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21.11.2024 à 16:49

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Sevim Dagdelen

L'OTAN est régulièrement présentée comme une alliance défensive, composée de pays démocratiques attachés aux droits humains. Autant de mensonges démontrés par l'histoire de cette organisation clé de l'impérialisme américain.
Texte intégral (2603 mots)

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

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Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

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75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

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Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

18.11.2024 à 19:18

Donald Trump et le désalignement électoral

Tim Barker

Le verdict des urnes signe la faillite de la stratégie « anti-Trump » des démocrates. Il met à mal le grand récit des succès économiques de l’administration Biden. Frappée de stupeur, la gauche est incapable de proposer une analyse rationnelle du phénomène Trump. Loin d’être un OVNI, celui-ci est pourtant l’émanation d’une frange du Parti républicain, relativement […]
Texte intégral (3599 mots)

Le verdict des urnes signe la faillite de la stratégie « anti-Trump » des démocrates. Il met à mal le grand récit des succès économiques de l’administration Biden. Frappée de stupeur, la gauche est incapable de proposer une analyse rationnelle du phénomène Trump. Loin d’être un OVNI, celui-ci est pourtant l’émanation d’une frange du Parti républicain, relativement classique en termes idéologiques. Si le caractère imprévisible du président élu laisse place à de nombreuses spéculations quant à son second mandat, il y a fort à parier qu’il se refusera à franchir certaines limites, malgré ses déclarations tonitruantes. Tim Barker, docteur en histoire économique, livre une analyse des dernières élections outre-Atlantique, dans un texte initialement paru dans Sidecar, traduit par Martin Barnay pour LVSL.

NDLR : sur un thème similaire, lire l’article de Politicoboy pour LVSL : « Donald Trump, le candidat antisystème ? »

Ça ne s’est pas joué à rien. Les manuels d’histoire ne parleront sans doute pas de la victoire de Donald Trump comme d’un « raz-de-marée » : son avance au vote populaire comme au collège électoral reste dans la moyenne des élections précédentes. Mais le verdict des urnes reste sans appel. En 2020, sept des fameux swing states s’étaient joués à moins de trois points d’écart – six avaient placé Biden en tête. La semaine dernière, Trump les a remportés tous les sept. Dans pratiquement tous les comtés du pays, le président élu a amélioré son score de 2020.

Ce résultat cadre mal avec la rhétorique de l’establishment démocrate, prêt à justifier toute espèce de compromission au nom du grand front anti-fasciste. Dès le départ, la base sociale censée soutenir cette stratégie relevait plus de l’union sacrée que du Front populaire. Au prisme de l’histoire politique américaine, Harris a semblé vouloir ressusciter la « nouvelle majorité » qui avait porté Richard Nixon au pouvoir en 1972. Les démocrates d’aujourd’hui n’ont à l’évidence ni l’aplomb ni la ruse de « Tricky Dick ». Mais, comme lui, ils ont misé sur une improbable coalition rassemblant les syndicalistes de l’AFL-CIO, les grands patrons du Business Roundtable et le mouvement néoconservateur (émergeant en 1972, largement déclinant en 2024).

Comme Nixon, Biden a distillé de petites touches de patriotisme économique pour faire avaler à l’opinion le coût faramineux de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Enfin les deux administrations ont compensé leurs désengagements militaires (Vietnam à l’époque, Afghanistan aujourd’hui) en sous-traitant les fonctions de police régionale à des régimes brutaux et autoritaires (le Shah pour Nixon, MBS pour Biden).

La quête d’une large majorité centriste suppose un adversaire qu’on puisse facilement présenter comme hors du consensus national. Face à Nixon, George McGovern – pourtant fils de pasteur du Dakota du Sud et héros de la Seconde Guerre mondiale – faisait une cible idéale pour les tenants de cette stratégie. Son programme électoral prônait une refonte radicale de la société américaine : réduction d’un tiers des dépenses militaires, assortie d’un plan ambitieux de redistribution des richesses via de lourdes taxes sur l’héritage et les plus-values. À l’été 1972, l’hebdomadaire Business Week rapportait que « même les électeurs se déclarant démocrates de toujours parlaient d’ouvrir des comptes en Suisse et de voter Nixon en novembre ». En outre, ses attaques contre le prétendu exceptionnalisme américain séduisaient peu ceux qui n’avaient pas d’avoirs offshore, et moins encore ceux travaillant dans les usines d’armement que McGovern menaçait de fermer.

L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé des démocrates s’est mué en un anti-américanisme primaire. Une figure de la gauche culturo-mondaine écrivait ainsi : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ».

Donald Trump n’est pas George McGovern. La tentative de le présenter comme un élément étranger au corps politique américain était vouée à l’échec – pour la simple raison que Trump n’a absolument rien d’anti-américain. Son ADN politique le relie directement à Nixon, comme en attestent nombre de leurs associés communs tels Roy Cohn et Pat Buchanan, eux-mêmes archétypes de l’américanité. Ce qui chez Trump passe pour des vices rédhibitoires – racisme, xénophobie, misogynie – ne pouvait guère être perçu comme dérogeant aux standards américains que par les esprits les plus candides.

Le slogan Make America Great Again est emprunté à Ronald Reagan, un héros national qui se moquait des pauvres, comparait en privé les diplomates africains à des singes et qui, sur les conseils de Patrick Buchanan, proclamait que les Waffen-SS étaient « des victimes [du nazisme], tout autant que les déportés dans les camps de concentration ». Qui aurait pu sérieusement croire que le soutien apporté à Harris par d’anciens collaborateurs de Reagan allait marginaliser son adversaire ?

Les démocrates s’étaient préparés à une élection serrée, à la limite à une défaite au collège électoral qu’ils auraient pu relativiser par une victoire symbolique au total des suffrages. Mais leur ambition déclarée de former une « coalition de toutes les forces démocratiques » les a laissés sans réponse face à une défaite au vote populaire. L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé de la campagne s’est mué en un anti-américanisme primaire. Ainsi, l’écrivaine Rebecca Solnit, chantre de la gauche culturo-mondaine, déclarait dans une tribune : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ». Le New York Times évoqua pour sa part « une conquête de la Nation, non par la force, mais avec un carton d’invitation ».

Si la victoire démocratique de Trump a désarmé les éventuels appels à la Résistance, la sociologie de son électorat a également ébranlé les discours triomphalistes sur les prétendus succès des Bidenomics. En plein mois de juillet, alors que la sénilité du président passait de secret de Polichinelle à la Une des journaux, les stratèges de la Maison Blanche s’accrochaient à l’économie comme à une planche de salut. « L’économie américaine », affirmait une proche conseillère du président dans un tweet effacé depuis, « est aujourd’hui dans un état presque parfait. Alors que nous traversons le moment politique le plus difficile pour les démocrates de toute ma vie, autorisons-nous un petit rappel : cette administration a tenu ses promesses en instaurant un nouveau modèle économique. Il fonctionne à merveille, et quoi qu’il arrive, il ne devra pas être abandonné. »

Ce « quoi qu’il arrive » évoquait alors la perspective d’un remplacement de Biden par Harris comme porte-drapeau démocrate à la présidentielle. Aujourd’hui, ces mots prennent une tout autre résonance : deux tiers des électeurs interrogés à la sortie des urnes ont qualifié l’économie de « mauvaise » ou « médiocre », tandis que ceux désignant l’économie comme leur priorité ont, pour une écrasante majorité, voté Trump.

Après l’élection, Bernie Sanders déclara dans un communiqué qu’« il ne devrait surprendre personne qu’un parti démocrate ayant abandonné la classe ouvrière trouve qu’elle l’a abandonné en retour. » D’autres, refusant de reconnaître que les démocrates avaient tourné le dos à la classe ouvrière, admirent cependant que celle-ci avait quitté le parti, soit carrément par adhésion au fascisme, soit – hypothèse plus charitable – parce qu’elle aurait été victime de campagnes de désinformation sur l’état de l’économie.

Il paraît difficile d’affirmer avec certitude que c’est l’économie qui a fait la défaite de Harris, et encore moins qu’elle ou un autre démocrate aurait pu l’emporter avec un discours économique différent. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il n’est pas sérieux d’affirmer que les travailleurs qui ont rejeté Harris l’ont fait par ignorance de la réalité économique.

Comme le soulignait le mois dernier le Council of Economic Advisers nommé par Biden, « la fraction du revenu national revenant aux salariés a chuté avec l’inflation post-pandémie », de sorte que la part du travail – « un indicateur clé de la répartition des richesses », selon le Conseil – était plus faible en 2024 qu’elle ne l’était sous Trump. La lecture la plus prudente est sans doute que la classe ouvrière, en tant que classe, n’a pas eu de rôle décisif dans l’élection de Trump. Le scrutin témoigne en effet davantage d’un désalignement que d’un réalignement : les électeurs aux revenus inférieurs à 100 000 dollars se sont divisés presque à égalité.

Ce désalignement électoral de la classe ouvrière a-t-il eu un équivalent parmi les élites ? Harris l’a emporté chez les ménages dont les revenus dépassent 100 000 dollars par an, mais il s’agit là d’un groupe assez considérable représentant plus d’un tiers des foyers américains. Elle l’a également emporté dans des proportions similaires chez ceux gagnant plus de 200 000 dollars, une catégorie plus restreinte correspondant à un peu plus de 10 % des ménages. Ce dernier groupe recouvre à peu près les 10 % des foyers américains détenant 93 % des titres boursiers en circulation, soit les principaux bénéficiaires du boom économique du mandat Biden. Selon une étude des économistes Thomas Ferguson et Servaas Storm, ce décile supérieur a capté 59 % de l’augmentation globale de la richesse des ménages depuis 2019. Cet enrichissement profondément inégalitaire a, en retour, nourri des dynamiques de consommation tout aussi déséquilibrées : les 10 % des foyers américains les plus riches représentaient 36,6 % de l’augmentation totale de la consommation entre 2020 et 2023. Si l’on ajoute le décile suivant, les 20 % les plus aisés cumulent à eux seuls plus de la moitié de cette augmentation.

La position marxiste a toujours été de considérer que l’appartenance à une classe sociale est définie par une relation, et non par la tranche de revenu, encore moins par la possession d’un diplôme. Dans ce contexte, il n’est pas anodin que Trump ait reçu le soutien de secteurs influents du capitalisme américain, dont les préoccupations portent moins sur la quantité d’argent possédé (ils en auront toujours trop pour pouvoir le compter, quelle que soit la couleur politique du gouvernement) que sur le pouvoir et les privilèges qu’ils entendent maintenir. Cet été, le New York Times rapportait que « les entreprises du BTP non syndiquées fulminent contre les réglementations imposant des accords entre prestataires et syndicats pour les grands projets financés par l’État fédéral ». Le lobby des cryptomonnaies, représentant un secteur d’activité dont l’existence même dépend de la bienveillance des politiques, a dépensé en 2024 presque autant pour les élections fédérales que l’ensemble des autres intérêts corporatifs réunis. De manière plus générale, une part non négligeable de la Silicon Valley semble avoir décidé que le techlash (le retour de bâton contre l’industrie des hautes technologies) avait assez duré.

Si en tant que force politique elles apparaissent publiquement comme davantage associées à Trump, la tech et les cryptomonnaies sont également bien représentées au sein du Parti démocrate. On pense à une figure comme David Shor, jeune consultant en sondages d’opinion, qui lança un jour qu’« Obama avait eu raison de chercher le soutien des acteurs de la tech … et que les démocrates commettaient une grave erreur en abandonnant cette stratégie ». Selon le New York Times, l’équipe de campagne de Harris a confié à la société de conseil de Shor, Blue Rose Research, un budget de recherche de 700 millions de dollars, financé en grande partie par des entreprises de la tech. Et bien que la plus grande part des contributions de campagne des cryptomonnaies soit allée aux républicains, les démocrates en obtinrent suffisamment pour que le sénateur Chuck Schumer déclare, lors d’un événement baptisé Crypto4Harris, que « les cryptomonnaies ne sont pas près de disparaître quoi qu’il arrive … On croit tous au futur des cryptomonnaies ». Pour la masse des citoyens, le désalignement des classes sociales est synonyme de polarisation. Mais dans les hautes sphères de l’économie, ceux qui disposent de moyens suffisants pour couvrir leurs positions assurent leur prospérité quelles que soient les circonstances.

Cela étant, du point de vue du capital, aucune des deux options n’apparaissait idéale. Cet été, le Business Roundtable (qui rassemble 200 dirigeants de grandes entreprises) a rencontré les représentants des deux campagnes. Trump leur annonça en personne son intention de « réduire l’impôt sur les sociétés » tout en augmentant la production pétrolière. L’émissaire de Biden, Jeff Zients, rappela quant à lui l’engagement des démocrates en faveur « des alliances internationales » et de l’indépendance de la banque centrale, qui, selon lui, « inspire au reste du monde la confiance nécessaire à la pérennité du capitalisme américain ».

Antonio Gramsci lui-même n’aurait pas pu imaginer une manifestation plus claire de la tension entre l’intérêt étroit du capital à la maximisation des rendements, et ses intérêts plus larges qu’il appelait « hégémoniques ». L’essayiste Paul Heideman remarquait dans le même esprit que « la dérive droitière du Parti républicain a engendré un certain nombre d’externalités négatives pour le capital, qu’il s’agisse des inutiles incertitudes autour de la dette nationale ou de l’obsession pour une gouvernance minoritaire venant à menacer la légitimité d’un système politique ayant remarquablement bien servi l‘intérêt des grandes fortunes depuis le XIXe siècle ». De cette dernière dynamique, l’exemple le plus frappant fut sans doute l’incident du 6 janvier 2021, qui – exception faite des petits entrepreneurs – unit brièvement dans la terreur la quasi-totalité des milieux économiques.

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De ce point de vue, le fait que Trump ait obtenu la majorité au vote populaire a de quoi rassurer les élites américaines. Quant à l’indépendance de la banque centrale, le sujet ne semble pas pour l’instant inquiéter particulièrement le Business Roundtable, sans doute parce que les grands patrons n’ont pas oublié 2019. Trump avait passé l’année à se plaindre du président de la Réserve fédérale, allant jusqu’à demander sur Twitter : « Qui est notre pire ennemi, Jay Powell ou le président Xi ? » Mais lorsqu’il demanda à ses proches s’il pouvait légalement renvoyer Powell, on lui répondit sans ambiguïté que c’était impossible.

Selon le correspondant auprès de la Fed du Wall Street Journal, même quelqu’un comme Larry Kudlow – personnalité de la télé et « loyaliste flatteur » du clan Trump – savait que remplacer Powell, voire laisser courir les rumeurs à cet effet, ne ferait que « précipiter la dégringolade des marchés ». Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin – suffisamment loyal lui-même pour demeurer en poste durant l’intégralité du premier mandat de Trump – échangeait régulièrement des textos avec le président de la Fed et « avait clairement fait savoir qu’il le soutenait ». Lorsque Trump est apparu devant le Business Roundtable à l’été 2024, il était accompagné de Kudlow – rappel opportun pour les dirigeants d’entreprise à quel point il leur fut aisé d’actionner le frein d’urgence la dernière fois que le « populisme économique » de Trump avait menacé de dépasser le registre de la simple rhétorique.

Les capitalistes se sont déjà laissés égarer par leur arrogance, y compris à propos de Trump, et il est raisonnable de supposer que son style imprévisible et personnel créera à nouveau des tensions avec certains secteurs du monde des affaires. L’euphorie de Wall Street au lendemain de l’élection suggère que « les marchés » ne prennent pas très au sérieux les déclarations de Trump sur les déportations de masse ou les droits de douane prohibitifs. Cependant, même s’il ne va pas au bout de ses promesses, toute initiative s’inscrivant dans une logique de nationalisme économique aura des effets différenciés sur les entreprises, susceptibles de créer de nouvelles fractures politiques. Il en va de même pour le déficit budgétaire, en particulier si l’inflation devait refaire surface.

La grande inconnue reste probablement la relation transatlantique. L’OTAN, comme l’expliquait l’un de ses fondateurs, n’a pas été le produit d’un « simple calcul militaire », mais traduisait une préoccupation plus profonde : « notre modèle de société survivrait-il si la démocratie disparaissait en Europe et que nos débouchés économiques s’en trouvaient réduits ? » Même en 1949, l’administration Truman avait eu bien du mal à convaincre les milieux d’affaires américains que leur prospérité dépendait de garanties de sécurité transcontinentales. Si l’on rouvrait ce débat aujourd’hui, il est possible que chacun finisse par conclure que le vieux credo du doux commerce n’a rien perdu de sa force de conviction. Cependant, quelle qu’en soit l’issue, le simple fait de rouvrir le débat suffirait à mettre en lumière les divisions au sein de la classe capitaliste.

Un chroniqueur du New York Times, Jamelle Bouie, déclara que « la plupart d’entre nous mourra probablement sous l’ordre politique issu de cette élection ». Nul besoin de jouer les prophètes pour savoir que cette analyse est fausse. La notion d’ordre politique a été introduite dans les sciences politiques américaines par Arthur Schlesinger Jr., historien et proche conseiller de JFK, auteur d’une chronique de la présidence Roosevelt dont le premier volume s’intitule en français La crise de l’ordre ancien. Pour le deuxième volume, L’avènement du New Deal, Schlesinger avait choisi comme épigraphe une citation de Machiavel : « Il n’est rien de plus difficile à entreprendre, de plus douteux dans sa réussite, ni de plus dangereux à gérer que d’instaurer un nouvel ordre des choses. »

Tant l’ère Roosevelt que celle qui l’avait précédée reposaient sur de solides alignements sociaux. Ce que certains historiens ont appelé « le système de 1896 » avait été bâti sur une consolidation capitalistique et un mouvement de fusions industrielles et commerciales sans équivalent dans l’histoire. Ce système avait trouvé dans les urnes le soutien constant des travailleurs d’usine, convaincus de tirer profit du développement de l’économie nationale sous l’égide d’imposantes barrières douanières.

L’ordre instauré par le New Deal, pour sa part, intégra le mouvement ouvrier en tant que partenaire junior aux côtés des quelques entreprises qui profitaient – ou pouvaient au moins tolérer – la combinaison inédite de libre-échange, d’expansion de la protection sociale et de reconnaissance du droit syndical mise en œuvre par l’administration Roosevelt. Même l’ère du néolibéralisme ouverte par Reagan, bien qu’elle ait été marquée par de profondes tensions entre les vieilles industries manufacturières et le secteur des technologies émergentes, s’appuya sur l’élan collectif du capitalisme américain au cours des années 1970 – période durant laquelle, comme l’écrivait le journaliste Thomas Edsall, « les milieux d’affaires affinèrent leur capacité à agir comme une classe, mettant de côté l’instinct de compétition au profit de la coopération et de l’action concertée sur la scène législative ».

L’hégémonie est bien davantage que le softpower, et le réalignement bien autre chose qu’un terme pompeux pour qualifier le spectacle d’une nuit électorale. Peut-être pourra-t-on un jour interpréter 2024 comme une étape clef dans la formation d’un nouvel ordre politique. Cela dépendra toutefois de ce qui suivra : ce que Trump fera de sa victoire, et comment chacun réagira aux forces déchaînées par son second mandat, tant sur le plan national qu’international.

17.11.2024 à 19:36

La victoire de Trump, par-delà les fantasmes

Daniel Zamora

Masculinité toxique et suprématisme blanc ont directement été invoqués après la victoire de Trump. L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat du milliardaire s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ?
Texte intégral (2083 mots)

L’échec historique de la candidature de Kamala Harris va faire couler beaucoup d’encre. Masculinité toxique et suprématisme blanc ont directement été pointés du doigt. L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat du milliardaire s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ? Par Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles. Article initialement publié dans la revue belge Politique.

Alors candidat à l’investiture du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 2008, le jeune sénateur de l’Illinois Barack Obama offrait un discours optimiste quant à l’avenir des relations raciales en Amérique. S’il concédait qu’une élection ne permettrait pas de dépasser les divisions raciales du pays, sa « ferme conviction » ajoutait-il, était de pouvoir « dépasser certaines de nos anciennes blessures raciales, et en fait, nous n’avons pas le choix si nous voulons continuer sur la voie d’une union plus parfaite ». 

L’optimisme du futur président était amplement nourri par la publication, six ans auparavant, de l’ouvrage de John Judis et Ruy Teixeira, The Emerging Democratic Majority. Pour les auteurs de cet influent bestseller outre-Atlantique, les évolutions démographiques indiquaient une inexorable hégémonie des démocrates et d’un « centrisme progressiste ». Une coalition de femmes et de minorités en passe de devenir majoritaires allait offrir les clés du pouvoir pour les décennies à venir au parti de Franklin Roosevelt. 

Seize ans et trois élections plus tard, Donald Trump a été réélu président pour un second mandat. Depuis, les analyses et commentaires sur une supposée « revanche » de l’Amérique blanche ont amplement nourri les rédactions de presse et les séminaires universitaires. Trump serait le visage, selon les termes de la journaliste du New York Times Nikole Hannah-Jones, d’une majorité blanche mise en péril par les évolutions démographiques. Face au déclin de son pouvoir et de ses privilèges, les blancs américains auraient « choisi l’autocratie » pour sauvegarder leur pouvoir face à ce  « grand remplacement » qui les guette. Depuis deux décennies, les fantasmes à propos du déclin démographique des blancs ont constitué un motif d’explication récurrent tant du succès de la rhétorique de Trump que de la nécessité pour les démocrates de gagner cette coalition d’avenir. 

Une diversité conservatrice ?

Si ce discours est désormais largement diffusé au sein des élites libérales états-uniennes, il pose cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. En effet, si Trump est bien une réaction à l’idéal « post racial » d’Obama, comment expliquer sa réélection en 2012 ? Ensuite, si ce que craint cette Amérique est un changement dans les prétendus « équilibres raciaux », pourquoi le nombre d’électeurs se définissant comme blancs et votant pour le parti démocrate n’a cessé d’augmenter depuis 2016, passant de 37 à 43% ? 

Comment expliquer, encore, que les électeurs les plus à gauche sur ces questions soient très majoritairement blancs ? Plus interpellant encore, au cours des trois dernières élections, Trump a permis au parti républicain de conquérir des franges de plus en plus larges de l’électorat dit « non blanc ». Non seulement la majorité (59%) de ses électeurs sont des femmes et des personnes de couleur, mais la part de celles-ci n’a cessé d’augmenter.

En effet, d’un côté, l’écart qui séparait Trump des démocrates vis-à-vis des hommes blancs a considérablement diminué (passant de 31 points d’avance à 20), mais son retard auprès des minorités s’est fortement réduit. Trump a presque doublé son score chez les Latinos, qui votent aujourd’hui à 45% pour lui, et substantiellement augmenté ses résultats que chez les Asiatiques. Si son score auprès des Afro-Américains reste modeste (13%), c’est le meilleur du parti républicain depuis 1980, lorsque Ronald Reagan avait convaincu 14% de ceux-ci. 

Enfin, cette dernière élection manifeste de surprenantes dynamiques en matière de genre. Si beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer la masculinité toxique du candidat républicain, ainsi que de ceux dont il s’entoure, la part des femmes ayant voté pour lui a pourtant augmenté depuis 2016, passant de 41 à 44%.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc. Ces dynamiques ont naturellement joué un rôle central dans les défaites démocrates de 2016 et 2024. Loin d’avoir fait le plein de voix contre un candidat amplement dépeint dans les spots électoraux démocrates comme raciste et misogyne, le parti a pourtant vu sa base électorale fondre comme neige au soleil. 

Si plus de 81 millions d’Américains ont voté pour Joseph Biden, seuls 68 millions se sont mobilisés pour Kamala Harris. Trump, quant à lui, a mobilisé presque autant qu’en 2020. En un sens, il s’agit plus d’une défaite historique du parti démocrate que d’une victoire de Trump. 

Classe contre race

Si la mise en valeur de ces données n’a pas vocation à nier que les meetings de Trump aient été systématiquement ponctués de commentaires racistes et misogynes, elle pose question quant à la nature de sa victoire. Réduite à un « revanchisme racial » ou à un contre-mouvement « anti-woke », l’analyse électorale passe à côté de réalignements sociopolitiques beaucoup plus profonds. 

Comme l’avait déjà souligné Thomas Piketty en 2019, le système électoral américain a évolué vers ce qu’il a appelé un « système d’élites multiples, avec une élite à hauts diplômes plus proche des démocrates (la « gauche brahmane ») et une élite à hauts patrimoines et à hauts revenus plus proche des républicains (la « droite marchande ») »1

Pour la première fois dans son histoire récente, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Cette dynamique, qui caractérise désormais également les clivages politiques sur le vieux continent, s’est profondément accélérée. En effet, l’un des éléments les plus marquants de cette élection n’est peut-être pas tant la percée des républicains auprès des latinos, que le bouleversement des alignements traditionnels de classe. En effet, pour la première fois dans son histoire, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Si Hillary Clinton et Joseph Biden avaient tous deux réussi à creuser un écart de 10 points avec Trump, auprès des électeurs dans le bas de la distribution des revenus, Kamala Harris a perdu une grande partie de cet électorat au profit du milliardaire. 

Du côté des plus hauts revenus, le changement est tout aussi spectaculaire. Si Trump perd presque 10 points auprès des personnes qui gagnent plus de 100 000 dollars par an, Harris en gagne 12, pour récolter 54% du vote. 

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Cette dynamique se manifeste également chez les minorités, de plus en plus divisées selon leur niveau de diplome. Ainsi, les gains de Trump au sein des minorités sont beaucoup plus importants chez les non-diplômés, que chez ceux ayant un diplôme d’études supérieures2. Cette évolution n’est par ailleurs pas étrangère aux écarts matériels, qui s’amplifient au sein même des différents groupes ethniques sur la même période. 

Ainsi, comme l’ont démontré Angus Deaton et Anne Case dans Deaths of Despair, entre 1990 et 2020, l’écart d’espérance de vie entre les blancs et les noirs a diminué alors que l’écart au sein de chaque groupe s’est considérablement amplifié. En d’autres termes, la classe est devenue plus prédictive que l’appartenance ethnique.

Le changement sur le long cours est donc profond. D’un parti associé aux électeurs peu diplômés et aux revenus et au patrimoine faible, le parti de Kamala Harris est désormais celui qui rassemble la majorité des hauts revenus et des diplômés. Inversement, Trump l’emporte chez les non-diplômés ainsi que chez celles et ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an. La conclusion est sans appel : du parti des laissés pour compte, les démocrates semblent être devenus le parti de l’establishment. 

La fin des alignements de classe ?

L’approfondissement de ce que l’historien américain Matt Karp a nommé le « désalignement de classe » annonce une séquence politique ou le système électoral américain tend à se détacher de ses affiliations socio-économiques traditionnelles. Ce lent exode des travailleurs et travailleuses, ainsi que des moins diplômés, vers le parti républicain n’annonce cependant pas un retrait des questions socio-économiques3. Au contraire, cette élection a démontré l’importance centrale que l’électorat américain a donnée à ces problématiques. 

Ainsi, plus d’un tiers des électeurs ont indiqué que l’économie était leur priorité numéro un, alors que seuls 11% ont indiqué l’immigration. Et parmi ceux inquiets quant à l’état de l’économie, 80% ont préféré Donald Trump à Kamala Harris. Enfin, à peine 20% des États-uniens pensent qu’ils sont mieux lotis qu’en 2020. Si les causes de cette insatisfaction devraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie, il semble indéniable que la stratégie démocrate n’a pas fonctionné. 

La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire.

Ces chiffres indiquent leur incapacité à offrir un programme économique plus clair, répondant aux inquiétudes largement exprimées au sein de leur électorat traditionnel. La focalisation autour du « danger fasciste » et d’une éventuelle « fin de la démocratie », nourrie depuis 2016 par des best-sellers sur le « nouvel Hitler » et des productions hollywoodiennes sur une « guerre civile » a malheureusement fait oublier que c’est en focalisant son message sur l’économie que Biden l’avait emporté il y a quatre ans. Si l’analogie avec les années 30 est peu convaincante sur le plan historique4, l’usage de cette rhétorique à des fins électorales est vouée à l’échec. La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire. Loin d’être une anomalie, le trumpisme apparait donc comme  le symptôme le plus visible d’un libéralisme en décomposition et, dans sa version européenne, d’une gauche encore incapable d’inverser le cours de l’histoire. 

(1) Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Le Seuil, Paris, 2019.

(2) David Leonhardt, « The Morning: When class trumps race », The New York Times, 14 octobre 2024.

(3) Gardons cependant à l’esprit que dans un pays où la participation dépasse rarement les 60%, l’abstention reste l’un des comportements majoritaires au sein de l’électorat le moins nanti.  

(4) Richard J. Evans, “Why Trump isn’t a fascist”, The New Statesman, January, 2021.

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