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26.10.2025 à 18:22

Côte d’Ivoire : une élection pour prolonger le système Ouattara ?

Robin Gachignard-Véquaud
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Quelque 8,7 millions d’électeurs ivoiriens ont été appelés aux urnes pour le premier tour de l’élection présidentielle – la septième depuis l’instauration du multipartisme en 1990. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest bordé par le golfe de Guinée, la jeunesse domine une population de plus de 32 millions d’habitants. Dans l’un des derniers maillons de la Françafrique, l’enjeu est majeur. Alassane Ouattara, parvenu au pouvoir à l’issue d’une guerre civile, a tenté de verrouiller le scrutin.
Texte intégral (3531 mots)

Quelque 8,7 millions d’électeurs ivoiriens ont été appelés aux urnes pour le premier tour de l’élection présidentielle – la septième depuis l’instauration du multipartisme en 1990. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest bordé par le golfe de Guinée, la jeunesse domine une population de plus de 32 millions d’habitants. Dans l’un des derniers maillons de la Françafrique, l’enjeu est majeur. Alassane Ouattara, parvenu au pouvoir à l’issue d’une guerre civile, a tenté de verrouiller le scrutin.

Pendant trois décennies après l’indépendance de 1960, la Côte d’Ivoire a vécu sous le système du parti unique, dirigée par Félix Houphouët-Boigny, surnommé le « père de l’indépendance ». À la fin des années 1980, la chute des cours du cacao marquant la fin du « Miracle ivoirien » [une croissance à 7 % dans les années 1960-1970] et la pression des bailleurs internationaux plongent le pays dans une période d’austérité. Le Premier ministre d’alors, Alassane Ouattara, ancien cadre de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, conduit les premières réformes économiques libérales.

Trente ans plus tard, Ouattara est toujours au centre du jeu politique. Président depuis 2011, il se présente à nouveau comme le grand favori, en quête d’un quatrième mandat. Une candidature qui continue de nourrir la controverse : la Constitution de 2000 limitait le nombre de mandats présidentiels à deux, mais la réforme constitutionnelle de 2016, instituant la Troisième République, a selon le camp présidentiel « remis les compteurs à zéro ». L’opposition, elle, dénonce une « violation de l’esprit de la loi fondamentale ».

Organisé par la Commission électorale indépendante (CEI), le scrutin est observé de près, tant par les partenaires internationaux que par la société civile. La Côte d’Ivoire, locomotive économique de la région, reste hantée par le spectre de la crise postélectorale de 2010-2011, qui avait plongé le pays dans un conflit meurtrier. Quinze ans plus tard, la mémoire de cette guerre civile plane toujours sur les urnes.

La campagne officielle s’est achevée ce jeudi 23 octobre au soir. Les premiers résultats du scrutin de samedi ne devraient pas être officialisés avant plusieurs jours.

Camps opposés depuis des décennies

Les crises politiques à répétition qui secouent la Côte d’Ivoire trouvent leur origine dans la difficile transition du système de parti unique vers un régime multipartite. Héritée d’un pouvoir autoritaire qui avait longtemps uniformisé la société autour du concept d’« ivoirité », cette mutation révèle des tensions profondes entre communautés régionales et fragilise la cohésion nationale.

Dans une économie qui cesse de créer massivement des emplois, la montée de discours xénophobes vise alors les populations du Nord, majoritairement musulmanes, et les communautés étrangères venues du Sahel — notamment du Burkina Faso et du Mali. Ces divisions identitaires, attisées par la rivalité des camps politiques, vont durablement structurer la vie publique ivoirienne.

En 1999, un premier coup d’État militaire, inédit depuis l’indépendance, renverse le président Henri Konan Bédié, héritier du système postcolonial. Le pouvoir militaire, qui promet une transition vers un régime civil, entretient pourtant les clivages. La nouvelle Constitution adoptée en 2000 — instaurant la Deuxième République — réserve la présidence aux candidats dont les deux parents sont ivoiriens, écartant de fait Alassane Ouattara, figure du Nord, de l’élection présidentielle d’octobre.

Le scrutin porte Laurent Gbagbo, opposant historique et chef du Front populaire ivoirien (FPI), à la tête du pays. Mais la victoire s’accompagne de violences dans les rues et d’accusations de fraude. Ouattara conteste les résultats et réclame une nouvelle élection, tandis que le chef de la junte s’exile. Gbagbo s’installe au pouvoir, marquant la première véritable alternance politique depuis 1960. Toutefois, les législatives suivantes ne peuvent se tenir sur tout le territoire, certaines zones du Nord échappant au contrôle du gouvernement.

L’instabilité persiste tout au long de la Deuxième République (2000-2016). Les deux mandats de Laurent Gbagbo, pourtant placés sous le signe de la justice sociale et de la souveraineté nationale, peinent à concrétiser leurs promesses. La gratuité de l’école primaire et secondaire, annoncée dès 2000, ne se généralise pas faute de moyens et d’une administration efficace. Dans un pays bloqué, les infrastructures du pays se dégradent, notamment pour la santé et l’éducation, le secteur de l’énergie ne parvient plus à approvisionner l’ensemble du pays. La corruption installée dans le pays persiste.

À partir de 2002, la contestation du pouvoir dégénère en conflit armé. Une rébellion issue du Nord, regroupée sous le nom de Forces nouvelles de Côte d’Ivoire (FNCI) et dirigée par l’ancien Premier ministre Guillaume Soro, contrôle jusqu’à 60 % du territoire, avec le soutien du Burkina Faso. Les affrontements entre l’armée régulière et les forces rebelles font de nombreuses victimes civiles et militaires.

Sous la pression de la CEDEAO et de la France, les belligérants signent finalement en mars 2007 à Ouagadougou un accord politique prévoyant la réunification du pays et un processus électoral de sortie de crise. Les deux camps s’accordent alors sur un partage du pouvoir au sommet de l’État, dans l’attente de l’élection cruciale de 2010.

Malgré les accords de Ouagadougou, la paix reste précaire. Les années suivantes sont marquées par des tensions latentes, une administration fragmentée et un pays de facto divisé entre Nord et Sud. Le processus de désarmement piétine, tandis que les échéances électorales sans cesse reportées nourrissent la défiance. En 2010, la présidentielle censée tourner la page de la crise se transforme en nouveau drame national. La Commission électorale indépendante proclame la victoire d’Alassane Ouattara, mais le Conseil constitutionnel lui annonce la victoire de Laurent Gbagbo, invalide les résultats et annonce sa réélection. Deux présidents se revendiquent alors légitimes : la Côte d’Ivoire bascule de nouveau dans la violence.

Pendant plusieurs mois, le pays s’enfonce dans les affrontements violents, qui ne sont autres que le prolongement du conflit qui a débuté en 2002. Les forces loyales à Gbagbo affrontent les troupes pro-Ouattara, soutenues par les Forces nouvelles et une partie de la communauté internationale. Les combats, notamment à Abidjan, provoquent des centaines de morts et des milliers de déplacés. En avril 2011, après l’intervention de l’ONU mais principalement des forces françaises, Laurent Gbagbo est arrêté dans sa résidence de Cocody. Il est inculpé par la Cour pénale internationale (CPI) pour quatre chefs d’accusation de crimes contre l’humanité, la même CPI l’acquittera en janvier 2019 le laissant entrevoir un retour au pays et un retour en politique. Sa radiation des listes électorales est tout de même confirmée en août 2020.

Alassane Ouattara prend officiellement le pouvoir, promettant réconciliation nationale et reconstruction. Mais les fractures identitaires et politiques, héritées de deux décennies de conflits, continuent de hanter la société ivoirienne. De nombreux observateurs ont dénoncé la posture de la France qui est intervenue directement dans le conflit pour mettre au pouvoir un président lui étant plus favorable au libéralisme politique, et aligné sur les intérêts économiques français. L’intervention de l’armée française en 2011, et principalement son bombardement des positions du camp Gbagbo, est depuis citée dans les pays africains comme l’un des exemples culminants de la continuité de la politique de la « Françafrique ». La neutralité des Occidentaux a été fortement contestée dans ce conflit.

Aligné sur la politique des grandes puissances du monde et des institutions internationales, le pouvoir de Ouattara et de son parti – le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) – n’a depuis cessé de se renforcer dans l’administration de l’État, les assemblées et les forces armées.

On estime que cette crise postélectorale de 2010-2011 a fait environ 3 000 victimes, un million de déplacés internes et aurait poussé plus de 300 000 personnes à fuir le pays. De plus, la réconciliation nationale pourtant promise est aujourd’hui encore inachevée pour les populations victimes et l’apaisement reste très fragile. Sans réelle opposition puisque le scrutin est boycotté par ses adversaires, il sera très largement réélu en 2015 puis en 2020 – avec respectivement 83 % et 95 % des voix.

La société civile ivoirienne s’inquiète, elle, d’un retour des violences. À sept jours du scrutin présidentiel, la Confédération des organisations des victimes des crises survenues en Côte d’Ivoire (COVICI) a lancé lors d’une conférence publique un appel solennel à l’ensemble des acteurs politiques, pour assurer une élection apaisée. Pour son président, Kanté Lassina, un message fort doit passer : « Que leurs ambitions ne mettent pas en péril la vie des Ivoiriens. L’État n’est pas un butin, mais un service. Sachez perdre avec dignité et gagner avec humilité. » Les mémoires sont vives : « Nous, les victimes, avons déjà payé le prix de la violence. Nous ne voulons plus voir la liste des victimes s’allonger. Plus jamais les événements de 2010. »

Partis d’opposition écartés

Les forces politiques se préparaient depuis plusieurs mois à l’annonce du Conseil constitutionnel. Sans grande surprise, les craintes des oppositions ont été confirmées. Sur les soixante dossiers soumis par la Commission électorale indépendante (CEI), seules cinq candidatures ont finalement été retenues, pour cinquante-cinq jugées « irrecevables ». Si une telle sélection était attendue pour la plupart de ces dossiers ne remplissant pas les conditions attendues, les débats se sont cristallisés sur l’éviction de principales figures de l’opposition à même de concurrencer le pouvoir en place.

Ainsi les principales organisations politiques de gauche ivoirienne se retrouvent quasiment exclues du scrutin. Pascal Affi N’Guessan (72 ans), ancien Premier ministre du pays de 2000 à 2003, s’est vu refuser sa candidature pour défaut de parrainages avec le FPI (Front populaire ivoirien). Surtout, Laurent Gbagbo (80 ans), qui espérait faire son grand retour avec son nouveau parti (PPA-CI) a été déclaré inéligible par le Conseil constitutionnel suite à une condamnation pénale liée à la crise postélectorale 2010-2011 qui l’a vu chuter.

Autre principal opposant, Tidjane Thiam, ancien banquier international, un temps ministre et actuel président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA), a été empêché au motif de sa double nationalité franco-ivoirienne – il a été radié des listes électorales après qu’un tribunal a jugé qu’il avait de facto perdu sa nationalité ivoirienne.

Ce sont ainsi les deux principaux partis – le PPA-CI et le PDCI-RDA, formant l’intégralité de l’opposition représentée à l’Assemblée nationale – qui se sont retrouvés écartés de la course[1].

Depuis, les clans Gbagbo et Thiam dénoncent un système organisé afin de les écarter de la compétition. Organisés depuis le début de l’été au sein d’un « Front commun » contre les dérives autoritaires du parti au pouvoir, ils se sont tournés vers les instances internationales. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a cependant rejeté les demandes de réintégration des deux candidats.

En réaction, le « Front commun » appelle depuis plusieurs semaines ses partisans à se mobiliser dans la rue. La marche des oppositions du 11 octobre à Abidjan, non autorisée par les autorités, a opposé manifestants et forces de l’ordre sous des nuages de gaz lacrymogènes. La semaine qui a suivi a été marquée par de nombreux incidents et blocages de routes dans les régions du pays. En réaction, le gouvernement a interdit les rassemblements politiques – meetings et manifestations — pour deux mois, excepté ceux des candidats en lice pour le scrutin.

Dans un arrêté pris le 17 octobre, les ministères de l’Intérieur et de la Défense déclarent que les non-respects de ces mesures « sont passibles de poursuites judiciaires ». Les candidats en course réunissent depuis plusieurs jours leurs partisans, le président Ouattara le premier comme ce lundi 20 octobre à Mankono où s’est tenue une marche nommée « la marée orange pour ADO » [initiales de Ouattara], qui a rassemblé plusieurs milliers de soutiens. À trois jours du scrutin, Laurent Gbagbo est sorti du silence pour dénoncer « un coup d’État civil » par un « braquage électoral ». Dans un jeu de double langage, il a tout à la fois assuré son « soutien » aux manifestations protestataires tout en précisant qu’il n’appelait pas ses partisans à « descendre dans la rue ». Cherchant ici à protéger les cadres de son parti d’éventuelles représailles.

Le procureur de la République a déjà annoncé plus de 700 arrestations. Le journal Jeune Afrique rapportait dernièrement la mort d’une personne dans une des manifestations à Bonoua (sud du pays), rapportant une source policière.  L’opposition évoquait elle au moins deux personnes décédées. Au total, quatre personnes seraient mortes – trois civils et un gendarme – depuis mi-octobre.

« Dire non au quatrième mandat n’est pas un délit. Nous n’appelons pas la guerre, nous voulons la démocratie. Ne vous laissez pas intimider », a déclaré Habiba Touré, la porte-parole du Front commun. Plusieurs figures des oppositions dénoncent le déploiement des forces de l’ordre à proximité de leurs habitations. Le ministre de la Justice, Sansan Kambilé, a affirmé opérer « dans l’intérêt de la sécurité nationale ». Les autorités dénoncent des volontés et actes « subversifs ».

Les arrestations font craindre aux ONG des répressions massives à venir. Dans un communiqué de presse, Amnesty International a appelé les autorités à arrêter de « réprimer les manifestations pacifiques ». La Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (Lidho) a de son côté rappelé « que le droit de manifester pacifiquement et la liberté d’expression sont garantis par la Constitution ivoirienne ».

Des candidatures alternatives en mesure d’inquiéter le pouvoir ?

C’est dans un climat politique sous haute tension que la campagne présidentielle poursuit son cours en Côte d’Ivoire. Samedi, quatre bulletins incarneront l’alternative au système Ouattara : ceux de Simone Ehivet, Jean-Louis Billon, Henriette Lagou Adjoua et Ahoua Don Mello.

Pourtant, la plupart des observateurs jugent improbable que ces candidatures puissent véritablement inquiéter le président sortant. Faiblement dotés en moyens logistiques et en relais régionaux face à la machine électorale du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), les prétendants peinent à imposer leur présence nationale. Beaucoup espéraient rallier les électeurs des figures écartées du scrutin, notamment Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam. Mais les deux leaders ont exclu tout soutien officiel à un autre candidat, malgré la proximité politique de certains d’entre eux.

Issu du PDCI-RDA, Jean-Louis Billon s’avance avec son propre mouvement, le Congrès démocratique (CODE). Homme d’affaires influent et ancien ministre du Commerce, il prône une politique économique libérale axée sur l’entrepreneuriat et la rigueur budgétaire. Promettant une relance industrielle capable de créer massivement des emplois, il appelle à maîtriser la dette publique, actuellement estimée à 57 % du PIB contre 69 % en 2011 — un ratio encore inférieur au plafond de 70 % fixé par l’UEMOA.

Henriette Lagou, candidate indépendante se réclamant du centre, tente de capter les voix du PDCI déçu. Déjà en lice en 2015 (où elle avait obtenu moins de 1 % des suffrages), elle sillonne les bastions du parti, notamment Daoukro, fief historique du centre-droit ivoirien. Première femme à se présenter pour la deuxième fois à la magistrature suprême, elle structure sa campagne autour de quatre axes : une économie inclusive pour l’autonomisation des femmes et l’emploi des jeunes, la paix, la réconciliation nationale et le partage équitable des richesses.

De son côté, Simone Ehivet Gbagbo conduit une campagne plus discrète mais symboliquement forte. À la tête du Mouvement des générations capables (MGC), elle place la réconciliation nationale et la réforme du système éducatif au cœur de son programme et souhaite lutter contre la pauvreté. Ahoua Don Mello, ingénieur et ancien ministre, affiche quant à lui un positionnement panafricaniste et souverainiste, assumant une ligne économique étatiste et anticoloniale, en rupture avec la politique internationale du pouvoir actuel et assumant de se tourner vers des partenaires tels que la Russie.

Proches de l’ex-président Laurent Gbagbo, Simone Ehivet et Ahoua Don Mello incarnent la continuité de la gauche ivoirienne, attachée à une vision d’État fort et d’économie régulée. Un temps envisagée, leur alliance n’a finalement pas vu le jour, laissant une gauche fragmentée à la veille du scrutin.

Une économie d’exclusion

L’économie ivoirienne est régulièrement présentée comme l’une des plus résilientes de la région d’Afrique de l’Ouest. Selon la Banque mondiale, le pays a enregistré une croissance moyenne du PIB réel de 6,5 % entre 2021 et 2023 et a atteint 6 % en 2024, bien au-dessus des moyennes mondiales (2,8 %) et régionales (3,2 %).La politique mise en place depuis le début des années 2010 favorise une économie tirée par l’investissement privé – comme le secteur du BTP. Derrière cette bonne santé économique d’apparence, la question sociale reste très marginale.

Pour bon nombre d’observateurs, cette bonne santé économique cache des problématiques sociales d’ampleur, à commencer par une forte inégalité entre les territoires. La région de la capitale Abidjan, deuxième plus grande ville d’Afrique de l’Ouest, représente à elle seule 65 % du PIB. Le pouvoir en place peut se targuer d’avoir fait reculer la pauvreté dans le pays. Selon l’Agence nationale de statistique (Ansat), le taux de pauvreté serait passé de 55,4 % en 2011 à 37,5 % en 2021. Malgré ses progrès, ce taux s’accroit pourtant dans les zones rurales.

La restructuration de l’économie ivoirienne n’est pas allée dans le sens d’une plus grande inclusion. Pire, la forte croissance semble aujourd’hui toute tournée vers l’extérieur. Dans un récent reportage, Médiapart rapportait que, selon les chiffres de l’agence de notation Bloomfield Investment, 5 % des entreprises, principalement des grosses multinationales étrangères et françaises, fournissent près de 80 % de la richesse produite dans le pays.

Alors que la jeunesse née après 1995 représente plus de 30 % de la main d’œuvre disponible dans le pays, l’accès à l’emploi s’est largement dégradé ces dernières années. Le chômage des moins de 35 ans (représentant 75 %de la population) reste deux fois supérieur à la moyenne nationale. De plus, ces chiffres prennent en compte les emplois informels sans différencier les emplois décents des emplois précaires. Constituant les deux tiers de la population active, l’agriculture demeure aujourd’hui le secteur principal d’offre d’emplois à l’intérieur du pays. Cette tension du marché du travail amène la jeunesse ivoirienne diplômée à se tourner vers l’étranger. La diaspora ivoirienne composée de plus de 1,2 million d’Ivoiriens pourrait également être un facteur clé du scrutin.

Note :

[1] L’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire est composée de 255 députés. Depuis la dernière élection législative de 2021, le RHDP, parti présidentiel, détient une majorité absolue avec 168 sièges, les PDCI-RDA en ont 64 et le PPA-CI 18. Cinq députés siègent parmi les non-inscrits.

24.10.2025 à 17:49

Festival Lumière 2025 : trou de ver dans le cinéma états-unien 

Clément Carron
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La 17ème édition du festival Lumière, qui s’est tenue du 11 au 19 octobre à Lyon, a récompensé le cinéaste Michael Mann. Il succède ainsi à Isabelle Huppert, honorée l’année dernière. Le Vent Se Lève était présent : bilan et analyse. 
Texte intégral (3430 mots)

La 17ème édition du festival Lumière, qui s’est tenue du 11 au 19 octobre à Lyon, a récompensé le cinéaste Michael Mann. Il succède ainsi à Isabelle Huppert, honorée l’année dernière. Le Vent Se Lève était présent : bilan et analyse. 

Un trou de ver est un raccourci qui, sur le plan théorique du moins, permettrait de relier deux points éloignés de l’espace-temps. Nul besoin cependant de se plonger dans des ouvrages d’astrophysique pour en faire l’expérience : en ajoutant une dimension temporelle à l’éclectisme géographique et de genre des festivals d’avant-premières, les festivals de films de patrimoine permettent bien souvent de replier le temps sur lui-même et de dresser des comparaisons entre les productions actuelles et celles d’autres périodes. Les choix de rétrospectives, de rencontres et de projections diverses en disent parfois autant sur l’époque et l’état du cinéma actuels que les sorties en salle. En ce sens, la 17ème édition festival Lumière, qui s’est achevée le 19 octobre, était particulièrement éloquente. Elle a notamment mis l’accent sur le cinéma états-unien des années 1970 aux années 2000 ; l’occasion de dessiner, en creux, les fractures à l’œuvre – et ses conséquences esthétiques – chez nos voisins d’outre-Atlantique. 

De Michael Mann à Paul Thomas Anderson

Le 17 octobre, à l’issue d’une prestigieuse cérémonie organisée à l’Amphithéâtre 3000 de Lyon, Isabelle Huppert remettait à son successeur Michael Mann le Prix Lumière, dont l’ambition est d’être l’équivalent d’un prix Nobel du cinéma. Peu récompensé tant dans les festivals européens qu’aux Oscars, le cinéaste de 82 ans a pourtant exercé une influence considérable sur la production hollywoodienne et plus généralement sur le cinéma d’action, réussissant à concilier le caractère spectaculaire de films « grand public » et son statut d’auteur. Son parcours reste malgré tout peu connu. Avant d’accéder au cinéma, Michael Mann travailla pour la télévision, une expérience formatrice qui façonna en partie son regard de cinéaste et sa grammaire esthétique, et qui fut aussi à l’origine de son attrait pour le buddy movie, le film à tandem ; son genre fétiche qu’il retravailla tout au long de sa carrière, qu’il s’agisse de mettre en scène des confrontations (Collateral, Heat) ou des trajectoires parallèles (Révélations, Miami Vice).

Lors d’une rencontre organisée pendant le festival, Mann est revenu sur ces années et notamment sur un court métrage documentaire qu’il réalisa en France en 1968 pour la chaîne NBC. Pour ce dernier, il obtint des entretiens avec les principaux leaders du mouvement, Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar notamment, mais également Alain Krivine, éminente figure de la Ligue communiste révolutionnaire dont il garde encore aujourd’hui un très bon souvenir. Le cinéaste en profita pour comparer les États-Unis actuels à ceux des années 1960, soulignant que la résistance d’aujourd’hui ne se jouait plus dans la rue mais à la télévision, avec South Park et leurs moqueries à l’encontre de Donald Trump. 

Michael Mann, Prix Lumière 2025 © Clément Carron

L’exercice n’est pas inintéressant et décaler la comparaison dans le temps pour s’attarder sur les longs-métrages du cinéaste, dont le premier, Le Solitaire, est sorti en 1981, est encore plus parlant. Il est frappant de voir à quel point la façon dont les États-Unis se représentent à travers le cinéma a évolué ces dernières années, voire ces derniers mois. Dans Hacker, sorti en 2015, un informaticien pirate et une employée du FBI devaient collaborer avec un expert informatique chinois pour tenter d’arrêter un cyber-criminel, coupable de l’explosion d’une centrale nucléaire et d’ultra-spéculation sur les marchés financiers. Le pirate états-unien interprété par Chris Hemsworth parvenait finalement à arrêter le criminel et à éviter de justesse un nouvel attentat terroriste de grande envergure : en d’autres termes, il sauvait le monde. Dans Ali, sorti en 2001, le regard de Mann se tournait vers le passé pour aborder dix années décisives de la vie de Mohamed Ali et, à travers elle, dépeindre l’Amérique de la guerre de Vietnam et de Malcolm X, gangrénée par le racisme et le nationalisme. Dans un cas, Michael Mann observait le présent, et mettait en scène les États-Unis comme principal acteur de la lutte contre le terrorisme international ; dans l’autre, il scrutait avec acuité et sans chercher à les amoindrir les errements passés de son pays. En d’autres termes, les États-Unis n’étaient pascritiqués au présent. Ils étaient cette superpuissance dont l’on pointait le passé douloureux, celui-là même qui fit de Mohamed Ali une superstar tant nationale qu’internationale et un sportif persécuté pour ses convictions religieuses et sociales. 

Force est de constater combien est profonde la rupture avec les films sortis en salle ces derniers mois. Qu’il s’agisse d’Eddington d’Ari Aster ou d’Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson, c’est l’implosion et la fascisation contemporaine du pays de l’Oncle Sam qui est dénoncée, y compris dans le cas d’un film d’anticipation comme le médiocre Marche ou crève de Francis Lawrence. Or, dans ces trois cas, il s’agit de productions à gros budget. Tout se passe comme si les cinéastes états-uniens, rattrapés par un Zeitgeist étouffant auquel il ne peuvent échapper, n’avaient d’autre choix que de le regarder en face, soit pour mettre en scène la désagrégation actuelle de leur pays (Eddington, dont nous parlions dans notre bilan du dernier Festival de Cannes), soit pour anticiper une radicalisation protéiforme (Une bataille après l’autre, Marche ou crève). On ne pointe plus du doigt un passé trouble mais un futur proche loin d’être désirable. Quant au présent, il est désormais des plus obscurs et les menaces ne sont plus exogènes. Le ver est dans le fruit.

Mohamed Ali, Patrice Lumumba et la CIA

Ajoutons également que les critiques politiques qu’adresse Michael Mann à la société dans laquelle il évolue se situent toujours au second plan. Elles se devinent mais ne sont jamais explicites, ce qui explique d’ailleurs pourquoi elles ne sont pas toujours comprises par ses compatriotes. Ainsi, la métaphore politique au cœur de son premier film, Le Solitaire, sa critique de la virilité, du paternalisme, n’a pas été perçue aux États-Unis mais uniquement en France, c’est du moins ce qu’a affirmé Michael Mann lors d’une rencontre organisée lors du festival. Car ce qui intéresse le cinéaste de Chicago, c’est d’abord et avant tout ses personnages et leur évolution, la mise à l’épreuve de leurs valeurs, de leur abnégation, de leur morale, plutôt que le propos politique sous-jacent – d’où l’attrait pour le buddy movie et les trajectoires parallèles ou qui s’achoppent. Là encore, la comparaison avec les films évoqués précédemment parle d’elle-même. 

Ali de Michael Mann © Tamasa Distribution

Une autre œuvre récente, réalisée par un cinéaste belge, fait étrangement écho à Ali et illustre bien cette divergence. Il s’agit de Soundtrack to a Coup d’État de Johan Grimonprez. Dans ce film documentaire composé d’images d’archives uniquement, Grimonprez relate le coup d’État au Congo en 1960-1961, soutenu par la Belgique et la CIA, et qui se conclut par l’assassinat du premier Premier ministre de la République démocratique, Patrice Lumumba, et la prise de pouvoir du dictateur Mobutu, plus favorable aux intérêts occidentaux. Par des champs-contrechamps bien pensés, le cinéaste ouvre une brèche dans le temps et dans l’espace, actualisant d’une part son propos – comme lorsqu’une publicité pour Tesla surgit après des plans montrant l’exploitation coloniale du Congo belge ou qu’une publicité pour l’Iphone 11 s’immisce après des images de l’adoption de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux peuples coloniaux par l’ONU en 1960 – et matérialisant d’autre part les résonances, les causalités entre les enjeux congolais qui s’incarnent dans la trajectoire de Lumumba et ceux des Afro-Américains évoqués par Malcolm X. Il montre aussi comment le jazz, qui irrigue la bande-son, a été utilisé par les États-Unis comme instrument de soft power, parfois même pour détourner l’attention de coups d’État – c’est le point de départ de Soundtrack : Louis Armstrong est persuadé d’avoir été envoyé au Congo en tant qu’ambassadeur du jazz pour détourner l’attention du coup d’État.

De son côté, Michael Mann aborde aussi dans Ali les assassinats de Lumumba et de Malcolm X, le coup d’État de Mobutu et le rôle de la CIA, mais seulement en périphérie. Ces événements l’intéressent dans la mesure où ils ont une incidence sur la trajectoire de Mohamed Ali, proche de Malcolm X et dont le fameux combat contre George Foreman eut lieu à Kinshasa. Chez Mann, ils servent à illustrer l’état d’un pays, les États-Unis, qui se replie sur lui-même, se dévore de l’intérieur, et non pas une puissance qui impose ses vues (et les dirigeants qu’elle choisit) au monde entier. De bien des façons, les films sortis ces derniers mois paraissent être le contrechamp de ceux de Michael Mann, et plus généralement des films états-uniens des années 1990-2010. 

Des conséquences esthétiques

Ces divergences ne sont pas seulement narratives, elles impliquent également des ruptures esthétiques. Michael Mann arpente Miami ou encore Los Angeles de nuit – et Quentin Tarantino se chargea d’expliquer que l’idée de Mann de garder un camion-citerne à disposition pour arroser les rues sombres et jouer sur les reflets de lumière fut reprise par nombre de réalisateurs. C’est dans ces rues ténébreuses et interlopes que ses personnages s’affrontent. C’est dans ce monde crépusculaire qu’ils mettent à rude épreuve leurs convictions, leur psychologie, leurs compétences physiques, aussi, qu’ils évoluent par pair ou face à face. Le bleu métallique de la nuit urbaine est d’ailleurs devenu un leitmotiv du cinéma de Mann.

Dans Collatéral (2004) par exemple, Jamie Foxx, chauffeur de taxi de nuit, se retrouvait embarqué bien malgré lui dans les pérégrinations d’un Tom Cruise campant un impitoyable tueur à gages. Mann nous baladait alors d’une rue étroite, véritable coupe-gorge, à une boîte de nuit de la Cité des anges, en passant par un club de jazz, un bar confidentiel et un hôpital peu fréquenté au beau milieu de la nuit. De même, c’est dans le Miami des boîtes de nuit et des rendez-vous nocturnes que les policiers Jamie Foxx et Colin Farrell traquaient les trafiquants de drogues dans Miami Vice (2006). Dans Une bataille après l’autre en revanche, la course-poursuite entre Sean Penn et Leonardo DiCaprio ne s’arrête pas au lever du jour mais se prolonge à la vue de tous, et l’opposition entre le maire et le shérif d’Eddington coupe même la population locale en deux camps opposés. Quant à Marche ou crève, la marche funèbre est filmée pour être retransmise en direct à tout le pays. Quelles conclusions en tirer ? Que les maux des États-Unis ne se situent plus à la marge, qu’ils ne se replient plus dans les zones sombres et inconnues de la plupart des bonnes familles américaines acquises à l’american way of life mais s’exposent au grand jour. Les militants radicalisés, qui peuvent être n’importe qui, ont remplacé dans le cinéma états-unien les gangsters professionnels et le crime organisé.

Heat de Michael Mann © Park Circus

Autre conséquence esthétique : le mouvement. Chez Michael Mann, le jeu du chat et de la souris, la course-poursuite entre le chasseur et sa proie, telle qu’elle est magnifiée dans Heat (1995), implique une extrême mobilité, le plus souvent à travers toute la ville, voire au-delà (Miami Vice se poursuit en Haïti, en Colombie et à Cuba). Il retravaille ainsi le modèle de la poursuite, figure cinématographique de base de la narration états-unienne. Michael Mann a même une appétence particulière pour les courses urbaines tendues et agrémentées de fusillades et d’explosions, qu’elles impliquent un taxi (Collatéral), un hélicoptère (Heat), des bateaux (Miami Vice) ou des voitures de compétition (Ferrari, 2023). Désormais, puisque les criminels ou extrémistes ne se cachent plus, ils n’ont plus besoin de s’enfuir. Il n’est donc gère étonnant qu’apparaissent des films comme Eddington,beaucoup plus statiques. À nuancer cependant : Paul Thomas Anderson met bien en scène une course-poursuite qui atteint ses sommets lors d’une longue chasse quasi-aérienne sur l’asphalte mais son modèle est celui de la guérilla et non plus du policier pourchassant un criminel. 

Martin Ritt, le syndicalisme et le maccarthysme

Le festival a également consacré une rétrospective à Martin Ritt, cinéaste des années 1960-1970 dont les films, surtout ceux de la deuxième partie de sa filmographie, traitent de questions éminemment politiques et épinglent les travers d’une Amérique conservatrice et individualiste. Là encore, la comparaison avec les temps présents est féconde. Si les divisions de la société américaine s’exposent, dans les films contemporains, en pleine lumière, c’est-à-dire dans la rue et sur les réseaux sociaux, elles se concentraient, chez Ritt, dans des espaces clos, et bouillonnaient entre quatre murs jusqu’à l’explosion. Dans Norma Rae (1979), il mettait en scène une jeune ouvrière d’une usine textile du sud des États-Unis qui, à la suite de l’arrivée d’un syndicaliste new-yorkais, essayait de convaincre ses collègues de se syndiquer afin d’améliorer leurs conditions de travail. Ritt représentait alors brillamment le difficile combat des syndicats dans des sociétés atomisées, les tactiques du patronat pour entraver tout progrès social et les tensions raciales de l’Amérique des années 1970, mais également et avec une certaine avance sur son temps les questions de domination masculine et de charge mentale. 

Norma Rae de Martin Ritt © 20th Century Fox

Mais c’est surtout avec Le Prête-nom (1976) que les parallèles temporels sont les plus évidents. Dans cette comédie, un employé de bar joué par Woody Allen décidait d’aider son ami scénariste, blacklisté à cause de ses sympathies communistes, en lui servant de prête-nom et en vendant ses scénarios à sa place, en échange d’une commission de dix pour cent sur sa rémunération. Bien vite, les victimes du maccarthysme s’accumulèrent, et les scénaristes se pressèrent auprès de l’employé. Ritt proposait ainsi un témoignage humoristique de cette période sombre de l’histoire états-unienne et qu’il connut de très près – il fut également victime du maccarthysme et empêché de travailler pour CBS, de même que ses principaux collaborateurs pour ce film, y compris certains comédiens – mais aussi une réflexion sur la responsabilité individuelle et l’importance de faire, individuellement, les choix les plus justes. Un scénario qui rappelle par moments celui d’Ali de Mann, dont le protagoniste fut lui aussi empêché de travailler à cause de ses choix politiques, mais également Une bataille après l’autre et la chasse aux opposants politiques menée par le colonel Lockjaw. Et, bien évidemment, les pressions de Donald Trump et de son administration sur les médias, dont le principal exemple, la suspension de Jimmy Kimmel en septembre dernier, avait fait couler beaucoup d’encre. 

Comment John Woo a changé les codes du cinéma hongkongais

Aussi attendu que Michael Mann, John Woo a également été accueilli en grande pompe au festival Lumière. Le réalisateur hongkongais de 79 ans partage d’ailleurs avec le récipiendaire du Prix lumière un certain goût pour la nouveauté. Mann a toujours usé des dernières technologies pour mettre en images sa vision artistique et fut un pionnier dans l’usage du numérique – il a d’ailleurs laissé la porte ouverte à l’utilisation de l’intelligence artificielle ainsi qu’au rajeunissement et au vieillissement numérique pour le très attendu Heat 2, ce qui n’est pas sans susciter doute et crainte de notre part. De son côté, John Woo a fondamentalement redéfini les codes du cinéma hongkongais qui était, jusqu’à son arrivée, cantonné aux comédies et aux films d’arts martiaux. En s’imposant dans ce système de production très oligarchique (quelques familles avaient la mainmise sur le cinéma hongkongais), lui et son collègue et ami Tsui Hark l’ont véritablement transformé de l’intérieur. Comme l’a lui-même dit John Woo lors d’une rencontre organisée pendant le festival, ils ont essayé de faire, à Hong-Kong, leur propre nouvelle vague – Woo a été très influencé par la Nouvelle vague, en particulier par Melville et Truffaut, mais aussi par Godard et Demy. De là, The Killer (1989), À toute épreuve / Hard Boiled (1992) ou bien encore Une balle dans la tête (1990).

The Killer de John Woo © Metropolitan Films

Ce dernier offre d’ailleurs au spectateur une lecture orientale de la guerre du Vietnam. Quoique s’inscrivant dans le sillon de films de cinéastes occidentaux comme Michael Cimino, il apporte malgré tout un autre point de vue sur ces événements maintes fois mis en scène. Décentrer le regard, c’est précisément ce que permet un festival de films de patrimoine comme le festival Lumière, quitte à (re)décrouvrir des filmographies de pays qui n’existent plus (une rétrospective était consacrée à Konrad Wolf, grand cinéaste de la République démocratique allemande). Pourtant, par l’actualité de leurs thématiques et leur façon étrange de répondre aux sorties actuelles, renvoyées au statut de doppelgänger de leurs aînés, ces films d’autres temps n’auront jamais paru si contemporains.

21.10.2025 à 19:02

« Aux armes, citoyennes » : les femmes oubliées de la Révolution

Simon Férelloc
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En mars 1792, Pauline Léon réclame le droit de s’armer pour « défendre la patrie » contre les troupes austro-prussiennes : « Législateurs, des femmes patriotes se présentent devant vous pour défendre le droit qu’a tout individu, vous ne pouvez nous le refuser. À moins que l’on ne prétende que la déclaration des droits n’a point d’application pour les femmes ? Et qu’elles doivent se laisser égorger comme des agneaux sans avoir le droit de se défendre ? ». Ces mots résonnent comme l’un des plaidoyers « féministes » les plus vibrants de la période. Encore méconnue du grand public, Pauline Léon, ses compagnes de lutte et les masses féminines de la Révolution ont été mises sur le devant de la scène par le documentaire Aux armes citoyennes, co-réalisé par Émilie Valentin et Mathieu Schwartz pour la chaîne Arte. Riche rétrospective du rapport ambivalent de la Révolution française à l'émancipation féminine, il vient enrichir un panthéon longtemps restreint à la seule Olympe de Gouges.
Texte intégral (4948 mots)

En mars 1792, Pauline Léon réclame le droit de s’armer pour « défendre la patrie » contre les troupes austro-prussiennes : « Législateurs, des femmes patriotes se présentent devant vous pour défendre le droit qu’a tout individu, vous ne pouvez nous le refuser. À moins que l’on ne prétende que la déclaration des droits n’a point d’application pour les femmes ? Et qu’elles doivent se laisser égorger comme des agneaux sans avoir le droit de se défendre ? ». Ces mots résonnent comme l’un des plaidoyers « féministes » les plus vibrants de la période. Encore méconnue du grand public, Pauline Léon, ses compagnes de lutte et les masses féminines de la Révolution ont été mises sur le devant de la scène par le documentaire Aux armes citoyennes, co-réalisé par Émilie Valentin et Mathieu Schwartz pour la chaîne Arte. Riche rétrospective du rapport ambivalent de la Révolution française à l’émancipation féminine, il vient enrichir un panthéon longtemps restreint à la seule Olympe de Gouges.

« Il est fort difficile aujourd’hui de donner une idée de l’urbanité, des manières aimables qui faisaient il y a quarante ans le charme de la société à Paris. Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées[1] ». C’est ainsi que l’artiste Élisabeth Vigée Le Brun, portraitiste de Marie-Antoinette, confiait son regret amer de la monarchie absolue. Extrait de ses Souvenirs publiés en 1837, ce passage introduit un discours contre-révolutionnaires demeuré en vogue jusqu’à nos jours. Cette grille de lecture sélectionne les parcours de quelques femmes, issues de l’aristocratie ou de la très grande bourgeoisie, qui jouissaient alors d’une influence relative dans la vie intellectuelle de la fin du XVIIIe siècle.

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Cette focalisation sur des trajectoires proprement exceptionnelles ne nous dit rien des conditions de l’écrasante majorité des femmes de l’époque – et masque la nature d’une société d’ordres, fondée sur les privilèges liés à la naissance. Sous le règne des Bourbons, une femme était subordonnée à son époux comme un serf à son seigneur. Dans ces conditions, il n’est nullement étonnant de retrouver de nombreuses femmes au premier plan des journées révolutionnaires contre l’Ancien Régime, dont le documentaire retrace le parcours.

Des révoltes frumentaires à la vie publique

L’action du documentaire s’ouvre sur les journées des 5 et 6 octobre 1789, la seule pour laquelle la mémoire collective reconnaît un rôle actif aux femmes. Il s’agit d’une révolte frumentaire contre la cherté du pain, conduite par des commerçantes parisiennes, les « dames de la Halle » qui ont marché sur Versailles. Là-bas, elles ont forcé les portes des appartements royaux, fait signer la Déclaration des droits de l’homme au roi et obtenu sa promesse de faciliter l’approvisionnement de la capitale. Afin d’assurer que celle-ci soit tenue, ce sont les émeutières qui ont ramené la famille royale à Paris. En retraçant ces évènements, le film présente deux figures de ce moment décisif.

« Armons-nous ; nous en avons le droit par la nature ; Montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertus, ni en courage » (Théroigne de Méricourt)

D’abord, la marchande de fruits Louise-Renée Leduc dite « Reine Audu », porte-étendard des « dames de la Halle » et meneuse du mouvement. Ensuite, une cantatrice originaire de Liège : Anne Théroigne de Méricourt, tout juste arrivée à Paris. Une épée à la ceinture, elle acquiert bientôt le surnom « d’Amazone de la Révolution ». Toutes deux – et les milliers d’anonymes qui les accompagnent – remportent la deuxième grande victoire révolutionnaire après la prise de la Bastille. Elles le paient au prix fort : Reine Audu fut jetée en prison quand Théroigne fut contrainte à l’exil dans sa région liégeoise.

Le film montre que, depuis la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 jusqu’aux dernières émeutes de prairial an III (avril-mai 1795) en passant par l’assaut contre le palais royal des Tuileries le 10 août 1792, le mouvement populaire fut également féminin. Le rôle des femmes dans les révoltes sociales n’est pas propre à la Révolution : sous l’Ancien Régime, les femmes étaient déjà souvent à l’initiative des révoltes frumentaires. La nouveauté de la période réside plutôt dans la jonction entre ces luttes sociales et des revendications politiques contre les privilèges et le despotisme de la société d’Ancien Régime. La Révolution française se caractérise par ces convergences, permises par un processus de politisation générale d’une ampleur inédite auxquelles les femmes ont pris une part active.

En secouant les institutions sclérosées de la monarchie, la Révolution a créé de multiples espaces de débat et de politisation où de nombreuses femmes ont pu s’immiscer. Le documentaire revient sur le plan important d’entre eux : le club politique, espace où les sociétaires s’informaient des évènements, débattaient des changements à opérer et des stratégies pour y parvenir. Les femmes étaient généralement présentes dans les clubs – bien qu’elles fussent souvent réduites au statut de spectatrices. Les premiers clubs véritablement mixtes apparaissent en 1790 ; à leur tête, la Société fraternelle des patriotes des deux sexes.

C’est notamment par l’intermédiaire de ce club, proche des jacobins, que des femmes ont pu adresser des pétitions à l’Assemblée nationale. Il faut aussi mentionner la création du premier club exclusivement féminin, la Société patriotique des Amies de la Vérité, créée en mars 1791 par Etta Palm d’Aelders. En-dehors des clubs, la politisation des femmes se fait également par leur présence au sein des assemblées et par leurs discussions dans les cafés, ainsi que le rappelle l’historienne Dominique Godineau[2].

Reconnaissance juridique, relégation politique

Reléguées à un statut inférieur, les femmes de la Révolution ont d’abord concentré leurs efforts sur une reconnaissance civile. Dans la société d’Ancien Régime, maintenues sous la tutelle des hommes, elles ne pouvant acquérir une autonomie relative que par le veuvage. Le mariage, systématiquement religieux, était indissoluble. À ce titre, le documentaire rappelle l’engagement d’Olympe de Gouges pour le droit au divorce, qu’elle défendait à travers des pièces de théâtre. Revendication centrale, on la retrouve parmi les cahiers de doléances de corporations féminines aux côtés de celles de « l’instruction pour les filles, la fin de la puissance exclusive de l’homme sur le corps et les biens de la femme [et] le droit de participer à un jury d’accusation et d’acquittement[3] ».

Théroigne de Méricourt, « l’Amazone de la Révolution », gravure anonyme (1847)

Dans la période 1789-1791, la loi révolutionnaire consacre l’autonomie juridique partielle des femmes. À ce titre, le documentaire revient sur l’instauration de l’égalité successorale ainsi que le droit reconnu aux femmes de signer des documents et de se marier sans consentement paternel. Ces avancées majeures ont été permises par le mouvement d’égalisation des conditions juridiques qui caractérise la période. Cet élan comporte une restriction de taille : celui de l’accès à la citoyenneté. La Constitution monarchique de 1791 réserve les droits politiques aux citoyens actifs, c’est-à-dire une petite minorité d’hommes suffisamment riches pour payer le cens. La totalité des femmes, des Noirs et la grande majorité des hommes en sont exclus. L’enjeu des droits politiques conquiert alors une place centrale dans le débat révolutionnaire. La question particulière des droits politiques féminins est elle aussi posée, mais est demeurée largement inaudible.

Les revendications d’inclusion des femmes dans la vie publique existaient dès le début de la Révolution mais elles n’étaient alors portées que par un petit nombre d’intellectuelles. Très célèbre aujourd’hui, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, dans laquelle Olympe de Gouges proclame le droit des femmes à « monter à la tribune », ne rencontre pratiquement aucun écho lors de sa publication en septembre 1791. L’égalité politique des sexes était alors rejetée par l’écrasante majorité des hommes, toutes tendances confondues, ainsi que par de nombreuses femmes, même révolutionnaires.

Le documentaire revient ainsi sur l’exemple de Louise de Keralio, fondatrice du Journal d’État et du Citoyen. Ardente républicaine, Keralio n’en fut pas moins une adversaire résolue de la participation des femmes aux assemblées. Dans le documentaire, l’historienne Margaux Prunier explique à ce sujet que Keralio « ne remet[ait] pas en question la division sexuée de la société » qui cantonnait la place des femmes « à la sphère domestique ». Par ailleurs, la politiste Anne Verjus ajoute que les femmes de l’époque partageaient moins une conscience féminine qu’une conscience familiale, supposant que celles-ci étaient déjà représentées politiquement par leur mari[4].

Le droit de porter les armes

Autre sujet brûlant lié à la citoyenneté, celui du droit des femmes à porter des armes. À l’époque de Théroigne de Méricourt comme à celle de Jeanne d’Arc, le port des armes restait l’apanage des hommes. Le discours prononcé par la révolutionnaire en mars 1792 révèle l’importance de l’enjeu de l’armement des femmes. Le documentaire note qu’il s’agit d’un tournant puisque Théroigne s’adresse alors directement aux femmes pour les inciter à conquérir ce droit, et non aux hommes pour leur demander d’y concéder : « Armons-nous ; nous en avons le droit par la nature, et même par la loi ; Montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertus, ni en courage […] il est temps enfin que les femmes sortent de leur honteuse nullité, où l’ignorance, l’orgueil et l’injustice des hommes les tiennent asservies depuis longtemps ».

Contrairement à une idée répandue, c’est bien le monarchisme d’Olympe de Gouges et non son « féminisme » qui lui valut de monter sur l’échafaud en 1793

Pour les femmes révolutionnaires, la question de l’engagement militaire dans la Révolution est devenue de plus en plus prégnante à mesure que la guerre, voulue par les députés girondins, tournait à la catastrophe. Passant de la théorie à la pratique, des dizaines, sans doute plus d’une centaine de femmes se sont engagées dans l’armée et se sont travesties pour contourner l’interdiction. Le film revient sur l’exemple de Catherine Pochetat qui a participé à la prise de la Bastille avant de rejoindre l’armée républicaine en se faisant passer pour un homme. Elle s’illustre ensuite dans les combats au point de devenir officier. Généralement reconnues une fois arrivées au front, les femmes n’en ont pas été immédiatement renvoyées, bénéficiant d’une tolérance qui n’a pris fin qu’après la victoire française de Jemmappes… à laquelle Catherine Pochetat a contribué. La présence des femmes parmi les combattants fut finalement interdite à la fin de l’année 1793.

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Les femmes ne furent pas seulement empêchées de combattre sur le front extérieur. Elles furent aussi parfois empêchées de participer aux insurrections populaires à l’intérieur du pays. Ainsi, des sans-culottes masculins barrèrent la route à Pauline Léon lorsque celle-ci voulut participer à l’assaut des Tuileries. À nouveau, lorsqu’une de ses partisanes défendit l’armement des femmes pour protéger l’intérieur du pays, elle reçut un accueil si hostile qu’elle dut conclure : « Nous voulons que désormais le seul bonnet des femmes soit celui de la liberté. Nous sauverons la patrie, citoyens, ne croyez pas nous décourager ».

Le documentaire insiste sur cet aspect central du combat des femmes révolutionnaires. Celles-ci durent se battre sur plusieurs fronts : d’abord, contre la violence des partisans de l’Ancien Régime – le film montre à plusieurs reprises une propagande royaliste particulièrement virulente et vulgaire à l’encontre des femmes – ; ensuite, contre les tentatives de relégation et d’invisibilisation de la part des révolutionnaires masculins.

Féminisme élitaire, féminisme populaire

À partir l’été 1792, la Révolution se radicalise. Les clubs les plus intransigeants comme ceux des Jacobins ou des Cordeliers cherchent à abattre la monarchie. Face à eux, la majorité royaliste des députés cherche à protéger le roi et à freiner la marche des évènements. Entre les deux, les girondins tergiversent. Les mouvements féminins sont pleinement engagés dans cet affrontement.

Face à la trahison du roi, une partie du mouvement féminin fut à l’avant-garde de la lutte antimonarchique. Pauline Léon signe la pétition des Cordeliers du 17 juillet 1791 qui réclame la déchéance du roi après sa fuite de Varennes. Après le 10 août, elle récidive en réclamant sa condamnation à mort. La majorité des députés partage son avis sur ce point… mais sans céder sur la question de l’émancipation des femmes.

Olympe de Gouges, portrait d’Alexandre Kucharski (XVIIIè siècle)

Le nouveau régime républicain, mis en place le 21 septembre 1792, étend le suffrage à tous les hommes, mais aux hommes seulement. Cette relégation des femmes déçoit le mouvement populaire féminin, qui durcit ses positions. Il s’organise à travers la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, fondée notamment par Pauline Léon et Claire Lacombe en mai 1793. Cette société marque une rupture dans l’histoire du mouvement proto-féministe. S’écartant des salons littéraires et des clubs politiques de la bourgeoisie, il ouvre ses portes à des femmes issues de couches sociales intermédiaires et populaires[5].

À l’inverse, Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt refusent la radicalisation démocratique et sociale de la Révolution. Aux armes citoyennes rappelle le monarchisme d’Olympe de Gouges qui dédie sa Déclaration des droits de la femme à Marie-Antoinette avant de se proposer comme avocate de Louis XVI à son procès. Contrairement à une idée répandue, c’est bien son monarchisme et non son « féminisme » qui lui valut de monter sur l’échafaud le 3 novembre 1793[6]. Cet engagement conservateur d’Olympe de Gouges est paradoxal quand on le compare à l’avant-gardisme de ses combats pour l’émancipation des femmes mais aussi des Noirs.

Plusieurs études rappellent pourtant qu’Olympe de Gouges cherchait à conserver l’ordre social établi, à la condition que les femmes puissent y prendre leur place. Malgré ses principes progressistes, l’autrice de Zamore et Mirza condamne ainsi la révolution des esclaves de Saint-Domingue et de manière générale, toute forme d’insurrection populaire[7]. À cet égard, elle s’inscrit dans un « féminisme » élitaire, dans la lignée des salons littéraires et des cercles philosophiques de la fin du XVIIIe siècle[8]. C’est son attachement viscéral à la modération qui a rendu son affrontement avec les montagnards inévitable. De son côté, si Théroigne de Méricourt a participé à la journée du 10 août, elle s’est ensuite rapprochée des Girondins. Cette prise de position lui a valu d’être victime d’une violente agression par des partisanes de Pauline Léon le 15 mai 1793 – qui devait l’écarter définitivement de la vie publique.

L’affrontement entre les mouvements féminins fut particulièrement intense sur le terrain social. Proche des sans-culottes les plus radicaux, les « républicaines révolutionnaires » ont joué un rôle central dans le renversement des girondins, ainsi que dans la mise en place du « maximum » (c’est-à-dire du blocage des prix des denrées). Pauline Léon, Claire Lacombe et leurs partisanes en contrôlaient l’application, surveillant les commerçants et punissant les spéculateurs. Cet activisme leur a valu la haine des commerçants – et notamment des « dames de la Halle » qui les ont agressées dans l’enceinte de leur lieu de réunion, l’église Sainte-Eustache à Paris. Le documentaire revient sur l’importance de cet évènement, prétexte pour interdire les sociétés féminines.

Les ambiguïtés de la Convention

Comment expliquer l’attitude des députés face aux revendications féminines ? De nombreux historiens – comme Olivier Blanc, spécialiste d’Olympe de Gouges – scindent la Révolution en deux. A sa phase « modérée » et girondine (1789-1791), ouverte aux doléances des femmes, aurait succédé un durcissement masculin consécutif à l’hégémonie montagnarde – en mai 1793. A l’inverse, Aux armes citoyennes montre un paysage masculin relativement unanime dans sa fermeture aux droits politiques des femmes. Dominique Godineau rappelle que la question de l’émancipation des femmes était traitée avec mépris par la grande majorité des révolutionnaires masculins, au-delà des clivages politiques[9].

Des exceptions subsistent, chez les « radicaux » comme chez les « modérés ». Sur les bancs de la Montagne siégeait André Amar, à l’initiative de l’interdiction des clubs féminins, mais aussi Gilbert Romme et Joseph Lequinio, deux des très rares conventionnels à avoir défendu l’extension des droits politiques aux femmes. Au sein de la sans-culotterie, si son représentant parisien Pierre Chaumette rappelait à l’ordre les « femmes impudentes qui voulaient devenir des hommes », le publiciste Jean-Paul Marat ou le meneur Jacques Roux ont défendu des positions favorables à l’émancipation féminine.

Souvent dépeinte comme le règne de l’autoritarisme et de la « Terreur », l’année 1793 fut d’abord celle d’une poussée démocratique générale, durant lequel les sociétés populaires féminines exercèrent une influence politique inédite. À ce titre, l’historienne Christine Le Bozec rappelle la pression que le mouvement populaire féminin fit peser sur la Convention. En pleine crise des subsistances, celui-ci joua un rôle crucial dans la lutte contre les spéculateurs, tout en continuant à lutter pour obtenir le droit des femmes à s’armer et leur accès à la citoyenneté.

Le documentaire rappelle que le 21 septembre 1793, la Convention fête l’anniversaire de la République en autorisant le port de la cocarde, symbole de citoyenneté, pour toutes les femmes. C’est pourtant en octobre de cette même année que l’Assemblée décrète finalement l’interdiction des clubs féminins. Cette décision obéit en partie à une logique politicienne : pour les montagnards, il s’agit de freiner une sans-culotterie de plus en plus radicale, à laquelle le mouvement populaire féminin s’était largement associé.

Elle découle aussi d’une volonté de réprimer des mouvements féminins, alors plus remuants que jamais. Pour cette assemblée d’hommes, l’urgence était de mettre fin aux troubles politiques pour installer un régime républicain, dont les femmes n’avaient pas vocation à être citoyennes[10]. Malgré tout, cette interdiction des clubs féminins n’empêcha pas les femmes de rester actrices de la Révolution, au moins jusqu’aux émeutes de prairial[11].

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L’échec du mouvement « féministe » sous la Révolution ne ressort jamais mieux que lorsqu’il est mis en regard avec un autre grand combat : celui des Noirs pour l’abolition de l’esclavage et l’égalité politique[12]. Celle-ci a été a été conquise suite à la pression exercée par les esclaves insurgés à Saint-Domingue, une convergence d’action entre les esclaves et les « libres de couleur » face à un colonialisme d’Ancien Régime, enfin par la reprise (donc la justification) du combat des esclaves par les révolutionnaires métropolitains au nom des principes d’égalité.

Le mouvement « féministe », à l’inverse, souffrait de la faiblesse de ses effectifs militants. Si le poids des femmes fut important dans les insurrections populaires, seule une petite fraction devait revendiquer des droits politiques. En outre, il pâtissait de ses divisions : au moment où les clubs féminins se sont démocratisés en s’ouvrant aux « masses populaires féminines », ses figures modérées comme Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt s’en sont désolidarisé.

« Conquis » révolutionnaires et premiers backlashs

Le refus d’intégrer les femmes à la citoyenneté demeure la limite principale du mouvement révolutionnaire pour l’émancipation. Pour autant, la Révolution ne relève nullement du simple statu quo. Au contraire : à l’échelle du monde occidental de la fin du XVIIIe siècle, elle a accouché de l’un des droits familiaux les plus progressistes, incluent un divorce par consentement mutuel toujours en vigueur[13]. L’importance de ces premières conquêtes féminines apparaît d’autant plus nettement quand on les compare aux reculs consécutifs à la chute des montagnards.

Dès la période du Directoire, les femmes ont été victimes d’une répression politique qui a encore réduit leur liberté de réunion. Le backlash le plus important fut celui de la période napoléonienne. Sur le sujet de l’émancipation des femmes comme sur d’autres, le bonapartisme a inauguré le XIXe siècle en marquant une réaction violente. Le Code Civil a rejeté les femmes dans une situation de minorité juridique, tandis que le droit au divorce a largement été restreint.

Plus généralement, le documentaire montre que la Révolution, en abolissant une société fondée sur l’inégalité de naissance, ouvre une brèche dans laquelle de nombreuses femmes ont pu s’engouffrer pour revendiquer leurs droits – le plus souvent en dépit des révolutionnaires eux-mêmes. En posant pour la première fois la question des droits politiques en général, la Révolution a permis que soit posée celle des droits politiques des femmes en particulier. Les opposants à l’émancipation féminine en ont alors appelé à l’incapacité supposée des femmes à maîtriser leurs émotions et à agir de manière rationnelle – une crainte du déchaînement des passions qui constitue un élément central du discours contre-révolutionnaire. On le retrouve utilisé pour discréditer les « émotions populaires », c’est-à-dire les émeutes et les insurrections.

La propagande de leurs opposants peignait les militantes révolutionnaires comme des femmes bruyantes, obscènes, vociférant des cris inarticulés. Ce portrait correspond en tous points à celui que la propagande royaliste tirait des sans-culottes. Ainsi, les révolutionnaires radicaux n’ont pu s’opposer à l’immixtion des femmes dans la vie publique qu’au nom d’une rhétorique en décalage avec le langage égalitaire de la Révolution. Finalement lâchées par une République dont elles revendiquaient l’appartenance, les femmes allumèrent l’étincelle d’une exigence inédite : celle de constituer, elles aussi, le peuple désormais souverain.

Notes :

[1] Citée par Jean Lebrun, « Révolution : les femmes citoyennes… sans citoyenneté », série « Vivre durant la Révolution française », 2/5, La marche de l’histoire, France Inter, diffusée le 20 octobre 2015. URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/les-contradictions-d-une-monarchiste-revolutionnaire-1002320

[2] Cf Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Paris, Perrin, 2014 [rééd.], 416 p.

[3] Christine Le Bozec, Les femmes et la Révolution. 1770-1830, Paris, Passés Composés, 2019, p. 32.

[4] « Les contradictions d’une monarchiste révolutionnaire », Avoir raison avec Olympe de Gouges, 2/5,France Culture, émission diffusée le 24 août 2021, consultée le 2 septembre 2025. URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/les-contradictions-d-une-monarchiste-revolutionnaire-1002320

[5] Ce phénomène s’inscrit dans un mouvement général de démocratisation des sociétés populaires au cours de l’an II. Cf Côme Simine et Guillaume Roubaud-Quashie, Haro sur les jacobins : essai sur un mythe politique français (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Questions républicaines », 2025, 352 p.

[6] Olympe de Gouges a été arrêtée à la suite de la publication de son pamphlet, Les trois urnes, qui fut perçu comme une remise en cause du régime républicain par une monarchiste.

[7] Cette position antiesclavagiste de principe mais hostile à l’insurrection des Noirs, fut aussi celle des cercles girondins et des Amis des Noirs dont Olympe de Gouges était proche.

[8] Cf Christine Le Bozec, op. cit.

[9] « Olympe de Gouges », 3/4, La fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 18 septembre 2013.

[10] Interrogée à ce sujet dans Aux armes citoyennes, l’historienne Solenn Mabo explicite le regard porté sur les femmes dans cette société du XVIIIe siècle où celles-ci sortaient tout juste du statut juridique de mineures : « [à l’époque] on ne se pose pas la question du vote des femmes de la même manière qu’aujourd’hui, on ne se pose pas celle du vote des enfants ».

[11] Il s’agit de la dernière grande insurrection révolutionnaire exigeant des mesures sociales pour l’approvisionnement de Paris en subsistances et le retour à la Constitution de 1793.

[12] Ce parallèle n’est pas qu’une vue de l’esprit dans la mesure où certains contemporains de la Révolution le firent comme le rappellent les historiens Frédéric Régent et Marcel Dorigny. Cf « Olympe de Gouges », 4/4, La fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 19 septembre 2013. URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/olympe-de-gouges-4-4-3890674

[13] Dominique Godineau citée dans le documentaire.

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