25.02.2025 à 06:00
Soudan : Un groupe armé allié aux militaires a attaqué un village
(Bruxelles, le 25 février 2025) – Les Forces du Bouclier du Soudan, un groupe armé qui se bat aux côtés des Forces armées soudanaises (FAS, ou SAF en anglais), ont intentionnellement ciblé des civils lors d’une attaque le 10 janvier 2025, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
L’attaque contre le village de Tayba dans l’État de Gezira (Al-Djazira), dans la région centrale du Soudan, a fait au moins 26 morts, y compris un enfant, et de nombreux blessés. Le groupe armé a aussi pillé de façon systématique les biens des civils, notamment leurs réserves de nourriture, et incendié les maisons. Ces actes constituent des crimes de guerre ; certains d’entre eux, comme le massacre délibéré de civils, peuvent même constituer des crimes contre l’humanité.
« Des groupes armés combattant aux côtés des Forces armées soudanaises se sont livrés à des violences à l’encontre de civils lors de leur dernière offensive dans l’État de Gezira », a déclaré Jean-Baptiste Gallopin, chercheur senior auprès de la division Crises, conflits et armes de Human Rights Watch. « Les autorités soudanaises devraient enquêter d’urgence sur toutes les violences signalées et s’assurer que les responsables, y compris les commandants des Forces du Bouclier du Soudan, rendent des comptes. »
Carte : emplacement de Tayba Click to expand Image Carte montrant l’emplacement de Tayba, le village attaqué par les Forces du Bouclier du Soudan le 10 janvier 2025. Ce village est situé dans l’État de Gezira (Al-Djazira), au sud-est de Khartoum, la capitale du Soudan. © 2025 Human Rights WatchL’attaque du 10 janvier s’est produite dans le cadre d’une nette hausse des attaques dues à des groupes et milices affiliés aux FAS à l’encontre de communautés vivant dans l’État de Gezira et d’autres zones que l’armée a reprises aux Forces de soutien rapide (FSR, ou RSF en anglais) depuis janvier 2025. Des assaillants armés, dont des Forces du Bouclier du Soudan, du bataillon islamiste Al-Baraa Ibn Malik et de milices locales, ont ciblé des communautés qu’apparemment ils considéraient comme soutenant les FSR, une force armée autonome qui est en conflit contre les FAS depuis avril 2023. Les FAS ont repris le chef-lieu de l’État de Gezira, Wad Madani, le 11 janvier.
Des chercheurs de Human Rights Watch ont mené des entretiens avec huit personnes rescapées de l’attaque de Tayba qui ont également été témoins d’événements clés liés à cette attaque. Les chercheurs ont également analysé des images satellite, des photographies et des vidéos fournies par les survivants, où l’on pouvait voir les corps sans vie d’une partie des personnes ayant été tuées, des dégâts dus aux incendies allumés par les assaillants, des tombes de victimes et une liste de treize personnes tuées. Un comité d’habitants de Tayba mis en place pour dénombrer les victimes a confirmé que 26 personnes avaient été tuées.
Dans le village de Tayba, situé à 30 kilomètres à l’est de Wad Madani, dans le district d’Oum al-Qura, vivent surtout des membres des ethnies Tama, Bergo et Mararit, originaires de l’ouest du Soudan. Ce type de communautés d’agriculteurs, formées majoritairement de groupes ethniques non arabes de l’ouest et du sud du Soudan, et qui se sont installées dans la zone il y a quelques décennies, sont appelées « kanabi ». D’autres communautés kanabi ont subi des attaques ces dernières semaines.
Un homme de 60 ans a témoigné que des tireurs en tenues de camouflage vertes et conduisant des Toyota Land Cruiser lui avaient tiré dessus à faible portée. « Ils ont crié ‘Stop !’ puis m’ont tiré dessus avec une kalachnikov, dans les reins », a-t-il déclaré. Un homme ayant assisté à la scène a rapporté qu’il avait entendu les agresseurs proférer des insultes racistes, du type « Espèce d’esclave ! », pendant qu’ils tiraient.
D’après une femme, « ils [...] sont entrés dans la maison où nous étions et ont demandé où étaient nos maris. Puis ils se sont mis à menacer tout le monde en disant qu’ils allaient s’en prendre à nous et à nos maris. » Elle se souvient que les hommes criaient : « Vous ne savez pas qui sont les troupes de Keikel ? Vous ne savez pas qui nous sommes ? », faisant référence à Abou Akla Keikel, le chef des Forces du Bouclier du Soudan.
En 2022, Abou Akla Keikel a constitué les Forces du Bouclier du Soudan en 2022 en recrutant essentiellement dans les communautés arabophones de l’État de Gezira. Ce groupe s’est battu aux côtés des FAS entre avril 2023 et août 2023, avant de faire défection en passant dans le camp des FSR. Mais en octobre 2024, Keikel et son Bouclier du Soudan sont revenus combattre pour les FAS. En réaction, les FSR se sont livrées à une vague d’attaques contre les communautés qu’elles jugeaient fidèles à Keikel, commettant nombre d’atrocités, notamment des violences sexuelles généralisées contre les femmes et les filles. Alors que, depuis janvier, l’armée soudanaise est en train de reprendre le contrôle de l’État de Gezira et d’autres zones du pays, ce sont les civils qui paient le prix des violences qui sont commises en représailles, cette fois de la part des forces affiliées aux FAS, qui les accusent d’avoir collaboré avec les FSR lorsqu’elles contrôlaient ces régions.
Les témoins de Tayba ont déclaré que les véhicules militaires portaient les mots « Bouclier du Soudan » et ont décrit un emblème qui semble correspondre à celui de ce groupe. Ils ont également décrit le pillage et le vol généralisé d’argent, de nourriture et de cheptel, dont 2 000 têtes de bétail. Tous les témoins ont déclaré que les gens du village n’avaient aucune arme à feu, qu’ils n’ont pas résisté à l’attaque du 10 janvier et n’étaient pas en mesure de le faire.
Click to expand Image Un pick-up transportant des membres des Forces du Bouclier du Soudan, dont l’emblème est visible sur le pare-brise, suivi d’autres véhicules dans un lieu non identifié. Photo publiée sur la chaîne Telegram Sudanshield0, le 28 novembre 2024.Les vidéos reçues et vérifiées par Human Rights Watch corroborent les récits de l’attaque de Tayba et contiennent aussi des preuves de crimes commis dans d’autres endroits de l’État de Gezira à la même période. Des vidéos, géolocalisées à Wad Madani, qui sont apparues sur les médias sociaux montrent des combattants affiliés aux FAS se livrant à des tortures et des exécutions extrajudiciaires à l’encontre de personnes non armées. Lorsque des meurtres de Sud-Soudanais par des forces affiliées aux FAS ont été rapportés à Wad Madani, de violentes représailles ont ciblé des civils soudanais au Soudan du Sud, ce qui a déclenché une crise diplomatique entre le Soudan et le Soudan du Sud.
Le meurtre et la mutilation de civils, le pillage ainsi que le fait de cibler et détruire des biens civils constituent autant de crimes de guerre. En vertu de la doctrine de la responsabilité du commandement, les chefs militaires peuvent être tenus responsables des crimes de guerre commis par leurs subordonnés des forces armées ou par d’autres combattants sous leur contrôle.
Les FAS ont condamné les violences commises dans l’est de l’État de Gezira, tout en les décrivant comme des « transgressions individuelles », et déclaré qu’ils tiendraient leurs auteurs pour responsables. Au lendemain de l’attaque de Tayba, les habitants ont déclaré que des enquêteurs du gouvernement s’étaient rendus sur place pour interroger des témoins clés. Par ailleurs, des témoins ont déclaré que des véhicules de la Force conjointe des mouvements de lutte armée, une coalition de groupes armés majoritairement darfouriens qui est affiliée aux FAS, ont été déployés à Tayba afin de protéger la population. Pourtant, depuis l’attaque, des généraux des FAS, dont le général Yasir Al-Atta, qui siège au Conseil de souveraineté, l’entité au pouvoir, se sont montrés en public avec Keikel et ont loué sa contribution à l’effort de guerre.
Les FAS devraient enquêter sur l’attaque de Tayba et sur les autres violences commises par les groupes armés et milices qui leur sont affiliés, publier les conclusions de ces investigations et prendre des mesures en vue de poursuivre les responsables, y compris les commandants, a déclaré Human Rights Watch. En attendant les résultats de cette enquête, les FAS devraient suspendre Keikel et les autres chefs principaux du Bouclier du Soudan.
« Diverses preuves montrent clairement que des forces affiliées aux FAS sont responsables de meurtres horribles et d’atrocités à l’encontre de civils », a conclu Jean-Baptiste Gallopin. « Les acteurs internationaux, dont les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni, devraient soutenir activement des initiatives permettant de réellement protéger les civils au Soudan, et infliger rapidement des sanctions aux responsables, y compris Abou Akla Keikel. »
Pour davantage d’informations sur les violences commises à Tayba, sur la région et sur les Forces du Bouclier du Soudan, veuillez lire ci-dessous.
L’attaque de TaybaLa première attaque contre Tayba date du 9 janvier. Les Forces du Bouclier du Soudan sont entrées dans le village voisin d’Al-Mugharba et, selon un témoin, il y a eu des combats près de Tayba ce jour-là. Tayba a été visée dans l’après-midi par des armes explosives, ce qui a poussé certaines personnes à s’enfuir et passer la nuit dans les champs. Il n’y a pas eu de victimes. Deux personnes ont témoigné avoir vu des drones survoler Tayba en fin d’après-midi.
Les habitants sont revenus le lendemain matin. Vers 9 ou 10 heures du matin, des motos et des Toyota Land Cruiser équipées de mitrailleuses lourdes DShK 12.7 mm sont entrées dans le village. « Les gens s’en allaient au marché, ou en revenaient », a relaté une jeune femme rescapée de l’attaque. « Les enfants jouaient dehors [...] Et tout à coup [...], des [combattants sur des] véhicules ont attaqué le village et les gens ont commencé à crier et à courir [...]. Les enfants avaient très peur ! »
Les témoins ont rapporté que les hommes montés sur les véhicules tiraient sur les gens sans raison et incendiaient les maisons, pendant que les hommes du village s’enfuyaient vers la campagne. Les assaillants sont restés au village pendant à peu près une heure, avant de se retirer, ont témoigné des villageois. Personne au village n’avait d’arme et personne n’a cherché à résister.
Vers deux heures de l’après-midi, alors que les gens étaient sortis de leurs cachettes et se préparaient aux funérailles des victimes, des forces armées en uniforme militaire, montées sur les Land Cruiser et des motos, ont à nouveau attaqué le village. « Tout le monde s’est mis à courir », a témoigné un rescapé. Les hommes armés « tiraient sur les maisons », d’après un témoignage. « Il y a eu beaucoup de gens tués. » Cette fois encore, personne n’a résisté.
Un homme a témoigné qu’il avait compté onze véhicules militaires qui entraient dans le village par l’est et que davantage de véhicules étaient venus d’autres directions. Au total, d’après lui, il y avait 25 véhicules militaires, flanqués d’une poignée de voitures ordinaires et de camions. De l’endroit où il se cachait, il a vu des hommes armés abattre un homme dans la rue, près d’une épicerie.
Un autre témoin a rapporté qu’il avait vu des hommes en uniforme militaire tirer sur des gens, à environ 200 mètres de là où il se trouvait, en train de s’enfuir vers les champs. « Tous ces véhicules militaires circulaient dans tous les sens [...] dans le village en tirant [...] au hasard sur les hommes », a-t-il déclaré.
Une jeune femme a déclaré qu’elle avait vu le corps sans vie d’un homme, un berger âgé d’une trentaine ou quarantaine d’années, appelé Adam et surnommé « Gelenki ». Elle a rapporté que « [les assaillants] ne tuaient pas les femmes, mais les arrêtaient, les fouillaient et leur ordonnaient de leur donner tout ce qu’elles avaient sur elles. Mais s’ils tombaient sur un homme ou un adolescent [...], il se faisait tuer sur le champ ».
Les hommes armés sont entrés dans les domiciles, à la recherche d’hommes et de garçons. Une femme a déclaré que son fils adulte s’était enfermé chez lui, mais que les combattants avaient tiré sur la porte avec une mitrailleuse DShK, le blessant aux fesses.
Selon deux autres témoins, des hommes armés ont mis le feu à des domiciles et des biens à l’aide de briquets. Une jeune femme a déclaré : « J’ai vu trois hommes entrer dans une maison, un briquet à la main. Ils entrent, ils ressortent. S’ils ne trouvent rien à voler, ils sortent et avant de s’en aller, ils se servent d’un briquet pour incendier la maison [...]. Dans les cases faites à base de paille, le feu se propage très facilement. » Un homme a témoigné que le fils de son cousin, un garçon d’environ 15 ans nommé Moussa Souleïman Moussa Yahya, avait été tué, et son petit frère âgé de 8 ou 9 ans, gravement blessé, lorsque les combattants avaient mis le feu à la maison où les garçons avaient trouvé refuge. Des bâtiments brûlaient toujours lorsque les assaillants ont quitté les lieux dans la soirée du 10 janvier, a affirmé un troisième habitant.
Les images satellite de haute résolution datant du 22 janvier analysées par Human Rights Watch montrent une douzaine de bâtiments calcinés dans la partie ouest du village. L’observation d’images satellite de faible résolution confirment qu’ils ont bien été brûlés le 10 ou le 11 janvier.
Click to expand Image Une des photographies envoyées par un habitant de Tayba, montrant selon lui une maison incendiée par les Forces du Bouclier du Soudan lorsqu’elles ont attaqué ce village, le 10 janvier 2025. © 2025 PrivéLors de l’attaque, les Forces du Bouclier du Soudan, ainsi que des tireurs habillés en civil, ont systématiquement pillé le village. Une femme a déclaré avoir vu des personnes en civil, qu’elle a décrits comme « des Arabes », voler du bétail en le faisant monter dans un grand camion, dans son quartier situé au sud du village. Un homme qui s’est caché dans une maison ce matin-là a témoigné avoir vu des hommes armés vêtus de robes traditionnelles – il pense que c’étaient des Arabes d’un bourg voisin – dérober du bétail pendant que l’attaque était en cours. Deux témoins ont déclaré qu’ils avaient vu des hommes armés emmener des bêtes hors du village et que ces hommes leur avaient tiré dessus.
D’après deux témoignages, les Forces du Bouclier du Soudan ont également fait prisonniers des villageois ce jour-là. Après s’être enfui du village en voiture, un des témoins est tombé sur un homme qu’il a reconnu – d’après lui, « un des hommes de Keikel » – et qui roulait dans un véhicule avec trois autres hommes. Les quatre hommes étaient armés. D’après ce rescapé, les hommes l’ont accusé de travailler pour les FSR et se sont emparés de lui en lui attachant les mains et en lui bandant les yeux. Un éleveur local, qui était à proximité, aurait alors lancé aux hommes : « Pourquoi vous vous embêtez à le faire prisonnier, pourquoi vous ne le tuez pas tout de suite ? » Les assaillants l’ont ensuite emmené dans un camp des Forces du Bouclier, où il a vu des véhicules marqués de l’emblème du groupe, mais l’ont relâché le lendemain matin.
Identification des assaillantsDes habitants ont témoigné qu’ils avaient vu sur les véhicules le nom et l’emblème du Bouclier du Soudan.
Click to expand Image L’emblème des Forces du Bouclier du Soudan, où figurent deux fusils de type M16 croisés. Publié sur la page Facebook des Forces du Bouclier du Soudan, le 6 décembre 2022.Les témoins ont expliqué que les uniformes des assaillants étaient les mêmes ou similaires à ceux de l’armée, c’est-à-dire des tenues de camouflage vertes. Deux témoins ont par ailleurs identifié, parmi les attaquants, des villageois arabophones locaux qui avaient rejoint les Forces du Bouclier du Soudan.
Des contenus publiés par les Forces du Bouclier du Soudan sur les médias sociaux le jour de l’attaque prouvent que le groupe était présent dans cette zone. Human Rights Watch a vérifié deux vidéos publiées le 10 janvier par le groupe Facebook des Forces du Bouclier du Soudan, qui montrent le commandant Keikel dans le bourg d’Oum al-Qura, à sept kilomètres de Tayba en direction du sud-ouest.
Click to expand Image Capture d’écran d’une vidéo géolocalisée publiée sur une chaîne Telegram pro-Bouclier du Soudan, qui montre le chef militaire Abou Akla Keikel, entouré de ses troupes des Forces du Bouclier du Soudan, dans le district d’Oum al-Qura où se situe le village de Tayba. Chaîne Telegram Sudanshield0, 10 janvier 2025. Conséquences de l’attaqueNombre de personnes tuéesLe soir du 10 janvier, des corps sans vie d’hommes et de garçons gisaient dans tout le village. Un homme a témoigné avoir trouvé douze corps de personnes qu’il connaissait. Le premier était le cadavre d’un homme presque octogénaire du nom de Komar, qui avait un problème de santé mentale, touché par une balle près du cœur. Puis il a trouvé un groupe de cinq corps ; plus loin, les corps égorgés d’un enseignant d’une école coranique appelé Cheikh Malik et de l’un de ses élèves.
Puis il a trouvé deux autres jeunes hommes, l’un atteint d’une balle dans le cœur, l’autre dans la tête, ainsi qu’un quadragénaire appelé Mohammed et surnommé Abou Zaïr, atteint à la poitrine et au bras. Enfin, le même homme a retrouvé la dépouille calcinée de Moussa, l’adolescent qui était mort dans une maison en feu.
Click to expand Image Photographie d’une liste de treize noms de personnes qui ont été tuées lors de l’attaque de Tayba, au Soudan, le 10 janvier 2025. © 2025 PrivéLe soir du 10 janvier, les villageois de Tayba ont mis en place un comité chargé de compter les morts. Ses membres ont dénombré et rassemblé les dépouilles, puis pris des photos en les plaçant les unes à côté des autres, pour arriver au total de 26 personnes tuées. La plupart des victimes étaient des agriculteurs.
Des habitants ont enterré les corps des victimes dans la soirée du 10 janvier, puis le 11 janvier, dans au moins trois tombes. Human Rights Watch a géolocalisé les photos et les vidéos de deux tombes dans le cimetière situé au centre du village. Elles ne sont pas visibles sur l’imagerie satellite du 28 décembre 2024, alors qu’on les distingue bien sur celle du 22 janvier. Un autre témoin a rapporté qu’il avait pris part à l’enterrement de trois personnes à la périphérie du village.
Le 11 janvier, des hommes armés en civil sont arrivés et ont procédé à un pillage en règle de la région. Un villageois a estimé que deux milliers de têtes de bétail avaient été dérobées, ainsi que de l’argent et les réserves de pain et de fèves du village.
Réaction des FASAu cours de la soirée du 12 janvier, une délégation des FAS et de la Force conjointe des mouvements de lutte armée – une coalition de groupes armés affiliés à l’armée, majoritairement originaires du Darfour – est arrivée à Tayba en réponse aux appels à l’aide des habitants. Les militaires ont apporté de la viande pour nourrir le village, d’après le témoignage d’un villageois. Ils ont entrepris à plusieurs reprises de chasser des pilleurs. Un officier, a-t-il été rapporté, a promis que « les criminels seraient punis [...] conformément à la loi ».
La Force conjointe a ensuite fourni une escorte armée à un véhicule civil qui transportait des blessés et des malades jusqu’à l’hôpital de la ville d’Al-Fao, à 52 kilomètres vers le sud-est, dans l’État voisin de Gedaref (Al-Qadarif). Une fille de 13 ans, qui était malade, est décédée pendant le trajet. Vingt-trois autres personnes blessées, a-t-il été rapporté, sont restées à Tayba car il n’y avait plus de place dans le véhicule civil.
Le 21 janvier, des enquêteurs du gouvernement sont venus dans le village pour interroger les habitants, ont relaté deux témoins. Au moins deux suspects ont été arrêtés par la suite, a rapporté un villageois. Cependant, les autorités n’ont annoncé aucune poursuite de l’affaire et des généraux de haut rang ont continué à apparaître au côté de Keikel.
D’après les habitants, les membres de la Force conjointe, qui est toujours déployée à Tayba, leur ont assuré qu’ils les protégeraient. « Ils disent qu’ils resteront trois mois, et nous l’espérons, car s’ils partent, cela pourrait mal tourner », a estimé un villageois.
L’attaque, mais aussi le pillage généralisé et les destructions, ont aggravé la situation humanitaire du village déjà tendue, ont expliqué les habitants.
Le village de TaybaTayba a été fondée en 1973 pour héberger la main-d’œuvre venue travailler dans le cadre du nouveau Projet agricole de Rahad. Aujourd’hui, un millier de familles y vivent, d’après un villageois. Il s’agit d’une des nombreuses communautés dites « kanabi », composées de travailleurs agricoles, souvent issus de communautés non arabophones qui sont venues d’autres régions pour ce type de projets d’agriculture.
Jusqu’à l’attaque de janvier, Tayba se situait près de la ligne de front du conflit entre les FSR et l’armée. La position la plus proche des FSR se situait dans la ville d’Oum al-Qura, tandis que les FAS contrôlaient le Village 39, à environ huit kilomètres vers le sud-est. Des informations issues de l’ACLED, une organisation qui collecte des données sur les conflits du monde entier, montre que les alentours d’Oum al-Qura ont été le théâtre de combats épisodiques, depuis le déclenchement de la guerre en 2023, et que la ville a changé de mains plusieurs fois.
Les combats se sont intensifiés à partir de novembre 2024, jusqu’à ce que les FAS s’emparent de la ville le 10 janvier. Les données de l’ACLED montrent qu’en octobre 2024, lorsque Keikel a fait défection en passant aux FAS, les FSR ont ciblé de nombreux villages de la région, perçus comme des soutiens des Forces du Bouclier du Soudan.
Les habitants de Tayba ont subi de plus en plus d’actes de harcèlement de la part des communautés arabophones voisines au cours des mois précédant l’attaque. D’après les villageois, les « mobilisés », des groupes de résistance entraînés et formés par les FAS, ont harcelé les villageois, les ont empêchés de se rendre dans la ville d’Al-Fao, ont perturbé leurs moyens de subsistance et leur ont volé du bétail.
Fin décembre, par exemple, une voiture emmenant des malades à l’hôpital d’Al-Fao n’avait pas pu partir à temps, d’après un témoin, et un enfant malade était décédé à son arrivée à l’hôpital. Les menaces contribuaient aussi à une grave pénurie alimentaire dans le village, a expliqué un témoin.
Deux habitants ont déclaré que deux semaines avant l’attaque du 10 janvier, ils avaient été menacés par un homme qu’ils ont décrit comme un « chef » local du Bouclier du Soudan au Village 39. « Vous devez partir d’ici et rester à Tayba », leur avait-il lancé, d’après un des témoins. « Il a menacé [...] de brûler et d’attaquer Tayba. » « Il a dit qu’il avait adhéré au Bouclier [du Soudan] dans le seul but de se débarrasser de Tayba une fois pour toutes », a ajouté l’autre témoin.
Deux villageois ont affirmé que les Forces du Bouclier du Soudan avaient traversé Tayba en décembre, lors de leur première offensive sur Oum al-Qura, et qu’elles avaient alors frappé et enlevé certains villageois, les accusant, d’après ces témoins, de collaborer avec les FSR. Certaines de ces personnes sont toujours disparues. Un des témoins a précisé que ces troupes étaient menées par le frère de Keikel, Azzam.
Les Forces du Bouclier du SoudanEn 2022, Abou Akla Keikel, qui était alors un ancien militaire, a créé les Forces du Bouclier du Soudan. Keikel a rangé ses troupes du côté des FAS en avril 2023, avant de passer du côté des FSR en août. En décembre, le commandant des FSR, Mohammed Hamdan Dagalo, alias Hemedti, a nommé Keikel commandant en chef des FSR dans l’État de Gezira.
Depuis, Keikel a maintenu une forte présence dans l’est de l’État de Gezira, facilité par un recrutement au sein des communautés locales. Trois habitants de Tayba ont affirmé que les Forces du Bouclier du Soudan présentes dans la zone avaient recruté dans les communautés arabophones, qui d’après eux revendiquent un droit historique sur ces terres.
Keikel a rejoint à nouveau les FAS en octobre 2024, revêtant l’uniforme des FAS et conservant son rang de major général. Il est apparu en public au côté du général Abdelfattah al-Burhan, le commandant en chef des FAS, lorsque celui-ci s’est rendu sur le front le 15 décembre. En janvier 2025, Radio Dabanga a rapporté que les Forces du Bouclier du Soudan avaient joué un « rôle majeur » dans les combats qui se sont déroulés dans l’État de Gezira et dans la ville de Nil Est, près de Khartoum.
Click to expand Image Yasir Al-Atta, un général des Forces armées soudanaises (FAS), prononçait un discours le 19 janvier 2025, neuf jours après l’attaque menée par les Forces du Bouclier du Soudan à Tayba. Derrière lui se trouvait Abou Akla Keikel (deuxième à partir de la droite), le chef des Forces du Bouclier du Soudan. Le général Al-Atta a déclaré : « À présent, l’armée soudanaise, la police soudanaise, les services de renseignement et de sécurité soudanais, la Force conjointe, le Bouclier du Soudan et la Résistance populaire soudanaise, tout cela, c’est le peuple soudanais, tout cela, c’est l’armée du Soudan. » Publié sur la page Facebook des Forces du Bouclier du Soudan le 19 janvier 2025.Le 14 janvier, les Forces du Bouclier du Soudan ont rejeté les accusations portant sur leur implication dans des violences à l’égard des communautés kanabi et exprimé leur soutien aux enquêtes menées par les FAS.
Depuis l’attaque de Tayba, des officiers de haut rang des FAS, dont Al-Atta et le major général Awad Al-Karim, qui commande la première division de l’armée, sont apparus au côté de Keikel en plusieurs occasions.
Click to expand Image Le chef militaire Abou Akla Keikel (à droite), les épaulettes ornées de l’insigne de liwa’ (major général), assis à côté du général des FAS Abdelfattah Al-Burhan. Les deux hommes étaient vêtus de l’uniforme des FAS, sur cette photo publiée sur la page Facebook des Forces du Bouclier du Soudan, le 23 décembre 2024. Recommandations :Les FAS devraient enquêter sur l’attaque de Tayba et sur toutes les autres violences commises par les groupes armés et milices qui lui sont affiliés, publier les résultats de l’enquête et demander des comptes aux responsables. En attendant les résultats de cette enquête, les FAS devraient suspendre Abou Akla Keikel et les autres principaux chefs du Bouclier du Soudan.Les FAS devraient publier une clarification su sujet de leurs liens, en précisant quelle est la chaîne de commandement, avec les Forces du Bouclier du Soudan et les autres groupes armés et milices qui leur sont affiliés.Les Nations Unies, l’Union africaine et les autres organisations régionales, telles que l’Autorité intergouvernementale pour le développement, devraient appuyer de toute urgence le déploiement d’une mission à même de protéger les civils soudanais.Tous les États membres de l’ONU devraient pleinement soutenir la Mission internationale indépendante d’établissement des faits pour le Soudan, et coopérer avec elle, notamment en s’assurant qu’elle dispose des ressources nécessaires pour mener à bien son mandat, en facilitant son accès au terrain sans réserve pour ses enquêtes et en appliquant ses recommandations.Les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, entre autres pays, devraient soutenir activement des initiatives permettant de réellement protéger la sécurité physique des civils au Soudan et infliger des sanctions ciblées – dont l’interdiction d’entrée sur leur territoire et le gel des avoirs – aux commandants, responsables et chefs de milice impliqués dans des crimes graves au Soudan.
24.02.2025 à 17:55
La reddition des comptes en RD Congo n'a que trop tardé
Jusqu'à présent, la réponse internationale à l'escalade rapide de la crise dans l'est de la République démocratique du Congo, où le groupe armé M23, soutenu par le Rwanda, a commis de nombreuses graves exactions, s'est limitée à de simples paroles.
Mais jeudi dernier, le gouvernement des États-Unis a imposé des sanctions financières et matérielles au ministre d'État rwandais et ancien commandant militaire, le général James Kabarebe, ainsi qu'à Lawrence Kanyuka Kingston, un ressortissant congolais qui est le porte-parole de l'Alliance Fleuve Congo (AFC), une coalition politico-militaire dont fait partie le M23.
La résurgence du M23 à la fin de l'année 2021 a exposé les civils à des bombardements sans discernement et à des meurtres, à des violences sexuelles généralisées, à des déplacements forcés et à d'autres violations du droit de la guerre commises par toutes les parties au conflit. Il est évident que les troupes rwandaises opèrent activement aux côtés du M23 et qu'elles ont joué un rôle crucial dans les avancées de ce groupe armé depuis janvier. La situation humanitaire de la région est devenue de plus en plus grave.
James Kabarebe a joué un rôle de premier plan dans les actions militaires abusives du Rwanda dans l'est de la RD Congo depuis 1996. En 2012, il commandait le M23 lorsque celui-ci a pris Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu, selon les Nations Unies. Son rôle dans la coordination du soutien rwandais au M23 se poursuit aujourd'hui. Lawrence Kanyuka a joué un rôle clé dans les relations publiques du M23/AFC.
Mais la faible réaction de la communauté internationale à l'égard du Rwanda et du M23 n'a fait que les enhardir. La semaine dernière, leurs forces ont pris Bukavu, la capitale provinciale du Sud-Kivu. Cette semaine, elles ont avancé sur Uvira, une ville stratégiquement située plus au sud. Nous continuons à recevoir des informations sérieuses et crédibles faisant état de meurtres ciblés dans les nouvelles zones contrôlées par le M23.
Les sanctions des États-Unis envoient un message fort indiquant que le pays prend enfin au sérieux la situation dans la région des Grands Lacs. D'autres pays concernés, notamment le Royaume-Uni, ainsi que l'Union européenne, qui a convoqué l'ambassadeur du Rwanda vendredi pour lui demander d'agir, devraient leur emboîter le pas. Une première étape consisterait à sanctionner les commandants de haut rang impliqués dans des violations dans l'est de la RD Congo ainsi que les responsables rwandais derrière le M23.
Ils devraient également étendre les sanctions aux hauts fonctionnaires congolais impliqués dans des abus, étant donné que l'armée congolaise et ses alliés ont également commis de graves violations à l'encontre des civils dans le cadre de la lutte contre le M23.
La réponse internationale peut être lente à venir, mais il n'est pas trop tard pour faire pression sur toutes les parties belligérantes afin qu'elles accordent un répit définitif et nécessaire aux civils déjà touchés par le conflit.
24.02.2025 à 06:00
UE : Le Conseil d’association UE-Israël ne devrait pas ignorer les abus israéliens
(Bruxelles, 24 février 2025) – La Haute Représentante de l’Union européenne, Kaja Kallas, et les ministres des Affaires étrangères de l’UE devraient condamner sans équivoque les graves violations du droit international et les atrocités commises par Israël, lors de la réunion du Conseil d’association UE-Israël qui se tiendra le 24 février avec le ministre israélien des Affaires étrangères Gideon Saar, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Kaja Kallas et les ministres des Affaires étrangères de l’UE devraient signaler la fin de la réticence européenne à reconnaître les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité – y compris l’apartheid – et les actes de génocide commis par Israël, et à demander leur cessation. Ils devraient clairement indiquer à Gideon Saar que les abus passés et actuels auront des conséquences, notamment des sanctions contre les responsables des violations qui se poursuivent, et la suspension des ventes d’armes à Israël. Ils devraient également annoncer un examen du respect par Israël de ses obligations en matière de droits humains dans le cadre de l’accord d’association UE-Israël, conformément à la demande formulée en février 2024 par l’Espagne et l’Irlande ; ces deux pays avaient alors évoqué la possibilité de suspendre cet accord, en raison des graves abus commis par Israël.
« Il n’est pas possible d’agir comme si de rien n’était avec un gouvernement responsable de crimes contre l’humanité dont celui d’apartheid, et d’actes de génocide, et dont le Premier ministre est visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale a l’égard de ces crimes », a déclaré Claudio Francavilla, directeur adjoint du plaidoyer auprès de l’UE à Human Rights Watch. « Le seul but de cette réunion du Conseil d’association UE-Israël devrait être de dénoncer ces crimes, et d’annoncer des mesures attendues depuis longtemps en réponse aux violations. »
Le Conseil d’association UE-Israël est la réunion bilatérale de plus haut niveau entre l’Union européenne et Israël. Ces réunions sont présidées conjointement par le ou la Haut-e Représentant-e de l’UE et par le ou la ministre israélien-ne des Affaires étrangères, en présence des ministres des Affaires étrangères des États membres de l’UE ou d’autres dignitaires. La précédente réunion du Conseil a eu lieu en octobre 2022, après une pause de 10 ans ; cette pause était due au mécontentement du gouvernement israélien à l’égard de la condamnation par l’UE de l’expansion des colonies israéliennes dans le Territoire palestinien occupé, qualifiée de violation du droit international humanitaire.
Dans une lettre (ang fra) adressée aux dirigeants de l’UE et de ses États membres, 125 organisations de la société civile, dont Human Rights Watch, ont exhorté l’UE à axer ses discussions avec Gideon Saar sur la possible suspension de l’accord UE-Israël. L’article 2 de l’accord indique que « le respect des droits de l'homme et des principes démocratiques […] constitue un élément essentiel du présent accord » ; la violation de l’article 2 est donc susceptible entraîner la suspension de l’accord. L’UE n’a jamais répondu à la demande transmise par l’Espagne et l’Irlande.
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