TOUS LES TITRES
+

▸ les 10 dernières parutions

Accès libre

15.08.2025 à 06:00

Tunisie. Dans les stades, la résistance des ultras

Chaker Jahmi

Les slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques. Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du (…)

- Lu, vu, entendu / , , , ,

Texte intégral 3371 mots

Les slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques.

Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du quartier populaire où il a grandi. Sur les visages des passants se lit un mélange de curiosité et de familiarité. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres : c'est jour de match ! Le cœur vibrant, les supporteurs forment des cortèges vers le stade. Mais derrière l'ambiance bon enfant, tous appréhendent ce qui les attend. Car entrer au stade n'est pas seulement accéder aux gradins. C'est, d'abord, franchir une barrière faite de répression systématique.

Devant la porte du stade olympique de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, les regards croisent des policiers en uniforme, armés de matraques afin de « sécuriser » le match. Commence la fouille, vécue davantage comme une humiliation qu'une mesure de sécurité. Les ordres pleuvent : « Enlève tes chaussures ! », « Retire ta casquette ! », « Vide tes poches ! », « Jette la monnaie ! ». Le ton est martial et sans discussion, les visages sont filmés et photographiés sans la moindre explication : « Pourquoi êtes-vous vêtus en noir aujourd'hui ? Où avez-vous mis les fumigènes ? De quelle ville venez-vous ? ». Farès se tient pieds nus sur le sol glacé tel un accusé devant un tribunal.

« Répression douce »

Il s'agit d'instaurer un rapport de force, sinon de provoquer les supporteurs. Devant le sourire narquois d'un agent, Amin et certains de ses camarades se mordent les lèvres pour réprimer leur colère ; d'autres sourient pour ne pas donner de prétexte aux policiers. Mais une fois la porte franchie, toutes les humiliations se dissipent. Dans les tribunes, la voix est plus forte que les oukases et chaque refrain pour la liberté devient une petite victoire qui se renouvelle à chaque match.

Avant même le coup d'envoi, les gradins se mettent à vibrer. Les chants s'élèvent, le tifo se déploie, pas seulement comme performance artistique ou esthétique, mais comme affirmation collective de résistance. Approché par Nawaat, un des ultras — qui, généralement, refusent de parler aux médias ou communiquent chichement —, témoigne : « Le pouvoir cherche constamment à (nous) imposer de multiples restrictions », à travers ce qu'il appelle « une répression douce » qui se manifeste, selon lui, par une série de mesures restreignant la liberté d'expression.

Les images de la foule sont passées au peigne fin. Le ministère de l'intérieur exige une autorisation préalable des services de sécurité pour introduire tifos et banderoles dans l'enceinte. Officiellement, cette mesure prend pour prétexte le respect de la liberté d'opinion et de création. Mais selon notre interlocuteur, elle sert en réalité à instaurer une censure préalable, l'objectif étant d'empêcher tout message susceptible de ternir l'image du pouvoir ou de soulever des questions taboues sur la manière dont sont gérées les affaires de l'État, par exemple.

Les jours précédant le match, chaque groupe d'ultras œuvre pendant des nuits entières à la confection du tifo, une tâche qui prend des semaines, voire des mois. Celle-ci n'est jamais facile, car leurs moyens sont limités, le temps compté et la crainte d'une interdiction par les autorités constante. Ils savent qu'à tout moment la police peut venir tout stopper et réduire à néant leurs efforts sous prétexte de « rassemblement non autorisé ».

« Apprends à nager ! »

Les groupes d'ultras, qui jouissaient autrefois d'une plus grande liberté d'expression, sentent l'étau se resserrer. C'est pourquoi certains d'entre eux renoncent même au tifo. Dans ce contexte, la « répression douce » évoquée par Farès devient une arme redoutable entre les mains du pouvoir pour semer le stress et la peur. Aussi, de nombreux leaders ultras préfèrent éviter d'exposer des slogans politiques susceptibles de déclencher l'ire du régime. Ils ont le sentiment de devoir se battre en permanence pour préserver leur capacité à s'exprimer librement. Pourtant, au moment où le drapeau géant se dresse dans les tribunes, la fierté d'avoir vaincu la censure balaie toutes les craintes.

Le mouvement ultra tunisien fait face à une escalade répressive menée par le ministère de l'intérieur depuis mars 2018, après la mort du jeune supporteur Omar Laabidi à la suite d'une course-poursuite avec la police près du stade de Radès. Omar s'est noyé dans un ravin boueux, malgré ses supplications adressées aux policiers, leur disant qu'il ne savait pas nager. Le malheureux s'est vu répondre : « Taalem aoum ! » Apprends à nager ! »).

Ce crime n'a pas été une simple bavure policière, mais l'étincelle qui a allumé la colère des supporteurs. Il a inspiré la campagne « Taalem aoum ! », à la forte charge symbolique. Progressivement, celle-ci est devenue un creuset de la lutte pour la justice et contre l'impunité de la police. Des acteurs de la société civile l'ont adoptée, exhortant les autorités à faire de chaque 31 mars, date anniversaire de la mort d'Omar, la Journée nationale de la lutte contre les bavures policières. Le mouvement de protestation est sorti des stades pour occuper la rue, créant un engouement sans précédent ainsi qu'une large adhésion de tous les groupes ultras, mais aussi des associations et des syndicats. Cette initiative a rapidement fait des émules à travers toute la Tunisie.

Une foule passionnée avec des drapeaux et une banderole "NORTH VANDALS".
L'ambiance dans la Curva Nord au stade de Radès, où sont déployés des portraits d'Omar Laabidi.
North Vandals

Ces dernières années, le mouvement ultra s'est considérablement développé. Il ne se limite plus aux faubourgs de la capitale, comme à ses débuts, mais s'étend à de nombreuses régions et gouvernorats longtemps délaissés par les politiques de développement.

À Gabès, les ultras portent l'étendard de la lutte sociale

Gabès, un port du sud-est tunisien, est l'un des lieux où la montée en puissance des ultras les a imposés dans l'arène publique locale. Sortis des enceintes sportives, ils ont investi les débats sur les questions sociales et politiques, jusqu'à devenir une force active dans la défense des droits humains au-delà même de la région.

En tête des préoccupations des Gabésiens : la pollution chimique. Le mouvement ultra s'est pleinement engagé contre la dégradation de l'environnement causée par le Groupe chimique tunisien (GCT), un complexe industriel de transformation du phosphate, source de graves menaces écologiques et sanitaires. Toutefois, plusieurs membres du groupe ultra local ont confié à Nawaat que chaque action de protestation contre les « politiques d'empoisonnement » à Gabès est systématiquement la cible d'une campagne de surveillance et de répression de la part des autorités.

Des manifestants en tenues blanches avec des drapeaux et des pancartes.
Gabès, décembre 2024. Les ultras Eagles 09 présents en force dans une manifestation hors des stades pour dénoncer le désastre environnemental dans la région.
DR

Un ultra témoigne :

Le pouvoir considère Gabès comme un terrain d'essai pour les produits chimiques, sans aucun égard pour la santé des gens et de leurs enfants. Aujourd'hui, nous vivons dans un environnement pollué, sans air pur à respirer ni plages propres où l'on peut passer du bon temps. Gabès est en train de devenir lentement une région empoisonnée. Et si ça continue, on risque d'arriver à un point où la population sera privée des conditions de vie les plus élémentaires.

Pour aplanir les divisions et renforcer leurs rangs face à la répression qui les cible sans distinction à travers tout le pays, les ultras ont lancé une campagne sous le slogan « Pour une mobilisation unifiée » qui appelle à conjuguer la solidarité et l'entraide entre tous les groupes.

La carte de supporteur, un projet liberticide

De son côté, le ministère de l'intérieur, par la voix de ses porte-parole officiels et officieux dans les médias, fait la promotion du projet « Fan ID » Carte du supporteur »). Ce projet conditionne l'accès aux stades à la possession d'une carte d'identité spécifique, ce qui permettra une surveillance policière accrue et un contrôle encore plus rigoureux de n'importe quel fan qui pénètre dans un stade, en particulier dans les virages, bastion des ultras. Ces derniers y voient une menace directe à leur existence, car il porte atteinte à la liberté de mouvement et viole leurs données personnelles. Pour eux, c'est une énième tentative de contrôle des foules à l'intérieur comme à l'extérieur des terrains.

Les ultras sont ainsi passés de la défense d'une cause individuelle à une revendication plus large dont l'enjeu est de protéger les libertés publiques dans les stades. Bien que la carte de supporteur n'ait pas encore été mise en œuvre, les groupes ultras ont d'ores et déjà lancé une contre-campagne « No fan ID » Non à la carte du supporteur »), exprimant leur rejet absolu de toute atteinte à leur liberté d'expression.

En outre, les ultras menacent de boycotter les stades pendant la saison 2025-2026 si les autorités maintiennent leur projet et si les directions des clubs viennent à s'y soumettre. Ils ne cessent de rappeler que cette mesure ne conduirait pas seulement à la fermeture ultime des stades aux supporteurs, mais constituerait une nouvelle étape vers la restriction des libertés publiques en Tunisie. En définitive, cette contre-campagne n'est pas seulement une bataille contre une disposition sécuritaire, mais le prolongement d'un combat plus large assumé par les ultras tunisiens contre les politiques répressives qui gagnent des pans entiers de la vie quotidienne.

Bras de fer

Si le mouvement « Taalem aoum ! » et les luttes passées ont marqué un tournant dans les relations entre les ultras et le ministère de l'intérieur, « No fan ID » promet un bras de fer qui prend de l'ampleur car elle reflète une prise de conscience croissante en faveur de la défense des droits civils.

Longtemps à l'avant-garde des mouvements de protestation, les ultras restent l'une des rares forces tunisiennes capables de briser l'inertie sociale et la résignation politique. À travers leurs initiatives, ils s'efforcent, avec la voix forte et le visage découvert, d'impulser une nouvelle dynamique dans les tribunes au nom de la lutte contre la soumission et pour les libertés. Plus que jamais convaincus de la nécessité d'un changement politique et d'une participation active aux combats sociétaux.

Les mouvements ultras en Tunisie ne sauraient donc être réduits à de simples groupes de jeunes supporteurs. Il est temps de reconnaître leur combat comme un instrument de lutte contre la répression politique et la marginalisation sociale. Par leurs slogans et leurs chants, ces groupes remettent en cause le discours autoritaire et populiste du pouvoir. Ils redéfinissent la relation entre la jeunesse tunisienne et l'espace public, prouvant que les stades ne sont pas seulement des aires de jeu, mais de véritables arènes où s'expriment les revendications d'une société entière.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

#

Traduit de l'arabe par Moussa Acherchour
Cet article a été publié initialement sur Nawaat

L

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

14.08.2025 à 06:00

À Soueïda, en Syrie, Druzes et Bédouins face à face, côte à côte

Paloma Dupont de Dinechin

L'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes. La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il (…)

- Magazine / , , , , , ,

Texte intégral 3152 mots

L'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes.

La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il n'avait qu'un téléphone dans la poche quand on lui a tiré dessus, à bout portant, près de l'hôpital Watan, en plein centre-ville de Soueïda. Son père a été tué le même jour. Leith a 17 ans. Il est bédouin. Marcel blanc, regard d'acier. Il a couru entre les balles avec son oncle pour fuir son village de Chahba, dans le gouvernorat de Soueïda. Six membres de sa famille sont morts. Ces deux récits s'ancrent dans un conflit brutal qui éclate le 13 juillet 2025.

Ce jour-là, à Soueïda, un marchand druze est enlevé par des Bédouins qui avaient installé des barrages sur la route reliant Soueïda à Damas. En représailles, des Bédouins sont kidnappés. En quelques heures, les tensions communautaires tournent à l'affrontement. L'armée syrienne et les forces de sécurité interviennent le 15 juillet. Des tribus bédouines armées, venues de Deraa — capitale de la province rurale et tribale du Haurane — où elles s'étaient rassemblées, entrent dans la ville pour aider leurs « frères opprimés ». Les combats se généralisent. Des civils sont victimes d'exactions. Israël bombarde Damas — aux abords du palais présidentiel, de l'aéroport militaire de Mezzeh et le Sud syrien — « en soutien des milices druzes », exhortant les forces gouvernementales à se retirer de la zone. Ce qu'elles font, et un cessez-le-feu est signé le 21 juillet. Le lendemain, les autorités syriennes annoncent qu'elles vont enquêter sur ces massacres et s'engagent à en punir les auteurs.

Carte de la Syrie, montrant Damas et la région de Soueïda.
Carte de la Syrie

En Syrie, les Druzes représentent environ 3 % de la population. Mais à Soueïda, ils forment 90 % des habitants. Cette minorité religieuse, dont la foi repose sur un syncrétisme entre philosophie grecque, islam et christianisme, est concentrée dans cette province depuis le XIXe siècle. Les Bédouins, qui appartiennent au courant sunnite — majoritaire en Syrie —, représentent 3 % de la population locale. Souvent marginalisés, soupçonnés de sympathie avec la rébellion ou les groupes islamistes, les Bédouins accusent le régime Assad et les milices druzes de les avoir exclus de la société.

Soueïda, refuge de nombreux déplacés sunnites depuis 2011, voyait ses équilibres déjà mis à l'épreuve. En huit jours — plus de 1 400 morts, majoritairement druzes, des maisons brûlées, des familles exilées —, la coexistence a pris feu.

Histoire de Safi, Druze de Soueïda

Passionné de documentaires, Safi, bouille d'étudiant aux yeux marron, avait monté sa petite société de production à Soueïda. Le 16 juillet, il sort chercher du pain pour sa mère et sa sœur. Il entend des cris, voit un tank et un drapeau noir. Peut-être l'Organisation de l'État islamique (OEI) ? Il n'a pas le temps de comprendre.

Trois balles le frappent — au bras, au visage, à la jambe. Il rampe sur 50 mètres au sol puis s'effondre sur le dos. Il se souvient du soleil de ce milieu d'après-midi et de crier. Fort. Les tirs continuent. Un étudiant en médecine le trouve et l'emmène sur un brancard à l'hôpital Watan, à quelques mètres, lui aussi ravagé par les combats. Son père est tué le même jour.

Le quartier d'Al-Qaria, où il vit, est devenu une zone de guerre. Quatre jours après le cessez-le-feu, aux abords de l'hôpital où il est soigné, la brise fait remonter une odeur de mort. Dans l'entrée du bâtiment, du sang séché sur le sol. Les murs sont criblés de balles. Il interrompt les infirmiers venus le soigner pour terminer son récit. « Ils m'ont visé délibérément », insiste-t-il. Quand il évoque le gouvernement qui avait promis de protéger les minorités dans le pays, il parle de « trahison ». Il est retourné chez lui. Sourd d'une oreille, défiguré et incapable de se déplacer seul.

Safi raconte l'histoire qu'on lui a transmise. Il évoque l'année 2000, « les couteaux, les disputes de terres ». Cette année-là, un Bédouin tue un Druze dans un conflit foncier. En représailles, des manifestations éclatent dans Soueïda. Mais ce sont les manifestants druzes qui tombent sous les balles du régime. Ce mitraillage reste un traumatisme fondateur de la méfiance des Druzes envers l'État et de leurs rapports à la communauté bédouine. Safi n'était pas né. Il n'a rien vu. Mais il a fait siennes ces rancœurs : « Depuis ce moment-là, avec les Bédouins, on se dit bonjour. C'est tout. » Après 2011, le fossé s'est creusé.

Deraa a été le foyer de la révolution syrienne, où les premières manifestations éclatent après l'arrestation de jeunes ayant inscrit sur un mur un slogan contre le régime Assad : « Ton tour arrive, Docteur1. » La police syrienne rafle les tagueurs, les retient quarante-cinq jours et leur fait subir sévices et tortures. Pendant ce temps, l'étincelle de Deraa embrase le pays.

Dans les premières années du soulèvement, de nombreux Bédouins ont manifesté, soutenu les déserteurs, parfois rejoint les groupes armés. À Soueïda, les Druzes, eux, sont restés majoritairement neutres au début du conflit. Le régime a fermé les yeux face à la montée des milices locales, en échange d'un calme apparent et en y voyant une possibilité de diviser la population.

Dès 2015, les premières incursions djihadistes apparaissent dans la région. Le 25 juillet 2018, une série d'attaques revendiquées par l'OEI fait plus de 250 morts à Soueïda. Cet épisode ancre chez les Druzes une peur durable des communautés sunnites environnantes. Au cours de la guerre civile syrienne, la population s'arme massivement. Chaque maison druze possède désormais une arme, symbole de défense, d'honneur, de survie.

À Soueïda, la contrebande a prospéré. Le sud de la Syrie est devenu un couloir stratégique pour la drogue de synthèse, le captagon. Ce trafic, vital pour l'économie de guerre du régime Assad, a exacerbé les rivalités locales. Le contrôle des routes, des checkpoints et des cargaisons de drogue a renforcé les milices, toutes communautés confondues — et alimenté la militarisation du territoire.

Après la chute du régime d'Assad le 8 décembre 2024, plusieurs dépôts d'armes ont été pillés dans le Sud. L'heure des vendettas était venue. Safi est convaincu qu'on veut les tuer car druzes : « Ils nous considèrent comme infidèles, pas comme des musulmans. » À Soueïda, un milicien druze affirme, en parlant des Bédouins : « Ils sont sunnites. Ce sont les mêmes que ceux qui ont massacré nos familles. »

Histoire de Leith, Bédouin de Chahba

À 17 kilomètres plus au sud, le lendemain du drame vécu par Safi, les forces de sécurité syriennes et les tribus bédouines se retirent de Soueïda, laissant le champ libre aux représailles. La communauté visée : les Bédouins sunnites, du même courant religieux que le président intérimaire de Syrie, Ahmed Al-Charaa. Les milices druzes encerclent Chahba, quartier mixte jusqu'alors. Des vidéos d'exécutions sommaires visant les Druzes circulent. L'une d'elles montre huit hommes non armés exécutés sur un rond-point du centre-ville. Sur une autre, deux hommes armés crient : « Tu es druze ? », avant d'ouvrir le feu sur un vieil homme dans la rue. Sur d'autres images, des Druzes se font raser la moustache de force, symbole d'honneur dans leur culture. Le 10 août, le média Suwayda 24 diffuse une image de vidéosurveillance datée du 16 juillet, tournée à l'hôpital national de Soueïda. On y voit des hommes en uniforme — dont certains portent les insignes de services de sécurité intérieure ou de la défense — abattre un secouriste bénévole dans un couloir. Ces images renforcent l'hypothèse d'une implication directe des forces liées au gouvernement dans les violences visant des civils, principalement druzes.

À mesure que la communauté druze compte ses morts, la colère monte — et se retourne contre les civils bédouins. Leith parle de miliciens druzes lourdement armés postés dans un immeuble qui surplombe le quartier, derrière sa maison. « Ils nous ont dit : “Vous avez deux heures pour évacuer.” Mais vingt minutes plus tard, ils ont commencé à tirer. » Leith supplie son père de fuir. Il refuse : « Je ne quitterai pas la maison où nous avons grandi. Va. Si je meurs, que Dieu te garde en vie. » Avec son oncle, Leith grimpe à l'arrière d'une moto. Les balles sifflent. Il sent son cœur battre. Fort. Dans sa fuite, il voit une femme enceinte tuée. Son fils à ses côtés, démembré. Lui et son oncle se cachent dans les champs pendant six heures, avec des femmes, des enfants.

Quand il revient chez lui, quelques jours plus tard, Chahba est méconnaissable. Du sang dans les rues. Une chaussure au sol devant la mosquée. Une femme crie : « C'est celle de mon mari ! » Leith est emmené pour identifier des corps. Le premier : un jeune de son quartier qui s'est marié une semaine plus tôt. Puis sa grand-mère, 95 ans. Son oncle. Sa tante. Leurs enfants de 7 et 15 ans. Encore une tante. Six membres de sa famille. Il apprend que sa mère, son père et ses frères ont survécu.

Quelques jours plus tard, à la suite du cessez-le-feu déclaré le 21 juillet sous l'égide des États-Unis, l'armée organise l'évacuation de 1 500 familles bédouines. À Izra, dans la province voisine de Deraa — à 90 % sunnite —, les réfugiés bédouins sont accueillis avec des tirs de joie. Mais Leith ne célèbre rien. « On quittait notre terre comme si elle ne nous appartenait plus. »

Leith se souvient. « Quand il n'y avait plus de pain, pendant la guerre, les Druzes recevaient des rations du régime Assad. Nous, on nous envoyait ce qu'il restait. » Il parle sans s'animer, comme on récite un proverbe. « Même les enfants savent qu'ils sont bédouins. Et ce que cela signifie : rien. », ajoute une professeure bédouine, à ses côtés dans l'école d'Izra, transformée en dortoir pour les déplacés bédouins.

La méfiance entre communautés s'est construite au fil des années. Sous Hafez Al-Assad, la province de Soueïda était stable. Les élites druzes occupaient des postes importants dans l'appareil d'État. Les Bédouins, eux, restaient à la marge : éleveurs, journaliers, mal recensés, sans influence politique. Conflits fonciers, pastoraux, rivalités sur l'eau et accès aux terres ont longtemps opposé Druzes sédentaires et Bédouins nomades. Ces tensions rurales, anciennes, ont nourri un ressentiment enfoui.

Leith a grandi avec. « On nous punit depuis 2011, parce qu'on a soutenu la révolution. Parce qu'on est bédouins. » Il le dit sans haine dans la voix. Mais avec lassitude. « Ils ne nous considèrent même pas comme des citoyens de seconde zone. Plutôt comme des insectes. »

« Il lui a sauvé la vie »

Leith vit maintenant à Damas. Il partage une chambre dans un hôtel avec son cousin de 17 ans, qui a perdu toute sa famille. Ils jouent à FIFA sur le téléphone. Sont fans du Real Madrid. Mangent des glaces. Vont au marché. Ils essaient d'avoir encore l'âge qu'ils ont. Le jeune bédouin regarde au-dehors, et demande, en parlant d'une cohabitation avec les Druzes : « Toi, tu pourrais vivre avec ceux qui ont tué ton père ? Ta famille ? Impossible. » Il le dit clairement : « Je ne rentrerai que si l'État contrôle Soueïda. Sinon, ils nous tueront. »

Safi, lui, cherche un passeport. Il veut partir. « Je ne me sens plus en sécurité ici. » Trop de douleur, trop de blessures. La situation est tendue ; des combats sporadiques ont lieu dans la campagne. Soueïda reste coupée du pays. « Ma confiance dans ce nouveau gouvernement est en dessous de zéro, confie-t-il. Et les Bédouins ? La plupart, je ne peux pas leur faire pleinement confiance. C'est quelque chose dans le regard. »

La nuance viendra d'un oncle de Leith, parlant de sa fille de 17 ans, pendant les affrontements : « Un voisin druze l'a portée hors des flammes. Puis il est revenu la chercher. Je ne sais pas pourquoi il l'a fait. Il lui a sauvé la vie. »

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

1Bachar Al-Assad est ophtalmologue de formation.

12.08.2025 à 06:00

Journalistes tués à Gaza, légitimation des médias français

Sarra Grira

Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier. Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur (…)

- Magazine / , , , , , , ,

Texte intégral 2314 mots

Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier.

Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur Mohammed Noufal — ainsi qu'un autre journaliste pigiste, Mohammed Al-Khaldi, sont également morts dans le bombardement par Israël de la tente des journalistes qui se trouvait à côté de l'hôpital Al-Shifa.

Ce sont là les informations qui auraient dû faire la Une, lundi matin, de toute la presse et de tous les médias audiovisuels français. Cela, et le rappel incessant, qui devrait faire l'ouverture de chaque journal télévisé, de chaque article : Israël interdit aux journalistes du monde entier d'accéder à Gaza et tue nos confrères et nos consœurs sur place qui nous permettent de savoir ce qui s'y passe.

Mais ça, c'est la théorie.

La place du narratif israélien

« Un terroriste dit Israël, un assassinat selon la chaîne qatarie. » Balle au centre. C'est ainsi que l'on annonce ces meurtres dans le journal de la première matinale de France (France Inter). Même son de cloche sur France Info. Dans le journal de 20 heures de France 2, on tend carrément le micro à Olivier Rafowicz, le porte-parole de l'armée israélienne. Un an et dix mois après le début de la guerre génocidaire contre Gaza, et alors que le chef du gouvernement israélien, Benyamin Nétanyahou, est sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis par la Cour pénale internationale (CPI), alors que des procès sont intentés contre des soldats israéliens porteurs d'une double nationalité dans leur deuxième pays, le narratif israélien, lui, a toujours sa place dans les médias français. Et la solidarité d'une profession connue pour son corporatisme s'arrête à la frontière arabe du Proche-Orient. Le décompte macabre quant à lui devient absurde et presque irréel : depuis le mois d'avril, on parle de « plus de 200 journalistes tués ». Que de noms, depuis, se sont rajoutés à la liste.

À la faveur de la guerre à Gaza, Israël a pu passer du déni à la revendication. Il n'y a pas si longtemps, quand son armée ciblait et tuait des journalistes, Tel-Aviv se contentait de s'en laver les mains, de feindre l'incompréhension puis, finalement, promettre l'ouverture d'une enquête. C'est ce qui s'est passé au moment du meurtre d'une autre correspondante de la chaîne Al-Jazira, Shirin Abou Akleh. Et la stratégie a fait ses preuves : elle permet de faire passer pour hystériques les accusations palestiniennes « sans preuve » puis d'affirmer, quand les faits sont trop évidents, qu'on a ouvert une enquête, assez longue pour que tout le monde oublie l'affaire.

Or, à Gaza, a fortiori depuis le 8 octobre 2023, Israël revendique ses assassinats. Il suffit d'affirmer — comme pour les hôpitaux, les écoles, les universités, les milliers d'enfants tués — l'existence d'un lien avec le Hamas. Comme le rappelle le journaliste israélien Yuval Abraham sur son compte X :

Après le 7 octobre, un groupe appelé « cellule de légitimation » a été mis en place au sein du renseignement militaire israélien (Aman). Il était composé d'agents du renseignement chargés de rechercher des informations permettant de donner une « légitimité » aux actions de l'armée à Gaza — tirs ratés du Hamas, utilisation de boucliers humains, exploitation de la population civile. La principale mission de cette cellule consistait à trouver des journalistes gazaouis qui pourraient être présentés dans les médias comme des membres du Hamas déguisés.

Menacé par l'armée israélienne

Et ça marche. Quelques heures à peine après son assassinat, des photos d'Anas Al-Sharif — notamment un selfie pris avec des dirigeants du Hamas, dont Yahya Al-Sinouar — ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Dans un fil WhatsApp qui regroupe plusieurs dizaines de journalistes, principalement français, les photos sont partagées : avez-vous vu ces clichés ? Qu'en pensez-vous ?

Les images sont relayées en toute neutralité. On n'affirme rien, on pose la question. La sacro-sainte objectivité journalistique est respectée. On souhaite simplement comprendre, être au plus près de la vérité. Pourtant de nombreux.ses correspondantes au Proche-Orient conservent des clichés d'eux et elles avec un « dictateur » ou un « terroriste » dont iels ne sont pas fieres. Il y a quelques mois, on a même vu une journaliste française, Laurence Ferrari, poser tout sourire avec un criminel de guerre recherché par la justice internationale : Benyamin Nétanyahou.

Anas Al-Sharif se savait en danger. Avant d'être tué, il a été menacé plus d'une fois, sa maison bombardée, son père tué en décembre 2023. Le 24 juillet 2025, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne, Avichay Adraee, a publié sur les réseaux sociaux une vidéo l'accusant directement d'être membre des brigades Azzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, selon « des documents trouvés à Gaza ». Le journaliste a dénoncé ces accusations, a demandé à ses confrères et consœurs à travers le monde de relayer son message. Le Committee to protect journalists (Comité pour la protection des journalistes, CPJ) a tiré la sonnette d'alarme1. Anas Al-Sharif a également affirmé, à plusieurs reprises, sa non-affiliation à aucune organisation politique. Alors que toute sa profession et tous ses compatriotes sont ciblés par une guerre génocidaire, il fallait encore montrer patte blanche. Mais cela n'a pas suffi.

Pas d'innocents à Gaza

Le problème dans la manière dont nombre de journalistes français couvrent la mort d'Anas Al-Sharif ne réside pas dans le fait de vouloir en savoir plus sur lui ; le problème, c'est le sous-texte : au fond, Anas Al-Sharif n'était peut-être pas complètement innocent. À partir de là, son sort peut être soumis au bon vouloir de l'armée israélienne. Et de tous ceux qui pensent qu'il n'y a pas d'innocents à Gaza.

Si les rédactions ne jugent toujours pas indécent de relayer le narratif israélien, alors que toutes les organisations de droit international qualifient ce qui se passe à Gaza de génocide, c'est parce que cette séquence acte le paroxysme d'une idée profondément implantée dans les esprits par « la guerre contre le terrorisme », elle-même héritage d'une logique coloniale : nous nous battons contre des barbares, il ne faut jamais l'oublier. Que l'on soit journaliste pour une chaîne qatarie, que l'on se soit pris en photo avec un dirigeant du Hamas, qu'on ait pris sa carte au parti pour obtenir plus facilement un poste dans l'administration à Gaza, que l'on soit un responsable politique ou un combattant des Brigades Al-Qassam : peu importe. Si l'on n'a pas l'âme immaculée, nullement entachée par le poison du terrorisme, on peut être une cible légitime. Et des journalistes biberonnés aux droits humains et au politiquement correct, qui s'indigneront à juste titre qu'un journaliste soit tué en Ukraine sans relayer la propagande russe, trouveront le moyen de rendre le crime acceptable. A contrario, un Israélien, même soutien du gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou, même s'il défile en criant « Mort aux Arabes », même s'il bloque l'accès de l'aide humanitaire à Gaza, même s'il a servi l'armée durant ce génocide, demeure à jamais innocent. Et l'on peut l'interviewer sans état d'âme.

« Israël, selon cette vision occidentale politico-médiatique, ne tue pas, même si les Palestiniens meurent. C'est dans ce paradoxe intenable que nous vivons depuis le 7 octobre », écrit la journaliste Hassina Mechaï2. Cette logique précède en réalité cette date, mais elle est, depuis, clairement revendiquée. Israël « se défend », « riposte », anticipe des actes terroristes, ou en lien avec des groupes terroristes, ou potentiellement terroristes, ou soupçonnés de terrorisme. Ceux qui en meurent sont — peut-être, probablement, vraisemblablement — coupables. Comme le sont tous les Arabes.

Anas Al-Sharif et cinq autres journalistes ont été tués par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Les journalistes qui ne dénoncent pas ce crime en ces termes en sont directement complices.

Un homme souriant tient un bébé, assis avec une petite fille dans un environnement en débris.
Anas Al-Sharif with his young girl, Sham, et Salah, his youngest boy.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

1«  CPJ calls for Anas al-Sharif's protection in face of Israeli smears  », CPJ, 24 juillet 2025.

2«  Sur la question palestinienne : l'inconditionnelle innocence occidentale  », Le Club Mediapart, 14 janvier 2024.

3 / 10