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09.09.2025 à 10:26

Dans le cœur logistique de l'Europe, les fausses promesses faites à la main d'œuvre espagnole exploitée aux Pays-Bas

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.
Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La (…)

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Texte intégral (2999 mots)

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.

Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La plupart étaient venus pour un emploi sûr, assorti d'un salaire trois fois supérieur à celui qu'ils auraient pu toucher dans leur pays. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient, jusqu'au jour où ils atterrissaient dans le bureau de M. Polo. « Les histoires qu'ils ont commencé à nous raconter nous ont surpris, nous ont dépassés », explique-t-il aujourd'hui à Equal Times.

Tous avaient le même profil : des jeunes recrutés en Espagne pour travailler dans des entrepôts logistiques par l'intermédiaire d'agences d'intérim. On leur avait promis à tous un bon salaire et un logement, mais, dès leur arrivée aux Pays-Bas, ils découvraient la précarité, un salaire inférieur à celui escompté et un logement, certes, mais misérable, dans des campings, des baraquements ou des appartements surpeuplés.

Ils se retrouvaient dans une situation tellement extrême que, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils demandaient de l'aide à l'ambassade pour survivre, parfois pour rentrer en Espagne. M. Polo n'en revenait pas. « L'ambassade n'était pas préparée à répondre à un tel niveau de nécessité. »

Un système en « zone grise »

« On m'a dit de venir, qu'on me paierait trois mille euros, qu'on me donnerait une voiture, une maison. On nous a tous piégés comme ça », raconte Manuel*. Lui est arrivé aux Pays-Bas en 2017. Cette offre, il l'a trouvée comme tout le monde, sur Internet. Des petites agences ou des particuliers néerlandais se chargent de les enrôler et de leur proposer, soit verbalement, soit au moyen de documents sans valeur juridique, des conditions très différentes de celles qu'ils signeront à leur arrivée dans un contrat rédigé en néerlandais.

La même année où Manuel est arrivé aux Pays-Bas, un groupe de chercheurs espagnols a documenté pour la première fois tout ce système conçu pour approvisionner de grandes zones logistiques, comme le port de Rotterdam, en main-d'œuvre abondante, bon marché, fragile, interchangeable et toujours disponible. Ce système repose sur un vaste maillage d'agences d'intérim qui frôle l'illégalité sans jamais y tomber complètement et qui se maintient toujours dans une « zone grise ».

« À peine arrivés, ils vous emmènent dans leur bureau pour signer, mais ce n'est pas un contrat normal, c'est du travail à l'heure. Quand vous avez des heures, vous travaillez, quand vous n'en avez pas, vous ne travaillez pas », explique encore Manuel.

Il fait allusion à ce que l'on appelle des contrats « zéro heure », que le Parlement européen et la Cour de justice de l'UE critiquent pour leur précarité, même s'ils sont autorisés par des États tels que le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Il s'agit de contrats ne garantissant pas le nombre d'heures travaillées et, par conséquent, le montant de la rémunération.

« Au départ, ce type de contrat est légal, conçu pour les jeunes qui veulent travailler quelques heures pendant les week-ends, mais il s'est généralisé », explique Pablo López, professeur de sociologie à l'université Complutense de Madrid et coauteur du travail de recherche sur les nouvelles migrations espagnoles aux Pays-Bas. « L'illégalité apparaît lorsque ces contrats sont prolongés en utilisant des subterfuges, tels que le transfert des travailleurs vers d'autres agences d'intérim. Les entreprises recherchent des espaces non régulés afin de ne pas enfreindre la loi, mais aussi pour ne pas s'y conformer ».

Ses recherches ont révélé qu'en réalité, les agences d'intérim néerlandaises embauchent plus de personnes qu'elles n'en ont besoin. Elles créent délibérément un « excédent de main-d'œuvre » à laquelle elles attribuent des heures de travail par l'intermédiaire d'une application. À l'instar des emplois sur les plateformes, c'est l'algorithme qui attribue les quarts de travail et les horaires. Entre-temps, les travailleurs vivent dans l'attente d'être choisis pour travailler.

« Il ne s'agit pas là d'un déséquilibre qui pourrait être amélioré, mais d'une production consciente de temps d'attente et d'incertitude, qui oblige les travailleurs à toujours être disponibles », déplore M. López.

C'est pour cette raison que le salaire ne correspond pas toujours à celui qui avait été promis. Les quarts de travail changent, ils sont réduits, certaines semaines, ils travaillent 40 heures, d'autres moins de 20. Personne ne leur explique pourquoi.

« Le caractère aléatoire de l'algorithme répond à un objectif. Une main-d'œuvre plus précaire, soumise à un renouvellement hebdomadaire selon des critères arbitraires, devient plus vulnérable, a plus de mal à s'organiser et à revendiquer de meilleures conditions de travail », explique María Laura Birguillito, chercheuse en droit du travail.

« Il s'agit de pratiques à mi-chemin entre l'illégalité et la légalité », déclare-t-elle, « mais, en réalité, elles enfreignent les droits fondamentaux des travailleurs, parce qu'ils attendent sans être indemnisés, parce qu'ils ne disposent pas d'informations adéquates sur leur contrat, parce qu'ils n'ont pas de jours de repos ».

Des logements indignes

« En théorie, ma maison devait accueillir quatre personnes, mais nous étions sept, avec une seule salle de bain et une seule plaque de cuisson. Je disposais d'une chambre individuelle, mais elle était très petite, avec un casier au lieu d'une penderie et mes affaires n'y rentraient même pas », raconte Veronica*. Elle a tenté sa chance aux Pays-Bas au début de l'année 2025.

Lorsqu'en Espagne, on lui a parlé de logement, elle ne s'attendait pas à cela. Une petite maison vieillotte, partagée avec des inconnus, mais cela aurait pu être pire. Certains travailleurs sont cantonnés dans des campings, des auberges, des lieux de vacances transformés en campements pour travailleurs étrangers. Des lieux en mauvais état, sans intimité, où il n'est même pas possible de se faire enregistrer, car ils ne sont pas considérés comme des espaces de logement ; qu'en plus, ils doivent payer. Chaque semaine, les agences d'intérim retiennent le loyer sur leurs fiches de paie, ainsi que l'assurance maladie et d'autres dépenses, comme le transport.

« Ils m'ont retiré de l'argent pour des choses que je ne comprenais même pas et, à la fin, il ne vous reste plus rien », confie Veronica.

« Malgré toute cette situation, le problème principal, le plus grave », rappelle Rafael Polo, « c'est quand les gens perdent leur emploi ». Ce qui est assez facile dans le secteur des agences d'intérim, dont la convention comporte une « clause d'agence » qui leur permet de licencier à n'importe quel moment, sans devoir fournir une quelconque explication.

« D'un trait de plume, ils perdent leur emploi et leur logement. Ils n'ont pas la possibilité de louer, car se loger est un véritable problème ici, et dans certains cas, ils n'ont même pas l'argent nécessaire pour rentrer dans leur pays. Les gens ne le comprennent pas, on ne leur explique rien, ils sont une main-d'œuvre jetable. Beaucoup sont venus dans nos bureaux nous demander ce qu'ils pouvaient faire, mais nous ne pouvions rien faire. À l'ambassade, certains fonctionnaires ont même parfois donné de l'argent de notre poche pour qu'ils puissent rentrer en Espagne. »

« Nous considérons qu'il s'agit d'exploitation »

L'enquête menée par Pablo López en 2017 évoquait une cinquantaine de milliers d'Espagnols affectés, bien qu'il soulignait déjà à l'époque que ce nombre pourrait sûrement être plus élevé, puisqu'au moins 30 % des travailleurs migrants n'apparaissent pas dans les registres faute de s'être fait enregistrer. Quoi qu'il en soit, le nombre et la gravité des faits étaient suffisants pour être portés à la connaissance du public.

Les médias espagnols et néerlandais ont commencé à s'en faire l'écho et, une fois le silence rompu, les dénonciations se sont intensifiées. En 2018, l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas a reçu 487 plaintes individuelles et collectives concernant cette affaire. Le ministère des Affaires étrangères lui-même a dû publier sur son site Internet une série de recommandations telles que : « N'acceptez pas un contrat qui n'est pas écrit en espagnol » ou « Assurez-vous que vous travaillerez au moins 35 heures par semaine. Avec moins d'heures, vous ne gagnerez pas assez pour pouvoir vivre aux Pays-Bas ! »

Les plaintes sont également arrivées jusqu'à des organisations telles que Fairwork, qui assiste les travailleurs migrants victimes d'exploitation aux Pays-Bas.

« Nous considérons également qu'il s'agit de cas d'exploitation, mais la réglementation néerlandaise est très restrictive en la matière. Trois conditions doivent être réunies pour que l'on reconnaisse l'exploitation : une rémunération nulle ou très faible, des conditions déplorables et la coercition. Or, très peu de cas remplissent la condition de coercition ou celle-ci est difficile à prouver », explique María Bruquetas, membre de Fairwork et présidente du Conseil des résidents espagnols (CRE) des Pays-Bas.

« Cela ressemble vraiment à un iceberg : les cas d'exploitation en sont la partie émergée, mais en dessous, il y a une énorme zone grise », déclare-t-elle.

Incité par les plaintes de travailleurs espagnols, mais aussi d'autres groupes de migrants et de réfugiés victimes d'abus encore plus graves, Emile Roemer, représentant du Parti socialiste à la Chambre des représentants des Pays-Bas, a lancé sa propre enquête. Les conclusions, publiées en 2020 sous le titre « Non aux citoyens de seconde classe », critiquent le fait que le Gouvernement manque d'informations sur le secteur du travail intérimaire. Les agences d'intérim (plus de 20.000 dans tout le pays) agissaient librement dans un secteur qui prétendait s'autoréguler.

Son opinion critique a contribué à promouvoir un certain nombre de réformes : Les inscriptions au registre ont été encouragées, la mise en place d'un registre et d'un système de certifications de qualité des agences d'intérim a été proposée, les travailleurs ont obtenu la possibilité de rester dans un logement jusqu'à quatre semaines après un licenciement, le droit à une garantie de revenus », ont confirmé à Equal Times des sources de l'ambassade.

« Bien que le problème soit reconnu, les avancées en matière de solutions n'ont pas été aussi importantes », reconnaît Rafael Polo qui, aujourd'hui, en tant qu'avocat indépendant, traite plusieurs affaires liées à des licenciements abusifs, des accidents du travail, le non-respect du salaire minimum, mais aussi des menaces ou même des cas d'abus sexuels. « Je suis face à des situations difficiles et j'ai très peu de marge de manœuvre. Parfois, je suis contraint de négocier avec les entreprises pour qu'elles paient au moins le billet d'avion pour qu'ils puissent rentrer en Espagne ».

De nombreux travailleurs migrants sont encore désemparés des années plus tard, perdus de vue par les syndicats, à la fois dans leur pays d'origine et dans le pays où ils travaillent.

« Très peu de travailleurs migrants sont membres, c'est un fait, reconnaît le principal syndicat néerlandais, la FNV. La langue constitue la principale difficulté, car nous n'offrons nos services qu'en néerlandais. Une deuxième difficulté est que les travailleurs migrants ne savent pas comment nous joindre et une troisième est liée à leur situation précaire. Cela complique fortement la défense de leurs droits ».

C'est la raison pour laquelle la FNV s'est engagée à unir ses forces avec les organisations syndicales d'autres pays, comme l'Espagne. « Certaines choses ont changé, mais même si de nouvelles lois ont été adoptées, nous voyons encore des agences qui ne les respectent pas. » Les abus continuent d'être rentables et il souligne « l'utilisation massive de contrats instables » comme étant le « cœur du problème ».

María Bruquetas se félicite de ces réformes, même si elle reconnaît qu'ilreste encore beaucoup à faire. « Il existe un projet de loi sur la certification des agences d'intérim, mais chaque fois que vient le moment de l'approuver, il est à nouveau reporté. En ce qui concerne les contrats “zéro heure”, il semblait qu'ils allaient être interdits, mais ils ont juste été limités (en théorie, ils ne peuvent être utilisés que pendant les 26 premières semaines). M. Roemer a permis de faire bouger les choses, mais cela a été lent et à chaque amélioration, les agences d'intérim développent de nouvelles méthodes ».

Mme Bruquetas cite en exemple l'embauche de faux travailleurs indépendants ou le recours à la réglementation européenne sur les travailleurs détachés pour faire venir des personnes de pays tiers (par exemple d'Amérique latine) par le biais d'autres points de passage en Europe. Des travailleurs encore plus vulnérables.

« Il existe bien une Autorité européenne du travail et une coopération entre les services d'inspection, mais il est très difficile d'enquêter sur ces cas. Il ne suffit donc pas d'améliorer les lois : il faut une inspection du travail plus efficace et une application plus stricte des lois », défend-elle.

Surtout dans un pays où le recours à l'emploi ultra-flexible est monnaie courante. Pour reprendre la définition du professeur Pablo López, les Pays-Bas pourraient bien servir de « laboratoire social » où l'on teste aujourd'hui le modèle de production du futur, un modèle de plus en plus dépersonnalisé (à cause de la sous-traitance et des algorithmes) où « la figure centrale est un travailleur qui attend, qui est activé en temps réel, puis désactivé quand on n'en a pas besoin et qui ne vit que pour travailler ».


* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes.

04.09.2025 à 05:00

Au Sénégal, le défi de développer le secteur du numérique pour offrir des emplois décents à une jeunesse dynamique et entreprenante

Momar Dieng

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces (…)

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Texte intégral (3018 mots)

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.

Pour eux, comme pour tous ces jeunes rêvant de devenir des développeurs, ingénieurs informatiques ou data-scientifiques, le secteur du numérique et des nouvelles technologies est porteur d'emplois et de perspectives d'entrepreneuriat dans un marché à la fois hyper concurrentiel et très sélectif.

Incontournable pour sa transformation économique, le secteur est en pleine croissante en Afrique. Celui-ci peut s'appuyer sur une population active toujours plus importante, relativement jeune et tournée vers l'innovation.

Mais pour ces étudiants, en plus de leur motivation, il faudra compter sur les investissements publics et privés nécessaires pour rendre l'écosystème numérique réellement attractif. Sur ce plan, le Sénégal a déjà commencé à se positionner depuis quelque temps comme leader en Afrique de l'ouest, cherchant à en faire l'un des secteurs-phares de son économie, avec 10 à 15 % de son PIB. Le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, élu en 2024, a proposé une nouvelle stratégie ambitieuse, mettant le numérique au cœur des politiques de développement et de souveraineté. Selon les résultats du diagnostic du numérique rapportés dans le projet appelé « New Deal Technologique » (NDT), le pays est classé 8e sur 50 dans l'industrie numérique en Afrique et 11e sur 50 en termes de performance du réseau internet.

Le NDT, lancé en février 2025 par le gouvernement, veut atteindre quatre objectifs à l'horizon 2034 : la souveraineté numérique (par exemple en créant un cloud souverain), la digitalisation des services publics, le développement de l'économie numérique privée (start-ups, fintech…etc.) et du leadership africain dans la recherche et la logistique, via notamment la création d'un centre de calcul spécialisé pour l'intelligence artificielle (IA).

Selon Papa Fall, ingénieur en intelligence artificielle et en big data, il faut espérer que les ambitions fortes du New Deal Technologique ne soient pas contrariées par « les complexités de la bureaucratie administrative sénégalaise » et que les résultats qui en sont attendus ne seront pas transformés en arlésienne.

« Avec plus de 1.000 milliards de francs CFA (environ 1,525 milliard d'euros) d'investissements annoncés à travers la réalisation de 12 programmes-phares et 50 projets touchant à tous les secteurs d'activité, allant de la dématérialisation à la télémédecine en passant par l'intelligence artificielle, le spatial, le satellite, etc., je pense que le New Deal Technologique va participer à l'essor d'un nouveau Sénégal sous l'impulsion de nouveaux leaderships politique, entrepreneurial et digital/numérique », note Papa Fall.

Un « énorme besoin de formation »

Dans cette dynamique de virage numérique et technologique voulu par les autorités sénégalaises, le Dakar Institute of Technology accueille des étudiants de 18 nationalités en espérant leur fournir les compétences nécessaires à leur valorisation sur le marché du travail.

Son directeur général, le Dr Nicolas Poussielgue, constate l'existence d'un « énorme besoin de formation » qu'il urge de connecter aux besoins des entreprises pour faciliter et doper les recrutements. « Quand les étudiants sont compétents et opérationnels après leur formation, ils ont des opportunités de s'insérer en trouvant des emplois », note-t-il.

Professionnel déjà en activité le jour, Afdel Desmond Kombou a bénéficié d'une recommandation pour suivre, en soirée, des études complémentaires en intelligence artificielle. Sa préférence pour la suite tendrait vers l'auto-entrepreneuriat, avec des projets de développement d'applications, par exemple. Les atouts du Sénégal d'aujourd'hui et les perspectives entrevues pour le futur destinent ce jeune Camerounais à tenter sa chance dans ce pays. « Si tu veux survivre dans ce milieu, soit tu émigres, soit tu crées toi-même les conditions de ton emploi », dit-il avec assurance.

Titulaire d'un bac littéraire dans un lycée français de Conakry, Fatoumata Yarie Camara ne semble pas avoir fait un choix définitif pour son insertion. Elle se spécialise actuellement en gestion de la « Big Data ». Entre l'option du statut de freelance et celle du salariat, il y a encore de la place pour des hésitations. « Revenir dans mon pays, intégrer la fonction publique et faire figure de précurseur dans des secteurs technologiques, cela n'est pas rien », lance-t-elle. Nicolas Poussielgue le reconnaît :

« Les jeunes diplômés ont beaucoup de mal à s'intégrer dans les circuits de l'emploi. En même temps, les entreprises se plaignent de ne pas toujours avoir les profils dont ils souhaitent disposer pour assurer leur croissance. Ceci est souvent dû à l'inadéquation entre les contenus de formation et les besoins des recruteurs ».

Ex-fonctionnaire de l'ambassade de France au Sénégal, puis ex-responsable des formations doctorales et de la recherche à Campus France Paris, le directeur de DIT est convaincu que « lorsque les compétences sont avérées, les opportunités existent ». Mais il déplore l'inexistence ou la faiblesse du soutien de l'État sénégalais au système d'alternance École-Entreprise. Le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT) appuie certes des étudiants jusqu'à la licence en prenant en charge leurs frais de scolarité, mais cela reste insuffisant face aux besoins et à la demande, estime le directeur de l'établissement supérieur.

L'ingénieur Papa Fall rappelle que l'emploi concernant le secteur numérique ne peut être créé en masse que par le secteur privé et par les initiatives entrepreneuriales. « À l'heure actuelle, il ne s'agit pas du numérique orienté application, [c'est-à-dire de la technologie qui crée du ‘software'], mais du numérique qui crée du matériel électronique, [du ‘hardware']. Car, c'est à partir de ces usines électroniques là que l'on pourra créer des embauches massives ».

Cette ambition exige une accélération au plan national de formations pratiques et techniques et d'autres plus pointues, qui sont enseignées dans les plus grandes universités du monde. « Les universités sénégalaises ne sont pas en retard sur ces matières, mais il faut maintenant les intégrer plus largement dans nos curricula nationaux [c'est-à-dire, les programmes d'enseignement] », dit-il.

En même temps, il faut soutenir la création et le développement des start-ups et fintechs[services financiers numériques] dans tous les secteurs d'activités, pour accompagner une « jeunesse sénégalaise très ouverte sur le digital », face à une demande très forte pour ce type de service, comme partout sur le continent.

Soutenir la montée en compétences de la nouvelle génération

Aboubacar Sadikh Ndiaye s'inscrit également dans cette logique d'excellence où « l'offre de formation doit être déterminée par les besoins actuels et futurs du marché. » Le Sénégal étant encore « une économie informelle avec une population jeune et entreprenante », cet expert, consultant en stratégie numérique et intelligence artificielle, plaide pour un développement maîtrisé « des cursus interdisciplinaires combinant des compétences techniques/informatiques avec des soft skills tout en intégrant la dimension entrepreneuriale dès la formation initiale. »

Selon lui, assez d'études démontrent aujourd'hui que « les compétences les plus recherchées dans le monde d'ici 2030 sont celles montantes autour de l'informatique, du code et de l'intelligence artificielle », loin devant les compétences en gestion. À cet égard, « les universités et instituts supérieurs devraient orienter leurs programmes vers ces compétences techniques prioritaires et émergentes », précise l'ancien chargé de cours à Sciences-Po Paris.

Papa Fall cite les exemples de l'École supérieure polytechnique (ESP) de Dakar, la faculté des sciences et techniques de l'université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, le Dakar Institute of Technology (DIT), l'Université nationale Cheikh Hamidou Kane (ex Université virtuelle du Sénégal) comme des modèles à soutenir pour leurs performances « dans des formations très pratiques et au diapason de l'IA. » Il ajoute qu'il faut aider les étudiants à « avoir accès aux plateformes open sources, aux outils payants de l'intelligence artificielle, aux serveurs physiques et autres objets connectés. C'est cela qui leur permettra de produire plus d'applications pertinentes ».

Une autre piste de soutien au secteur, sur laquelle insiste Aboubacar Sadikh Ndiaye, serait la création d'incubateurs dans tous les domaines au sein des établissements d'enseignement supérieur pour pousser les étudiants et les jeunes diplômés à « transformer leurs idées innovantes en projets viables », dans ce qui serait « le premier maillon de la chaîne entrepreneuriale » à venir.

Dans cette lancée, Mouhamadou Lamine Badji, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS), conseille aux écoles et instituts de faire « beaucoup de mathématiques » dans les formations dispensées aux jeunes. « Aujourd'hui, le Sénégal est à la préhistoire du numérique, même s'il y a des individualités qui se distinguent au niveau mondial dans ce secteur », dit-il à contre-courant des autres interlocuteurs.

« Nous consommons plus de technologies que nous en concevons, en dépit de l'inventivité de nos jeunes et de la dynamique entrepreneuriale en cours. Il faut un travail de longue haleine pour combler ce retard en nous inspirant des modèles chinois, singapourien, américain, etc. ».

La Sonatel est l'opérateur téléphonique national historique, dont le groupe français Orange est l'actionnaire majoritaire aux cotés de l'État sénégalais. Ses activités impactent profondément le secteur du numérique et des nouvelles technologies. Le groupe est un important acteur pourvoyeur d'emplois directs et indirects.

La question brûlante des investissements d'avenir

Les projets de création massive d'emplois, en particulier chez les jeunes, sont au cœur des investissements colossaux envisagés dans la mise en œuvre du New Deal Technologique. L'ambition de 100.000 diplômés du numérique, la création de 100.000 emplois directs et 200.000 emplois indirects figurent dans les indicateurs clés du NDT à l'horizon 2034. En plus, la labélisation de 500 startups-tech servirait alors de maillage du territoire permettant d'aller à la conquête de nouvelles opportunités en Afrique et dans le monde.

Sous ce registre, Papa Fall oppose un préalable : « sans des investisseurs crédibles et engagés, disposés à faire des investissements colossaux à hauteur des ambitions politiques, on ne pourra pas avoir un secteur numérique fort, comme aux États-Unis ou ailleurs, par exemple. »

La construction du Parc des technologies numériques (PTN) de Diamniadio et de datacenters opérationnels ou en voie de l'être, tous financés en grande partie avec des investisseurs privés et des banques de développement locales, constitue un pas important vers l'atteinte des objectifs déclarés, souligne Papa Fall, par ailleurs fondateur de PAFIA, une start-up sénégalaise spécialisée en Intelligence artificielle dans le management et le suivi-évaluation de projets.

« Cependant, il n'est pas souhaitable que l'État condense toutes les initiatives technologiques sur lui-même. La pertinence serait de donner à des start-ups sénégalaises les possibilités de gérer une partie des marchés, comme celui de la digitalisation dans la santé et celui de l'éducation. Cela existe déjà avec des fintechs comme Wave, InTouch, Orange Money ou plus récemment Djamo. C'est avec des modèles comme ceux-là que l'on pourra avoir un développement des secteurs d'activité. »

Garantir des emplois décents

Créer des emplois en masse est une chose, mais faire en sorte que ceux-ci soient dignes en termes de conditions de travail et de rémunération, en est une autre. Mouhamadou Lamine Badji, du SYTS, est aussi coordinateur de l'intersyndicale nationale du secteur des télécommunications. Pour lui, la situation actuelle au Sénégal révèle « toute la complexité que porte le numérique, avec l'émergence sans cesse de nouveaux métiers, comme les livreurs à motos appelés ‘'Tiak-Tiak'' munis d'applications installées sur leurs téléphones ou la vente en ligne de produits. »

Pour défendre les intérêts de ces travailleurs, qui ne sont pas toujours employés formellement, le SYTS travaille à la mise en place d'une convention de branche propre au numérique. « Dans ce secteur, il y a des sociétés prospères qui alignent leurs employés sur la convention de commerce, ce qui leur permet de mal les payer [au taux horaire] », souligne le syndicaliste.

Dans son atelier-boutique du quartier résidentiel de Sacré-Cœur 3 à Dakar, Aïcha Guissé a l'ambition de vivre de sa passion. Cette jeune femme de 26 ans, autonome et bardée de diplômes obtenus entre le Sénégal et la France, est la fondatrice depuis fin 2022 de Solü, une marque de vêtements pour hommes et femmes, pensée et fabriquée avec une touche africaine. Les collections de cette « native du numérique » se vendent directement via Instagram et WhatsApp, à travers des paiements par QR code. Elle échange plusieurs heures par jour sur les messageries numériques avec une clientèle exigeante et qui aime communiquer ; mais aussi avec les livreurs locaux (les ‘'Tiak-Tiak'') et internationaux qui transportent ses colis via les services collaboratifs GP. Pour elle, les technologies numériques sont indispensables.

« La difficulté, c'est la gestion. Il faut surveiller les pages de nos plateformes, avoir l'œil sur les commandes, les stocks et leur suivi. Cela demande que nous soyons actifs et disponibles à tout instant », explique l'entrepreneuse. Malgré son engagement et sa forte discipline de travail, la jeune femme avoue pourtant devoir encore garder, pour le moment, son emploi de salariée dans l'administration d'un établissement d'enseignement supérieur, faute de pouvoir vivre correctement de son métier de styliste.

« On trouve des entrepreneurs et autoentrepreneurs qui, selon notre perception de syndicaliste, pourraient être considérés comme des travailleurs. Ce sont des jeunes qui déploient beaucoup d'inventivité et d'innovation. Mais ils manquent aussi d'accompagnement, notamment en termes de sécurité sociale. Cela rend leur situation assez précaire », concède M. Lamine Badji.

Pour lui, il urge d'encadrer l'effervescence dans cet écosystème : « Nous les accompagnons par la syndicalisation, la formalisation de leurs business et de leurs propres situations et par des conseils pratiques ».

La mise en place d'une coordination intersyndicale vise à aider les milliers de jeunes autoentrepreneurs, comme Aïcha, ou salariés avec l'objectif à terme d'obtenir une convention de branche qui permettrait, par exemple, d'harmoniser les salaires. « Cette convention les protégerait aussi contre les licenciements économiques abusifs ou contre un dumping social qui tirerait tout le monde vers le bas », argumente le leader du SYTS, syndicat affilié à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), première centrale du pays.

Payer le prix de l'innovation

Désormais, l'expert Aboubacar Sadikh Ndiaye appelle les autorités sénégalaises à s'inspirer de l'expérience marocaine lancée il y a dix ans : des investissements massifs, ciblés et cohérents dans la formation de milliers d'ingénieurs de haut niveau capables de « concevoir et de coder ».

« Aujourd'hui, cette stratégie porte ses fruits : Starlink et SpaceX d'Elon Musk s'installent dans le royaume, non pour exploiter une main d'œuvre bon marché, mais parce qu'ils trouvent sur place des ingénieurs capables de comprendre leurs technologies complexes, de développer des solutions innovantes et pas seulement des exécutants », signale l'auteur du livre Langage de la transformation digitale.

« Il faut que le Sénégal paie le prix de l'innovation », avertit Mouhamadou Lamine Badji. « Le numérique est aujourd'hui à l'image de l'électricité pendant la 2e Révolution industrielle : les pays en retard dans ce domaine sont condamnés à exister en marge de l'économie mondiale. »

02.09.2025 à 11:25

Prodiguer des soins sans repos et sans aide : le travail invisible des grands-mères dans la région andine

Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement (…)

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Texte intégral (2841 mots)

Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement : un travail qui exige du temps, de l'énergie, des responsabilités et des ressources.

En Bolivie, en Équateur, en Colombie, comme dans d'autres pays andins, nombreuses sont les grands-mères qui, contraintes par la précarité de l'emploi, l'exclusion sociale ou la décision de leurs enfants d'émigrer, doivent assumer la responsabilité d'élever leurs petits-enfants. Ce qui peut, à première vue, apparaître comme du dévouement pur et spontané, se révèle en réalité participer d'une stratégie de survie dont la charge continue d'incomber aux femmes majoritairement. En l'absence de politiques publiques pour l'enfance et la vieillesse, celles-ci se voient confrontées à un double fardeau : prendre soin des autres alors qu'elles-mêmes vieillissent sans recevoir de soins.

« Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré »

En Amérique latine, les soins non rémunérés incombent majoritairement aux femmes, qui y consacrent trois fois plus de temps que les hommes, selon les données de la Banque interaméricaine de développement (BID). Bien que ces tâches soient essentielles au bien-être quotidien, leur répartition inégale limite sensiblement les possibilités d'éducation, d'emploi et de développement personnel des femmes.

Le fossé se creuse davantage si l'on considère le recoupement entre la précarité de l'emploi et le vieillissement de la population, où les grands-mères émergent comme des figures silencieuses mais néanmoins indispensables.

À Ibagué, en Colombie, Luz Marly Arias, de la Fondation Niños de Nazareth, a connu cette réalité de visu : « [À la fondation], nous constatons que de nombreuses grands-mères ont la charge des petits-enfants parce que les mères exercent des emplois informels, sont absentes ou sont confrontées à des situations extrêmes, telles que la privation de liberté. Au bout du compte, ce sont les grands-mères qui doivent en assumer la charge. »

« On voit de tout. Certaines ont encore la forme, alors que d'autres moins, sont affaiblies, ou doivent s'aider d'une canne », explique-t-elle.

Les soins ne se limitent pas à l'accompagnement ou à l'alimentation. Cette responsabilité englobe les aspects physiques, émotionnels et économiques. Pourtant, le discours dominant continue de les présenter comme des « grands-mères dévouées par amour », sans reconnaître que ce qu'elles font est un travail essentiel, complexe et non rémunéré.

L'écrivaine et activiste Silvia Federici le résume clairement : « Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré ». Cette phrase prend tout son sens si l'on considère que ces femmes, avec leur corps vieillissant et leurs ressources limitées, assurent la subsistance de leur famille et de leur communauté, alors que personne n'est là pour veiller à la leur.

Eneida Barrios, 49 ans, membre du Réseau des femmes travailleuses et syndicalistes de Bolivie (Red de Mujeres Trabajadoras y Sindicalistas de Bolivia, RMTSB), met en garde contre les conséquences cumulées d'un tel surmenage : « Il s'agit d'une chaîne d'inégalités qui ne cesse de s'allonger. Et lorsque nous atteignons un âge avancé, nous constatons combien l'abandon des femmes – qui finissent par assumer la charge des enfants et des petits-enfants – prend de l'ampleur. Nous devrions prendre soin de nous-mêmes, de notre santé, or nous nous trouvons confrontées à une pauvreté temporelle. »

Faire reconnaître les soins comme un travail à part entière n'a pas été chose facile, pas même pour les personnes qui les prodiguent. Norka Ivonne Flores, 53 ans, également membre du RMTSB, l'explique ainsi : « Au début, nous nous disions : comment s'occuper de sa mère, s'occuper de sa famille, ou s'occuper de ses petits-enfants peut-il être considéré comme du travail ? Le plus difficile a été d'admettre que, oui, il s'agit bel et bien d'un travail. »

« Et ce n'est pas d'être rémunérées pour nous occuper de nos petits-enfants qu'il s'agit, mais bien de la reconnaissance que les soins ont pour but de préserver la vie, et que dès lors, nous devons reconnaître que les soins relèvent de la responsabilité commune de chacune et de chacun d'entre nous », ajoute-t-elle.

Quand la vieillesse s'accompagne de plus de responsabilités que de repos

Dans la région andine, la demande de soins dépasse les capacités de l'État. Selon le rapport Panorama Social 2024 de la CEPALC, les femmes âgées, au lieu de vieillir dans la dignité, sont obligées d'assumer des tâches d'éducation et de soins aux enfants qui ne sont ni prises en charge ni garanties par l'État.

Le cas de Concepción Mora, une grand-mère de 80 ans qui vit à Bogotá, en Colombie, est particulièrement poignant. Depuis 33 ans, elle s'occupe de son petit-fils atteint d'une déficience intellectuelle et d'épilepsie. Son fils, le père du jeune homme, est décédé il y a plus de dix ans et la mère est absente depuis son enfance. Loin de ce qu'elle aurait pu imaginer, Concepción a dû reprendre son rôle de mère.

« Je passe toute la journée avec lui. Je dois le laver, le raser, lui couper les ongles. Il ne peut pas rester seul parce qu'il tombe. Nous nous sommes souvent retrouvés par terre, moi au-dessus de lui. Je n'ai plus la force, mais je continue », confie-t-elle.

Son seul revenu est une pension de veuve. Elle paie le loyer, la nourriture et les charges. Il lui arrive d'être aidée par des proches, mais c'est elle qui porte l'essentiel de la charge.

Son corps porte les stigmates de décennies de travail non reconnu : douleur chronique, perte de poids et mobilité réduite. « Avant, je pesais 78 kilos. Aujourd'hui, j'en pèse 63. Je suis épuisée, physiquement et moralement. Cela me fait mal de savoir que le jour où je ne serai plus là, il n'y aura personne pour s'occuper de lui. Cela me déchire le cœur. »

Concepción n'est pas la seule. Dans de nombreux foyers andins, les grands-mères assument des responsabilités qui devraient normalement être partagées. L'absence de politiques axées sur le genre et les soins signifie que le travail de soins incombe presque exclusivement aux familles et, au sein de celles-ci, aux femmes âgées, le cas échéant. En l'absence d'une prise de responsabilité partagée de l'État et de la société, ces grands-mères continueront à veiller au bien-être des autres au détriment de leur propre bien-être.

« Depuis que je suis ici avec lui, je me suis privée de beaucoup de choses. Avant, j'aimais rendre visite à ma sœur, à mes nièces. Mais à présent, je ne peux pratiquement plus sortir. Je ne peux pas prendre des taxis à tout bout de champ », dit-elle. Son témoignage donne un visage humain à des réalités froides, mais il révèle aussi une vérité émotionnelle : en l'absence de changement structurel, les soins continueront à retomber – par habitude ou par négligence institutionnelle – sur ces corps déjà épuisés.

La retraite et le poids des attentes sociales

« Tous les problèmes ont une solution : les grands-mères », ironise Norka. Dans son entourage, de nombreuses femmes proches de la retraite restent prisonnières de responsabilités familiales qui les empêchent de se reposer pleinement. J'entends des consœurs dire : « Je ne peux pas prendre ma retraite car j'aide mon fils à s'occuper de sa maison », ou « parce que j'ai mon petit-fils ». Et même lorsqu'elles parviennent à prendre leur retraite, on attend toujours d'elles qu'elles s'occupent des enfants, parce que « maman a du temps libre ». Ainsi, les obligations se prolongent dans la vieillesse.

À Quito, en Équateur, Emperatriz, 72 ans, grand-mère retraitée de quatre enfants, présente un point de vue différent. Elle se considère indépendante et capable de prendre des décisions concernant sa vie, tout en reconnaissant que beaucoup de grands-mères n'ont pas cette possibilité.

« En tant que grand-mères, nous devons comprendre que nous nous trouvons à un stade de la vie où notre disponibilité va s'amenuisant. Nous devons profiter de la force que nous avons encore et nous libérer de toutes les chaînes. Et apprendre à dire “je m'arrête là” [à nos enfants] », dit-elle. Pour elle, le problème ne tient pas seulement au manque de soutien institutionnel, mais aussi aux attentes sociales, où les femmes âgées sont supposées être pleinement disponibles pour s'occuper de leurs enfants.

« Ce n'est pas parce que vos enfants vivent à la maison qu'ils peuvent vous imposer le rôle d'aidante. Il faut apprendre à dire non. L'aide oui, la responsabilité à 100 %, non », insiste-t-elle.

L'expérience d'Emperatriz reflète la tension entre le désir d'autonomie et une culture qui exige un sacrifice constant. Rompre avec ce dictat n'est pas facile, mais certes indispensable.

« Des inégalités cumulées »

À Ibagué, en Colombie, Elvira Suárez, 69 ans, montre comment le surmenage se transmet de génération en génération. Depuis sa plus tendre enfance, cette femme s'est consacrée exclusivement à son foyer. Elle avait des talents de couturière, mais son mari ne lui a pas permis de travailler. « Je gérais ce qu'il me donnait et j'économisais [...], voilà comment je me suis débrouillée avec mon argent ».

À la mort de son mari, alors qu'elle était sans emploi, elle s'est débrouillée en vendant des empanadas dans une université. Aujourd'hui, à un âge avancé, elle s'occupe de ses petits-enfants alors que l'une de ses filles travaille à l'extérieur. Sans le vouloir, elle répète le cycle sans fin des soins.

« Il n'y a pas eu la moindre discussion, nous vivions dans la même maison, elles [ses filles] allaient travailler et j'ai dû rester à m'occuper des enfants. Voilà comment cela s'est passé », dit-elle.

Elvira cuisine, donne un coup de main avec les devoirs, s'occupe des tâches ménagères. Elle le fait avec beaucoup d'amour, mais aussi de fatigue. « Quand j'ai eu mes enfants, personne ne m'a aidée, j'ai souffert. Et maintenant, je dois tout recommencer [...] c'est injuste. » Elle rêve de monter un petit atelier de couture pour enfants, mais elle n'a pas de machine à coudre : « C'est cher et je n'en ai pas les moyens ».

Comme tant d'autres femmes, elle a passé sa vie à travailler de manière informelle, sans rémunération, à la maison. Aujourd'hui, elle continue à s'occuper de ses proches sans pension ni reconnaissance. La CEPALC parle d'« inégalités cumulées ». En l'absence de revenu décent et de politiques de protection, de nombreuses femmes vieillissent en dépendant de la bonne volonté de leur famille ou d'initiatives communautaires.

« Qu'advient-il de ces femmes [grands-mères] lorsqu'elles atteignent le troisième âge ? C'est alors qu'elles ont le plus besoin de soins qu'elles sont le moins protégées », avertit Mme Barrios.

Des systèmes de soins complets, une nécessité urgente

« En Bolivie, par exemple, nous avons une excellente Constitution, de même qu'une loi pour le troisième âge, mais malheureusement elles ne fonctionnent pas », déplore Mme Barrios, attirant l'attention sur une lacune persistante et commune dans plusieurs pays de la région andine : des lois existent, mais il manque les moyens financiers, la coordination et une réelle volonté politique pour les mettre en application.

Il en résulte des politiques fragmentées, dans le cadre desquelles l'État finit par déléguer une grande partie des soins aux familles, renforçant par-là même les inégalités de genre. La syndicaliste préconise la mise en place de systèmes publics complets, basés sur une approche intersectionnelle, qui reconnaissent le travail de soins sous toutes ses formes, le redistribuent et l'accompagnent d'une éducation, d'une protection sociale et de l'élimination de tout préjugé.

En outre, « il est essentiel de socialiser ces lois afin de permettre aux citoyens de les connaître et de faire valoir leurs droits », ajoute Mme Emperatriz.

Malgré certaines avancées au niveau de la région, telles que les pensions non contributives, l'accès aux soins de santé ou les programmes d'aide aux personnes âgées, celles-ci restent insuffisantes. Bon nombre d'entre elles ne reflètent pas les réalités complexes de groupes clés, tels que les grands-mères, qui continuent à jouer un rôle fondamental au sein des familles.

Par ailleurs, la portée de l'intervention de l'État est toujours sujette à débat : le rôle de l'état doit-il s'en tenir au soutien économique aux familles uniquement ou aller plus loin ? C'est ce que préconisent les organisations syndicales nationales telles que le RMTSB, mais aussi les organisations régionales et internationales, notamment la CSA et la CSI, qui demandent que la prise en charge publique des soins pour tous constitue une priorité.

Au-delà de la région andine, dans les métropoles comme Mexico, les débats en faveur de l'allocation de prestations aux grands-parents soignants représentent certes une avancée. Cependant, comme avertit Mme Barrios, il ne s'agit jamais que de remèdes palliatifs qui omettent de remettre en cause ou de transformer les structures qui perpétuent les inégalités liées au genre ou à l'âge dans le travail de soins.

Entretemps, chaque matin, dans des milliers de foyers andins, des grands-mères s'affairent à préparer le petit-déjeuner, accompagnent les enfants à l'école, prennent soin d'eux lorsqu'ils tombent malades et les aident à faire leurs devoirs. Elles soutiennent la vie familiale de façon désintéressée.

« Moi aussi, j'ai le droit, jusqu'à mon dernier jour, de faire ce que je veux, et non ce qu'on m'impose », déclare Mme Emperatriz.

Par ces propos, elle revendique non seulement son autonomie dans la vieillesse, mais elle remet également en question une culture qui a légitimé le dévouement total des femmes à la prise en charge des autres, souvent au détriment de leurs propres désirs et de leurs propres projets. Il ne suffit pas de les remercier ou d'idéaliser leur dévouement, estiment les syndicalistes boliviennes. Des politiques concrètes sont nécessaires pour reconnaître leur travail, le redistribuer et garantir des conditions décentes pour leur vieillesse.

« Je m'inquiète de ce qui arrivera quand je partirai à la retraite, combien je toucherai, si je pourrai subvenir aux besoins de ma famille », indique Mme Barrios. Il s'agit, selon elle, d'une préoccupation que partagent de nombreuses femmes, le reflet d'une santé émotionnelle usée par des années de surmenage vécues dans le silence.

À l'heure où dans la région, les discours sur les droits humains et la justice sociale ne manquent pas, une question aussi simple qu'urgente se pose : qui est là pour s'occuper des personnes qui prennent soin des autres ?

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