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17.05.2025 à 06:00

Retour sur le premier événement musical d'Orient XXI

Fierté et bonheur. Ce sont les deux sentiments qui nous ont envahies le samedi 19 avril 2025 en voyant la salle FGO-Barbara dans le quartier parisien – et si symbolique — de la Goutte d'Or remplie par un public qui a répondu présent au premier événement musical organisé par Orient XXI. Il faut dire que nous avions la chance d'accueillir des artistes exceptionnels : Zeid Hamdan, Imed Alibi et Khalil Epi. Avec la chercheuse Leyane Ajaka Dib Awada, membre de notre comité de rédaction qui a (…)

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Texte intégral (1901 mots)

Fierté et bonheur. Ce sont les deux sentiments qui nous ont envahies le samedi 19 avril 2025 en voyant la salle FGO-Barbara dans le quartier parisien – et si symbolique — de la Goutte d'Or remplie par un public qui a répondu présent au premier événement musical organisé par Orient XXI. Il faut dire que nous avions la chance d'accueillir des artistes exceptionnels : Zeid Hamdan, Imed Alibi et Khalil Epi.

Quatre personnes conversent sur scène, assises, avec un écran en arrière-plan.
Table ronde «  Fusion ou friction, les enjeux de la musique alternative arabe en Occident  »​. De gauche à droite : Sarra Grira, rédactrice en chef d'Orient XXI, Leyane Ajaka Dib Awada, Zied Hamdan, Khalil Epi et Imed Alibi.

Avec la chercheuse Leyane Ajaka Dib Awada, membre de notre comité de rédaction qui a réalisé un reportage sur les lieux de la scène musicale arabe parisienne, nous avons discuté du travail des artistes arabes en France, de leur volonté de ne plus être enfermés dans des catégorisations toutes faites et de sortir des représentations clichées sur « l'Orient » et les « divas ».

Un débat animé avec un public attentif dans une salle moderne et lumineuse.
Salle comble pour la table ronde
Deux femmes discutent sur scène, l
Leyane Ajaka Dib Awada

S'en est suivi un temps d'échange avec le public puis un concert avec, en première partie, Zeid Hamdan et ses invités, suivis du duo Frigya, porté par l'instrumentiste Khalil Epi et le percussionniste et programmateur de festivals Imed Alibi.

Table ronde «  Fusion ou friction, les enjeux de la musique alternative arabe en Occident  »​ - YouTube

Cet événement, un premier du genre et que nous espérons ne pas être le dernier, n'a pu être réalisé qu'avec le soutien de la Direction Méditerranée, la disponibilité de l'espace FGO-Barbara et de son équipe de production et technique qui a accepté de nous faire confiance. Enfin, nous adressons un remerciement chaleureux à Imed Alibi, qui nous a généreusement fait bénéficier de son expérience dans le domaine.

Un homme souriant parle avec un micro, portant un t-shirt gris.
Imed Alibi

Comme nous le disions en amont de l'événement, il est difficile de s'imaginer, par les temps qui courent, faire la fête, alors qu'un génocide est toujours en cours à Gaza et que le reste de la région ne se porte guère mieux. Nous voulions que cette soirée soit avant tout un moment de réunion, de solidarité, avec une pensée toute particulière pour la Palestine. Merci à toutes celles et ceux qui étaient présentes ce soir-là d'avoir permis cela.

Soirée musicale de Orient XXI, le 19 avril 2025 au FGO Barbara - les moments forts - YouTube

En souvenir de cette soirée, voici quelques photos prises par NnoMan.

16.05.2025 à 06:00

Yémen. Les mystères d'une île convoitée

Louis Callonnec

Dans L'Arbre et la tempête, paru aux éditions Marchialy, le journaliste Quentin Müller livre un carnet de voyage au Yémen, oscillant entre analyse géopolitique et témoignage sur la réalité du métier de reporter dans un pays en guerre. Rares sont les lieux qui mériteraient davantage le surnom de « bout du monde ». À plus de 300 kilomètres au large des côtes du Yémen, l'île de Socotra se démarque du Yémen continental par sa géographie, son histoire et sa langue. Isolée, elle n'échappe pas (…)

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Texte intégral (1366 mots)

Dans L'Arbre et la tempête, paru aux éditions Marchialy, le journaliste Quentin Müller livre un carnet de voyage au Yémen, oscillant entre analyse géopolitique et témoignage sur la réalité du métier de reporter dans un pays en guerre.

Rares sont les lieux qui mériteraient davantage le surnom de « bout du monde ». À plus de 300 kilomètres au large des côtes du Yémen, l'île de Socotra se démarque du Yémen continental par sa géographie, son histoire et sa langue. Isolée, elle n'échappe pas aux tragiques turpitudes de la guerre débutée il y a une décennie. Située à l'embouchure du détroit stratégique de Bab El-Mandeb, Socotra est aujourd'hui l'un des points chauds du « grand jeu » qui voit s'affronter les puissances de la région : Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et dorénavant Israël.

Après une première tentative échouée en 2019, Quentin Müller, collaborateur d'Orient XXI, parvient à se rendre pour la première fois sur l'île de Socotra en 2021, avant un deuxième voyage en 2023. Deux séjours qu'il consacre à son enquête sur la situation politique sur l'île, mais plus largement à une plongée dans son histoire, ses paysages et sa culture de Socotra, si singulière.

Un voyage par procuration

L'Arbre et la tempête mêle anecdotes, descriptions, légendes populaires et bribes de l'histoire locale. Au fil de son récit, le journaliste nous embarque dans ses rencontres, allant de l'héritier d'une dynastie de sultans qui règnent sur Socotra jusque dans les années 1960, à des militants nostalgiques du Yémen socialiste, en passant par des paysans vivant reclus dans les confins de l'île ou encore un curieux « saltimbanque », devenu guide après avoir été un temps vidéaste pour Al-Qaïda. Une surprenante galerie de personnages, qui donne une épaisseur humaine à l'opus.

L'histoire tourmentée de ce territoire, balloté par les soubresauts de l'histoire du Yémen contemporain, est le fil rouge de cet ouvrage. L'auteur reconstitue cette chronologie par petites touches, du système féodal au protectorat britannique, de la difficile transition vers le socialisme à la non moins ardue conversion au capitalisme lors de la réunification des Yémen du Sud et du Nord en 1990, jusqu'à — enfin — l'essor d'un fondamentalisme islamique peu respectueux des coutumes locales.

Le récit est enrichi par une série de clichés pris par Tanguy Müller, frère de l'auteur et artiste photographe, qui restitue avec intensité et profondeur la richesse des paysages et du peuple socotri, projetant le lecteur dans un voyage par procuration. Cette fresque éclectique est complétée par l'analyse géopolitique d'une île positionnée sur une voie de communication maritime stratégique.

La caisse de résonance de la guerre civile

Si l'opération saoudienne au Yémen, menée depuis 2015 par le prince héritier Mohamed Ben Salman, a été couverte par la presse internationale, les activités militaires émiraties, elles, sont restées plus discrètes. Pourtant, l'ambition stratégique des Émirats arabes unis dans la région est grandissante. Longtemps restés dans l'ombre du mentor saoudien, les Émirats n'hésitent plus à rivaliser avec ce dernier, plaçant leurs pions dans les points chauds de la région. Au Yémen, tout en soutenant officiellement le gouvernement central, les Émirats appuient le Conseil de transition du Sud (CTS), qui réclame l'indépendance des provinces méridionales, auxquelles Socotra est rattachée. Un « jeu à plusieurs bandes » selon l'auteur, qui pourrait mener, à terme, à la partition du pays.

Sur l'île, les Émiratis ont provoqué en 2020 le renversement du gouverneur par un commando affilié au CTS, qui gouverne désormais Socotra et réprime toute forme d'opposition. À des centaines de kilomètres de la ligne de front, Socotra est donc devenue la caisse de résonance de la guerre civile yéménite. Une situation que déplore la population : « Écrivez que Socotra est unique, pour sa tradition de paix. Nous haïssons le sang », confie un opposant aux ingérences émiraties. Pas à pas, Quentin Müller parvient à rassembler des informations pour reconstituer un tableau inédit de la situation politique sur l'île. Son enquête le mène à la conviction suivante : l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont accordés sur un partage du Yémen en zones d'influences, les premiers se réservant la région orientale du Hadramaout, les seconds s'accaparant le Sud du pays et Socotra.

Un plaidoyer pour le journalisme de terrain

L'Arbre et la Tempête peut enfin se lire comme un témoignage sur la réalité du métier de reporter au Proche-Orient et comme un plaidoyer pour le journalisme d'investigation. Quentin Müller décrit les imbroglios administratifs, les intimidations et les pressions politiques. Après avoir échappé à une première tentative d'arrestation lors de son premier reportage à Socotra, il est interpellé par les services de renseignement locaux lors de son deuxième voyage, alors qu'il enquête clandestinement sur la présence émiratie. Les autorités locales le somment manu militari de quitter le territoire.

Alors que le Yémen semble condamné à de brèves apparitions dans les médias occidentaux, L'Arbre et la Tempête est un précieux témoignage, qui prend le temps de l'analyse, de l'enquête et, en un lieu si majestueux que Socotra, de la contemplation.

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Une île avec un arbre majestueux sur fond rouge, évoquant mystère et nature.

Quentin Müller
L'arbre et la tempête
Éditions Marchialy, 2025
350 pages
22 euros

16.05.2025 à 06:00

Soudan. Se souvenir de la révolution

Michael Pauron

Le film de Hind Meddeb retrace la révolution soudanaise qui a renversé la dictature d'Omar Al-Bachir en 2019. Projeté à Calais, il met également en lumière la tragédie actuelle : alors que des millions de Soudanais fuient la violence, ceux qui ont défié la tyrannie se heurtent à un nouveau combat en exil, marqué par le racisme et la stigmatisation en Europe. Le récit de leur révolution devient ainsi un appel à la mémoire et à la solidarité face à l'indifférence. C'est un Khartoum méconnu (…)

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Texte intégral (1797 mots)

Le film de Hind Meddeb retrace la révolution soudanaise qui a renversé la dictature d'Omar Al-Bachir en 2019. Projeté à Calais, il met également en lumière la tragédie actuelle : alors que des millions de Soudanais fuient la violence, ceux qui ont défié la tyrannie se heurtent à un nouveau combat en exil, marqué par le racisme et la stigmatisation en Europe. Le récit de leur révolution devient ainsi un appel à la mémoire et à la solidarité face à l'indifférence.

C'est un Khartoum méconnu : vivant, peuplé de jeunes gens qui peignent sur les murs, dansent, chantent et déclament des poèmes dans la rue, sourire aux lèvres. Face à ces scènes de joie, un frisson parcourt la salle de cinéma parisienne, ce lundi 5 mai. Sur l'écran, ils et elles parlent de démocratie, d'égalité, et surtout de liberté. Ils et elles viennent de faire tomber l'un des pires dictateurs au monde, Omar Al-Bachir, en avril 2019, qui a dirigé le Soudan d'une main de fer pendant trente ans. Ce Khartoum enchanté apparaît dans les premières minutes du documentaire de Hind Meddeb Soudan, souviens toi, sorti dans les salles françaises le 7 mai.

Pendant plusieurs mois, un mouvement de désobéissance a maintenu la pression sur les militaires pour exiger un gouvernement civil. Mais les Forces de soutien rapide dirigées par le général Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemetti, l'ancien tombeur d'Al-Bachir après en avoir été le bras armé, accusé de génocide au Darfour par les États-Unis (au moins 300 000 morts), répriment et tuent cette jeunesse pleine d'espoir. Le 3 juin 2019, les milices se filment en train de saccager les sit-in et de tuer (au moins 100 morts) plusieurs mois d'ivresse démocratique. « On a bien fait le travail », lance l'un d'eux, goguenard.

Le peuple se soulève de nouveau et ne se résigne pas. Après avoir fait tomber un dictateur, pourquoi ne parviendrait-il pas à tordre le bras de ceux qui veulent lui confisquer la révolution ? Mais les poèmes récités dans la rue pour galvaniser les foules ne peuvent rien face aux chars et aux armes automatiques. Las, Hemetti et le général Abdel Fatah Al-Burhan, après avoir un temps codirigé le pays, finissent par s'affronter, soutenus de part et d'autre par des puissances étrangères — dont les Émirats arabes unis — qui veulent accaparer les terres fertiles du Nil. Quelque 13 millions de Soudanaises ont aujourd'hui fui leur domicile, ce qui fait d'eux la première nationalité de personnes déplacées au monde.

Bande annonce du documentaire « Soudan, souviens-toi » (2025) de Hind Meddeb

Ils avaient presque oublié qu'ils avaient renversé un dictateur

Le film a été projeté à Calais, en France. Cette ville est bien connue pour « accueillir » des milliers d'exilés qui, à partir de là, tentent de traverser la Manche pour rejoindre l'Angleterre. Au moins 76 d'entre eux ont péri en mer en 2024. Une centaine de Soudanais sont venus voir le documentaire. « Ils m'ont expliqué qu'ils étaient très émus de revoir les images de la révolution, relate Hind Meddeb, certains d'entre eux m'ont dit qu'ils avaient presque oublié ce qu'ils avaient fait : renverser un dictateur. »

Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes – ces dernières, privées de tout sous Al-Bachir, sont particulièrement mises en avant dans le film car elles ont joué un rôle déterminant dans les évènements – ont bravé la mort pour atteindre un idéal : la démocratie. Ils et elles savent qu'une révolution n'est pas un aboutissement, mais bien souvent une étape dans un long processus ponctué de répressions et de coups d'État. « Le Soudan est un exemple dans le monde arabe », affirme Hind Meddeb, qui rappelle que le pays a connu trois révolutions depuis l'indépendance – et quelques parenthèses démocratiques.

Coupables d'être musulmans

Mais plutôt que d'applaudir les héros soudanais parce qu'ils ont lutté contre l'abjection et montré la voie de la liberté, parfois au prix de leur vie — « Vous pouvez me tuer, mais pas mes idées », était l'un des slogans de la révolution —, plutôt que de louer leur courage et de les accueillir dignement en Europe et en France, les services policiers les soumettent à un harcèlement quotidien. Le pouvoir français les désigne avant tout comme des « migrants » qui n'auraient pas vocation à rester, comme des « envahisseurs », et agite la rhétorique raciste du « grand remplacement » et de la « submersion migratoire ». Ils s'en prennent à une communauté dont la culture ne serait pas « compatible » avec les valeurs françaises.

Ils sont aussi et surtout coupables d'être musulmans dans un pays où l'islam est constamment dénigré. Il faut pourtant entendre ces jeunes, en 2019, demander en criant un Soudan multireligieux et débarrassé du tribalisme. « Ils ne rejettent pas la religion mais refusent qu'elle soit instrumentalisée », rappelle encore la réalisatrice. « Toutes et tous n'aspirent qu'à une seule chose : vivre chez eux, dans un pays démocratique. » En France, l'ignorance et la propagande rejettent, trient, accusent, soupçonnent, matraquent. La répression coule les embarcations de fortune pour entraver la liberté de circuler de celles et ceux qui rêvent d'un avenir loin des tueries de Khartoum… Une sale besogne rétribuée plus d'un demi-milliard d'euros par l'Angleterre.

Pas un responsable politique, des deux côtés de la Manche, n'a une once du courage de ces exilées. Après avoir affronté la dictature, l'avoir renversée, avoir bravé la répression, finalement pris le chemin de l'exil alors que la situation était inextricable, échappé à la mort dans les camps libyens, survécu miraculeusement à la traversée de la Méditerranée, les tombeurs d'Al-Bachir se retrouvent à nouveau sous les coups, dans un pays qui, pourtant, a nourri leur vision révolutionnaire : 1789 et la Révolution française sont, selon Hind Meddeb, au cœur de leurs références. Lorsque ces jeunes gens reviendront libérer le Soudan — ce qu'ils veulent tous —, pas sûr que « le modèle français » les inspire encore.

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Cet édito a été initialement publié dans la lettre hebdomadaire d'Afrique XXI, le 9 mai 2025.
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Affiche de film : femme parlant, ambiance vibrante, hommage à la liberté au Soudan.

Soudan, souviens-toi
Réalisé par Hind Meddeb
Echo film, 2024
76 minutes
Sortie en salle le 7 mai 2025

Projections en présence de la réalisatrice :

  • 16 mai, 20h30 au Café des images, Hérouville-Saint-Clair
  • 18 mai, 11h au Majestic Bastille — Paris
  • 20 mai, 20h au Les Cinéastes — Le Mans
  • 21 mai, 20h15 à L'Arlequin — Paris
  • 23 mai, 20h15 au Ciné 104 — Pantin
  • 6 juin, 20h au Reflet Médicis — Paris
  • 8 juin, 14h au Vauban Grande Passerelle — Saint-Malo
  • 10 juin, 20h au Cinéville Vannes Garenne — Vannes
  • 11 juin, 20h30 au Cinéma Jacques Tati — Saint-Nazaire
  • 12 juin, 20h30 au Ciné Manivel — Redon
  • 13 juin, 20h30 au Cinéma Le Vox — Mayenne

15.05.2025 à 06:00

Une Nakba en continu

« La catastrophe », c'est littéralement le sens du mot « nakba ». Cette catastrophe, c'est le nettoyage ethnique sur les cendres duquel naît l'État d'Israël, il y a 77 ans, et qui se prolonge, au fil des décennies, par divers moyens – le génocide, le déplacement de population, la colonisation, l'occupation. Voilà de quoi cette « Nakba en continu » est le nom. Bien que le mot fasse communément référence aux crimes des milices sionistes, au déplacement forcé de plus de 700 000 Palestiniens (…)

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Texte intégral (812 mots)

« La catastrophe », c'est littéralement le sens du mot « nakba ». Cette catastrophe, c'est le nettoyage ethnique sur les cendres duquel naît l'État d'Israël, il y a 77 ans, et qui se prolonge, au fil des décennies, par divers moyens – le génocide, le déplacement de population, la colonisation, l'occupation. Voilà de quoi cette « Nakba en continu » est le nom.

Bien que le mot fasse communément référence aux crimes des milices sionistes, au déplacement forcé de plus de 700 000 Palestiniens et à la destruction de plus de 500 villages, surtout en Galilée, entre 1947 et 1949, c'est ce même processus que l'on retrouve à l'œuvre également au lendemain de la guerre de juin 1967 – d'où notre choix d'illustrer ce texte avec une photo datant de cette période – mais aussi à chaque étape où Israël a continué à grignoter le territoire palestinien et à dénier, chaque jour davantage, à la population palestinienne à la fois son droit de vivre et de disposer d'elle-même.

Placé ainsi dans le temps long de cette histoire dont le fil rouge est le colonialisme de peuplement, il n'est plus permis de croire que le génocide en cours à Gaza s'inscrit dans une quelconque « riposte » au 7 octobre 2023. L'opération du Hamas, la prétendue annihilation de celui-ci, la question des otages ne sont plus que de vulgaires feuilles de vigne par lesquelles le gouvernement d'extrême droite israélien tente de cacher – mal – le nettoyage ethnique qu'il poursuit, méthodiquement, impunément et avec la bénédiction des puissances occidentales, dont il demeure un partenaire privilégié, autant dans la bande de Gaza qu'en Cisjordanie, sans oublier la colonisation de Jérusalem qui s'intensifie de jour en jour.

Face à l'ampleur de la catastrophe, Orient XXI regroupe ici quelques articles publiés ces dernières années et qui documentent, pour mieux le comprendre, la continuité de ce processus dans le temps. Jusqu'à aujourd'hui.

15.05.2025 à 06:00

« Ma façon de résister, c'est de rester en Palestine »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)

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Texte intégral (2923 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Mardi 13 mai 2025.

Comme vous le savez, environ 110 habitants de Gaza sont arrivés récemment en France, évacués fin avril grâce au consulat français de Jérusalem. Parmi eux, il y avait des regroupements familiaux, des gens qui ont reçu des bourses universitaires, des artistes, des gens qui ont des liens divers avec la France et qui voulaient sortir de Gaza. Tout de suite après, j'ai reçu beaucoup d'appels d'amis français, journalistes ou non. Avec la même question : « Pourquoi tu n'es pas parti ? » Certains me proposaient même d'appeler le consulat de France, croyant qu'il m'avait oublié dans la liste des candidats au départ. J'ai répondu que, depuis le premier jour de la guerre, le consulat me propose de me faire quitter Gaza, avec ma famille, et de m'accueillir en France. Mais je refuse.

On me dit :

Rami, pourquoi tu restes ? Tu vois bien que c'est de pis en pis à Gaza. La seule issue, c'est la mort, sous les bombes ou par la famine. Tu peux aider ta patrie et la cause palestinienne depuis l'étranger. Rester en vie, c'est bon pour la Palestine.

Je comprends ces arguments et je les respecte. Et je sais que la majorité des gens me demande de partir parce qu'ils m'aiment et qu'ils ont peur de me perdre. Ils veulent une meilleure vie pour ma famille et moi. C'est vrai que je considère la France, où j'ai vécu entre 1997 et 1999, comme mon deuxième pays. C'est en France que j'ai eu dix-huit ans. C'était une belle période de ma vie, et j'ai beaucoup appris. Non seulement la langue, mais également beaucoup de valeurs : la liberté, l'égalité et la fraternité. C'est en France que j'ai rencontré le monde entier, pas seulement des Français, et cela m'a enrichi. Il y avait un grand échange culturel à la cité universitaire, où j'ai côtoyé des étudiants de tous les pays. J'ai également appris à aimer le chocolat et les fromages. Le sentiment d'appartenance à un pays, au final, n'est pas forcément lié à nos origines, et on peut se sentir français aussi bien que palestinien.

Pendant longtemps, j'ai rêvé du retour

J'ai hésité à écrire ces mots. Mais je veux expliquer à mes amis pourquoi j'ai fait ce choix. Ce n'est pas un suicide. Je ne veux pas mourir, et je ne veux pas que ma famille meure. Je suis opposé à la résistance armée, même si c'est notre droit, comme pour tous les peuples sous occupation, et même si les Israéliens ont changé les normes, qu'ils qualifient la résistance de terrorisme, et que les éléments de langage du plus fort sont repris dans le monde entier. Mais pour moi, ma façon de résister, c'est de rester en Palestine.

Je suis né au Liban. Mes parents ont vécu la Nakba. Mes grands-parents maternels sont partis au Liban, mes grands-parents paternels en Jordanie. Je n'ai pas de racines familiales à Gaza, et je n'y ai ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines. Mais pendant longtemps, quand je vivais dans la diaspora, j'ai rêvé du jour de mon retour en Palestine. Jusqu'à ce que les accords d'Oslo me permettent de rentrer. Voilà pourquoi je ne veux pas partir.

Là c'est Rami, citoyen palestinien, qui parle. Pour le journaliste, c'est simple : si je décide de partir, il n'y aura plus de journaliste francophone à Gaza. C'est vrai que je ne suis pas grand-chose au milieu de ce génocide et de cette guerre médiatique. Je sais que je ne suis qu'une petite voix au fond de l'abîme, une petite plume face à un énorme arsenal médiatique. Mais je considère que je dois parler de ce qu'il se passe à Gaza. Je suis croyant ; pour moi, ce n'est pas nous qui décidons de notre vie et de notre mort. Si on doit mourir, ce sera à telle heure, à tel endroit, mais, nous, nous ne savons ni où ni quand. Nous ne savons pas non plus comment.

Ai-je fait le bon choix pour moi, pour ma famille ?

Pendant cette guerre, des amis ont quitté Gaza-ville pour se réfugier à Khan Younès. Ils ont été tués à Khan Younès. D'autres sont partis pour Rafah, ils ont été tués là-bas. D'autres encore ont voulu partir en Égypte et ils y sont morts. Non, ce n'est pas nous qui décidons. Nous pouvons décider, c'est vrai, de rester dans la peur sous les bombardements, de risquer la famine. Ai-je fait le bon choix pour moi, pour ma famille ? Je me suis posé cette question il y a deux jours, quand, pour la première fois, j'ai vu des larmes dans les yeux de Sabah, mon épouse. C'est rare chez elle. Les larmes laissaient des traînées noires sur ses joues roses, à cause de la fumée du four « système D » où l'on brûle du charbon, du bois et tout ce qui est combustible. Quand j'ai vu ces perles en rose et noir sur ses joues, je me suis dit que cela reflétait exactement ce que nous vivons : la beauté de son visage rose, et le noir des cendres de notre patrie et de la dureté de notre vie. J'ai commencé à déclamer les vers d'un poème de Nizar Kabbani1 : « Et la pluie noire dans mes yeux tombe, rafale après rafale… », et j'ai réussi à la faire rire un peu.

En réalité, cela m'a brisé le cœur. Je ne lui ai pas demandé : « Pourquoi tu pleures ? », je lui ai plutôt demandé, directement : « Tu veux partir, Sabbouha ? (diminutif de Sabah)  » Elle m'a répondu : « C'est hors de question. Si tu pars, on part tous ensemble. Si tu restes, on reste tous ensemble. Si on vit, on vit tous ensemble. Si on doit mourir, qu'on meure tous ensemble. » J'ai pris Sabah dans mes bras et j'ai essayé d'arrêter cette pluie noire qui coulait sur ses joues. Elle m'a dit :

Je sais que peu de gens à Gaza vivent la même vie que moi. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour que nous ayons le minimum vital, et que ce minimum, c'est un maximum pour les autres. Moi, j'ai tout ce qu'il faut, même si c'est un peu la galère. Je vois comment vivent mes amis, ma famille, dans quelle détresse. Je n'en peux plus de cette injustice. Et c'est pour ça que je pleure.

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Tués… pour un sac de farine

Je me suis quand même posé la question : partir ou rester ? Est-ce que je devais épargner à ma famille cette tristesse, cette douleur ? J'étais déchiré à l'intérieur. Je n'en peux plus de toutes ces souffrances à Gaza, de ces massacres, de cette boucherie quotidienne, de la famine, de l'humiliation subie par tous ces gens qui doivent vivre sous les tentes, dans les rues… Récemment, Sabah a été touchée personnellement par ces massacres. Un de ses oncles a été tué, avec deux de ses enfants… pour un sac de farine.

Il habitait dans le quartier de Chouja'iya2, dans une zone que les Israéliens avaient ordonné d'évacuer. La famille était partie sans rien, et le cousin de Sabah et sa femme ont essayé de retourner à la maison pour récupérer un sac de farine, avec la famine qui s'installe. Un sniper israélien les a pris pour cibles. L'homme gisait à terre. Sa femme était blessée, mais elle a pu courir alerter sa famille. Le père, l'oncle de Sabah et un autre de ses fils se sont précipités. Le sniper les a abattus à leur tour. Ils sont restés trois ou quatre heures à se vider de leur sang dans la rue. Personne n'osait aller les chercher, à cause des snipers et des drones armés qui rôdaient au-dessus de la scène. Ils sont morts tous les trois.

Sabah avait déjà perdu un autre oncle, tué lui aussi par l'armée d'occupation. Un de ses cousins a été amputé d'une jambe. Son père est mort, comme je l'avais raconté, pas dans un bombardement, mais de chagrin ; il ne supportait plus l'humiliation de vivre sous une tente. Il y a beaucoup de peine dans le cœur de Sabah, mais elle pense que, rester ici, c'est la bonne décision. C'est notre façon de résister à ce défi. Elle m'a dit : « On va continuer jusqu'au bout. Et le jour où tout ça s'arrêtera, je veux bien que tu tiennes ta promesse de sortir, de changer un peu d'air, surtout pour les enfants. »

Ces mots m'ont un peu rassuré. Je me rends bien compte de la fatigue de Sabah, qui doit gérer un enfant en bas âge et un bébé, et cuisiner avec ce feu qu'on garde allumé en brûlant tout ce qu'on peut, alors qu'elle est asthmatique. Heureusement, il nous reste des médicaments envoyés par notre chère amie, la journaliste Marine Vlahovic qui, elle aussi, repose désormais en paix. J'espère que l'on en aura assez pour tenir jusqu'au bout.

Ne m'en voulez pas si nous perdons la vie

J'ai beaucoup d'amis ici qui veulent partir, qui travaillent pour des ONG françaises ou qui ont des enfants en France. Ils m'ont demandé de voir si le consulat français pouvait les faire sortir. J'ai aussi des amis qui m'ont relayé les déclarations de ceux qui ont été évacués par la France, disant : « J'aime ma patrie, mais je ne voulais pas perdre ma famille. »

Moi non plus, je ne veux pas perdre ma famille. Je ne juge personne. Moi aussi, je veux que ma famille ait une bonne vie, une belle vie. Mais c'est ma façon de résister. Si nous faisons partie des survivants de ce génocide, j'ai envie que Walid, Ramzi et Sabah soient fiers de moi. J'espère qu'elle continuera à approuver cette décision, et qu'un jour, les enfants comprendront pourquoi leur papa a fait ce choix : pour qu'une petite plume de Gaza, une petite voix de Gaza, puisse faire quelque chose pour la Palestine.

Un jour, quand tout s'arrêtera, j'espère que je pourrais emmener ma famille en France — Sabah, Ramzi, Walid et les enfants de Sabah, que je considère comme mes propres enfants. J'espère que nous pourrons changer un peu d'air, que nous retrouverons tous nos amis qui espèrent nous voir sains et saufs, que je retrouverais mon deuxième pays, la France. Et qu'on tournera la page de ce génocide.

Ne m'en voulez pas si nous perdons la vie, si un jour nous figurons parmi les victimes de ce génocide, si nous partons reposer en paix. Je ne veux pas que mes amis, qui sont très chers pour moi, m'en veuillent d'avoir décidé de rester à Gaza. C'est une décision difficile, de vie ou de mort. Mais, parfois, la dignité vaut beaucoup plus que la vie. J'espère que tout le monde me comprendra, que nous survivions ou non. Mais j'espère que nous allons tous nous retrouver, tourner cette page et en ouvrir une nouvelle ; une page de joie, de courage et surtout de dignité.

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L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia


1NDLR. Poète syrien (1923 – 1998), un des plus célèbres poètes contemporains du monde arabe, connu à la fois pour sa poésie engagée et pour ses poèmes d'amour.

2NDLR. Quartier situé dans la zone est de la ville de Gaza.

14.05.2025 à 06:00

Le deuil comme résistance. Nécropolitique d'Israël, de la Palestine au Liban

Dalia Ismail

Enterrer ses morts, leur donner une sépulture et faire son deuil est un acte éminemment politique lorsqu'il s'exerce sous domination coloniale. En ce qu'il représente un moment de rassemblement et de communion, il est un acte de résistance. Pour cela, Israël en a fait une cible de sa politique. Le deuil n'est pas seulement une expérience personnelle, c'est aussi une pratique sociale et culturelle, ancrée dans des rituels collectifs qui permettent de réaffirmer une identité commune. Mais (…)

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Enterrer ses morts, leur donner une sépulture et faire son deuil est un acte éminemment politique lorsqu'il s'exerce sous domination coloniale. En ce qu'il représente un moment de rassemblement et de communion, il est un acte de résistance. Pour cela, Israël en a fait une cible de sa politique.

Le deuil n'est pas seulement une expérience personnelle, c'est aussi une pratique sociale et culturelle, ancrée dans des rituels collectifs qui permettent de réaffirmer une identité commune. Mais dans des contextes de domination coloniale, cet acte est instrumentalisé. Dans le cas de la Palestine, l'occupation israélienne interfère systématiquement avec le droit de faire son deuil. Les funérailles sont souvent soumises à la violence d'État, les cimetières sont démolis et déplacés, et les corps des Palestiniens tués sont souvent retenus par les autorités. Ces pratiques transforment le deuil en espace de contrôle et de répression, empêchant les communautés de pleurer leurs morts selon leurs traditions culturelles et religieuses.

Un contrôle total sur les corps

Le concept de « nécropolitique », théorisé par l'historien et politologue camerounais Achille Mbembe, distingue dans le pouvoir colonial deux niveaux de décision liés au droit de vie et de mort : celui de décider qui peut vivre et qui doit mourir, mais aussi celui de façonner les conditions dans lesquelles la mort survient1. Le chercheur s'appuie notamment sur l'occupation coloniale française au Cameroun et sur le régime d'apartheid en Afrique du Sud, deux contextes dans lesquels l'État exerçait un contrôle total sur les corps, les enterrements, les territoires et le droit au deuil. Il parle alors de « mondes de la mort » : des espaces où des populations entières sont soumises à une violence permanente, privées de protections juridiques et déshumanisées.

Achille Mbembe identifie la Cisjordanie comme une expression contemporaine de cette logique : un territoire fragmenté par les checkpoints militaires, dominé par la surveillance constante et une précarité imposée, où le contrôle de l'État passe autant par la force létale que par la violence bureaucratique. Dans ce contexte, les funérailles, les tombes, et même la possession des corps deviennent menaçantes pour l'oppresseur, parce qu'elles rassemblent, renforcent l'identité collective, et permettent la transmission d'une mémoire intergénérationnelle. Ici, le deuil n'est pas simplement psychologique, il devient un acte politique de résistance.

C'est dans ce contexte que le refus d'enterrer prend tout son sens. Contrôler les morts devient un autre moyen d'écraser la résistance.

Sépultures profanées, cimetières accaparés

Israël ne se contente pas de tuer les Palestiniens. Il mène aussi une guerre contre leur mémoire. En janvier 2024, à Gaza, les forces israéliennes ont détruit au bulldozer le cimetière Al-Namsawi à Khan Younès, le réduisant en poussière. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a détruit au moins seize cimetières à Gaza selon une enquête de CNN en janvier 20242.

À Jérusalem, où les autorités israéliennes œuvrent systématiquement à éliminer l'héritage arabe et islamique, les cimetières sont devenus une cible récurrente, dans un effort plus large visant à judaïser la ville. Selon la chaîne Al-Jazira, en 2017, les bulldozers israéliens ont rasé une partie du Cimetière des martyrs, près de la Porte des lions, où étaient enterrés plus de 400 combattants palestiniens ayant défendu Jérusalem en 1967. Leurs restes ont été déplacés, et leurs tombes, détruites pour permettre la construction d'un parc national biblique.

Cette logique d'effacement s'est étendue à d'autres cimetières, comme celui de Maaman Allah, à Jérusalem-Ouest, et, en 2021, à celui d'Al-Youssoufiah, à Jérusalem-Est, également détruits, profanés, et convertis en parcs, routes et zones touristiques contrôlés par Israël3. Le cimetière de Maaman Allah (Mamilla), qui est l'un des plus importants lieux de sépulture musulmans de Jérusalem, remontant au VIIe siècle, puisqu'il abrite les dépouilles de compagnons du prophète Mohamed, d'érudits religieux et de plusieurs générations de Hiérosolymitains, a été systématiquement profané au cours des dernières décennies. Le musée de la Tolérance du centre Simon-Wiesenthal, dont la construction a duré plus de vingt ans, a été édifié sur une parcelle du cimetière. Inauguré en 2023, le bâtiment, qui s'étend sur 17 500 mètres carrés, est quatre fois plus grand que le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Les travaux, toujours en cours, ont depuis donné corps à un café, un hôtel, un jardin et une piscine, sur une autre partie du cimetière. La zone a également été transformée par la construction du centre commercial haut de gamme Mamilla Mall et d'autres projets commerciaux.

Ces attaques sur des cimetières s'étendent à toute la Cisjordanie occupée. En mars 2023 par exemple, les autorités israéliennes ont ordonné la démolition de sept tombes dans le village d'Al-Burj, au sud-ouest d'Hébron. Partout en Cisjordanie, les colons et les forces israéliennes ciblent à répétition des cimetières palestiniens, s'inscrivant dans une stratégie plus vaste de destruction de maisons, d'écoles et d'infrastructures palestiniennes. Derrière ces actes, une logique : imposer un contrôle démographique et renforcer ainsi la domination israélienne sur la terre, l'histoire et la mémoire collective palestinienne.

Les funérailles, un moment politique

En Palestine et dans toute la région, les funérailles ne sont pas de simples moments de deuil : elles sont des expressions puissantes de continuité politique et d'identité collective. Dans des contextes où les déplacements sont restreints et les rassemblements publics, étroitement surveillés et criminalisés, les funérailles restent l'un des rares espaces où une mobilisation de masse est encore possible. Elles deviennent ainsi des moments où le deuil personnel croise la lutte nationale. Dans ce contexte, l'espace funéraire ne se limite jamais à l'individu, il est fondamentalement politique.

Depuis la première intifada, Israël répond à ces rassemblements par la force. Des funérailles de masse, en particulier lorsqu'elles rendent hommage à des victimes des forces israéliennes, deviennent un moment d'expression politique directe. Les chants et les drapeaux y sont autant de refus de normaliser l'occupation, d'oublier les morts ou de dissocier la mort de son origine politique.

La répression des funérailles par Israël s'inscrit dans une stratégie plus large de contrôle des infrastructures sociales et symboliques de la résistance. C'est la raison pour laquelle les cortèges funéraires sont devenus un nouveau front de la répression. Des familles endeuillées, venues enterrer leurs proches, sont régulièrement la cible de violences : gaz lacrymogènes, coups, tirs de balles en caoutchouc… Les porteurs de cercueil ne sont pas épargnés. En juin 2023, à Beit Ommar, au nord d'Al-Khalil, un cortège en route vers le cimetière local a été violemment intercepté, les forces israéliennes, déployées à l'entrée de la ville, en ont bloqué l'accès, transformant ce qui aurait dû être un adieu solennel en un nouvel épisode de répression.

Un an plus tôt, en mai 2022, lors des funérailles de la journaliste palestino-américaine Shirin Abou Akleh, tuée d'une balle dans la tête alors qu'elle couvrait un raid israélien en Cisjordanie, le cortège est émaillé de violences policières. La portée internationale de cet assassinat a fait de ses funérailles un sujet de préoccupation majeure pour l'État israélien. En amont du cortège, les autorités ont tenté d'interdire les drapeaux palestiniens et ont exercé des pressions sur la famille. Alors que les porteurs transportaient le cercueil dans les rues de Jérusalem, la police israélienne a chargé la foule, le faisant vaciller, dans une scène qui a choqué le monde entier. Le message était clair : empêcher toute forme de communion, toute manifestation susceptible de renforcer l'union du peuple palestinien. Malgré cela, la cérémonie s'est transformée en un moment de rassemblement national.

Cette logique s'est récemment répétée au Liban. Le 23 février 2025, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Beyrouth, lors des funérailles des dirigeants du Hezbollah, Hassan Nasrallah et Hachem Safieddine. Alors que la foule se déversait dans les rues et que des dizaines de milliers de personnes étaient réunies dans le stade où avait lieu la cérémonie, des drones israéliens survolaient la ville. Selon la chaîne de télévision israélienne Channel 14, rapportant des propos tenus par l'ex-chef d'état-major Herzi Halevi, l'armée envisageait d'attaquer l'événement. L'ampleur même des cortèges constituait une déclaration forte : malgré des mois de bombardements israéliens ayant ravagé les infrastructures du Liban et déplacé des milliers de civils, le soutien populaire au Hezbollah était encore solide. La mobilisation de près d'un million de personnes en plein cœur de Beyrouth, malgré les menaces de nouvelles frappes, a été perçue comme une forme de résistance, de persévérance. Israël y a vu un moment de renouveau.

Le même jour, en violation directe du cessez-le-feu, Israël a lancé l'une de ses campagnes de bombardement les plus meurtrières dans le sud du Liban. Le but était clair : étouffer la résistance et rappeler qu'aucun accord ne garantit la sécurité, ni en Palestine ni au Liban.

Confiscation des corps

Autre mesure de Tel-Aviv encore plus radicale pour contrôler le deuil : le refus de restituer la dépouille des Palestiniens et des Libanais tués à leurs familles. Officiellement, l'État justifie cette pratique comme une « mesure dissuasive », destinée à empêcher la tenue de funérailles. Cette politique a été publiquement assumée à la suite de l'« intifada des couteaux » de 2015 au cours de laquelle de jeunes Palestiniens ont mené des attaques contre des soldats et des colons israéliens. La Haute Cour de justice israélienne4 a alors autorisé l'État à conserver les corps comme monnaie d'échange lors d'éventuelles négociations avec des factions armées. Selon l'ONG palestinienne Al-Haq5 l'occupation israélienne a une longue histoire de dissimulation systématique du sort des Palestiniens qu'elle tue, recourant aux disparitions forcées et à des lieux d'inhumation secrets connus sous le nom de « cimetières des numéros », où les stèles des tombes portent uniquement des numéros. Une forme de punition collective pour les familles endeuillées.

L'un des cas les plus emblématiques est celui d'Ahmad Erekat, un Palestinien de 27 ans tué par des soldats israéliens à un poste de contrôle près de Bethléem en 2020. Les autorités israéliennes ont retenu son corps pendant plus de dix semaines, refusant à sa famille le droit à une sépulture digne et dans les délais. Un exemple plus récent est celui de Mohammad Ghassan Khader Abed, un adolescent de 16 ans tué par les forces israéliennes en février dans le camp de réfugiés de Nour Chams. Son corps a lui aussi été confisqué.

Selon l'ONG Campagne nationale pour la récupération des corps des martyrs, Israël continue de retenir la dépouille de 665 Palestiniens, dont beaucoup sont conservées dans des morgues ou dans les « cimetières des numéros ». Certains de ces corps sont détenus par Israël depuis les années 1960 et 1970, et ce chiffre n'inclut pas ceux confisqués depuis un an et demi à Gaza, car il est impossible d'obtenir des informations précises à leur sujet.

Une empathie sélective

L'attaque de la police israélienne lors des funérailles de Shirin Abou Akleh a suscité une attention mondiale. L'indignation a été immédiate : l'attaque a été qualifiée de « regrettable » par les États-Unis, et de « profondément troublante » par les Nations unies. Mais elle a été traitée comme un simple usage excessif de la force, et, surtout, elle n'a pas été suivie d'effet. Aucune conséquence. Aucune responsabilité.

Rien de tel au moment de la restitution, en février 2025, des corps de la famille Bibas par le Hamas. Le mouvement palestinien a en effet mis en scène la restitution à Israël de quatre cercueils contenant les corps de ces otages enlevés le 7 octobre 2023. Une estrade encadrée de caméras et de journalistes sur une place publique de Gaza a été installée. Derrière la scène, une bannière désignait Benyamin Nétanyahou comme responsable de leur mort. De nombreux médias occidentaux se sont indignés de cette mise en scène, décrite comme l'un des pires jours vécus par les Israéliens depuis le 7 octobre 2023. Le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme a qualifié la remise des corps d'« abjecte et cruelle ». La réaction émotionnelle a été immédiate, massive et sans aucune ambiguïté.

Cette disparité dans les réactions révèle une empathie sélective. Les récits israéliens, même lorsqu'ils sont inexacts, bénéficient d'une solidarité mondiale immédiate, tandis que les pertes et la violence subies par les Palestiniens sont souvent accueillies par des réactions timides, ou enfermées dans des logiques sécuritaires qui servent à justifier les actions israéliennes. Comme l'explique la journaliste Cecilia Dalla Negra dans Orient XXI, le langage employé par les médias occidentaux joue un rôle central dans la perception publique de la Palestine, et dans l'empathie globale. La « complexité » de la question palestinienne est sans cesse mise en avant pour instaurer une distance, dépolitiser la souffrance palestinienne et diminuer les responsabilités. Cette prétendue complexité paralyse les opinions comme les actions, suggérant que la souffrance palestinienne serait, en quelque sorte, ambiguë ou auto-infligée. Ce cadrage6 participe à la déshumanisation de l'expérience palestinienne, où le deuil comme la résistance sont minimisés, rejetés ou ignorés.

Cette asymétrie narrative alimente l'impunité, garantissant qu'Israël ne soit jamais tenu pour responsable de ses actions.

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Traduit de l'anglais par Plume Lemaire.


1Voir Achille Mbembe, «  Nécropolitique  ». Raisons politiques, 2006, n° 21 (1), p 29-60.

2Jeremy Diamond, Muhammad Darwish, Abeer Salman, Benjamin Brown and Gianluca Mezzofiore, «  At least 16 cemeteries in Gaza have been desecrated by Israeli forces, satellite imagery and videos reveal  », CNN, 20 janvier 2024.

3Samah Dweik, «  Palestinians vow to defend graves in Jerusalem cemetery  », Al-Jazeera, 31octobre2021.

4NDLR.La Cour suprême cumule les fonctions de cour d'appel en matière pénale et civile et de Haute Cour de Justice. La Haute Cour est compétente en première instance pour le contrôle des décisions gouvernementales et la constitutionnalité des lois.

5Jerusalem Legal Aid and Human Rights Center (JLAC) Al-Haq, Cairo Institute For Human Rights Studies (CIHRS), «  Joint submission to EMRIP and UN experts on the Israeli policy of swithholding the mortal remains of indigenous  », 22 juin 2020.

6En sciences sociales, il s'agit du cadre cognitif présenté comme approprié pour traiter un sujet.

13.05.2025 à 06:00

Le sionisme chrétien en croisade

Ben Lorber , Frederick Clarkson

Un mouvement en plein essor, affilié à la droite chrétienne aux États-Unis, est devenu une force motrice derrière le soutien inconditionnel de Washington en faveur d'Israël. Et il étend désormais son influence dans le Sud, du Brésil au Nigeria. Le 12 octobre 2024, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant le Capitole, à Washington, pour participer à une marche baptisée « Un million de femmes » par ses organisateurs. L'évènement avait été organisé par un petit (…)

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Texte intégral (7649 mots)

Un mouvement en plein essor, affilié à la droite chrétienne aux États-Unis, est devenu une force motrice derrière le soutien inconditionnel de Washington en faveur d'Israël. Et il étend désormais son influence dans le Sud, du Brésil au Nigeria.

Le 12 octobre 2024, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant le Capitole, à Washington, pour participer à une marche baptisée « Un million de femmes » par ses organisateurs.

L'évènement avait été organisé par un petit groupe de dirigeants de la Nouvelle réforme apostolique (NRA), un mouvement de la droite chrétienne, dynamique et en croissance rapide, qui endoctrine des centaines de millions de personnes à travers le monde, dont des dizaines de millions aux États-Unis.

La marche, programmée pour coïncider avec la fête juive de Yom Kippour, avait pour thèmes la façon d'imposer la « domination » chrétienne sur les institutions politiques, la mobilisation des électeurs et — conformément à la priorité accordée par le mouvement à l'idée de « guerre spirituelle » — l'exorcisme des démons du Capitole. Mais, bien que la faible attention médiatique suscitée par l'événement ne l'ait guère évoqué, un autre objectif majeur de la manifestation était de mobiliser en faveur d'Israël.

« Il faut se mettre en conformité avec la parole de Dieu »

Son organisateur, Lou Engle, est monté sur scène en déclamant : « Il faut se mettre en conformité avec la parole de Dieu ! Si nous nous levons et bénissons Israël, Il [Dieu] pourrait sauver notre nation ! » Guidant la foule pendant dix heures de dévotion ininterrompue sur une scène ornée de drapeaux israéliens, les prédicateurs ont exhorté le Congrès à accomplir son « mandat biblique », selon les mots d'un orateur, et à « apporter un soutien sans équivoque à Israël face à ses ennemis et à nos ennemis ». À un moment, la foule a même entonné l'hymne national israélien, déclenchant un tonnerre d'applaudissements1.

Des personnes sur scène brandissent des drapeaux israéliens avec enthousiasme.
Washington, le 12 octobre 2025. Lou Engle (centre, avec une casquette) lors de la marche «  Un million de femmes  »
Louis Engle / Facebook

Le vaste réseau des églises pentecôtistes et charismatiques indépendantes et les autres institutions qui composent la NRA représentent probablement le mouvement religieux le plus important de l'histoire récente des États-Unis. Il a été partie intégrante des trois campagnes présidentielles de Donald Trump, depuis sa première candidature en 2015. Et, depuis sa première victoire l'année suivante, il s'est frayé un chemin jusqu'aux échelons supérieurs du pouvoir politique, avec la télévangéliste Paula White-Cain — également conseillère spirituelle du président Trump — récemment nommée à la tête du nouveau bureau de la foi de la Maison Blanche.

Au moment où l'indignation internationale grandit contre le programme éradicateur et expansionniste d'Israël, le second mandat de Trump semble encore plus agressivement pro-israélien que le premier. Au cours de ses premières semaines au pouvoir, Donald Trump a appelé au nettoyage ethnique de plus de deux millions de Palestiniens dans la bande de Gaza et à l'occupation par les États-Unis de l'enclave. Des personnages clés de l'administration nommés par le président se sont également prononcés en faveur de l'annexion de la Cisjordanie par Israël, notamment White-Cain, le secrétaire à la Défense Pete Hegseth et l'ambassadeur des États-Unis en Israël Mike Huckabee, qui a promis que le président Trump provoquerait des changements de « proportions bibliques » au Proche-Orient2.

Les dirigeants israéliens, de leur côté, savent parfaitement où se situe leur soutien le plus fort. Lors de sa visite à Washington en février 2025, le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou n'a rencontré aucun leader juif américain, mais il a pris le temps de voir des dirigeants évangéliques pendant 90 minutes. Au moins trois d'entre eux étaient des hiérarques de la NRA, dont White-Cain, qui s'est longuement entretenue en tête à tête avec Benyamin Nétanyahou avant de conduire une interview exhaustive avec lui pour la télévision israélienne.

Deux personnes en interview, un homme en costume et une femme, devant un décor élégant.
Blair House, Washington, le 6 février 2025. Interview de Benyamin Nétanyahou par Paula White-Cain, diffusée sur la chaîne d'information israélienne Ch 12.
DR

Apôtres et prophètes

La NRA n'est pas un mouvement religieux comme les autres, selon le politiste Paul Djupe3. Il représente un « changement fondamental » dans le christianisme américain, car sa vision politique s'étend au-delà du camp charismatique/pentecôtiste dans lequel il est né, pour dominer désormais le champ beaucoup plus large de l'évangélisme américain.

En tant que mouvement qui a évolué à partir de multiples racines pendant un siècle, la NRA a été identifiée et étudiée au milieu des années 1990 par Charles Peter Wagner, professeur au séminaire évangélique Fuller Theological4. Ce dernier a observé que les églises indépendantes enregistraient la croissance la plus rapide à la fois aux États-Unis et dans le monde. Dans ce développement spectaculaire, le professeur Wagner a vu émerger un changement de paradigme.

Ainsi, les réseaux des églises et des ministres de la NRA rejettent beaucoup d'anciennes doctrines, dénominations et hiérarchies chrétiennes, tout en restaurant progressivement les fonctions de l'Église du premier siècle, telles que décrites dans l'épître aux Éphésiens — (NdT. Attribuée à l'apôtre Paul). Parmi elles figurent les titres d'apôtre et de prophète dont s'affublent ses représentants, de sorte que Lou Engle porte le titre de prophète de la NRA et Paula White-Cain, celui d'apôtre.

La NRA incarne également une vision dynamique du contrôle religieux et politique connue sous le nom de « Mandat (NdT. Prophétie) des Sept Montagnes » : un plan politique métaphorique qui charge les croyants d'établir une « domination » sur les « sept montagnes » de la société : le gouvernement, la religion, la famille, l'éducation, les médias, les arts et les loisirs et le business.

Contre les forces démoniaques

Les adeptes du mouvement se considèrent souvent comme l'armée de la fin des temps, destinée à mener une « guerre spirituelle » dans les cieux par la prière, mais parfois aussi une guerre physique contre les forces « démoniaques » du libéralisme, de la démocratie, des droits LGBTQI+ et reproductifs, et autres ennemis.

Il ne s'agit pas d'un simple excès rhétorique. Ce qui rend la NRA et son influence politique grandissante particulièrement préoccupantes, c'est que les différences politiques et religieuses normales sont considérées comme démoniaques — l'œuvre d'esprits surnaturels créant des problèmes à tous les niveaux, des détails de la vie quotidienne aux conflits internationaux. De tels démons sont susceptibles de tout contrôler, depuis de simples individus jusqu'à des nations entières. Ils sont considérés comme la principale opposition à l'avancement du Royaume de Dieu sur terre. Par exemple, les « apôtres » Ché Ahn et Lance Wallnau assurent que l'ancienne vice-présidente Kamala Harris est « un genre de Jézabel (NdT. La sulfureuse princesse étrangère, incarnation du vice et prophétesse de malheur dans l'Ancien Testament, le Nouveau et le Livre de l'Apocalypse)  » — littéralement un esprit démoniaque.

Cette vision du monde se diffuse rapidement. Selon une enquête réalisée en 2024 par le professeur Djupe, plus de 60 % des chrétiens américains sont d'accord pour dire qu'« il y a des apôtres et des prophètes des temps modernes ». Environ la moitié croit qu'« il existe des “principautés” et des “puissances” démoniaques qui contrôlent des territoires physiques », les démons territoriaux, et que l'Église devrait « organiser des campagnes de guerre spirituelle et de prière pour chasser les démons de haut rang ». Et 42 % adoptent directement le mandat « dominioniste » de la NRA en affirmant que « Dieu veut que les chrétiens se tiennent au sommet des “Sept montagnes de la société” ».

En tant que mouvement, la NRA contribue également à rallier les troupes MAGA (Make America Great Again, « Rendre sa grandeur à l'Amérique »). Ses dirigeants, comme White-Cain et Wallnau, ont été parmi les premiers et les plus enthousiastes soutiens évangéliques de la candidature de Trump en 2015. Les mêmes ont joué un rôle important dans le mouvement de refus de reconnaître les résultats de l'élection de 2020, avec divers « apôtres » et « prophètes » ayant aidé à préparer le terrain pour les émeutes du 6 janvier 2021 en organisant des veillées de prière à l'extérieur du Capitole, au cours desquelles ils ont exhorté Dieu de châtier ses ennemis, en soufflant dans des shofars — la corne de bélier servant d'instrument de musique sur les champs de bataille dans l'ancien Israël et que se sont appropriés les chrétiens sous influence de la NRA. Si leur influence sur la vie publique américaine est désormais reconnue, l'impact mondial des chrétiens évangéliques, en particulier au Proche-Orient, reste encore sous-estimé.

Israël et la fin des temps

Depuis des décennies, les dirigeants sionistes chrétiens aux États-Unis et dans le monde travaillent main dans la main avec la droite israélienne pour encourager l'apartheid, le nettoyage ethnique et sa domination en Palestine. Ces dernières années, ce mouvement a milité pour une augmentation de l'aide américaine à Israël, l'annexion de la Cisjordanie, la confrontation avec l'Iran, la suppression du financement de l'aide aux réfugiés palestiniens, l'effacement de toute critique d'Israël. Dit simplement, le sionisme chrétien est l'épine dorsale du soutien américain et international à Israël. Ainsi, la principale organisation sioniste chrétienne aux États-Unis, les Chrétiens unis pour Israël (CUFI), basée au Texas, revendique plus de 10 millions d'adhérents — soit un électorat globalement deux fois plus nombreux que l'ensemble de la population juive américaine.

Son leader, le pasteur John Hagee, réunit tous les ans une conférence très médiatisée, qui attire des personnalités politiques de premier plan. Le CUFI a défrayé la chronique fin 2005, quand le pasteur Hagee a suggéré que le Holocauste faisait partie du plan divin pour ramener les Juifs en Israël, Dieu ayant envoyé Hitler comme son « chasseur » désigné5. « Les nazis de Hitler » ont chassé les Juifs d'Europe « vers le seul foyer que Dieu ait jamais destiné aux Juifs : Israël », a aussi soutenu Hagee dans son livre Jerusalem Countdown (Le compte à rebours de Jérusalem) publié en 2006.

Six personnes souriantes tiennent un panneau en pierre avec un motif symbolique.
11 novembre 2018. L'ancienne vice-ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Hotovely, avec le pasteur John Hagee (droite) lors d'un événement en l'honneur du rabbin Aryeh Scheinberg au ministère israélien des affaires étrangères.
CJCUC / Wikimedia Commons

Depuis son lancement en 2006, l'organisation CUFI est devenue l'alter ego évangélique de l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby pro-israélien fréquemment associé — quoique souvent à tort — à la communauté juive américaine. Le CUFI fait agressivement pression sur le Congrès en faveur d'une série de politiques promues par la droite israélienne. Les dirigeants israéliens tressent d'ailleurs régulièrement des louanges au pasteur Hagee pour son soutien indéfectible.

Pourtant ce dernier est le représentant d'une forme antérieure du sionisme chrétien, celle incarnée par des évangéliques blancs comme Jerry Falwell et le pasteur Tim LaHaye, l'auteur, avec Jenkins Jerry, de la saga prophétique Les Survivants de l'Apocalypse (éditions Vida). Cette forme de fondamentalisme chrétien s'en tenait à une vision « dispensationaliste » de la fin des temps, dans laquelle les chrétiens fidèles échapperont à l'Apocalypse par la grâce d'un événement baptisé « l'Enlèvement de l'Église » (ou le « Ravissement »), quand tous les bons chrétiens vivants seront « enlevés » sur des nuées pour monter au Ciel et rencontrer le Christ, tandis qu'Israël et le monde seront engloutis dans les guerres dévastatrices de la « Grande Tribulation » (NdT. Période qui précède l'avènement du Royaume de Dieu sur Terre).

Accélérer l'arrivée du royaume de Dieu sur Terre

Mais avec la montée des évangéliques néo-apostoliques, dans le contexte plus large de l'essor des populations pentecôtiste et charismatique, la théologie prédominante de la droite chrétienne de la fin des temps est en train de changer. Plutôt que d'attendre d'être « enlevés au Ciel », de nombreux évangéliques s'investissent davantage dans l'élaboration de leur vision du Royaume de Dieu sur Terre. Ils cherchent à reconquérir les « territoires » des démons par l'intercession de prières au nom de la « guerre spirituelle » mais aussi via l'engagement militant dans la politique électorale.

D'où l'accent mis par la NRA sur Israël dans sa vision de la fin des temps » — évènement qui, selon elle, est déjà en cours. La NRA est persuadée qu'elle peut déclencher l'utopie millénariste — le règne de 1 000 ans de perfection du Christ sur terre — en imposant la souveraineté d'Israël sur la terre « biblique », en appuyant l'immigration des juifs en Israël et en les convertissant à la foi en Jésus. Citant le verset du Livre de la Genèse, où Dieu dit à Abraham : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront », la NRA croit que seules les nations qui « bénissent Israël » peuvent espérer obtenir la faveur divine.

Ainsi, bien que les adeptes de la NRA soient souvent associés à l'idéologie plus large du nationalisme chrétien américain, la nation centrale dans leur vision religieuse et politique est Israël. Si les États-Unis ne lui apportent pas un appui suffisant, le pays sera condamné. En revanche, s'ils réussissent à se mobiliser avec d'autres nations en faveur d'Israël, cela contribuera, quelque peu paradoxalement, à la réalisation de leur grand projet : établir la domination chrétienne sur le monde. À l'instar des aspects antérieurs du sionisme chrétien, cela tend, selon le chercheur S. Jonathon O'Donnell, spécialisé dans l'étude des religions, à présenter, au plan théologique, les juifs et Israël comme des « objets surdéterminés… fétiches investis d'un pouvoir surnaturel », — c'est-à-dire, en fin de compte, de simples instruments dans un récit englobant de la Rédemption chrétienne6.

Le transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem

L'influence de la NRA est évidente dans tout le mouvement pro-israélien aux États-Unis. Ses pasteurs et ses congrégations organisent et animent régulièrement des rassemblements et des conférences pro-Israël et se joignent aux activités de lobbying mises sur pied, au niveau des États et au niveau fédéral, par des groupes comme le CUFI. Au printemps 2024, les pasteurs de la NRA ont organisé devant plusieurs universités des manifestations enflammées contre l'antisémitisme supposé des campus. Lors de ces rassemblements, des harangues sur la fin des temps se sont mêlées à la diabolisation des musulmans et à des appels à la conversion des juifs, illustrant les sectarismes antisémite, anti-palestinien et anti-musulman, étroitement liés, qui sous-tendent le soutien à Israël.

« Nous savons que de nombreuses initiatives du groupe de travail que nous avons lancées sont maintenant mises en œuvre par la Maison Blanche de Trump », s'est félicité le pasteur Mario Bramnick, président de la Coalition latino pour Israël, lors d'une séance d'invitation à la prière avec d'autres caciques de la NRA en février 2024. Il saluait alors les récents décrets du président et d'autres mesures prises par l'administration pour faire pression sur les universités afin qu'elles expulsent des étudiants (pro-palestiniens), étouffent la liberté d'expression et pire encore7.

L'activisme de Bramnick au cœur de ce que la NRA appelle la « Montagne » gouvernementale est sans relâche. Il exploite son influence auprès du gouvernement essentiellement pour faire pression en faveur d'un soutien accru à Israël. Conseiller évangélique clé de Trump depuis 2016, ainsi qu'envoyé spécial pour l'initiative « Faith and Opportunity » (Foi et Opportunité) de la Maison Blanche pendant le premier mandat de Trump, Bramnick rencontre aussi fréquemment Benyamin Nétanyahou.

En 2018, après que Trump a rempli un objectif majeur de la politique sioniste chrétienne en déplaçant l'ambassade des États-Unis en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem, Bramnick s'est vanté d'avoir rencontré au moins huit autres chefs d'État, dont des dirigeants d'extrême droite comme Nayib Bukele, président du Salvador, et l'ex-président brésilien Jair Bolsonaro, dans le but de les convaincre de faire de même.

Lors d'une célébration du transfert de l'ambassade américaine en 2019, le pasteur Bramnick a proclamé : « C'est un miracle que Dieu ait désigné Donald Trump pour être un Cyrus moderne », traduisant la croyance populaire de la NRA selon laquelle Dieu utilise l'immoral Donald Trump pour mener à bien Ses desseins, tout comme Dieu s'est servi du roi païen perse Cyrus pour faire sortir les israélites bibliques de leur exil à Babylone. Mais, lors d'un discours prononcé au Jerusalem Prayer Breakfast — un rassemblement de sionistes chrétiens influents, de dirigeants israéliens et juifs américains qui s'est tenu à Mar-A-Lago, la résidence de Trump, en janvier 2025 —, Mario Bramnick a modifié le prisme biblique à travers lequel il voyait Trump. Celui-ci, a-t-il déclaré, a désormais endossé « un nouveau manteau » : celui du successeur de Cyrus, le grand roi Darius 1er (NdT. Roi qui avait favorisé la reconstruction du Temple de Jérusalem). Aux yeux du pasteur, il s'agit d'une « onction finale » pour entériner l'expansion et la domination israéliennes8.

« Pour la première fois depuis la guerre des Six Jours, l'armée israélienne a franchi les lignes ennemies à Gaza, au Sud-Liban et en Syrie, et de manière surnaturelle », a loué le pasteur Bramnick. « Nous sommes à un moment de bascule », dans lequel ce que Dieu a commencé pendant la première administration Trump sera maintenant achevé.

Un homme assis, signe un document, entouré de personnes en arrière-plan, une femme en jaune.
Jeudi 1er mai 2025. Le président étatsunien Donald Trump se prépare à signer un décret aux côtés de chefs religieux lors de la Journée nationale de la prière, dans la roseraie de la Maison-Blanche. Paula White-Cain est à gauche, en robe jaune.
Molly Riley / White House / Flickr

Le pasteur Bramnick n'est pas le seul responsable influent de la NRA dans l'orbite de la nouvelle administration Trump. Non seulement Paula White-Cain dirige le nouveau Bureau de la foi de la Maison Blanche9, mais deux autres « apôtres » de premier plan, Cindy Jacobs et Jim Garlow, ont pris la parole lors du Jerusalem Prayer Breakfast. « Quand nous essayons de diviser la terre d'Israël, la terre donnée par Dieu, cela ne rend pas Dieu heureux ! », a professé Cindy Jacobs, offrant une justification théologique à l'annexion des Territoires occupés par Israël et à l'expansion de la guerre régionale. « Maintes et maintes fois, nous avons passé des menottes à Israël, juste au moment où ce dernier aurait pu continuer et terminer la tâche », a-t-elle déploré10.

Un mouvement qui s'étend dans le monde

L'influence la plus forte de la NRA sur le sionisme chrétien se fait sentir sans doute à travers le Sud Global, où certes de nombreux pays critiquent Israël dans les forums internationaux, comme aux Nations unies, mais où le développement rapide du christianisme pentecôtiste et charismatique ces dernières décennies a créé de nouveaux mouvements forts de millions de fidèles qui « bénissent Israël ».

« On peut vraiment voir le Sud se réveiller en ce qui concerne Israël », se réjouissait Jürgen Bühler, un autre ponte de la NRA et le président de l'Ambassade chrétienne internationale à Jérusalem (ICEJ), dans une interview accordée en 202211. Avec des succursales et des délégués dans plus de 90 pays et prétendant parler au nom de dizaines de millions de chrétiens, l'ICEJ est la première organisation sioniste chrétienne au monde. Non seulement elle coordonne une campagne mondiale de sensibilisation ecclésiale, fait du lobbying et des collectes de fonds en soutien à Israël, mais elle organise également un grand pèlerinage — sous le nom de « Fête des Tabernacles » — qui attire des milliers de fidèles à Jérusalem pendant la fête juive de Souccot (NdT. Fête qui rend grâce à l'aide apportée par Yahvé aux Hébreux durant leur Exode hors d'Égypte).

Du Nigeria aux Philippines

L'apôtre René Terra Nova, directeur brésilien de l'ICEJ et chef d'un réseau apostolique mondial de plus de sept millions de membres, a organisé d'énormes rassemblements pro-israéliens au Brésil — un pays où, selon les chercheurs, on comptera bientôt davantage de pentecôtistes et de charismatiques que de catholiques — et qui a aidé à encadrer des milliers de pèlerins lors de la « Fête des Tabernacles » en Israël.

Quant à l'apôtre nigérian Enoch Adeboye, désigné par Newsweek comme l'une des 50 personnalités les plus influentes au monde, il supervise un réseau tentaculaire d'églises qui toucherait plus de cinq millions de personnes au Nigeria et qui œuvre à convertir des millions d'autres dans le monde, avec des avant-postes dans plus de 110 pays. Ce pasteur pentecôtiste a engagé ses réseaux aux côtés d'Israël après le 7 octobre 2023 et prend régulièrement la parole lors des assemblées de l'ICEJ.

D'autres dirigeants et organisations de la NRA, comme l'International House of Prayer (IHP), basée dans le Missouri, organisent des journées mondiales de prière et de jeûne interconnectées qui sont axées sur Israël. Le jeûne mondial d'Esther, par exemple, mobilise des millions de fidèles grâce aux réseaux pentecôtistes et charismatiques en Ouganda, à Singapour, au Japon, en Malaisie, aux Philippines, en Inde et ailleurs.

Ces réseaux évangéliques représentent ce que le professeur Joseph Williams, de l'université Rutgers, a appelé la « pentecôtisation » du sionisme chrétien au sein du Sud Global, où l'« attrait international » grandissant pour des « pratiques et des identités à thématique juive, basées sur l'expérience et… liées à des croyances particulières sur les juifs et Israël » contribue à renforcer les extrêmes droites israélienne et transnationale12.

Tandis que la NRA continue de grandir en tant que force religieuse et politique mondiale incontournable, on peut s'attendre à ce que le mouvement sioniste chrétien devienne encore plus militant, encore plus agressif et encore plus déterminé à ce qu'il nomme la « transformation du monde ». Une stratégie que les progressistes ne peuvent pas se permettre de perdre de vue.

Au Brésil, une large dérive des évangéliques vers la droite

À São Paulo, en 2014, l'Église pentecôtiste universelle du Royaume de Dieu — fondée par l'évêque Edir Macedo qui, dans le cadre plus large du mouvement de la Nouvelle réforme apostolique, se qualifie de « prophète » et appelle à une « gouvernance apostolique » au Brésil — a ouvert une méga-église de 300 millions de dollars, qui prétend être une réplique grandeur nature du Temple de Salomon, l'ancien temple israélite à Jérusalem qui, selon la prophétie, sera rebâti à la fin des temps. La méga-église est dotée de 10 000 places assises. Son sol et ses murs de sont recouverts de pierres transportées de Jérusalem.

« Nous voulions aider les gens à se tourner vers Israël, à soutenir son existence et à leur donner l'occasion de toucher des pierres de Jérusalem, ce qui pour eux est une très important », expliquait un représentant de cette Église pentecôtiste à l'époque13.

Le Temple de Salomon du prophète Macedo est une manifestation ostentatoire d'une large dérive des évangéliques vers la droite, avec des implications politiques majeures. Alors qu'en 2014, l'année de l'ouverture du Temple, le Brésil avait condamné l'offensive d'Israël contre la bande de Gaza et rappelé son ambassadeur à Tel-Aviv, dès avant 2018 l'évêque Macedo avait aidé à mobiliser le soutien des évangéliques en faveur de l'élection du président d'extrême droite Jair Bolsonaro, fervent partisan d'Israël.

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Article paru initialement dans In These Times, le 31 mars 2025, sous le titre « The New Face of Christian Zionism ».

Traduit de l'anglais par Philippe Agret


1Frederick Clarkson, «  Packed with Threats of Political Violence, Media Largely Ignore the NAR's ‘Million Women' Rally in DC  », Religion Dispatches, 17 octobre 2024.

2Lire Lazar Berman, «  Incoming US envoy Huckabee says Trump to bring Mideast change of ‘biblical proportions'  », The Times of Israel, 9 février 2025.

3Cité par Stephanie McCrummen,«  The Army of God Comes Out of the Shadows  », The Atlantic, 25 février 2025.

4Ibid.

5Bruce Wilson, «  Audio Recording of McCain's Political Endorser John Hagee Preaching Jews Are Cursed and Subhuman  », Talk to action, 15 mai 2008.

6S. Jonathon O'Donnell, «  Antisemitism under erasure : Christian Zionist anti-globalism and the refusal of cohabitation  », Ethnic and Racial Studies, vol. 44, n°1, 2021.

7Ben Lorber, «  Trump's EO to ‘Combat Antisemitism' Wields Jewish Safety as a Weapon to Crush Palestine Solidarity  », Religion Dispatch, 6 février 2025.

8Michele Chabin, «  Latino evangelical leaders meet in Jerusalem for summit on Israel  », Religion News Service (RNS), 24 mai 2019.

9NDLR. Selon le décret établissant ce nouveau Bureau, il «  a la responsabilité principale, au sein de l'exécutif, de donner aux entités confessionnelles, aux organisations communautaires et aux lieux de culte les moyens de servir les familles et les communautés  ».

10Adam Eliyahu Berkowitz, «  Evangelical Leaders in Jerusalem call for Israeli sovereignty over Biblical heartland  », Israel365News, 5 mars 2025.

11Cité dans Maayan Hoffman, «  Israeli MK to Christian parliamentarians : « Demand your govts. sanction Iran »  », Jewish News Synidcate (JNS), 12 octobre 2022.

12Joseph Williams, «  The Pentecostalization of Christian Zionism  », Church History, vol. 84, n°1, mars 2015.

13Adam Eliyahu Berkowitz, «  $300 Million “Temple of Solomon” Built in Brazil  », Israel365News, 18 octobre 2015.

12.05.2025 à 06:00

Gaza. Pour en finir avec la « guerre contre le terrorisme »

Rafaëlle Maison

Alors qu'Israël intensifie son offensive génocidaire à Gaza, la thèse de la légitime défense paraît désormais totalement éculée. En revanche, l'argument de la « guerre contre le terrorisme » pèse toujours en s'appuyant sur la désignation du Hamas comme groupe terroriste par les États-Unis et l'Union européenne. Qu'en est-il au regard du droit international ? L'argument israélien de la « guerre contre le terrorisme » continue en France de limiter la liberté d'expression, comme en (…)

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Alors qu'Israël intensifie son offensive génocidaire à Gaza, la thèse de la légitime défense paraît désormais totalement éculée. En revanche, l'argument de la « guerre contre le terrorisme » pèse toujours en s'appuyant sur la désignation du Hamas comme groupe terroriste par les États-Unis et l'Union européenne. Qu'en est-il au regard du droit international ?

L'argument israélien de la « guerre contre le terrorisme » continue en France de limiter la liberté d'expression, comme en témoignent les poursuites engagées pour « apologie du terrorisme ». Il permet aussi de restreindre, en plein génocide, le soutien matériel à la population de Gaza, par les atteintes portées à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et à l'activité des ONG1. Il pèse enfin sur les perspectives de règlement immédiat ou lointain de la situation. Il est temps de l'examiner de manière dépassionnée.

Le Hamas, tout comme le Hezbollah, figure sur les listes terroristes des États-Unis et de l'Union européenne, mais pas sur celles des Nations unies. La caractérisation de ces mouvements comme terroristes n'est pas universelle, ce qui est peu connu. Les sanctions financières qui leur sont infligées ne relèvent pas du conseil de sécurité des Nations unies, mais d'États, agissant individuellement ou régionalement, sans validation internationale. Or ces sanctions sont venues toucher à Gaza le peuple palestinien ayant, au regard des normes issues des Nations unies, le droit de disposer de lui-même. C'est pourquoi le rapporteur spécial John Dugard soulignait dès 2007 le caractère inédit de la situation : « Le fait est que le peuple palestinien est soumis à des sanctions économiques, premier exemple d'un tel traitement à l'égard d'un peuple occupé. Cela est difficile à comprendre2. »

Les recours aux juges nationaux et européens

Au mois d'avril 2025, les responsables politiques du Hamas annonçaient agir en justice devant les juridictions britanniques afin de contester l'inscription de leur mouvement sur la liste des organisations terroristes de cet État. Ce n'est pas la première fois que le mouvement recourt aux juges occidentaux. Un contentieux s'est ainsi noué devant les juridictions de l'Union européenne, qui ont d'abord, en 2014 puis en 2019, annulé la décision européenne — qui se basait sur des sources américaines et britanniques — inscrivant le Hamas sur la liste des organisations terroristes. Cette inscription a finalement été confirmée en 2021, mais cette séquence judiciaire a révélé de nombreuses ambiguïtés.

Elle s'inscrit dans un contentieux plus ample, où des groupes en lutte contre des autorités étatiques affirment, devant le juge de l'Union européenne, leur statut de mouvement de libération nationale. Ces groupes soulignent parfois les contradictions entre, d'une part, le droit occidental relatif au terrorisme, qui permet de les sanctionner financièrement et d'autre part, le droit international des peuples à disposer d'eux-mêmes et ses prolongements dans le droit international de la guerre. Ces contradictions prospèrent alors que la Cour de Justice de l'Union européenne elle-même a considéré, dans des affaires relatives au Sahara Occidental que « le principe d'autodétermination » est « un des principes essentiels du droit international » (arrêt du 21 décembre 2016)3.

Israël et l'Occident contre le Hamas

L'histoire est bien connue. La victoire électorale du Hamas aux élections organisées dans le territoire palestinien occupé en 2006 et l'exercice par ce mouvement d'un pouvoir gouvernemental a permis à Israël de déclarer la bande de Gaza « entité hostile » en 2007. Elle a conduit les États occidentaux à soutenir un blocus que les Nations unies ont parfois décrit comme une « punition collective » prohibée par le droit international, voire comme un crime contre l'humanité4.

Depuis le 7 octobre 2023, la diabolisation s'est accentuée dans les discours israéliens. Celle-ci a permis de convoquer le mythe d'une guerre de civilisation contre la barbarie et de justifier les opérations génocidaires à Gaza. Les « terroristes génocidaires » et « impitoyables nazis » dénoncés en octobre 2023 par Guilad Erdan, le représentant d'Israël au Conseil de sécurité des Nations unies, sont d'abord les combattants palestiniens, qu'il conviendrait d'éradiquer. Or, dans le droit international de la guerre, l'éradication de l'ennemi n'est pas un objectif juridiquement admis. À l'inverse, constitue déjà un crime de guerre le simple fait de « déclarer qu'il ne sera pas fait de quartier »5.

Par-delà les combattants, la diabolisation par la désignation terroriste s'étend aussi à l'ensemble du pouvoir civil de Gaza. C'est ainsi qu'Israël trouve parfaitement légitime de décrire, par exemple, les acteurs du système hospitalier comme terroristes, et qu'il cible des agents civils ne relevant pas de l'organisation militaire du Hamas. Et, finalement, c'est l'ensemble de la population de Gaza qui relève du terrorisme, car, toujours selon Guilad Erdan, ce sont bien les civils « qui ont élu les meurtriers du Hamas, qui ressemble tant à Daech6 ». De proche en proche, Israël inscrit les familles palestiniennes dans des lignées criminelles. Dans son rapport du 13 mars 2025, la Commission internationale indépendante de l'ONU relève ces propos significatifs du général Giora Eiland :

Après tout, qui sont les femmes âgées de Gaza — les mères et les grand-mères des combattants du Hamas qui ont commis les crimes horribles du 7 octobre. Dans cette situation, comment peut-on même parler de considérations humanitaires (…)7

Cette diabolisation continue d'être relayée dans le monde occidental. De nombreux acteurs européens exigent, pour l'avenir, que le Hamas renonce au pouvoir à Gaza (ce qu'il affirme accepter), mais également qu'il rende les armes. Ceci s'avère problématique, en l'absence de protection internationale de la population de Gaza contre les bombardements et le siège israéliens. Cette exigence de désarmement est difficilement concevable en situation génocidaire, ainsi que le démontre le précédent de Srebrenica où plus de 8 000 hommes désarmés ont été exécutés en juillet 1995.

Les positions des hauts responsables de l'ONU

Les discours onusiens eux-mêmes laissent souvent perplexes. S'agissant de la période du récent cessez-le-feu (19 janvier — 18 mars 2025), où des échanges de prisonniers ont eu lieu, la condamnation par le secrétaire général de l'ONU des cérémonies organisées par les groupes armés palestiniens restituant dans des cercueils les corps des otages décédés peut surprendre.

Car les Nations unies, par leurs représentants officiels, ne se sont pas exprimées sur les tortures inédites infligées aux Palestiniens enlevés à Gaza et libérés dans cette même période ; pas plus que sur l'interdiction d'expressions de joie imposée par Israël aux détenus libérés et à leurs proches en Cisjordanie. Or, ces violations du droit international sont beaucoup plus marquantes. Elles émanent, d'une part, d'un État bien structuré dont les prisons ne devraient pas devenir des lieux de torture, incluant des sévices sexuels. Elles révèlent, d'autre part, une volonté délibérée d'humilier et de détruire. La seule condamnation du comportement des groupes armés palestiniens dans ce processus d'échange de prisonniers prévu par l'accord de cessez-le-feu procède donc d'une stigmatisation univoque.

De même, après la violation du cessez-le-feu par Israël et les États-Unis et leur annonce commune du retour à un siège total, il est toujours question, dans le discours onusien et européen d'exiger la « libération inconditionnelle » des otages, sans référence au respect des accords conclus, principe fondamental en droit international. Or l'accord de cessez-le-feu de janvier 2025 reprend celui acquis en juillet 2024 qui a été officiellement soutenu par le conseil de sécurité (résolution 2735 du 10 juin 2024), à la demande même des États-Unis. Il est basé sur l'échange de prisonniers, le retrait de l'armée israélienne de Gaza, et la fin du siège. En conséquence, exiger une « libération inconditionnelle » c'est s'associer au discours israélien accompagnant sa violation et renoncer à considérer le Hamas comme un acteur politique. C'est encore l'un des effets de la caractérisation d'une entité comme terroriste : le groupe terroriste n'est pas un interlocuteur admis, il est, sauf exception utile, disqualifié et finalement toujours relégué dans le champ de la criminalité8.

La nature du conflit

Les juridictions internationales qui ont rendu, pendant l'année 2024, des décisions ou avis relatifs à Gaza n'ont jamais employé le terme « terroriste » pour décrire le Hamas. La Cour internationale de justice (CIJ) parle, dans ses ordonnances des « groupes armés ». Les juges de la Cour pénale internationale (CPI), dans les mandats d'arrêt visant les responsables israéliens du 21 novembre 2024, emploient les mêmes termes. Pourtant, la manière dont la CPI qualifie juridiquement le conflit pose problème : elle estime être en présence d'un conflit international opposant Israël à la Palestine, mais aussi d'un conflit interne entre Israël et le Hamas. Cette description juridique décompose artificiellement le conflit et omet d'interroger le statut du Hamas au regard du droit international de la guerre, un droit qui ne reconnaît pas la notion de « mouvement ou groupe terroriste ».

Depuis 1949, ce droit admet en revanche que, dans une situation d'occupation, des « mouvements de résistance organisés » puissent être assimilés à des combattants étatiques (article 4 § 2 de la IIIe Convention de Genève). Ultérieurement, suite aux conflits de décolonisation, le droit de la guerre a également élevé les mouvements de libération nationale au statut de combattants étatiques (Premier protocole additionnel aux Conventions de Genève, 1977, article 1 § 4). Ceci signifie que ces combattants doivent, s'ils sont mis hors de combat, relever du statut de prisonniers de guerre. Ils peuvent être poursuivis pénalement pour des crimes de guerre, mais ne peuvent l'être, comme dans un conflit interne, pour le simple fait d'avoir combattu.

S'il est encore estimé que le protocole additionnel I ne peut faire référence dans le territoire palestinien occupé puisqu'Israël ne l'a pas ratifié (cet argument devrait être dépassé par le recours au droit coutumier qui s'impose aux États, même s'ils n'ont pas ratifié des traités), il est en revanche impossible de ne pas se référer aux conventions de Genève que les Nations unies, et la CIJ elle-même estiment applicables. Dans ce cas, il est difficile de ne pas voir dans les groupes armés palestiniens des « mouvements de résistance organisés », assimilables à une armée étatique, et dans le conflit entre Israël et le Hamas, un conflit international9. Le choix de qualifier ce conflit comme interne renvoie à la manière dont les puissances coloniales présentaient les conflits de décolonisation, avant que le travail de l'Assemblée générale des Nations unies ne permette de rejeter l'idée que ces conflits relevaient des « affaires intérieures » de l'État colonial.

Des groupes armés palestiniens et de l'autodétermination

Dans cette période des années 1960-1970, les règles posées par l'Assemblée générale des Nations Unies s'agissant du droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes affirment clairement le droit de résister à l'oppression, y compris par la lutte armée10. C'est d'ailleurs ce qui a inspiré l'adoption du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève. S'agissant du peuple palestinien, ce droit a été régulièrement soutenu.

Le renoncement de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la lutte armée dans le contexte des accords d'Oslo a conduit les Nations unies à atténuer leurs positions, pour soutenir la solution à deux États et des négociations dont on pensait qu'elles permettraient d'y accéder. Mais depuis, la situation juridique a profondément évolué. Dans son avis du 19 juillet 2024, la CIJ a refusé de prendre en compte les accords d'Oslo pour évaluer la licéité de l'occupation du territoire palestinien. Prendre en compte ces accords aurait conduit à examiner le rôle de l'Autorité palestinienne dans cette occupation et, surtout, à reconnaître l'existence d'un processus de paix toujours en cours. L'effacement des accords d'Oslo dans le droit international applicable, tout comme l'insistance de la CIJ sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a certainement des conséquences sur le statut international de la lutte armée contre l'occupation israélienne. La situation juridique a aussi évolué en ce sens que la reconnaissance de la nature génocidaire de l'offensive israélienne à Gaza pose elle aussi la question de la résistance armée émanant du peuple ciblé par cette entreprise.

La caractérisation des groupes armés palestiniens comme terroristes dans le monde occidental devrait donc être urgemment repensée au titre du droit des peuples, et au titre de la protection face à une offensive génocidaire. Dans la période historique de la décolonisation, en l'absence de solution politique, la lutte armée des peuples dominés était considérée comme un droit, un droit auquel les États tiers ne pouvaient faire obstacle. Face au déni israélien de toute solution politique d'émancipation, ce droit est toujours à l'œuvre. Il l'est encore davantage lorsque l'oppression prend une forme génocidaire sans que le peuple ciblé ne soit internationalement protégé.

Plus largement, s'agissant des solutions à apporter au conflit, il faut souligner que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes intègre, en premier lieu, une composante politique. Pour la CIJ, il s'agit d'un « élément clé » : le droit de « déterminer librement leur statut politique et d'assurer librement leur développement économique, social et culturel » (Avis du 19 juillet 2024, § 241). C'est donc au peuple palestinien lui-même de déterminer qui doit le représenter. Les États devraient favoriser cette autodétermination, dans le cadre du droit international applicable. Ils devraient se garder d'ostraciser, en relayant par là le discours israélien, un mouvement qui, après avoir été élu, a exercé et exerce toujours des fonctions gouvernementales à Gaza. Car, comme le souligne la CIJ, « l'existence du droit du peuple palestinien à l'autodétermination ne saurait être soumise à conditions par la puissance occupante, étant donné qu'il s'agit d'un droit inaliénable » (même avis, § 257).


1Puisque les comptes bancaires de certaines associations sont bloqués  ; voir la question posée au gouvernement français par la sénatrice Raymonde Poncet Monge

2Rapport du rapporteur spécial sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, John Dugard, A/HRC/4/17, § 54.

3Lire Rafaëlle Maison, «  Le terrorisme en temps de guerre : raisons et échec d'une conciliation normative  », Revue des affaires européennes, 2017, pp. 149-158.

4Rapport de la mission d'établissement des faits de l'Organisation des Nations unies sur le conflit à Gaza, A/HRC/12/48, 2009, §§ 1331 et 1335.

5Article 8 § 2 b) xii et e) x) du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale (CPI).

6Conseil de sécurité, procès-verbal de la séance du 16 octobre 2023, S/PV.9439, p. 11.

7Commission internationale indépendante, Rapport du 13 mars 2025, A/HRC/58/CRP.6, § 37 (notre traduction de l'anglais).

8Rafaëlle Maison, «  Le nom de l'ennemi. Quand les logiques de guerre transforment le droit commun  », Les Temps Modernes, 2016/3, pp. 20-35.

9John Quigley, «  Karim Khan's Dubious Characterization of the Gaza Hostilities  », Blog Ejil : Talk  !, 28 mai 2024.

10Comme le rappelle la résolution 3103 de l'assemblée générale du 12 décembre 1973, A/RES/3103.

09.05.2025 à 06:00

Agnès Callamard, la justice pour boussole

Sylvie Braibant

Dans Une enquêtrice à l'ONU, l'ancienne rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires revient sur son parcours aux Nations unies. Entre doutes, pression politique et luttes internes, elle raconte comment, face à l'horreur, seule la rigueur du droit permet de tenir, résister et continuer à se battre pour la justice. Disons-le d'emblée : les réflexions de celle qui fut rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires avant de devenir secrétaire générale (…)

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Dans Une enquêtrice à l'ONU, l'ancienne rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires revient sur son parcours aux Nations unies. Entre doutes, pression politique et luttes internes, elle raconte comment, face à l'horreur, seule la rigueur du droit permet de tenir, résister et continuer à se battre pour la justice.

Disons-le d'emblée : les réflexions de celle qui fut rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires avant de devenir secrétaire générale d'Amnesty international n'incitent pas à l'optimisme. Mais cette lecture indispensable, parfois à la limite de l'insoutenable, devrait provoquer un sursaut salutaire en chaque lecteur/lectrice, en nous invitant à ne pas nous laisser emporter par l'émotion, les sentiments, mais à nous accrocher au droit, aux règles judiciaires pour mieux résister aux multiples exactions commises par les États, en temps de guerre, mais aussi de paix.

Agnès Callamard confie pourtant qu'elle-même a failli parfois se laisser submerger par l'émotion, lorsqu'elle fut confrontée à des « disparitions » et à des « exécutions ». Pour revenir au « droit », international, humanitaire, sa méthode se découvre au fil des lignes : énoncer, énumérer, s'entourer. C'est de cette manière qu'elle revient sur deux assassinats qui auraient pu, par leur horreur, lui faire perdre le fil du combat, ceux du journaliste saoudien Jamal Kashoggi et de l'avocat russe Alexeï Navalny1.

Les récits dépouillés, précis, de ces mises à mort nous immergent dans le travail des défenseurs des droits humains. Ils et elles avancent avec précision et ténacité, malgré les menaces, malgré les impossibilités. Leurs seules armes sont le droit international, leur volonté, parfois la chance, souvent la solidarité. Ils et elles savent que, dans la plupart des cas, justice ne sera pas rendue. Mais leurs mots, leurs preuves, leurs rapports publics accompagneront les familles, écriront l'histoire et rendront une autre forme de justice quand celle des magistrats sera empêchée, ce qui est souvent le cas, et pas seulement dans les dictatures.

Le droit international fragilisé

Au fil des pages, on découvre aussi le parcours inspirant d'une femme, d'une militante, avec ses questionnements et un scepticisme érigé en méthode, une façon de résister aux pressions, aux évidences, aux opinions publiques si mouvantes. Jusqu'à penser contre soi-même, pour établir les faits, exiger réparation, même si la victime n'était pas « sympathique », même si ses idées n'étaient pas les « bonnes ». Ainsi Agnès Callamard aura-t-elle réussi à susciter une introspection au sein d'Amnesty International autour du cas « Navalny » que la principale organisation mondiale de défense des droits humains avait décidé de laisser tomber parce que son nationalisme l'avait amené, dans le passé, à des prises de position incompatibles avec les droits humains.

On la voit affronter des épreuves, celles des insultes et des intimidations, parce que les mots qu'elle emploie pour évoquer les dizaines de milliers de morts à Gaza heurtent certains aveuglés. Elle encaisse et ne flanche pas.

Mais en cette année 2025 même le doute finit par gagner les personnes les plus engagées dans la défense de l'humanité. L'infatigable combattante ne peut s'empêcher de s'interroger : le droit, international, humanitaire pourra-t-il sortir indemne des deux principaux conflits en cours, Russie-Ukraine et Israël-Gaza ?

Et pourtant, il faut continuer, envers et contre tout.

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Couverture de livre avec une femme regardant droit devant, portrait sérieux, titre en haut.

Une enquêtrice à l'ONU
Agnès Callamard, avec Alexandre Duyek
Flammarion, avril 2025
246 pages
21 euros


1Militant anticorruption et principal opposant russe au président Vladimir Poutine, Alexeï Navalny est arrêté et emprisonné en 2021. Il meurt dans des circonstances troubles le 16 février 2024, dans une prison du cercle arctique où il venait d'être transféré.

08.05.2025 à 06:00

« Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)

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Texte intégral (2423 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Il y a deux jours, j'étais assis en bas de chez moi avec des amis, selon notre habitude, pour discuter de tous les sujets. Avant la guerre, nos discussions se déroulaient autour du thé et du café. Un marchand ambulant apportait les boissons chaudes, ou, s'il n'était pas là, Sabah les préparait, avec du sucre et des gâteaux, et je montais les neuf étages en ascenseur pour aller les chercher. Aujourd'hui, il n'y a plus de marchand ambulant, plus de café, et plus de sucre. Il y en a un peu chez moi, mais je ne peux pas monter neuf étages pour aller prendre quelques verres de thé.

Alors notre conversation quotidienne s'est déroulée sans rien à boire ni à manger. Nous avons vite abordé un sujet : la responsabilité des pères de famille au milieu de ce génocide. L'un des présents, Souhail, que l'on appelle « Souhail le sage » parce que c'est quelqu'un de très réfléchi, nous a parlé d'un de ses amis qui a plongé dans la dépression, car il ne peut pas affronter les regards de sa femme et de ses enfants qui lui demandent à boire et à manger. Avec l'augmentation des prix, on ne trouve rien, et la famine s'installe. Il se sent impuissant, incapable d'assumer sa responsabilité de père de famille. Il est devenu très angoissé, et sa dépression se manifeste par une sorte d'indifférence envers sa femme et ses enfants. C'est-à-dire qu'il sort toute la journée et ne rentre que le soir, pour ne plus entendre les mêmes questions : « Pourquoi n'apportes-tu rien à manger, rien à boire ? Tu n'as pas d'argent ? »

« Moi aussi j'éprouve cette angoisse »

Cela m'a fait réfléchir au cas de beaucoup d'autres hommes, dont je m'aperçois, avec le recul, qu'ils étaient eux aussi en dépression. Cet ami, par exemple, qui m'appelle tous les jours. Tous les jours, pour me poser toujours la même question : « Alors Rami, comment tu vois les choses ? » Il vit dans une angoisse permanente, à cause de ses responsabilités envers sa famille. Moi aussi j'éprouve cette angoisse quand Walid me demande quelque chose à manger ou à boire que je ne peux pas lui donner. C'est le pire des sentiments, de ne pas pouvoir donner à un enfant de trois ans les choses les plus basiques. La dernière fois, il voulait du poulet, et après des bananes, puis des pommes. À chaque fois, je peux seulement lui répondre qu'il n'y en a pas au marché. Alors il me tend le portable en disant : « Si, regarde, il y en a ! » Il voit des images de nourriture sur YouTube. Et je n'arrive pas à lui faire comprendre pourquoi les fruits sont devenus un luxe, qu'on ne peut pas en trouver, parce que nous sommes sous blocus.

Au moins, mon fils n'a pas faim. À la fin de la journée, il est rassasié. Sabah peut encore faire du pain avec le four en argile, sur le palier. Ce qui lui fait une figure toute noire. Je ne peux plus lui mentir comme avant, quand nous vivions sous la tente, lui dire qu'elle est bronzée, qu'elle a les joues roses et que ça lui va très bien. Parce que, maintenant, nous avons un miroir, et après la cuisine elle voit son visage noirci par la fumée du bois de chauffage. Elle me dit : « Donc tu me mentais, j'étais toute noire comme maintenant et je ne le savais pas ! »

« Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza ? »

J'essaie de m'en sortir en disant que le bois qu'on utilisait là-bas ne fumait pas comme celui d'ici, mais je vois bien qu'elle ne me croit pas. Mais bon, j'ai la chance de pouvoir fournir à ma famille le minimum qui est pour d'autres un maximum inaccessible. J'ai compris pourquoi, quand le dernier ordre d'évacuation est tombé, des pères de famille sont restés sous leur tente, laissant leur femme et leurs enfants partir se réfugier ailleurs. Ils prétendaient qu'ils devaient rester pour « protéger leurs biens », mais, en réalité, c'était pour fuir leurs responsabilités, parce qu'ils ne pouvaient fournir ni à manger ni à boire à leurs enfants, et que cela les déchirait de l'intérieur. J'ai compris que c'était déjà arrivé dans les exodes précédents, quand nous avons été chassés de Gaza-ville, puis de Rafah. Beaucoup d'hommes étaient restés, sous prétexte de veiller sur leurs maisons ; mais en fait, ils ne voulaient pas lire leur humiliation dans les yeux de leurs femmes et de leurs enfants.

D'après « Souhail le sage », de nombreux hommes ont choisi un autre moyen de ne plus voir la réalité, en se droguant. Comment des drogues peuvent-elles entrer à Gaza, alors que le blocus est hermétique ? On entend parler de livraisons par drones, en provenance d'Israël, de médicaments qui rendent les gens dépendants. Je ne sais pas ce que c'est, je ne suis pas un expert. C'est organisé par l'occupant de façon très consciente. Les Israéliens ont un objectif : déchirer le tissu social. Certains parents sont obligés de voler pour nourrir leurs enfants. D'autres se mettent à mendier. Oui, à voler, à mendier.

Les gens s'étaient déjà repliés sur la famille nucléaire, contrairement à nos traditions qui favorisent la famille élargie. Mais maintenant, même ce noyau familial se délite, parce que le chef de famille ne peut plus subvenir aux besoins des siens. Des hommes ne sortent plus de chez eux. Ils s'enferment sous leur tente, ne voient plus personne. Leurs femmes et leurs enfants travaillent, mais eux ne peuvent rien faire. Je comprends très bien ce sentiment, je le ressens quand je ne peux pas donner à mon fils ce qu'il demande. Mais Walid, lui, vit dans un appartement, il dort sur un lit, il est au chaud et il n'a pas faim. Alors que la majorité des gens dépendent totalement de l'aide humanitaire, à l'arrêt depuis deux mois. Il ne leur reste plus qu'à envoyer leurs fils faire la queue devant les tekiyas, les cuisines communautaires, tant qu'elles peuvent encore offrir quelque nourriture.

« Des entrepôts ont été attaqués par des clans armés »

Les tekiyas sont visées par les bombardements israéliens. Plusieurs d'entre elles ont déjà été détruites, tuant des bénévoles et des bénéficiaires. Les pères de famille savent très bien que leurs fils sont en danger quand ils vont se placer dans les files d'attente. Mais le choix est simple : risquer leur vie ou mourir de faim. La pénurie engendre une violence généralisée. Récemment, des entrepôts ont été attaqués à Gaza-ville et à Deir El-Balah par des clans armés. On a compris que ces gens étaient protégés par les Israéliens, comme ils l'avaient fait à Rafah quand le fameux Abou Chabab confisquait l'aide humanitaire, sous la protection des drones israéliens.

Aujourd'hui, il se passe exactement la même chose au centre de Gaza-ville. La dernière attaque a eu lieu contre l'entrepôt d'un supermarché. Cet entrepôt était protégé par des policiers du Hamas en civil. Les assaillants ont tiré, les policiers ont riposté, bloquant les gangsters. C'est à ce moment qu'un drone israélien est apparu et a tiré sur les policiers, tuant deux d'entre eux. Les attaquants ont profité de la situation pour envahir l'entrepôt et le piller entièrement. L'objectif des occupants, c'est de continuer à détruire notre société en favorisant les clans mafieux. Ces derniers ne volent pas parce qu'ils ont faim. Ils possèdent des kalachnikovs, et une « kalach », ça vaut très cher à Gaza en ce moment. En soutenant ces bandits, les Israéliens non seulement nous affament, mais ils instituent un climat de peur, pour pousser les Gazaouis à partir.

« On est en train de perdre le cœur de la société »

Nous vivons un génocide humain, militaire, un génocide par la faim. S'y ajoute un génocide social, qui s'attaque maintenant au cœur de la société, la famille. Cela devient insupportable. On n'y arrive plus. On est en train de perdre le cœur de la société, la famille, les responsabilités et les devoirs du père de famille. C'est le but des Israéliens. Avec eux, rien ne se fait au hasard. Et tout cela se déroule sous les yeux du monde entier. Les Israéliens viennent d'annoncer une nouvelle étape : ils vont conquérir toute la bande de Gaza et pousser toute la population vers Rafah, où de l'aide sera distribuée par l'armée ou par des compagnies privées américaines. Pour recevoir de la nourriture pour sa famille pendant une semaine ou deux — c'est eux qui décideront —, chacun devra avoir une security clearance (un laissez-passer sécuritaire), prouvant qu'il est « propre » au niveau sécuritaire, qu'il n'a pas de lien avec le Hamas.

Ce sera une cage dans laquelle nous serons des oiseaux à qui l'on donnera juste de quoi ne pas mourir de faim et de soif. Le plan, c'est que, le jour où la porte s'ouvrira, les oiseaux s'échapperont vers la sortie qu'on leur désignera. Mais j'espère qu'on va tenir le coup malgré tout. J'espère que quand tout cela sera fini, nous recoudrons le tissu social, et que nous retrouverons une société palestinienne soudée, solide, et comme on dit chez nous, formant une seule main.

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L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia

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