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11.04.2025 à 07:00

Yanis Varoufakis : « Les syndicats ne doivent plus se contenter d'essayer d'obtenir des salaires équitables, parce qu'ils ne le seront jamais à l'ère du techno-féodalisme »

Yanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de (…)

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Texte intégral (3162 mots)

Yanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l'Europe (éd. Les liens qui libèrent, 2017), livre qui a été adapté au cinéma en 2019 par le cinéaste oscarisé Costa-Gavras.

Il s'entretient avec Equal Times sur son dernier ouvrage paru, Les nouveaux Serfs de l'économie (éd. Les liens qui libèrent, 2024), qui retrace le changement profond provoqué par les grandes entreprises technologiques et les mesures à prendre pour le contrer.

Votre livre soutient que nous vivons dans un nouveau système économique « techno-féodal ». Pourtant, son avènement n'a pas nécessité une révolution sociale, comme le capitalisme, ni un bouleversement agricole massif comme le féodalisme. Pourquoi pensez-vous qu'il s'agit d'un nouveau mode de production ?

Le techno-féodalisme repose sur une nouvelle forme de capital, une forme mutante qui est qualitativement et quantitativement différente de toutes les variétés connues jusqu'à présent. Jusqu'à il y a dix ans, toutes les formes de capital étaient produites ; avec une charrue, un marteau, une machine à vapeur ou un robot industriel. Mais au cours de la dernière décennie, nous avons vu apparaître une nouvelle forme de capital qui se tapit dans nos téléphones, nos tablettes et nos câbles de fibre optique, que j'appelle le « capital cloud ».

Amazon, Alibaba, Uber, Airbnb ne sont pas des marchés. Ils ne sont même pas des monopoles : ce sont des plateformes commerciales. L'algorithme — le capital cloud — qui les construit ne produit rien d'autre qu'un fief cloud où nous nous réunissons en tant que créateurs, consommateurs et utilisateurs. Nous travaillons tous sur ces plateformes, que ce soit en tant que chauffeurs de taxi ou producteurs de contenu, et le propriétaire de ce paysage numérique perçoit des rentes, comme c'était le cas dans le cadre du féodalisme. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de rentes foncières, mais de rentes numériques. Je les appelle des « rentes cloud ».

Dans ce processus, les propriétaires du capital cloud peuvent modifier votre comportement… ou votre esprit. Ce moyen de modification du comportement crée un mode socio-économique de production, de distribution, de communication et d'échange totalement nouveau. Ce n'est pas du capitalisme, même si la base reste le capital. Le capitalisme repose sur deux piliers : les marchés et le profit. Le capital cloud remplace rapidement les marchés par des fiefs cloud et, par conséquent, il siphonne les profits capitalistes qui sont encore essentiels pour le système, sous la forme d'une rente cloud.

Le bon sens socialiste consistait à dire que le capitalisme creusait lui-même sa propre tombe, sous la forme de travailleurs qui réalisent des profits. Est-ce toujours le cas avec le techno-féodalisme ou aboutira-t-on à des robots qui fabriquent des robots pour fabriquer encore plus de robots ?

L'analyse marxiste est la meilleure façon de comprendre le techno-féodalisme. La valeur est toujours produite par des êtres humains ; pas par des robots, des algorithmes ou du capital cloud. Elle émane de l'activité humaine. Elle ne résulte pas de la construction de machines par des machines. Ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui beaucoup de capital est produit par une main-d'œuvre gratuite.

Avant, Henry Ford utilisait des machines pour soutenir la production de ses voitures. Il devait passer commande auprès d'un autre capitaliste qui employait une main-d'œuvre salariée qui produisait cet équipement. À présent, la grande majorité du capital cloud est produite par une main-d'œuvre gratuite que j'appelle les « techno-serfs ». Chaque fois que vous téléchargez une vidéo sur TikTok, vous augmentez son stock de capital. Évidemment, pour que le système soit en mesure de se perpétuer, il a toujours besoin de main-d'œuvre salariée, si bien que, si l'on supprime cette main-d'œuvre, le système tout entier s'effondre. Il existe des robots qui construisent des robots pour construire des robots, mais le système est encore plus instable et davantage sujet aux crises que le capitalisme lui-même, car son socle (la plus-value produite par le salariat) se réduit comme peau de chagrin.

Si une entreprise produit des vélos électriques, 40 % du prix que vous payez sur Amazon ira à Jeff Bezos [le fondateur et président exécutif d'Amazon], et non aux capitalistes qui l'ont produit, ce qui constitue une forme de rente cloud. Cet argent ne réintègre pas la production ou le secteur capitaliste traditionnel, de sorte que la demande globale, qui a toujours été rare sous le capitalisme, l'est encore plus aujourd'hui. Cela pousse les banques centrales à imprimer davantage de billets pour compenser la perte de pouvoir d'achat, ce qui accentue les pressions inflationnistes. Le techno-féodalisme est donc un système bien pire et plus sujet aux crises que le capitalisme.

Votre idée semble suggérer que même notre perception de la réalité est aujourd'hui dominée par une sorte de filtre algorithmique. Quel est son impact sur la conscience de classe ?

Son impact est énorme. Lorsque je dis que notre travail gratuit réapprovisionne et reproduit le capital cloud de Bezos, Google et Microsoft, on me répond : « Oui, mais vous adorez faire cela ». Nous le faisons volontairement. D'accord, mais cela ne change rien au fait qu'il s'agit d'un travail gratuit. Il y a aussi ce que mon ami [l'écrivain de science-fiction et activiste des droits numériques] Cory Doctorow appelle le processus de « merdification » (« enshittification », en anglais). Plus vous vous impliquez dans des plateformes où vous fournissez volontairement votre travail, plus vous aurez une expérience merdique, et plus vous serez en colère contre les autres utilisateurs, non pas contre le capitaliste du cloud qui en est propriétaire ; c'est donc un dissolvant de la conscience de classe.

Pensez-vous que le populisme autoritaire que nous connaissons depuis 2008 est, en partie, l'expression politique de ce nouveau mode de production ?

L'année 2008 a été le 1929 de notre génération. Rien à voir avec le capital cloud, car le capital cloud n'existait pas encore à l'époque. C'était le résultat de l'effondrement du système capitaliste financiarisé post-Breton Woods. Toutefois, la réponse à cet effondrement (c.-à-d. le renflouement des banques et le recours de la planche à billets à hauteur de 35.000 milliards de dollars US [31.740 milliards d'euros] pour le compte des banquiers) a contribué à accélérer l'accumulation du capital cloud, car ce sont les seuls investissements qui ont eu lieu entre 2009 et 2022. En effet, l'impression de monnaie issue de l'assouplissement quantitatif a coïncidé avec une austérité généralisée, de sorte que les entreprises capitalistes traditionnelles ont cessé d'investir. Elles ont pris l'argent des banques centrales et ont racheté leurs propres actions. Seuls les propriétaires de capital cloud ont investi dans des machines, ce qui a provoqué une hausse incroyable de la qualité et de la quantité de capital cloud, aboutissant à ChatGPT et à OpenAI.

Chaque fois qu'une telle accumulation massive de capital se produit, la société connaît une mutation parallèle. Elon Musk, par exemple, est arrivé tardivement dans la course au capital cloud. C'était un capitaliste traditionnel. Il fabriquait des voitures et des fusées. Il n'était pas un cloudaliste jusqu'à ce qu'il se rende compte que les plateformes de Tesla et de Starlink avaient absolument besoin d'une connexion au capital cloud et qu'il ne disposait d'aucune interface. Il a donc acheté Twitter [aujourd'hui appelé X] pour une bouchée de pain. Mon point de vue diverge de celui de tous les autres à ce propos, mais les 44 milliards de dollars US (39,55 milliards d'euros) [le montant payé par Musk pour acheter Twitter en 2022] ne sont pas grand-chose. Pour lui, ce sont des cacahuètes et il est en train de créer, sur la base de X, une application qui relie Starlink à toutes les voitures Tesla dans le monde. Il a même fusionné ses câbles avec les systèmes informatiques du gouvernement fédéral et son idéologie quasi fasciste, voire totalement fasciste, est intimement liée à tout cela.

Lorsque Peter Thiel [le milliardaire libertaire d'extrême droite et investisseur en capital-risque] a récemment déclaré que le capitalisme était incompatible avec la démocratie, en mon for intérieur, j'ai applaudi. Il avait tout à fait raison, mais il a fallu le capital cloud, Palantir Technologies, [l'entreprise de logiciels fondée par M. Thiel qui fournit principalement des données et un soutien à la surveillance pour les agences militaires, de sécurité et de renseignement] et X pour que ces gens disent « Vous savez quoi ? La démocratie (même une démocratie très timide) est une corvée et un frein à notre pouvoir, c'est pourquoi nous optons pour le fascisme. » Mais ils n'auraient pas pu le faire s'ils n'avaient pas un lien direct avec nos cerveaux, car, contrairement à Henry Ford et Thomas Edison, qui ont dû acheter des journaux pour trouver des moyens de nous influencer, si vous êtes propriétaire du capital cloud, en substance, vous possédez les chaînes mentales de milliards de personnes.

L'autre vision utopique, qui consiste à croire qu'un « communisme de luxe » entièrement automatisé pourrait nous libérer du travail, est-elle plus probable que le contrôle algorithmique de la population, ou même l'internement décidé par des algorithmes ?

En 2017, je concluais mon livre (Talking to My Daughter About the Economy) en disant que l'avenir de l'humanité se dirigeait soit vers le monde de Matrix, soit vers celui de Star Trek. La voie vers Star Trek est celle du « communisme libertaire de luxe » et la voie vers Matrix est celle du techno-féodalisme dans sa pire variante. Celle vers laquelle nous nous dirigerons dépendra de notre capacité à relancer la politique démocratique, ce qui n'est pas gagné d'avance.

Comment ramener le capital cloud à un niveau plus humain ? Quel type de réglementation pourrait être efficace ?

Je pense que la plus évidente est l'interopérabilité. Par exemple, je voulais quitter Twitter [X] parce que cette plateforme est devenue un véritable cloaque, mais j'ai 1,2 million d'abonnés. Je suis allé sur Bluesky et j'en avais 100 (à présent 30.000), donc je ne peux pas abandonner X. Mais imaginez si les régulateurs imposaient l'interopérabilité à X, et disaient : « Si vous souhaitez poursuivre vos activités, vous devez permettre aux abonnés de toute personne qui quitte X pour Bluesky de continuer à recevoir les messages Bluesky de ces derniers sur X ». C'est l'équivalent de la façon dont les entreprises de télécommunications ont été contraintes d'autoriser les gens à conserver leur numéro de téléphone lorsqu'ils partaient chez un concurrent.

Il est intéressant de noter qu'en Chine, l'interopérabilité a fait l'objet d'une loi l'année dernière pour les fournisseurs [de services numériques] ou les applications. Cela n'arrivera jamais en Occident, bien entendu, mais, si c'était le cas, cela constituerait une attaque majeure contre le pouvoir et les privilèges des cloudalistes.

La législation antitrust a été efficace, comme lorsque [l'ancien président états-unien] Teddy Roosevelt l'a utilisée pour démanteler Standard Oil [en 1911], un monopole à travers les États-Unis, en 50 sociétés différentes, une par État. Mais comment faire avec Google et YouTube ? On ne peut pas les démanteler, car cela n'a aucun sens. En fin de compte, la question est de savoir qui en est le propriétaire. Le seul moyen de mettre fin au techno-féodalisme de manière décisive est de passer du cadre capitaliste du droit des sociétés, « Vous pouvez posséder autant d'actions que vous avez de dollars ou d'euros », à un système où chaque travailleur reçoit une action de l'entreprise dans laquelle il travaille, et vous ne pouvez pas posséder une action de l'entreprise si vous n'y travaillez pas. Il est possible de légiférer sur les sociétés autogérées et détenues par les travailleurs en un seul coup. Si l'on ajoute à cela un jury de citoyens chargé de juger des performances sociales des entreprises, on peut encore avoir des marchés, mais sans capitalisme.

Pour y parvenir, que devraient faire les syndicats ? Les considérez-vous encore comme des acteurs clés dans ce nouveau monde ?

Absolument ! Mais ils ne doivent plus se contenter du projet visant à garantir des salaires équitables. Les salaires ne peuvent jamais être équitables, quel que soit leur niveau, dans un système techno-féodal, car il existe une grande inégalité de pouvoir entre les propriétaires du capital cloud et les travailleurs. On le constate aujourd'hui dans la Silicon Valley. Il y a également de nombreux travailleurs qui ne reçoivent pas un centime pour le travail gratuit qu'ils fournissent. Ce que j'aimerais voir, ce sont des syndicats radicalisés qui revendiquent « un travailleur, un membre, une action, un vote » plutôt que des salaires équitables.

Pensez-vous que la gauche politique soit naturellement adaptée à ce nouveau monde ? Jusqu'à présent, c'est l'extrême droite qui s'est imposée. Comment inverser la tendance du techno-féodalisme ?

Primo, en sensibilisant les gens au fait que le système actuel de création de valeur et de distribution de celle-ci nous mènera à coup sûr à une fin prématurée et à une diminution constante des perspectives pour le plus grand nombre, d'une manière bien pire que dans le cadre du capitalisme.

Secundo, en montrant clairement que les technologies peuvent être améliorées massivement si elles sont socialisées. Si votre municipalité disposait de sa propre application pour remplacer Airbnb ou Deliveroo, ainsi que d'une application pour les paiements bancaires, et si des emplois de qualité étaient créés au niveau municipal pour les programmeurs chargés de créer ces applications, les avantages seraient facilement accessibles.

Tertio, en soulignant comment la concentration bipolaire brute du capital cloud entre les mains de très peu de personnes, en particulier dans la Silicon Valley et sur la côte est de la Chine, donne lieu à une nouvelle guerre froide qui pourrait très facilement déboucher sur une guerre thermonucléaire. Cela explique pourquoi les États-Unis multiplient des attaques contre la Chine. Cela n'a rien à voir avec Taïwan. Taïwan et la politique d'une seule Chine ont toujours existé. Il ne s'agit pas non plus de la montée en puissance de l'armée chinoise. C'est absurde. C'est une remise en cause de l'hégémonie du dollar par la fusion des grandes entreprises technologiques chinoises avec la finance chinoise et la monnaie numérique de la Banque centrale de Chine. La paix mondiale est donc le troisième avantage.

Considérez-vous toujours que les actions hors des parlements sont essentielles à la réalisation de ce changement ?

Rien ne remplace la construction d'un mouvement en dehors des parlements. Mais les grèves et l'action climatique nécessitent un programme qui incitera les gens à agir au niveau local, les deux doivent donc être complémentaires. Parce que vous avez maintenant un précariat massif qui est de plus en plus difficile à organiser autour des syndicats traditionnels et vous avez toute cette main-d'œuvre gratuite fournie en particulier par les jeunes, sur TikTok et Instagram. Nous devons trouver des moyens de rassembler le prolétariat, les techno-serfs et le précariat. Concrètement, il ne suffit pas que les syndicats organisent une grève dans une usine. Il faut la combiner avec des boycotts des consommateurs et des campagnes militantes basées sur le cloud simultanément.

10.04.2025 à 11:18

Si le réarmement mondial paraît imparable, il est surtout contreproductif

Au milieu de l'incertitude qui caractérise notre époque, une tendance semble se dégager très nettement : le réarmement militaire et la hausse des budgets de défense à l'échelle planétaire. Selon un rapport, publié le 10 mars dernier, par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) :
▪ Les États-Unis sont le principal bénéficiaire du commerce des armes. De 35 % de toutes les opérations réalisées à l'échelle mondiale entre 2015 et 2019, ils sont passés à 43 % du (…)

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Au milieu de l'incertitude qui caractérise notre époque, une tendance semble se dégager très nettement : le réarmement militaire et la hausse des budgets de défense à l'échelle planétaire. Selon un rapport, publié le 10 mars dernier, par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) :

▪ Les États-Unis sont le principal bénéficiaire du commerce des armes. De 35 % de toutes les opérations réalisées à l'échelle mondiale entre 2015 et 2019, ils sont passés à 43 % du total au cours de la période 2020-2024, et comptent 41 entreprises de défense parmi les 100 plus importantes au monde. Au cours de cette même période, les États-Unis ont vendu des armes à 107 pays, se positionnant comme le premier fournisseur de 22 des 40 principaux importateurs mondiaux, avec en tête l'Arabie saoudite, qui absorbe 12 % de leurs exportations totales.

▪ Parallèlement, et comme conséquence directe de l'invasion russe en Ukraine, les membres européens de l'OTAN (23 des 27 pays membres de l'Union européenne où sont implantés les sièges de 18 des 100 entreprises les plus importantes à l'échelle mondiale) ont augmenté leurs commandes de 105 % par rapport aux cinq années précédentes. Et alors qu'en 2015-2019, 42 % du matériel provenait des États-Unis, ce pourcentage est passé à 64 % au cours des cinq dernières années.

▪ Après les États-Unis, dont les ventes ont augmenté de 21 % entre 2020 et 2024, la France occupe désormais la deuxième place, dépassant la Russie, avec une progression de 11 % par rapport à 2015-2019, ce qui lui a permis de vendre du matériel dans 65 pays et de concentrer 9,6 % du commerce mondial. Viennent ensuite, dans l'ordre, la Russie (baisse de 64 %, 7,8 % du commerce mondial et seulement deux entreprises parmi les 100 plus importantes à l'échelle mondiale), la Chine (baisse de 5,2 % et 5,9 % du commerce mondial, avec neuf entreprises parmi le top 100 mondial), l'Allemagne (baisse de 2,6 % et 5,6 % du commerce mondial), l'Italie, qui passe de la dixième à la sixième place (hausse de 138 % et 4,8 % du commerce mondial), le Royaume-Uni (baisse de 1,4 % et 3,6 % du commerce mondial), Israël (baisse de 2 % et 3,1 % du commerce mondial), l'Espagne qui, bien qu'ayant reculé d'une place, a vu ses exportations augmenter de 29 % pour atteindre 3 % du commerce mondial, et enfin la Corée du Sud, avec une hausse de 4,9 % et 2,2 % du total mondial. D'autres pays comme la Turquie (onzième place, avec une croissance de 104 % et 1,7 % du commerce mondial), les Pays-Bas (malgré une baisse de 36 %, ils représentent déjà 1,2 % du total mondial) et la Pologne (hausse de 4.031 % et 1 % du total mondial) sont en nette progression.

▪ L'Ukraine, avec 8,8 % du total des commandes, est devenue le plus grand importateur mondial de matériel de défense. Quant aux fournisseurs de Kiev, la liste compte plus de 35 pays, avec en tête les États-Unis (45 %), l'Allemagne (12 %) et la Pologne (11 %). L'Inde arrive en deuxième position (bien que ses importations aient chuté de 9,3 % au cours des cinq dernières années, elle totalise 8,3 % des commandes mondiales de matériel de défense), suivie du Qatar (qui occupait la dixième place au cours des cinq années précédentes et dont les commandes ont augmenté de 127 % entre 2020 et 2024 pour atteindre 6,8 % des importations mondiales), de l'Arabie saoudite (avec une baisse de 41 % par rapport aux cinq années précédentes, alors qu'elle était le premier importateur mondial d'armes, et une part mondiale de 6,8 %) et le Pakistan (avec une hausse de 61 % et une part mondiale de 4,6 %).

Qu'y a-t-il derrière l'intensification de la dérive militariste ?

Une interprétation hâtive de ces chiffres pourrait conduire à la conclusion qu'une telle intensification des dérives militaristes serait attribuable exclusivement au pouvoir des industries de défense, en imaginant celles-ci capables à elles seules de convaincre les gouvernements et les acteurs politiques de tous bords que la voie des armes est la plus profitable quand il s'agit de défendre leurs intérêts. Sans nier, d'aucune manière, leur pouvoir considérable et leur quête constante du profit à tout prix, cela reviendrait à ignorer de nombreux autres facteurs qui permettent d'expliquer une dynamique tendant vers une intensification encore plus soutenue.

D'une part, la poussée impérialiste qui anime tant la Russie que la Chine et les États-Unis se fait chaque jour plus visible. Dans le cas de la Russie, comme on peut le déduire directement de son invasion de l'Ukraine, il s'agirait de récupérer coûte que coûte une zone d'influence propre, tant dans son voisinage européen qu'asiatique. Pendant ce temps, engagés dans un bras de fer pour la place de leader mondial, les deux autres ne font guère mystère de leurs visées sur Taïwan, le Panama et le Groenland, respectivement. Là où le modèle de comportement de ces trois puissances se rejoint, c'est dans la tendance qu'elles ont à considérer que la meilleure façon d'atteindre leurs fins est de se doter d'un arsenal militaire toujours plus puissant.

À moindre échelle, un net penchant militariste se fait également jour chez d'autres aspirants au leadership dans différentes régions du monde, lesquels cherchent à tirer parti de l'affaiblissement des États-Unis dans son rôle de gendarme mondial.

Cet affaiblissement conduit, en effet, certains pays à croire qu'une opportunité s'offre à eux de consolider ou d'atteindre une position de leadership, qu'ils considèrent comme leur destinée naturelle. Et, suivant un schéma comportemental profondément ancré dans l'histoire de l'humanité, ils choisissent de se réarmer pour mettre au pas leurs voisins. Aussi, pour en revenir à la concurrence entre les trois grandes puissances mentionnées plus haut, n'est-il guère surprenant que chacune d'entre elles choisisse de soutenir militairement les aspirants en question, dans le but de rallier de nouveaux partenaires à leur cause face à leurs rivaux.

Entre-temps, l'affaiblissement des instances internationales de prévention des conflits violents, avec une ONU sur le déclin, suscite également une inquiétude généralisée, dans la mesure où de nombreuses moyennes et petites puissances estiment que la détérioration de l'ordre international les laisse sans défense face aux violations potentielles de leur souveraineté nationale. Une inquiétude qui débouche, à son tour, sur une nouvelle course aux armements, à l'heure où de nombreux pays, craignant de se retrouver sans défense face à une attaque violente contre leurs intérêts vitaux, cherchent à renforcer leurs capacités de défense.

Emportés par cet élan, les pays membres de l'Union européenne se fourvoient en misant sur un plan de réarmement tel que celui présenté récemment par la présidente de la Commission européenne. Que les Vingt-Sept veuillent s'émanciper vis-à-vis des États-Unis et disposer de leurs propres moyens de défense de leurs intérêts se comprend. Cependant, la voie à suivre – pour ce qui est unanimement identifié comme un projet de paix, non impérialiste – ne peut être un retour au passé. Les moyens militaires doivent être considérés comme des instruments de dissuasion et de dernier recours. Par conséquent, la voie de l'armement – qui implique également de continuer à dépendre des États-Unis comme principal fournisseur à court et moyen terme – constitue une réponse inadéquate face aux défis auxquels nous nous trouvons aujourd'hui confrontés.

D'une part, les armes ne permettent pas de déjouer les nombreuses menaces qui pèsent sur notre sécurité, qu'il s'agisse de la crise climatique ou de la montée des mouvements antidémocratiques, pour ne citer que ces exemples. D'autre part, cela impliquerait une réforme préalable de la structure politique et des processus décisionnels de l'UE afin que, conformément à tout État de droit, ces armes soient soumises à un gouvernement civil. En tout état de cause, l'Union européenne ne semble pas être en mesure de pouvoir résister à la vague militariste dans laquelle nous nous trouvons désormais empêtrés.

04.04.2025 à 09:59

« La promesse des nouvelles technologies n'est pas l'abolition du travail, mais plutôt sa dégradation »

Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le (…)

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le lieu de travail et les dirigeants syndicaux s'empressent d'intégrer cette « révolution » dans leurs négociations. Pourtant, chaque fois, l'histoire reste la même : les employeurs utilisent les nouvelles machines pour intensifier la pression sur les travailleurs, accélérer les cadences et saisir davantage de contrôle sur le processus de travail. Ce décalage entre les grandes promesses des nouvelles technologies et les réalités vécues n'est pas une coïncidence. De fait, c'est même le but.

La technologie et le progrès technologique font partie des idées les plus excessivement déterminées qui façonnent la vie moderne et, historiquement, les employeurs se sont servis de ces concepts pour dominer les travailleurs. Le discours sur la révolution technologique et le progrès technologique (c.-à-d. l'histoire que la société se raconte à elle-même sur les avancées technologiques) se fait généralement au détriment des syndicats et du pouvoir des travailleurs. Lorsqu'il s'agit de négocier sur la technologie, il incombe donc au mouvement syndical de dissocier les discussions sur certains changements technologiques spécifiques des histoires sur le progrès technologique. Il incombe au mouvement syndical de séparer le progrès technologique du progrès social. L'histoire de l'essor de l'idée même de l'automatisation et les développements plus récents autour de l'IA illustrent clairement cette leçon.

Depuis le milieu du XXe siècle, la promesse d'un progrès technologique issu des laboratoires des grandes entreprises est en fait la promesse d'une intégration plus poussée des prémisses d'un travail dégradé dans la vie professionnelle des gens ordinaires. Évidemment, il ne s'agit pas là d'un attribut des machines elles-mêmes. Il s'agit d'une qualité de la domination sociale que les machines provoquent.

Les machines et la façon dont elles sont conçues et la manière dont les employeurs les mettent en œuvre ne sont pas déterminées par la technologie : elles le sont par les relations sociales, par les structures du capitalisme. Par conséquent, afin de comprendre les effets du changement technologique sur le lieu de travail, nous devons comprendre les piliers intellectuels qui sous-tendent la manière dont nous parlons de l'introduction de nouveaux mécanismes dans le travail. Or, ce que l'histoire de ces piliers intellectuels nous apprend, c'est que la promesse de ce que l'on appelle l'automatisation n'est pas vraiment l'abolition du travail, mais la dégradation de celui-ci.

Le discours sur l'automatisation

Le terme « automatisation » a été inventé dans les années 1940 par les dirigeants de la Ford Motor Company dans le cadre de leur bataille visant à affaiblir les travailleurs militants et syndiqués de l'atelier. Obligés par le mouvement ouvrier et la législation américaine de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, les dirigeants de l'industrie automobile devaient trouver un moyen de saper le pouvoir des travailleurs sans pour autant s'attaquer ouvertement au principe de la syndicalisation. En s'appuyant sur la foi généralisée de l'après-guerre dans le progrès technologique, ils ont fait valoir que c'était le progrès technologique lui-même qui dégradait les emplois des travailleurs, et non les décisions de la direction. Selon eux, c'est l'automatisation, et non les cadres, qui est responsable de l'accélération de la chaîne de montage, du licenciement des travailleurs ou de l'externalisation du travail d'usine vers des régions non syndicalisées du pays. Dit autrement, l'objectif initial de la notion d'automatisation était de détourner les discours d'utopie technologique pour, un jour, abolir les syndicats, pas le travail.

En peu de temps, les dirigeants de toutes les industries ont adopté l'idée de l'automatisation, au point que le terme est devenu essentiellement impossible à distinguer de l'idée même de progrès technologique. À l'instar de ce qui s'est passé dans l'industrie automobile, le terme « automatisation » était tout aussi souvent synonyme d'accélération et de surcharge de travail que de remplacement du travail humain. C'est le cas dans les mines de charbon, dans le transport ferroviaire de marchandises et même lors de l'introduction des ordinateurs dans les bureaux.

Et pourtant, malgré les objectifs anti-travailleurs et anti-syndicats du concept, des personnes appartenant à toutes les tendances politiques ont adopté le discours sur l'automatisation et bon nombre de ses postulats les plus fondamentaux, à savoir que le progrès technologique et la perte de contrôle du travailleur sur le processus de travail ne font qu'un.

Parmi ceux qui ont adopté la logique du discours sur l'automatisation figurent la majorité des responsables du mouvement syndical. D'un point de vue rhétorique, voire intellectuel, le discours entourant l'automatisation a surclassé les dirigeants syndicaux, qui ne se sont généralement pas opposés aux employeurs lorsqu'il a été question d'introduire de nouvelles technologies ; ils ne voulaient pas être perçus comme des « luddites ». Cela s'explique en partie par le fait que le discours sur l'automatisation flattait également le technoprogressisme de la gauche, encore présent aujourd'hui. Les responsables syndicaux ne savaient pas ce que l'« automatisation » apporterait. Souvent, ils ne pouvaient pas la définir exactement, mais ils pensaient qu'elle était réelle et décisive. Ils n'ont donc pas réussi à faire la différence entre les histoires de progrès technologique et la mission du patron, qui consiste à contrôler à la fois le travail et les travailleurs. Les dirigeants syndicaux pensaient que l'« automatisation » allait améliorer le niveau de leurs travailleurs, mais cela ne s'est pas produit. Ils pensaient que l'automatisation allait faire monter en compétence leur travail, mais c'est le contraire qui s'est produit. Enfin, ils pensaient que les changements opérés sous l'égide de l'automatisation étaient principalement technologiques, mais ce n'était pas le cas.

Aujourd'hui, ce que nous appelons IA ne représente que la plus récente évolution du discours sur l'automatisation. Le terme « IA » est notoirement vague et, bien que parfois les gens l'utilisent pour décrire une innovation technologique spécifique (comme l'apprentissage automatique et les grands modèles de langage, LLM), les employeurs utilisent tout aussi souvent le terme pour masquer des changements plutôt ordinaires dans le processus de travail sous couvert de révolution. En conséquence, parmi les journalistes et les universitaires, souligner que les systèmes d'IA soi-disant automatisés font encore appel à des travailleurs humains a engendré une véritable petite industrie. Ils ont montré comment les employeurs ont utilisé le spectre de l'IA pour pousser les travailleurs à aller plus vite, pour les surveiller et pour délocaliser la main-d'œuvre dans les pays du Sud. En général, cependant, les employeurs continuent à utiliser l'idée de l'IA de la même manière qu'ils utilisaient l'automatisation au milieu du XXe siècle, à l'instar d'Elon Musk, qui affirmait l'année dernière que, grâce à l'IA, « aucun d'entre nous n'aura d'emploi ».

Dans ce contexte, que peuvent faire les syndicats ?

L'exemple des États-Unis du milieu du siècle dernier nous montre que les syndicats ont eu recours à deux stratégies générales pour contourner le problème de l'« automatisation » qui, comme on peut s'en douter, était en réalité le problème de la perte de contrôle des travailleurs dans leurs ateliers.

Certains syndicats, comme l'United Packinghouse Workers of America (UPWA), ont tenté d'obtenir de leur employeur et de l'État qu'ils proposent des programmes de reorientation aux travailleurs licenciés à la suite de fermetures d'usines. L'argument était que, puisque les progrès technologiques avaient rendu ces travailleurs obsolètes, il fallait que les dirigeants revalorisent et requalifient les travailleurs pour les postes d'employés ou de superviseurs de machines qui étaient censés arriver. Ces tentatives ont généralement échoué. D'autres syndicats, comme l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), ont pour leur part exigé que l'employeur rachète les emplois des travailleurs avant de les mécaniser, notamment grâce à de généreuses prestations de retraite. Les stratégies de ces syndicats ont été plus fructueuses. Plutôt que de se contenter d'une vague promesse de formation pour un emploi « hautement qualifié » qui, bien souvent, ne s'est jamais concrétisée, les syndicats ont obtenu de meilleurs résultats lorsqu'ils ont traité la catégorie d'emplois menacée comme une sorte de propriété que l'employeur devait purement et simplement racheter avant de pouvoir y toucher.

Mais aucune de ces deux stratégies n'est particulièrement encourageante pour les travailleurs. Dans les deux cas, les dirigeants syndicaux ont tenu pour acquis que les travailleurs n'auraient que très peu leur mot à dire sur les changements apportés aux moyens de production, ou que le contrôle de la production par les travailleurs était quelque chose pour lequel le syndicat pouvait ou devait se battre. Bien entendu, exiger des syndicats qu'ils s'efforcent de prendre le contrôle de l'atelier et des moyens de production est plus facile à dire qu'à faire. Peu de syndicats sont assez puissants pour atteindre cet objectif franchement révolutionnaire. Mais les syndicats ont bel et bien le pouvoir de rejeter le discours de leur employeur sur la nature des changements imposés par les directions sur le processus de travail. Les syndicats ne sont pas tenus d'accepter l'analyse de la situation présentée par les patrons.

Si l'on tire les leçons du passé, les syndicats feraient bien de déconnecter les changements technologiques sur le lieu de travail de tout discours sur le progrès technologique. Lorsqu'un employeur introduit une nouvelle machine, un nouveau logiciel ou même une nouvelle méthode, les dirigeants syndicaux devraient rejeter toute présentation de cet acte comme étant l'avènement de l'avenir ou la prochaine étape de la civilisation.

Par ailleurs, les syndicats devraient avoir pour objectif ultime, aussi lointain ou utopique puisse-t-il paraître aujourd'hui, le principe du contrôle du lieu de travail et du processus de travail par les travailleurs. Bien sûr, s'opposer au discours sur le progrès technologique est périlleux : on pourrait être taxé de luddite pratiquant la politique de l'autruche, c'est-à-dire manquant de sérieux et irresponsable. Il incombe donc aux syndicats de trouver des moyens de rejeter les changements des moyens de production provoqués par l'employeur sans donner l'impression de s'opposer au progrès.

Comme mon collègue historien du travail R.H. Lossin et moi-même l'avons fait valoir ailleurs, cela suppose que les syndicats proposent leur propre définition — très spécifique — du progrès, une définition axée sur la justice pour les travailleurs, où l'idée de « technologie » n'est pas au premier plan, voire où la technologie ne figure pas du tout même. En lieu et place, il faut une définition du progrès qui met l'accent sur la redistribution du pouvoir, ici, aujourd'hui ; pas une discussion spéculative sur de vagues prérogatives futures dont les travailleurs pourraient ou non bénéficier.

01.04.2025 à 13:27

En Syrie, l'enjeu colossal de reconstruire l'économie, l'emploi et les forces syndicales

« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma (…)

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Texte intégral (2538 mots)

« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais j'aime mon pays et j'aimerais que nous ayons un avenir prospère », ajoute-t-il.

Au sortir de près de quatorze années de guerre civile, la Syrie est un pays dévasté, avec une économie exsangue et un marché du travail en ruines. Plus de 90 % de la population vit dans la pauvreté. Selon les agences onusiennes, 16,7 millions de Syriens, soit 70 % de la population, requièrent une aide humanitaire, et près de la moitié d'entre eux sont confrontés à l'insécurité alimentaire. La situation n'est guère encourageante pour les cinq millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement à l'étranger. Celles et ceux qui ont réussi à trouver un bon emploi ou à monter une entreprise florissante mettront du temps à rentrer, alors que les personnes en situation précaire et victimes de racisme ont déjà commencé à prendre le chemin du retour.

Depuis la chute du régime, 350.000 Syriens seraient déjà rentrés

C'est le cas de Mohammed, qui a décidé de rentrer en Syrie après avoir émigré et déposé une demande d'asile dans un pays d'Amérique du Nord (qu'il préfère ne pas nommer). Avant de revenir, il fait d'abord escale en Turquie, où réside sa famille. Comme des milliers de Syriens, il suit avec attention les décisions du nouveau gouvernement d'Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste d'Al-Qaïda qui, en décembre, à la tête de sa faction Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), est parvenu à renverser le régime de Bachar al-Assad. Bien qu'il soit déçu par la dérive autoritaire et islamiste d'Al-Charaa au cours de ses trois premiers mois de mandat, Mohammed tient à franchir la frontière pour voir la situation par lui-même. Son rêve est de fonder des écoles qui permettraient aux enfants des rapatriés de réintégrer le système éducatif. « La plupart de ces enfants ne savent pas écrire l'arabe, ils parlent le turc ou des langues européennes », explique-t-il.

Les premiers à avoir regagné la Syrie sont ceux qui y possédaient des biens. Certains ont ouvert de petites entreprises, comme des épiceries, des restaurants ou des étals de rue. D'autres, ayant de l'expérience dans le domaine de la construction, espèrent que les propriétaires des millions de logements détruits pendant le conflit commenceront à les reconstruire. Cependant, le financement fait défaut en raison des sanctions internationales maintenues par les États-Unis. « Les sanctions sont en train de tuer les Syriens », se lamente Wael.

Roz, une migrante forcée en Turquie, est malade et sans emploi. « J'ai dû subir une opération d'urgence, je ne peux pas travailler et je ne reçois aucune aide. J'ai constamment besoin de médicaments et d'analgésiques. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retourner en Syrie. Les personnes contre lesquelles je me suis battue sont toujours là », explique-t-elle.

À Istanbul, elle a tenté d'organiser une association pour les droits des réfugiés, mais a été attaquée par des radicaux. Son amie Kinda s'est réfugiée en Allemagne l'été dernier, fuyant l'hostilité des Turcs. Bien qu'elle ait travaillé dans le marketing, la traduction et l'enseignement, tous ces emplois étaient temporaires et non protégés. « En arrivant en Allemagne, j'ai pensé que ce serait plus facile, mais les formalités administratives et la montée de l'extrême droite ont limité mes possibilités », explique Kinda, pour qui un retour en Syrie est exclu après les récents massacres sectaires entre les alaouites pro-Assad et les islamistes radicaux du nouveau gouvernement.

Selon le HCR, 350.000 Syriens seraient rentrés en Syrie depuis la chute du régime, et ce chiffre devrait dépasser 3,5 millions en juin, lorsque les enfants termineront l'année scolaire dans leur pays d'accueil (ce chiffre inclut également les personnes déplacées à l'intérieur du pays).

Selon les données officielles d'Ankara, près de la moitié des rapatriés proviennent de Turquie. Tout comme au Liban et en Jordanie, les Syriens y travaillent généralement dans l'économie informelle, où ils sont dépourvus de protection sociale estime Hind Benammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe (CSI-AR).

« Le problème le plus grave est de savoir comment transférer les droits des Syriens qui ont travaillé à l'étranger. S'ils retournent, ils seront traités comme de nouveaux travailleurs, perdant des années de cotisations à la sécurité sociale ».

Des accords bilatéraux seront nécessaires et des syndicats indépendants devront être crées pour négocier au niveau national et international, souligne Mme Benammar.

Selon Muhammad Ayash, PDG d'AlifBee et fondateur de l'Abjad Initiative pour l'éducation des Syriens, qui compte plus de 4.500 bénéficiaires, « le facteur le plus déterminant pour décider de rentrer est la disponibilité de services de base tels que l'électricité, l'eau et Internet. Sans cela, il est difficile d'envisager un retour en masse ».

Alors que 10 % de ses employés sont déjà rentrés, 40 % envisagent de le faire. Cependant, le régime a mené le pays à la faillite, l'économie est extrêmement affaiblie et les professions disponibles se limitent aux services essentiels tels que l'alimentation et le transport. Les efforts du nouveau gouvernement sont insuffisants pour faire face aux problèmes systémiques tels que le chômage, l'effondrement de la monnaie et le rétablissement des services de base.

L'économie syrienne a subi un effondrement brutal. Entre 2010 et 2023, le PIB de la Syrie aurait diminué de 84 %, pour atteindre 22,5 milliards d'euros (en 2022), selon les données recueillies par Reuters. Le Syrian Center for Policy Research (SCPR) indique que le taux de chômage, de 43 % jusqu'en décembre, a augmenté pour atteindre 50 % en raison des licenciements en masse dans le secteur public. Selon Joseph Daher, chercheur spécialiste de la politique économique au Moyen-Orient, Damas prévoit de licencier entre un quart et un tiers des fonctionnaires, dont beaucoup sont des « fantômes » (inexistants) ou des « corrompus », et ce sur un total de 1,25 million jusqu'en décembre. Parmi eux figurent des membres de l'armée et des forces de sécurité du régime, pour la plupart alaouites, ce qui ne fait qu'exacerber les tensions sectaires. Par ailleurs, le pays se trouve en proie à une grave pénurie de personnel dans les secteurs de la santé et de l'éducation.

« Le marché du travail n'est pas prêt à accueillir les travailleurs qui reviennent. L'économie est en ruine et de nombreuses industries ne fonctionnent pas correctement. Nous avons besoin de temps pour la reconstruire et absorber tous ces nouveaux travailleurs », explique Rabee Nasr, du SCPR.

Bien que des activités telles que le commerce et l'importation de biens se soient développées ces derniers mois grâce aux accords avec la Turquie, la structure même de l'emploi s'est radicalement modifiée pendant le conflit, de nombreuses personnes s'étant tournées vers le secteur militaire, les activités illicites ou le monopole des biens de première nécessité.

La répression antisyndicale sous la « cleptocratie » perdure avec le « néolibéralisme islamique »

Selon l'analyse de Joseph Daher, en seulement trois mois, l'économie syrienne est passée de la cleptocratie du régime de Bachar al-Assad à un néolibéralisme islamique. « Ce que nous observons, c'est un approfondissement des politiques néolibérales sous couvert de respect de la loi islamique », explique M. Daher. Toujours selon M. Daher, la Syrie n'a jamais été vraiment socialiste, même sous Bachar al-Assad, quand l'économie était basée sur un modèle capitaliste colonial.

Le nouveau gouvernement a annoncé la privatisation des ports, des aéroports, des réseaux de transport et des entreprises publiques, ainsi que des mesures d'austérité telles que la suppression des subventions et l'augmentation des prix des denrées de base, ce qui a de graves répercussions sur les populations les plus vulnérables. L'inflation est galopante : le prix d'un kilo et demi de pain est passé de 400 livres syriennes en décembre à 4.000 en mars (soit une augmentation de 0,028 à 0,28 euros). Le salaire moyen équivaut à environ 20 ou 30 euros par mois, alors que celui des fonctionnaires, qui se situe dans cette fourchette, a baissé de 75 % depuis le début du conflit.

Selon M. Daher, « le HTC agit à l'instar du régime antérieur, en nommant des dirigeants syndicaux fidèles à son mouvement. [Pendant ce temps,] les travailleurs ont commencé à protester, réclamant des élections libres au sein de leurs associations professionnelles ».

Avant 2011, les syndicats en Syrie étaient contrôlés par le régime. La Fédération générale des syndicats de Syrie (GFTU) était un outil du Parti Baas dont celui-ci se servait pour encadrer les travailleurs et réprimer toute tentative de syndicalisation indépendante. Les dirigeants syndicaux étaient élus par le Parti, et ceux qui s'y opposaient étaient licenciés ou emprisonnés. Pendant la guerre, la situation est devenue plus complexe : à Idlib, le Gouvernement de salut syrien d'Al-Charaa a imposé sa propre structure syndicale en l'absence d'élections démocratiques, tandis que dans les zones kurdes du nord-est, des syndicats plus autonomes ont été créés, toutefois sous la coupe du gouvernement local.

Après la chute du régime, Al-Charaa a dissous la GFTU, invoquant la corruption, tout en encourageant la création de nouvelles organisations sous la supervision du gouvernement. Equal Times a tenté de contacter des représentants de la GFTU, mais n'a pas obtenu de réponse.

Selon Malik al-Abdeh, rédacteur en chef du mensuel Syria in Transition sur la politique syrienne, « la transition a été désordonnée et de nombreux syndicalistes indépendants se sont retrouvés marginalisés. La nouvelle administration a favorisé les syndicats loyaux sans garantir d'élections démocratiques ». En outre, la Déclaration constitutionnelle du 13 mars n'offre pas de garanties explicites d'indépendance syndicale, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes ainsi qu'une perte de confiance.

« À l'instar de l'ancien régime, le HTC considère les syndicats et les autres formes de société civile comme des prolongements de l'État plutôt que comme des entités indépendantes investies du devoir de demander des comptes sur les politiques gouvernementales », remarque M. Al-Abdeh.

Dans le même temps, des questions telles que l'instauration d'un salaire minimum légal, la limitation du temps de travail, la garantie de jours fériés pour les travailleurs et des régimes de retraite pour tous les salariés, et pas seulement pour les fonctionnaires, « sont des sujets sur lesquels le gouvernement ne cédera que s'il existe une main-d'œuvre syndiquée ».

Des emplois essentiels pour la reconstruction et la reprise économique

Si la Syrie se stabilise et progresse vers une transition pacifique, la priorité sera de relancer l'économie, ce qui implique la nécessité d'une main-d'œuvre spécialisée dans la construction, les infrastructures, l'énergie, les transports, la santé et l'éducation. Les professions les plus en demande seraient les ingénieurs, les architectes, les ouvriers, les spécialistes des réseaux électriques, les médecins, les enseignants et le personnel administratif. La diaspora syrienne, alimentée par l'exode des cerveaux, pourrait jouer un rôle clé dans la reprise grâce à l'entrepreneuriat. Cependant, le manque d'investissement dans la formation professionnelle limite la spécialisation des travailleurs. Mme Benammar de la CSI-AR plaide en faveur de programmes de formation pour combler le fossé éducatif pour les personnes qui ont émigré.

En l'absence des conditions politiques nécessaires, il n'y aura pas de reprise économique. Plusieurs pays ont manifesté leur intérêt pour soutenir les efforts de reconstruction. La Turquie, par exemple, joue un rôle essentiel dans la fourniture de services et de produits de base, bien que les marchandises turques bon marché pénalisent les commerçants syriens, qui ne sont pas en mesure de rivaliser face à l'inflation. L'Arabie saoudite et le Qatar, quant à eux, ont manifesté leur intérêt pour les infrastructures essentielles, cependant les sanctions entravent leurs investissements. L'Union européenne, pour sa part, a promis 2,5 milliards d'euros pour stabiliser le marché du travail. L'instabilité politique et l'autoritarisme d'Al-Charaa freinent, toutefois, la volonté européenne qui vise avant tout le retour des réfugiés et l'éradication de la radicalisation à la source, avant même qu'elle ne puisse atteindre l'Europe.

Pour lever les sanctions et relancer l'économie, le nouveau gouvernement doit instaurer la confiance dans ses institutions, adopter une constitution inclusive et fédératrice, et mettre en œuvre des réformes qui protègent les PME et les travailleurs, estiment les organisations et les experts consultés pour cet article. Sans changement de cap, non seulement la Syrie ne se relèvera pas, mais elle sombrera dans le chaos, entraînant davantage de pauvreté et de migration. Sans syndicats, sans investissements et sans stabilité, l'avenir ne sera pas celui de la reconstruction, mais celui du désespoir, avertissent-ils.


Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.

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