bout de chaîne pour subir la violence du système capitaliste. »
De fait, la création d’une coterie de milliardaires est l‘un des principaux facteurs qui auront permis à Trump de remporter les élections de 2024. Les milliardaires ont pu déplacer leur allégeance vers Trump en partie parce que, une fois les plates-formes de communication et les protestations de rue sous contrôle, ils n’avaient plus à craindre qu’un second mandat génère un chaos toujours mauvais pour leurs affaires.
Ce qui nous amène au point suivant.
Les efforts des Démocrates pour discréditer et démobiliser le mouvement contre la police ont directement joué en faveur de leurs adversaires, préparant la voie pour que Trump retourne au pouvoir sans résistance.
En rivalisant avec les Républicains pour s’affirmer comme le parti de la loi et l’ordre, les Démocrates ont permis aux Républicains de développer un discours sur le « crime » tellement à droite que Trump et ses hommes de main peuvent avancer leur rhétorique sur le crime alors même que les crimes violents sont en baisse depuis des années. Cela contraste spectaculairement avec la manière dont Donald Trump a refusé de reculer d’un millimètre sur ses éléments de langage.
Au même moment, les Démocrates ont cherché à empêcher tout nouveau mouvement d’émerger. Lorsque l’accès à l’avortement a été restreint aux quatre coins du pays, les Démocrates ont tout fait pour endiguer une mobilisation populaire.
Est-ce que cela a bénéficié aux perspectives électorales des Démocrates, de vider la rue ? Revenons sur l’année 2020 pour avoir une réponse.
A l’époque, d’un éditorial à l’autre, les centristes ont exprimé leur inquiétude quant aux affrontements de rue de mai et juin 2020 qui auraient pour conséquence de ramener Trump à la maison blanche. En réalité, les inscriptions d’électeurs démocrates en juin 2020 ont augmenté de 50% tandis que celui des Républicains n’a progressé que de 6%. Ceux qui ont cité les manifestations comme le facteur déterminant de leur choix électoral ont voté Joe Biden dans une marge de 7%.
Autrement dit, la révolte contre le meurtre de George Floyd a aidé Biden à être élu.
Et rappelez-vous, cette révolte n’a pas commencé par des inscriptions électorales. Elle a démarré dans la rue par l’incendie d’un commissariat de police. Selon un sondage de Newsweek, 54% des personnes interrogées estimaient que cet incendie était justifié. Si ça ne s’était pas passé, le mouvement n’aurait pas réussi à imposer dans le discours public les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres, et il n’y aurait pas eu de gain électoral pour le Parti démocrate. Il n’y a aucun moyen de créer un mouvement puissant si on ne mène pas d’action réelle contre les causes de l’injustice.
En tant que parti récupérateur des mouvements de résistance, les Démocrates auraient tiré un bénéfice de davantage de mouvement sociaux sur la période 2021-2024. Ils ont préféré perdre.
La campagne de Harris a reçu le soutien de l’ancien président George W. Bush, de l’ancienne représentante au Congrès Liz Cheney, du chroniqueur radio conservateur Charlie Sykes et de beaucoup d’autres figures de droite. Ce n’était pas seulement parce que le programme de Trump choquait même ceux qui auparavant représentaient le visage de l’establishment républicain, c’était aussi parce que Harris représentait un projet politique centriste, en laissant aux Républicains le soin de déterminer son discours sur des questions comme l’immigration.
Comme nous l’affirmions par le passé,
« Le système bipartite américain fonctionne comme un cliquet, avec le Parti républicain poussant vers la droite la politique publique et le discours admissible vers la droite tandis que les Démocrates, en cherchant à acquérir du pouvoir en faisant la chasse au centre politique, sert de mécanisme pour bloquer tout retour en arrière [dans ce déplacement à droite, ndt] »
Cette stratégie a aidé les Républicains à normaliser ce qui étaient autrefois des idées marginales sur l’immigration et le crime ; sans que cela n’apporte la moindre voix aux Démocrates.
En prenant du recul, nous pouvons voir que la victoire de Trump en 2024 marque un tournant crucial dans les discours politiques du 21e siècle. Quand Trump a été élu en 2016, le consensus néo-libéral semblait invincible, sa victoire ressemblait à un coup de chance par lequel un politicien aberrant était arrivé au pouvoir en singeant la rhétorique de ce qu’on appelait le mouvement anti-globalisation. Aujourd’hui, il est clair que l’apogée du consensus néo-libéral est finie et que quelque chose d’autre devra venir ensuite. Cependant, pendant des décennies, les Démocrates ont collaboré avec les Républicains pour écraser les mouvements proposant d’autres voies. Ils ont détruit les forces dans leur camp, comme la campagne Bernie Sanders, qui représentaient une avancée. C’est ce qui a rendu possible pour Trump de se présenter comme le représentant de la rébellion.
De là, la prise du pouvoir par l’extrême-droite devenait inévitable, les Démocrates ayant liquidé les alternatives anarchistes, anti-autoritaires ou de gauche.
Finalement, malheureusement, l’administration Biden a déjà fait une bonne partie du travail pour désensibiliser l’opinion au programme qu’une seconde administration Trump enhardie va tenter de mettre en oeuvre. Cela d’abord et par-dessus tout, en soutenant le génocide mené par l’armée israélienne à Gaza. En faisant cela, Biden et Harris ont participé à accoutumer des millions de gens à l’idée que la vie humaine n’a pas de valeur intrinsèque – qu’il est acceptable de massacrer, emprisonner et harceler des gens sur la base de leur statut au sein d’une tranche de population visée.
C’est exactement le genre d’environnement qui permettra à Trump de mener le type de politique intérieure brutale qu’il a l’intention de mettre en oeuvre quand il reviendra aux commandes dans deux mois et demi.
En fin de compte, nous ne pouvons pas attribuer toute la faute aux Démocrates. Pour notre part, nous avons échoué à construire des mouvements assez puissants pour survivre à leurs efforts pour nous effacer. Pour notre part, nous ne sommes toujours pas préparés à empêcher Trump de déporter des millions de gens et de distribuer des milliards de dollars supplémentaires aux milliardaires et aux appareils de sécurité de l’Etat.
Heureusement, cette histoire n’est pas terminée.
Nous avons la responsabilité de ne pas laisser la statistique électorale nous démobiliser. Comme nous l’écrivions en 2016, en réaction à la première victoire de Trump :
« Les élections servent à nous représenter les uns aux autres sous notre pire apparence, en mettant en avant les aspects les plus offensants, lâches et serviles de notre espèce. Beaucoup de gens qui n’auraient jamais personnellement arraché une mère à ses enfants sont capables d’acquiescer aux expulsions une fois dans le secret de l’isoloir. Tout comme beaucoup de gens qui mangent de la viande ne pourraient jamais travailler dans un abattoir. Sans l’aliénation qui caractère la pratique même du gouvernement, la plupart des mesures politiques horribles du programme de Trump ne pourraient jamais être appliquées. »
Une étroite fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir maintenant que les millions de personnes qui comptaient sur les Démocrates pour les protéger réalisent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Nous devons passer à l’action immédiatement pour nous retrouver et rétablir ce que nous avons perdu depuis l’année 2020.
Nous devons lancer des projets proactifs qui nous distingueront des partis politiques, des projets qui montrent que chacun a quelque chose à gagner de nos propositions, et qui offrent des occasions aux gens de tous les milieux de s’impliquer pour changer le monde et en créer un meilleur.
La bonne nouvelle c’est que nous pouvons le faire. Nous l’avons déjà fait auparavant. À bientôt sur la ligne de front.
Thanks to lundimatin for the translation.
17.06.2024 à 20:06
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En décembre 2023, Javier Milei est arrivé au pouvoir en Argentine, introduisant des mesures radicales d’austérité et de déréglementation. En promettant d’écraser les mouvements sociaux au nom d’un capitalisme débridé, son administration ouvre la voie à un effondrement social complet et à l’émergence d’une narco-violence à grande échelle. Dans le récit qui suit, notre correspondant dresse un tableau saisissant des forces et des visions rivales qui se disputent l’avenir de l’Argentine, dont le point culminant le plus récent ont été les affrontements du 12 juin, lorsque des manifestants militants ont affronté près de trois mille policiers encerclant un congrès barricadé.
Si ce que vous avez lu vous inspire, pensez à faire un don à La Cultura Del Barrio, un club social et sportif antifasciste à Buenos Aires depuis une décennie. La montée en flèche de l’inflation et la déréglementation complète du marché immobilier argentin ont rendu difficile la conservation d’espaces communautaires physiques, précisément au moment où ils sont le plus désespérément nécessaires. Si vous êtes en dehors de la crise économique argentine, vous aurez peut-être l’occasion d’aider ceux qui sont en première ligne à survivre au capitalisme impitoyable et à démontrer une alternative réelle et existante.
Fin janvier 2024, mouvements sociaux, assemblées de quartier et organisations de gauche se rassemblent devant le congrès pour protester contre le paquet massif de réformes néolibérales qui y sont débattues. L’État répond en mobilisant des milliers de policiers. On peut voir un officier se promener en arborant en écusson un drapeau de Gadsden « Ne me marchez pas dessus » sur sa veste.
À la fin de la soirée, même si rien de particulier ne s’est produit, les policiers se déplacent par deux sur des motos, tirant des balles en caoutchouc sans distinction dans la foule.
Quelques jours plus tard, Sandra Pettovello, ministre du « Capital humain », refuse de rencontrer les organisations sociales pour discuter de la distribution d’aide alimentaire aux milliers de comedores populares (soupes populaires de quartier). S’inspirant de Marie-Antoinette, elle déclare : « S’il y a quelqu’un qui a faim, je le rencontrerai en tête-à-tête », mais sans l’intermédiaire des organisations sociales.
Le lendemain, des milliers de personnes acceptent son offre, faisant la queue devant son ministère. Elle refuse de les rencontrer.
Début mars, Télam, l’agence de presse publique, a été fermée. Il en va de même pour l’INADI, l’institut national contre les discriminations. Des vagues de licenciements déciment presque toutes les institutions publiques, y compris la bibliothèque nationale. On parle de privatiser la Banque nationale. Alors que les travailleurs se mobilisent pour défendre les institutions publiques et leur lieu de travail, ils trouvent les bâtiments barricadés et encerclés par la police anti-émeute. Des militants dits « libertariens » organisent une séance photo pour célébrer les fermetures et les licenciements.
Ursula est interviewée en direct par un journaliste d’une chaîne pro-gouvernementale. « Je suis veuve, je reçois une aide du gouvernement et je vis avec ma mère, qui est à la retraite. » Elle raconte qu’elle a trois filles, dont l’une se tient dans la rue, dans le froid, à côté d’elle pendant l’interview. Elle dit avoir récemment perdu son emploi. Alors qu’elle explique qu’elles tentent de survivre en vendant des paquets d’autocollants dans la rue, elle fond en larmes devant sa fille adolescente.
Quelques minutes avant l’interview d’Ursula, une autre femme avait été interviewée dans la rue. « J’ai trois boulots pour joindre les deux bouts. » Aucune des deux n’a mentionné les décisions politiques et économiques qui les ont conduites à ces situations.
Le coût de la vie a explosé. L’inflation est désormais « sous contrôle » – si l’on peut qualifier de sous contrôle un taux d’inflation mensuel de 9 % – uniquement parce que la demande des consommateurs s’est effondrée. Le coût des services publics, des médicaments et des produits alimentaires de base a explosé avec des augmentations de prix bien supérieures à 100 % dans toutes ces catégories. Dans le même temps, les contrats de location ont été complètement déréglementés.
Le résultat n’est pas surprenant. La valeur réelle des salaires s’effondrant, les ventes sont en chute libre. Ce ne sont pas seulement les fonctionnaires, stigmatisés par les ultralibéraux comme des «parasites vivant aux crochets de la société», qui perdent leur emploi. Les petites entreprises et les usines ferment les unes après les autres. Au cours du mois de mai, 300 000 «comptes salaires», comptes bancaires utilisés exclusivement pour recevoir les salaires mensuels, ont été fermés.
Dans une usine de la province de Catamarca, les travailleurs n’ont pas accepté la perte de leur poste de travail. Les 134 travailleurs de l’usine textile Textilcom, soupçonnant la fermeture imminente de celle-ci, ont occupé l’usine en guise de résistance contre la fermeture et comme moyen de pression pour s’assurer qu’ils ne seraient pas privés de leurs arriérés de salaire.
Mais même ici, les travailleurs qui mènent des actions collectives, qui occupent une usine et qui subissent les conséquences concrètes de la logique capitaliste du marché, mettent un point d’honneur à se distancer des chômeurs, des travailleurs informels et des personnes marginalisées qui constituent la majeure partie des mouvements sociaux. « Nous ne dépendons pas de l’aide de l’État, nous ne voulons pas d’aide, nous ne sommes pas comme les piqueteros. »
Un inconnu affronte le président Milei dans la rue en criant : « Les gens n’arrivent pas à joindre les deux bouts ! »
Milei répond : « Si les gens ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, ils mourraient dans les rues, donc c’est faux. »
Même la presse pro-gouvernementale et de droite qualifie sa déclaration de « méprisable ».
En même temps, les organisations sociales dénoncent le refus du ministère du Capital humain de distribuer plus de cinq mille tonnes de produits alimentaires. Le ministère accuse le vaste réseau de soupess populaires gérées par les organisations sociales de pratiquer l’extorsion et affirme qu’un audit a révélé que la moitié de ces soupes populaires n’existent pas, alors que toute cette nourriture pourrit dans leurs entrepôts.
Un juge ordonne au gouvernement de commencer à distribuer la nourriture. Plutôt que d’obtempérer, celui-ci fait appel de la décision judiciaire.
Pendant ce temps, 49 % du pays vit dans la pauvreté, et 11,9 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, définie comme « les personnes incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires de base ».
Ce ne sont là que quelques aperçus de l’immense tragédie économique et sociale qui s’est produite en Argentine depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Javier Milei. Les quatre derniers datent de début juin, alors que les tensions s’intensifiaient à l’approche du 12 juin. Grâce à son gouvernement, la classe politique néolibérale du passé a réintégré les couloirs du pouvoir, avec un cabinet représentant le gratin des idéologues néolibéraux responsables du dernier krach économique en Argentine au début des années 2000. La montée en flèche des taux de pauvreté et l’inflation incontrôlée n’ont pas commencé avec le gouvernement de Milei. Ils existaient déjà, ce qui a été l’un des facteurs qui ont contribué à l’attrait populaire et au triomphe électoral de Milei. Les échecs du gouvernement kirchnériste de centre-gauche précédent provenaient d’une conception erronée sur la nature fondamentale du capitalisme : les kirchnéristes n’avaient pas reconnu, ou admis, l’impossibilité de parvenir à une trêve durable entre les intérêts du marché et l’intérêt général de la société. Néanmoins, le gouvernement précédent considérait la société comme un tout connecté, du moins en principe, et considérait la liberté comme quelque chose de produit collectivement. Les frictions entre leurs paroles et leurs actes ont ouvert la voie à l’expérience actuelle d’un capitalisme complètement dérégulé.
Aujourd’hui, la société argentine est à la merci de ceux qui croient que la main invisible du marché résoudra tous les problèmes – et d’autres qui prétendent le croire au nom d’un gain politique. Des gens dont la définition de la liberté est chacun pour soi. Nous sommes entre les mains des partisans les plus fanatiques d’obscurs économistes ultra-capitalistes autrichiens. Lorsque leurs fantasmes rencontrent le monde réel, les conséquences sont immédiates, précipitant une explosion de souffrance et de misère collectives.
C’était comme regarder un gosse apprendre en temps réel son premier cours d’économie. Esteban Trebucq, l’un des journalistes les plus pro-Milei de la chaîne d’information de droite La Nacion+, évoquait l’augmentation vertigineuse des primes mensuelles des caisses d’assurance-maladie privées. En l’espace de cinq mois, les assureurs privés ont augmenté leurs primes de plus de 150 %, l’une des nombreuses conséquences du décret de Milei déréglementant de larges secteurs de l’économie argentine, dont l’« industrie » des assurances-maladie.
« Il y a des personnes âgées, des retraités qui ont un budget fixe », explique Trebucq, « des gens qui ont des problèmes de santé préexistants, des familles qui ne peuvent plus payer les cotisations et qui retombent dans le système public». Un système de santé public qui subit déjà les effets du plus grand plan d’austérité de l’histoire – comme aime s’en vanter Milei – et qui est mal équipé pour gérer l’afflux de dizaines de milliers de nouveaux patients du secteur privé. « Avec des biens et des services inélastiques, dont les gens ont besoin pour survivre, il y a un déséquilibre de pouvoir entre celui qui a besoin du bien ou du service et celui qui le fournit. »
Je me souviens avoir cligné des yeux devant l’écran, me demandant comment il pouvait être si près et pourtant si loin.
Le décret de Milei abolissant plus de quarante réglementations et assouplissant des centaines d’autres a été annoncé en décembre dernier à la télévision en direct, provoquant immédiatement des mobilisations spontanées dans de nombreux quartiers de Buenos Aires ainsi que devant le congrès. Il s’agissait d’un abus flagrant de l’autorité présidentielle : les décrets étaient destinés à répondre aux situations d’urgence et non à les créer. Essentiellement, Milei a utilisé le Decreto de Necesidad y Urgencia (« Décret de nécessité et d’urgence ») pour contourner le Congrès afin d’imposer unilatéralement une réforme constitutionnelle. La chambre basse du congrès a depuis rejeté le décret, mais il est toujours en vigueur car, en raison d’une modification kirchnériste en 2005, les décrets doivent être rejetés par les deux chambres du congrès pour être abrogés.
Les changements dérégulateurs sont l’expression la plus extrême du néolibéralisme. La logique qui les sous-tend prétend que les relations sociales et commerciales se déroulent toujours entre égaux et que toute intervention dans l’intérêt de la société dans son ensemble ne peut qu’entraîner une inefficacité et une mauvaise qualité des services, entravant la concurrence et donc la croissance et la productivité. Selon ce raisonnement, les réglementations visant à protéger les pauvres sont la principale cause de la pauvreté elle-même.
À leurs yeux, les locataires qui ont besoin d’un toit et les propriétaires des logements négocient sur un pied d’égalité. Vous avez la liberté de payer la totalité de votre salaire pour avoir un toit au-dessus de votre tête, si c’est ce que les propriétaires choisissent de vous facturer, ou bien vous pouvez librement choisir de dormir à la belle étoile. Les travailleurs qui n’ont d’autre choix que de vendre leur travail pour nourrir leur famille ne sont pas contraints par les capitalistes qui contrôlent le marché du logement et les moyens de production. C’est le raisonnement défendu par Esteban Trebucq et ses collègues.
Pourtant, il était là à la télévision, admettant presque que le monde ne fonctionne pas de cette façon.
Mais il n’a jamais fait le lien entre les deux. Le gouvernement a fini par porter une accusation formelle, qui est devenue une affaire judiciaire, selon laquelle les compagnies d’assurances se sont constituées en un « cartel » de fait, conspirant pour augmenter les prix de manière uniforme. Bien sûr qu’elles l’ont fait ! C’est ce qui arrive toujours lorsqu’une industrie atteint le stade de monopole du développement capitaliste et qu’on la laisse exploiter et extorquer librement.
La dérégulation a déclenché une explosion des coûts des services publics et des dépenses de subsistance de base : augmentations de l’ordre de 300 à 400 % dans les transports publics, de plus de 100 % des factures de gaz et d’électricité et du coût du carburant, bien au-delà de 100 % du prix du riz et du carburant. du pain et d’autres produits de première nécessité. Associée aux mesures d’austérité, cette situation a déclenché une récession brutale, comme en témoigne la chute spectaculaire de la consommation dans deux domaines à la demande inélastique : les produits alimentaires de base et les médicaments.
Six mois après que l’économie capitaliste fantasmée a rencontré le monde réel, les conséquences sont qu’en Argentine, de nombreuses personnes se privent de leurs médicaments et sautent régulièrement des repas. Dans un pays surnommé « le champ de blé du monde », une miche de pain coûte le même prix qu’à Paris. Dans un pays où les salaires moyens représentent un dixième de ce qu’ils sont en Europe, une tasse de café coûte autant à Buenos Aires qu’à Madrid. Dans un pays qui traite son propre pétrole et possède une compagnie pétrolière publique, le carburant coûte désormais ce qu’il coûte aux USA. L’Argentine a désormais à la fois le coût de la vie le plus élevé d’Amérique latine et le salaire minimum le plus bas.
Le poids de l’austérité n’est pas supporté par la classe politique, comme Milei l’avait promis, mais par les travailleurs du pays – qu’ils soient salariés ou chômeurs – et par la classe moyenne. Si on lui laisse le champ libre, la classe capitaliste montre que son programme consiste simplement à extraire au maximum la richesse de la classe productrice.
Cela ne nous surprend pas. Les anarchistes avaient mis en garde dès le début contre ce piège, criant à qui voulait l’entendre que ce n’était pas une coïncidence si tous les oligarques d’Argentine s’unissaient derrière ce soi-disant « rebelle ». Le rêve éternel des capitalistes est de dépouiller l’État de tous les éléments qui ne leur permettent pas d’accumuler des richesses, de maximiser leurs profits en nous ramenant aux conditions de vie de la fin du XIXe siècle.
Leur rêve est notre cauchemar. De plus en plus de secteurs de la société s’en rendent compte en en faisant l’expérience. Prix européens, salaires africains, conditions de travail d’ Asie du Sud-Est.
Quand il est évident pour les citoyens ordinaires que leur situation empire matériellement, comment est-il possible de contenir les troubles et d’empêcher un soulèvement général ? Plus incroyable encore, comment est-il possible que Milei conserve un soutien populaire d’environ 50 % ?
La réponse est l’idéologie.
L’idéologie, associée au ressentiment, à la distraction et à l’instrumentalisation des pauvres contre les très pauvres.
Milei a passé beaucoup de temps à l’étranger, s’arrangeant pour être vu aux côtés de personnalités comme Donald Trump, Santiago Abascal, le leader du parti d’extrême droite Vox en Espagne, Elon Musk, le suprémaciste blanc et le président du Salvador Nayib Bukele. Pour les partisans les plus convaincus de Milei, c’est la preuve de sa popularité en tant que défenseur du capitalisme, de la liberté et des valeurs occidentales. Sa base de partisans est semblable à celle des partisans de Donald Trump : ce sont en grande majorité des hommes, enclins aux théories du complot, frustrés par leur situation et convaincus que ce qu’ils considèrent comme le socialisme, les étrangers et le programme woke sont responsables de leurs malheurs personnels et de la crise économique en Argentine en général. Ils croient toujours avec zèle que nous devons souffrir maintenant pour être mieux demain, qu’une reprise économique en forme de « V » est imminente.
De même, le discours sur l’avortement comme un meurtre et les références positives à l’armée et à la dernière dictature sont du pain béni pour les électeurs de droite plus âgés et relativement aisés, qui ressentent un peu moins la pression économique que d’autres secteurs de la société. Ils ont accepté Milei – d’abord à contrecœur, puis avec un peu plus d’enthousiasme – après la marginalisation politique d’une option de droite plus modérée. Là encore, cela rappelle la façon dont Trump a absorbé de larges pans de la base conservatrice traditionnelle aux USA.
Mais il y a un conflit idéologique plus large en jeu. Milei et les ultralibéraux y font constamment référence. Les vrais croyants disent vouloir transformer la mentalité et la politique argentines. Les esprits pragmatiques de l’extrême droite et de la classe capitaliste comprennent que leur meilleure protection contre la propagation de la solidarité entre les luttes et à travers la société est de creuser des fossés entre les différents secteurs de la classe ouvrière, en divisant ceux qui souffrent de la crise économique à des degrés divers et de différentes manières.
Il faut opposer le travailleur du secteur public au travailleur du secteur privé de l’économie formelle. Le travailleur de l’économie formelle doit être opposé au travailleur de l’économie informelle. Ceux qui ont un travail, formel ou non, doivent regarder avec dédain et mépris les chômeurs qui tentent de survivre par leurs propres moyens ou qui s’organisent collectivement pour réclamer des moyens de subsistance. Il est particulièrement important de diaboliser ceux qui sont au chômage, qui sont actifs dans des organisations sociales et qui, en plus, n’ont pas la nationalité argentine.
Chaque jour, nous voyons des médias de droite promouvoir ces divisions. Le petit commerçant s’emporte contre les vendeurs ambulants qui ne paient pas d’impôts et qui, soi-disant, « ne sont même pas de ce pays ». L’employé de bureau dit à la caméra qu’il est content que des fonctionnaires soient licenciés et des institutions fermées, car il est convaincu que la pression fiscale sur les entreprises privées en Argentine est élevée, en raison de la nécessité de financer l’État, et que c’est cela, et non la cupidité capitaliste, qui empêche ses salaires d’augmenter. Le chauffeur de taxi coincé dans les embouteillages alors que les chômeurs sont empêchés d’atteindre la résidence du président s’indigne contre les profiteurs paresseux qui ne contribuent pas à l’économie et ne laissent pas travailler les autres. Il est indigné qu’ils s’attendent à vivre de l’aide sociale et que la « culture du travail » ait disparu. Plus tard, le même journaliste ira d’un magasin à l’autre, parlant aux commerçants de la gravité des pertes de revenus quotidiens causées par la manifestation. Nous devons croire que les chômeurs et les organisations sociales, les plus vulnérables et les plus pauvres d’Argentine, sont les démons qui empêchent l’économie argentine de prospérer.
La récession fait baisser l’inflation, tandis que le chômage explose. Ces dernières années, les « opportunités » d’emploi étaient abondantes en Argentine, mais elles étaient mal payées ; un seul emploi ne suffisait souvent pas à survivre, et la valeur réelle des salaires diminuait constamment face à l’inflation. L’inflation frappe plus durement les plus bas salaires et constitue presque toujours une taxe de fait sur les pauvres, mais elle reste un phénomène incontestablement collectif, qu’aucun défenseur de l’économie de marché ne peut imputer aux échecs personnels des individus.
À mesure que la récession progresse et que nous échangeons une crise contre une autre, la campagne idéologique menée par la classe capitaliste prend de l’ampleur. Le chômage se déroule comme un drame personnel. Dans des milliers de foyers à travers le pays, la mort par mille coupures se produit alors que quelqu’un reste assis seul à réfléchir à la façon dont il va joindre les deux bouts le mois prochain, ou arrive à la maison pour dire à son partenaire qu’il devra se tourner vers des petits boulots pour nourrir lesenfants, ou alors qu’ils se dirigent, timides et embarrassés, vers une soupe populaire pour la première fois parce que le frigo est vide. Chaque chômeur est bombardé de propagande soulignant que c’est de sa faute. Tu devrais travailler plus, si tu cherches vraiment tu trouveras quelque chose, tu devrais bosser davantage, démarrer une petite entreprise. Le chômage est un échec personnel dont vous seul êtes responsable. Ce récit n’est pas une coïncidence : c’est un barrage pour contenir la propagation de la solidarité et de la résistance.
Et parce que pour l’instant, ils sont en train de gagner la bataille des idées, nous voyons des exemples comme celui des travailleurs de Textilcom, mentionnés plus haut. Ces travailleurs sont impliqués dans un modèle classique de lutte ouvrière : ils occupent une usine pour défendre leurs intérêts contre des patrons qui les licencient à cause des politiques de ce gouvernement. Pourtant, alors qu’ils sont sur le point de se retrouver au chômage, ils trouvent nécessaire de se distancer de ceux qui s’y trouvent déjà. Dans l’espoir de faire appel à la bonne volonté de la société, ils ne s’identifient pas aux piqueteros, aux bénéficiaires des plans sociaux. Lorsqu’on les interroge sur ce gouvernement et ses politiques, ils répondent qu’ils « ne s’intéressent pas à la politique ».
Combien de temps la digue de rétention peut-elle tenir ?
C’est l’après-midi du 30 mai. La Nacion+ a un correspondant dans le train Roca, l’une des principales lignes ferroviaires de Buenos Aires, car le train roule à une vitesse maximale réduite de 30 kilomètres de l’ heure en guise de protestation des cheminots qui réclament des augmentations de salaires, une mesure partielle en prélude à une grève de 24 heures le 4 juin si aucun accord n’est trouvé.
Le journaliste interroge des voyageurs, espérant manifestement obtenir des réponses du genre : « Ils devraient manifester, mais sans compliquer la vie des autres travailleurs », ou « Je gagne la moitié de ce qu’ils gagnent et vous ne me voyez pas ici bloquer les routes », ou encore « C’est le problème dans ce pays, les gens manifestent toujours et ne travaillent pas ». Au lieu de cela, une femme d’une trentaine d’années répond : « Je suis d’accord. Tout ce qui est fait pour défendre les travailleurs est parfaitement bien. Bien sûr, cela nous affectera tous, mais je suis favorable à toutes les manifestations contre les injustices envers les travailleurs. »
Il la bouscule sur les « inconvénients des retards ». Elle reste fidèle à ses positions. «Ça fait partie de ce que nous devons traverser. Si nous ne sommes pas tous unis face à la situation que nous traversons, il n’y a pas d’issue. Nous sommes tous des travailleurs et si j’étais un jour à leur place, j’aimerais que d’autres me soutiennent aussi.» La personne suivante, un jeune homme en sweat à capuche, déclare catégoriquement : « Ils doivent négocier les salaires, tout cela est de la faute de Milei. C’est un fils de pute ». La personne suivante, un mécanicien portant un maillot de Boca Juniors, répond : « Bien sûr que c’est ennuyeux, je mets plus d’une heure pour rentrer chez moi. Mais Milei devrait démissionner. Tout le monde devrait descendre dans la rue ».
Le journaliste aborde quatre ou cinq autres personnes, mais elles répondent toutes de la même manière. C’est donc le présentateur du studio, encore une fois le porte-parole du gouvernement, Esteban Trébucq, qui prend la parole. « Il semble qu’il y ait beaucoup de “progres” [abrégé de “progresistas”, équivalent de gauchistes] dans le train aujourd’hui. »
Peut-être. Ou peut-être que, même si la marée n’a pas encore tourné, les fissures dans la digue se multiplient.
Il faut donc que ce soit à nouveau les bons Argentins contre les Orques, comme l’ex-président Mauricio Macri a appelé les gauchistes et des organisations sociales. Le classisme et le racisme sont de plus en plus normalisés. Un adolescent fanatique de Milei lors de la sortie du livre et du concert du président (oui, il a chanté… non, je me fiche de l’expliquer) déclare catégoriquement que « Milei a un travail difficile qui l’attend, mais je crois qu’il peut remettre debout ce pays des negros. » Negros signifie littéralement « Noirs », mais en Argentine, ce terme a des implications classistes et racistes. Utilisé pour décrire une condition socio-économique plutôt qu’une couleur de peau en soi, il s’agit essentiellement d’un terme argitique désignant les « pauvres paresseux et ignorants ». C’est scandaleux de dire cela à la télévision nationale, mais le journaliste de La Nacion+ ne sourcille pas.
Quiconque résiste de manière active et organisée devient l’ennemi public numéro un, l’incarnation des Negros, les Orques. Ceux qui osent descendre dans la rue et déranger les bons Argentins. Les violents qui ne céderont pas leur dignité aux 56% d’électeurs qui l’ont demandé. Les organisations sociales des pauvres, des chômeurs et des travailleurs informels.
En Argentine, il existe un incroyable tissu de solidarité qui protège du mieux qu’il peut les plus exposés, les plus oubliés et les plus marginalisés du capitalisme. Au cours de décennies de pauvreté chronique, de chômage et de salaires de misère, les organisations sociales – connues sous le nom de piqueteros, qui se sont développées essentiellement en réponse aux politiques néolibérales des années 1990 – ont tissé un réseau de comedores populares. Ce sont des espaces où chacun peut trouver une assiette chaude de nourriture, ou à tout le moins, du maté, la boisson traditionnelle argentine, pour faire taire les gargouillis de faim dans son estomac. Mais ils sont aussi bien plus que cela.
Ils offrent souvent aux jeunes du quartier un espace où ils ont accès à des activités culturelles gratuites, un peu comme le ferait un club sportif de quartier. Un endroit où les enfants peuvent s’asseoir et dessiner ou assister à un spectacle de marionnettes gratuit, un espace sûr dans des quartiers où les rues sont souvent envahies par la petite délinquance, le capitalisme illégal et la toxicomanie – dont de nombreux enfants deviennent la proie sans les réseaux de soutien que le comedores populares et les organisations sociales fournissent
Bien sûr, si l’on en croit le gouvernement et les médias, les comedores et les organisations sociales sont la lie de la société, des criminels qui se sont donné pour mission de profiter des pauvres pour en tirer des bénéfices économiques et politiques. Depuis des semaines, le « ministère du Capital humain » mène une campagne de stigmatisation amplifiée avec enthousiasme par la presse. Il affirme qu’un audit gouvernemental a révélé qu’environ la moitié des comedores n’existent pas. Les organisations de gauche et péronistes, qui gèrent l’accès aux comedores et les emplois subventionnés par le gouvernement, obligeaient les gens à participer à des marches et des manifestations sous peine d’être expulsés du comedor ou de ne pas recevoir de nourriture. Dans d’autres cas, l’aide alimentaire distribuée par le gouvernement était vendue dans les quartiers au lieu d’être distribuée dans les comedores. Enfin, les participants fournissaient de fausses notes de frais au gouvernement afin de détourner les fonds destinés aux comedores vers leurs propres organisations politiques.
C’est là que les choses se compliquent, car la droite instrumentalise un grain de vérité.
En Argentine, il existe environ 35 000 comedores populares , qui emploient plus de 130 000 personnes et nourrissent on ne sait combien de centaines de milliers de personnes. Beaucoup d’entre eux sont gérés par les organisations de masse des partis de gauche traditionnels, le plus important étant le Polo Obrero, la branche des chômeurs du Partido Obrero trotskiste. D’autres sont des extensions d’organisations péronistes de gauche, tandis que d’autres encore sont véritablement indépendants, simplement basés dans les quartiers. Au début des années 2000, les kirchnéristes ont reconnu que les organisations sociales avaient un potentiel révolutionnaire et constituaient une menace potentielle pour la gouvernabilité ; en réponse, ils les ont intégrées dans un système d’interdépendance avec l’État. Les organisations sociales servent d’intermédiaires en fournissant les plans de travail subventionnés dont dépendent de nombreuses personnes qui ne sont pas strictement des bénévoles dans les comedores pour subsister. De même, les comedores dépendent de l’aide alimentaire qui vient directement du gouvernement fédéral. Considérant l’ampleur du réseau des comedores, les conditions désastreuses dans lesquelles beaucoup d’entre eux sont organisés, la corruption endémique en Argentine, et le clientélisme, la verticalité et l’autoritarisme qui imprègnent les organisations politiques péronistes, personne ne devrait être surpris qu’il y ait effectivement des cas d’abus, de corruption et d’extorsion.
En tant qu’anarchistes, nous sommes critiques à l’égard de la dynamique du clientélisme politique. Cela peut ressembler à de l’entraide, mais c’est un outil par lequel les organisations autoritaires – et pas seulement leurs éléments corrompus – exploitent les besoins des communautés pauvres pour consolider leur propre influence politique et leurs gains financiers.
Mais la grande majorité des comedores sont créés et gérés collectivement, un rempart essentiel de la défense communautaire contre les conséquences du capitalisme dans les quartiers pauvres du pays. Le gouvernement de Milei tente de les stigmatiser dans leur ensemble afin de pouvoir les isoler et les cibler plus facilement, en coupant les derniers fils du filet de sécurité sociale pour créer une société plus atomisée.
Là où les comedores populares et les organisations sociales cessent d’exister, les gens chercheront à échapper à la pauvreté et à la faim par d’autres moyens. Le gouvernement ouvre la voie au cannibalisme social et au narco-État, c’est-à-dire au capitalisme de marché libre dans sa forme la plus pure.
Et cela se produit déjà, sur les deux fronts.
Les quartiers populaires de Rosario, la troisième plus grande ville d’Argentine, sont déjà largement dominés par des bande rivales de narcotrafiquants. Le fait que Rosario soit une ville portuaire et que ses ports soient privatisés en fait une plaque tournante particulièrement attractive pour le trafic de drogue. De nombreux jeunes locaux, confrontés au choix entre 12 heures par jour d’exploitation à bas salaire et un rôle relativement lucratif et « glamour » de fantassin narco, choisissent cette dernière option.
Enhardi par la ligne « loi et ordre » du nouveau gouvernement, Pablo Coccocioni, ministre de la Sécurité de la province où se trouve Rosario, publie le 5 mars une image sur son compte Instagram. Sous le titre « ça va être toujours pire pour eux », elle montre des dizaines de prisonniers alignés en rangées, assis les jambes croisées, torse nu, la tête baissée. Il s’agit d’une copie conforme des photos des membres de bandes capturés venant du Salvador de Bukele.
Seulement quatre jours plus tard, un jeune narcotrafiquant de quinze ans entre dans une station-service et assassine le pompiste. C’est le quatrième d’une série de meurtres aléatoires de travailleurs à Rosario depuis que Coccocioni a publié cette image. Deux chauffeurs de taxi et un chauffeur de bus ont également été tués de sang-froid pendant qu’ils travaillaient. Les gens ont peur de sortir de chez eux.
Rétrospectivement, Bukele avait déclaré : « Cette photo était une grave erreur ; vous ne pourrez le faire que lorsque les bandes seront neutralisées et que vous aurez le contrôle de la rue ». Ce n’est pas le cas à Rosario, et les conséquences n’impactent pas la classe politique, ni la police ou les forces armées, mais plutôt les travailleurs innocents qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Si l’on imagine que le gouvernement tente réellement de réprimer l’activité des bandes, le post de Coccocioni était une erreur stratégique – mais de telles provocations créent les conditions permettant aux électeurs de se déplacer encore plus à droite. Nous vivons dans une jungle, nous sommes confrontés à des animaux et à des meurtriers, la politique de « l’ordre public » est la seule issue à cette jungle. Même si, en réalité, ces politiques sont la cause de la crise.
Comme de nombreux autres jeunes en Argentine, le musicien Manuel Lopez Ledesma travaille comme livreur pour unl’ entreprise Rappi pour joindre les deux bouts. Alors qu’il attend sa commande devant une pizzeria, il est intercepté par deux adolescents qui le tuent alors qu’ils tentent de lui voler sa moto. C’est un exemple classique du cannibalisme social engendré par la pauvreté.
Le lendemain, une manifestation militante des chauffeurs-livreurs Rappi devant le commissariat de police local aboutit à l’incendie de cinq véhicules, dont une voiture de police. C’est une petite explosion de colère et de fureur. Juste, mais qui donne également du grain à moudre à ceux qui veulent faire campagne pour davantage de maintien de l’ordre.
Alors que la criminalité explose, ce ne sont pas les riches qui sont exposés. Ils sont protégés derrière des murs, par des agents de sécurité privés, dans des quartiers fermés. Ils se déplacent dans des véhicules privés, ils ne mettent jamais les pieds dans un bus ou un train. Ce sont les gens des quartiers populaires qui souffrent du cannibalisme social, qui doivent craindre d’être battus ou peut-être tués pour leur téléphone portable ou leur sac à dos pendant qu’ils voyagent dans le train ou attendent le bus. Cela ne fait qu’aggraver le ressentiment social, ouvrant la voie à une réaction plus forte. Alors que les luttes ouvrières et d’autres formes de résistance se multiplient, l’escalade du cannibalisme social et du narcotrafic sert à légitimer les structures de répression qui sont essentielles au projet de dérégulation totale de l’économie argentine.
Si nous vivons dans une jungle, si n’importe qui dans la rue pouvait me voler pendant que j’attends le bus un lundi matin froid, si n’importe quel personnage encapuchonné dans la rue pouvait me tuer pendant que j’attends de faire une livraison pour quelques pesos, la plupart des gens finiront par soutenir toutes les mesures que les autorités promettent de prendre pour exercer un plus grand contrôle. Le résultat est une guerre de « loi et d’ordre » contre ceux qui ont été regroupés dans une horde amorphe et terrifiante de petits criminels, d’assassins de sang-froid, d’orques, de gauchistes sales et d’organisations sociales corrompues qui s’attaquent aux pauvres et aux vulnérables.
Aux yeux d’une population terrifiée et d’une société décimée par la propagande du ressentiment et de l’individualisme, il n’y a pas d’alternative.
Heureusement, il y a encore des gens qui mènent le bon combat, même au milieu de ce désordre.
Au milieu de la « célèbre Isla Maciel », une île proche du quartier de La Boca, connu dans le monde entier pour sa pauvreté et sa dangerosité, même pour Buenos Aires, une vingtaine d’adolescents sont rassemblés. Un examen plus attentif révèle qu’ils portent des t-shirts arborant l’emblème des deux drapeaux antifascistes, reconnu dans le monde entier. Les enfants participent à l’une des nombreuses séances de boxe gratuites que Boxeo Popular organise dans le quartier tous les samedis pour les enfants et les adolescents du quartier. Boxeo Popular – « la boxe populaire » – est un projet lancé et dirigé par Accion Antifascista Buenos Aires (Action antifasciste de Buenos Aires) et le club sportif et social antifasciste La Cultura del Barrio. Laura, l’une des fondatrices du projet, rapporte que « trente-trois familles participent au projet, grâce auquel nous soutenons et aidons environ quatre-vingt-cinq enfants ». Le club fournit aux enfants des uniformes, du matériel, un entraîneur agréé et une collation après l’entraînement.
« Nous concevons ce projet, qui en est à sa sixième année, dans une logique d’entraide et non d’assistanat », explique Laura. « Nous offrons un cadre et une initiative, tandis que les enfants et les familles contribuent à le rendre possible chaque semaine en fournissant l’infrastructure nécessaire et en participant activement à sa réalisation. » Quant à la définition du projet, elle précise : « C’est un moyen, pas une fin en soi. Garantir l’accès au sport et aux loisirs gratuitement, sans préjugés ni discrimination, à travers des activités physiques, sportives et ludiques orientées vers la promotion de valeurs opposées à toute forme d’oppression, sans perdre de vue les différentes situations psychosociales de vulnérabilité que peuvent vivre les jeunes qui participent au projet. » Elle voit le projet comme une manifestation concrète de valeurs aux implications beaucoup plus larges. « C’est un moyen par lequel nous favorisons le sport, l’organisation et l’autogestion de la classe ouvrière à travers l’entraide, la participation active et l’éducation, en nous réappropriant notre force en tant que classe et en construisant collectivement de véritables alternatives et des espaces de résistance sociale. »
La Cultura del Barrio, le seul club sportif et social explicitement antifasciste d’Amérique latine, ouvre ses portes pour la journée. Les premiers participants qui franchissent ses portes peuvent être là pour un cours de fitness fonctionnel, de yoga, de boxe ou de boxe thaï. Plus tard, dans la soirée, ils peuvent assister à d’autres activités sportives, à un spectacle de straight edge hardcore, à une discussion ou à l’une des innombrables activités réparties sur les deux étages du club. Tous ces événements réunissent un mélange de jeunes et de vieux, de tous genres, de tenants de sous-cultures et de gens ordinaires du quartier. La culture politique de l’espace est explicite : il est couvert de drapeaux antifascistes et queer, d’affiches et d’autocollants d’organisations anarchistes du monde entier, et d’une grande bannière sur laquelle on peut lire « Contre la violence d’État – Autodéfense populaire ».
Fondé en 2011 à l’initiative d’ Acción Antifascista Buenos Aires, le club a la particularité de devenir, sans cacher ses convictions politiques, un espace fréquenté par toute la communauté locale. Des centaines de membres cotisants participent régulièrement à ses activités. Personne n’est jamais refusé pour manque de fonds et le club s’efforce de maintenir des prix accessibles. Les valeurs fondamentales du club reflètent les tendances anarchistes de ses membres actifs : l’entraide, l’organisation populaire, la recherche d’alternatives en dehors de la logique du profit et du capital.
Les organisations sociales, les assemblées de quartier, les clubs sportifs de quartier (que le gouvernement actuel veut aussi privatiser), les groupes d’entraide et de solidarité, les syndicats de base sont autant de représentations de notre conception de la société. Telles qu’elles existent aujourd’hui en Argentine, elles sont imparfaites. Ce n’est pas surprenant, car, comme nous tous, elles ne peuvent s’empêcher de refléter en partie la société dont elles sont issues.
Les attaques de l’État et de sa presse peuvent passer pour une croisade éthique contre la corruption ou les abus, mais ce n’est qu’un prétexte. Oui, la corruption et les abus sont endémiques dans la société argentine. Mais si tel était vraiment le problème ici, nous parlerions de la nécessité de démanteler l’appareil policier, qui est extrêmement corrompu, abusif et, dans de nombreux quartiers, essentiel à l’organisation du crime et des gangs de drogue. Ou bien nous parlerions de l’Église, avec son histoire de soumission à la répression militaire et ses nombreux scandales de maltraitance d’enfants. Pourtant, sans surprise, il n’y a pas d’indignation haleexaspéréetante à l’encontre de ces institutions.
L’État s’attaque aux organisations sociales, aux syndicats et aux clubs sociaux et sportifs de quartier par principe, car ils sont des représentations tangibles et matérielles des relations que nous voulons construire. Nous voulons créer un contexte dans lequel les gens puissent réellement interagir sur un pied d’égalité dans la poursuite de leurs intérêts collectifs, défiant la logique du capitalisme néolibéral.
Ils veulent nous isoler, nous atomiser, chacun avec trois boulots à courir jusqu’à ce que nous ayons la chance d’atteindre la prospérité économique, en imaginant que nous pourrions devenir millionnaires si seulement nous nous levions assez tôt et travaillions assez dur. Chaque bénévole d’un comedor popular, chaque militant d’une organisation sociale, chaque travailleur de base dans une assemblée d’entreprise et chaque enfant qui participe à une activité gratuite dans son club de quartier est une brique dans le mur de résistance au projet capitaliste.
Mais tout comme une barricade bloque une rue mais ouvre la voie, nos projets d’entraide et de solidarité sont bien plus que des actes de résistance collective. Ils nous permettent aussi de vivre en dehors de la logique du capitalisme. Ils montrent qu’on peut participer à des activités épanouissantes sans avoir à dépenser d’argent, qu’on peut être accueilli dans un espace traditionnellement machiste indépendamment de son apparence ou de son genre, que n’importe qui peut se réunir avec des amis et créer un groupe de musique ou organiser une manifestation. Ils montrent que chacun de nous est bien plus que son pouvoir d’achat ou sa force de travail À une époque où un avenir en dehors du capitalisme est devenu presque inimaginable, ils offrent des aperçus d’un monde différent.
Malgré les événements du 12 juin, que les deux camps ont intérêt à exagérer, la réalité objective actuelle reste sombre. Il n’y a pas de convergence des luttes, pas de signe d’un soulèvement imminent. Le mouvement péroniste, y compris son aile gauche, est largement absent de la rue et des manifestations, misant sur le fait de laisser les ultralibéraux s’écraser seuls pour se présenter à nouveau comme le seul pouvoir de gouvernement viable. Les grands syndicats refusent d’exécuter un plan de lutte, se limitant à des mesures périodiques pour négocier à huis clos afin de se protéger contre des changements de la législation du travail qui diminueraient leur influence. S’il est agréable de voir la presse de droite crier aux pertes générées par une grève générale de 24 heures (un rappel de qui crée réellement la richesse), la grève industrielle traditionnelle ne peut pas aller bien loin dans une économie où la moitié de la main-d’œuvre travaille dans le secteur informel. On peut féliciter la gauche marxiste d’être présente dans la rue et dans les luttes, mais son influence est marginale, tant qualitativement que quantitativement.
L’histoire ne tend pas inévitablement vers le « progrès », et ce n’est pas non plus un film hollywoodien dans lequel les gentils gagneront inévitablement. Alors que la pauvreté et la faim progressent et que les capitalistes s’attaquent au tissu social tissé au fil des décennies depuis l’échec de la dernière expérience néolibérale, une sombre dystopie nous attend s’ils réussissent. Pauvreté, isolement, exploitation extrême et enfin, le narco-État.
La résistance s’intensifie et les foyers de conflit se multiplient et s’intensifient. Le 24 mars, des centaines de milliers de personnes ont participé à la manifestation traditionnelle en souvenir du coup d’État militaire, rejetant les efforts de Milei pour réhabiliter la mémoire de la dernière dictature. Fin avril, près d’un million de personnes sont descendues dans la rue pour défendre les universités gratuites et publiques. Les syndicats bureaucratiques, dirigés par la Confederación General del Trabajo, ont organisé deux grèves générales, dont une impliquant une participation considérable dans les secteurs des transports. Dans la province de Misiones, les travailleurs de l’éducation campent depuis près de deux semaines pour protester. L’hostilité envers les ultralibéraux augmente, comme on a pu le constater lors du dernier événement public de Milei à Buenos Aires, le 23 mai, lorsque des gens ont attaqué ses partisans et volé leurs drapeaux.
Et puis, le 12 juin…
Il est 10 heures du matin et la chambre haute du congrès siège. Aujourd’hui est le jour du vote sur le méga-paquet de plus de deux cents réformes ultra-néolibérales de Milei, et d’un autre vote sur l’opportunité de lui accorder des pouvoirs extraordinaires.
Des dizaines de milliers de personnes se sont à nouveau mobilisées devant le congrès. Les principaux syndicats, les partis et organisations péronistes de centre-gauche et de gauche, la puissante gauche trotskiste et le reste des groupes marxistes, des organisations sociales, des assemblées de quartier et des étudiants.1Les mouvements sociaux et le « camp populaire » se retrouvent face à un congrès entièrement barricadé et défendu par près de trois mille policiers. Pourtant, un cocktail Molotov vole dans les airs et frappe un canon à eau de la police. On voit des syndicalistes se battre au corps à corps avec la police. Toute la zone autour du congrès est en proie à une bataille acharnée. Les manifestants renversent un véhicule de presse et y mettent le feu ; ils en utilisent un autre comme barricade ; ils allument des feux et utilisent des projectiles pour se défendre contre les policiers à moto, qui tirent des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc.
Le texte est néanmoins adopté par 37 voix contre 36, un résultat rendu possible uniquement par la trahison de deux sénateurs péronistes et par le vote décisif de la vice-présidente Victoria Villarruel, une fervente partisane de la dictature, alors que Milei attend de monter dans un avion pour le sommet du G7 en Italie. La présidence publie un communiqué décrivant les manifestants comme des « terroristes » qui tentent de « renverser le gouvernement ». Les trente-cinq personnes arrêtées sont placées en détention provisoire et accusées de « délits contre les pouvoirs publics et l’ordre constitutionnel ».
En réfléchissant aux scènes de bataille, mes pensées reviennent à la fin du mois de mai, à peine deux semaines plus tôt, lorsque Milei prononçait un discours aux USA tandis que des véhicules de police et un canon à eau gardaient l’un des dépôts où étaient stockés des milliers de tonnes de nourriture. Il avait insisté sur ses arguments habituels. « Un moment viendra où les gens mourront de faim. Alors d’une manière ou d’une autre, ils trouveront quelque chose pour ne pas mourir. Il n’est pas nécessaire d’intervenir pour résoudre la question externe de la consommation, car quelqu’un la résoudra».
Je repense à sa dernière phrase. « Vous pensez que les gens sont si stupides qu’ils ne font rien pour ne pas mourir de faim dans la rue ? » Là au moins, lui et moi sommes d’accord – et je suis convaincu que des dizaines de milliers de personnes qui l’ont entendu ont eu la même pensée. En 2001, ce « quelque chose » était un soulèvement populaire qui a contraint le président à démissionner et à fuir en hélicoptère depuis le toit du palais présidentiel.
Les affrontements du 12 juin ne sont rien comparés à ceux de décembre 2001. En réalité, Milei conserve un capital social et politique important. Mais à mesure que le projet ultra-néolibéral plonge l’Argentine dans la pauvreté et le chômage, le conflit social ne peut que s’intensifier. Nos ennemis au pouvoir en sont parfaitement conscients et se préparent en conséquence. Nous devons faire de même si nous voulons terminer la tâche commencée en 2001.
Translation courtesy of Layân Benhamed.
04.06.2024 à 00:23
CrimethInc. Ex-Workers Collective
« Le 14 avril au matin, l’attaque sans précédent de la République islamique d’Iran (RII) contre Israël n’échappait à la couverture d’aucun média à travers le monde. Après que les grandes puissances, main dans la main, ont dressé le Dôme de fer impérialiste pour protéger l’État d’Israël, certains, espérant venger les Palestinien.nes, se sont extasiés devant le “courage” de la RII et n’ont cessé d’exprimer leur admiration pour la seule puissance de la région qui se serait dressée, seule, face aux puissances impérialistes. »
C’est à ce mélange de fascination et de complaisance que, sans rien céder aux bourreaux des Palestiniens, répond le texte qui suit.
Par Collectif Roja.
Dans cette guerre où Israël et Iran se montrent réciproquement les dents, certains ont sans la moindre honte pris le parti de l’État d’Israël ; d’autres, en Iran ou ailleurs, nettoient les crimes de la République islamique. Nous ne nous adressons pas à ces fascistes, mais plutôt à ceux qui suivent la logique selon laquelle « les ennemis de nos ennemis seraient nos amis ». Un raisonnement qui réduit les rapports complexes entre la RII et Israël à une lutte sans fin entre un bien et un mal et qui place dans un camp respectable, quiconque s’oppose à l’État d’Israël. Pour nous, défendre la cause palestinienne ne peut connaître d’autre voie que celle de l’opposition à la RII. Car celle-ci ne s’oppose pas à l’État d’Israël. Elle s’oppose aux peuples d’Iran et de toute la région. Car la libération des peuples n’est pas l’affaire des États. Car défendre la cause palestinienne, c’est se distancier de tout ce qui contribue à renforcer la domination israélienne sur les terres palestiniennes. Et depuis sa création et malgré tout le bruit qu’elle produit, la RII n’a fait que verser de l’eau au moulin de l’État d’Israël.
1.) Ceux qui évoquent « le droit de la RII » à répliquer ne font que reprendre l’argumentaire de l’État d’Israël pour justifier l’anéantissement de Gaza et le génocide qu’il perpétue. Ils raisonnent dans un cadre dans lequel la vie des millions d’habitant.es au Moyen-Orient ne vaut rien. Que vaut le « droit à se défendre » de la RII, y compris selon les normes du droit international, si ce « droit » se traduit dans les faits par deux semaines d’effroi en Iran et de l’Irak au Liban, face à la perspective d’une guerre généralisée ? Au nom de quel droit, les peuples démunis et appauvris de la région devraient payer le prix de l’« honneur » bafoué d’une puissance qui prévient son ennemi de l’heure d’arrivée de ses missiles sur son territoire ?
2.) Malgré leur opposition, la RII et l’État d’Israël et ses soutiens occidentaux constituent les rouages d’une même machine qui à chaque instant pousse le Moyen-Orient vers le précipice. A ceux pour qui le rôle de la RII dans la répression sanglante de la révolution syrienne contre la dictature Assad n’a pas suffi, nous rappelons le troc souterrain de l’Iran pendant la guerre qui l’a opposé à l’Irak. Au milieu de la guerre, d’un côté la RII scandait que « la route vers Al-Qods passait par Karbala », de l’autre elle achetait des armes auprès de l’État d’Israël pour combattre l’Irak. Humour amer qui a coûté la vie à des milliers d’Iranien.es et d’Irakien.es… Parlons aussi de son double jeu : d’un côté la RII prétend exclure tout échange commercial avec l’État d’Israël, de l’autre, elle ne respecte même pas la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions ».
3.) Tout cela ne signifie que la RII et l’État d’Israël sont des puissances égales. Et elles ne peuvent pas compter sur des soutiens de même envergure. Mais il s’agit d’ennemis utiles l’un à l’autre. Partout où se déploient des luttes émancipatrices, tous deux réagissent par la répression. Tous deux s’appuient sur l’existence de l’autre pour dissimuler leurs contradictions internes et justifier leurs crimes. Cet état de « ni paix, ni guerre » leur permet de garantir, chacun, leur propre survie.
4.) Autre raison pour laquelle l’attaque de l’État d’Israël par la RII en excite certains : la RII est un État enserré par les sanctions imposées par les États impérialistes. Et pourtant elle semble faire face, seule, à ces mêmes puissances. Mais la seule retombée de cette attaque pour les classes populaires d’Iran, c’est la chute de la valeur de la devise nationale, autrement dit, encore l’appauvrissement. Alors que les prix augmentent avec la valeur du dollar –sauf bien entendu, pour ceux qui se servent directement dans les revenus du pétrole–, le salaire journalier minimum est descendu à 3$. Ceux qui sont séduits par la puissance de la RII face aux puissances mondiales, savent-ils quelque chose de la vie de ceux qui en Iran ne survivent qu’en transportant des produits de contrebande (comme les Koulbar au Kurdistan) ou encore du carburant (comme les Soukhtbar au Baloutchistan) ? Savent-ils qu’au moment où la RII envoyait plus de 300 drones et missiles qui n’ont même pas frôlé les bouchers de Gaza, elle était incapable d’envoyer le moindre secours pour sauver d’une noyade des dizaines de Baloutches ?
5.) Ce que la RII a gagné, on le voit immédiatement dans les rues des grandes villes iraniennes. L’attaque très contrôlée contre l’État d’Israël, gigantesque opération de communication, a permis de renforcer les bases d’une autre guerre, celle que la RII a déclaré aux femmes, dès sa naissance. Les rues de Téhéran et d’autres villes ont vu se déployer une guerre terrible. Une guerre qui cible le corps des femmes et leur âme révoltée, une guerre qui veut les femmes enfermées. Comment un tel régime pourrait émanciper les peuples opprimés de Palestine et de la région ? Est-ce que la logique, qui à juste titre, exige de combattre l’apartheid organisé par l’État d’Israël n’exige pas aussi de rester debout face à l’apartheid sexuel et de genre en Iran ?
6.) Mais l’attaque de l’État d’Israël par la RII a aussi permis autre chose : en plus de blesser une enfant arabe, elle a réussi pour au moins quelques jours et partout dans le monde, à détourner l’attention des opinions publiques de Gaza et faciliter l’opération israélienne contre Rafah. En arrière-plan de cette guerre, les États-Unis ont encore une fois opposé leur veto à l’ONU contre la reconnaissance de la Palestine comme État. En réalité, ce sont les soutiens de l’État d’Israël qui devraient remercier la République islamique d’Iran.
7.) Parmi les autres « réussites » de la RII au cours de son histoire, il faut aussi parler de la marginalisation de la cause palestinienne dans la société iranienne. Alors que cette cause était populaire, 45 ans d’instrumentalisation par le pouvoir ont fait naître au sein de la société iranienne une certaine indifférence, voire parfois, un rejet de la cause palestinienne. Parallèlement, l’État d’Israël a choisi quel courant de l’opposition soutenir, le courant fasciste, celui de la droite monarchiste. Elle le présente comme seule issue pour l’après-RII. C’est d’ailleurs au nom de cette même opposition binaire et exclusive (république islamique ou régime installé par les puissances impérialistes) que le pouvoir iranien réprime les mobilisations populaires à l’intérieur de ses frontières.
8.) La RII tente obstinément d’instrumentaliser la montée de l’islamophobie en Europe et en Amérique du nord –islamophobie qui est l’un des visages du racisme en Occident. Elle tente ainsi de se présenter comme défendant les droits des musulman.es dans cette partie du monde. Ceux qui voient en la RII un bouclier contre cette islamophobie et qui la soutiennent pour cette raison, devraient se demander pourquoi dans la région administrative la plus peuplée d’Iran, celle de Téhéran (près de 20 millions d’habitant.es), les sunnites n’ont pas droit à une seule mosquée pour leur culte. Pourquoi les sunnites d’Iran, qu’ils soient baloutches, kurdes ou arabes, comptent parmi les populations les plus appauvries ? Pourquoi leur vie sont celles qui valent le moins en Iran ? Pourquoi les immigré.es afghan.es et en particulier les Hazaras sont privé.es des droits les plus élémentaires ? Ils doivent se demander comment un État dont les médias, officiels et officieux, diffusent des idées antisémites, pourrait soutenir l’antiracisme à travers le monde.
Pour nous, membres de Roja, la RII n’affaiblit pas l’apartheid organisé par l’État d’Israël. La voie de l’émancipation des peuples de la région ne peut passer que par un double combat : celui contre le régime d’apartheid israélien et ses soutiens et celui contre la République islamique d’Iran.
Instagram : @roja.paris - Email : rojaparis@riseup.net
« Le 14 avril au matin, l’attaque sans précédent de la République islamique d’Iran (RII) contre Israël n’échappait à la couverture d’aucun média à travers le monde. Après que les grandes puissances, main dans la main, ont dressé le Dôme de fer impérialiste pour protéger l’État d’Israël, certains, espérant venger les Palestinien.nes, se sont extasiés devant le “courage” de la RII et n’ont cessé d’exprimer leur admiration pour la seule puissance de la région qui se serait dressée, seule, face aux puissances impérialistes. »
C’est à ce mélange de fascination et de complaisance que, sans rien céder aux bourreaux des Palestiniens, répond le texte qui suit.
Par Collectif Roja.
Dans cette guerre où Israël et Iran se montrent réciproquement les dents, certains ont sans la moindre honte pris le parti de l’État d’Israël ; d’autres, en Iran ou ailleurs, nettoient les crimes de la République islamique. Nous ne nous adressons pas à ces fascistes, mais plutôt à ceux qui suivent la logique selon laquelle « les ennemis de nos ennemis seraient nos amis ». Un raisonnement qui réduit les rapports complexes entre la RII et Israël à une lutte sans fin entre un bien et un mal et qui place dans un camp respectable, quiconque s’oppose à l’État d’Israël. Pour nous, défendre la cause palestinienne ne peut connaître d’autre voie que celle de l’opposition à la RII. Car celle-ci ne s’oppose pas à l’État d’Israël. Elle s’oppose aux peuples d’Iran et de toute la région. Car la libération des peuples n’est pas l’affaire des États. Car défendre la cause palestinienne, c’est se distancier de tout ce qui contribue à renforcer la domination israélienne sur les terres palestiniennes. Et depuis sa création et malgré tout le bruit qu’elle produit, la RII n’a fait que verser de l’eau au moulin de l’État d’Israël.
1.) Ceux qui évoquent « le droit de la RII » à répliquer ne font que reprendre l’argumentaire de l’État d’Israël pour justifier l’anéantissement de Gaza et le génocide qu’il perpétue. Ils raisonnent dans un cadre dans lequel la vie des millions d’habitant.es au Moyen-Orient ne vaut rien. Que vaut le « droit à se défendre » de la RII, y compris selon les normes du droit international, si ce « droit » se traduit dans les faits par deux semaines d’effroi en Iran et de l’Irak au Liban, face à la perspective d’une guerre généralisée ? Au nom de quel droit, les peuples démunis et appauvris de la région devraient payer le prix de l’« honneur » bafoué d’une puissance qui prévient son ennemi de l’heure d’arrivée de ses missiles sur son territoire ?
2.) Malgré leur opposition, la RII et l’État d’Israël et ses soutiens occidentaux constituent les rouages d’une même machine qui à chaque instant pousse le Moyen-Orient vers le précipice. A ceux pour qui le rôle de la RII dans la répression sanglante de la révolution syrienne contre la dictature Assad n’a pas suffi, nous rappelons le troc souterrain de l’Iran pendant la guerre qui l’a opposé à l’Irak. Au milieu de la guerre, d’un côté la RII scandait que « la route vers Al-Qods passait par Karbala », de l’autre elle achetait des armes auprès de l’État d’Israël pour combattre l’Irak. Humour amer qui a coûté la vie à des milliers d’Iranien.es et d’Irakien.es… Parlons aussi de son double jeu : d’un côté la RII prétend exclure tout échange commercial avec l’État d’Israël, de l’autre, elle ne respecte même pas la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions ».
3.) Tout cela ne signifie que la RII et l’État d’Israël sont des puissances égales. Et elles ne peuvent pas compter sur des soutiens de même envergure. Mais il s’agit d’ennemis utiles l’un à l’autre. Partout où se déploient des luttes émancipatrices, tous deux réagissent par la répression. Tous deux s’appuient sur l’existence de l’autre pour dissimuler leurs contradictions internes et justifier leurs crimes. Cet état de « ni paix, ni guerre » leur permet de garantir, chacun, leur propre survie.
4.) Autre raison pour laquelle l’attaque de l’État d’Israël par la RII en excite certains : la RII est un État enserré par les sanctions imposées par les États impérialistes. Et pourtant elle semble faire face, seule, à ces mêmes puissances. Mais la seule retombée de cette attaque pour les classes populaires d’Iran, c’est la chute de la valeur de la devise nationale, autrement dit, encore l’appauvrissement. Alors que les prix augmentent avec la valeur du dollar –sauf bien entendu, pour ceux qui se servent directement dans les revenus du pétrole–, le salaire journalier minimum est descendu à 3$. Ceux qui sont séduits par la puissance de la RII face aux puissances mondiales, savent-ils quelque chose de la vie de ceux qui en Iran ne survivent qu’en transportant des produits de contrebande (comme les Koulbar au Kurdistan) ou encore du carburant (comme les Soukhtbar au Baloutchistan) ? Savent-ils qu’au moment où la RII envoyait plus de 300 drones et missiles qui n’ont même pas frôlé les bouchers de Gaza, elle était incapable d’envoyer le moindre secours pour sauver d’une noyade des dizaines de Baloutches ?
5.) Ce que la RII a gagné, on le voit immédiatement dans les rues des grandes villes iraniennes. L’attaque très contrôlée contre l’État d’Israël, gigantesque opération de communication, a permis de renforcer les bases d’une autre guerre, celle que la RII a déclaré aux femmes, dès sa naissance. Les rues de Téhéran et d’autres villes ont vu se déployer une guerre terrible. Une guerre qui cible le corps des femmes et leur âme révoltée, une guerre qui veut les femmes enfermées. Comment un tel régime pourrait émanciper les peuples opprimés de Palestine et de la région ? Est-ce que la logique, qui à juste titre, exige de combattre l’apartheid organisé par l’État d’Israël n’exige pas aussi de rester debout face à l’apartheid sexuel et de genre en Iran ?
6.) Mais l’attaque de l’État d’Israël par la RII a aussi permis autre chose : en plus de blesser une enfant arabe, elle a réussi pour au moins quelques jours et partout dans le monde, à détourner l’attention des opinions publiques de Gaza et faciliter l’opération israélienne contre Rafah. En arrière-plan de cette guerre, les États-Unis ont encore une fois opposé leur veto à l’ONU contre la reconnaissance de la Palestine comme État. En réalité, ce sont les soutiens de l’État d’Israël qui devraient remercier la République islamique d’Iran.
7.) Parmi les autres « réussites » de la RII au cours de son histoire, il faut aussi parler de la marginalisation de la cause palestinienne dans la société iranienne. Alors que cette cause était populaire, 45 ans d’instrumentalisation par le pouvoir ont fait naître au sein de la société iranienne une certaine indifférence, voire parfois, un rejet de la cause palestinienne. Parallèlement, l’État d’Israël a choisi quel courant de l’opposition soutenir, le courant fasciste, celui de la droite monarchiste. Elle le présente comme seule issue pour l’après-RII. C’est d’ailleurs au nom de cette même opposition binaire et exclusive (république islamique ou régime installé par les puissances impérialistes) que le pouvoir iranien réprime les mobilisations populaires à l’intérieur de ses frontières.
8.) La RII tente obstinément d’instrumentaliser la montée de l’islamophobie en Europe et en Amérique du nord –islamophobie qui est l’un des visages du racisme en Occident. Elle tente ainsi de se présenter comme défendant les droits des musulman.es dans cette partie du monde. Ceux qui voient en la RII un bouclier contre cette islamophobie et qui la soutiennent pour cette raison, devraient se demander pourquoi dans la région administrative la plus peuplée d’Iran, celle de Téhéran (près de 20 millions d’habitant.es), les sunnites n’ont pas droit à une seule mosquée pour leur culte. Pourquoi les sunnites d’Iran, qu’ils soient baloutches, kurdes ou arabes, comptent parmi les populations les plus appauvries ? Pourquoi leur vie sont celles qui valent le moins en Iran ? Pourquoi les immigré.es afghan.es et en particulier les Hazaras sont privé.es des droits les plus élémentaires ? Ils doivent se demander comment un État dont les médias, officiels et officieux, diffusent des idées antisémites, pourrait soutenir l’antiracisme à travers le monde.
Pour nous, membres de Roja, la RII n’affaiblit pas l’apartheid organisé par l’État d’Israël. La voie de l’émancipation des peuples de la région ne peut passer que par un double combat : celui contre le régime d’apartheid israélien et ses soutiens et celui contre la République islamique d’Iran.
Instagram : @roja.paris - Email : rojaparis@riseup.net
08.05.2024 à 06:28
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En coopération avec Freedom, nous présentons un court texte de Peter Gelderloos explorant les raisons de l’échec des stratégies actuellement employées par les principaux mouvements environnementaux pour stopper le changement climatique d’origine industrielle, et ce que nous pourrions faire à la place. Pour un examen plus approfondi de ces questions, nous recommandons le nouveau livre de Peter, The Solutions are Already Here : Strategies for Ecological Revolution from Below.
Le mouvement climatique dominant part d’un postulat qui garantit l’échec.
Pas seulement l’échec. Une catastrophe. Et plus il sera efficace, plus il causera de dégâts.
Voyons pourquoi.
Aujourd’hui, lorsque les gens pensent à l’environnement, ils se représentent généralement des actions de désobéissance civile dans les rues, un militantisme médiatique, un lobbying enthousiaste et des conférences visant à fixer des objectifs mondiaux en matière d’émissions de carbone, le tout sous la houlette d’organisations non gouvernementales, d’universitaires et de politiciens progressistes. Cependant, la lutte écologique a toujours inclus des courants anticapitalistes et anticoloniaux, et ces courants sont devenus plus forts, plus dynamiques et mieux connectés au cours des deux dernières décennies.
Cette évolution ne s’est toutefois pas faite sans revers, souvent en raison d’une intense répression qui laisse les mouvements épuisés et traumatisés, comme la « peur verte » (green scare1) qui a débuté en 2005 ainsi que la répression de Standing Rock et d’autres mouvements anti-pipelines menés par des populations indigènes dix ans plus tard. Systématiquement, au moment précis où les courants radicaux pansent leurs plaies, la vision de l’environnementalisme, majoritairement blanche et issue de la classe moyenne, prend le devant de la scène et entraîne le débat dans des directions réformistes.2
La crise à laquelle nous sommes confrontés est une crise écologique complexe, dans laquelle s’enchevêtrent les assassinats par les forces de police, les lois répressives, l’histoire du colonialisme et du suprématisme blanc, la dégradation de l’habitat, l’accaparement des terres, l’agriculture alimentaire, la santé humaine, l’urbanisme, les frontières et les guerres. Les principaux leaders du mouvement environnementaliste ont pris la décision stratégique de réduire tout cela à une question de climat — la crise climatique — et de positionner l’État en tant que protagoniste, en tant que sauveur potentiel. Cela signifie présenter l’Accord de Paris et les sommets de la COP comme les solutions au problème, et utiliser l’activisme performatif et la désobéissance civile pour exiger des changements de politique et des investissements en faveur de l’énergie verte.
Les deux piliers de leur stratégie pour résoudre la crise climatique sont, d’une part, l’augmentation de la production d’énergie verte et, d’autre part, la réduction des émissions de carbone.
Ils ont été très efficaces pour atteindre le premier objectif, mais totalement inefficaces pour le second. C’était tout à fait prévisible.
Quiconque comprend le fonctionnement de notre société, c’est-à-dire le fonctionnement du capitalisme, sait que la conséquence logique d’une augmentation des investissements dans les énergies vertes sera une augmentation de la production de combustibles fossiles. La raison principale en est que les centaines de milliards de dollars qui ont déjà été investis dans les pipelines, les mines de charbon, les raffineries de pétrole et les puits de forage sont du capital fixe. Ils valent beaucoup d’argent, mais ce n’est pas de l’argent sur un compte bancaire qui peut être rapidement investi ailleurs, transformé en actions ou en biens immobiliers ou encore converti dans une autre devise.
Une excavatrice à charbon de 14 000 tonnes, une plateforme pétrolière offshore : elles ne deviendront jamais quelque chose d’autre d’une valeur financière similaire. C’est de l’argent qui a été dépensé, un investissement qui n’est utile aux capitalistes que s’ils peuvent continuer à l’utiliser pour extraire du charbon ou forer du pétrole.
Cette règle économique prévaut, que l’entreprise capitaliste en question soit ExxonMobil, la compagnie pétrolière d’État saoudienne ou la China Petrochemical Corporation, propriété du parti communiste (qui a été classée plus grande entreprise énergétique du monde en 2021).
Le capitalisme (y compris celui pratiqué par tous les gouvernements socialistes du monde) est basé sur la croissance. Si les investissements dans les énergies vertes augmentent, entraînant une hausse de la production totale d’énergie, le prix de l’énergie diminuera, ce qui signifie que les grands fabricants produiront davantage de marchandises, quelles qu’elles soient, rendant leurs produits moins chers dans l’espoir que les consommateurs en achèteront davantage. Par conséquent, la consommation totale d’énergie augmentera. Cela s’applique à l’énergie provenant de toutes les sources disponibles, en particulier les plus traditionnelles, à savoir les combustibles fossiles.
Après des décennies d’investissement, l’énergie verte deviendra enfin concurrentielle, voire moins chère que l’énergie produite à partir de combustibles fossiles. Cela n’a débuté qu’au cours des dernières années, bien que les prix fluctuent encore en fonction de la région et du type de production d’énergie. L’industrie des combustibles fossiles n’a pas abandonné ses activités ni diminué sa production. De nombreuses entreprises ne couvriront même pas leurs investissements entre les combustibles fossiles et les énergies vertes. En revanche, elles investiront davantage dans de nouveaux projets liés aux combustibles fossiles. C’est l’économie capitaliste de base : si le prix marginal d’un produit diminue, le seul moyen de maintenir ou d’augmenter ses bénéfices est d’accroître la production totale. Cela explique pourquoi 2023 a été une année record pour les nouveaux projets de combustibles fossiles.
Il existe une autre façon d’augmenter les profits : en diminuant les coûts de production. Pour l’industrie des combustibles fossiles, cela se traduit par une réduction des normes de sécurité et environnementales, ce qui signifie plus d’accidents, plus de pollution, plus de morts.
Nous l’avons vu venir. Nous avons dit que cela arrivait. Et nous avons été exclus du débat, et dans de nombreux cas tués ou emprisonnés, parce que le besoin pathétique de croire que le gouvernement peut nous sauver est encore plus grand que l’addiction aux combustibles fossiles.
Mais le capitalisme n’a pas d’avenir sur cette planète. Nous aurons besoin d’une révolution de grande envergure pour faire face à cette crise.
Nous devons réorienter le débat. Nous devons adopter une posture qui nous permette d’être prêts pour le long terme. Nous devons soutenir les luttes qui peuvent apporter de petites victoires et accroître notre pouvoir collectif, et approfondir notre relation avec le territoire qui peut nous soutenir. Par-dessus tout, nous devons imaginer des avenirs meilleurs que celui qu’ils nous réservent.
Le type de transformation sociale — de révolution mondiale — qui peut guérir les blessures que nous avons infligées à la planète elle-même et à tous ses systèmes vivants devra être plus ambitieux que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent. Cette crise nous prend tous au piège et nuit à tout un chacun ; la réponse devra être apportée par le plus grand nombre possible d’entre nous.
Imaginez toutes les personnes de votre entourage dont vous ne voulez pas qu’elles meurent de faim ou de cancer, qu’elles soient soumises à des conditions météorologiques extrêmes ou qu’elles soient abattues par la police ou autres suprémacistes blancs.
Vous n’avez pas besoin de convaincre toutes ces personnes de devenir des révolutionnaires anarchistes. Il suffirait d’en convaincre certaines de rompre leur loyauté envers les institutions dominantes et les mouvements réformateurs classiques et de sympathiser avec une approche révolutionnaire, ou du moins de comprendre pourquoi une telle approche a du sens.
Pour ce faire, vous pouvez poser une question dont la réponse est incontestable, une question qui a un rapport direct avec un sujet qui les affecte ou les motive. Par exemple :
Après avoir fait part des réponses à ces questions, vous pouvez insister sur le fait que la réforme du système existant est une stratégie qui a échoué, et demander à vos interlocuteurs s’ils comptent essayer la même stratégie encore et encore, en espérant des résultats différents.
Cela devrait vous permettre de déterminer quelles sont les personnes autour de vous qui sont capables de remettre en question le paradigme dans lequel elles vivent, et quelles sont celles qui sont attachées aux fausses croyances qui sous-tendent ce paradigme. Ne perdez pas votre temps avec ce dernier groupe. Quelles que soient les velléités de rédemption et les belles valeurs qu’elles peuvent avoir, essayer de dialoguer avec ces personnes par le biais de la raison, de l’éthique et de la logique, c’est passer à côté de l’essentiel. Lorsque des gens s’obstinent à croire des choses dont la fausseté a été démontrée, c’est soit parce que ces croyances les réconfortent, soit parce qu’elles leur apportent pouvoir et profit. Il est peu probable que le débat puisse changer cela.
Nous devons faire évoluer la discussion au niveau de la société dans son ensemble. Nous avons besoin que les gens comprennent nos arguments ; nous devons nous assurer que les orthodoxies dominantes soient considérées comme controversées et non acceptables.
Cela signifie qu’il faut discréditer l’Accord de Paris, les Nations unies, Extinction Rebellion et les grandes ONG, ainsi que toute la stratégie consistant à remplacer les combustibles fossiles par des énergies vertes tout en laissant le système économique mondial inchangé. La seule chose qu’ils arriveraient à faire, c’est de gagner beaucoup d’argent. De même, nous devrions promouvoir une compréhension plus claire de la fonction de la police dans le contexte historique, de l’impact de la production économique basée sur la croissance sur notre santé et du fait qu’aucun gouvernement n’est susceptible de prendre des mesures pour atténuer l’un ou l’autre de ces méfaits.
Concentrons-nous sur les personnes qui sont capables de changer. Lorsque les gens commencent à changer d’avis, il est utile qu’ils puissent faire le lien avec un changement immédiat dans leurs actions. Aidez-les à trouver un petit geste à leur mesure. Par exemple :
L’apocalypse a déjà commencé. Depuis des décennies, des millions d’humains — et maintenant des dizaines de millions d’humains — meurent chaque année des effets de cette crise écologique. Nous avons dépassé les taux de mortalité des pires années de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, même si nous ne comptons pas les chiffres des victimes des guerres chaudes que les puissances suprématistes blanches mènent du Niger à la Palestine — bien que ces guerres soient également liées à cette crise.
En outre, un nombre inconnu d’espèces — probablement des milliers — sont condamnées à l’extinction chaque année. De nombreux habitats et écosystèmes disparaissent à jamais. La biomasse globale, c’est-à-dire la masse totale de tous les êtres vivants sur la planète, diminue considérablement. L’eau, l’air et le sol sont remplis de poisons. Les objectifs climatiques de réduction des émissions de carbone sont probablement trop optimistes ; nous avons déjà franchi de nombreux points de basculement à 26 ans de 2050 (l’objectif de l’ONU pour atteindre l’objectif « zéro émission nette »), et les projections des États les plus puissants et des plus grandes entreprises indiquent que nous ne parviendrons pas à respecter la date butoir tant souhaitée de 2050. La fin d’un monde est déjà en marche.
Pour faire ce que nous avons à faire, nous devons accepter cette réalité et nous y atteler. La souffrance est déjà là. La mortalité massive est déjà là. Mais après chaque mort, il y a une nouvelle vie, et il y aura encore de la vie sur cette planète jusqu’à la dilatation du soleil dans quelques milliards d’années. C’est une question de vie ou de mort pour nous, et nous devons donc la prendre au sérieux, faire des sacrifices, mais comme il est déjà « trop tard », nous pouvons nous concentrer sur des cadrages qualitatifs et à long terme, plutôt que de nous laisser guider par une urgence trop superficielle et épuisante.
Une chose au moins est certaine : les communautés vivantes de cette planète se porteront beaucoup mieux si nous abolissons l’État et le capitalisme. Si nous n’y parvenons pas de notre vivant, elles se porteront quand même mieux — nous nous porterons mieux — si nous érodons leur hégémonie, si la plupart des gens peuvent voir que les institutions dominantes sont responsables de ce qui se passe, si nous avons augmenté notre capacité de guérison et de survie collective.
Il existe de nombreuses façons de soutenir une lutte. Bien qu’il soit facile de se démoraliser lorsque la plupart des pipelines, bases militaires, mines et autres mégaprojets auxquels nous nous opposons sont néanmoins construits, il est vital de s’engager. La révolution n’est pas une progression linéaire — ce n’est pas un millier de petites victoires qui s’accumulent en une grande victoire. Oui, il est nécessaire de montrer que nous pouvons parfois gagner, mais il s’agit aussi de la joie et de l’expérience que nous emportons avec nous, des instincts tactiques et stratégiques que nous développons, du savoir-faire technique, des relations que nous construisons, de la jubilation à forcer la police à tourner les talons pour s’enfuir, de la conscience que les figures d’autorité à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement ne font que nous entraver, de la façon dont, dans la lutte, il devient clair que sont liées entre elles toutes les questions qui sont cloisonnées et toutes les formes d’oppression.
Nous devons nous engager dans des luttes intermédiaires de manière à aider les gens à découvrir et à pratiquer les types de tactiques et de stratégies qui seront nécessaires pour un changement à long terme.
De nombreuses luttes menées au cours des dernières décennies nous ont donné de l’énergie et nous ont appris des leçons que nous ne devrions jamais oublier : les insurrections à Oaxaca, en Grèce, en France, à Hong Kong et au Chili, les assemblées décentralisées du mouvement d’occupation des places, l’antiracisme sans compromis des rébellions anti-policières, la joyeuse reconquête de l’espace public exprimée par Reclaim the Streets, les occupations de forêts de Hambach à Khimki, la ligne stratégique de Stop Cop City, et bien d’autres choses encore.
La survie a commencé hier. Les habitants des pays qui ont déjà subi un effondrement, ainsi que les communautés autochtones et les communautés noires défavorisées du monde entier, ont déjà une longueur d’avance. Apprenez de ceux qui ont vécu ces expériences. Ensuite, apprenez à connaître intimement votre territoire. Apprenez d’où peut provenir la nourriture et quelles modifications devront être apportées aux habitations pendant les saisons les plus extrêmes en cas de panne du réseau électrique. Établissez des méthodes de communication et de coordination pour le cas où les téléphones et les connexions Internet ne fonctionneraient plus. Renseignez-vous sur les moyens d’accéder à de l’eau potable. Identifiez les lieux où le sol est le plus contaminé afin que personne ne puisse y cultiver de la nourriture. Apprenez à quel point les suprémacistes blancs sont coordonnés.
Et ensuite, mettez-vous au travail pour créer plus de ressources alimentaires communautaires, un meilleur accès au logement et plus de réseaux d’autodéfense collective. Soutenez tout projet qui vous inspire et qui nous rend tous plus forts, à la fois aujourd’hui et dans l’avenir probable, qu’il s’agisse d’un effondrement, d’une montée de l’autoritarisme ou d’une guerre civile révolutionnaire.
Se connecter à nos territoires spécifiques signifiera probablement rompre avec les idéologies homogénéisantes qui prétendent que nous sommes tous les mêmes, qui ne peuvent pas tenir compte du fait que nous avons tous des histoires et des besoins différents et que ces histoires sont parfois sources de conflits, ou qui basent leur idée de la transformation sociale sur un programme prédéterminé ou sur une certaine idée de l’unité forcée. L’avenir que nous devons créer est un écosystème sans centre.
La révolution est encore possible. Nous pouvons l’affirmer avec conviction parce que l’histoire nous livre certains modèles au fil des siècles, et aussi parce que nous entrons dans une période sans précédent, où les institutions dominantes utilisent des plans et des modèles qui sont déjà obsolètes.
Toutes les révolutions des derniers siècles ont finalement été des échecs. Cela signifie que nous pouvons en tirer des leçons sans bloquer notre imagination ou présumer que nous savons à quoi ressemblera une transformation réussie de l’ensemble de la société.
Elle ne découlera pas d’un plan prédéfini. Elle ne sera pas le résultat du triomphe d’un parti. Elle sera le résultat d’innombrables rêves, plans, complots, espoirs fous et batailles que nous ne pouvons pas encore prévoir. Nous y parviendrons ensemble, en rêvant sans cesse, en tricotant sans cesse, parce que c’est cela, vivre libre.
Thanks to Christophe Masutti for the translation.
La « menace éco-terroriste », pourrait-on dire. L’expression est reprise de red scare, la peur rouge, celle du communisme. Voir la page Wikipédia Green Scare. ↩
J’examine des exemples de cette répression dans le monde et la manière dont elle est systématiquement liée au remplacement des mouvements radicaux par des courants réformistes dans The Solutions Are Already Here: Strategies for Ecological Revolution from Below et They Will Beat the Memory Out of Us: Forcing Nonviolence on Forgetful Movements. ↩
03.05.2024 à 15:14
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 17 avril, en solidarité avec Gaza, des étudiant.es de l’Université de Columbia ont établi un campement sur leur campus. A la suite d’un intervention ratée de la police de New York City pour évacuer le site demandée par l’administration, des campements et autres occupations organisés par les étudiant.es se sont multipliés à travers tout le pays. Dans les analyses qui vont suivre, les participant.es à ce mouvement explorent les questions stratégiques auxquelles ielles sont aujourd’hui confronté.es.
Après l’occupation par les étudiants de Columbia en soutien à la Palestine, les occupations et les campements étudiants se sont propagés comme un feu de broussailles, jusqu’à concerner plus d’une centaine d’universités à travers le monde. Plus de deux mille étudiant.es ont été arrêté.es. Chaque jour, de nouvelles occupations et de nouvelles tactiques apparaissaient. Encore et encore, la répression policière indignait les étudiant.es, les professeur.es et le reste du pays, conduisant de plus en plus de monde à militer et à se joindre aux manifestations. Le mouvement pour la libération de la Palestine grandit de jour en jour aux États-Unis, grâce à la bravoure dont ont fait preuve les manifestant.es et les bloqueur.ses ces six derniers mois – et plus récemment, c’est aussi grâce à celles et ceux qui occupent et courent le risque d’être arrêté.es, brutalisé.es par la police, diffamé.es, doxxé.es et expulsé.es.
Le 30 avril, la police a organisé une intervention militarisée à l’Université de Columbia, enfermé les étudiant.es et d’autres membres de la faculté dans les dortoirs et les maisons du campus et les a gardé en otages pendant qu’elle brutalisait et arrêtait les manifestant.es. Des scènes similaires ont eu lieu à l’Université de la ville de New York (CUNY). A l’Université de Floride du Sud, à Tampa, la police a gazé les étudiant.es, à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), elle a permis à des groupes fascistes et sionistes d’attaquer le campement avec des sprays au poivre et des feux d’artifice, et elle a été à l’origine de nombreux affrontements avec des étudiant.es à travers tout le pays.
Pourtant, à mesure que la répression devenait de plus en plus forte, la résistance elle aussi grandissait. Le mouvement a trouvé son impulsion initiale quand les étudiant.es de Columbia ont immédiatement rétabli leur campement après l’évacuation de leur premier campement. Des histoires similaires se sont déroulées du Texas à la Californie, jusque dans l’Illinois. Quand la police de Los Angeles s’est jointe aux fascistes pour chercher à évacuer le campement de l’UCLA, ce sont des manifestants avec des boucliers et des casques qui les ont tenus à distance pendant huit heures.
Pourquoi la police agit-elle avec tant de brutalité ? Pourquoi les médias font tant de contorsions et s’enfoncent dans des contradictions toujours plus bizarres pour condamner la contestation ? Pourquoi les Républicains et les Démocrates s’unissent-ils pour s’opposer à ces manifestations ? Et comment cela se fait-il que, dans leur hâte de briser la contestation, les administrations universitaires, les politiciens et la police semblent avoir oublier les principes de base de la gestion des contestations ?
Ce qui suit est une rapide tentative de répondre à ces questions, dans l’espoir qu’elles nous permettent d’avancer dans les nouveaux territoires qui s’ouvrent à nous.
Les États-Unis ont besoin d’Israël comme partenaire stratégique qui leur permet de conserver un point d’ancrage au Moyen-Orient ; les universités comptent sur les financements qu’elles tiennent de l’armée, des fabricants d’armes et des Sionistes1 ainsi que sur les liens entretenus avec eux dans le domaine de la recherche. Il est impossible de reconnaître que les Palestinien.nes ont légitimement le droit d’être traités selon les droits universels de l’homme qui fondent la légitimité morale dont se revendique l’empire états-unien tout en continuant à financer, armer et couvrir diplomatiquement l’armée israélienne afin qu’elle puisse poursuivre ses meurtres de civils et la destruction de leurs lieux de vie. Les mouvements d’opposition actuels révèlent les profondes contradictions entre le discours et la pratique que le gouvernement, les plateformes médiatiques de masse et les universités cherchent à cacher.
Ils savent très bien qu’ils sont complices d’un génocide – et pourtant, comme n’importe quelle brute, ils redoublent de dénégation quand on les confronte à leurs mensonges. Il n’existe tout simplement pas d’espace dans le gouvernement ou dans les médias états-uniens pour reconnaître qu’une opposition au colonialisme israélien est une position moralement défendable. Cela explique l’union des Démocrates et des Républicains contre les mouvements de contestation actuels ainsi que l’intense répression exercée par les autorités. Cela peut aussi expliquer les incroyables acrobaties rhétoriques présentées dans les médias pour justifier que la police frappe et brutalise de nombreux manifestant.es – dont un grand nombre sont Juif.ves – au nom de la lutte contre l’antisémitisme. C’est d’autant plus choquant que des charniers sont découverts à Gaza, que les bombardements israéliens se poursuivent et que Netanyahou continue de promettre une invasion terrestre de Rafah après avoir été responsable du massacre de plus de 35 000 Palestinien.nes, dont plus des deux tiers sont des femmes et des enfants.
D’un côté, malgré leur inhérent conservatisme institutionnel, les universités sont confrontées à des attaques franches de plus en plus fortes de la part des politiciens de droite, que ce soit au niveau étatique ou fédéral, sans même parler de la menace d’une fuite de capitaux venant des donateurs milliardaires. De l’autre côté, les universités font l’expérience d’une révolte massive de leurs étudiant.es et du corps enseignant qui se rassemblent autour de cette revendication raisonnable que les universités doivent cesser de soutenir le massacre de masse d’enfants et la tentative d’exterminer tout un peuple. La seule manière qu’imaginent les universités pour survivre à la première situation est d’essayer de réprimer la deuxième le plus durement possible.
Elles sont forcées de se justifier au nom de la liberté d’expression et de la sécurité, même quand la police qu’elles ont appelée sur le campus tire à balles réelles et à l’aveuglette à l’intérieur des bâtiments. De la même manière, bien que la plupart des campements représente la collaboration volontaire la plus réussie entre des étudiant.es musulman.es et juif.ves à travers le monde aujourd’hui, les administrations ont affirmé qu’il était nécessaire de les détruire pour maintenir le calme.
Ces mêmes administrateurs d’universités qui utilisaient la « liberté d’expression » comme excuse pour diaboliser et arrêter les étudiants qui protestaient contre la présence de nationalistes blanc.hes s’exprimant sur les campus, s’attaquent maintenant aux manifestant.es anti-sionistes juif.ves et palestien.nes et les violentent au nom de la défense des étudiant.es juif.ves contre l’antisémitisme. La liberté d’expression et la sécurité des étudiant.es sont deux faux prétextes : la vérité est que les administrations universitaires et la police chercheront toujours à détruire toute force qui défie activement leur pouvoir. Cela explique l’alliance jusque là impensable entre les Républicains, qui refusent toujours de désavouer les nationalistes blanc.hes présent.es dans leur parti, les Démocrates, qui se font les avocats du génocide au nom de la lutte contre l’antisémitisme, et les administrateurs des universités.
Il n’est pas possible pour les Démocrates de donner carte blanche au gouvernement israélien pour qu’il continue de perpétuer un génocide tout en gagnant le vote de celles et ceux qui considèrent que les vies palestiniennes ont une valeur propre. D’où cette situation qui est peut-être unique dans l’histoire récente des luttes sociales.
Les médias centristes et les politiciens démocrates étaient prêts à contenir le soulèvement George Floyd dans l’espoir de ramener les militant.es dans l’espace des négociations politiques. Ils considéraient qu’ils pourraient exploiter ces manifestations afin de construire une base électorale contre Trump dans le contexte d’une année électorale.
Ce moment est différent. Il est impossible pour les Démocrates de bouger de leur position parce que chacun des deux partis repose politiquement sur un soutien sans équivoque au gouvernement israélien et condamne toute opposition comme antisémite. Les politiciens démocrates ont continué d’affirmer avec force cette position, même si elle paraît de plus en plus ridicule. Le fait que les Démocrates contrôlent dorénavant le gouvernement fédéral les empêche de profiter de l’indignation contre ce qui est effectivement une politique bipartisane.
Dans un sens, une sorte de symétrie est à l’œuvre ici. Alors que la première ère Trump se terminait avec le Soulèvement George Floyd, confirmant la supériorité des tactiques d’action directe à un point culminant suite à quatre années de résistance à Trump, l’ère Biden semble se terminer sur sa propre déflagration, témoignant ainsi d’une rupture irréparable entre les centristes et les mouvements autonomes qu’ils ont longtemps cherché à récupérer.
Ils défendent une position fondamentalement intenable grâce à un usage apparemment irrationnel et disproportionné de la violence. De même, les pontes des grands médias nous critiquent malgré le fait que la demande pour mettre fin au génocide est une idée avec plus de popularité que les deux candidats présidentiels – selon un sondage récent, 55 % des états-uniens désapprouvent les actions militaires israéliennes quand seulement 36 % les soutiennent. Le fait que le mouvement ait grossi numériquement et aussi en férocité malgré tant de répression est un signe de sa vitalité et de sa force.
Cette situation peut nous rappeler les circonstances dans lesquelles le mouvement Black Lives Matter a originellement décollé/démarré. Il y a dix ans, quand la révolte de Ferguson a commencé en réponse au meurtre de Michael Brown, il était difficile d’obtenir des informations sur le nombre de gens tués par la police chaque année ; les abolitionnistes étaient les seules personnes qui s’intéressaient à cette question. Par conséquent, le mouvement a trouvé son impulsion à mesure que cette question gagnait en intérêt pour le grand public, parce qu’il n’y avait pratiquement personne pour présenter un compte-rendu concluant de ce qu’il se passait et pourquoi. De la même manière, le fait que ni les Républicains, ni les Démocrates ne soient désireux de reconnaître la vérité sur ce qu’il se passe à Gaza, qui s’oppose au génocide, et pourquoi ils et elles s’y opposent constitue un formidable point de vulnérabilité.
C’est la responsabilité de chaque personne désirant mettre fin à ce génocide de s’assurer que ce cauchemar de politicien devienne réalité. Et cela le devrait : le Soulèvement George Floyd est toujours vivant dans les mémoires des millions de gens qui y ont participé.
L’état cherche à écraser ces manifestations avant qu’elles ne s’étendent. Toute personne qui souhaite réellement mettre fin au génocide à Gaza devrait vouloir que cette crise politique s’étende et s’approfondisse. Sur le long terme, la seule manière de mettre fin au génocide à Gaza sera de démanteler la machine de guerre américaine et les conseils d’administration qui la gouvernent.
Si les précédentes hypothèses sont les bonnes, ils existent plusieurs pièges que les participant.es à ce mouvement devrait éviter avec précaution.
Le premier campement de solidarité à Gaza de l’Université de Columbia a commencé par rejeter les promesses vides :
« L’administration a envoyé des représentants pour négocier. Dans un premier moment de discussion, ils ont proposé « un référendum non contraignant à l’échelle de l’université sur la question du désinvestissement » - une offre de peu de poids vu que l’université a refusé de prendre des mesures après la tenue, en 2020 au Columbia College, d’un référendum similaire avec 61 % des voix en faveur du désinvestissement. »
La vague d’installation de campements à travers le pays a été rendue possible uniquement par le refus des étudiant.es de Columbia de tomber de nouveau dans un tel piège.
Abandonner les campements et l’esprit de confrontation qui les a rendu possibles signifie oblitérer l’espace d’une possibilité politique dont nous avons désespérément besoin actuellement. Cela veut dire faire disparaître une zone de rencontres potentielles, une zone où les participants peuvent expérimenter et développer une sorte de sens politique et tactique nécessaire à la construction d’une forme de vie post-impérialiste et post-coloniale.
Dans un même temps, la seule manière qu’ont réellement ces occupations de mettre fin au génocide serait d’être le catalyseur d’une explosion sociale et d’une crise politique bien plus grande. L’espace concerné ici dépasse largement l’université – et les participant.es de chaque occupation devraient agir avec cela à l’esprit. Notre objectif ne peut pas être atteint à travers des promesses, ou grâce à des comités, ou au désinvestissement en soi ; notre but devrait être que la libération palestinienne soit un aspect d’une libération totale. Nous devrions évaluer chaque tactique à l’aune de la possibilité qu’elle offre de s’approcher de nos objectifs, en comprenant que la libération palestinienne résultera uniquement d’une crise politique d’ampleur aux États-Unis.
La machine de guerre qui tue les Palestinien.nes est une part essentielle des institutions fondées sur la guerre de l’empire états-unien, elle inclut non seulement les universités et les entreprises d’armement, mais l’économie elle-même. Toutes ces institutions sont interconnectées avec d’autres gouvernements et projets coloniaux à travers le monde. Arrêter le génocide du peuple palestinien signifie contester tous les aspects de l’ordre mondial en place.
Les voix de celles et ceux qui souffrent à cause de cet ordre mondial sont rarement entendues à l’intérieur des universités.
Comme la lutte contre Cop City à Atlanta a pu le rendre clair, l’oppression du peuple palestinien est l’avant-goût d’un possible futur qui nous concerne tous. En luttant pour une Palestine libre, nous luttons aussi pour notre propre futur. Reconnaître cela doit renforcer notre détermination à mettre fin immédiatement au génocide.
Les Palestinien.nes ont toujours affirmé leur solidarité avec les combats qui ont eu lieu aux États-Unis, des émeutes de Ferguson aux soulèvements de 2020 (et au-delà). Les étudiant.es de l’université de Columbia ont réaffirmé ces connexions quand iels ont commencé à crier « Stop Cop City » lors de l’intervention policière du 30 avril. Cop City est partout, les racines du génocide de Gaza sont partout, la résistance est partout.
Il n’y a pas de honte à avoir peur pour sa sécurité. La situation devient de plus en plus effrayante. Il faut se demander comment nous pouvons construire cette capacité collective à prendre des risques – et en endurer les conséquences – qui est nécessaire pour créer un monde sans terreur d’État. Une des conditions minimales de cette entreprise est que nous ne devons pas dicter aux autres quelles actions sont possibles ou acceptables.
Si vous n’êtes pas préparé.es aux risques qui vous semblent associés à une tactique ou une stratégie spécifique, n’essayez pas d’empêcher les autres de l’employer. Cherchez simplement quel autre rôle vous pourriez jouer ou quelle autre stratégie complémentaire vous pourriez mettre en place.
« Ce que j’entends par « audacieuse » est une tendance à s’aventurer dans des territoires jusque là inexplorés. Ce que j’entends par « prudence » est la perception que notre capacité à approcher ces territoires ne grandit qu’à mesure que ceux qui nous ressemblent s’en approchent avec autant d’audace. Nous atteignons un champ de possibilités qui ne peut être atteint que si nous avançons ensemble vers là où nous ne sommes jamais allés ; nous procédons avec prudence parce que ceux qui s’avancent trop loin seront pris sans le fil qui les rattacherait à nous. Ce qu’il me semble se dérouler autour de moi est un mouvement consistant en de petits pas que nous faisons tous ensemble. Chacun de ces petits pas crée les conditions nécessaires au prochain pas. Chaque mouvement qui nous empêche d’avancer tous ensemble met fin à la possibilité que l’un d’entre nous continue d’avancer. »
-Fredy Perlman
La grille d’appréciation des risques peut vous aider à prendre des décisions vis-à-vis des risques et de leurs conséquences.
Connaître son appréciation des risques
Savoir où l’on se situe dans le modèle d’appréciation des risques est une bonne manière d’évaluer le genre de risques que l’on est capable de prendre dans un mouvement de protestation.
Certaines personnes peuvent avoir une faible tolérance aux actions qui implique une grande prise de risque physique, alors que d’autres peuvent avoir une faible tolérance pour des actions qui comportent un grand risque d’être arrêté. Certaines personnes n’ont pas la capacité à supporter aucun de ces types de risques, ce qui ne les empêche pas de jouer un rôle de soutien.
Ce génocide pourrait être un processus long. Essayer de conserver votre capacité à vous battre : ayez toujours un plan pour vous échapper si les défenses tombent.
Gauche : Tolérance au risque élevée et faible tolérance à l’arrestation. Ce groupe prend les policiers en sandwich de l’extérieur grâce à des banderoles renforcées. Leur but est de pousser la police à partir tout en pouvant fuir rapidement et sûrement.
Une plus faible tolérance au risque et à l’arrestation : ce groupe inclut les personnes présentes sur les piquets de grève, les éclaireurs et les personnes endossant d’autres rôles de soutien.
La plus faible tolérance au risque et à l’arrestation : Ce groupe est engagé dans un soutien à l’extérieur du site, en aidant aux communiqués de presse, en multipliant les déclarations en ligne ou en s’occupant des lignes téléphoniques de soutien aux prisonniers, etc.
Droite : Tolérance la plus élevée au risque et à l’arrestation : Il s’agit des personnes occupants les bâtiments.
Tolérance à l’arrestation élevée mais tolérance au risque faible : Ce groupe participe à travers des actions de désobéissance civile, en formant des chaînes humaines et en refusant de se disperser.
« L’élément chaotique » : Les milliers de personnes prêtes à vous rejoindre. Il faut démanteler la police-pacificatrice pour nourrir ce chaos.
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le génocide a été perçu comme l’exemple le plus évident de mal absolu. « Plus jamais ça ! » a été brandi comme un impératif moral. Bien que les États-Unis ont cyniquement usé de ce narratif à de nombreuses occasions pour justifier leurs interventions militaires, il exprime cependant une affirmation louable des personnes conscientisées partout dans le monde.
Le conflit actuel peut se résumer ainsi : soir l’empire des États-Unis est démantelé soit c’est la conscience de toute une génération qui sera détruite.
Compte tenu de ces enjeux, les participant.es de chaque campement ou occupation – incluant ceux qui ont été évacués – doit prendre en considération les questions stratégiques suivantes.
Quelle est la prochaine étape dans l’intensification de la lutte ? Comment réagirez-vous à une intervention policière, une évacuation ou à la mort lente des occupations à cause de l’essoufflement provoquée par la bureaucratie militante ? Quel est votre plan si Israël entame une invasion terrestre de Rafah ? Occuperez-vous un bâtiment, irez-vous manifester en centre ville et provoquer des conséquences économiques en bloquant les autoroutes et les ports, ou ferez-vous quelque chose d’entièrement nouveau ? Si les campements deviennent impossibles à défendre, quelle sera la prochaine étape pour permettre aux gens de continuer à lutter ensemble ?
Comment faire pour que le mouvement grossisse à la fin du semestre ? A quel point les luttes qui se déroulent sur les campus peuvent-ils bénéficier du soutien de personnes non-étudiantes ? Est-ce que la puissance/force bâtie dans les campus peut déborder et inonder les communautés qui les entourent ?
Comment faire pour que les griefs contre les administrateurs des universités, que les politiciens utilisent actuellement comme des boucliers sacrificiels, se tournent contre ces adversaires dont la défaite entraverait réellement la machine de guerre ? Le désinvestissement de celles et ceux qui tirent leur profit de la guerre serait une bonne première étape ; occuper les usines et bloquer les ports serait une étape logique pour poursuivre et intensifier la lutte. Qui sont les millionnaires et quels sont les intérêts financiers particuliers qui mènent la répression sur les campus ? Qui a le plus à perdre à mettre fin au soutien inconditionnel qu’apportent les États-Unis à la violence coloniale et militaire d’Israël ?
Comment pouvons-nous agir de manière à se préparer au probable retour au pouvoir de Donald Trump en janvier 2025 ? Nous aurons besoin de chaque innovation tactique, de chaque nouvelle rencontre, de tous les réseaux et infrastructures que nous pouvons construire pour faire face à la pleine force du fascisme d’extrême droite qui nous attend dans le futur. Nous sommes à un moment où l’histoire s’ouvre et où d’infinies et nouvelles possibilités, mais aussi dangers, apparaissent au même moment où l’ordre ancien s’effrite.
Ce qui arrive pourrait être terrifiant. Mais le rôle que nous avons à jouer est entre nos mains.
Alors que les fascistes antisémites ont cherché à répandre l’idée qu’Israël contrôle les États-Unis, c’est tout l’opposé : Israël est l’associé minoritaire dans cette relation en étant un outil pour le gouvernement états-unien, et de la même manière les nationalistes chrétiens aux États-Unis font des Israéliens des pions pour servir leur objectif. ↩
Référence au « long, hot summer of 1967 » qui désigne un ensemble de 150 émeutes raciales qui eurent lieu à travers les Etats-Unis en 1967. ↩
23.04.2024 à 21:40
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 22 avril 2023, inspiré∙es par la résilience du Campement de Solidarité avec Gaza à l’Université de Colombia et par d’autres manifestations dans le pays, des étudiant∙es du campus de Cal Poly Humboldt à Arcata, California ont occupé un bâtiment en solidarité avec les palestinien∙nes, qui a précipité des affrontements avec la police à travers la région. Dans le communiqué suivant, des participant∙es de l’occupation décrivent ce qui a eu lieu et ce qu’iels ont appris. Ces événements représentent une escalation importante dans la vague actuelle de manifestations étudiantes de solidarité avec la Palestine. Comme l’organisation locale Humboldt for Palestine l’a annoncée, “ce n’était pas une manifestation organisée par Humboldt for Palestine, mais un mouvement spontané organisé par les étudiant∙es.”
Après des heures d’affrontements, les médias locaux ont relayé que la police avait été forcée de se retirer :
22h50 : Toutes les forces de police se sont éloignées du bâtiment et semblent avoir quitté le campus. Les radios de police semblent confirmer qu’ils ont quitté les lieux. Un agent a dit que les forces de polices se “dispersaient”. Des étudiant∙es sont en train de rentrer et sortir du bâtiment occupé.
Cal Poly Humboldt restera fermé au moins demain, d’après l’administration.
Il est possible de lire plus sur l’histoire récente des occupations de bâtiments comme tactique du mouvement étudiant ici.
Lundi 22 avril, un groupe de 45 étudiant∙es, alumnis et habitant∙es des alentours ont occupé le Hall Siemens du campus de Cal Poly Humboldt, sur la côte nord de la Californie, en solidarité avec celleux qui subissent un génocide à Gaza.
Après une heure, la police du campus a tenté de négocier avec les occupant∙es, qui ont refusé de quitter le bâtiment. Rapidement, des forces de polices de tous les coins du comté sont arrivées – dont un hélicoptère, des unités canines, et des policiers qui n’étaient pas en service. Les étudiant∙es ont répondu en se défendant massivement.
La tactique initiale de la police de procéder à des arrestations massives a été mis à mal par une série d’affrontements à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Les occupant∙es ont repoussé la police, malgré une violence policière qui n’avait jamais été atteinte dans la dernière décennie de luttes dans le comté d’Humboldt. Il est important de noter que les policiers ont utilisé à la fois des matraques et des boucliers comme armes pour violenter des manifestant∙es ; aux mains de la police, tout outil est une arme.
La police a arrêté deux personnes et les a tirées hors du bâtiment par les cheveux ; ils ont infligé de multiples lacérations au crâne d’une autre personne, ce qui a nécessité d’aller à l’hôpital . De nombreuses autres personnes se sont retrouvées avec des blessures à la tête, dont au moins une concussion.
Durant les affrontements, la police a foncé dans la foule avec un camion de l’université, poussant les manifestant∙es vers une ligne de CRS. Malgré cette violence, il s’est fait de plus en plus évident que la police était trop peu préparée face à la férocité et l’intelligence des occupant∙es étudiant∙es. La police fut physiquement repoussé du Hall Siemens et d’immenses barricades furent érigées avec les fournitures du bâtiment, dont des chaises, des bureaux, des poubelles, et des portes qui avaient été démontées. La police a encerclé le bâtiment occupé, tandis qu’une grande foule d’étudiant∙es, professeur∙es et d’autres membres de la communauté ont encerclé la police, chantant “dé-escaladez en partant !” et “Pouvoir populaire ! Nous sommes plus fort∙es !” entre autres slogans.
Après six heures d’affrontement, la police est partie. Des centaines d’étudiant∙es se sont précipité∙es dans le bâtiment et ont accouru joyeusement vers les occupant∙es. La division imposée par la police s’est effondrée et nous avons pris le dessus. L’université a déclaré une fermeture pour trois jours. Pour nous, ce n’est que le début.
Ce communiqué émerge de l’occupation. Nous aimerions diffuser quelques leçons tirées de celle-ci.
Il est évident que pour davantage développer cette crise, les occupations étudiantes doivent viser les bâtiments dès que possible. La première action de la police était de demander aux occupant∙es de se déplacer vers les pelouses extérieures. En disant cela, ils ont montré que nous possédons davantage de pouvoir en occupant les espaces où les classes ont lieu et l’administration a ses bureaux. De plus, les bâtiments du campus sont remplis de tout le nécessaire pour construire des barricades et protéger une occupation.
Il a fallu seulement d’un faible nombre d’étudiant∙es pour occuper le Hall Siemens. N’ayez pas peur de défendre le territoire. Ce mouvement est fort. Comme si sortant de nulle part, des centaines voire des milliers vont venir pour vous soutenir. Les foules à l’extérieur ont aussi eu un rôle important pour gêner la police en divisant leur attention. Les flics se sont retrouvés nassés et ne savaient pas dans quel sens se tourner. Quelqu’un a lancé un barbecue – des hot-dogs gratuits ont donné de l’énergie à la foule.
La police n’hésitera jamais à violenter celleux qui appellent à la fin du génocide en Palestine. A Gaza, les palestinien∙nes font face à l’armée israélienne ; aux États-Unis, en France et ailleurs, nous faisons face à la police. Nous devons affirmer que ces forces n’en sont en réalité qu’une seule : ils sont tous les soldats de l’empire.
Nous n’avons pas besoin de la permission des militant∙es professionnel∙les pour fixer les modalités de la lutte. Les occupant∙es étudiant∙es ont agi de façon autonome pour prendre le bâtiment sans le soutien d’aucune organisation établie. Nous avons collectivement établi que nous avions les compétences, l’expérience et la créativité qui étaient nécessaires pour mener à bien notre action. Alors que les organisations étudiantes recommandent de commencer par établir une liste de revendications atteignables et d’entrer dans des négociations sans fin avec l’administration, notre occupation n’avait qu’une seule revendication six heures durant : que la police quitte le campus.
Notre ville est généralement calme. Nous avons sous-estimé l’ampleur de la répression policière que nous allions subir. Quatre ans après le Soulèvement George Floyd, nous devons garder en tête ses leçons. Il est recommandé de venir à toutes manifestations avec des lunettes de protection, des masques à gaz, des lasers, et des boucliers. On ne sait jamais ce qu’une simple soirée pyjama peut devenir.
26.02.2024 à 10:05
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le dimanche 25 février, nous avons reçu un email d’une personne qui s’est autoproclamée etre Aaron Bushnell.
On peut y lire ce qui suit,
Aujourd’hui, j’ai l’intention de m’engager dans un acte extrême de protestation contre le génocide du peuple palestinien. Les liens ci-dessous devraient vous diriger vers une diffusion en direct et des images enregistrées de l’événement, ce qui sera très dérangeant. Je vous demande de vous assurer que les images sont préservées et rapportées.
Nous avons consulté le compte Twitch. Le nom d’utilisateur affiché était « LillyAnarKitty » et l’icône d’utilisateur était un A cerclé, le symbole de l’anarchisme, le mouvement contre toutes les formes de domination et d’oppression.
Dans la vidéo, Aaron commence par se présenter. « Je m’appelle Aaron Bushnell. Je suis un membre actif de l’US Air Force et je ne serai plus complice du génocide. Je suis sur le point de me lancer dans un acte de protestation extrême – mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout. C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal. »
La vidéo montre Aaron continuant de filmer alors qu’il se dirige vers la porte de l’ambassade israélienne à Washington, DC, pose le téléphone, s’asperge d’un liquide inflammable et s’immole en criant à plusieurs reprises « Palestine libre ». Aprés s’être effondré, les policiers qui surveillaient la situation se sont précipités vers son cadre, l’un avec un extincteur, l’autre avec une arme à feu. L’officier continue de pointer son arme sur Aaron pendant plus de trente secondes alors qu’Aaron est allongé sur le sol, en train de brûler.
Par la suite, la police a annoncé qu’elle avait appelé son unité de neutralisation des explosifs et munitions.
Nous avons depuis confirmé l’identité d’Aaron Bushnell. Il a servi dans l’armée de l’air américaine pendant près de quatre ans. L’un de ses proches nous a décrit Aaron comme « une force de joie dans notre communauté ». Un poste sur les réseaux sociaux le décrit comme « une personne incroyablement douce, gentille et compatissante qui consacre chaque minute et chaque centime dont il dispose à aider les autres. Il est idiot, fait rire tout le monde et ne ferait pas de mal à une mouche. C’est un anarchiste de principe qui incarne ses valeurs dans tout ce qu’il fait. »
Les amis d’Aaron nous disent qu’il est décédé des suites de ses blessures.
Tout l’après-midi, pendant que d’autres journalistes annonçaient l’actualité, nous avons discuté de la manière dont nous devrions en parler. Certains sujets sont trop complexes pour être abordés dans une publication hâtive sur les réseaux sociaux.
L’ampleur de la tragédie qui se déroule à Gaza est déchirante. Cela dépasse tout ce que nous pouvons appréhender depuis les États-Unis. Plus de 30 000 Palestiniens ont été tués, dont plus de 12 000 enfants. Plus de la moitié de tous les bâtiments habitables de Gaza ont été détruits, ainsi que la majorité des hôpitaux. La grande majorité de la population est réfugiée avec peu d’accès à l’eau, à la nourriture ou à un abri.
L’armée israélienne prévoit désormais une invasion terrestre de Rafah qui ajoutera un nombre incalculable de victimes à ce bilan. Il n’est pas exagéré de dire que nous assistons à la commission délibérée d’un génocide. Toutes les preuves disponibles indiquent que l’armée israélienne continuera à tuer des Palestiniens par milliers jusqu’à ce qu’elle soit contrainte d’arrêter. Et plus l’effusion de sang se prolonge, plus il y aura de morts à l’avenir, car d’autres gouvernements et groupes imiteront le précédent créé par le gouvernement israélien.
Le gouvernement des États-Unis porte une responsabilité égale dans cette tragédie, puisqu’il a armé et financé Israël et lui a assuré l’impunité dans le domaine des relations internationales. En Israël, les autorités ont efficacement réprimé les mouvements de protestation en solidarité avec Gaza. Si les protestations doivent exercer un effet de levier pour mettre fin au génocide, c’est aux à la population des Etats-Unis qu’il incombe de trouver un moyen d’y parvenir.
Mais que faudra-t-il ? Des milliers de personnes à travers le pays se sont engagées dans des actes de protestation courageux sans encore réussir à mettre un terme à l’assaut israélien.
Aaron Bushnell était l’un de ceux qui sympathisaient avec les Palestiniens qui souffraient et mouraient à Gaza, l’un de ceux qui étaient hantés par la question de savoir quelles sont nos responsabilités lorsque nous sommes confrontés à une telle tragédie. À cet égard, il a été exemplaire. Nous honorons son désir de ne pas rester passif face aux atrocités.
La mort d’une personne aux États-Unis ne devrait pas être considérée comme plus tragique – ou plus digne d’intérêt – que la mort d’un seul Palestinien. Pourtant, il y a encore beaucoup à dire sur sa décision.
Aaron a été la deuxième personne à s’auto-immoler dans une institution diplomatique israélienne aux États-Unis. Un autre manifestant a fait la même chose au consulat israélien d’Atlanta le 1er décembre 2023. Il n’est pas facile pour nous de savoir comment parler de leur mort.
Certains journalistes se considèrent comme engagés dans l’activité neutre de diffusion d’informations comme une fin en soi - comme si le processus de sélection des informations à diffuser et de la manière de les présenter pouvait un jour être neutre. Pour notre part, lorsque nous parlons, nous présumons que nous nous adressons à des gens d’action, des gens comme nous qui sont conscients de leur action et sont en train de décider quoi faire, des gens qui sont peut-être aux prises avec le chagrin et le désespoir.
Les êtres humains s’influencent mutuellement à la fois par l’argumentation rationnelle et par le caractère contagieux de l’action. Comme le disait Peter Kropotkine : « Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice sont aussi contagieux que la lâcheté, la soumission et la panique. »
Tout comme nous avons la responsabilité de ne pas faire preuve de lâcheté, nous avons également la responsabilité de ne pas promouvoir le sacrifice à la légère. Nous ne devons pas parler à la légère de la prise de risques, même ceux que nous avons pris nous-mêmes. C’est une chose de s’exposer à des risques, c’en est une autre d’inviter les autres à en courir, sans savoir quelles pourraient en être les conséquences pour eux.
Et ici, nous ne parlons pas d’un risque, mais de la pire de toutes les certitudes.
Ne glorifions pas la décision de mettre fin à ses jours, et ne célébrons pas quoi que ce soit ayant des répercussions aussi permanentes. Plutôt que d’exalter Aaron comme un martyr et d’encourager les autres à l’imiter, nous honorons sa mémoire, mais nous vous exhortons à emprunter un autre chemin.
« C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal. »
Ces paroles d’Aaron nous hantent.
Il a raison. Nous entrons rapidement dans une ère dans laquelle la vie humaine est considérée comme sans valeur. Cela est évident à Gaza, mais nous pouvons également le constater ailleurs dans le monde. Avec la prolifération des guerres au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère de génocides. Même aux États-Unis, les incidents faisant de nombreuses victimes sont devenus monnaie courante, tandis qu’un segment entier de la classe marginale est voué à la toxicomanie, à l’itinérance et à la mort.
En tant que tactique, l’auto-immolation exprime une logique similaire à celle de la grève de la faim. Le manifestant se traite comme un otage et tente d’utiliser sa volonté de mourir pour faire pression sur les autorités. Cette stratégie suppose que les autorités se préoccupent d’abord du bien-être du manifestant. Aujourd’hui, cependant, comme nous l’avons écrit à propos de la grève de la faim d’Alfredo Cospito :
Personne ne devrait se faire d’illusions sur la façon dont les gouvernements considèrent le caractère sacré de la vie à l’ère du COVID-19, alors que le gouvernement des États-Unis peut accepter la mort d’un million de personnes sans rougir tandis que le gouvernement russe emploie explicitement des condamnés comme chair à canon. Les politiciens fascistes nouvellement élus qui gouvernent l’Italie n’ont aucun scrupule à condamner à la mort des populations entières, et encore moins à permettre qu’un seul anarchiste meure.
Dans ce cas, Aaron n’était pas un anarchiste emprisonné, mais un membre en service actif de l’armée américaine. Son profil Linkedin précise qu’il est sorti de l’entraînement de base « en tête de vol et en tête de classe ». Cela fera-t-il une différence pour le gouvernement américain ?
Au moins, l’action d’Aaron montre qu’un génocide ne peut avoir lieu à l’étranger sans dommages collatéraux de ce côté-ci de l’océan. Malheureusement, les autorités n’ont jamais été particulièrement émues par la mort de militaires américains. D’innombrables vétérans américains luttent contre la toxicomanie et l’itinérance depuis leur retour d’Irak et d’Afghanistan. Les anciens combattants se suicident à un taux beaucoup plus élevé que tous les autres adultes. L’armée américaine continue d’utiliser des armes qui exposent les troupes américaines à des lésions cérébrales permanentes.
Les militaires apprennent à comprendre leur volonté de mourir comme la principale ressource qu’ils doivent mettre au service des choses en lesquelles ils croient. Dans de nombreux cas, cette façon de penser se transmet de génération en génération. Dans le même temps, la classe dirigeante accepte avec sérénité la mort de soldats. C’est ce qu’ils ont décidé d’être normal.
Ce n’est pas la volonté de mourir qui influencera nos dirigeants. Ils craignent réellement nos vies, pas notre mort : ils craignent notre volonté d’agir collectivement selon une logique différente, interrompant activement leur ordre.
Beaucoup de choses qui valent la peine d’être faites comportent des risques, mais choisir de mettre intentionnellement fin à vos jours signifie exclure des années ou des décennies de possibilités, nous privant ainsi d’un avenir avec vous. Si une telle décision s’impose, ce n’est que lorsque toutes les autres possibilités d’action ont été épuisées.
L’incertitude est l’une des choses les plus difficiles à supporter pour les êtres humains. On a tendance à chercher à le résoudre le plus rapidement possible, quitte à imposer à l’avance le pire des cas, quitte à choisir la mort. Il y a une sorte de soulagement à savoir comment les choses vont se passer. Trop souvent, le désespoir et l’abnégation se mélangent et se confondent, offrant une échappatoire bien trop simple à des tragédies qui semblent insolubles.
Si votre cœur est brisé par les horreurs de Gaza et que vous êtes prêt à en supporter des conséquences importantes pour tenter de les arrêter, nous vous exhortons à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour trouver des camarades et élaborer des plans collectivement. Poser les bases d’une vie pleine de résistance au colonialisme et à toutes les formes d’oppression. Préparez-vous à prendre des risques selon votre conscience, mais ne vous précipitez pas vers l’autodestruction. Nous avons désespérément besoin de vous vivant, à nos côtés, pour tout ce qui nous attend.
Comme nous l’écrivions en 2011 à propos de l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi,
Rien n’est plus terrifiant que de s’éloigner de ce que l’on connaît. Il faut peut-être plus de courage pour le faire sans se tuer que pour s’enflammer. Ce courage est plus facile à trouver en compagnie ; il y a tant de choses que nous pouvons faire ensemble et que nous ne pouvons pas faire individuellement. S’il avait pu participer à un puissant mouvement social, peut-être Bouazizi ne se serait-il jamais suicidé ; mais paradoxalement, pour qu’une telle chose soit possible, chacun d’entre nous doit faire un pas analogue à celui qu’il a fait dans le vide.
Admettons que le type d’activité de protestation qui a eu lieu jusqu’à présent aux États-Unis n’a pas contraint le gouvernement américain à imposer l’arrêt du génocide à Gaza. La question reste ouverte de savoir ce qui pourrait y parvenir. L’action d’Aaron nous met au défi de répondre à cette question – et d’y répondre différemment de lui.
Nous pleurons son décès.
29.12.2023 à 22:41
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Bonne année ! Bravo d’y avoir survécu. Faisons le point sur la situation.
Lors de notre bilan de l’année 2022, nous avions documenté le déclin des mouvements sociaux qui avaient suivi les révoltes de 2019 et 2020. Des stratégies auparavant couronnées de succès produisaient des retours moindres et les autorités avaient appris de leurs défaites. Notre époque reste définie par cette particularité : même les luttes les plus acharnées ont largement échoué à obtenir leurs revendications intermédiaires. Apparemment, celleux qui administrent un ordre social de plus en plus fragile que certain·es appellent late capitalism (ou « capitalisme tardif », NdT) ne sont pas en position de céder du terrain. Au lieu d’offrir des concessions aux désespéré·es et aux révolté·es, les gouvernements de tous bords politiques investissent dans des technologies répressives et renforcent leur dépendance à la police.
À l’étranger, les conséquences en étaient déjà claires il y a un an:
L’invasion de l’Ukraine se place dans la continuité d’un processus de militarisation et de déplacement forcé déjà visibles en Syrie. En plein effondrement écologique, en pleine guerre – effets secondaires de l’accumulation du capital et de ses conséquences – de plus en plus de personnes sont forcées à l’exil partout dans le monde.
L’invasion de l’Ukraine est probablement un indicateur des événements à venir. Ces dernières décennies, les gouvernements, partout dans le monde, ont investi des milliards de dollars dans des technologies de contrôle des foules et dans l’équipement militaire, tout en se limitant à quelques mesures cosmétiques pour répondre à la croissance des inégalités ou à la destruction du monde naturel. Alors que les crises économiques et écologiques s’intensifient, de plus en plus de gouvernements chercheront à résoudre leurs problèmes internes par des conflits avec leurs voisins.
Malheureusement, les événements de 2023 ont donné raison à nos peurs. Tandis que l’invasion russe de l’Ukraine se transformait en épuisante guerre d’usure, la guerre civile éclatait au Soudan, l’Azerbaïdjan envahissait le Haut-Karabakh à des fins d’épuration ethnique et maintenant, le gouvernement israélien poursuit ce même projet à Gaza. Ce ne sont pas des cas isolés, mais des aperçus du futur qui nous attend si nous n’arrivons pas à changer de trajectoire.
Cela nous montre ce qui est en jeu, dans nos efforts maladroits pour changer le monde. Dans ces conditions, s’il n’est pas possible d’obtenir nos demandes intermédiaires, il sera peut-être plus facile de poursuivre franchement des objectifs de transformation révolutionnaire.
Heureusement, nous ne sommes pas les seul·es à nous mobiliser sur ces questions. Cette année, nous avons été inspiré·es par la ténacité des participant·es aux luttes en cours, comme le combat pour mettre fin à Cop City ; par l’empathie qui a poussé des personnes partout dans le monde à agir en solidarité avec les habitant·es de Gaza ; par le courage des rebelles, de l’Équateur à la France. Nos expériences communes en manifestations, dans nos projets d’entraide, nos concerts, nos salons du livre et nos discussions passionnées ont maintenu notre foi dans le potentiel de l’humanité. Cette histoire est loin d’être finie.
2024 sera probablement une année en dents de scie. Aux États-Unis, la campagne électorale s’annonce chaotique, ce qui se traduira en conflit social dans les rues. C’est à nous de montrer qu’au lieu de choisir entre les fascistes et des centristes déterminé·es à préserver un système autodestructeur, les gens peuvent se rassembler dans des réseaux fondés sur la solidarité, l’entraide, et une vision plus ambitieuse de ce que nos vies pourraient être.
C’est la meilleure manière de se préparer à toute éventualité.
Dans cet article, nous ferons le bilan de nos propres efforts de l’année passée – la couverture médiatique que nous avons fournie de l’intérieur des mouvements sociaux, et les projets auxquels nous avons participé.
Le 7 octobre, des militant·es du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi les barrières à la frontière de Gaza et lancé une série de plusieurs attaques, tuant 1139 personnes. Le gouvernement israélien a sauté sur l’occasion pour lancer une opération de nettoyage ethnique dans la Bande de Gaza. Fin 2023, ils avaient massacré plus de 21 000 Palestinien·nes, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants.
En réaction, les États-Unis ont connu une vague de manifestations et d’actions directes. Début novembre, nous avons publié un texte de Fayer, collectif juif qui a participé à la lutte contre Cop City à Atlanta, expliquant pourquoi iels s’engagent pour la solidarité avec les Palestinien·nes et les actions qu’iels pensent nécessaire pour mettre un terme à l’attaque de l’armée israélienne. Dans les semaines qui ont suivi, nous avons publié des rapports d’anarchistes qui ont participé au blocage du port de Tacoma, d’un bâtiment de Raytheon, et de divers locaux d’Amazon pour interrompre le flux d’armes et d’argent en direction de l’armée israélienne.
En ce début d’année 2024, mettre un terme au nettoyage ethnique de Gaza reste l’un des défis les plus urgents qui nous attendent.
Ces deux dernières années, le mouvement pour stopper Cop City et défendre la forêt de Weelaunee est devenu l’une des luttes les plus féroces en Amérique du Nord. Utilisant différentes stratégies, les opposant·es au projet d’un centre de militarisation de la police ont systématiquement détruit des équipements et forcé les constructeurs à se retirer du chantier. En représailles, les autorités ont repoussé les limites en termes de répression, allant jusqu’au meurtre d’un·e défenseur·se de la forêt. Elles ont porté plainte contre 61 autres, dont les membres d’un collectif de soutien juridique pour fraude un motif particulièrement étrange. Le premier de ces procès est prévu pour début janvier 2024.
Nous avons publié un vaste panel de perspectives, venant de différent·es participant·es au mouvement, y compris sur les valeurs qui les encouragent à continuer le combat. Le dernier article en date de notre série exhaustive sur l’histoire de cette lutte retrace son évolution dans la seconde moitié de 2023. Nous explorons les manières dont le mouvement a cherché à maintenir un caractère participatif et combatif, malgré des pressions intenses.
Nous considérons le combat contre Cop City comme un pont entre la rébellion pour George Floyd de 2020 et les mouvements du futur. En cherchant à dépasser les limites atteintes par le mouvement de 2020, les participant·es sont devenu·es un exemple qui sera utile la prochaine fois qu’un événement motivera un grand nombre de personnes à passer à l’action.
En janvier, nous avons publié un photoreportage documentant la confrontation entre des milliers de policiers et de manifestant·es à Lützerath, où le gouvernement allemand avait pour objectif d’expulser un camp écologiste.
En février, nous avons publié un article sur l’anarchiste italien emprisonné Alfredo Cospito. Il en était alors à plus de 100 jours de grève de la faim, pour exiger de ne plus être enfermé à l’isolement. Selon nous, la grève d’Alfredo est un avertissement : un message sur les conditions de vie qui se préparent pour nous tou·tes, dans une société qui traite de plus en plus la vie humaine comme inconséquente.
En mars, nous avons couvert le mouvement contre la réforme des retraites en France, qui escaladait jusqu’à devenir un conflit majeur. En juin, les rues françaises explosaient à nouveau après le meurtre de Nahel Merzouk, 17 ans, par la police. Malheureusement, comme l’observait l’un·e de nos contributeurices par la suite, ces dernières années, différentes catégories de la population française se sont révoltées successivement et non en même temps, permettant aux autorités de traverser l’orage.
Plus à l’Est, nous avons couvert la mutinerie de l’entreprise militaire privée Wagner contre le gouvernement de Vladimir Poutine, du point de vue des anarchistes russes. À notre avis, de tels conflits internes sont la conséquence inévitable de la militarisation de la société et de la centralité croissante des forces armées dans l’action politique d’État. En Russie, comme au Soudan, le gouvernement a armé des mercenaires pour faire son sale boulot, créant les conditions d’un conflit armé. Au Soudan, la guerre civile qui a résulté de cette stratégie est catastrophique pour les civil·es.
Ailleurs, nous avons partagé une histoire inspirante de solidarité entre réfugié·es et exilé·es : des anarchistes russes en exil en Arménie ont cherché à soutenir les squatteur·ses arménien·nes. Lorsque l’Azerbaïdjan a envahi le Haut-Karabakh, nous avons publié les perspectives des anarchistes arménien·nes sur les événements.
Enfin, nous avons examiné la décision du gouvernement grec d’expulser le camp de réfugié·es autogéré de Lavrio décision à l’intersection de la guerre du gouvernement turc contre les Kurdes, du gouvernement grec contre les espaces autonomes, et de l’Union Européenne contre les migrant·es.
À l’occasion du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous avons publié un compte-rendu sur l’origine du slogan “Jin, Jiyan, Azadi” (“Femme, Vie, Liberté”) retraçant sa diffusion depuis la partie du Kurdistan sous contrôle turc jusqu’à l’Iran, et partout dans le monde. Peu après, en réponse au séisme qui a détruit la Syrie et la Turquie en février, nous diffusions les communiqués de soutiens des mouvements de libération dans ces régions, expliquant comment les gouvernements turcs et syriens avaient non seulement échoué à protéger leurs sujets, mais avaient en plus profité de la catastrophe pour les bloquer et même les bombarder.
Plus tard dans le mois, nous avons publié le rapport d’un anarchiste israélien expliquant que les efforts du Premier ministre Benjamin Nétanyahou pour renforcer son pouvoir, et le mouvement de protestation qui a émergé en réponse, représentaient un conflit entre des élites en compétition et leurs modèles coloniaux respectifs, dont aucun n’offre de proposition réelle pour revenir sur l’oppression et la déportation des Palestinien·es. En octobre, le lendemain des attaques du 7 octobre, nous avons publié une interview très lue avec un autre anarchiste israélien, Jonathan Pollak, sur l’escalade de la violence en Palestine et la répression du gouvernement israélien contre celleux qui agissent en solidarité avec les Palestinien·es.
Nous avons suivi par le point de vue d’un Palestinien vivant dans la partie de Palestine qui a été occupée en 1948, qui décrivait la vie sous la domination coloniale et soulignait l’importance de l’organisation de terrain et de la solidarité dans la lutte pour la libération de la Palestine.
Au Brésil, 2023 commençait par une reprise maladroite de l’incident du 6 janvier 2021, lorsque les soutiens de Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole dans l’espoir de le maintenir au pouvoir. En même temps, au Pérou, un mouvement de protestation tumultueux culminait en une marche sur la capitale, Lima. Nous avons parlé à des anarchistes péruvien·nes pour mieux comprendre ces événements.
L’année s’est terminée sur l’élection de Javier Milei en Argentine. Nous avons mené une interview avec des anarchistes de Rosario pour comprendre les décennies de lutte sociale et de restructuration économique qui ont créé les conditions de cette prise de pouvoir.
Nos publications historiques cette année se sont majoritairement centrées sur le début du 21e siècle. Nous avons chroniqué la victoire antifasciste de la “bataille de York” en Pennsylvanie en 2002, comparant cette lutte haute en couleurs à la situation deux décennies plus tard, bien plus sombre. Nous avons exploré l’histoire du réseau d’organisation anarchiste Bash Back! en amont d’une nouvelle convergence Bash Back!. Enfin, pour offrir une référence historique à celleux qui cherchent à agir aujourd’hui contre les trafiquants d’armes, nous sommes revenu·es sur la campagne Smash EDO en Grande-Bretagne il y a une décennie.
Dans l’année à venir, nous espérons publier davantage sur les 19e et 20e siècles.
En janvier, la police a assassiné que ses camarades défenseur·ses de la forêt connaissaient sous le nom de Tortuguita. Tortuguita occupait la forêt Weelaunee à Atlanta depuis des mois, et avait courageusement choisi de l’occuper à nouveau après un raid policier en décembre d’avant. Les milliers de personnes qui ont participé au mouvement pour stopper Cop City ont gardé le soutenir de Tortuguita vivant, malgré les forces de la répression et de l’effacement.
En février, notre amie de longue date Jen Angel a été tuée à Oakland, en Californie. Jen a passé sa vie à construire des infrastructures pour faciliter l’organisation, les publications et les relations anarchistes.
Le 19 avril 2023, trois anarchistes ont été tués au combat près de Bakhmout : un Américain, Cooper Andrews, un Irlandais, Finbar Cafferkey, et un Russe, Dmitry Petrov. Nous avons publié une biographie de Dmitry. Pendant une décennie et demi, il a participé à la lutte révolutionnaire en Russie, au Bélarus, au Rojava et en Ukraine face à une tyrannie qui s’intensifiait. L’histoire de sa vie est une plongée dans l’histoire récente de l’ancienne Union soviétique. C’est également un exemple inspirant de tout ce qu’un·e anarchiste peut accomplir, même dans l’adversité.
Active Distribution a publié un court recueil, qui contient notre biographie ainsi que certains de ses écrits et ceux de ses camarades. PM Press distribue désormais ces livres aux États-Unis.
Le 6 décembre,1 l’auteur et insurgé anarchiste Alfred Bonanno est décédé. Bonnano proposait un refus du travail et la quête d’une révolte joyeuse comme mesures révolutionnaires dans la lutte contre toutes formes de domination et de désespoir. Ses idées ont beaucoup influencé le développement de nos propres projets collectifs. Nous avons préparé une courte histoire de sa vie.
Enfin, nous voulons exprimer notre gratitude pour celleux que nous avions peur de perdre cette année, et qui sont toujours avec nous aujourd’hui. Il était facile d’imaginer qu’Alfredo Cospito ne survive pas à sa grève de la faim, mais il a survécu. De même, un participant à la manifestation violemment réprimée de Sainte-Soline, en France, est resté longtemps dans le coma à cause d’un policier qui a tenté de le tuer en lui tirant une grenade dans la tête. Heureusement, Serge s’est remis.
En 2023, nous avons participé à des salons du livre et des présentations aux États-Unis, de Boston et New York à Sacramento et Oakland, en passant par le Canada, le Mexique, l’Équateur, le Brésil, l’Angleterre, l’Écosse, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Slovénie et ailleurs.
L’un des événements les plus enthousiasmants de l’année, c’était le rassemblement anarchiste mondial à Saint-Imier, en Suisse. Ce festival célébrait le 151e anniversaire du congrès fondateur de la fédération connue sous le nom d’Internationale anti-autoritaire – à la suite de l’Association Internationale des Travailleurs [sic], l’une des plus importantes organisations ouvrières européennes au 19e siècle. Attirant un nombre honorable de 5 000 personnes – venues majoritairement d’Europe centrale, mais aussi d’aussi loin que le Chili et l’Australie – le rassemblement de Saint-Imier a peut-être été le plus grand événement exclusivement anarchiste de l’année.
Avec l’aide de participant·es d’Allemagne, de Russie, du Bélarus, de Finlande, des Etats-Unis et d’ailleurs dans le monde, nous avons publié un rapport complet sur le rassemblement, suivi d’une réflexion plus spécifique sur les dynamiques et les discours autour du genre et de la sexualité lors de l’événement.
Cette année, pour célébrer l’énième réimpression de notre classique poster sur le genre, nous en avons sorti une version 2023 qui répond aux menaces actuelles contre l’autodétermination du genre et les formes de solidarité et d’autodéfense collective qui les contrebalancent. En parallèle, nous avons publié une discussion sur les manières dont les lignes de front du discours sur le genre ont bougé depuis la publication de l’original du poster, il y a deux décennies. C’est l’un des textes les plus complets et réfléchis que nous ayons finis cette année.
En plus, nous avons préparé des posters en solidarité avec les Palestinien·nes et avec celleux qui cherchent à défendre la forêt à Atlanta et ailleurs dans le monde. Ces posters sont tous disponibles pour être téléchargés, imprimés et collés sur les murs de votre communauté.
Cette année, nous avons sorti trois zines sur le mouvement Stop Cop City, couvrant l’histoire du mouvement en détail, les différentes stratégies employées par les participant·es, les plaintes RICO, etc. Ils ont été distribués à Atlanta et dans tous les événements en soutien aux quatre coins des États-Unis.
Nous avons aussi publiés des zines offrant des perspectives palestiniennes, traitant de la lutte pour l’autodétermination de genre, expliquant comment survivre à un procès pour délit grave, et rappelant les leçons de la “green scare,” ou “peur verte”, l’opération fédérale contre les militant·es écologistes.
Pour faciliter l’impression, nous avons mis en place une nouvelle option “ink lite”, pour que vous puissiez imprimer nos zines même quand vous êtes presque à court d’encre.
Après une accalmie dans nos efforts audio, nous avons rassemblé une nouvelle équipe pour préparer des versions audio de nos articles. Cette année, nous avons sorti 20 « audio zines » de ce type, dont cinq sur les efforts vers une solidarité avec la Palestine et cinq sur le mouvement Stop Cop City à Atlanta.
Vous pouvez les écouter ici.
Au cours de l’année 2023, nous avons publié des dizaines d’articles en espagnol; plus d’une dizaine en français, en italien, et en polonais; et plusieurs articles en basque, bulgare, chinois, tchèque, allemand, grec, coréen, portugais, russe et turc. Nous avons également ajouté des textes en danois, néerlandais, japonais et kurde. Nous avons également publié des posters et des zines dans nombre de ces langues. Vous pouvez trouver un guide complet de notre contenu non-anglophone ici.
Nous avons récemment ajouté une version en turc de notre introduction à l’anarchisme, Pour tout changer. Elle est maintenant disponible dans 34 langues au total.
Nous sommes reconnaissant·es envers tou·tes les traducteurices partout dans le monde qui ont travaillé avec nous pour rendre notre travail accessible à davantage de monde. Si vous pouvez nous aider à traduire n’importe laquelle de nos publications dans n’importe quelle langue, n’hésitez pas à nous contacter!
En hommage à Alfredo Bonanno, nous avons réalisé un court-métrage adaptant la section finale de l’une de ses œuvres les plus connues, La Joie armée.
Nous avons également publié une courte vidéo pour célébrer Steal Something from Work Day, (« Fête du vol au travail », NdT), inspirée du travail du réalisateur yougoslave Dušan Makavejev.
Enfin, nous vous invitons à participer à notre tradition des fêtes en regardant l’édition de 2023 de “It’s the Most Wonderful Time of the Year”.
Cet article ne fait qu’effleurer la surface de tout ce que nous avons fait cette année – les aventures dans lesquelles nous nous sommes embarqué·es, les relations que nous avons entretenues, les formes artistiques que nous avons partagé·es. Le plus intéressant est rarement rendu public !
Comme toujours, tous nos efforts sont libres de droits, produits et distribués bénévolement. Nous n’essayons pas de concentrer un pouvoir entre nos mains, mais d’établir des modèles reproductibles et de mettre des ressources à la disposition de mouvements horizontaux. C’est pour cela que l’on vous embête rarement avec des demandes de dons. Si vous voulez nous soutenir financièrement, vous pouvez le faire ici – mais la meilleure chose que vous puissiez faire pour nous, c’est lancer vos propres projets dans le même esprit, ou participer à nos efforts.
Merci de nous avoir suivi·es à nouveau à travers cette année. Nous avons hâte de voir ce qui nous attend.
Il s’avère que le 6 décembre est aussi l’anniversaire du meurtre d’Alexandros Grigoropoulos, déclencheur de la révolte grecque de 2008. On peut considérer que le déroulement de cette révolte est un argument en faveur de certaines thèses de Bonanno sur l’organisation agressive et les structures autonomes. ↩
26.11.2023 à 18:37
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La semaine dernière, l’extrême droite a remporté des victoires électorales aux Pays-Bas et en Argentine. La vague réactionnaire mondiale qui avait porté Donald Trump au pouvoir n’a pas pris fin avec sa défaite électorale en 2020, ni avec celle de Jair Bolsonaro au Brésil. Dans l’article ci-dessous, un·e anarchiste argentin·e analyse les raisons de la victoire électorale de Javier Milei et replace la ligne politique du nouveau président dans son contexte historique. Même si la rhétorique « anarcho-capitaliste » de Milei peut sembler nouvelle, ce n’est que le nouveau chapitre d’une très ancienne histoire argentine : l’alliance d’un capitalisme assassin et d’une violence d’État impitoyable.
Javier Milei, nouveau président élu en Argentine, proposait dans sa campagne électorale d’abolir le peso argentin pour faire du dollar étasunien la monnaie nationale, d’éliminer la Banque centrale, de privatiser la santé et l’éducation, de privatiser ou fermer tous les médias publics, et de privatiser la majeure partie de l’infrastructure économique et stratégique du pays.
Le personnage et la ligne politique de Milei en auraient fait un excellent super-méchant dans une œuvre de fiction anarchiste ultra dramatique. Il y a peu, il se baladait encore dans un costume de super-héros noir et jaune en se surnommant « Capitaine Ancap ». Il dissertait en toute décontraction sur le marché libre, qui devrait selon lui réguler tous les aspects de la société – y compris la vente d’enfants et d’organes humains, ou la liberté de vendre un bras pour survivre – et affirmait qu’une personne forcée de choisir entre mourir de faim ou travailler 18 heures par jour est « bien sûr » libre, puisque c’est son choix. Lorsqu’il ne nous régalait pas de tels délices philosophiques, il apparaissait dans des émissions de débat où l’on pouvait le voir hurler comme un enragé contre les « merdes de gauchistes », le « Marxisme culturel », le mensonge du réchauffement climatique, etc.
La vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, n’est connue que pour sa défense virulente des chefs militaires emprisonnés pour la torture et la disparition de milliers de personnes, pendant la dernière dictature militaire des années 1970 en Argentine. Milei et elle réfutent tou·tes deux la véracité du chiffre, établi depuis longtemps, de 30 000 mort·es ou disparu·es. Milei nie publiquement l’existence du génocide systématique commis par la dictature, et qualifie uniquement ces actions d’« excès ». Ces « excès » ? Un réseau de centaines de centres de détention clandestins, des victimes jetées droguées mais vivantes dans le Rio de La Plata depuis des hélicoptères et plusieurs centaines de nouveaux-nés enlevé·es à des prisonnières accusées de subversion, pour les donner à des familles militaires.
Son entourage n’est pas plus glorieux. Il compte des masculinistes, des partisan·es de la théorie de la Terre plate, un soi-disant philosophe qui appelle à la privatisation des océans, etc.
En résumé, sa ligne politique est un cauchemar pour les anarchistes. Elle s’oppose également aux opinions d’une grande partie de la population argentine. On parle ici d’une société dotée d’un fort sens de la justice sociale, dans laquelle le courant dominant des deux dernières décennies a été le kirchnérisme, sorte de tendance péroniste progressiste de centre-gauche, née du soulèvement de 2001. À l’exception du mandat présidentiel de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, l’Argentine a été gouvernée sans interruption par des gouvernements kirchnéristes depuis 2003. La première décennie de gouvernement kirchnériste a vraiment amélioré la qualité de vie de nombreux·ses Argentin·es, en réduisant à la fois les taux de chômage et de pauvreté et en maîtrisant l’inflation (du moins selon les standards argentins). Elle représentait un tournant à gauche à la fois dans le discours public et dans la politique gouvernementale, un changement majeur par rapport à l’hégémonie néolibérale des années 90.
Mais la seconde décennie de gouvernement kirchnériste a été un moindre succès, marquée par des scandales de corruption et l’un des confinements les plus longs au monde pour le COVID-19. Malgré une batterie de mesures économiques protectionnistes – limitation des importations, taxe des exportations, établissement de contrôles sur les devises et taux de changes variés pour le peso argentin – le peso a connu une dévaluation continue au cours de la dernière décennie. Cela a conduit à une forte inflation – plus de 100 % dans les 12 derniers mois – qui a plongé des millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Au jour de l’élection, plus de 55 % des mineur·es et 40 % des Argentin·es vivaient officiellement dans la pauvreté.
Dans ce contexte, Milei a recueilli pratiquement 56 % des votes au second tour, après n’en avoir capté que 30 % au premier tour du 22 octobre.
Comment en est-on arrivé·es là ? Vers où allons-nous ? Et que faire ?
Au début, la plupart des gens percevaient Milei comme une nouveauté exotique – un économiste obscur devenu l’invité régulier des plateaux télé et des chaînes d’info en continu, augmentant l’audimat en vociférant contre la « caste politique », appelant à « assécher le marais », son visage tournant au rouge tomate quand il s’attaquait à « l’idéologie du genre ».
Ses apparitions télévisées lui ont assuré un fan club de jeunes hommes de la classe moyenne politiquement aliénés. Il leur offrait un moyen de canaliser leur ressentiment contre l’État-providence qui, selon eux, soutiendrait des hordes de feignant·es avec l’argent des impôts d’Argentin·es travailleur·ses. Contre les immigré·es qui, imaginent-ils, viendraient en Argentine profiter de l’éducation et de la santé publiques gratuites. Contre le politiquement correct, les intérêts mondialisés, le vaccin contre le COVID-19 et les quarantaines. Et, étrangement, contre la « domination socialiste » en Argentine, alors qu’il s’agit d’un pays capitaliste dont le gouvernement était, au mieux, de centre-gauche modéré.
Ces jeunes hommes se sont rassemblés en ligne, surtout autour de vidéos TikTok de Javier Milei et de l’alt-right brésilienne et étasunienne. Ils sont devenus les militants du jeune parti « La Libertad Avanza » lorsque Javier Milei a annoncé son intention de se présenter à l’élection du congrès en 2021. Les drapeaux jaunes de Gadsden et les casquettes « Make Argentina Great Again » (référence au slogan de Trump, NdT) ont alors commencé à apparaître dans ses meetings de campagne.
Milei a été élu au Congrès en misant sur un courant de ressentiment qui couvait au sein d’une catégorie spécifique de la population argentine – des hommes jeunes, urbains, de la classe moyenne, en mobilité sociale descendante. Mais à mesure que leur écosystème, leur influence et leur portée s’accroissaient, ces jeunes hommes sont devenus des éléments-clés du succès de l’extrême-droite pour capter le mécontentement social de la crise économique et politique en Argentine.
La raison de ce succès, c’est qu’à mesure que la vie s’appauvrit, la logique entrepreneuriale et la hustle culture (ou culture du burn-out, de la productivité toxique, NdT) s’infiltrent de plus en plus dans la société, en particulier chez les jeunes. La logique du capitalisme est de plus en plus considérée comme du bon sens. Si tu es pauvre, ce n’est pas à cause de raisons systémiques, mais simplement parce que tu ne travailles probablement pas assez. Si tu ne gagnes pas assez d’argent, ce n’est pas parce que les salaires sont trop bas, mais juste que tu dois travailler plus. Si tu veux changer de conditions de vies, si tu veux être « libre », tu ne devrais pas t’organiser avec les autres : tu devrais lancer ta propre entreprise, vendre des biens, aspirer non seulement à t’échapper de l’oppression du salariat, mais à avoir quelques salarié·es sous tes ordres un jour toi aussi. La liberté est un objectif purement individuel, un jeu à sommes nulles dans lequel tu dois exploiter les autres pour être libre toi-même.
À mesure que l’hégémonie capitaliste avance, le « collectivisme et le socialisme » sont blâmés pour les échecs du capitalisme. Le capitalisme progressiste et LGBT-friendly répond, dans son idéologie sinon dans sa pratique, aux luttes de certaines des personnes opprimées dans la société, tout en réduisant de nombreuses autres à une pauvreté écrasante. Dans ces conditions, la rage des chômeur·ses et travailleur·ses pauvres est facilement redirigée, non vers la classe capitaliste, mais vers un ressentiment envers des boucs émissaires désignés par l’extrême droite pseudo-libertarienne.
Vous avez certainement un sentiment de déjà-vu. Nul besoin d’une analyse poussée des événements du monde pour voir les ressemblances avec Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil. Les similarités sont toutes tirées du guide de la Nouvelle droite fasciste. La politique victimaire, les guerres culturelles, les sous-entendus racistes, l’obsession clairement fasciste pour une nation humiliée, en quête d’un homme fort pour la guider face à ses nombreux ennemis, étrangers comme de l’intérieur. Et l’aspect paranoïaque : le socialisme serait partout, même chez des acteurices politiques qui ne pourraient pas en être plus éloigné·es. En Argentine, la vraie gauche, dominée par les trotskystes du Frente de Izquierda (« Front de Gauche », alliance électorale composée de 4 partis trotskystes distincts), n’a rassemblé que 3 % des votes aux dernières élections. Cela montre à quel point la gauche a échoué à se présenter comme une alternative crédible, même dans un contexte de mécontentement populaire massif et de méfiance envers la classe politique.
Milei et ses « libertariens » ont réussi à confondre dans les esprits les mouvements sociaux radicaux de gauche et le gouvernement kirchnériste de centre-gauche, tout comme Trump avait réussi à associer « antifa » et Démocrates dans les esprits de ses soutiens. Partant de là, la guerre culturelle était facile. Les socialistes veulent un État orwellien qui contrôlerait et oppresserait les travailleur·ses exemplaires du pays ; des hordes feignantes et violentes vivent des aides sociales tandis que des bon·nes travailleur·ses souffrent sous le poids des taxes ; et tout ceci, au service d’une classe sociale corrompue qui s’accroche au pouvoir.
Seule, cette catégorie de la population représentait 30 % des votes au premier tour des élections en octobre – bien plus que le maximum estimé de 15 % environ, mais pas suffisant pour atteindre le pouvoir. C’est là que l’on retrouve une autre ressemblance frappante avec le trumpisme étasunien. L’ancien président, Mauricio Macri, et son ancienne ministre de la Défense, Patricia Bullrich (arrivée 3e aux élections avec 23 % des votes) ont immédiatement offert leur soutien à Javier Milei au second tour. Leur électorat n’est ni le vote jeune, ni celui qui veut changer le système en profondeur, mais plutôt le vote classique anti-péroniste et anti-kirchnériste de l’oligarchie et de la classe supérieure argentine. Comme les Républicain·es traditionnellement conservateurices face au succès de Trump, iels ont immédiatement abandonné leur critique sévère de Javier Milei pour sauter sur l’occasion de revenir au pouvoir avec et derrière lui.
Même si des personnes comme Mauricio Macri et Patricia Bullrich peuvent réprouver l’extravagance de Milei et s’étouffer face à la vulgarité des manières de l’homme, qui faisait la tournée des meetings avec une tronçonneuse en guise de métaphore dramatique de sa volonté de couper les dépenses publiques, la ligne politique de Milei est incontestablement celle de leurs rêves absolus. Cette partie de l’électorat a toujours rêvé de privatiser l’industrie, d’utiliser l’État pour servir les intérêts du capital, de le réduire à des fonctions de répression pour discipliner la société. Iels manquaient simplement du capital politique nécessaire pour pouvoir insinuer que telles étaient leurs intentions sans se condamner politiquement.
À présent, au lendemain des élections, les postes-clés de l’administration Milei à venir ont été confiés aux ancien·nes ministres et économistes du désastreux gouvernement Macri. Nestor Kirchner avait enfin libéré l’Argentine du poids de la dette du FMI, Macri a emprunté la plus large somme de toute l’histoire du FMI en 2018. La majeure partie a été utilisée, non pour financer des projets d’infrastructure ou pour renforcer l’économie, mais pour distribuer des paiements aux capitalistes. Une partie a été illégalement dirigée hors du pays.
La promesse de campagne « d’assécher le marais » a déjà été oublié avant même que Milei ne prête serment. Les noms des nouvelleaux ministres et consultant·es sont un vrai bottin mondain des politicien·nes de droite discrédité·es du dernier quart de siècle.
Il y a des différences entre le trumpisme et le phénomène ultralibéral en Argentine. Dans une certaine mesure, Trump était protectionniste dans le domaine économique, alors que Milei est un fervent et dogmatique partisan du libre marché. Trump est clairement un opportuniste, une sorte de coquille vide. Milei croit réellement au modèle le plus réactionnaire, le plus vil, le plus anachronique du capitalisme que l’on puisse imaginer aujourd’hui. Cette idéologie l’a conduit à déclarer – ouvertement, clairement et de façon répétée – qu’il n’existe pas de droit à l’éducation ou à la santé, que si quelque chose n’est pas profitable dans le contexte du marché, elle n’est pas nécessaire et ne devrait pas exister. Les routes devraient être privatisées et les organes vitaux devraient être un bien sur le marché. Milei a beau parler « d’anarchisme », son bras droit est une fervente défenseuse de l’armée argentine et de son passé criminel, dont le plan pour gérer les mouvements sociaux est de faire usage d’une violence ouverte.
La différence-clé entre le trumpisme et le phénomène Milei, c’est l’âge de leurs soutiens. Même s’il promeut un modèle économique qui ramènerait l’Argentine au 19e siècle, Milei a étrangement réussi à faire passer ses idées et sa personne comme nouvelles, de rebelles. Exception faite de quelques poches jeunes radicalisées, la base électorale de Trump est généralement plus âgée, rurale et isolée, alors que la majorité des moins de 30 ans s’opposent fermement à lui. À l’inverse, Javier Milei a fait son chemin dans les quartiers populaires et chez les travailleur·ses pauvres ; il s’est construit un électorat jeune grâce à ses discours agités et l’image de ses partisan·es, « non des moutons à guider, mais des lions à réveiller », sa domination de TikTok et des nouveaux réseaux sociaux.
En conséquence, les définitions les plus largement répandues de la liberté et de la rébellion, chez les adolescent·es et vingtenaires en Argentine aujourd’hui, sont non seulement diamétralement opposées à nos valeurs de solidarité et d’entraide, mais elles cooptent notre vocabulaire, s’appropriant ouvertement les termes « anarchiste » et « libertarien ». Derrière ces mots, on trouve la version la plus rance du « libertarianisme » et du capitalisme ultralibéral. C’est la société vue par l’entrepreneur-influenceur TikTok.
Malgré leurs différences, Bolsonaro, Trump et Milei sont de fidèles alliés. Bolsonaro est attendu à l’inauguration de Milei, et Trump a récemment annoncé son intention de lui rendre visite en Argentine. Ensemble, les trois forment l’avant-garde d’une internationale proto-fasciste en cours de création. Malgré le mélange fatigué de xénophobie, de répression et d’austérité capitaliste proposée par leur modèle, cette résurgence de l’extrême-droite s’est positionnée avec succès comme une nouvelle alternative à la politique à la papa, au moins en Argentine. Conséquence de de l’échec du centre-gauche à améliorer la vie quotidienne et de l’incorporation de nombreux·ses acteurices du mouvement social post-2001 dans l’appareil d’État, l’alternative ultralibérale a réussi à se présenter comme l’expression d’une rébellion de la jeunesse.
Pour reprendre les mots d’un communiqué publié après les élections par certaines organisations anarchistes en Argentine :
Pour qu’une option politique d’extrême droite ait pris cette ampleur, c’est que la défaite est culturelle, idéologique et couve depuis longtemps – à commencer par le « retrait » de beaucoup de projets émancipateurs, sans parler des projets progressistes, dans la majorité des quartiers populaires et des syndicats ; l’absence d’une vision concrète pour lutter contre le système capitaliste, et d’un projet révolutionnaire déterminé à s’opposer à la machine à appauvrir la société qu’est le néolibéralisme. Un processus dans lequel l’État a progressivement incorporé et institutionnalisé de nombreux outils et pratiques du peuple, ramenant toute action politique dans son camp et transformant l’isoloir en seul horizon d’action politique. Ce vide laissé par l’absence de rébellion, de présence contestataire, de lutte sociale, a été rempli par la rhétorique pseudo-fasciste et ultralibérale d’une poignée d’économistes et d’éléments réactionnaires.
Même si Milei a revu le packaging et le marketing, ses idées ne diffèrent guère de l’ultralibéralisme classique. Ironie du sort, s’il y a bien un endroit au monde où de telles expériences ultralibérales ont déjà été tentées, c’est en Argentine.
Le mouvement péroniste émerge en 1940 autour de la figure du général Juan Domingo Perón. Il mélange projet économique capitaliste protectionniste, fort État-providence et rhétorique de « justice sociale. » Des décennies d’antagonisme entre le péronisme, souvent allié aux forces de gauche, et l’oligarchie et l’armée argentines, culminent avec le coup d’État militaire de 1976, le sixième coup d’État en Argentine au 20e siècle.
La junte militaire lance alors la célèbre guerre sale, contre ce qui restait des organisations de guérilla armée dans le pays : l’aile gauche péroniste des « Montoneros » et l’Armée révolutionnaire du peuple, trotskyste. Fin 1975, les deux organisations sont déjà largement défaites et démantelées, et avec elles toute autre personne considérée comme « subversive », même de loin. Main dans la main avec le FMI, qui vient de fournir ce qui était à l’époque le plus gros emprunt de l’Histoire accordé à un pays latino-américain et qui exige, en retour, des réformes économiques néolibérales, la junte impose la première vague de réformes néolibérales dans le pays. Elle détruit les politiques protectionnistes de Perón, supprimant les droits de douane sur les imports et décimant l’industrie nationale, tout en éliminant toute taxe ou restriction sur les exports. En même temps, elle supprime l’encadrement des loyers, annule toutes les subventions accordées aux transports publics et attaque les syndicats et les droits à la négociation collective.
Les résultats sont désastreux pour la majorité de la société argentine. Les travailleur·ses subissent les effets les plus brutaux d’années d’inflation à trois chiffres par an, conséquence d’une dette étrangère en augmentation constante. En 1982, une junte impopulaire lance le pays dans une guerre avec la Grande-Bretagne pour les îles malouines, dans un effort désespéré pour détourner l’attention des problèmes intérieurs, sacrifiant encore environ un millier de vies avant le retour à la démocratie capitaliste en 1983.
Mais le poids de la dette écrasante du FMI s’avère impossible à supporter. Les années 1980 sont une décennie de taux astronomiques d’inflation annuelle, généralement dans les 400 à 600 %. En 1989, l’inflation jette 47 % du pays sous le seuil de pauvreté. Puis, une vague de superinflation – 200 % en un mois – conduit à des pillages généralisés et des affrontements qui laissent derrière eux plus de 40 mort·es.
Arrive alors 1991, dans la vague de la chute du mur de Berlin et du bloc de l’Est. Francis Fukuyama déclare « la fin de l’Histoire », le triomphe du capitalisme néolibéral comme le meilleur et le seul monde possible. L’Argentine met fin à l’inflation en utilisant la « convertibilité », qui lie artificiellement le peso argentin au dollar à un taux de change de un-pour-un. Cette politique est financée par un nouveau prêt du FMI, cette fois de l’ordre d’un milliard de dollars US – l’un des nombreux prêts du FMI à l’Argentine au cours des années 1990. Dans le même temps, le nouveau président élu, Carlos Menem, lance une nouvelle vague sans précédent de réformes néolibérales, centrées sur la privatisation de l’industrie, le relâchement ou la suppression des contrôles à l’import, la restructuration de l’État et la dérégulation de l’économie. Les entreprises privées et la loi du marché sont à l’ordre du jour – et effectivement, les premières années sont celles d’une relative stabilité et prospérité. Pour la première fois depuis des décennies, l’inflation est sous contrôle, l’afflux de devises fraîches dans les coffres de l’État permet quelques coupes dans les taxes et les améliorations initiales dans le commerce et l’infrastructure, via les investissements étrangers, couplées à l’absence de droits de douane, apportent emplois, augmentation de salaires et biens peu chers dans le pays.
Mais c’était une bulle spéculative. Incapables de tenir la compétition à l’international, les petites entreprises et usines commencent à fermer. Les investisseurs étrangers, qui avaient mis la main sur les infrastructures publiques, commencent à tenter de stabiliser leurs profits et ne ré-investissent pas. Sans surprise, cela conduit à la détérioration rapide des services publiques, surtout le transport. La balance du commerce extérieur, dans laquelle les dollars quittent le pays plus rapidement qu’ils n’y entrent, rend l’échange en un-pour-un de moins en moins viable. Alors que de plus en plus de gens perdent leur travail, le milieu et la fin des années 90 voient émerger une résistance ouverte aux fermetures d’usines, ouvrant la voie au mouvement des travailleur·ses au chômage, connu sous le nom de piqueteros – célèbres pour leur utilisation des blocages de routes comme démonstration de force et outil symbolique pour attirer l’attention sur leur lutte.
Tout ceci culmine en décembre 2001. Après une course vers les banques provoquée par la rumeur d’une dévaluation du peso argentin, le ministre de l’Économie d’alors, Domingo Cavallo, impose ce qui sera connu plus tard sous le nom de corralito, limitant le retrait d’argent liquide en banque à 200 dollars par semaine. Cela déclenche une crise au sein de la classe moyenne, combinée à une vague de mécontentement au sein des classes populaires argentines, les plus durement touchées par un taux de chômage de plus de 20 % et de pauvreté de plus de 40 %. Le 19 décembre 2001, des pillages généralisés éclatent dans plusieurs villes du pays, majoritairement dans la région de Buenos Aires. En réaction, cette nuit-là, le président De la Rua déclare l’état d’urgence – le premier dans le pays depuis 1989. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent immédiatement sur la Plaza de Mayo, devant le palais présidentiel, tandis que des centaines de milliers d’autres sortent sur leurs balcons en solidarité pour frapper leurs casseroles dans une cacophonie rebelle sans fin. La police lance une forte répression ; après des heures de bataille rangée, elle réussit à évacuer la place et disperser les manifestant·es.
Cela aurait pu en rester là, si la nuit de l’état d’urgence n’avait pas été un mercredi. Comme l’explique l’un.e des témoins1 :
La fortune sourit aux audacieux. Comment sinon expliquer que le matin après la féroce répression ait été un jeudi ? Jeudi. Le jour de la semaine pendant lequel, depuis les temps les plus sombres de la dictature en 1977, les mères et grands-mères des personnes enlevées et disparues aux mains de la junte militaire se rassemblent en des vigiles pour réclamer la justice pour leurs enfants. Chaque. Jeudi. À ma connaissance, sans exception, pluie ou soleil, elles sont là avec leurs foulards blancs, marchant dans un silence digne, de défiance, devant le palais présidentiel, sur la Plaza de Mayo.
Donc, le jeudi 20 décembre au matin, un peu après 10 heures, les Mères de la Plaza de Mayo arrivèrent sur la place. C’était cinq heures environ après qu’un calme tendu soit retombé sur Buenos Aires, après que la police eût finalement réussi à disperser les dizaines de milliers de personnes dans les rues – mais apparemment, pas avant que la foule ne réussisse plusieurs tentatives de rentrer dans le Congrès. Cette nuit aurait pu être le début de la fin de la « Bataille de Buenos Aires. »
Mais au cours de la matinée, des tentatives dispersées avaient déjà été tentées pour reprendre la place, ou au moins pour se rassembler à nouveau face à l’interdiction des rassemblements publics. À la TV, un jeune homme implorait les gens de descendre, de ne pas aller au travail, de prendre une journée, une heure, un moment pour aider à changer le cours de l’Histoire. Mais lorsque les Mères arrivèrent, il n’y avait probablement pas plus d’une ou deux cents personnes présentes.
Peu après leur arrivée, la police reçu l’ordre de disperser les quelques dizaines de Mères et la centaine de soutiens présents. Des femmes âgées, la plupart de 70 ou 80 ans, firent face avec bravoure aux charges et aux fouets de la police montée. De petites dames âgées, à l’air frêle mais porteuse de décennies de courage et de résolution inébranlables, face à la violence sans bornes d’un gouvernement à l’agonie. Armées seulement de leur dignité. Le pays regardait cela en direct à la télévision.
Je ne sais pas si le soulèvement argentin avait besoin d’une autre étincelle, ou si le feu était déjà hors de contrôle à ce moment-là. On ne le saura jamais. Mais je sais que l’impact de ces scènes était incalculable. Si une étincelle finale avait manqué, alors ces scènes l’ont allumée. Elles étaient aussi – et je suis sûr·e que des milliers de personnes partagent cette expérience avec moi – les dernières images que j’aie vues avant de me rendre moi-même en centre-ville.
Ce jour-là, le 20 décembre 2021, les jeunes, la classe ouvrière et les chômeur·ses de l’Argentine assiègent le palais présidentiel, avec des dizaines de milliers de personnes « jeunes et vieilles, se lançant face aux balles et au gaz, sans savoir si les balles tirées sur elles seraient de caoutchouc ou de plomb. »2
À la fin de la journée, malgré une répression meurtrière qui tua 39 personnes en deux jours, nous avions forcé le président à démissionner et le regardions fuir le palais en hélicoptère. Il semblait, à l’époque, que ce soit le point final de l’expérience néolibérale en Argentine, et une leçon sur la relation intrinsèque entre les politiques ultralibérales et la répression, un exemple du coût énorme en vies humaines des deux expériences néolibérales.
Nous pensions que cela servirait à vacciner l’Argentine contre le retour du néolibéralisme pour des générations. Le temps nous a donné tort.
La présidence Milei ne commencera pas avant le 10 décembre, mais les promesses non tenues s’accumulent déjà. De coupes budgétaires et d’une austérité payée « par la classe politique », on est déjà passé·es à « ce sera six mois extrêmement durs pour tout le monde. » Il a déjà annoncé la possibilité de ne pas payer les primes de fin d’année des fonctionnaires. Il avait assuré une solution immédiate à l’inflation ; à présent, « ça prendra 18 à 24 mois. » Finalement, dans un clin d’œil à la promesse de Trump « d’assécher le marais », la caste politique qu’il vilipendait l’entoure désormais et occupe les postes gouvernementaux – y compris les personnes responsables des désastres économiques et sociaux des années 1990 et du gouvernement Macri.
Par d’autres aspects, en revanche, Milei a été très clair : il gouvernera aussi près de son idéologie que l’équilibre des pouvoirs dans les branches du gouvernement et dans la rue le lui permettront. Le lendemain de son élection, il annonçait son intention réelle de vendre ou fermer tous les médias publics et de suspendre tous les projets d’infrastructure publics. Sans surprise, on assiste déjà à une campagne de propagande dans les médias privés pour monter les travailleur·ses du secteur privé et la société toute entière contre les fonctionnaires et les employé·es des chaînes médiatiques publiques. Les médias privés publient des chiffres de salaires faux et gonflés, et prétendent que les fonctionnaires veulent préserver « leurs privilèges aux dépends de la société ». Non contents de l’insécurité née des conflits entre pauvres qui apparaissent dans nos quartiers, ces réactionnaires tentent désormais de façon concertée de provoquer un cannibalisme social, dans lequel les travailleur·ses qui ont toujours accès à la sécurité de l’emploi et à la couverture sociale qui va avec sont présenté·es comme des privilégié·es, qui profitent aux dépends des autres.
Alors que la résistance se prépare déjà contre les licenciements, privatisations et l’austérité à venir – avec des appels à assemblées générales ouvertes lancés par les travailleur·ses, syndicats et organisations sociales pour discuter de la situation et commencer à organiser la résistance – la symbiose entre les réformes ultralibérales, les médias privés et l’appareil répressif de l’État devient évidente. Beaucoup, dans les médias, avertissent contre un danger de « coup d’État » en référence à la possible agitation sociale qui pourrait renverser le gouvernement Milei. Cette rhétorique a pour but de confondre révolte populaire et saisie militaire du pouvoir.
En même temps, l’ancien président Mauricio Macri encourage, à la télévision, les jeunes partisans de Milei à attaquer celleux qui pourraient prendre la rue contre les licenciements et les coupes budgétaires. Dégoulinant de classisme et de racisme, il suggère que « les orcs », son surnom pour les travailleur·ses sans emploi et autres piqueteros, « devraient réfléchir à deux fois à ce qu’ils font dans les rues, car les jeunes ne vont pas les laisser leur voler cette opportunité de changer le pays. » Le vocabulaire, Macri nous qualifiant « d’orcs » et Milei de « merdes de gauchistes », d’obstacles au changement et à un « meilleur futur pour les meilleur·es des Argentin·es », n’est pas seulement le reflet du classisme et du racisme de la classe moyenne supérieure et de l’oligarchie argentines. C’est un outil conçu et utilisé en toute conscience pour commencer à stigmatiser et ostraciser la résistance populaire, afin d’immuniser la plus grande partie possible de la société contre les mouvements sociaux lorsque l’affrontement commencera.
Moins d’une semaine après l’élection, la première apparition publique de la vice-présidente de Milei, Victoria Villaruel, était consacrée à la visite d’un local de la police, où elle est apparue flanquée d’officiers, disant vouloir leur accorder plus de fonds et d’équipement. En parallèle, le camp Milei annonce déjà qu’iels essayeront de modifier la loi de défense nationale pour permettre à nouveau l’utilisation de l’armée à des fins de sécurité intérieure, y compris contre les « terroristes. » Le message est clair pour les anarchistes, la gauche, et toute autre personne qui envisagerait de prendre la rue pour s’opposer au nouveau gouvernement : nous serons qualifié·es de terroristes. À partir de là, il ne faudra pas attendre longtemps avant que la célèbre armée argentine ne soit à nouveau lâchée contre toute chose ou personne qui pourrait avoir la malchance d’être qualifié·e de « subversive. »
Ce n’est pas une coïncidence si la vice-présidente de Milei est Victoria Villaruel, défenseuse fanatique des membres de l’armée condamnés pour crimes contre l’humanité commis pendant la dernière dictature. L’armée, et l’appareil répressif de l’État en général, sont des éléments essentiels du projet ultralibéral, en particulier dans des pays avec des réseaux de résistance bien développés, comme l’Argentine. Malgré tous leurs discours sur « l’anarcho-capitalisme », oxymore ridicule, l’ultralibéralisme constitue un dégraissage de l’État pour que celui-ci défende mieux les intérêts de la propriété et de la classe capitaliste. C’est l’État se débarrassant du bagage du système de protection sociale, des programmes sociaux et de toute responsabilité concernant la masse de la société. C’est une transformation de l’État capitaliste en sa forme la plus obscène et crue : un instrument pour préserver la société de classes et discipliner tout·es celleux qui s’y opposent.
Ce n’est pas une coïncidence si Milei a refusé de répondre à un·e journaliste qui lui demandait franchement s’il croyait en la démocratie. Le projet ultralibéral place le marché au-dessus de tout ; il considère que la propriété, le capital et l’exploitation sont les seuls droits inaliénables. De ce point de vue, « l’immaturité » et les « caprices » de la société – même dans la forme la plus ancrée dans le modèle de la démocratie représentative capitaliste, comme voter pour retirer leur poste à des politicien·nes, ou rejeter leur politique au Parlement – ne sont que des obstacles à franchir. Cet état d’esprit est résumé au mieux par la phrase d’Henry Kissinger sur le Chili des années 1970 : « Les problèmes sont trop importants pour laisser les électeurs chiliens décider par eux-mêmes. »
Ce n’est pas une coïncidence si c’est précisément au Chili qu’a eu lieu l’autre expérience ultralibérale principale en Amérique latine, main dans la main avec la dictature Pinochet et avec le soutien matériel des États-Unis. Au Chili, les « Chicago Boys », un groupe d’économistes chiliens éduqués à l’université de Chicago et adhérant aux idées de Milton Friedman (révéré par Javier Milei), ont pu mettre en place une batterie de réformes néolibérales. La condition préalable et indispensable à la mise en place de ces réformes, c’était une junte militaire qui a tué et fait disparaître des dissident·es par milliers, tout comme en Argentine. Les conséquences durables de plusieurs de ces réformes (comme les privatisations des retraites, des systèmes de bourse pour l’école ou l’université, et des transports publics) ont déclenché la révolte chilienne de 2019.
La liberté pour le marché est nécessairement synonyme d’exploitation des travailleur·ses et de misère pour la majorité de la société. L’histoire de ce pays le prouve. Quand cet état de fait finit immanquablement par créer suffisamment de résistance populaire, la seule manière de le maintenir est alors la force brute de l’État. Malgré la rhétorique creuse de Milei et Villaruel sur la liberté, ce sont les héritier·es des politiques de Pinochet et des Chicago Boys, de Martinez de Hoz pendant la dictature argentine, et du néolibéralisme des années 1990 qui a volé 38 vies en une semaine avant de céder le pouvoir. Chouchouter les forces de sécurité de l’État et minimiser les crimes de la dictature argentine ne sont pas seulement des manœuvres dans une guerre culturelle. Iels savent aussi bien que nous que tôt ou tard, l’ultralibéralisme ne peut être imposé que par la répression et la violence – et iels ont bien l’intention d’en user à nouveau.
Aujourd’hui, beaucoup d’entre nous ont peur. Inutile de tenter de le cacher. Beaucoup d’entre nous n’ont pas envie de se battre. Peut-être parce qu’à présent, pour la première fois depuis des décennies, nous nous retrouvons uniquement sur la défensive. Nous combattons sur plusieurs fronts, dont celui pour la mémoire collective de la dernière dictature, que nous pensions avoir remporté pour toujours depuis des années. Nous combattons même sur d’autres fronts que nous pensions avoir conquis il y a un siècle, comme celui pour l’éducation et la santé publiques.
Avant, je souriais sous le masque, me réjouissant d’affronter en face les gardiens de l’État. Maintenant, je joue mon rôle dans les assemblées et les affrontements avec regret, parfaitement conscient·e du nombre de vies perdues aux mains de la répression la dernière fois. Peut-être parce que celleux de ma génération sont plus âgé·es maintenant. Nous avons plus à perdre. La vie nous a appris la peur qui était absente dans les combats de notre jeunesse.
Ou peut-être que nous avons peur parce qu’en 2001, lorsque la dernière expérience néolibérale en Argentine a atteint son apogée désastreuse, avec un taux de pauvreté de 50 %, et que la fureur des dépossédé·es culminait en pillages généralisés et en siège du palais présidentiel, c’était nous – les jeunes – qui étions au premier rang des combats. Aujourd’hui, dans un retournement de situation qui nous donne l’impression d’être bien plus âgé·es que nous ne le sommes, une large partie de la jeunesse est justement derrière Milei et le nouveau gouvernement ultralibéral.
C’est un nouvel exemple de l’échec du progressisme et de la gauche de gouvernement, qui ont échoué à attaquer le capitalisme à la racine. En Argentine, après le soulèvement de 2001, elle a échoué à donner le coup fatal lorsque la bête était déjà blessée, discréditée et à son plus faible. À la place, la gauche de gouvernement a tenté de l’apprivoiser et de la gouverner. Ce processus a intégré des centaines, sinon des milliers de militant·es et combattant·es des années 1990 et du soulèvement de 2001 dans la machine étatique. Oui, l’État a pris une apparence progressiste, en légalisant le mariage gay, en s’attaquant à l’oligarchie rurale, en défiant les monopoles médiatiques privés, en libérant enfin le pays de la dette du FMI et en plaçant même les termes « redistribution des richesses » dans le débat public. Mais associer la gauche à l’État et à la situation financière désastreuse a ouvert la voie à la victoire actuelle de l’extrême droite ultralibérale.
Peut-être sommes-nous condamné·es à un cycle sans fin, dans lequel chaque génération doit réapprendre les douloureuses leçons du passé. Si l’on se rappelle que cette génération n’a pas connu grand-chose d’autre qu’une pauvreté à 40 %, une inflation annuelle à 3 chiffres, l’érosion de la qualité de la santé et de l’éducation publiques, la corruption grotesque d’une classe politique qui prêche la justice sociale et la redistribution des richesses tout en partant en vacances sur des yachts en Méditerranée… Peut-on leur reprocher de se tourner avec désespoir vers un homme qui leur promet d’être « libres » de tout ça ? Ça n’a aucun sens d’avertir le chauffeur Uber ou le gamin qui livre pour Rappi qu’ils perdront leur couverture sociale ou leurs droits à congés payés, alors qu’ils n’ont aucun des deux. Mais l’alternative qu’ils appellent de leurs vœux est encore pire.
Les événements des prochains mois dépendront de plusieurs facteurs. Les syndicats bureaucratiques majoritaires se retireront-ils de la lutte pour tenter de plier devant l’orage, ou soutiendront-ils leurs travailleur·ses face aux licenciements ? Se mobiliseront-ils en solidarité avec les chômeur·ses, appelleront-ils à une grève générale si Milei tente de réformer la loi travail ou les lois de négociation collective ? Les gens se mobiliseront-ils pour défendre les institutions et les entreprises publiques ? Est-ce que l’extrême droite réussira à mobiliser efficacement les politiques de guerre culturelle pour décourager toute solidarité avec les personnes les plus opprimées et vulnérables du pays ?
Même si Milei peut compter sur le solide soutien de sa base de jeunes fanatiques et des classes moyennes et supérieures fortement anti-kirchnéristes et anti-péroniste, une grande partie de son électorat est constitué de chômeur·ses et de travailleur·ses pauvres. Ces personnes ont voté pour lui à cause d’un espoir, placé en de mauvaises mains mais sincère : celui qu’il pourrait vraiment améliorer leurs vies. Iels n’ont pas de lien idéologique avec son ultralibéralisme et ne sont pas en position d’attendre patiemment six mois que les choses « s’aggravent avant d’aller mieux. » Si l’inflation devient hors de contrôle et que le poids de l’austérité et des coupes budgétaires tombe seulement sur les épaules des Argentin·es les plus vulnérables, le conflit social pourrait à nouveau se répandre.
Les mouvements sociaux argentins sont actuellement démoralisés. Le camp anarchiste, malgré les efforts louables de générations de militant·es, est actuellement faible en nombre et la présence d’anarchistes dans les mouvements sociaux est marginale. Même si le mouvement conserve certains lieux et qu’il existe des initiatives pour commencer à mettre en place une présence anarchiste plus cohérente et plus visible, nous ne sommes pas beaucoup plus qu’un souvenir de ce qui fut un jour l’un des mouvements anarchistes les plus puissants au monde.
Mais nous devrions tout·es être parfaitement conscient·es que l’Histoire ne tend pas vers la libération comme par magie. Ce n’est pas parce que nous avons vaincu les forces du néolibéralisme avant qu’elles sont destinées à tomber à nouveau. L’Histoire sera ce que nous en faisons. Rien de plus, rien de moins. La défaite des politiques ultralibérales – au 19e siècle, sous Pinochet, sous la dernière dictature, ou en 2001 – s’est toujours faite au prix d’immenses luttes, de sacrifices et de vies perdues.
La dernière expérience néolibérale en Argentine a déclenché la pire crise économique et sociale dans l’histoire du pays. Avant le soulèvement de décembre 2001, les révolutionnaires, les organisateurices et, oui, les anarchistes – même peu nombreux·ses à l’époque – ont travaillé pendant des années. C’est-à-dire, construire des organisations de chômeur·ses indépendant·es des syndicats majoritaires et des partis politiques. Tenir des assemblées générales au travail, dans les écoles, dans les universités. Faire preuve de solidarité, apporter une aide matérielle là où l’on a besoin de nous. Tout cela devra être fait à nouveau.
Camarades, les jours qui s’annoncent exigeront de nous que nous redoublions nos efforts et travaillions à l’unité la plus large des organisations populaires, dans le contexte d’une stratégie de lutte populaire dans les rues. […] Il nous faut dépasser la division et l’individualisme qui ont créé le contexte qui a porté ce personnage au pouvoir. Il est inutile de prêcher les convaincu·es. Il est de notre devoir de parler à chaque collègue au travail, à chaque voisin·e, toujours dans une perspective de lutte et d’organisation sur le terrain.
-« Y Ahora Que Pasa ? » Communiqué joint publié le 21 novembre 2023 par la Federacion Anarquista Rosario, l’Organización Anarquista Tucumán, l’Organización Anarquista Cordoba, et l’Organización Anarquista Santa Cruz.
Un jour viendra, comme en 2001, où il faudra reprendre les rues – en tant que personnes jeunes et âgées, que travailleur·ses, qu’étudiant·es, en tant que membres divers d’une société, en solidarité entre eux, qui en ont marre de la classe capitaliste et de ses politicien·nes. Au cri de “Que se vayan todos,” notre rage collective les a vaincus en seulement 48 heures, en décembre 2001.
Espérons qu’au moment venu, nous le ferons à nouveau.
03.11.2023 à 12:07
CrimethInc. Ex-Workers Collective
À Atlanta, en Géorgie, des écologistes et des militant·es pour l’abolition de la police se sont battu·es pendant plus de trois ans pour mettre fin à la construction d’un centre de militarisation de la police connu son le nom de Cop City. La même police qui cherche à écraser ce mouvement s’est entraînée pendant des dizaines d’années avec la police israélienne, avec laquelle elle a pu échanger des stratégies létales de contre-insurrection. Dans le texte qui suit, des membres d’un collectif juif qui a participé à la lutte de Stop Cop City expliquent les raisons de leur engagement dans la solidarité avec les Palestinien·nes, et ce qu’il est nécessaire de faire pour mettre fin à l’attaque sur Gaza.
Fayer, un collectif d’anarchistes juif·ves, a participé à la lutte contre Cop City depuis ses débuts et a fait face aux fascistes dans toute la région.
Pour nous, la lutte contre le fascisme n’est pas une question d’« alliance » ; c’est un combat direct et personnel pour nos vies. Le savoir a mis le feu à nos cœurs, en tant qu’anarchistes et en tant que Juif·ves.
– Collectif Fayer, Finding Our Own Fire
Aujourd’hui, iels cherchent à mettre fin au bain de sang à Gaza. Selon leurs propres mots :
Fayer est un collectif d’artistes, de révolutionnaires, de travailleur·ses, d’étudiant·es, de criminel·les, et d’amoureux·ses qui se battent pour la terre, la vie bonne, et la libération totale. Les membres du collectif participent au mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta depuis sa création, et organisent des activités religieuses au sein de la forêt telles que des dîners de Shabbat, des rassemblements pour Souccot, la fête de Pourim, entre autres fêtes juives. Iels participent ainsi à faire exister un lien spirituel entre la communauté juive radicale d’Atlanta et la forêt de Weelaunee qu’elle cherche à défendre. Avec la reprise des attaques sionistes contre Gaza et le peuple palestinien, qui sont soutenues par le Georgia International Law Enforcement Exchange Program1 installé à Atlanta, nous nous sommes retrouvé·es dans la situation unique d’être proches des rouages de la machine et de sa violence locale, tout en étant éloigné·es de sa campagne génocidaire impitoyable. C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était impératif d’exposer la situation depuis notre point de vue, ainsi que ce qu’elle implique pour la lutte de la forêt d’Atlanta et la libération palestinienne.
Le collectif Fayer traite ici des manifestations appelant à un cessez-le-feu à Gaza et affirmer que les mouvements de solidarité doivent cesser d’être simplement revendicatifs pour passer à l’action directe, tout en proposant quelques modèles pour s’organiser.
Dans les semaines qui ont suivi la déclaration de guerre d’Israël à la Palestine, des personnes du monde entier ont participé à des manifestations contre les frappes aériennes israéliennes à Gaza. La plupart des grandes manifestations ont eu lieu en Europe et aux États-Unis. 70 000 personnes sont descendues dans la rue à Londres samedi dernier pour demander la fin des frappes israéliennes et de la fourniture d’armes à Israël. À Berlin (où les manifestations pro-palestiennes sont maintenant interdites), des manifestant·es ont affronté la police, qui a utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau et la force contre elles et eux. Des manifestations en soutien à la Palestine ont également eu lieu dans la plupart des grandes villes étasuniennes. À Chicago, 25 000 personnes se sont réunies le 21 octobre. Pendant trois week-ends consécutifs, le Mouvement de la jeunesse palestinienne a appelé à des manifestations à Atlanta qui ont rassemblé plus de 1 000 personnes dans les rues pour exiger la fin de l’occupation israélienne et du bombardement génocidaire de Gaza.
Au jeudi 2 novembre, l’armée israélienne avait tué 9 193 Palestinien·nes et en avait blessé au moins 32 000. Au moins la moitié des mort·es étaient des civil·es non-combattant·es, dont au moins 3 760 enfants palestinien·nes.
Le soutien populaire pour les Palestinien·nes n’a jamais été aussi grand malgré les tentatives des politicien·nes et des profiteur·ses de guerre d’instrumentaliser l’identité juive, d’interdire et de réprimer les manifestations de solidarité, et de se rallier autour du « droit d’Israël à se défendre ». Mais pour arrêter le génocide à Gaza, les militant·es étasunien·nes vont devoir passer de la demande d’un cessez-le-feu à son imposition. Cela nécessitera de passer de revendications qui font appel à la conscience des élu·es à des tactiques qui créent une crise politique pour les politicien·nes et perturbent la capacité des corporations à tirer profit de l’oppression et du génocide des Palestinien·nes.
À la suite de la Nakba (« catastrophe ») de 1948, 78 % des terres palestiniennes historiques ont été déclarées État juif. Environ 500 villages palestiniens ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique et quelque 700 000 Palestinien·nes sont devenu·es réfugié·es. Ce contexte est essentiel pour comprendre les événements ultérieurs comme la guerre des Six Jours de 1967 ou la guerre du Kippour/Ramadan de 1973, pendant laquelle une coalition d’États arabes a tenté de reprendre le territoire perdu lors de la guerre des Six Jours.
Le 7 octobre 2023, cinquantième anniversaire du début de la guerre du Kippour/Ramadan, des militants du Hamas et d’autres groupes palestiniens ont franchi la frontière de Gaza par la terre, la mer et les airs lors d’une offensive surprise2. Ces attaques ont fait au moins1 405 mort·es et 5 431 blessé·es israélien·nes, dont un nombre inconnu d’enfants3. Le Hamas a pris d’assaut plusieurs colonies dans le territoire autour de Gaza, et a enlevé 242 personnes comme otages. Le gouvernement israélien a fait évacuer la zone pour reprendre le contrôle au Hamas, puis a procédé à une évacuation plus large encore afin de créer une zone tampon en vue de l’invasion militaire actuellement en cours.
Jusqu’à présent, le Hamas a relâché quatre civiles israéliennes. L’organisation a annoncé être prête à relâcher tous·tes les otages en échange de la restitution de tous·tes les prisonnier·es palestinien·nes détenu·es dans les prisons israéliennes, bien qu’ils aient déclaré il y a quelques jours que « presque 50 » otages avaient été tué·es par les raids aériens israéliens.
Avant le 7 octobre, 5 200 prisonnier·es politiques palestinien·nes étaient détenu·es en Israël, soit plus de 25 fois le nombre d’otages pris par le Hamas. Certaines estimations avancent que le nombre total de prisonnier·es palestinien·nes a doublé depuis le 7 octobre.
Les frappes aériennes d’Israël sur Gaza ont ciblé des infrastructures civiles, dont des écoles, des organismes humanitaires, des mosquées et des résidences. La controverse autour de la question de la provenance du missile ayant frappé l’hôpital Al-Ahli illustre à quel point il est difficile d’obtenir des informations sur les souffrances qui ont lieu en Palestine et à quel point les responsables israéliens sont prêt·es à justifier n’importe quelle atrocité : peu de temps après l’explosion de l’hôpital, un collaborateur du Premier ministre Benjamin Netanyahu avait publié sur un réseau social qu’Israël avait bombardé l’hôpital pare que des combattants du Hamas se trouvaient à l’intérieur, avant de rapidement supprimer son message.
Les forces de défense d’Israël (IDF) font depuis longtemps usage de stratégies militaires ciblant les civil·es et leurs infrastructures. En 2008, le colonel de l’IDF Gabi Siboni décrivait la stratégie de force disproportionnée d’Israël durant la Seconde guerre du Liban de 2006 comme politique de déploiement d’une « force disproportionnée par rapport aux actions de l’ennemi et la menace qu’il constitue », force qui « vise à infliger des dommages et un châtiment dans une mesure qui demandera un long et coûteux processus de reconstruction ». Faisant partie de la doctrine Dahiya de la guerre asymétrique, la stratégie de la guerre disproportionnée cible majoritairement les infrastructures civiles plutôt que les combattants ennemis, et cherche à dissuader de futures attaques en contraignant l’économie et la population civile à une lente et coûteuse reconstruction.
Cette approche de la guerre par la politique de la terre brûlée est manifeste dans les frappes israéliennes sur Gaza. Ces attaques contre les infrastructures paraissent représenter une stratégie intentionnelle dans laquelle les civil·es et les ressources dont iels dépendent sont devenu·es les principales cibles de guerre. Cela suggère que la stratégie de force disproportionnée qu’Israël a développée au Liban est à l’œuvre dans la destruction dévastatrice de vies et d’infrastructures vitales en Palestine.
Des manifestations pour la libération palestinienne ont eu lieu dans la plupart des grandes villes aux États-Unis, réunissant parfois plusieurs milliers de personnes. Bon nombre d’entre elles tracent une ligne directe entre la lutte pour la libération palestinienne et la lutte contre le colonialisme des États-Unis. Les manifestant·es ont souligné le fait que le gouvernement des États-Unis est le plus grand donateur de l’armée israélienne et que la plupart des armes utilisées pour tuer des Palestinien·nes sont fabriquées par des entreprises basées aux États-Unis.
À Atlanta, les manifestant·es ont désigné le GILEE (Georgia International Law Enforcement Exchange) comme un lien local entre l’oppression israélienne des Palestinien·nes et la violence policière et la répression auxquelles font face les habitant·es d’Atlanta. Installé à l’Université d’État de Géorgie, le GILEE facilite l’échange international de tactiques de maintien de l’ordre et de répression entre les forces de police de Géorgie et d’Israël. Cinq commandants du département de police d’Atlanta devaient se rendre en Israël du 13 au 21 octobre dans le cadre du GILEE.
Les militant·es d’Atlanta sont parfaitement au courant du réseau international de répression qui lie les mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest au mouvement de libération palestinienne. Beaucoup ont fait remarquer que les forces israéliennes s’entraîneront à Cop City si le projet voit le jour. Le 12 octobre, 300 étudiant·es de l’Université d’État de Géorgie ont quitté les cours pour protester contre le GILEE, qu’iels considèrent comme faisant partie d’un système d’« échanges meurtriers ». Le 25 octobre, les étudiant·es de l’Université d’Emory ont organisé un débrayage de plus de 100 étudiants pour exiger que l’administration d’Emory se désengage de Cop City, du Atlanta Committee for Progress4, et du programme GILEE.
Les liens entre le département de police d’Atlanta, Cop City et les forces militaires israéliennes sont devenus un sujet d’attention publique à Atlanta grâce aux mouvements Stop Cop City et Defend the Atlanta Forest. Mais le GILEE n’est que l’un des dizaines de programmes d’échanges criminels de ce genre aux États-Unis. Huit ans avant que la police de Minneapolis n’assassine George Floyd, par exemple, des officiers du département de police de Minneapolis avaient reçu un entraînement des forces de police israéliennes lors d’une conférence à Chicago.
Les juif·ves vivant aux États-Unis se sont aussi mobilisé·es contre le bombardement et l’invasion de Gaza, exhortant Biden à appeler à un cessez-le-feu. La grande majorité de ces manifestant·es rejette le sionisme (le mouvement né à la fin du XIXe siècle pour établir un État juif sur la terre de Palestine historique et le soutenir par tous les moyens nécessaires) comme composante de l’identité juive. Au contraire, de nombreux·ses juif·ves antisionistes embrassent l’éthique diasporique que le peuple juif incarne depuis des millénaires.
L’une des plus grandes organisations aux États-Unis appelant pour la libération de la Palestine est Jewish Voice for Peace (JVP)5, un groupe de solidarité avec la Palestine fondé en 1996. Elle avait notamment suscité la controverse en 2019 quand elle avait officiellement adopté une position antisioniste. Le 18 octobre 2023, à Washington, D.C., Jewish Voice for Peace a organisé le plus grand rassemblement juif de solidarité avec les Palestinien·nes jamais vu. Selon JVP, 10 000 personnes venu·es de tout le pays ont convergé vers l’Esplanade nationale pour un rassemblement des « Juif·ves contre le génocide ». Près de 500 juif·ves — dont 25 rabbins — sont entré·es dans le Cannon Building du Capitole en portant des t-shirts sur lesquels étaient inscrits en gras « Not In Our Name6 ». Iels ont tenu un sit-in pendant plus de trois heures avant d’être arrêté·es et traînés dehors, menottes aux poings.
Jewish Voice for Peace n’est pas la seule organisation juive qui a vu le jour en réponse à des dizaines d’années de violence contre les Palestinien·nes. En 2014, l’armée israélienne a lancé l’« opération Bordure protectrice », une offensive militaire sur Gaza qui a tué plus de 2 200 Palestinien·nes, dont plus de 65 % de civil·es. En réponse à ces attaques, un petit groupe de jeunes juif·ves qui s’opposaient au soutien des institutions juives étasuniennes à l’invasion de Gaza a fondé IfNotNow7, une organisation de jeunes juif·ves basée aux États-Unis. La veille de la manifestation de JVP au Capitole le 18 octobre, des membres de IfNotNow ont bloqué les treize entrées de la Maison-Blanche pendant que le personnel était à l’intérieur, et ont engagé de petites escarmouches avec la police du Secret Service à l’extérieur.
Bien que le nombre de Juif·ves qui se sont mobilisé·es aux États-Unis pendant les quatre dernières semaines soit impressionnant, ni les revendications qu’iels ont présentées ni le nombre effroyable de civil·es tué·es en Palestine n’ont influencé la décision des élu·es.
Les récentes manifestations contre le génocide en Palestine démontrent que la lutte de libération palestinienne bénéficie d’un soutien populaire à l’échelle nationale, à la fois parmi les Juif·ves et les non-Juif·ves. Si ces manifestations ont échoué à mettre fin aux attaques contre les Palestinien·nes, c’est parce qu’elles sont conçues pour faire appel à la conscience de politicien·nes pour qui le soutien à Israël n’est pas soumis à une évaluation morale, mais à des calculs économiques. Ailleurs, des groupes qui luttent pour la libération de la Palestine cherchent à créer une crise économique pour les profiteurs de guerre en ciblant les entreprises qui bénéficient du bombardement et de l’invasion de Gaza.
Actif à la fois au Royaume-Uni et aux États-Unis, un groupe nommé Palestine Action a ciblé l’entreprise de fabrication d’armes Elbit Systems, qui fournit 85 % de la flotte de drones d’Israël. Le 12 octobre, des militant·es à Cambridge, dans le Massachusetts ont éclaboussé de peinture rouge la façade d’un bureau de Elbit avant de s’y enfermer elleux-même pour en bloquer l’accès. Palestine Action a récemment annoncé son lancement aux États-Unis avec un webinaire Zoom le 24 octobre pour expliquer leurs stratégies, cibles et tactiques. Tôt ce même matin, des militant·es ont ciblé l’Intercontinental Real Estate, qui possède l’immeuble de bureaux loué à Elbit à Cambridge. Selon un témoignage, iels ont « brisé le boîtier de l’interphone, recouvert la façade du bureau de l’Intercontinental à Brighton de peinture rouge, et tagué “Expulsez Elbit” en grandes lettres noires. »
Selon le reportage du Globes, le prix des actions d’Elbit a chuté de près de 10 % depuis le 7 octobre, pendant que d’autres fabricants d’armes ont connu une augmentation de 5 à 17 % pendant la même période.
Plus tôt cette année, Palestine Action a contraint une usine appartenant à la filiale d’Elbit UAV Defence Systems à fermer définitivement après que des militant·es l’ont assiégée pendant 60 jours consécutifs. Le groupe a également forcé Elbit à vendre sa filiale Ferranti, basée à Oldham, en janvier 2022, après 18 mois d’actions directes continues dans l’usine. Six mois plus tard, l’entreprise a définitivement fermé son siège londonien après la quinzième action sur le site.
En plus de cibler Elbit Systems et ses filiales, Palestine Action a également mené une campagne de ciblage tertiaire, en organisant des actions dans les bureaux et les entrepôts d’entreprises en lien économique avec Elbit. Le ciblage tertiaire vise à exercer une pression sur les principaux acteurs d’un projet en incitant les entreprises qui ont moins d’intérêts dans le projet à couper leurs liens avec eux. Le ciblage tertiaire avait également été utilisé par la campagne Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) au début des années 2000 et par la campagne Stop Reeves Young du mouvement Stop Cop City.
Les mouvements aux États-Unis utilisent depuis longtemps des tactiques telles que les blocages, les manifestations devant les domiciles ou les bureaux, les sit-in, le vandalisme, et le sabotage pour agir contre les guerres à l’étranger. Le mois dernier, les actions ciblées contre des profiteurs de guerre tels que Elbit Systems et ses filiales ont montré que le sentiment anticolonial populaire peut être canalisé vers une action efficace en frappant le cœur des processus économiques qui rendent la guerre possible, plutôt que la conscience des élu·es. À des milliers de kilomètres du génocide en Palestine, les personnes vivant aux États-Unis peuvent se sentir impuissantes à mettre fin aux attaques dévastatrices d’Israël. Mais les militant·es qui vivent dans le cœur colonial ont en fait le pouvoir de directement perturber le fonctionnement des institutions et des profiteurs de guerre qui bénéficient du génocide à Gaza.
Dans le bilan de la campagne SHAC que nous avions préparé avec des participant·es à ce mouvement à la suite d’une vague de répression qui avait entraîné l’emprisonnement de nombreux organisateur·ices à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni, nous avions soutenu que les stratégies de ciblage tertiaire avaient plus de chance de succès contre de plus petites cibles que Huntingdon Life Sciences, l’entreprise d’expérimentation d’expérimentation animale que la campagne SHAC cherchait à mettre hors d’état de nuire. Avant la campagne SHAC, un mouvement antérieur ayant utilisé la même stratégie avait réussi à faire fermer un magasin de fourrures individuel ; mais en cherchant à faire fermer Huntingdon Life Sciences, qui était alors la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale, les militant·es avaient choisi une cible de grande notoriété. Chaque fois que la campagne avait été sur le point de faire fermer HLS, les agences gouvernementales étaient intervenues pour renflouer l’entreprise.
Notre conclusion était donc que :
il serait probablement judicieux pour les prochain·es à expérimenter ce modèle de se fixer des objectifs plus modestes, plutôt que plus ambitieux, puisque la campagne SHAC elle-même n’a pas encore été un succès. Peut-être existe-t-il un juste milieu encore inexploré entre faire fermer un magasin individuel de fourrures et chercher à faire fermer la plus grande entreprise européenne d’expérimentation animale.
Malgré cela, la plupart des efforts ultérieurs utilisant le modèle SHAC s’en sont pris à de plus grands adversaires, notamment des projets d’infrastructure capitalistes transnationaux et des entreprises travaillant avec le gouvernement de la ville d’Atlanta pour construire Cop City. Quand l’infrastructure d’État est en jeu, les agences gouvernementales vont presque toujours intervenir pour protéger les entreprises ou autres institutions des conséquences du ciblage tertiaire. Pour être capable de priver les principaux acteurs du complexe militaro-industriel de l’ensemble de leurs ressources, un mouvement se devrait d’être particulièrement puissant.
Il ne s’agit pas nécessairement d’un argument contre le ciblage tertiaire, mais plutôt d’un rappel visant à fixer des attentes réalistes et à formuler des objectifs atteignables. Même s’il n’est pas possible de faire fermer toutes les entreprises d’armement du monde les unes après les autres (du moins, pas sans un changement social à une échelle encore plus grande), l’ouverture d’un champ d’actions plus conflictuelles pourrait offrir un moyen de pression supplémentaire sur les politicien·nes et autres décideur·ses qui donnent aujourd’hui à Israël carte blanche pour mener à bien son nettoyage ethnique. L’élargissement de l’éventail des stratégies auxquelles des militant·es peuvent participer et la multiplication des cibles qu’iels peuvent identifier pourrait ouvrir de nouveaux théâtres d’opérations en donnant à de nouveaux·lles participant·es des points d’intervention locaux, et en intensifiant l’intensité des protestations en cours et de la pression sur celle et ceux qui détiennent le pouvoir d’arrêter les flots d’armes et de sang.
Programme d’échange international des forces de l’ordre de Géorgie (ndt) ↩
Selon l’IDF, au moins « 3000 militants » auraient participé à l’attaque. ↩
Certains articles suggèrent que des Israélien·nes auraient été tué·es par les forces israéliennes le 7 octobre, que ce soit à la suite de « tirs croisés nourris » ou de « tirs d’obus sur des maisons avec tous·tes leurs occupant·es à l’intérieur afin d’éliminer les terroristes, mais aussi les otages ». ↩
Comité d’Atlanta pour le progrès (ndt) ↩
Voix juive pour la paix (ndt) ↩
Pas en notre nom (ndt) ↩
Sans doute en référence à l’expression « If not now, then when? », « Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » (ndt) ↩
17.10.2023 à 12:24
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En ce moment même l’armée israélienne fait pleuvoir les bombes sur les personnes piégées dans Gaza. Les militaires ont déjà tué presque 3000 personnes et provoqué le déplacement de plus d’un million d’autres. Il ne s’agit pourtant que du dernier chapitre en date d’un siècle de violences coloniales visant les Palestinien⋅nes.
Nous pleurons toutes les personnes qui ont été tuées, blessées ou contraintes à fuir la région le 7 octobre et les jours qui ont suivi. Mais comme dans toute lutte, ce sont ceux qui ont le plus de pouvoir qui ont également le plus de poids pour déterminer la forme que le conflit prendra. Nous nous inquiétons pour la vie des Palestinien⋅nes à Gaza et ailleurs dans le monde, non pas malgré la mort d’Israélien⋅nes, mais parce que la seule façon d’assurer la sécurité de qui que ce soit dans la région est de mettre fin à l’oppression des Palestinien⋅nes.
Les grands médias d’Europe et d’Amérique du Nord ont passé les dix derniers jours à focaliser l’attention sur les souffrances israéliennes plutôt qu’à analyser la série d’événements qui ont conduit à cette situation. La grande majorité de l’ensemble des points de vue provient de l’extérieur de la Palestine. Il est crucial d’entendre directement ce que les Palestinien⋅nes ont à dire, car ils comprennent sans doute mieux que quiconque ce qui a mené à ces événements.
Il a été difficile de communiquer avec des habitant⋅es de Gaza, notamment en raison des frappes aériennes israéliennes ciblant les infrastructures de communication. Pour l’instant, nous présentons le point de vue d’un Palestinien vivant au nord de la Palestine. Il nous parle de différents aspects de la vie sous la colonisation, et de la lutte pour la libération au travers de l’organisation et de la solidarité au niveau local.
Pour plus de contexte, vous pouvez lire cet entretien avec un anarchiste de Jaffa.
Je vous écris aujourd’hui de la Galilée palestinienne, une partie de la Palestine occupée par les forces coloniales sionistes pendant la Nakba [catastrophe] en 1948. J’écris ces mots en octobre 2023, un mois qui restera à jamais dans les mémoires comme un tournant pour la Palestine et la lutte palestinienne. J’écris anonymement, car j’écris depuis le ventre de la bête et que la surveillance et la persécution politique qu’exerce Israël dans les territoires de 1948 sont sans précédent, parce que le fascisme et le totalitarisme du projet colonial s’intensifient de jour en jour, et que chaque mot que nous exprimons est un risque que nous prenons.
Alors que j’écris ces mots, des avions de guerre traversent les cieux au-dessus de ma tête. Le son de leurs moteurs emplit les environs. Ils traversent le ciel depuis dix jours, jour et nuit, à toute heure.
Tous ces avions de guerre se dirigent vers Gaza. Au moment où j’écris ces mots, un génocide y est perpétré. À seulement deux heures d’ici, à Gaza, Israël – avec le soutien des puissances impérialistes mondiales – est en train d’effacer mon peuple de la surface de la Terre.
Gaza, notre chère Gaza, Gaza la résistance, Gaza le symbole éternel de la résilience humaine, Gaza la blessure, le crève-cœur, Gaza le soumoud [ténacité].
Gaza est située sur la côte est de la Méditerranée, bordée par des colonies israéliennes à l’Est et au Nord, et par l’Égypte au Sud-Ouest. Avec une population de plus de 2,2 millions d’habitant⋅es sur seulement 365 kilomètres carrés, c’est l’un des endroits les plus densément peuplés au monde. 70 % des Palestinien⋅nes de Gaza sont des réfugié⋅es dont les familles ont été expulsées des villes voisines par les milices coloniales sionistes en 1948, durant la Nakba.
En 2007, Israël a imposé un blocus terrestre, aérien et maritime à Gaza. Depuis, l’État d’Israël a mené cinq agressions majeures contre Gaza.
La première a eu lieu en 2008, après l’imposition du blocus. Elle a duré 22 jours, pendant lesquels 1385 Palestinien⋅nes, dont 318 enfants, ont été tué⋅es.
La deuxième a commencé en novembre 2012. Elle a duré 8 jours. 168 Palestinien⋅nes, dont 33 enfants, ont été tué⋅es.
La troisième a commencé en juillet 2014 et a duré 50 jours. 2251 Palestinien⋅nes, dont 556 enfants, ont été tué⋅es, et 1500 enfants sont devenu⋅es orphelin⋅es.
En mai 2021, la quatrième agression a eu lieu, lors du soulèvement de la dignité qui a éclaté dans toute la Palestine, de la mer jusqu’au Jourdain. Elle a duré onze jours, durant lesquels 230 Palestinien⋅nes, dont 67 enfants, ont été tué⋅es. Douze de ces enfants ont été tué⋅es alors qu’iels participaient à un programme de guérison des traumatismes.
Aujourd’hui, une cinquième agression a lieu à Gaza, et elle est plus brutale et catastrophique que toutes celles qui l’ont précédée. Les frappes aériennes israéliennes ont déjà tué près de 3000 personnes et blessé plus de 12 000. Plus de 45 familles ont été complètement rayées des registres d’état civil. Plus d’un million de personnes ont été déplacées et forcées de fuir leur domicile à cause des bombes israéliennes. Israël a coupé l’électricité, le ravitaillement en nourriture et en carburant, et bombarde les immeubles résidentiels, les écoles, les mosquées, les hôpitaux et les ambulances. Des quartiers entiers ont disparu.
Les gens commencent à mourir de faim et n’ont aucun endroit pour se cacher, aucun moyen de s’échapper. Tout cela se produit avec le soutien clair et éhonté des gouvernements occidentaux, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, qui se sont empressés d’envoyer un soutien militaire à Israël. Tout cela se produit alors que la propagande coloniale israélienne est omniprésente dans les médias internationaux et tente de fabriquer une campagne anti-palestinienne et de la présenter comme une « guerre contre le terrorisme » dans le but de légitimer le nettoyage ethnique de masse et la Nakba qui touche la Palestine depuis plus de 75 ans.
Comme nous en avons été témoins dans l’histoire, la propagande et la tactique de « fabrique du consentement » ont toujours été utilisées par les entités coloniales, impériales et fascistes pour légitimer, maintenir et étendre leur contrôle. C’est aussi comme cela qu’elles légitiment l’extermination et le nettoyage ethnique de masse.
La fabrique du consentement est la stratégie de l’État qui vise à créer un système dans lequel les gens en viennent à obéir et à consentir sans poser de questions aux principes, aux idées et aux plans défendus par la propagande et les médias de masse. Elle a été utilisée pour servir les intérêts des États-Unis et de leurs alliés durant les invasions de l’Afghanistan en 2001, de l’Irak en 2003 et pendant les guerres et les atrocités commises en Syrie, au Yémen, en Libye et dans de nombreux autres endroits dans le monde, avec pour résultat la perte de millions de vies innocentes et tant de souffrances humaines.
Aujourd’hui, les médias de masse cherchent à nous déshumaniser en tant que peuple palestinien, nous qualifient de terroristes afin de justifier plus facilement toutes les atrocités commises par Israël et ses alliés – à la fois à Gaza en particulier et contre les Palestinien⋅nes en général.
En tant qu’Arabes et Palestinien⋅nes, nous savons très bien ce que ça fait d’être vu⋅es et traité⋅es comme des « terroristes ». Mais l’ampleur de la campagne de propagande anti-Palestinien⋅nes menée actuellement dans le monde par les États, les gouvernements et les médias est sans précédent pour nous.
Pendant la Seconde intifada, après les événements du 11 septembre 2001, le groupe de hip-hop palestinien « DAM » avait sorti le morceau « Meen Erhabi ? » – « Qui est le terroriste ? » Pendant cette période, des phrases telles que « mort aux terroristes arabes » étaient criées par les colons israélien⋅nes dans toute la Palestine occupée. Je me rappelle que j’écoutais cette chanson tous les jours. Elle a façonné ma conscience d’enfant. Aujourd’hui, 22 ans plus tard, le système global propage le récit selon lequel « le Palestinien est un terroriste » comme jamais auparavant, et nous le répétons encore et encore : le colonisateur est le terroriste, le colon est le terroriste, tous les gouvernements qui soutiennent Israël sont terroristes, Israël est le terroriste.
La situation en Palestine dévoile la cruauté et la brutalité du système mondial, mais aussi le pouvoir immense des peuples du monde entier.
Du point de vue du système mondial, nous avons assisté à tellement d’atrocités et de laideur au cours de la semaine écoulée. Les États-Unis ont déployé le « Gerald R. Ford » – le plus grand navire de guerre jamais construit – et le Royaume-Uni a mobilisé ses navires de la marine royale afin de soutenir Israël dans le génocide qu’il est en train de commettre.
La police française frappe les manifestant⋅es qui soutiennent la Palestine. Les autorités françaises exigent l’expulsion des immigré⋅es ayant participé à une manifestation pro-palestinienne. En Allemagne, la police arrête et frappe des personnes pour le simple fait de tenir le drapeau palestinien. Ces entités coloniales et gouvernements fascistes dévoilent une nouvelle fois leur vrai visage. En tant que Palestinien⋅nes, nous avons toujours su que le système mondial était contre nous, c’est quelque chose que nous comprenons dès le plus jeune âge. Nous n’attendons rien d’entités coloniales. Nous n’avons aucune confiance dans les gouvernements ou les puissances mondiales. Notre confiance réside dans le peuple et dans le pouvoir du peuple seulement.
Malgré toutes ces atrocités, nous sommes également témoins de la voix de la libération et de la justice qui résonne dans les rues de la planète, nous constatons le pouvoir du peuple. Le peuple connaît la vérité, et il n’est pas possible d’étouffer cette connaissance.
Nous avons vu des milliers de personnes marcher pour la libération de la Palestine dans les rues de Londres et de Paris, même après que les manifestations pour la Palestine ont été interdites.
Nous avons vu les rues de Lisbonne et de Porto pleines de rage, d’amour et de solidarité. Nous avons vu des dizaines de milliers de nos frères et sœurs se rassembler pour la Palestine en Irak, au Yémen, en Jordanie et au Maroc.
Aujourd’hui, tous les efforts pour faire éclater la vérité au grand jour comptent. Chaque drapeau palestinien levé compte. Chaque expression de solidarité compte. Chaque effort d’organisation pour la Palestine compte. Chaque « de la mer au Jourdain » compte.
Oui, ces jours sont douloureux au-delà de toute compréhension, mais nous savons aujourd’hui plus que jamais que la libération est inévitable.
Ce n’est qu’une question de temps. La Palestine sera libre.
09.10.2023 à 00:36
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 7 octobre, le Hamas, parti au pouvoir dans la bande de Gaza, a franchi les murs de séparation qui encerclent la zone pour mener une série d’attaques. Le gouvernement israélien a répliqué par une opération militaire de grande envergure. Si les deux parties ont pris pour cible des civils et des soldats, ces événements ne peuvent être compris qu’au prisme de plusieurs décennies de répression et de nettoyage ethnique.
Au moment de ces attaques, nous terminions un entretien avec Jonathan Pollak, un anarchiste de Jaffa, une ville palestinienne majoritairement arabe jusqu’à encore récemment. Participant de longue date au collectif Anarchist Against The Wall 1 et à d’autres actions de solidarité anticoloniale, Jonathan est actuellement poursuivi et risque une peine de prison pour avoir participé à une manifestation en début d’année. Dans l’entretien qui suit, il nous partage sa perception du nouveau cycle de violences qui se déroule actuellement. Il témoigne également de la façon dont le système judiciaire israélien oppresse structurellement les Palestinien·nes, explique comment soutenir les prisonnier·es palestinien·nes, et évalue l’efficacité des efforts de solidarité qui se sont déployés au fil des ans.
Pour plus de contexte sur la situation en Israël et en Palestine, vous pouvez consulter notre histoire de l’anarchisme israélien contemporain, notre reportage sur le soulèvement de Haïfa en 2021, et notre couverture du conflit politique au sein de la société israélienne au début de cette année.
Nous espérons partager les perspectives des anti-autoritaires de Gaza dès que nous aurons réussi à communiquer avec elles et eux. En offrant cet espace à une personne qui a grandi dans la société israélienne, nous ne cherchons pas à mettre particulièrement en avant le point de vue ou la personnalité de citoyen·nes israélien·nes, mais plutôt à montrer que la situation ne peut être réduite à un conflit ethnique binaire, de la même façon que nous l’avons fait en publiant les points de vue des anarchistes russes sur l’invasion de l’Ukraine. La photo ci-dessus, prise par Oren Ziv/ActiveStills, montre des manifestants brûlant des pneus dans la ville de Beita.
Le samedi 7 octobre, alors que nous nous apprêtions à publier cet entretien, le Hamas a mené une vague d’attaques coordonnées. Le gouvernement israélien a réagi en lançant une offensive militaire à grande échelle. Comment perçois-tu ces événements depuis l’endroit où tu te situes ?
C’est un événement d’ampleur historique pour la résistance palestinienne au colonialisme israélien, qui se poursuit toujours aujourd’hui. Il est trop tôt pour savoir exactement ce qui va se passer, et je préfère donc parler du contexte général de la situation plutôt que de donner une analyse d’une affaire encore en cours et dont les détails ne sont pas encore clairs. Tout ce que je pourrais dire maintenant pourrait être dépassé dans quelques heures.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que d’horribles journées sont à venir.
La version courte de cette histoire est que les forces du Hamas ont réussi à briser le siège qu’Israël impose brutalement à la bande de Gaza et à pénétrer dans les colonies israéliennes de l’autre côté du mur, voire à s’en emparer complètement dans certains cas. Le nombre de morts du côté israélien s’élève à plusieurs centaines, et les images diffusées dans les médias sont effroyables et choquantes, en particulier sur les réseaux sociaux. Mais je m’avance un peu.
Certains des termes que j’utilise dans ce contexte peuvent être déroutants pour les personnes qui suivent un peu ce qui se passe en Palestine et qui sont habituées à ce que le terme « colonies israéliennes » soit réservé aux zones occupées par Israël à partir de 1967. Je pense cependant qu’il est nécessaire de comprendre Israël comme un projet colonial à part entière, et le sionisme comme un mouvement colonial pour la suprématie juive. Il serait négligent d’ignorer la longue histoire du nettoyage ethnique israélien, qui a abouti en 1948 au nettoyage ethnique des Palestinien·nes par Israël, et que l’on connaît sous le nom de Nakba. La bande de Gaza d’aujourd’hui, qui n’est qu’une fraction du district de Gaza de la Palestine d’avant 1948, est le foyer de réfugié·es de 94 villes et villages du district historique qui ont été complètement dépeuplés. Aujourd’hui, 80 % des résident·es de la bande de Gaza sont des réfugié·es, assiégé·es dans une zone qui, avec ses 365 km², est la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Les villes qui ont été prises ou attaquées par les Palestiniens au début des combats actuels sont quelques-unes des villes dépeuplées dont certain·es des réfugié·es ont été dépossédé·es.
Dans les médias internationaux, l’histoire est principalement présentée soit comme une guerre bilatérale entre Israël et Gaza, soit comme une agression palestinienne unilatérale et insensée, dépourvue de tout contexte. Le contexte qui manque, bien sûr, est que les Palestinien·nes ont connu des années et des années d’assujettissement colonial, et c’est particulièrement vrai pour les Palestinien·nes de la bande de Gaza.
Comme je le disais, les images sont sordides et épouvantables. Il est impossible de ne pas en être affecté. Cependant, elles ne se suffisent pas à elles-mêmes. Au-delà du contexte historique déjà mentionné, dans les deux dernières décennies, Gaza a été encore et encore réduite en poussière par les raids aériens et les opérations militaires israéliennes. Maintenant, une fois de plus, les bombardements ont recommencé et, au sein des courants dominants de la société israélienne et de ses médias, il est ouvertement question de perpétrer un génocide à Gaza. Si rien n’est fait pour l’empêcher, il pourrait effectivement avoir lieu.
Si nous demandons aux Palestinien·nes de ne pas se tourner vers la violence, nous ne devons pas oublier à quelle réalité iels sont confronté·es. Quand les Palestinien·nes de Gaza ont manifesté en 2017 et 2018 contre la clôture israélienne qui les emprisonne, iels ont été abattu·es par centaines. Les images qui circulent actuellement sont sordides et choquantes. Je n’ai pas l’intention de les euphémiser, de les justifier ou de les excuser, mais au cours de la lutte, le chemin de la libération prend presque toujours des tournants épouvantables.
L’African National Congress [une des principales organisations-cadres de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud] est souvent citée par ignorance comme un point de référence pour celles et ceux qui cherchent à soutenir que la violence n’a aucun rôle à jouer dans la lutte. Mais après la création de son aile militaire, le MK [uMkhonto we Sizwe, « Lance de la Nation »], l’ANC n’a jamais renoncé à la violence. Nelson Mandela [membre de l’ANC et cofondateur du MK] a refusé de la récuser, même après plusieurs dizaines d’années d’emprisonnement. En 1985, le président de l’ANC, Oliver Tambo, a déclaré au Los Angeles Times,
« Par le passé, nous disions que l’ANC ne prendrait jamais délibérément la vie d’innocent·es, mais aujourd’hui, en regardant ce qui se passe en Afrique du Sud, il est difficile d’affirmer que des civil·es ne vont pas mourir. »
Le contexte de lutte ici est celui d’une superpuissance nucléaire et d’un peuple dépossédé. Le colonialisme ne faiblit pas. Il ne reculera pas de lui-même, même si on le lui demande gentiment. Le décolonialisme est une cause noble, mais le chemin pour y parvenir est souvent laid et entaché de violence. En l’absence d’alternative réaliste pour parvenir à la libération, les gens sont contraints de commettre des actes injustifiables. C’est la réalité fondamentale de la disparité du pouvoir. Demander à ce que les opprimé·es agissent toujours de la manière la plus pure, c’est leur demander de rester à jamais dans la servitude.
Revenons un peu en arrière – Jonathan, tu es en plein procès dans un tribunal qui dépend du gouvernement israélien, accusé d’avoir lancé des pierres pendant une manifestation en Cisjordanie. Peux-tu nous expliquer le contexte dans lequel tu as été arrêté ?
J’ai été arrêté à Beita, un village près de la ville de Naplouse en Cisjordanie.
Beita a une longue tradition de résistance au colonialisme israélien. C’était un des centres de la résistance durant la Première intifada (1987-1993). Début 1988, une vingtaine d’hommes de Beita et de la ville voisine de Huwara ont été encerclés par l’armée israélienne après avoir été identifiés par le Shin Bet, la tristement célèbre police secrète israélienne, comme étant impliqués dans des jets de pierre. Ils ont été attachés avec des serflex puis les soldats leur ont brisé les os à coup de pierres et de matraques. Les soldats exécutaient l’ordre direct du ministre de la Défense de l’époque, Yitzhak Rabin, qui avait publiquement appelé à une politique consistant à « briser les bras et les jambes ».
Plus tard la même année, Beita a été le théâtre de l’un des incidents les plus marquants de l’intifada, quand un groupe de jeunes colons israéliens, mené par l’extrémiste Romam Aldube, a fait une incursion dans la ville sous prétexte d’y faire une sortie à l’occasion de Pessa’h. Après qu’Aldube a abattu un résident du village dans les oliveraies entourant la ville, le groupe a continué à l’intérieur même de Beita, où il a été accueilli par des habitants sortis pour se défendre. Les colons ont finalement été désarmés par les habitants, mais pas avant que leurs tirs ne tuent deux autres Palestiniens ainsi qu’une jeune fille de 13 ans, abattue par erreur par Aldube lui-même au cours de l’affrontement.
À la suite de cet incident, de nombreux appels ont été lancés dans la société israélienne pour « rayer Beita de la carte ». En représailles, et bien que les détails de l’incident aient déjà été clarifiés pour les militaires via plusieurs débriefings opérationnels, l’armée israélienne a détruit quinze maisons du village et arrêté tous les hommes, puis déporté six d’entre eux en Jordanie.
Ces dernières années, Beita a été marquée de conflits constants avec l’armée israélienne et les colons qui cherchent à établir des colonies sur des terres volées appartenant à la ville. La manifestation lors de laquelle j’ai été arrêté, le 27 janvier, faisait partie d’un soulèvement local qui a commencé en mai 2021, à la suite de l’établissement d’une colonie israélienne dans la zone de Jabel (mont) Sabih aux abords de la ville. Pendant ces manifestations, dix personnes ont été tuées par des tirs israéliens, certains par des tirs de sniper. Des milliers de personnes ont été gravement blessées et des centaines ont été arrêtées. Le soulèvement est parvenu à forcer l’évacuation des colons, mais seulement de façon temporaire et avec la promesse du gouvernement qu’ils seraient plus tard autorisés à revenir. Après le départ des colons, l’endroit a été utilisé comme base militaire et, récemment, les colons sont revenus occuper les maisons construites avec l’aide du gouvernement.
J’ai été arrêté lors d’une descente de la police aux frontières (une unité paramilitaire de la police israélienne) dans le village, après une manifestation. Au poste de police, j’ai entendu deux officiers qui m’avaient arrêté préparer ensemble leurs déclarations ; ils m’ont ensuite inculpé pour agression aggravée contre des officiers de police (jet de pierres), obstruction contre des officiers de police, et émeute. J’ai été détenu en prison pendant trois semaines, puis assigné à résidence en raison de la détérioration de mon état de santé.
Tu as demandé à être jugé par un tribunal militaire plutôt que civil, comme le sont les Palestinien·nes. Peux-tu nous expliquer le sens de cette demande ?
Je ne suis évidemment pas un admirateur de l’État, ni de celui-ci ni d’aucun autre. Mais dans les soi-disant démocraties, la notion de violence légitime de l’État – qui est le fondement même des systèmes juridiques et répressifs – découle d’une fausse éthique de la justice et d’une idée erronée selon laquelle ces systèmes représentent les intérêts collectifs de celles et ceux qui sont soumis·es à son autorité.
Il existe un mécanisme unique dans l’apartheid israélien, qui n’existait même pas dans le système d’apartheid sud-africain. En Cisjordanie, il existe deux systèmes judiciaires parallèles : un pour les Palestinien·nes, et un pour les colons juif·ves. En étant accusé des mêmes délits – même quand ils ont lieu au même endroit, au même moment et pendant les mêmes circonstances – je serai poursuivi et jugé dans le cadre du droit pénal civil tandis que mes camarades palestinien·nes seront confronté·es à un tribunal militaire, ce qui montre bien la réalité d’une dictature militaire totale. Pour appréhender les Palestinien·nes, le gouvernement utilise des forces armées, qui les arrêtent souvent au milieu de la nuit, violemment et l’arme à la main. Il peut s’écouler jusqu’à 96 heures avant de voir un juge (24 heures pour moi), et même quand c’est finalement le cas, ce juge sera un soldat en uniforme, tout comme le procureur. Iels seront jugé·es selon la loi militaire draconienne d’Israël, sans doute sans possibilité de liberté sous caution, et leur peine sera prononcée après leur condamnation dans un système ou moins d’une personne sur 400 est acquittée.
Ce double système judiciaire est souvent mentionné comme l’une des principales composantes de l’apartheid israélien. C’est une manifestation si éclatante de l’apartheid que même certain·es sionistes modérés ne peuvent l’occulter. Pourtant ils ne reconnaissent pas qu’il s’agit d’un élément fondamental du sionisme en tant que mouvement de colonisation, car iels se concentrent uniquement sur l’occupation de 1967 et sur le contrôle par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. On entend souvent dire que le système est mauvais, mais qu’il n’est pas raciste puisque la distinction se fait sur la citoyenneté. Cette affirmation est fausse. Il existe une minorité palestinienne (20 % de la population israélienne) dont les membres vivent sur les zones occupées par Israël en 1948 et disposent de la citoyenneté israélienne (contrairement aux Palestinien·nes qui vivent en Cisjordanie ou dans la bande Gaza, qui vivent sous le contrôle d’Israël en tant que sujets sans citoyenneté). On le sait assez peu, mais même les Palestinien·nes qui disposent de la citoyenneté sont parfois jugé·es par les tribunaux militaires de Cisjordanie. La vérité en la matière est simple : j’ai été inculpé devant un tribunal civil parce que l’État me considère comme Juif. Si j’avais été un Palestinien possédant la citoyenneté israélienne, j’aurais probablement été jugé devant un tribunal militaire. Le système fonctionne selon des critères ethniques et religieux.
Les lois elles-mêmes sont différentes, et la loi militaire n’est en fait pas une législation, mais plutôt un ensemble de décrets émis par le commandement militaire de la région. L’un de ces décrets, l’Ordre 101, interdit par exemple tout rassemblement de nature politique de dix personnes ou plus (par exemple, un repas au cours duquel on parle politique), même si ce rassemblement a lieu sur une propriété privée. C’est un délit passible de dix ans de prison. De même, toute organisation politique ou association peut être déclarée hors-la-loi, ce qui arrive régulièrement.
Je vois l’anarchisme comme une idéologie – ou plutôt un mouvement – de lutte. Je crois qu’en général l’activisme ne devrait pas être moralisateur (c’est-à-dire complaisant et paternaliste), mais plutôt dirigé vers un changement effectif. En soi, il n’y a rien de positif à perdre du temps en prison au lieu d’essayer de faire quelque chose d’utile à l’extérieur. J’ai demandé à être jugé par une cour militaire afin de mettre en lumière un système dont très peu sont conscient·es, et en même temps, pour essayer de le saper. Nous avons donc présenté un argument juridique assez solide, compte tenu des limites du droit israélien, mais la cour l’a simplement ignoré sur la base d’un point technique inventé de toute pièce – un bricolage juridique assez impressionnant. Ma décision de refuser de reconnaître la légitimité du tribunal après que ma requête a été rejetée faisait également partie de ma stratégie.
Il existe également une raison plus fondamentale pour laquelle je refuse de coopérer avec la cour et de me conformer aux procédures, qui découle de ma compréhension du pouvoir et de ma propre expérience des systèmes judiciaire et carcéral. Ces systèmes sont conçus de telle sorte que l’on est toujours en train de plaider ou d’attendre, toujours à la merci du pouvoir, dénué·e de toute agentivité.
La non-coopération renverse tout ce système de contrôle. Elle permet de récupérer du pouvoir et de l’agentivité dans une situation dans laquelle vous êtes censé ne pas en avoir. Il y a certainement un prix à payer, et il faut le considérer à chaque fois, selon les circonstances. Je ne préconise pas cette stratégie dès que l’on est confronté au système judiciaire, mais j’ai constaté qu’elle avait le mérite de me redonner beaucoup de contrôle sur la situation.
Mes chances d’être acquitté ou d’éviter la prison étaient inexistantes au départ, je n’avais de toute façon pas grand-chose à perdre.
Ce n’est pas la première fois que tu fais face à une peine de prison, non ?
Non… Je crois que c’est peut-être la sixième fois, mais je ne suis pas sûr à cent pour cent. Par contre, mes camarades palestinien·nes entrent et sortent de prison en permanence, et il est très difficile d’imaginer une vie sans la menace de l’emprisonnement, étant donné les circonstances dans lesquelles nous vivons. En fait j’ai de la chance (ou le privilège) d’avoir passé si peu de temps en prison au cours de vingt et quelques années de militantisme. Ça aussi, c’est une des conséquences de l’apartheid israélien.
Tu as mentionné que tu avais été relâché plus tôt cette année à cause de problèmes de santé. Peux-tu nous décrire les conditions de vie dans les différents établissements où tu as séjourné ?
Tout comme le système judiciaire, l’emprisonnement est lui aussi ségrégué. Il existe des quartiers et des prisons différentes pour les prisonnier·es politiques palestinien·nes (Israël les appelle « prisonniers de sécurité ») et pour tous·tes les autres. Les conditions sont bien plus difficiles pour les prisonnier·es politiques, dont les visites sont plus limitées, qui n’ont pas accès au téléphone, entre autres restrictions. Cependant, l’organisation, la solidarité et parfois même la résistance y sont également plus fortes. Malgré le fait que je suis poursuivi sur des accusations politiques pour lesquelles les Palestinien·nes sont classé·es « prisonnier·es de sécurité », et bien que j’ai demandé à être détenu avec mes camarades, j’ai toujours été classé comme un détenu « normal ».
Le système israélien comporte trois niveaux d’incarcération distincts : la détention avant inculpation, la détention après inculpation et l’emprisonnement après la condamnation. La détention avant l’inculpation est la phase où les conditions sont les plus mauvaises, où l’accès au monde extérieur est le plus limité. À cette étape, les communications téléphoniques et l’accès à une télévision ou une radio sont interdits, tout comme l’achat de fournitures à la cantine. Aucun livre ou matériel de lecture n’est autorisé, à l’exception de la Bible ou du Coran. Légalement, vous avez droit à une heure de promenade par jour, mais il est rare d’avoir ne serait-ce que quelques minutes. Certaines de ces conditions s’améliorent progressivement une fois que vous êtes inculpé·e ou condamné·e, selon la prison et le quartier dans lequel vous vous trouvez.
Les conditions matérielles sont très variables. Le nombre de personnes dans une même cellule peut aller de deux à vingt ; j’ai connu les deux extrêmes. Je préfère généralement disposer du plus d’intimité possible, mais ça dépend vraiment de qui sont les compagnons de cellule. Être coincé dans une cellule avec une seule autre personne peut être assez difficile à supporter, surtout pour quelqu’un comme moi qui n’est pas très doué pour faire la conversation.
Les drogues et les addictions sont également un problème, et il y en a beaucoup qui circule. Antidouleurs, opiacés, agonistes opioïdes, on trouve de tout. Mais l’approvisionnement n’est jamais stable et il arrive donc souvent d’être bloqué dans une cellule avec plusieurs personnes qui naviguent entre sevrages forcés et défonce. Il y a toujours des bagarres pour avoir une part du peu qui arrive jusqu’aux cellules. Les détenu·es non fumeur·ses ont techniquement le droit d’être placé·es dans des cellules non-fumeurs, mais c’est seulement théorique. En réalité, la seule cellule non-fumeurs dans laquelle j’ai été détenu était une cellule d’isolement. Je n’ai même pas eu droit à une cellule non-fumeurs quand j’ai contracté une bronchite aiguë.
La forme de violence la plus répandue entre détenu·es à part les bagarres à coup de poing est le coup de surin (les filtres de cigarettes brûlés et pressés sont très répandus et faciles à se procurer) et les aspersions d’eau bouillante mélangée à du sucre.
Je suis végan depuis près de trente ans. Je souffre de diabète de type 1 et d’intolérance au gluten (maladie cœliaque) ; je fais aussi de l’épilepsie depuis que j’ai reçu un tir de gaz lacrymogène en pleine tête lors d’une manifestation. Cela fait de la nourriture une lutte constante en prison, car je ne peux pratiquement rien manger qui ait été préparé dans une cuisine de prison. Il faut en général attendre entre une et deux semaines pour que de la nourriture soit disponible et encore plus longtemps pour obtenir tout ce dont j’ai besoin et à quoi j’ai droit. Entre-temps, mon régime alimentaire se compose essentiellement de concombres et, quand j’ai de la chance, de carottes.
Pendant mon dernier passage en prison, j’ai perdu environ 12 kilos en trois semaines – environ 15 % de ma masse corporelle. J’ai contracté une bronchite aiguë qui a fait grimper ma glycémie à des niveaux potentiellement mortels.
J’ai eu la chance d’être assigné à résidence sous caution, principalement en raison de mon état de santé. C’est une chance que les Palestinien·nes n’ont pas. Cette expérience d’incarcération m’a fait douter de la manière dont gérer mon affaire politico-judiciaire, et m’a peut-être même un peu brisé. Il m’a fallu un moment pour récupérer physiquement, et encore plus pour revenir à moi mentalement et émotionnellement. Je devais prendre des décisions sur la façon de gérer l’affaire, mais aucune des options n’était bonne et je n’étais pas en état de les prendre. Au final, j’ai réalisé que j’étais face à un choix binaire : soit je devais revenir sur l’accord que j’avais passé avec moi-même quand adolescent j’avais découvert le monde miroir du véganarchisme, et réalisé à quel point le monde était tordu et foutu, soit je devais le respecter et… continuer à vivre. C’est un choix plutôt facile, non ? Presque pas un choix du tout finalement.
Fais-tu l’objet d’autres accusations ?
À part les accusations dont on a déjà parlé, quelques affaires sont en cours – des accusations pour lesquelles je n’ai pas encore été inculpé, mais je pourrais l’être. La plus notable est celle d’« incitation à la violence et au terrorisme » suite à un article que j’ai publié quand j’étais emprisonné en 2020, qui appelait les gens à soutenir et à rejoindre la résistance palestinienne au colonialisme israélien.
Est-ce que tu reçois du soutien de la part de groupes de la société israélienne, depuis la Palestine, à l’international ? Qu’est-ce que les gens peuvent faire pour vous soutenir, toi et celles et ceux qui s’organisent ici ?
J’ai des cercles de soutien au sein de la communauté anarchiste et parmi les Palestinien·nes. Je pense que la chose la plus utile à faire en ce moment est de soutenir les campagnes de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) à l’encontre d’Israël. Il y en a beaucoup, c’est relativement efficace et il est assez facile de s’y impliquer.
Pour ce qui est de me soutenir, j’ai l’impression que soutenir la lutte des prisonnier·es palestinien·nes en général est la meilleure façon de me soutenir personnellement.
Il y a actuellement plus de 5 000 Palestinien·nes détenu·es dans les prisons israéliennes. Environ un quart sont ce qu’Israël appelle des « détenu·es administratifs », qui peuvent être maintenu·es en détention indéfiniment, sans accusation ni procès, sur base de « preuves secrètes ».
Il est estimé qu’un homme palestinien sur cinq vivant sous l’administration israélienne a été incarcéré au moins une fois par Israël.
L’organisation qui soutient le mieux les prisonnier·es palestinien·es est l’Association Addameer de soutien aux prisonniers et de défense des droits de l’Homme2: une organisation palestinienne non gouvernementale qui travaille à soutenir les prisonnier·es palestinien·nes détenu·es dans les prisons israéliennes et palestiniennes. Fondée en 1991 par un groupe de militant·es intéréssé·es par les droits de l’Homme, le centre propose une aide juridique gratuite aux prisonnier·es politiques, défend leurs droits au niveau national et international, et travaille à mettre fin à la torture et aux violations des droits des prisonnier·es par le biais de suivis, de procédures légales et de campagnes de solidarité.
Addameer est l’une des six principales organisations de la société civile palestinienne qu’Israël a qualifiée d’organisation terroriste sans autre forme de procès en 2021, sur la base là-aussi de « preuves secrètes ». Iels font un travail crucial pour soutenir les prisonnier·es politiques palestinien·nes détenu·es par Israël ou par l’Autorité palestinienne et il est essentiel de les soutenir.
Samidoun est un réseau international d’activistes qui s’efforcent de construire une solidarité avec les prisonnier·es palestinien·nes dans leur lutte pour la liberté. Iels travaillent à sensibiliser et à fournir des ressources sur les prisonnier·es politiques palestinien·nes, leurs conditions, leurs demandes, et leur lutte pour la liberté, pour eux, leurs compagnons et pour leur terre. Samidoun s’efforce également d’organiser des campagnes locales et internationales afin de faire advenir des changements et de défendre les droits et les libertés des prisonnier·es palestinien·nes.
Vous pouvez suivre l’évolution de mon affaire ici grâce à mon groupe de soutien local. Ce sera probablement encore dans quelques mois, mais quand je retournerai en prison, ça me ferait plaisir de recevoir du courrier. La façon la plus simple de faire ça est d’envoyer un mail à la même adresse que la dernière fois que j’étais derrière les barreaux support.jonathan@proton.me, et il me sera transmis. Je ferai mon maximum pour répondre, même si mes possibilités sont assez limitées, car les timbres postaux sont rares. Comme toujours quand on écrit à des prisonnier·es, il faut garder à l’esprit que toutes les correspondances sont surveillées.
Tu as participé à la création d’Anarchists Against the Wall, un collectif qui a bénéficié d’une certaine reconnaissance internationale au début des années 2000. Qu’est-il advenu de ce projet ? Et à quoi ressemble le mouvement anarchiste en Israël aujourd’hui ?
Je n’aime pas vraiment présenter ça comme si j’avais « participé à la création » d’AAtW, surtout parce qu’il me semble que c’est une description erronée de la façon dont ce groupe – et en fait la plupart des groupes d’action directe – a commencé. Il n’y a pas eu un moment en particulier. Au début du millénaire, la Seconde intifada était à son apogée, et nous étions un petit groupe de personnes rejoignant la résistance palestinienne et pratiquant l’action directe. Ça a pris de l’ampleur et nous nous sommes regroupé·es, mais nous n’avons jamais « fondé » un groupe. Même le nom n’a pas vraiment été un choix intentionnel. Nous avions pour habitude d’envoyer des communiqués de presse avec un nom différent à chaque fois. C’est par hasard que ce nom avait été utilisé le jour où l’armée a tiré à balles réelles sur l’un d’entre nous. Dans la frénésie médiatique qui a suivi, nous avons profité de notre notoriété et conservé ce nom.
Vingt ans plus tard, le projet AAtW n’existe plus, mais je pense qu’il y a des leçons à en tirer, à la fois positives et négatives. De la même façon que tout ça a commencé, l’AAtW n’a pas disparu à un moment donné, il s’est étiolé. Les anarchistes vivent dans la société contre laquelle iels luttent et ne sont pas immunisé·es à ses maux. La lutte contre les dynamiques de pouvoir est toujours difficile et je pense que, vers la fin, il était trop difficile de ne pas rester embourbé·es dans nos problèmes. On parle d’un groupe assez restreint de personnes dont les liens politiques ont été en grande partie forgés par l’affinité et la confiance. Un autre point important à souligner, la dissolution de l’AAtW a été contemporaine du reflux de la résistance palestinienne à la fin des années 2010.
Après que je sois déjà parti, le groupe s’est effondré en raison de désaccords fondamentaux sur les questions de violence et de non-violence. L’histoire de l’anarchisme contemporain en Israël publiée par CrimethInc. en 2013 raconte à mon avis assez bien cette partie de l’histoire, bien que je sois en désaccord avec certaines des autres questions abordées dans le texte.
Les anarchistes sont toujours impliqué·es dans la résistance au sionisme et à la colonisation israélienne. En accord avec ses « origines », le mouvement anarchiste en Israël reste aussi très attaché à la question du droit des animaux. Les gens qui font partie du mouvement sont impliqués dans le soutien aux réfugié·es et aux personnes sans-papiers, dans l’activité culturelle et contre-culturelle, dans l’éducation radicale, etc.
Cependant, bien que les anarchistes soient présent·es à chaque fois qu’un activisme radical émerge, j’ai l’impression qu’il n’existe pas de mouvement anarchiste distinct pour le moment, peut-être en raison de l’absence d’une forte tradition anarchiste ici.
De ce point de vue, qu’est ce qu’Anarchists Against the Wall a réussi à accomplir selon toi ? Quelles leçons – ou au moins quelles hypothèses – transmettrais-tu aux anarchistes d’ailleurs sur la base de tes expériences ?
Je pense qu’à cause de l’exposition relativement importante dont a bénéficié AatW, les gens ont tendance à faire de ce collectif plus que ce qu’il n’était en réalité. Au début, ce n’était guère plus qu’un petit groupe de personnes très déterminées, un groupe affinitaire élargi en fait. Il s’est ensuite un peu développé, avec quelques dizaines de personnes composant son noyau et peut-être quelques centaines d’autres gravitant autour de manière sporadique.
À mes yeux, la caractéristique la plus importante d’AAtW était l’abandon des fausses allégeances nationales et même des identités, en faveur d’un changement de camp pour rejoindre directement la lutte des Palestinien·nes contre le colonialisme israélien. Dans une société soudée et militariste comme Israël, c’était un écart considérable par rapport aux traditions de la gauche. Ce n’est sans doute pas grand-chose, mais c’était quand même extraordinaire. Notre but était de reconnaître notre position privilégiée, et de l’utiliser en la renversant dans notre relation avec la résistance palestinienne. Pas pour arriver comme des chevaliers blancs, mais plutôt comme une ressource. Nous avions comme principe de base de rejoindre la lutte palestinienne et de suivre les recommandations des Palestinien·nes.
Je crois que le fait de nous considérer comme des allié·es participant à la lutte plutôt que comme des sympathisant·es issu·es du contexte de la société israélienne a été la plus grande contribution de l’AatW, et celle qui a eu l’effet le plus durable, y compris en dehors de son cercle le plus proche.
En tant que groupe initialement petit et très soudé, il n’était au début pas nécessaire d’articuler beaucoup de questions. Certaines choses étaient très claires pour la plupart des personnes impliquées, alors qu’elles étaient très tabou dans la politique israélienne, même dans les franges les plus radicales – par exemple, notre attitude envers la violence, notre place dans la lutte ou notre position antagoniste vis-à-vis d’Israël. Tout cela s’est dilué et est devenu sans doute plus confus à mesure que le groupe a pris en importance. AAtW était à l’époque la seule organisation qui soutenait directement la résistance populaire en Cisjordanie, ce qui signifie qu’au fil du temps, des personnes ont rejoint le groupe en partageant certains des principes de base sans pour autant être d’accord avec l’orientation politique d’origine. Rétrospectivement, en commençant comme un petit groupe homogène d’action directe, nous n’avions pas à disposition les outils pour faire face à ce qui allait arriver.
Je suis à peu près certain que la solution ne se trouve pas dans une ligne politique stricte, mais je considère que les désaccords qui ont émergé sur des sujets comme le militantisme ou la question de savoir si nous devions adopter une perspective israélienne ou anti-israélienne ont été le principal catalyseur de mon départ du groupe. Peut-être que c’est la leçon à retenir, que la bonne vieille organisation anarchiste en groupes affinitaires est le meilleur moyen de permettre une organisation à plus grande échelle tout en conservant l’autonomie et la diversité, et sans forcer un compromis politique étouffant. Bien sûr, il n’existe pas de solution miracle, et certains des problèmes auxquels l’AAtW a été confrontée après mon départ n’avaient rien à voir avec tout cela, mais j’ai le sentiment qu’il s’agit quand même d’une leçon pertinente à retenir.
Quel impact le nouveau gouvernement a-t-il eu sur les sociétés israéliennes et palestiniennes dans leur ensemble ? Comment la nouvelle législation limitant les pouvoirs de la Cour Suprême peut-elle affecter la situation, à la fois pour toi personnellement, mais aussi pour les activistes en général ? [Cette question et la réponse qui suit ont été rédigées avant les événements du 7 octobre.]
Le gouvernement actuel est l’un des pires et des plus dangereux qu’Israël ait jamais connu, et pourtant la barre est haute. Il exprime et applique de manière flagrante des politiques de nettoyage ethnique. Les menaces qu’il représente sont nombreuses, mais la plus importante est sans doute celle qui lui est la moins spécifique : ce gouvernement est l’incarnation de la course effrénée de tous·tes les politicien·nes israélien·ne vers l’extrême droite. Le principal point de discorde au sein de la société israélienne, et celui qui attire le plus l’attention à l’échelle internationale, est l’attaque contre le système judiciaire – mais il s’agit là d’un désaccord presque esthétique, maquillé sous la forme d’une lutte pour la démocratie. En réalité, il s’agit d’un conflit interne sur la meilleure façon de gérer et de maintenir la suprématie juive, qui jouit d’un soutien presque total dans la société israélienne, y compris parmi les soi-disant libéraux.
Les changements spécifiques que la coalition actuelle cherche à mettre en œuvre affaibliront sans doute les tribunaux et les rendront certainement un peu moins libéraux, mais les tribunaux n’ont jamais défendu nos droits et encore moins ceux des Palestinien·nes, et n’ont jamais freiné les politiques gouvernementales. Même pas un peu. Le système judiciaire israélien est et a toujours été une pierre angulaire du colonialisme israélien entre le fleuve et la mer ; il a été essentiel pour permettre la mise en œuvre des politiques sionistes et fournir au système qui les entoure un habillage juridique libéral de bon aloi. Israël dépend de sa capacité à se présenter et à se vendre comme une soi-disant démocratie dynamique. L’affaiblissement du système judiciaire pourrait être préjudiciable, mais je crois que la perspective d’une victoire du mouvement de protestation représente un danger encore plus grand pour la lutte globale contre le colonialisme et l’apartheid.
Le mouvement de protestation est dominé par un amalgame de militaires réservistes, d’anciens hauts responsables de la célèbre police secrète israélienne, le Shin Bet, d’économistes libéraux, et de divers autres groupes de sionistes et de nationalistes. Quelques éléments plus radicaux se sont aussi impliqués, mais leur rôle et leur influence sont minimes. Le drapeau israélien est composé de symboles juifs, et est un emblème de l’exclusivité et de la suprématie juive, et ce n’est donc pas une surprise qu’il soit le principal symbole du mouvement de protestation. Ces groupes sont attachés à l’idée qu’Israël est une démocratie et que la suprématie juive n’est pas en contradiction avec cette idée. Dans l’ensemble, c’est aussi le sentiment le plus répandu parmi les foules qui participent aux manifestations. Toute victoire du mouvement sera utilisée pour renforcer l’idée erronée et dangereuse selon laquelle la démocratie israélienne a triomphé, suggérant à tort que la démocratie israélienne a déjà existé.
Les anarchistes ont-ils joué un rôle dans les manifestations ?
La question de la participation aux manifestations a divisé les anarchistes locaux. Alors que beaucoup se sentent exclu·es, certain·es se sont impliqué·es dans le « Bloc radical », qui, comme son nom l’indique, est une coalition souple de radicaux·ales participant aux manifestations. De ce que j’en comprends, iels se considèrent davantage comme des contre-manifestant·es.
Bien que je respecte le choix d’essayer de mobiliser la société israélienne et les efforts qui sont investis là-dedans, je pense néanmoins qu’il s’agit d’une erreur étant donné les circonstances actuelles. Le mouvement de protestation est si vaste – et si fermement enraciné dans l’idée qu’Israël est une démocratie qui doit être sauvée – qu’il aspirera, cooptera ou éliminera toute tendance divergente en son sein. Pour les raisons expliquées précédemment, je crois que le mouvement actuel est peut-être la plus grande menace pour la lutte contre le colonialisme depuis les accords d’Oslo, et qu’Israël est capable de l’utiliser pour rétablir sa position internationale de la même façon que les accords d’Oslo avaient été utilisés pour se remettre de la Première intifada au début des années 1990. À cette époque, tout ce qui s’est passé en fin de compte, c’est le renforcement de la domination sur les Palestinien·nes et l’intensification de leur dépossession.
Dans les années 1990, l’extrême droite israélienne, qui considérait les accords d’Oslo comme un compromis défaitiste, s’y était opposée et était descendue massivement dans la rue. Nous aussi, nous opposions aux accords – car il était clair déjà à l’époque qu’ils seraient utilisés par Israël pour sa propre réhabilitation ou pire, pour éradiquer le soulèvement palestinien. À aucun moment, cependant, nous n’avons considéré rejoindre les manifestations massives de la droite pour contrecarrer l’exécution des accords. Je crois que la situation aujourd’hui est assez similaire. Peut-être qu’un exemple plus familier serait à chercher dans l’opposition de nombreux fascistes et nazis à la globalisation. Est-ce que quiconque pourrait ne serait-ce qu’imaginer se joindre à eux ?
Pour autant, mon malaise à l’idée de participer de près ou de loin aux manifestations pour la fausse démocratie est plus profond. Je pense que dans une situation coloniale comme celle de la Palestine, notre rôle n’est pas, et ne devrait pas être celui de modéré·es dans au sein d’une société coloniale. Nous devons rejeter cette société, son point de vue, sa politique interne. Nous devons comprendre que la disparité du pouvoir signifie que le changement ne peut pas venir de l’intérieur de la société israélienne. Notre rôle est de l’affaiblir, de créer des failles, de semer la division, de résister fermement. En période de conflit, nous ne devons pas essayer de nous frayer un chemin dans la société israélienne, mais de nous en éloigner et de lutter contre elle.
Depuis l’extérieur, toute la région ressemble à une poudrière prête à s’enflammer. Que faudrait-il pour que quelque chose de positif se produise ? Qu’est-ce qui te donne de l’espoir ?
Je ne préfère pas faire le commerce de l’espoir, car comme tout commerce, c’est un spectacle de tromperie. J’ai grandi dans le mouvement de libération animale du milieu et de la fin des années 1990, à l’époque de la première « Peur verte ». Je me souviens d’avoir lu une lettre que Free (Jeff Luers) avait envoyée depuis sa cellule à un zine, peut-être un an ou deux après sa condamnation, et qui a eu un impact durable sur moi. C’était il y a longtemps et je n’arrive pas à retrouver cette lettre même si internet est censé rendre les documents les plus rares accessibles d’un clic. Je vais sans doute répondre un peu à côté, mais Free, condamné à plus de vingt ans de prison, évoquait la rébellion du ghetto de Varsovie pour montrer que l’espoir ou la perspective de réussite n’est pas un critère pertinent de lutte ou de résistance. Cela a fait mouche pour moi à l’époque, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Le futur ne peut pas être prédit. Un·e bon·ne ami·e qui avait été impliqué·e dans la résistance clandestine au régime d’apartheid en Afrique du Sud m’a confié que la fin des années 1980 avait été la période la plus sombre. [Le président Pieter Willem] Botha était au pouvoir, les États-Unis soutenaient encore fermement l’Afrique du Sud blanche en tant qu’important bastion antisoviétique, et la fin de l’apartheid était encore loin d’être en vue. Puis l’URSS s’est effondrée et la situation géopolitique a radicalement changé, presque du jour au lendemain. Au début, tout le monde croyait que tout était terminé, car les Soviétiques étaient les principaux soutiens de l’ANC. Mais un effet secondaire moins évident était que le gouvernement d’apartheid pro-occidental d’Afrique du Sud se trouvait soudainement beaucoup moins important dans le monde post-Guerre froide ; le fait qu’un fort mouvement existait déjà sur place pour profiter de ces changements géopolitiques a été à l’origine du changement politique et de la chute (imparfaite) de l’apartheid.
La morale de l’histoire c’est qu’il faut organiser et construire des mouvements de résistance même quand tout semble perdu. Ma vision de l’anarchisme n’est pas utopique. À mes yeux, chaque victoire, chaque succès, doit immédiatement être perçue comme un échec, comme une structure de pouvoir à combattre et à abattre. On dit que le mieux est l’ennemi du bien, mais c’est seulement parce qu’on manque d’imagination et que le bien n’est jamais assez bien. L’imperfection est une constante, mais on continue de se battre, transformant chaque victoire en défaite puis en lutte.
Dix manifestants ont été tués par les soldats israéliens dans le village cisjordanien de Beita près de Naplouse depuis que les manifestations ont commencé, en mai 2021. Le 27 janvier de cette année, j’ai été arrêté par des agents de la police aux frontières israélienne alors que je rentrais chez moi après une manifestation contre le colonialisme israélien et le vol des terres du village en vue de l’établissement d’une nouvelle colonie exclusivement juive. J’ai ensuite été inculpé pour jet de pierres, et je me tiens maintenant devant ce tribunal pour plaider ma cause. L’affaire repose uniquement sur les faux témoignages des trois agents de la police aux frontières qui m’ont arrêté. La police a refusé de mener une enquête sérieuse au-delà de ces témoignages, même après que j’ai explicitement rapporté avoir entendu les trois agents coordonner leurs témoignages entre eux. Contrairement à la police, qui ne pouvait pas se donner la peine de le faire, j’ai des preuves qui discréditent les témoignages des agents et montrent qu’ils sont truffés de mensonges. Dans des conditions normales, ce serait un procès que je serais heureux de laisser se dérouler jusqu’au bout.
Les circonstances, cependant, sont loin d’être normales. Cette affaire, de manière inhabituelle, se déroule après que l’accusé – moi – a demandé à ce que le procès se déroule non pas à la cour pénale israélienne, mais plutôt dans un tribunal militaire bien plus draconien, où les Palestinien·nes sont jugé·es pour des faits similaires. J’ai demandé à être jugé par un tribunal militaire, car c’est là que mes camarades palestinien·nes, qui sont régulièrement arrêté·es lors de manifestations comme celle après laquelle j’ai été arrêté, sont jugé·es et condamné·es à de lourdes peines sur la base de maigres preuves, souvent fabriquées de toutes pièces. Comme on pouvait s’y attendre, le procureur s’est opposé à cette demande et le tribunal l’a rejetée. Le raisonnement médiocre (et pas tout à fait exact) du procureur de la République était que mon lieu de vie ne se trouvait pas en Cisjordanie. Cependant, les colons israéliens qui vivent et travaillent en Cisjordanie ne sont, par principe, pas non plus inculpés par les tribunaux militaires. Où se trouve alors leur « lieu de vie » ? Le principal argument de la cour pour rejeter ma demande était que les délits pour lesquels j’étais poursuivi n’étaient pas classés comme des délits « de sécurité ».
Je ne suis pas expert en droit et je n’ai pas les outils pour évaluer la légalité de la décision de la cour, et je n’y accorde de toute façon pas beaucoup d’importance. Mais une chose est sûre : les Palestinien·nes, et pas seulement celles et ceux qui vivent directement sous la dictature militaire qu’Israël exerce en Cisjordanie, sont jugé·es par milliers dans les tribunaux militaires israéliens pour des chefs d’accusation identiques ou similaires. Je ne suis épargné d’un tel sort que parce que l’État me considère à la fois comme un citoyen et comme un membre de la religion juive dominante. Mon ami Tareq Barghouth – un Palestinien habitant à Jérusalem et ancien membre du barreau israélien – a été jugé, reconnu coupable et condamné par un soldat israélien en uniforme dans un tribunal militaire en Cisjordanie. Pendant ce temps, Amiram Ben Uliel, un habitant d’un avant-poste colonial israélien en Cisjordanie et meurtrier de la famille Dawabsheh, qui a été reconnu coupable d’infractions terroristes autrement plus graves, a été jugé dans un tribunal civil à Jérusalem.
Il y a à peine deux mois, des colons israéliens ont abattu Qussai Ma’atan dans le village de Burqa en Cisjordanie. Deux colons ont été arrêtés pour suspicion de meurtre. Au même moment, des habitants de Burqa ont également été arrêtés pour des soupçons bien moins graves, à savoir d’avoir participé aux affrontements qui ont suivi l’invasion de leur village par des colons. Plusieurs audiences ont eu lieu dans l’affaire des colons. Elles ont été tenues dans un tribunal civil israélien, avant même qu’une seule audience ait eu lieu dans l’affaire des Palestiniens, qui a été jugée par un tribunal militaire. La raison est simple, les Palestinien·nes ne doivent être présenté·es à un tribunal qu’après un délai de 96 heures, soit quatre fois le délai prévu par le Code pénal israélien.
Cette politique discriminatoire a beau en effet être considérée comme légale selon les standards de la loi israélienne, au fond, dans son cœur, elle n’en reste pas moins l’expression distincte du régime d’apartheid d’Israël entre le fleuve et la mer.
Mais la loi n’est pas la justice. L’apartheid sud-africain était protégé par la loi en son temps, comme le colonialisme français en Algérie, la suprématie blanche en Rhodésie et d’innombrables autres régimes coloniaux vaincus qui étaient manifestement injustes. La loi, dans les faits, est souvent conçue pour être le contraire de la justice.
L’injustice du statu quo est si évidente et indéniable que même l’ancien chef du célèbre Mossad, Tamir Pardo, a été récemment forcé de reconnaître que « dans un territoire où deux peuples sont jugés selon deux systèmes judiciaires, il s’agit d’un État d’apartheid. »
Cette affaire, malgré ce que la lecture de l’acte d’accusation pourrait laisser penser, n’a pas grand-chose à voir avec une émeute, ou avec l’obstruction et l’agression de policiers, mais plutôt avec la répression et la criminalisation de la résistance au colonialisme israélien et à son régime d’apartheid. Ma réponse aux accusations et aux faits décrits dans l’acte d’accusation n’est pas pertinente. Puisque la manière même dont cette audience est menée est une expression de l’apartheid israélien, ma coopération serait de la complaisance. Depuis plus de vingt ans j’ai consacré mon temps à lutter contre le régime colonial d’Israël, et je ne veux ni ne peux coopérer avec lui maintenant, même si ma décision signifie que je serai à nouveau mis derrière les barreaux.
Par conséquent, bien que n’ayant aucune intention d’admettre quelque chose que je n’ai pas fait, je n’interrogerai pas les témoins de l’État, je n’appellerai personne pour me défendre et je ne témoignerai pas moi-même ; je ne contesterai pas les soi-disant preuves de l’accusation ni ne présenterai la moindre preuve pour me défendre. Le colonialisme israélien et son régime d’apartheid sont illégitimes dans leur essence même. Ce tribunal est illégitime. Les procédures dans cette affaire, qui complètent d’autres procédures dans des tribunaux militaires parallèles et illégitimes, dont la raison d’être est la suppression de la résistance, sont toutes illégitimes. La seule réponse raisonnable à cette accusation, à cette réalité, est la lutte pour la liberté et la libération. Aucune voix n’est plus forte que celle du soulèvement !
23.09.2023 à 11:52
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Cette semaine, un nouveau cycle de violences a éclaté dans la zone contestée du Haut-Karabakh, également connue sous le nom d’Artsakh, une enclave arménienne en Azerbaïdjan. Des anarchistes en Arménie et en Azerbaïdjan proposent leur analyse de la situation.
Le génocide arménien a laissé une profonde cicatrice sur la région située entre la mer Égée et la mer Caspienne. Il y a une centaine d’années, le gouvernement de l’Empire ottoman supervisait le meurtre de plus d’un million d’Arménien·nes, ouvrant ainsi la voie à l’émergence de la Turquie en tant qu’état ethnonationaliste.
Suite à un pogrom ayant ciblé les Arménien·nes dans la ville azerbaïdjanaise de Soumgaït en février 1988, le mouvement d’indépendance arménien prend de l’ampleur en Union soviétique, et particulièrement au Haut-Karabakh, une région à majorité arménienne entourée de régions à majorité azerbaïdjanaise. En décembre 1991, peu après la déclaration d’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, les Arménien·nes du Haut-Karabakh déclarent leur indépendance de l’Azerbaïdjan. Les deux gouvernements entrent en guerre pour le contrôle de cette région. Le conflit n’a pas été résolu et les hostilités ont repris en 2020.
Jusqu’à présent, le gouvernement de Russie avait joué le rôle de médiateur en négociant le cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et en installant des troupes de « maintien de la paix » au Haut-Karabakh. Mais alors que la Russie est enlisée en Ukraine et se trouve de plus en plus dépendante du gouvernement turc, le gouvernement azerbaïdjanais a pu profiter du soutien du président turc Recep Tayyip Erdoğan et de la richesse provenant de l’augmentation des revenus pétroliers pour reprendre les hostilités. Dans un premier temps, le Haut-Karabakh a été soumis à un blocus qui l’a privé de ses ressources, puis, cette semaine, l’armée azerbaïdjanaise a attaqué la région, tuant au moins plusieurs dizaines de personnes. Bien que le gouvernement autoproclamé du Haut-Karabakh ait capitulé, le dernier chapitre de cette tragédie ne fait que commencer. Il y a lieu de s’attendre à une poursuite de la violence d’État, à des nettoyages ethniques et à des déplacements de population, ce qui ne pourra qu’aggraver la crise des réfugié·es en Arménie et dans les zones alentour.
Comme nous l’avions anticipé, la guerre continue de s’étendre dans la région, du Yémen à la Syrie, et de l’Ukraine à l’Arménie. :
L’invasion de l’Ukraine préfigure sans doute ce qui risque d’arriver ailleurs. Au cours des dernières décennies, les gouvernements du monde entier ont investi des milliards de dollars dans les technologies de maintien de l’ordre et les équipements militaires tout en ne prenant que très peu de mesures pour lutter contre l’accroissement des inégalités ou la destruction de l’environnement. Alors que les crises économiques et écologiques s’intensifient, de plus en plus de gouvernements chercheront à résoudre leurs problèmes intérieurs en engageant des conflits avec leurs voisins.
En tout état de cause, cette analyse sous-estime le rôle des conflits ethniques alimentés par l’État pour faire office de soupapes de pression afin de pallier aux échecs du capitalisme et de l’État – non seulement en Palestine, en ex-Yougoslavie et au Kurdistan, mais également aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump.
Les violences dans le Haut-Karabakh démontrent une nouvelle fois que les individus ne peuvent pas compter sur les structures de l’État pour les protéger. Confronté·es à une campagne de violence ethnique qui dure depuis des siècles, les habitant·es sont pris·es au piège entre le gouvernement azerbaïdjanais qui cherche à s’emparer de leurs terres et de leurs ressources, et le gouvernement arménien, qui a abandonné toute prétention à assurer leur sécurité. Ni le gouvernement russe ni les gouvernements européens ne souhaitent intervenir. Tous ces gouvernements se livrent dans les faits à des rackets à la protection, qui laissent les habitant·es à la merci de l’ethnonationalisme et du militarisme d’État.
Il ne s’agit pas d’un argument pour soutenir l’armée arménienne. Au fil des ans, le gouvernement arménien, ses forces militaires et ses soutiens ont également commis le genre d’atrocités qui se produisent généralement lors de conflits portant sur les territoires et les ressources. Il est donc urgent de s’organiser contre les conflits ethniques, la violence d’État et la conquête coloniale sous toutes leurs formes. Pour être efficace, cette lutte doit avoir lieu de part et d’autre de chaque frontière, de part et d’autre de chaque conflit.
Nous présentons ici un extrait d’une déclaration anti-guerre provenant d’Azerbaïdjan ainsi que trois textes d’anarchistes d’Arménie.
Il a été difficile de maintenir le contact avec les anarchistes et les autres autres groupes anti-autoritaires en Azerbaïdjan, notamment à cause de la politique de répression en cours actuellement. Comme d’habitude, la répression interne est une composante essentielle pour créer les conditions d’une mobilisation contre un ennemi extérieur, qui sert alors à détourner l’attention des problèmes intérieurs. Le gouvernement d’Azerbaïdjan a par exemple utilisé des logiciels espions à la fois pour cibler des personnes en Arménie et pour mettre en place une vague d’arrestations visant les éléments de la société azerbaïdjanaise qui s’opposent à la guerre.
Pour une perspective anti-guerre depuis l’Azerbaïdjan, on pourra lire l’extrait suivant d’un manifeste anti-guerre publié par des anarchistes et des « jeunes de gauche » en 2020:
La récente phase d’escalade entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au Haut-Karabakh démontre une fois de plus à quel point le cadre de l’État-nation est dépassé par les réalités actuelles. Le seul ennemi que nous ayons à combattre est notre incapacité à dépasser la logique de division des personnes entre humain·es et non-humain·es sur la seule base de leur lieu de naissance. Elle ne mène qu’à l’établissement de la supériorité des « humain·es » sur les « autres » déshumanisé·es comme seule façon de penser la vie commune à l’intérieur de certaines frontières territoriales. Cette logique qui occupe nos esprits et nous empêche de penser au-delà des narratifs et d’imaginer nous-mêmes nos vies est celle que nous imposent les gouvernements nationalistes prédateurs.
C’est elle qui nous rend inconscient·es des conditions d’exploitation de notre propre survie dans nos pays respectifs dès que la « nation » lance son appel pour la protéger de « l’ennemi ». Notre ennemi n’est pas un·e quelconque arménien·ne que nous n’avons jamais rencontré·e et que nous ne rencontrerons probablement jamais. Notre ennemi, ce sont les gens au pouvoir qui appauvrissent et exploitent les gens et les ressources de notre pays à leur profit depuis plus de vingt ans.
Ils ont été intolérants à l’égard de toute dissidence politique, opprimant sévèrement les dissident·es à l’aide de leur gigantesque appareil de sécurité. Ils se sont accaparé des sites naturels, des littoraux, des ressources minérales pour leur propre plaisir et usage, et en ont limité l’accès pour les citoyens ordinaires. Ils ont détruit notre environnement, abattu des arbres, contaminé l’eau et procédé à une « accumulation par dépossession » à grande échelle. Ils sont complices de la disparition de sites et d’objets historiques et culturels à travers tout le pays. Ils détournent les ressources de secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé et la protection sociale au profit de l’armée, permettant à nos voisins aux ambitions impérialistes – la Russie et la Turquie – d’engranger des bénéfices.
Curieusement, tout le monde est conscient de ce fait, mais une soudaine amnésie collective frappe dès que la première balle est tirée à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Nous recommandons également la lecture de cette déclaration du Collectif féministe pour la paix en Azerbaïdjan :
Nous nous opposons avec véhémence à cet endoctrinement et rejetons l’asservissement des personnes au nom de la nation, fondée sur la haine et l’altérisation. Nous appelons l’Azerbaïdjan à mettre fin à la terreur qu’il exerce à l’encontre des populations arméniennes du Karabakh. Notre appel s’étend au peuple d’Azerbaïdjan, que nous exhortons à faire preuve de rationalité et d’empathie, et à ne pas admettre que leurs griefs soient instrumentalisés pour les désirs nationalistes du régime, et à ne pas permettre que leurs corps soient exploités pour la cupidité capitaliste de l’État et de l’élite dirigeante.
Ceci est le point de vue d’un anarchiste russe vivant en exil à Erevan.
Le 19 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé son opération « anti-terroriste » contre le Haut-Karabakh. Des rapports font déjà état de victimes civiles.
Malgré la capitulation des autorités de la république autoproclamée et les négociations récemment entamées entre les dirigeants militaires et politiques, l’Azerbaïdjan continue de bombarder Stepanakert et d’autres zones peuplées de l’Artsakh. La résistance spontanée de la population locale continue également. On rapporte que les habitant·es de certains villages auraient refusé d’être évacué·es et auraient affirmé préférer mourir que partir. Des combats désespérés se poursuivent, opposant des fusils yougoslaves à des drones.
Nous avions déjà exprimé notre soutien aux victimes de l’agression azerbaïdjanaise, tout comme nos camarades de la diaspora anarchiste russe de Tbilisi, qui s’organisent également dans leur communauté là-bas. Nos camarades ici à Erevan ont collecté de l’aide humanitaire pour venir en aide aux réfugié·es. Le café « Mama-jan » coopère avec la diaspora juive de la ville, et ouvre ses portes pour rassembler de l’aide pour celles et ceux qui souffrent.
De notre point de vue, le gouvernement azerbaïdjanais cherche à mettre en place la « solution finale à la question arménienne » dans le territoire du Haut-Karabakh.
Ce conflit a commencé à la fin des années 1980. Dans un contexte de libéralisation, les Arménien·nes du Haut-Karabakh sont descendu·es dans les rues par dizaines de milliers pour protester contre la violation de leurs droits dans l’Azerbaïdjan soviétique et pour demander la réunification avec leur patrie historique, l’Arménie, divisée au début du XXe siècle entre les bolchéviques et les Turcs kémalistes. La population arménienne de la ville de Soumgaït faisait face à la fois à la répression et aux pogroms. Une guerre a commencé, accompagnée d’une épuration ethnique, et a entraîné le déplacement de centaines de milliers de réfugié·es des deux côtés. L’Azerbaïdjan a perdu la guerre, mais ne s’est pas réconcilié.
Il est important de comprendre la guerre dans le contexte politique et social existant en Azerbaïdjan. La famille Aliyev a régné sur l’Azerbaïdjan pendant des décennies. Selon Bashir Kitchaev, un journaliste anti-guerre avec qui j’ai eu le plaisir de communiquer personnellement à Tbilisi, ils n’ont pas fait grand-chose pour la population, qui connaît des conditions de pauvreté généralisées ; au lieu de cela, ils se sont concentrés sur l’agrandissement de l’armée azerbaïdjanaise et sur la propagation de la haine ethnique.
Aux côtés du gouvernement turc, le gouvernement azerbaïdjanais participe à une campagne internationale visant à nier le génocide arménien, qui a coûté la vie à plus d’un million de personnes, ainsi qu’à mettre en place un embargo économique de l’Arménie. Les enfants azerbaïdjanais apprennent à l’école que « les Arménien·es sont des ennemi·es ». Les Aliyev ont systématiquement entrepris de détruire les monuments arméniens – ils ont par exemple détruit, dans la région du Nakhichevan, le cimetière de khatchkars de la ville de Djoulfa et l’ont transformé en terrain d’entraînement militaire. Tout cela a pour but d’effacer l’héritage culturel arménien de ces terres.
En 2020, l’armée azerbaïdjanaise a repris ses opérations en pleine pandémie, en employant des groupes islamistes qui avaient précédemment participé aux offensives contre les Kurdes à Afrin ainsi qu’en utilisant des armes turques, et notamment des armes à sous-munitions. Par la suite, le président Ilham Aliyev a créé le soi-disant « Musée de la victoire », exposant publiquement des statues de cire représentant des soldats arméniens et des casques pris à des Arméniens qui avaient été tués.
Les provocations se sont poursuivies malgré les accords de cessez-le-feu. L’armée azerbaïdjanaise a ouvert le feu à plusieurs reprises, enlevé des personnes, bombardé et occupé le territoire internationalement reconnu de la République d’Arménie, puis à partir du 12 décembre 2022, a bloqué la région du Haut-Karabakh, interdisant l’accès à la seule autoroute reliant les Arménien·nes de cette région au reste du monde.
Cela a fait de 120 000 Arménien·nes, dont 30 000 enfants, des otages. Le gouvernement azerbaïdjanais a interrompu l’approvisionnement en gaz et en électricité pendant le rude hiver caucasien. Des milliers d’écoles et de crèches ont été fermées. La nourriture a commencé à disparaître des rayons, la famine a éclaté et les hôpitaux ont commencé à manquer de médicaments.
Le 23 avril 2023 – date dédiée à la mémoire des victimes du génocide de 1915 – Aliyev a mis en place un checkpoint militaire et posé aux Arménien·nes du Haut-Karabakh un ultimatum : accepter la citoyenneté azerbaïdjanaise ou être expulsé·es.
Aujourd’hui, après avoir affamé plus de cent mille personnes pendant plusieurs mois, le régime profite du fait que l’attention publique est tournée vers la guerre en Ukraine pour mener à bien son nettoyage ethnique.
Une victoire azerbaïdjanaise aggravera la violence ethnique dans la région, et mettra en danger la vie de milliers de personnes. Elle renforcera le régime qui a persécuté et torturé les anarchistes azerbaïdjanais et la gauche anti-guerre et consolidera la position de l’impérialisme turc. Elle pourrait aussi remettre en question l’indépendance de l’Arménie.
Aliyev a parlé à plusieurs reprises du soi-disant « corridor de Zangezur », une autre partie de l’Arménie qu’il cherche à incorporer à l’Azerbaïdjan ; il a déclaré : « Erevan est notre terre historique, et nous, Azerbaïdjanais, devons retourner sur ces terres historiques ». Dans le contexte du bombardement de Sotk, de Djermouk et des autres territoires d’Arménie, cela suscite certaines craintes.
Ces déclarations visent-elles simplement à renforcer la position du gouvernement azerbaïdjanais dans les négociations ou reflètent-elles une intention sérieuse ? Difficile à dire. Mais il est indiscutable que toute victoire du militarisme azerbaïdjanais ou de l’impérialisme turc représentera un recul pour les anarchistes et les autres mouvements sociaux, car elle établira un régime militaire dans les territoires conquis qui s’intensifiera et s’étendra à la fois vers l’extérieur et l’intérieur. Une terre brûlée pour les anti-autoritaires.
Je suis le dernier à défendre l’État arménien avec sa ploutocratie et ses violences policières, mais le gouvernement azerbaïdjanais ne représente pas une meilleure alternative. Diverses organisations, dont Human Rights Watch, Amnesty International, Reporters sans frontières, et d’autres encore critiquent le gouvernement azerbaïdjanais et le qualifient d’autoritaire. Dans le classement de la Freedom House qui classe les pays selon leur liberté politique, l’Arménie et République non reconnue du Haut-Karabakh sont placées bien plus haut en termes de droits humains et de démocratie que l’Azerbaïdjan.
Selon des militants des droits humains, il y a environ cent prisonniers politiques dans les prisons azerbaïdjanaises. Les journalistes sont emprisonné·es, soumis·es au chantage et contraint·es à l’exil. Le pays a récemment adopté une « loi sur les médias » par laquelle les autorités comptent faire disparaître le journalisme indépendant. Les journalistes qui ont fui le pays font face à des menaces d’enlèvement et l’un d’entre eux aurait subi trois tentatives d’assassinat.
Le gouvernement d’Azerbaïdjan entretient un culte de la personnalité autour d’Heydar Aliyev, le père du président actuel. En 2016, lors d’une des fêtes dédiées à l’ancien dictateur, deux anarchistes azerbaïdjanais ont été arrêtés – Giyas Ibrahimov and Bayram Mamedov.
Ils avaient tagué des messages anarchistes sur un monument dédié au dictateur dans la capitale, Bakou. La police les a arrêtés, torturés et emprisonnés sur la base de fausses accusations liées à la drogue ; ils prétendent avoir trouvé exactement un kilogramme d’héroïne dans chacune de leurs maisons. Mamedov est décédé plus tard dans un accident à Istanbul. Les organisations de défense des droits humains ont reconnu Giyas Ibrahimov comme un prisonnier d’opinion. Lors du déclenchement de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, Giyas a signé la déclaration de la jeunesse de gauche contre la guerre ce qui lui a valu de subir à nouveau la répression.
Les minorités nationales autochtones sont également victimes de discrimination de la part du gouvernement azerbaïdjanais. Certains peuples, comme les Tats, ne peuvent pas étudier leur propre langue dans les établissements d’enseignement. Dans les zones densément peuplées par de petits groupes ethniques, la plupart des pouvoirs politiques et économiques sont concentrés dans les mains des Azerbaïdjanais·es de souche. Les Talysh vivant dans le sud du pays se voient interdire l’utilisation du mot « Talysh », que ce soit sur les panneaux des restaurants ou dans les livres d’histoire locale. Les représentant·es de groupes minoritaires qui s’expriment sont confrontés à la répression et aux accusations d’« extrémisme » et de « séparatisme ». Par exemple, l’un des dirigeants du mouvement Sadval, qui militait pour l’autonomie des Lezgins en Russie et en Azerbaïdjan, a été emprisonné et tué.
Aliyev était l’un des principaux alliés d’Erdoğan quand la Turquie a envahi le Rojava. La victoire d’Aliyev dans le Haut-Karabakh va conforter ceux qui cherchent à faire advenir un empire pan-turc, en intensifiant la pression sur les mouvements anti-coloniaux et anti-autoritaires dans toute la région.
Pendant des milliers d’années, les habitants de l’Artsakh ont vécu sur ces terres, ont construit des écoles, des maisons et des temples. L’anarchiste arménien Alexander Atabekyan est né en Artsakh et s’est lié d’amitié avec Pierre Kropotkine. Nous nous rappelons de ses mots :
« Le lien naturel avec son foyer, avec la patrie au sens littéral du terme, devrait être appelé territorialité, par opposition à la souveraineté étatique, qui est une unification forcée au sein de frontières arbitraires.
L’anarchisme, tout en rejetant la souveraineté étatique, ne peut pas nier la territorialité.
L’amour de la terre natale et de la tribu non seulement n’est pas étranger, mais est en fait caractéristique d’un·e anarchiste, comme de toute autre personne. »
À la suite des anarchistes au Rojava, nous appelons à soutenir le peuple de l’Artsakh.
Liberté pour les peuples – mort aux empires !
Artsakh, nous sommes avec toi !
Sona, une anarcha-féministe arménienne parle des manifestations à Erevan, des machinations des politicien·nes arménien·nes, et de l’avenir incertain de la région.
Les manifestations ont commencé dans la soirée du 19 septembre. Les manifestant·es ont commencé à se rassembler à deux endroits à Erevan : le bâtiment du gouvernement sur la place de la République et l’ambassade de Russie. Les expatrié·es russes ont également organisé un petit rassemblement au monument Myasnikyan.
Le 19 septembre, des manifestant·es ont commencé à se rassembler spontanément sur la place de la République, mais dans l’après-midi du 20 septembre, les forces politiques de Robert Kocharyan s’y étaient déjà organisées pour monopoliser l’espace. Elles représentent quelque chose d’encore pire pour le gouvernement qui dirige actuellement l’Arménie. Kocharyan a été le deuxième président de ce pays ; bon ami de Poutine, il représente une politique pro-Kremlin. Pour les partisan·nes de Kocharyan, les rassemblements offrent une opportunité d’améliorer leur position et de s’approcher du pouvoir, mais cela n’aidera pas les habitant·es du Haut-Karabakh ou les réfugié·es qui arriveront de cette région.
Les soutiens de Kocharyan demandent la démission de Nikol Pashinyan, l’actuel Premier ministre arménien, et déclarent être prêt·es à partir en guerre, bien qu’il soit en réalité trop tard pour combattre – l’Artsakh s’est déjà rendu. La police a attaqué les manifestant·es avec des grenades assourdissantes.
Un peu moins de personnes s’étaient rassemblées à l’ambassade russe ; le rassemblement qui s’y est déroulé concernait des forces qui soutiennent le gouvernement actuel. Bien qu’un canal telegram ait annoncé que des membres de l’intelligentsia et du mouvement de gauche s’étaient rassemblés à l’ambassade, ce n’était pas exact, ne serait-ce que parce qu’il n’existe pas de mouvement de gauche en Arménie.
Le canal telegram progouvernemental Bagramyan 26 a appelé à bloquer l’ambassade russe, mais tout en restant poli·es avec la police. La police n’a rien fait lors de ce rassemblement, bien qu’il ait été interdit tout comme la manifestation à la place de la République.
C’est toute l’hypocrisie de notre gouvernement : il interrompt un rassemblement et en autorise un autre. Mais la responsabilité de l’abandon de l’Artsakh n’incombe pas seulement au Kremlin, mais également au gouvernement de Pashinyan, ainsi qu’aux précédentes forces politiques qui ont dirigé l’Arménie. Les problèmes qui ont mené à la guerre de 2020 à la situation actuelle ne datent pas d’hier ; tout un ensemble de forces politiques en Arménie et dans d’autres pays est impliqué.
La démission de Pashinyan ne ramènera pas celles et ceux qui sont mort·es dans cette guerre ni dans celle de 2020, ni dans les précédentes ; elle n’aidera en rien les habitant·es de l’Artsakh. Elle n’aidera pas les personnes qui ont été privées de leurs maisons, de leurs terres ou de leur santé, qui ont été affamées pendant plusieurs mois. L’Artsakh n’existe plus, c’est tout. Si les forces pro-Kremlin arrivent au pouvoir, l’Arménie deviendra une enclave de la Russie.
La position actuelle du gouvernement de Pashinyan est de ne pas interférer dans le conflit entre l’Artsakh et l’Azerbaïdjan. C’est une position pour le moins hypocrite, étant donné que tous·tes les résident·es de l’Artsakh disposent de passeports arméniens et qu’iels utilisent la monnaie arménienne. L’Artsakh est quasiment un État arménien. Des Arménien·nes comme nous y vivent.
Pashinyan est un politicien pro-occidental. Il a commencé à critiquer le Kremlin, menaçant de quitter l’OTSC [Organisation du traité de sécurité collective, dont font partie l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan]. Ces derniers mois, il a déclaré que l’Arménie n’était pas un allié de la Russie dans la guerre avec l’Ukraine et a commencé à envoyer de l’aide humanitaire en Ukraine. Si le gouvernement de Pashinyan reste au pouvoir, l’Arménie deviendra un pays plus orienté vers l’Europe tout en cédant des territoires les uns après les autres.
Il existe une troisième option, mais elle est peu probable. Une junte militaire pourrait prendre le pouvoir. Mais ce serait également un mauvais scénario.
La reddition de l’Artsakh est la dernière frontière qui sépare l’Azerbaïdjan de l’annexion de territoires arméniens. Si l’Arménie rend l’Artsakh sans même tirer un coup de feu en réponse, cela signifie que d’autres provinces se rendront tout aussi facilement – la prochaine sera Syunik, puis Sevan. La question de savoir si l’Arménie sera encore sur les cartes dans cinquante ans reste ouverte.
Il existe plusieurs positions au sein de notre cercle anarchiste à Erevan, mais tout le monde s’accorde pour dire que l’agression de l’Azerbaïdjan en Artsakh est un acte de génocide. Nous y voyons l’influence du Kremlin, le résultat de la géopolitique russe.
Hier, j’étais sur la place de la République, avant qu’elle ne soit reprise par les forces pro-Kocharyan. J’ai pensé qu’il était de mon devoir d’être au côté des parents des soldats morts, aux côtés des habitant·es de l’Artsakh qui ont été évacué·es en 2020, aux côtés de mes compatriotes qui expriment leur protestation contre l’inaction de l’armée et des autorités arméniennes.
Je vis personnellement cette situation avec beaucoup d’émotion. Je ne peux pas demander la démission de Pashinyan parce qu’il n’existe pas de meilleure alternative actuellement, mais je réalise que le gouvernement a fait de cette situation un véritable gâchis. Je ressens une grande solidarité avec mes compatriotes et j’ai de la peine pour toutes celles et ceux qui sont morts dans cette guerre et dans celle des années 1990.
Je réalise que tous ces sacrifices ont été vains. Tout est perdu. Je participe moi-même aujourd’hui à la collecte d’aide humanitaire. C’est particulièrement important compte tenu de l’expérience de 2020, quand l’État ne s’est pas occupé des réfugié·es. Iels étaient simplement installé·es dans une usine désaffectée, dans laquelle il n’y avait absolument rien, seulement des murs nus. Ce sont des bénévoles qui ont installé eux-mêmes des toilettes dans le bâtiment.
Je n’encourage pas les gens à se rendre aux rassemblements. Le premier jour, de nombreuses personnes ont participé aux rassemblements et ce qui s’est passé était largement spontané. Mais depuis, chaque point de rassemblement public a été saisi par un politicien et ses partisans.
À la place, je vous suggère plutôt de vous rendre à notre point de collecte d’aide humanitaire, l’espace de co-working Letters and Numbers dans la rue Tumanyan. Ramenez de l’aide humanitaire et participez au tri afin que, lorsque les réfugié·es arriveront, nous soyons prêt·es à leur donner quelque chose. C’est maintenant très important pour aider des milliers de personnes de l’Artsakh, mais nous n’avons pas encore assez de bras.
Après la publication des textes précédents, nous avons reçu l’analyse suivante de Garren, un libraire anarchiste installé à Erevan.
Le 19 septembre 2023, les forces armées de l’Azerbaïdjan ont lancé une opération « anti-terroriste » contre les Arménien·nes du Haut-Karabakh – une tentative d’exterminer pour de bon la population arménienne du Karabakh.
Pour le peuple arménien, la question du Karabakh a une signification double. La première guerre dans les années 1990, la victoire initiale contre l’Azerbaïdjan, et les échecs diplomatiques des dirigeants politiques arméniens de l’époque ont défini la vie des Arménien·nes au cours des décennies qui ont suivi. Dans le même temps, la crise du Karabakh a été utilisée pour étouffer les dissensions et décourager les critiques du nationalisme arménien et, jusqu’en 2018, pour exercer un chantage à la guerre sur les Arménien·nes (la stratégie favorite du régime de Kocharyan).
Kocharyan et ses alliés n’ont pas exactement échoué dans leurs tentatives de négocier la paix en 1997-1998. Ils ont plutôt consciencieusement saboté toute tentative de paix par arrogance et par supériorité présumée sur l’Azerbaïdjan, puis utilisé le capital social qu’ils avaient acquis en tant que victorieux combattants en Artsakh pour transformer l’Arménie en un fief personnel dans lequel ils pourraient amasser des fortunes. Le régime précédent a profité de la misère de la guerre pour s’enrichir et pour vendre l’Arménie au plus offrant, en l’occurrence aux capitalistes russes et arméniens.
En bref, ils ont privé les Arménien·nes de leur avenir en échange de capitaux et du contrôle d’une nation entière. Et maintenant, après une nouvelle atteinte aux droits des Arménien·nes du Karabakh, ces mêmes forces de l’ombre appellent à un coup d’État en Arménie pour renverser l’administration démocratiquement élue de Nikol Pashinyan.
Le manque de qualifications politiques de Pashinyan a été illustré lors d’une visite à Stepanakert en 2019, durant laquelle il a affirmé de manière provocante que « l’Artsakh est l’Arménie ». Si la République d’Arménie avait pris des mesures pour reconnaître officiellement l’Artsakh, peut-être que ses mots n’auraient pas été si imprudents. Mais le fait que toutes les entités internationales aient reconnu le contraire montre que cette phrase ne pouvait être qu’une provocation irréfléchie et inutile. L’insouciance et l’esprit de clocher ont tendance à caractériser les nationalistes ; outre le caractère populiste de l’administration Pashinyan, celle-ci ne semble pas faire exception à la règle.
N’importe qui pourrait vous dire que la vie en Arménie depuis 2018 est nettement différente de ce qu’elle était précédemment. Les progrès sociaux qui avaient été accomplis ont été stoppés net par la guerre de 2020. Les événements de la semaine dernière correspondent au pivot stratégique de la République d’Arménie vers l’ouest, une démarche clairement méprisée par les dirigeants politiques russes, comme on peut le voir au travers des récentes déclarations de Marie Zakharova et de Dmitry Peskov. L’administration Pashinyan n’a d’autre choix que de se tourner vers un Occident indifférent qui ne s’intéresse pas vraiment au bien-être des Arménien·nes, mais qui cherche à capitaliser sur la présence chancelante de la Russie dans le Caucase du Sud pour ses propres raisons géopolitiques et économiques. La soi-disant « opposition » a disposé de deux opportunités pour congédier l’administration actuelle par les urnes, mais leur incompétence mêlée à la puanteur persistante de décennies de gouvernement autoritaire a rendu la chose impossible. Maintenant leurs bienfaiteurs tentent de mettre en œuvre la stratégie favorite des nationalistes conservateurs : le coup d’État.
Lorsque les Arménien·nes ont pris des mesures pour se libérer de leur dépendance économique et de la mentalité coloniale servile que leur imposait un impérialisme russe toujours plus fragile, le gouvernement russe (qui ne pouvait pas risquer d’endommager sa relation avec la Turquie) a autorisé l’Azerbaïdjan à exercer une pression sur les Arménien·nes par le biais d’un blocus économique, de la torture exercée à la fois sur les combattants et les civils, et d’actes de guerre. De même, ils encouragent les troubles politiques en Arménie par l’intermédiaire de leurs services de renseignement et de leurs partisans poutiniste-kocharyotes.
Dans notre ère politique de plus en plus polarisée, interdépendante et volatile, une tendance a empoisonné le discours politique populaire. Les gens ont tendance à se focaliser uniquement sur les mots et les actions d’un Premier ministre, d’un président ou d’un dirigeant quelconque. Ce type de myopie occulte l’appareil politique, économique et social qui détient le pouvoir sur la reproduction sociale et les processus historiques qui ont conduit à ce moment. Dans le cas de l’Arménie, Nikol Pashinyan est seulement un politicien, extrêmement faible de surcroît. Nous sommes devenu·es tellement obsédées par les actions des individus que nous négligeons le pouvoir de l’action collective. La stratégie d’organisation politique de masse a été pratiquement abandonnée par la gauche arménienne, elle-même quasi inexistante. N’oublions pas, le mouvement Karabakh de la fin des années 1980 et du début des années 1990 était un mouvement populaire, tout comme l’était la « révolution » de 2018.
Le joug de la bureaucratie stalinienne et de l’esprit de clocher traditionnel pèsent lourdement sur la vie sociale et politique arménienne. Une politique réactive s’est installée, une politique qui appelle à déstabiliser un gouvernement qui fait face à une crise des réfugié·es et à une potentielle invasion. Tant qu’un mouvement capable de reproduire la vie quotidienne et de défendre la territorialité arménienne ne se matérialisera pas, l’appel à destituer Pashinyan du pouvoir n’est rien d’autre qu’un appel aux armes futile lancé par des opportunistes et des aventuriers.