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18.05.2024 à 06:00

Libye. Une vie déracinée

Françoise Khoury

En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés. Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un (…)

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Texte intégral 2129 mots

En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés.

Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un acte politique, car c'est une métaphore de l'oppression. Il produit sur le jeune garçon un effet envoûtant. Venu en Angleterre poursuivre des études de littérature, il se lie d'amitié avec Mustafa, lui aussi boursier du gouvernement libyen. De ce fait, ils se doivent d'être prudents dans leurs rapports aux autres étudiants et le dévoilement de leurs opinions politiques. En effet, dans la résidence d'étudiants libyens, certains, appelés les « écrivains », sont des mouchards chargés par le régime de Mouammar Kadhafi d'écrire des rapports sur les éléments suspects à l'étranger.

Le 17 avril 1984, des étudiants et opposants libyens manifestent devant l'ambassade de Libye à Londres. Ils sont une soixantaine à exprimer leur colère contre le régime de Kadhafi qui, la veille, a exécuté à Tripoli, trois meneurs de mouvements contestataires. Le groupe de manifestants est mitraillé et une policière est tuée. Cet évènement entraîne le siège de l'ambassade par les forces de l'ordre pendant une dizaine de jours puis la rupture des relations diplomatiques entre la Libye et le Royaume-Uni. 
Khaled et Mustafa se rendent secrètement à la manifestation. Ils sont tous deux blessés par les tirs provenant de l'ambassade. À partir de ce moment, leur vie bascule. Les trajectoires des deux étudiants finissent par croiser la route de l'écrivain Hossam Zowa, et une forte amitié va lier le trio.
Les trois personnages vont traverser ces années en Angleterre unis par la nostalgie et l'inquiétude vis-à-vis de leur pays d'origine, qui s'éloigne irrémédiablement de leur mémoire. Jusqu'au moment du Printemps arabe, en 2011, où la question du retour se pose.

« Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner »

Auteur de plusieurs livres, dont un primé par le prix Pulitzer de la biographie en 2017, Hisham Matar s'éloigne cette fois de l'autobiographie et de l'évènement traumatique qu'aura été la disparition de son père. Il aura passé des années à enquêter sur cette disparition sans jamais trouver de réponses définitives. Il est fort probable que son père, enlevé par les services secrets égyptiens en 1990 et remis à la Libye, ait été assassiné lors du massacre de 1996 à la prison de Abou Salim1, faisant de son fils un « endeuillé sans tombe » comme il se décrit dans l'un de ses livres.

Mais la situation politique libyenne détermine encore dans ce présent récit la destinée des personnages. En effet, la participation de Khaled à cette manifestation, alors qu'il n'est qu'un jeune homme assez peu politisé, va entraîner sa vie dans une direction imprévue. Il n'ose plus retourner en Libye pendant les vacances, n'ose pas révéler à ses parents qu'il a été gravement blessé, remet sans cesse son retour et doit inventer pour cela tout un tas de justifications. « Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner », se dit-il. Il craint trop que sa famille constitue un appât pour le régime de Kadhafi. Il est conscient que les conversations téléphoniques sont écoutées et les lettres ouvertes et lues.

Il faut se résigner à patienter, attendre des jours plus favorables tout en sachant que lorsqu'on quitte la Libye en 1983, il y a peu de raisons de vouloir y revenir. Alors il repense à ce que disait son père, « lorsqu'on a des compatriotes déraisonnables, il faut endurer le chaos jusqu'à ce que la sonnerie retentisse ». Mais ce régime d'oppression traîne en longueur et perdure 40 ans. De plus, il a la main longue. En effet, Kadhafi ne se prive pas de faire assassiner ses opposants à l'étranger. C'est un dictateur imprévisible que le narrateur qualifie non pas d'homme politique mais de « parent atteint de démence » tant il est présent et indéboulonnable dans la vie des Libyens.

Comme d'autres régimes arabes des années 1970 et 1980, s'exiler n'est pas une assurance pour les opposants de vivre en sécurité. Journalistes, écrivains, activistes, même loin, sont menacés. L'auteur désigne cette époque d'« assassinat de la parole » et rappelle la liste de ceux qui sont tombés sous les balles au coin d'une rue d'une ville européenne. Et particulièrement à Londres, « l'endroit où venaient mourir les écrivains arabes »

Le retour n'est-il pas un second exil ?

Le narrateur trouve la ville chargée de mélancolie, mais c'est son état d'esprit qui déteint sur le paysage. Il prend peu à peu conscience qu'adopter l'esprit d'une autre culture implique de « laisser mourir une partie de soi. »

Devenu professeur de littérature lui-même, Khaled est un personnage en errance, même s'il habite dans le même petit appartement londonien pendant ces décennies. Il n'est pas réellement parvenu à s'ancrer malgré sa profonde connaissance de la ville et sa curiosité pour son architecture. Ses relations amoureuses aussi restent à une certaine distance, sans s'enraciner. Khaled est un personnage entre deux mondes, ne parvenant pas vraiment à basculer d'un côté ou de l'autre. À se faire une raison. Le retour possible au pays natal, une fois tombé le régime honni qui les a contraints à partir, est une tentation connue de tous les exilés. Ils en rêvent et le fantasment, mais celui-ci se manifeste apparemment trop tard. Le retour n'est-il pas un second exil ? « Restés au pays, nous aurions eu moins le temps d'écouter le passé ».

Se constituer une nouvelle famille

L'amitié solide devient alors le ciment pour se constituer une nouvelle famille. Ceux avec qui le narrateur peut établir une communion ; ceux avec qui il partage une expérience commune ; ceux que « le vent libyen avait jetés dans le Nord ». De nombreux passages dans ce livre posent la question de la traduction. Nul besoin de traduire avec ses amis, leur expérience commune induit une mutuelle compréhension évidente. Mais est-ce suffisant ? Comment faire partager une expérience au-delà du petit cercle ?

Pour Khaled, « la violence exige une traduction et cet inexprimé lui remplissait la bouche ». Encore étudiant, il se passionne pour les recherches d'un de ses professeurs sur les infidélités de la traduction. Et s'il y a quelques utilités à l'écriture et à la traduction, le narrateur pense que ce sont les écrivains qui servent d'intermédiaires avec le monde et aident à l'interpréter.

Ces liens amicaux sont aussi ambivalents. Doute, comparaison ou déception, chacun des trois personnages, selon sa personnalité, appréhende la réalité différemment. Hossam, l'écrivain qui n'a plus rien écrit depuis la nouvelle diffusée à la radio, et pour qui l'exil aura été une prison, semble ne trouver sa place dans aucun pays. Il décide finalement d'émigrer aux États-Unis et de « partir pour le Jusqu'à-la-fin-des-temps ». Mustafa s'engage dans le combat, à la chute du dictateur en 2011, et affirme que la révolution l'a « purifié de l'exil »

Et Khaled, le narrateur mélancolique et sans attaches voit dans ses deux amis le miroir de ce qu'il est ou aurait pu être. D'un côté, un écrivain qu'il aura longtemps admiré, mais dont il jugera finalement que « le talent ne suffit pas, il faut aussi du courage ». D'un autre côté, l'ami combattant en qui il avait l'impression « d'observer le moi qu'il avait échoué à être ». En double de l'auteur, Khaled se demande à un moment si ses deux amis ne représentent pas « deux parties irréconciliables de sa vie », l'écriture et l'engagement politique.

Hanté par cette fusillade à Saint-James Square vu à la télévision lorsqu'il avait treize ans, Hisham Matar dit avoir porté ce livre pendant longtemps, ne pouvant l'aborder plus tôt. Une citation de l'écrivaine Jean Rhys reproduite dans ce livre nous éclaire sur ce qui nourrit son écriture et peut-être aussi sa vie : « Il faut un arrière-plan sombre pour faire ressortir les couleurs vives. »2

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Hisham Matar, Mes amis
Traduit de l'anglais (Libye) par David Fauquemberg
Collection Du monde entier, Gallimard, 2024
496 pages
23,50 euros en France


1NDLR Le 29 juin 1996, plus de 1 270 détenus ont été abattus par l'armée. Les jours précédents des prisonniers avaient réussi à occuper certaines salles de la prison pour réclamer de meilleures conditions de détention, des soins pour les blessés, le droit de visite et l'ouverture des procès.

2dans Jean Rhys, Bonjour minuit, traduit de l'anglais par Jacqueline Bernard éditions Denoël, 2001

17.05.2024 à 06:00

Israël, fait colonial. Maxime Rodinson met KO Bernard-Henri Lévy

Alain Gresh

Dans son dernier ouvrage Solitude d'Israël comme dans les interventions médiatiques qui s'en sont suivies, BHL conteste la qualification d'Israël de « fait colonial », opérée en juin 1967 par l'orientaliste Maxime Rodinson dans un texte au titre éponyme. Les arguments farfelus et fallacieux que le philosophe mobilise à cet effet ne sont jamais contestés par ses interviewers. Mise au point. Le dernier opus de Bernard-Henri Lévy mérite-t-il ces quelques lignes et le temps gaspillé à sa (…)

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Texte intégral 3320 mots

Dans son dernier ouvrage Solitude d'Israël comme dans les interventions médiatiques qui s'en sont suivies, BHL conteste la qualification d'Israël de « fait colonial », opérée en juin 1967 par l'orientaliste Maxime Rodinson dans un texte au titre éponyme. Les arguments farfelus et fallacieux que le philosophe mobilise à cet effet ne sont jamais contestés par ses interviewers. Mise au point.

Le dernier opus de Bernard-Henri Lévy mérite-t-il ces quelques lignes et le temps gaspillé à sa lecture ? Les interviews complaisantes que l'auteur multiplie lui permettent de dérouler, la plupart du temps sans contradicteur – l'ignorance de ses interviewers est souvent abyssale -, sa routinière défense d'Israël, de ses crimes de guerre, de son armée ô combien morale. Tout en déplorant la solitude d'un État qui dispose — excusez du peu — d'un soutien robuste des États-Unis et de la plupart des pays occidentaux, dont la conscience est à peine ébréchée par les quelque 35 000 morts, en majorité civils, dénombrés à Gaza. Rien de bien nouveau dans le monde selon BHL.

Nous aurions donc pu dédaigner ce pamphlet, triste ramassis des éléments de langage du discours politique et médiatique dominant, qui se drape dans les habits de la dissidence. Pourtant, l'ouvrage vaut pour un seul point : il fait remonter à la surface un texte oublié de l'orientaliste Maxime Rodinson, paru dans la revue de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Les Temps modernes à la veille de la guerre de juin 1967, et intitulé « Israël, fait colonial ? ». BHL en cite la conclusion :

Je crois avoir démontré, dans les lignes qui précèdent, que la formation de l'État d'Israël sur la terre palestinienne est l'aboutissement d'un processus qui s'insère parfaitement dans le grand mouvement d'expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer les autres terres.

Une phrase qui ne peut que susciter l'indignation de ce « Jean-Paul Sartre dévalué » que moquait Renaud dans sa chanson « L'Entarté ».

« De vieilles passions communistes au cœur d'Israël »

Les migrants sionistes n'étaient-ils pas animés par des idéaux de la révolution d'Octobre ? Ne brandissaient-ils pas le drapeau rouge ? N'entonnaient-ils pas des chants spartakistes ? Ne se réclamaient-ils pas pour certains du marxisme-léninisme ? Dans une lettre à son ministre des affaires étrangères datée du 29 novembre 1924, le consul de France à Jérusalem notait :

Dans les colonies coopératives tout est indivis, le sol, les instruments de travail, les bénéfices, le plus souvent les repas se prennent en commun, tous les enfants sont rassemblés dans une nursery où l'une des femmes s'occupe d'eux. Ce système a, sous le rapport de la culture, des inconvénients graves qu'il est superflu de signaler, mais les chefs sionistes s'y résignent parce qu'il satisfait cette espèce de curiosité, d'inquiétude des formules sociales nouvelles qui tourmente l'âme de la plupart de leurs recrues. (…) Le sionisme, ne vivant que d'un appel aux forces morales, aux traditions nationales, doit utiliser tout ce qu'il fermente de vieilles passions communistes au cœur d'Israël.

Les dirigeants sionistes surent, comme l'a démontré l'historien israélien Zeev Sternhell1, manipuler ces « vieilles passions communistes » pour créer des kibboutz très militarisés – « une main sur la charrue, l'autre sur le glaive » – dont l'objectif réel était le maillage du territoire palestinien, premier pas vers sa conquête.

Marx écrivait qu'on ne juge pas un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même. On ne peut évaluer non plus un mouvement sur l'idée qu'il se fait de lui-même. Il ne s'agit pas de nier la sincérité de cette « passion communiste » qui animait (certains) émigrants juifs, mais d'analyser leur pratique politique réelle, nombre de massacres et de crimes se sont fait au nom du Bien et de « la civilisation ». Rodinson a bien mis en lumière le point aveugle de ces colons :

La suprématie européenne avait implanté, jusque dans la conscience des plus défavorisés de ceux qui y participaient [à l'émigration en Palestine], l'idée que, en dehors de l'Europe, tout territoire était susceptible d'être occupé par un élément européen. Le cas de l'utopie sioniste n'était pas, de ce point de vue, différent de celui des utopies socialistes du type de l'Icarie de Cabet2. Il s'agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l'absence réelle d'habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation (…), on pouvait librement insérer, au milieu de populations plus ou moins arriérées et non contre elles, des « colonies » européennes qui ne pouvaient être, pour employer anachroniquement un terme récent, que des pôles de développement.

Ce sentiment de supériorité n'était pas propre au seul mouvement sioniste, on le retrouve dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle. Ainsi, les communards en Algérie qui se réclamaient de la Commune de Paris de 1871, saluaient la répression de l'insurrection en Kabylie, qui embrasait alors le pays3. Les fédérations algériennes de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) votèrent massivement l'adhésion à l'Internationale communiste au congrès de Tours en 1920, tout en dénonçant le nationalisme indigène « rétrograde » et en prônant l'assimilation. Tous ces socialistes chantaient pourtant « L'Internationale », se réclamaient de « la dictature du prolétariat », appelaient au soulèvement des « damnés de la Terre » réduits aux seuls ouvriers européens. Il fallut la création de l'Internationale communiste pour que s'impose, non sans obstacles, le mot d'ordre « prolétaires de tous les pays et peuples opprimés unissez-vous », et pour rompre en paroles et parfois en actes avec les vieilles tendances coloniales de la social-démocratie.

L'Ancien Testament comme titre de propriété

Pour contester le caractère colonial de l'entreprise sioniste, BHL rabâche plusieurs thèses auxquelles le long texte de Rodinson dans Les Temps Modernes avait répondu par avance, mais qu'il ne s'est pas donné la peine de relire, ne serait-ce que pour les contester.

« Il y a toujours eu des Juifs sur la terre de ce qu'est aujourd'hui l'État d'Israël », écrit-il, depuis des milliers d'années, avant et après la destruction du Temple en l'an 70. Certes, ils n'étaient pas constitués en nation, concède BHL, mais « les autochtones arabes ne l'étaient pas davantage ». Ils n'acquirent ce statut, selon lui, que dans les années 1940, en même temps que les Juifs, ce qui permet, par un tour de passe-passe, d'apposer un signe d'égalité entre les aspirations des Palestiniens et celles des Juifs en Palestine. Cette logique amènerait à prétendre que les peuples autochtones amérindiens ou africains, qui n'étaient pas des communautés nationales, n'ont donc pas subi le colonialisme.

Et quelle est la légitimité d'une revendication juive sur la Palestine ? Rappelons que Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, avait envisagé une installation des juifs en Argentine ou au Congo. BHL invoque la Bible désignée comme le « Malet et Isaac des sionistes », pour justifier cette prétention. Rappelons que Malet et Isaac est la collection de manuels d'histoire conçue par la République au début du XIXe siècle, et qui a inventé plusieurs thèmes de la mythologie nationale, dont « nos ancêtres les Gaulois ». S'il relève plus de l'idéologie que de l'Histoire, il a quand même quelques rapports avec cette dernière, ce qui n'est pas le cas de la Bible, même s'il reste un texte majeur pour l'humanité. Et qui peut considérer, sauf quelques illuminés, l'Ancien Testament comme un titre de propriété ?

Évoquant les droits historiques des juifs sur la Palestine, Maxime Rodinson ironise : « Je ne ferai pas à mes lecteurs l'affront de les croire séduits par cet argument », ou alors — c'est nous qui complétons — on ouvrirait les portes à une guerre de mille ans, notamment en Europe, avec les revendications « historiques » de la Russie sur l'Ukraine, de la Serbie sur le Kosovo, voire de la France sur la partie francophone de la Belgique.

Dans sa préface à un livre que j'avais écrit sur l'histoire de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), Rodinson avait illustré l'absurdité d'une revendication reposant sur les mythes développés par les mouvements nationalistes :

Qu'on cherche à s'imaginer les Tsiganes – peuple persécuté depuis des siècles et exterminé en masse par les hitlériens – réclamer un État dans le département des Bouches-du-Rhône où se situe un sanctuaire qu'ils révèrent, celui des Saintes-Maries-de-la-Mer, réaliser leur projet grâce à l'appui des États-Unis et de l'Union soviétique, après s'être constitué une base territoriale en achetant systématiquement des terres, après avoir vaincu militairement les forces françaises s'efforçant de résister. Qu'on pense à la réaction des habitants placés dans une position subordonnée, forcés d'apprendre le tsigane pour avoir une place dans l'État tsigane, poussés autrement à aller s'établir ailleurs (la France est grande, il y a 95 autres départements diraient les apologistes de l'État tsigane).4

Le rôle central de Londres

« Il y a un point, un au moins, sur lequel tous s'accordent, argumente ensuite BHL, la colonisation, c'est le vol. Or il n'y eut ni vol ni dol. Les terres acquises par les migrants non moins que par les autochtones juifs ne furent, sauf exception, pas ravies mais achetées. (…) Il n'est pas vrai que les terres constitutives du futur Israël aient été prises par la force ou au mépris de la loi. » Là encore, BHL n'a pas lu Rodinson qui explique comment en Afrique noire comme en Tunisie, l'acquisition des terres par les colons s'opéra le plus souvent légalement. À la veille du plan de partage de la Palestine voté par l'Assemblée générale de l'ONU le 29 novembre 1947, le pourcentage des terres cultivables de Palestine possédées par des Juifs ne représentait que 9 % à 12 % des terres cultivables ; il fallut la création de l'État d'Israël, « le vol et dol » des terres des réfugiés palestiniens, la « judaïsation » des propriétés des Palestiniens citoyens d'Israël pour bouleverser le cadastre. Résultat : à la veille de la guerre de 1967, 72 % des terres aux mains de Juifs israéliens avaient appartenu à des Palestiniens avant 19475.

Ultime pierre du raisonnement de notre philosophe, « qui dit colonialisme dit métropole coloniale. Or la réalité c'est que la métropole, c'est-à-dire, en la circonstance, la Grande-Bretagne, s'opposa de toutes ses forces, ici comme ailleurs, à la dislocation de son empire. … [La naissance d'Israël] est un moment de l'histoire, non des empires, mais de leur dissolution ; et le sionisme n'est pas un impérialisme, mais un anti-impérialisme. » Ce raccourci qui trouverait sa place dans un Mallet et Isaac israélien occulte le rôle central de Londres. À partir de 1922, date du début de leur mandat sur la Palestine, les Britanniques ont encouragé non seulement une émigration massive juive, mais ont aidé le Yichouv — la communauté juive en Palestine — à se constituer en corps séparé, avec ses institutions politiques, sa vie économique reposant sur « le travail juif » et la séparation d'avec les Arabes, et bientôt ses milices armées par les Britanniques. Le Royaume-Uni ne le fit pas par « amour des juifs », nombre de défenseurs du projet sioniste, Lord Balfour en tête, étaient antisémites, mais parce que Londres voyait ces colons européens comme « un poste avancé de la civilisation » et un point d'appui pour la défense de ses intérêts dans la région.

Cette approche se modifia durant la Seconde guerre mondiale, quand le Royaume-Uni dut prendre en compte les demandes de ses commensaux arabes sur lesquels il régnait (Égypte, Transjordanie, Irak). L'utilisation du terrorisme par les groupes sionistes contre des intérêts et des soldats britanniques – qui soulevèrent une véritable indignation dans l'opinion publique du royaume - et la volonté du sionisme de s'appuyer sur les États-Unis élargirent le fossé entre les alliés d'hier. Peut-on parler pour autant d'une guerre de libération sioniste contre l'empire ? Il faudrait alors considérer comme un soulèvement anticolonial la révolte des pieds-noirs d'Algérie contre Paris en 1960-1962, et l'Organisation armée secrète (OAS) comme un mouvement anti-impérialiste. Ou saluer la sécession des Blancs de Rhodésie en 1965 de la tutelle britannique comme un coup porté à l'empire de Sa Majesté. L'engagement d'Israël contre tous les mouvements d'émancipation des peuples du tiers-monde, du Vietnam aux colonies portugaises en passant par l'Amérique latine, a confirmé l'inscription durable de ce pays dans « le camp impérialiste ». Comme l'illustre l'alliance stratégique tissée avec l'Afrique du Sud de l'apartheid à partir de 1948, que poursuivirent tous les gouvernements israéliens de « gauche » comme de droite, allant jusqu'à aider Pretoria dans son programme nucléaire militaire.

On ne conseillera pas à BHL de relire Maxime Rodinson dont le texte dense — même s'il est parfois un peu daté - fait voler en éclat ses piètres démonstrations. En revanche, les lecteurs y trouveront de quoi nourrir leur réflexion à un moment où le caractère colonial du projet sioniste apparaît dans toute son horreur à Gaza.


1Zeev Sternhell, Aux origines d'Israël. Entre nationalisme et socialisme, Fayard, 1998.

2Étienne Cabet, théoricien politique français (1788-1856), voulait construire une cité idéale ; il tenta une expérience au Texas.

3Alain Ruscio, « Commune(s), communards, question coloniale », Cahiers d'histoire, n° 153, 2022.

4Préface à Alain Gresh, OLP, histoire et stratégies. Vers l'État palestinien, Spag-Papyrus, 1983.

5Lire John Ruedy, « Land Aliénation » dans The Transformation of Palestine, sous la direction d'Ibrahim Abu-Lughod, Northwestern University Press, Evanston, 1971.

17.05.2024 à 06:00

« J'ai décidé de rester tant qu'un tract ne me demande pas d'évacuer »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet (…)

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Texte intégral 2427 mots

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Jeudi 16 mai 2024.

La ville de Rafah est presque devenue une ville fantôme. Cette ville où il y avait à peu près 1,5 million de personnes entassées les unes sur les autres, des tentes partout, sur les trottoirs, dans les écoles, dans les rues, au bord de la mer, dans les zones où il y a du sable, du désert, à côté de la frontière égyptienne, cette ville est maintenant presque vide. Le grand marché du rond-point Nejma, où les grossistes vendaient toutes sortes de produits dans des cartons, est vide, alors qu'il n'a pas été désigné comme zone d'évacuation par les Israéliens. Pareil pour le rond-point Awda — « retour » en arabe, ce qui est assez ironique – qui était plein de déplacés, à tel point qu'on ne pouvait pas marcher sur la route, et qu'il fallait une heure pour passer en voiture. Aujourd'hui, cela prend cinq minutes à pied. L'UNRWA dit que plus de 450 000 personnes ont évacué Rafah.

Personnellement, je crois qu'ils sont plus nombreux. Qu'il s'agit de la majorité de ceux qui étaient ici, qui sont de nouveau déplacés. Pour certains, c'est la cinquième, voire la sixième fois. Même des habitants de Rafah, des « locaux », sont en train de partir. Ils quittent même les endroits qui ne sont pas des « zones rouges » marquées sur les tracts lancés par Israël. La majorité des maisons ici sont des résidences familiales. Dans les immeubles habitent le père et ses enfants avec leurs familles, avec un étage par famille.

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Photo d'un tract lancé par l'armée israélienne avec les zones rouges dont il faut évacuer selon elle.

Ceux qui restent pourront partir sans rien, plus rapidement

Les gens se sont partagé la tâche : sur une fratrie de six, trois partent avec leurs enfants pour Al-Mawassi, au bord de la mer, ou ailleurs, afin de réserver un morceau de terrain en cas de départ.

Trouver un emplacement n'est pas évident. La bande de Gaza est déjà trop petite. Et la cage dans laquelle les Israéliens nous demandent d'aller l'est encore plus. Ceux qui ont la chance d'avoir une tente la montent sur ce morceau de terrain, les autres mettent des bouts de bois et de plastique pour marquer l'endroit de leur abri de fortune. Si l'évacuation est ordonnée, le reste de la famille les rejoindra. Ils ont appris la leçon, maintenant. Les commerçants font de même et évacuent leurs magasins ou leurs étals, parce qu'ils savent que les Israéliens détruisent toutes les marchandises.

Ceux qui sont partis ont emporté tout ce qu'ils avaient. Ceux qui restent pourront partir sans rien, plus rapidement. On trouve encore des magasins ouverts mais avec peu de marchandise, souvent à même le sol. Les grossistes qui font de l'importation peuvent passer par le terminal de Kerem Shalom qui a rouvert depuis deux jours, qui donne directement sur Israël. La majorité de cette marchandise est partie vers Deir El-Balah, où de nombreux camps de fortune se sont installés. Ceux qui sont restés à Rafah cherchent à rester proches des ONG et de l'Unrwa, car même ceux qui étaient riches dépendent maintenant à 100 % de l'aide alimentaire.

Les quadcopters diffusent des bruits de tirs alors qu'il n'y a pas de combats

Ma belle-famille, les frères et les sœurs de Sabah, ne voulaient pas partir, parce que moi j'ai décidé de rester tant qu'un tract ne me demande pas d'évacuer. Comme d'habitude, ils me considèrent comme l'homme qui sait tout.

Une journée de plus, c'est une journée gagné sur l'humiliation de devoir vivre sous la tente. Mais finalement, mardi, ils ont décidé de partir, parce que tous ceux qui étaient avec eux au rond-point Al-Alam, à l'ouest de Rafah, du côté de la mer, étaient partis. Ils ont alors commencé à avoir vraiment peur, parce que l'endroit était désert et ils entendaient le bruit des F-16 et surtout celui des quadcopters. Il faut parler de cette nouvelle arme.

Quand nous avons été chassés de chez nous à Gaza-ville, ces engins étaient là. C'est comme un jouet de PlayStation, avec quelqu'un derrière l'écran en train de surveiller tout le monde grâce à son drone. Mais ce drone-là sert plutôt à tirer sur les gens, ou à lancer des ordres via son haut-parleur, comme ils l'ont fait pour l'évacuation de l'hôpital Nasser.

Et il sert aussi à faire peur. Pendant la nuit, ces appareils émettent des sons destinés à effrayer les gens : le bruit d'un bébé qui pleure toute la nuit, d'une femme qui appelle au secours, de chiens qui aboient. Les Israéliens les utilisent aussi pour faire la coordination avec les camions. C'est un quadcopter qui contrôle les chauffeurs. Il se positionne au-dessus du camion et on entend : « Attendez une heure » ou « Passez maintenant, prenez telle route ». Dans notre quartier, à Tell Al-Soltan, ils diffusent des bruits de tirs alors qu'il n'y a pas de combats.

Ma belle-famille ne savait pas si ces quadcopters n'avaient pas arrêté de tirer toute la nuit, ou s'ils émettaient seulement des bruits de tirs. Toujours est-il qu'elle a fini par quitter le rond-point. Ses membres vont tenter de trouver un terrain pour rester tous ensemble, car ils considèrent cela comme une sorte de protection. Pas seulement en restant en famille, mais aussi parmi les gens de leur quartier, des gens qu'ils connaissent. La famille de Sabah est de Chajaya, elle va donc chercher à s'installer avec des gens de la même zone.

Quitter l'endroit où ses parents sont enterrés

C'est la version 2024 de 1948. Les camps de réfugiés portaient le nom des villages d'origine dont ils avaient été chassés. Par exemple, le camp de réfugiés de Yibna regroupait des habitants chassés de ce village, même chose pour le camp de Falloujah. C'est une forme de protection parce que tout le monde se connait, donc si les hommes partent, ils peuvent confier la protection de leur famille à un voisin.

Nous sommes allés dire au revoir aux frères et sœurs de Sabah. Ce fut un moment de tristesse parce qu'ils se sont déjà déplacés plusieurs fois, mais cette fois le pilier de cette famille, Souleiman, mon beau-père, n'était pas là. Ils l'ont laissé à Rafah, enterré aux côtés d'autres martyrs. Les sœurs de Sabah n'ont pas arrêté de pleurer. Elles disaient : « Même s'il était décédé, il était toujours avec nous. On se sentait bien parce qu'on n'était pas loin de lui. »

Je ne sais pas si je peux expliquer ce que l'on ressent quand on doit quitter l'endroit où ses parents sont enterrés. Même si on ne va pas très loin, et qu'on reste dans la bande de Gaza. Les Israéliens ont tellement réussi à rétrécir notre espace géographique, que ce déplacement équivaut à quitter un pays pour un autre, alors qu'on bouge seulement de quelques kilomètres. Ma belle-famille m'a demandé conseil mais ça a été difficile pour moi de les conseiller, parce qu'ils voulaient rester à Rafah, comme moi. Mais je leur ai dit :

Vous avez des tentes, vous avez des bâches, vous avez beaucoup de choses à emporter. Moi je n'ai que deux sacs et une petite tente, je peux partir à la dernière minute. Vous êtes nombreux, il vous faut un camion, et le jour J, vous n'en trouverez pas. Vous êtes une cinquantaine de personnes alors que nous sommes seulement six, et nous pourrons nous contenter d'une charrette.

Un jour gagné sur l'humiliation

Finalement ils ont convenu que c'était la meilleure solution. Ils ne seront pas loin, on pourra aller les voir. Mais Sabah, pour la première fois, a commencé à avoir peur. Elle m'a demandé :

Pourquoi on ne fait pas la même chose ? Pourquoi on partirait à la dernière minute, au risque de revivre ce qu'on a connu quand on a fui Gaza sous les bombes et les balles des snipers ?

Ma réponse a été simple : « Un jour de plus, c'est un jour gagné sur l'humiliation. » Mais on ne va pas faire la même erreur qu'à Gaza. À l'époque, le porte-parole de l'armée disait à toute la population de Gaza-ville et du nord de partir vers le sud. Et c'est pour cela que je voulais rester jusqu'à la dernière minute. À l'époque, je préférais même mourir que de me déplacer, parce que je sais très bien ce que c'est de partir de chez soi pour aller vivre dans une tente.

Je veux épargner ça à ma famille. J'ai dit : « On vit dans un hôtel cinq étoiles par rapport aux autres, à ceux qui vivent sous les tentes. » La petite tente Décathlon qu'un ami m'a envoyée, c'est une tente de camping, pour passer un bon moment de vacances. J'ai essayé avec mes contacts, mais je n'ai pas réussi à obtenir une vraie tente, un peu plus grande et qui protège de la chaleur et du froid. On va dormir les uns sur les l'autres, mais ce n'est pas grave.

Cette guerre ce n'est pas seulement des bombardements, c'est aussi une guerre psychologique et émotionnelle. On perd des gens, on les enterre, on s'en éloigne. Les émotions de tristesse, de peur, d'angoisse et d'inquiétude se bousculent en moi. Jusqu'à présent on n'a ressenti que des émotions négatives. Ni la tranquillité, ni l'espoir, ne sont là. Et quand je regarde les gens quitter Rafah, je vois cette ville comme quelqu'un qui attend la mort dans un bloc opératoire, où le calme total règne. On entend juste le bruit de cette machine branchée sur son cœur. Mais cet appareil-là au moins peut sauver des vies. Rafah c'est le patient, mais les seuls appareils qu'on a ici c'est les drones et leur bruit qu'on entend 24 heures sur 24. Au lieu de sauver le patient, la machine lui insuffle la peur, pour le garder entre la vie et la mort.

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