28.07.2025 à 21:29
La guerre en Ukraine vue par un romancier polonais
Szczepan Twardoch est un grand écrivain polonais, très actif dans l’aide à l’Ukraine. Dans son nouveau roman, un Polonais décide de s’engager dans l’armée ukrainienne.
<p>Cet article La guerre en Ukraine vue par un romancier polonais a été publié par desk russie.</p>
Szczepan Twardoch est un grand romancier polonais, très actif dans l’aide à l’Ukraine. Dans ce roman, non encore traduit en français, un Polonais décide de s’engager dans l’armée ukrainienne. Pour lui, il s’agit de défendre aussi sa patrie et une certaine idée d’européanité, malgré son passé familial où les relations entre les Ukrainiens et les Polonais ont été tumultueuses, voire tragiques. Twardoch donne aussi une description sans concession, mais empathique, de l’armée ukrainienne et des combats qu’elle endure. En France, l’écrivain polonais Szczepan Twardoch n’est guère connu. Si deux de ses romans, Morphine et Drach, ont été publiés en français aux éditions Noir sur blanc, ils n’ont bénéficié chez nous que d’un succès d’estime, et même si Canal Plus a tiré de son ouvrage le plus célèbre, Król, une série (The King) diffusée sur Arte, ce roman n’a pas été traduit dans notre langue (alors qu’il en existe des traductions italienne, espagnole, allemande, anglaise et bélarusse). En février de cette année, Twardoch a publié en Pologne un nouveau roman, Null, qui se passe sur le front de la guerre dans le Donbass. Dès le 24 février 2022, il avait compris, comme l’immense majorité de ses compatriotes, que l’Europe ne serait plus comme avant, et qu’il fallait à tout prix soutenir l’Ukraine traîtreusement agressée. Il a créé un fonds pour venir en aide aux réfugiés et fournir aux autorités ukrainiennes des véhicules et du matériel (notamment informatique). Il s’est rendu à six reprises sur le front, s’approchant jusqu’à 500 m de la « ligne zéro » (la ligne « null »), au-delà de laquelle sont retranchées les forces russes. L’auteur, comme le héros de son roman, a senti à ce moment que « l’impuissance – et peut-être surtout l’indécision ou tout simplement la passivité face à l’agression – étaient insupportables ». Son héros, lui, décide de ne plus retourner en Pologne et de s’engager dans les Forces armées ukrainiennes. Ce qui distingue Twardoch de la plupart des gens – reporters, bénévoles humanitaires, responsables politiques, conseillers, etc. qui se rendent sur le front ukrainien et qui ensuite livrent leur témoignage, c’est que c’est un romancier (en outre très cultivé), et qu’il sait non seulement voir, interroger et comprendre, mais aussi recourir à l’imagination. Or l’imagination, même romanesque, peut être aussi le nom de l’empathie. Il y a en effet des choses qu’on ne peut comprendre sans cette imagination qui seule permet de se mettre à la place et dans la peau d’autrui. Ce qui contribue aussi à cette empathie, c’est que le héros du roman – on ne le connaît que par son nom de guerre, Kin’ ( « Cheval » en ukrainien) – est un Polonais d’une quarantaine d’années qui, comme nombre de ses compatriotes, est attaché à l’Ukraine par toutes sortes de liens de famille, pas toujours chaleureux ni faciles. Kin’ se souvient en effet des conversations chuchotées et allusives qu’enfant il entendait dans la Pologne de la fin des années 1970. Son grand-père paternel, originaire de Galicie, parlait volontiers ukrainien à la maison et, pendant la Seconde Guerre mondiale, avait rejoint – il s’en vantait – non seulement les nationalistes ukrainiens de l’UPA, mais, un temps, les rangs de la SS-Galizien allemande. Après la guerre, déplacé vers l’ouest du nouvel État polonais avec des milliers d’autres Ukrainiens que l’on installa en Basse-Silésie ou dans la région de Breslau (devenue Wroclaw1), il épousa une Allemande qui, elle, refusait de parler à la maison une autre langue que le polonais, car elle voulait cacher ses origines allemandes. Quant à la mère de Kin’, polonaise de souche, elle détestait les Ukrainiens, qui, au début des années 1940, avaient brûlé ses parents dans une grange. Tout cela appartenait aux vieux secrets de famille qu’on répugnait à déballer, et Kin’ se sentait, quant à lui, européen, c’est-à-dire plutôt polonais. Cette appartenance au monde européen est capitale, comme le lui rappelle son amie ukrainienne Zouïa. Issue d’une famille kiévienne cultivée, elle a fait des études à Londres et à Berlin. Quand la guerre a éclaté, elle s’est engagée comme bénévole et a été capturée par des miliciens de Louhansk ( « encore pires que les Russes », dit-elle). Ils l’ont torturée, violée, humiliée. Elle écrit à Kin’ : « Ce n’est pas Poutine qui a asservi les Russes, ce sont les Russes qui se sont asservis eux-mêmes et qui ont donné naissance à Poutine et à tout ce système […]. Poutine est issu d’eux, de leur substance, Poutine est le miroir où ils se contemplent. Poutine, c’est eux, et eux ils sont Poutine. » C’est pourquoi elle insiste pour qu’à la différence des Russes, les Ukrainiens n’achèvent pas un ennemi blessé ou – pire encore – n’attendent pas, pour liquider trois hommes au lieu d’un seul, que les brancardiers d’en face arrivent au secours du blessé. Ces comportements sont en effet contraires aux Conventions de Genève et, pour Zouïa, c’est le respect du droit qui fait l’homme civilisé, l’homme européen. Une autre voix du roman, celle d’un commandant des spetznaz ukrainiens, va dans le même sens : « Nous n’avons pas le droit de détruire les biens des civils ; et si cela arrive, nous devons les dédommager. C’est ce qui nous distingue des katsapy (des Russes). C’est ça l’Europe. L’État de droit. Et ça plaît à Dieu. » Le front, c’est tout un monde. À quelques kilomètres de la ligne de front s’agite une population de journalistes et d’hommes d’affaires occidentaux, avides d’éventuels scoops ou profits. Certains circulent en land-cruisers blindés, interdits dans l’Union européenne à cause des normes de pollution. Chaque modèle coûte dans les 200 000 euros. Quant aux combattants ukrainiens, pour aller au front ils se serrent le plus souvent, avec leurs armes, dans toutes sortes de guimbardes plus ou moins rafistolées. Autre type de personnage que l’on a des chances de rencontrer dans cette zone : Max, le Polonais de la banlieue de Varsovie, un alcoolique qui espère échapper à la déchéance finale en se lançant dans l’aide humanitaire et technique. Il a des talents d’organisateur, mais ne parvient jamais à tenir sa parole ; au lieu de 10 camions, il en livre deux, et encore pas en bon état, promet des liaisons Starlink qui ne viennent pas, ou trop tard. Et il tremble, parce qu’il sait que le jour viendra où l’on ne fera plus appel à lui, et où il retombera dans le néant. Les drones constituent désormais le nerf de cette guerre nouvelle. On le sait, ils sont à l’origine de plus de 80 % des pertes en hommes et en matériel. À tout moment, il y en a, au-dessus du front, de cinq à six mille. Les meilleurs opérateurs de drones sont ceux qui, avant la guerre, jouaient déjà à des « wargames » entre amis. C’est le cas de Kin’. Il s’étonne quand même de voir, rangées sur une longue table dans le sous-sol bétonné du QG de sa brigade, les figurines du jeu vidéo Warhammer Fantasy Battle. Comme si la différence était en train de s’estomper entre les Orks que les joueurs éliminaient dans leur fantasy battles et les hommes en chair et en os qu’ils tueront réellement de l’autre côté de « Null » [dès le début de la guerre, le sobriquet « ork » a été adopté par les Ukrainiens pour désigner les soldats russes, NDLR]. En attendant qu’à leur tour ils soient déchiquetés par une grenade qu’un drone ennemi aura lâchée. Et ils y pensent : « Tu sais que c’est terrible d’être la cible d’un drone ? Il t’arrachera une jambe. Ou le pilote s’amusera avec toi comme le chat avec la souris, s’approchant en douce, puis se retirant, et toi tu sauras déjà que tu es mort, que c’est fini même si tu respires encore. Le pilote profitera de ce que sa batterie n’est pas à plat pour jouir de ce moment. Et toi tu ne pourras plus rien. » Beaucoup de drones sont détruits, ou se perdent. Aussi, dans tout le pays, des gens de tous âges s’emploient, dans leur appartement, leur garage ou des ateliers de fortune à monter, réparer ou perfectionner, à partir de pièces le plus souvent originaires de Chine, les drones que l’armée leur demande. Pratiquement aucun de ces drones militaires n’est fourni par l’État. L’armée ukrainienne ne ressemble guère, on le voit à chaque page du roman, à une armée professionnelle sur le modèle de l’OTAN. Elle fait plutôt penser à l’armée israélienne, voire à une guérilla. Kin’ le note : dans les trois unités où il a servi sur le front, nul ne porte les insignes de son grade, le salut militaire n’est pas de règle, les gens ne s’appellent pas par leur nom mais – comme dans les jeux de guerre – par un pseudo qu’ils ont eux-mêmes choisi, et les soldats sont propriétaires de certains matériels qu’ils ont achetés eux-mêmes (caméras de thermovision, lunettes de vision nocturne, abonnements au réseau Starlink, etc.). Twardoch, dans une interview, rapporte cette scène étonnante dont il a été le témoin : dans un bureau d’état-major, un soldat transmet aux unités sur le terrain les coordonnées des positions ennemies. Puis, profitant d’une accalmie, il ouvre sur son écran une fenêtre jusque-là fermée : c’est sa femme, qui lui a précédemment demandé de trouver un maçon pour réparer le balcon de leur appartement et à laquelle il communique le renseignement. Sur le même écran coexistent en temps réel deux mondes qui n’ont rien en commun. Telle est cette guerre, en tout cas telle ressort-elle du roman dur et tourmenté de Twardoch. L’auteur soutient qu’il n’a au fond rien inventé, car c’est la fiction qui lui a permis de se rapprocher le plus possible d’une vérité qui n’est pas seulement factuelle mais aussi profondément humaine. C’est sans doute ce qu’on peut dire aussi de tous les grands romans de guerre depuis l’Illiade. Au début de l’été, Null était en bonne place dans les librairies de Cracovie. Une version allemande (Die Nulllinie) est d’ores et déjà en vente. Osera-t-on espérer qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps pour qu’une traduction française soit proposée aux lecteurs de chez nous ? Pour les aider à mieux saisir que cette guerre est aussi, qu’on le veuille ou non, la nôtre. <p>Cet article La guerre en Ukraine vue par un romancier polonais a été publié par desk russie.</p> Texte intégral 2196 mots
Lecture de : Szczepan Twardoch, Null, Marginesy, 2025, 276 pp.
28.07.2025 à 21:28
Comprendre le second âge du totalitarisme
Face à la confusion persistante des démocraties sur la nature des régimes qui les défient, le livre de Jean-Jacques Rosat s’impose comme une lecture urgente.
<p>Cet article Comprendre le second âge du totalitarisme a été publié par desk russie.</p>
Le livre du philosophe Jean-Jacques Rosat explore le « second âge du totalitarisme », exemplifié par Poutine et Xi Jinping, qui a été lucidement anticipé par George Orwell. Il en donne les principales caractéristiques et nous avertit que le totalitarisme n’était pas un accident historique destiné à disparaître avec Hitler et Staline, mais un nouveau modèle politique appelé à se reproduire et évoluer. Dans un contexte où les démocraties occidentales peinent à saisir la nature des régimes qui les défient – Chine de Xi Jinping, Russie de Poutine –, le livre de Jean-Jacques Rosat s’impose comme une lecture d’urgence absolue. Loin d’être un énième commentaire de 1984, cet ouvrage révèle la pensée d’Orwell dans sa dimension prophétique et démontre que nous vivons aujourd’hui dans le « second âge du totalitarisme », qu’il avait anticipé. L’un des apports majeurs de Rosat réside dans sa critique de l’abandon du concept de totalitarisme par la science politique depuis les années 1990. Cette substitution de l’opposition « autocratie/démocratie » à l’antithèse « totalitarisme/démocratie » constitue une « révision conceptuelle de première importance » aux conséquences désastreuses. En rejetant le concept de totalitarisme comme « obsolète » et en créant une catégorie fourre-tout d’« autocratie », les chercheurs, et à leur suite les politiques, se sont rendus aveugles à la spécificité des régimes de Poutine et Xi Jinping. Qualifier ces systèmes d’ « autoritaires » revient à les banaliser et à méconnaître leur nature. Cette confusion explique pour partie l’aveuglement des élites occidentales face à l’évolution de la Russie et de la Chine depuis 2000. Elle contribue aussi à « étouffer les voix dissidentes » : quand Oleg Orlov parle de « totalitarisme » pour désigner le régime poutinien, il utilise le seul concept approprié pour nommer le Mal qu’il affronte. Mais au-delà de cette réhabilitation conceptuelle, Rosat dévoile dès l’ouverture de son ouvrage la dimension prophétique de la pensée de George Orwell. « La société décrite dans 1984 n’est pas un hybride des deux régimes dont Orwell a été le contemporain, mais un spécimen fictif de deuxième génération… Un variant amélioré. » Pour atteindre cette conclusion, Rosat nous propose une passionnante enquête littéraire sur la route de 1984. Comme l’a aussi analysé l’historien Bernard Bruneteau2, il rompt avec l’image d’Orwell comme simple pamphlétaire. Les deux auteurs révèlent un véritable penseur politique pour le XXIe siècle dont trois intuitions sont d’une justesse saisissante. Première intuition : le totalitarisme n’était pas un accident historique destiné à disparaître avec Hitler et Staline, mais un nouveau modèle politique appelé à se reproduire et évoluer. 1984 décrit un « variant de laboratoire » perfectionné de deuxième génération. Deuxième intuition : cette dynamique résulte non de forces impersonnelles, mais d’« inventions politiques » délibérées. Contre les explications déterministes, Orwell mise sur la volonté de pouvoir et l’intelligence des dirigeants. Troisième intuition : cette dynamique est mondiale et pourrait aboutir à la disparition de toute démocratie. Perspective « inimaginable » pour les penseurs libéraux, elle prend aujourd’hui une résonance troublante. L’originalité d’Orwell réside dans son choix méthodologique : faire du roman un « instrument de connaissance » pour pénétrer l’esprit totalitaire. Il a inventé un « dispositif romanesque inédit », comparable aux instruments scientifiques « pour percer à jour des phénomènes inaccessibles à la vue ordinaire ». C’est par la bouche d’O’Brien qu’Orwell fait énoncer les trois principes matriciels du totalitarisme : ● Que voulons-nous ? Le pouvoir, rien que le pouvoir, tout le pouvoir. ● Qui sommes-nous ? « Nous sommes les prêtres du pouvoir » : une organisation cimentée par une mystique du pouvoir absolu. ● Quel pouvoir voulons-nous ? D’abord le pouvoir sur les esprits. Si nous l’avons, tout le reste suit. Ces principes constituent l’armature de ces régimes, une « matrice dynamique » qui permet de comprendre leur évolution constante. En plaçant la « volonté de pouvoir » au cœur du totalitarisme, Orwell révèle que ces dirigeants sont des « acteurs politiques à part entière ». La formule « nous voulons le pouvoir pour le pouvoir » révèle une rupture historique. En rejetant la réponse de Winston qui invoque la logique du Grand Inquisiteur de Dostoïevski3 ( « Vous nous dirigez pour notre bien »), O’Brien révèle la spécificité du totalitarisme moderne. Contrairement aux tyrans du passé qui justifiaient leur pouvoir par le bien commun, les oligarques totalitaires revendiquent un « pouvoir au-delà de toute justification ». Un autre apport de Rosat est la révélation de l’influence de la fiction sur la pensée d’Orwell. Cette généalogie démontre le pouvoir d’anticipation de la création romanesque sur la réalité historique. Le Talon de fer4 de Jack London (1908) apparaît comme la matrice première. Dans ce roman écrit « bien avant la révolution d’Octobre et la montée des fascismes », London imagine un régime dirigé par des capitalistes qui sont, « bien plus encore, des hommes de pouvoir ». La scène où le magnat Wickson proclame : « Le voilà le mot. Pas Dieu, pas Mammon, mais le pouvoir » préfigure le catéchisme d’O’Brien dans 1984. London comprend qu’un régime totalitaire ne peut survivre que si ses dirigeants « croient sincèrement que la civilisation dépend d’eux seuls ». Cette « foi quasi religieuse » sera reprise par Orwell dans son analyse des « prêtres du pouvoir ». Nous5 de Zamiatine (1920) représente le chaînon intermédiaire. Écrit au lendemain de la révolution bolchévique, ce roman offre la première description d’un État totalitaire moderne, poussé à l’extrême du fantasme de l’Un décrit par Claude Lefort6. L’État Unique de Zamiatine, avec ses numéros remplaçant les noms, ses murs de verre supprimant l’intimité, et son Bienfaiteur omnipotent, constitue le laboratoire où s’élaborent les mécanismes de 1984. Mais là où Zamiatine conserve une dimension utopique – l’État Unique prétend avoir créé le bonheur mathématique et égalitaire –, Orwell radicalise l’analyse. Rosat indique qu’Orwell dépasse ses prédécesseurs en montrant que le totalitarisme moderne tel que le présente O’Brien revendique un pouvoir sans justification au contraire du Grand Inquisiteur. Cette progression Dostoïevski-London-Zamiatine-Orwell révèle un approfondissement croissant de la compréhension du phénomène totalitaire. Chaque auteur en a saisi un aspect essentiel : Dostoïevski, la tentation totalitaire inscrite dans l’âme humaine et la dialectique entre liberté et sécurité ; London, la primauté de la volonté de pouvoir ; Zamiatine, les mécanismes technologiques du contrôle ; Orwell, la dimension métaphysique du « pouvoir pour le pouvoir ». Cette filiation illustre la thèse centrale de Rosat : la fiction ne se contente pas de refléter la réalité, elle la pense et l’anticipe. Cette méthode révèle sa puissance dans l’analyse des régimes contemporains. Les oligarques de Poutine et Xi Jinping correspondent à la définition orwellienne : une « caste dirigeante permanente, qui a pour unique but le pouvoir ». En Russie, les anciens hommes du KGB-FSB ; en Chine, les dirigeants du Parti communiste : dans les deux cas, des organisations policières et politiques. Cette analyse défait les catégorisations qui réduisent ces régimes totalitaires à de simples « autocraties ». Une autre intuition de Rosat concerne l’actualité des analyses d’Orwell sur la guerre. Pourquoi Poutine a-t-il entrepris une guerre de destruction contre l’Ukraine ? La réponse orwellienne est limpide : « En régime totalitaire, les guerres extérieures ont leur source dans la guerre que mène chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets. » La guerre n’est plus un moyen au service d’objectifs géopolitiques, mais « un mode d’existence » du totalitarisme. « Faire la guerre et la perpétuer devient plus important que de la terminer », note Rosat. L’essentiel n’est pas la victoire mais l’état de guerre permanent qui permet de « transformer les hommes du peuple en chair à canon », d’enfermer « la population dans un univers de désinformation » et de maintenir « des élites sous contrôle ». Cette guerre hybride mêle violence physique et « guerre pour le contrôle des esprits ». L’asymétrie est frappante : « La désinformation ne met pas en jeu l’existence de la Russie ou de la Chine. Au contraire, ces régimes en vivent. En revanche, elle met en jeu la démocratie : si celle-ci perd la guerre de l’information, alors elle s’effondrera. » L’un des apports majeurs de Rosat concerne l’analyse du « caractère inévitablement mafieux » de l’organisation totalitaire. Quand l’idéologie se réduit à la « religion moderne du pouvoir », le « pacte religieux » devient nécessairement « un pacte mafieux ». Rosat souligne « l’importance historique du pas accompli par Poutine en créant pour la première fois un régime totalitaire tchékiste, dirigé non plus par un parti mais par un réseau politique tout à la fois policier et mafieux ». Vladimir Poutine a « rebâti le vaisseau de l’État russe sur la quille du FSB », créant un régime où « les services de sécurité ont été un formidable instrument pour concentrer le pouvoir ». Le pouvoir russe repose sur un réseau d’anciens du KGB-FSB et de proches de Poutine. Ce système résulte de « l’imbrication et la fusion de deux réseaux mafieux » : celui des services de sécurité (siloviki) et celui des oligarques économiques des années 1990. L’innovation poutinienne consiste à avoir fait du contre-espionnage non pas un simple outil de pouvoir, mais l’essence même du régime. Rosat examine aussi la « flexibilité de l’idéologie » comme « condition de l’inventivité totalitaire ». Contrairement aux idées reçues, les régimes totalitaires du XXIe siècle prospèrent grâce à leur capacité d’adaptation idéologique. Xi Jinping présente l’histoire de son parti comme « une succession de mues idéologiques ». Cette « labilité de l’idéologie » s’incarne dans la figure de Wang Huning, qui a « élaboré personnellement les doctrines successives » de trois dirigeants chinois. Un seul homme peut ainsi servir des orientations contradictoires, prouvant que l’idéologie n’est qu’un instrument au service du pouvoir. Le cas russe illustre cette capacité d’innovation. Poutine a dû « inventer une nouvelle idéologie totalitaire pour la Russie ». Il lui aura fallu « une vingtaine d’années pour fabriquer son idéologie du “monde russe”, puis l’imposer à tout son peuple ». Entouré d’une « nuée de speechwriters », il puise dans un réservoir d’auteurs aux orientations « antagonistes ». Rosat développe une critique de la conception arendtienne du totalitarisme. Contre Arendt qui voit les dirigeants comme prisonniers de leur « logique idéologique », Orwell démontre que « les dirigeants totalitaires n’ont jamais été soumis à leurs propres idéologies. Ils en ont toujours été les créateurs ou les transformateurs ». Cela est encore plus vrai pour les totalitarismes de seconde génération. Cette approche syncrétique prouve que « l’idéologie n’a pas d’autre fin que de servir le pouvoir ». Elle peut être remaniée selon les besoins. Cette flexibilité constitue la force du totalitarisme moderne. Point crucial, Rosat insiste sur la nature moderne du totalitarisme poutinien. Qualifier Poutine seulement de « contramote » [celui qui est tourné vers le passé, NDLR] peut constituer un piège conceptuel. Certes, le régime cultive la nostalgie impériale, mais cette analyse masque l’essentiel. Le « retour à l’URSS » invoqué par Poutine n’a de sens que comme tremplin vers une autre modernité, spécifiquement totalitaire. La formule poutinienne – « celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête » – illustre la « flexibilité idéologique » nécessaire à ce mouvement. La référence au « cœur » instrumentalise la nostalgie brejnévienne comme outil de mobilisation. Poutine opère un « contrôle de la réalité » concernant l’héritage stalinien. Il n’en garde que certains aspects utilisables : lutte contre le nazisme, industrialisation, puissance géopolitique. Il évacue simultanément les éléments compromettants : la terreur, le pacte germano-soviétique, les famines organisées. Cette sélectivité révèle la maîtrise poutinienne de ce que Rosat nomme la « mutabilité du passé ». Loin d’une restauration, Poutine invente une « modernité totalitaire alternative » qui emprunte sélectivement au passé soviétique pour légitimer un projet futuriste de domination. Les armes hypersoniques, les cyber-opérations, les techniques de désinformation numérique révèlent un régime profondément moderne dans ses moyens. Derrière les références à la « Sainte Russie » se cache un projet adapté au XXIe siècle dans une voie alternative aux démocraties. L’innovation d’Orwell réside dans sa compréhension du « contrôle de la réalité » comme « fabrique permanente de faits alternatifs ». Cette analyse distingue les mécanismes totalitaires de notre ère de « post-vérité » : Dans les démocraties, les faits alternatifs des conspirationnistes sont légion pour chaque fait réel, créant un « océan de doutes » qui détruit la vérité par confusion. Dans les univers totalitaires, « à chaque fait réel n’est opposé qu’un seul fait alternatif, et tous doivent le croire » – une certitude absolue, modifiable selon les besoins du Parti. La guerre en Ukraine illustre cette sophistication : la propagande russe peut faire coexister plusieurs contre-vérités alternatives pour désorienter les audiences occidentales. Cette hybridation entre logique totalitaire interne et stratégie de confusion externe démontre l’adaptabilité des « prêtres du pouvoir » contemporains. Plus encore, ce conflit incarne parfaitement la « doctrine de la mutabilité du passé » : les justifications changent constamment (dénazification, démilitarisation, protection des russophones, lutte contre l’OTAN), mais chaque version est présentée comme la vérité incontestable. En ne voyant que la dimension nostalgique et autoritaire du régime, susceptible de ce fait d’accepter des compromis, l’Occident a manqué l’émergence d’un totalitarisme « de seconde génération ». Cette méprise explique pourquoi la guerre en Ukraine revêt un caractère existentiel pour toutes les parties. Pour l’Ukraine, qui défend sa liberté et son existence, comme pour l’Europe, qui voit remis en cause l’ordre démocratique continental, l’enjeu est civilisationnel. Mais cette guerre est tout aussi existentielle pour Poutine et ses siloviki : ils défendent non seulement leurs privilèges, mais l’essence même de leur système totalitaire. Car comme l’a démontré Orwell, un régime fondé sur le « pouvoir pour le pouvoir » ne peut survivre qu’en expansion permanente ou périr dans la stagnation. Alors que les concepts politiques traditionnels s’avèrent impuissants à saisir la nature de ces régimes, la fiction orwellienne offre une grille de lecture d’une troublante actualité. Les « guerres sans fin », le « pouvoir pour le pouvoir », les « prêtres du pouvoir », la « novlangue » : autant de concepts forgés dans le laboratoire de 1984 qui éclairent notre présent. <p>Cet article Comprendre le second âge du totalitarisme a été publié par desk russie.</p> Texte intégral 3133 mots
Lecture de : Jean-Jacques Rosat, L’esprit du totalitarisme. George Orwell et 1984 face au XXIe siècle, Marseille, Hors d’atteinte, 2025
Orwell, prophète du XXIe siècle
La prescience de la fiction : de London à Zamiatine
La guerre comme essence du totalitarisme contemporain
La dimension mafieuse et l’ « État de contre-espionnage » : l’innovation poutinienne
La flexibilité idéologique : clé de l’inventivité totalitaire
Une guerre existentielle
28.07.2025 à 21:28
L’héritage empêché de la dissidence
Dans Radio Vladimir, Filipp Dziadko met au jour la tragique contradiction russe : en appelant à renouer avec l’héritage de la dissidence, il montre qu’elle n’est plus possible aujourd’hui.
<p>Cet article L’héritage empêché de la dissidence a été publié par desk russie.</p>
Ce livre d’un fils et petit-fils de dissidents dessine le portrait de l’opposition russe d’aujourd’hui. Quel est son credo moral ? A-t-elle retrouvé le courage légendaire et l’intelligence politique des dissidents soviétiques ? Pour Philippe de Lara, Filipp Dzyadko réussit à dégager par petites touches la contradiction tragique de l’opposition russe : en plaidant pour retrouver l’héritage de la dissidence, il démontre que la dissidence est impossible aujourd’hui. À voir ce qui se passe dans notre pays natal, on croit tourner les pages d’un livre dont l’auteur aurait compilé des dizaines de dystopies. Au début, ce livre m’a dérangé, car j’ai reconnu dans plusieurs passages le lamento égocentrique de certains opposants russes en exil, qui s’affligent de ce que la tyrannie de Poutine leur inflige mais n’ont guère d’empathie avec les Ukrainiens confrontés à une guerre génocidaire ou qui, comme l’auteur, manifestent leur compassion pour l’Ukraine par des phrases embarrassées du genre : « Sachant que tout cela reste sans commune mesure avec ce qu’endurent les Ukrainiens7. » J’ai bien fait de passer outre cet aspect du livre de Filipp Dzyadko car il ne s’y réduit pas, il est d’une autre trempe, profonde et tragique. S’il est, en effet, autocentré sur les Russes, c’est parce qu’il tente de répondre à une question brûlante : pourquoi l’opposition intérieure au régime de Poutine est-elle si impuissante et désemparée ? Pourquoi les héros et martyrs de l’opposition à Poutine et à la guerre sont-ils le plus souvent isolés, victimes de la répression pour des actes solitaires ? Comment rendre plus tangible ce que l’auteur appelle « la société secrète de l’imagination » ? Magnifiquement écrit, le livre déploie dans un désordre apparent anecdotes et portraits d’opposants d’aujourd’hui et d’hier – un livre « composé à partir de morceaux de dissidence », dit le prière d’insérer. Les personnages clés sont des hommes et des femmes qui ont connu l’époque soviétique : Oleg Orlov, l’un des fondateurs de Memorial, né en 1953, le poète Lev Rubinstein (1947-2024), la mère de l’auteur, Zoïa Svetova, journaliste et militante des droits de l’homme, née en 19598, le père Vladimir Zelinski, né en 1942, le poète Mikhaïl Aïzenberg, né en 1948, Natalia Gorbanevskaïa9 (1936-2013), que l’auteur a connue à Paris, l’ami anonyme âgé de 89 ans, qui a vu Staline dans son cercueil et, enfin, Vladimir Roumiantsev, né en 1961. Ce dernier fournit au livre son titre et son fil conducteur. Vladimir est un ouvrier de chaufferie à Vologda, une petite ville à 480 km au nord de Moscou. Passionné de radio – dans sa jeunesse, il s’était construit un récepteur pour écouter les « voix ennemies » (les radios étrangères interdites) –, il a bricolé en 2014 une station de radio clandestine, en réaction à l’hystérie patriotique qui avait suivi l’invasion de la Crimée. Depuis 2014, il émet tous les jours, seul dans son petit appartement : reprise d’émissions de médias indépendants, musique, documents glanés sur Internet. Il y a un programme pour enfants, de la vulgarisation scientifique, des extraits de livres, un peu de politique vers 18 heures. À partir du 24 février 2022, les nouvelles de la guerre et la dénonciation des mensonges officiels et des crimes commis en Ukraine occupent l’essentiel de l’antenne. Radio Vladimir émet 24 heures sur 24 mais dans un rayon minuscule, quelques pâtés de maison, même s’il a augmenté comme il pouvait la puissance de l’émetteur après le 24 février : trois kilomètres selon le procès-verbal du FSB. « Je pense qu’ils exagèrent », écrit Vladimir. À l’été 2022, Vladimir est arrêté et son matériel détruit, il est condamné à trois ans de prison par un tribunal local. Jusque-là ironise Vladimir, « ils ont supporté ma polissonnerie radiophonique ». Filipp Dzyadko apprend l’existence de Vladimir et son arrestation alors qu’il vient de publier son premier roman, Radio Martyn, l’histoire d’une société secrète luttant contre la propagande via une radio clandestine. Frappé par cette coïncidence, il correspond avec Vladimir, qui sera comme le guide de ce deuxième livre, à la recherche du ressort de la résistance au régime de Poutine. Ce ressort, Filipp pense le trouver dans l’expérience de la dissidence (d’où l’importance des personnages clé évoqués ci-dessus) : comment agir, et agir collectivement, face à une répression implacable et à l’atomisation de la société ? Agir et pas seulement témoigner, comme surent le faire les dissidents soviétiques. Mais s’agit-il de « rester soi-même dans une société totalitaire » ou de combattre effectivement le régime ? Ici se loge une ambiguïté systématique du livre, sans doute voulue : on ne sait jamais si, pour l’auteur, la résistance intérieure est une fin en soi ou une ressource pour agir. Il semble pencher pour la résistance intérieure quand il cite un dissident affirmant que « l’initiative du 25 août 1968 n’est pas la manifestation d’une lutte politique mais d’un combat moral » (p.185). « Je me disais : que faire ? se souvient Gorbanevskaïa. Manifester m’a paru la seule réponse sensée, la seule réponse véritable démonstrative. » Étaient-ils des héros ou des fous ? « Ni l’un ni l’autre. Ni héros ni fous. C’étaient simplement des gens qui voulaient agir en conscience. Disons plus trivialement, soulager leur conscience. » Commentaire de Filipp : « Ils ne pouvaient agir autrement, car ils refusaient de vivre les yeux baissés. Ce qu’ils sont pour moi ? Des héros. » (p. 168) Mais à d’autres moments du livre, il explique que les dissidents ne se contentaient pas de conquérir leur « liberté intérieure », qu’ils faisaient de cette liberté intérieure une force agissante. C’est la leçon qu’avait comprise Navalny10. L’auteur donne en exemple Oleg Orlov, qui avait reproduit et affiché la nuit dans Moscou des tracts dénonçant la guerre d’Afghanistan : « Je partais du principe que les gens les liraient en allant travailler. Je l’ai fait. Je l’ai fait. C’est bien. Ça fait peur, très peur […], ils me recherchent, ils ont lancé des poursuites. Ils peuvent rappliquer à tout moment11. » « Oleg Orlov a connu mon grand-père et mon père. Je ne peux pas leur téléphoner, mais je peux lui parler, à lui […]. À la veille d’un long procès qui peut le mettre sur le long chemin d’un camp pénitentiaire, je lui téléphone et lui demande pourquoi avoir couru le risque de placarder des tracts antiguerre à travers la ville. Et pourquoi continuer d’y croire et d’agir maintenant. » Orlov lui répond d’abord : « Pourquoi ? Je n’en sais rien. C’était un choix pour moi-même. » Nous sommes encore dans le registre de la résistance intérieure comme fin en soi, mais Orlov poursuit : « Et puis je voulais montrer aux gens qu’il existait un courant clandestin… car je ne signais pas Oleg Orlov, hein. J’y avais réfléchi : au nom de qui ? Et ce groupe s’est appelé Action. Je voulais montrer que nous étions nombreux et que nous agissions. » La dissidence apparaît donc comme une action effective à ce moment du livre, mais on a l’impression dans les pages suivantes que l’auteur a pour ainsi dire perdu le sens de la dissidence comme action. Il ne reste plus que les lettres envoyées aux prisonniers politiques pour leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. « Quel étrange paradoxe que cet optimisme des prisonniers politiques », s’étonne Filipp, alors que « l’humeur dominante des opposants dans l’âme – en Russie comme dans l’émigration – est une profonde dépression collective. » (p. 125). Mais, un peu plus loin (p. 139), il évoque le réseau clandestin Stop the Wagons, qui sabotent les lignes de chemin de fer pour empêcher les convois militaires d’atteindre le front. Comme s’il n’y avait pas de différence entre le témoignage symbolique et la perspective d’une action effective. Cependant, on comprend peu à peu que cette confusion ne vient pas de l’auteur mais de la situation : dans un univers de surveillance généralisée et de répression du moindre geste d’opposition – la jeune artiste Sacha Skotchilenko a été condamnée à onze ans et demi de prison pour avoir remplacé les étiquettes de prix par des messages antiguerre dans une supérette –, les opposants solitaires ne sont jamais sûrs que leurs petits gestes vont être perçus par quelqu’un, ils ne savent pas si la société secrète de l’imagination existe. Alors que les dissidents soviétiques ne doutaient pas de la société qu’ils formaient, même quand ils étaient isolés en prison. Autrement dit, quand l’auteur semble ne pas distinguer la résistance intérieure, les petits gestes, et l’action collective des dissidents, il ne fait que décrire la condition des opposants sous un régime féroce, plus proche de la terreur stalinienne que de l’époque brejnévienne. De fait, ce n’est qu’après la mort de Staline que la dissidence comme mouvement s’est développée. Il est dommage cependant que l’auteur, tout en appelant à retrouver l’héritage de la dissidence, laisse de côté les penseurs de la dissidence, comme Boukovski, Amalrik, Miłosz, Havel, qui ont théorisé et mis en pratique l’articulation intime entre la résistance intérieure et la lutte politique contre le pouvoir (voir mon article cité plus haut). Eux avaient compris, sans nostalgie, que l’empire était moribond et ils savaient comment lui porter des coups cuisants. Ce point est ma seule véritable critique du livre. À deux reprises, Filipp Dzyadko s’étonne que les opposants d’aujourd’hui soient plus désespérés sinon déprimés que leurs devanciers soviétiques. Pourtant, ils savent que la tyrannie soviétique s’est effondrée et que sa réplique poutinienne connaîtra le même sort, alors que les dissidents ne pouvaient pas l’imaginer. « Nous avons de la chance : celles et ceux qui, de diverses manières, se sont battus contre le système soviétique, ne savaient pas que cette lutte finirait par la ruine de l’URSS. Alors que nous savons que la protestation morale s’élèvera un jour en force politique. » (p. 215) Dans ce passage, l’auteur paraît s’en tenir à cette conclusion irénique : chacun fait ce qu’il peut, et le régime finira par tomber. Pourtant, il avait donné précédemment deux explications du désarroi des opposants russes, qui révèlent une dimension proprement tragique. La première est qu’après avoir cru à la disparition du mal en 1991, il est douloureux de s’apercevoir qu’il est revenu – ou, plus précisément, qu’il est toujours là. La seconde explication est plus profonde. Elle met en cause l’incapacité russe, de tous les Russes et pas seulement du régime, à se débarrasser pour de bon du stalinisme. Staline est la némésis de la Russie. Malgré le travail admirable de Mémorial, les traumatismes du passé n’ont pas été surmontés. « La terreur stalinienne a provoqué une atomisation profonde, une suspicion à l’encontre de toute forme singulière ou étrangère, une tendance à l’espionnite. Avec pour conséquence une peur viscérale qui s’est transmise de génération en génération. […] Staline est la patrie de notre peur […], c’est le syndrome post-traumatique de la nation. Il est inscrit dans les gènes du pays. » (p. 179) On pourrait ajouter une troisième explication : le poison des frontières ouvertes et de l’exil, qui dilue l’espace de la lutte contre le pouvoir dans une société fermée, au profit du fantasme d’une Russie heureuse sans Poutine. Une fois encore, le livre est une mosaïque d’époques et d’expériences, qui interroge bien plus qu’il n’adopte l’état d’esprit qui règne dans l’opposition. Le livre se clôt sans le citer sur un mot d’ordre ambigu, tiré de l’épilogue du Comte de Monte-Cristo : attendre et espérer. Est-il dupe de cette ambiguïté ? En tout cas, Filipp Dzyadko a su dégager par petites touches la contradiction tragique de l’opposition russe : en plaidant pour retrouver l’héritage de la dissidence, il démontre que la dissidence est impossible aujourd’hui. <p>Cet article L’héritage empêché de la dissidence a été publié par desk russie.</p> Texte intégral 3096 mots
À propos du livre de Filipp DZYADKO, Radio Vladimir (Stock, 2025)