14.10.2025 à 06:00
Arabie saoudite-Pakistan, un pacte qui détonne
Alors qu'une partie du Proche-Orient est toujours sous le feu des bombes israéliennes, l'Arabie saoudite et le Pakistan ont annoncé avoir signé un traité de défense mutuelle. Même si rien n'est formalisé, Riyad pourrait bénéficier du parapluie nucléaire de son partenaire. Et cela change la donne sécuritaire dans la région. Quand le 17 septembre 2025, le premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif rencontre à Riyad l'homme fort du royaume saoudien Mohammed Ben Salman, nul ne se doute que (…)
- Magazine / Iran, Bahreïn, Israël, Émirats arabes unis (EAU), Pakistan, Nucléaire militaire, Sécurité militaire, Abou Dhabi, Arabie saoudite, Coopération militaire, OTAN, États-Unis, Inde, Guerre israélo-arabe de 1973, Baloutchistan , Accords d'Abraham, DohaAlors qu'une partie du Proche-Orient est toujours sous le feu des bombes israéliennes, l'Arabie saoudite et le Pakistan ont annoncé avoir signé un traité de défense mutuelle. Même si rien n'est formalisé, Riyad pourrait bénéficier du parapluie nucléaire de son partenaire. Et cela change la donne sécuritaire dans la région. Quand le 17 septembre 2025, le premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif rencontre à Riyad l'homme fort du royaume saoudien Mohammed Ben Salman, nul ne se doute que la journée sera historique. Les deux dirigeants y ont signé un « accord stratégique de défense mutuelle » inédit qui « stipule que toute agression de l'un sera considérée comme une agression contre l'autre », selon l'agence de presse saoudienne officielle SPA. Une formulation qui fleure bon l'article 5 de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), bien que, pour l'heure, on ne dépasse pas les déclarations d'intention. Islamabad est attractive pour Riyad, car il a forgé une armée puissante qui a montré tout son savoir-faire en abattant plusieurs avions, dont un Rafale, lors de l'attaque indienne sur son territoire en mai 2025. Surtout, il possède l'arme atomique. Mettra-t-il cette dernière à la disposition de l'Arabie saoudite ? Rien dans l'accord rendu public ne le confirme, mais rien ne l'infirme. Le ministre pakistanais de la défense Khawaja Mohammad Asif semblait l'affirmer dans une déclaration à une chaine de télévision locale : « Ce dont nous disposons et les capacités que nous possédons seront mises à la disposition [de l'Arabie saoudite] conformément à cet accord. »1Toutefois, le lendemain, il indiquait que la question nucléaire n'était « pas à l'ordre du jour ». De son côté, Ali Shihabi, analyste attitré, proche de la cour royale saoudienne, s'est montré catégorique : l'accord « nous place sous le parapluie nucléaire [du Pakistan] en cas d'attaque »2. En fait, comme l'explique le chercheur de la Fondation de la recherche stratégique Bruno Tertrais, « il est impossible de connaître tous les détails d'un éventuel arrangement dans ce domaine ; cela fait partie de la dissuasion. C'est ce que l'on appelle souvent l'ambiguïté stratégique »3. Ainsi, l'Arabie saoudite, qui bénéficie historiquement de la « protection » étatsunienne depuis 1945, serait désormais en mesure de faire appel au parapluie nucléaire pakistanais. Preuve supplémentaire des changements tectoniques dans la région. Certes, la coopération entre Riyad et Islamabad ne date pas d'aujourd'hui. Dès 1951, juste après la chute de l'empire britannique et la partition du sous-continent indien entre l'Inde et le Pakistan, les deux pays signaient un traité d'amitié. Leur collaboration militaire a toujours été active. L'Arabie saoudite a de l'argent mais des forces militaires réduites ; le Pakistan manque de fonds mais possède une armée efficace (et tentaculaire). Ils étaient faits pour s'entendre ! Officiellement, des troupes pakistanaises ont gardé la frontière nord de l'Arabie saoudite pendant la guerre entre l'Iran et l'Irak dans les années 1980-1988. Les services de renseignements interarmées ont travaillé main dans la main pour faire transiter les fonds étatsuniens et saoudiens aux combattants afghans lors de leur lutte contre l'occupation soviétique4. Aujourd'hui encore près d'un millier de soldats pakistanais sont présents sur le sol saoudien comme conseillers et formateurs. Plus secrètement, les rapports se sont renforcés après le premier essai nucléaire indien en 1974. Avant d'être renversé (en 1977) puis pendu (deux ans plus tard), le premier ministre pakistanais de l'époque Ali Bhutto avait obtenu du roi Fayçal d'Arabie (1964 - 1975) le soutien indispensable pour doter son pays de la bombe et faire face aux embargos décidés par les pays occidentaux. Une aide sonnante et trébuchante, sous forme de pétrole à bas prix, de prêts à faible taux d'intérêt et de dons, qui ne s'est jamais tarie depuis. Ali Shihabi ne se prive d'ailleurs pas de le rappeler :« Le Pakistan se souvient que le royaume a largement financé son programme (nucléaire) et l'a soutenu lorsqu'il était sous sanctions. »5 Ce que confirme un commandant pakistanais à la retraite, Feroz Hassan Kahn : « l'Arabie saoudite a fourni un soutien financier important au Pakistan ; ce qui a permis au programme nucléaire de se poursuivre6. » Naturellement, le financement saoudien n'a jamais été totalement désintéressé. D'autant que l'entente entre Ali Bhutto et le roi Fayçal s'est nouée après la défaite des pays arabes face à Israël en 1973. Mais, comme le souligne l'ex-militaire Kahn, « il n'y a jamais eu d'accord écrit ». Jusqu'à présent, cet arrangement restait dans le domaine des non-dits. Le rendre public ressemble à « un mariage qui vient après un long concubinage »7 et change la donne stratégique dans la région et dans le monde. C'est la première fois, en dehors des États-Unis, qu'un pays doté de l'arme nucléaire élargit la possibilité d'une dissuasion à des partenaires non nucléarisés 8. Un pays qui appartient au monde musulman, et non au camp occidental. Un pays non-signataire du Traité de non-prolifération — à l'image d'ailleurs d'Israël qui n'a même pas reconnu posséder de telles armes. Pour l'heure, aucune installation de têtes nucléaires n'est envisagée. Il reste que ce pacte pakistano-saoudien a fait l'effet d'un mini séisme. Son annonce en fanfare arrive au moment où le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son gouvernement sont frappés d'hubris meurtrière, envoyant leurs bombes au cœur même du Qatar, fidèle allié des États-Unis, après avoir anéanti Gaza, pilonné le Liban, la Syrie, le Yémen, l'Iran… La coïncidence est frappante. Mais cet accord n'a rien de circonstanciel. « Nous travaillons sur ce projet depuis plus d'un an et nous nous appuyons sur des discussions qui durent depuis deux à trois ans », a déclaré un responsable saoudien cité par le Financial Times9. Il a rappelé que « le royaume restait attaché à la non-prolifération nucléaire ». Alors que la guerre totale menace le Proche-Orient, que l'Asie du Sud et du Sud-est est déstabilisée par l'affrontement sino-états-unien, Islamabad comme Riyad ont éprouvé le besoin de clamer à leurs alliés historiques (et au monde) qu'ils pouvaient emprunter des voies inexplorées jusqu'à maintenant. Pour Mohammed Ben Salman, il s'agit de montrer aux États-Unis que son pays peut se tourner vers d'autres sources de sécurité. Sa confiance en Washington s'était déjà sérieusement effritée après l'absence de réaction étatsunienne à l'attaque de ses installations pétrolières revendiquée par les houthistes du Yémen en 2019, puis lors des frappes de drones houthistes sur Abou Dhabi en 2022. Pour lui comme pour les dirigeants des pays du Golfe, l'immobilisme du président étatsunien suite au bombardement de Doha par Israël le 9 septembre 2025, pour éliminer des dirigeants du Hamas avec lesquels le pouvoir qatari négociait un cessez-le-feu à Gaza, a achevé de les convaincre : les bases militaires étatsuniennes en Arabie saoudite, au Qatar, aux Émirats arabes unis, à Bahreïn, au Koweït n'offrent aucune garantie de protection à chacun de ces pays. La leçon est rude. Certes, le 29 septembre 2025, le président étatsunien Donald Trump a poussé Benyamin Nétanyahou à présenter des excuses formelles à Doha. Il a pris, dans la foulée, un décret affirmant que « toute attaque contre le Qatar » serait considérée comme « une menace pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Mais il n'est pas sûr que cela suffise à rassurer. Il semble plus prudent de sortir du face-à-face sécuritaire avec les États-Unis. En mai 2025, lors de la visite de Donald Trump dans la région, les dirigeants avaient pourtant mis les petits plats dans les grands : le Qatar lui avait offert un Boeing de luxe, l'Arabie saoudite avait promis d'investir 600 milliards de dollars (près de 514 milliards d'euros) aux États-Unis. Mohammed Ben Salman espérait conclure un traité de défense avec Washington pour lequel il négociait depuis des années. En vain. Pas de traité saoudo-étatsunien sans accord de normalisation avec Israël et la signature des accords d'Abraham. Or, en plein génocide à Gaza, aucun dirigeant, aussi autoritaire soit-il, ne peut l'imposer à sa population. Le pacte avec le Pakistan constitue donc un moyen de pression vis-à-vis de Washington. Il livre également un message au voisin iranien qui aspire à la maitrise de l'armement nucléaire et avec lequel l'Arabie saoudite a pacifié ses relations, sous l'égide de la Chine, en mars 2023. S'il diversifie les possibilités de sécurité et offre une solution alternative en cas de défaillance étatsunienne, cet accord ne remet pas en cause le rôle décisif de Washington dans la région. Pas plus que les relations privilégiées de l'Arabie saoudite avec l'Inde, ennemi héréditaire du Pakistan. La coopération entre les deux s'est développée autour du pétrole (Riyad en est le troisième fournisseur) et des nouvelles technologies. Du reste, le premier ministre Narendra Modi a été reçu en grande pompe en mai 2025. Pour l'analyste saoudien Ali Shihabi, « l'Inde comprendra les besoins sécuritaires de l'Arabie saoudite. Le royaume entretient d'excellentes relations avec l'Inde »10. De son côté, le Pakistan n'a pas intérêt à transformer ce traité en arme stratégique visant à isoler New Delhi, autre détenteur de l'armement nucléaire dans la région. La même précaution s'impose avec l'Iran, car des tensions persistent notamment dans le Baloutchistan. Il est probable que la reprise des relations entre Téhéran et Riyad ait facilité le pacte pakistano-saoudien, et permis de lever la crainte iranienne d'un encerclement. Islamabad doit également rester très prudent vis-à-vis des États-Unis, dont il dépend financièrement, au moment où son économie est en grande difficulté, sa dette explosive et sa population en révolte. L'équilibre entre les soutiens étatsuniens et les béquilles chinoises reste très précaire. Il doit donc y veiller. Il ne suffira pas pour le préserver de multiplier les flagorneries adressées à Donald Trump : le premier ministre Shehbaz Sharif l'a proposé pour le prochain prix Nobel de la paix afin de saluer « son leadership audacieux et visionnaire ». Certes, ses forces nucléaires sont faibles — 170 têtes, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri)11, et les termes du Traité sont flous. Il serait exagéré d'y voir une alliance étroite et indéfectible. Il faut se rappeler que, malgré les pressions et le chantage à l'argent, le parlement pakistanais a refusé de se joindre à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite contre le Yémen en 2015. Il n'en reste pas moins qu'en envisageant l'utilisation de sa force de dissuasion pour un partenaire, le Pakistan a « montré son importance croissante dans l'architecture de sécurité au Moyen-Orient », note le spécialiste Syed Ali Zia Jaffery, du Centre de recherche sur les stratégies et politiques de sécurité (CSSPR) à l'université de Lahore12. Si les États-Unis demeurent décisifs dans la région, ils ont perdu leur monopole d'influence économique avec la montée en puissance de la Chine, et sécuritaire avec l'accord Pakistan-Arabie saoudite. Lentement, le paysage géopolitique se transforme. 1Samir Puri et Marion Messmer, « Saudi Arabia and Pakistan's mutual defence pact sets a precedent for extended deterrence », Chatham House, 23 septembre 2025. 2Mehul Srivastava et Humza Jilani, « Petrodollars and the ‘Islamic bomb' : how a Saudi-Pakistan pact was forged », Financial Times, 18 septembre 2025. 3« Pakistan-Saudi defence pact oozes with unknowns », AFP, 27 septembre 2025. 4Lire Mehul Srivastava et Humza Jilani, Financial Times, op.cit. 5AFP, 27 septembre 2025, op.cit. 6Feroz Hassan Kahn “Eating Grass. The making of the Pakistani Bomb », Standford University Press, 2012. 7Gil Mihaely, « L'accord Arabie saoudite-Pakistan : vers une nouvelle donne stratégique ? », Conflits, 25 septembre 2025. 8À noter que la Russie a stationné des missiles nucléaires en Biélorussie en 2023. 9Andrew England, Ahmed Al Omran, Humza Jilani, « Saudi Arabia signs ‘strategic mutual defence' pact with Pakistan », Financial Times, 17 septembre 2025. 10« Le Pakistan étend son parapluie nucléaire à l'Arabie saoudite », Le Figaro, 21 septembre 2025. 11L'Inde en possède à peu près autant, la France 290, la Russie près de 4 400 et les États-Unis 3 700, selon le Sipri. 12AFP, 27 septembre 2025, op.cit. Texte intégral 3280 mots
Le parapluie nucléaire pakistanais
Les bases étatsuniennes ne garantissent aucune protection
Entre soutiens étatsuniens et béquilles chinoises, un difficile équilibre
13.10.2025 à 06:00
Amira Hass. Pourquoi la Cisjordanie ne s'est pas soulevée
Amira Hass est une journaliste israélienne du quotidien de gauche Haaretz, installée depuis vingt ans à Ramallah, en Cisjordanie. Elle explique pourquoi aucune intifada n'a éclaté dans ce territoire occupé, et largement occulté, après le 7 octobre 2023. À l'inverse de ce qu'avaient imaginé les chefs du Hamas à Gaza. Entretien. Philippe Agret. — Vous êtes basée à Ramallah, en Cisjordanie. Pourquoi, d'après vous, n'y a-t-il pas eu d'intifada en Cisjordanie après le 7 octobre, même s'il y a (…)
- Dossiers et séries / Israël, Cisjordanie, Colonies, Hamas, Accords d'Oslo, Autorité palestinienne (AP), Prison, Gaza 2023-2025Amira Hass est une journaliste israélienne du quotidien de gauche Haaretz, installée depuis vingt ans à Ramallah, en Cisjordanie. Elle explique pourquoi aucune intifada n'a éclaté dans ce territoire occupé, et largement occulté, après le 7 octobre 2023. À l'inverse de ce qu'avaient imaginé les chefs du Hamas à Gaza. Entretien. Philippe Agret. — Vous êtes basée à Ramallah, en Cisjordanie. Pourquoi, d'après vous, n'y a-t-il pas eu d'intifada en Cisjordanie après le 7 octobre, même s'il y a eu de violents affrontements armés dans le Nord ? Amira Hass. — C'est une question cruciale, peut-être LA question à se poser, pas seulement parce que Yahya Sinouar et Mohammed Deïf1 imaginaient une révolte palestinienne majeure et une guerre régionale contre Israël après le lancement de leur grande attaque militaire. Cette question est valide, car la réalité créée par Israël à Gaza et en Cisjordanie avant le 7 octobre était insupportable. Tout d'abord, je ne qualifierais pas d'intifada la présence de quelques dizaines de jeunes hommes armés dans les camps de réfugiés du Nord, prêts à être tués sur le champ. Si l'on se réfère à la première intifada (1987-1993), elle désignait un soulèvement populaire, avec la participation de tous les milieux et, par conséquent, un mouvement dont la lutte armée n'était pas le moteur principal, voire pas du tout. Un mouvement qui supposait un état d'esprit de solidarité interne, de la coordination et un objectif clair. La résistance armée, elle, est toujours l'apanage d'un petit nombre et constitue un phénomène essentiellement masculin, du moins dans le contexte palestinien. L'objectif de ces groupes n'a d'ailleurs jamais été très clair. Si l'on n'a pas vu davantage de groupes de jeunes hommes armés tirer ici ou là sur un poste militaire, un véhicule blindé ou un colon, cela tient d'abord à l'état des forces des deux organisations qui ont financé et encouragé l'armement des jeunes : le Hamas et le Djhad islamique. Ils étaient actifs dans le Nord, mais moins dans le reste de la Cisjordanie. Ensuite, malgré la gloire tissée autour de ces groupes et les sentiments de compassion envers chaque martyr, j'ai tendance à croire que la plupart des habitants de Cisjordanie doutaient de l'efficacité de leurs actions. P.A. — Pourquoi ? A.H. — Il y a un tabou dans la société palestinienne : critiquer les opérations armées et les martyrs. Donc le ressentiment et la colère vis-à-vis des groupes armés dans les villes et les camps de réfugiés — dont Israël a détruit bâtiments et infrastructures et déplacé environ 40 000 habitants — ne sont ni évoqués ni rapportés publiquement. Mais je suppose que ces critiques circulent sous le manteau et sont connues. Dans le camp de réfugiés de Balata, à Naplouse, les services de sécurité de l'Autorité palestinienne, en relation avec des membres du Fatah (ce sont parfois les mêmes personnes), ont réussi à convaincre les hommes armés de quitter le camp — s'ils venaient de l'extérieur — ou de remettre leurs armes. La population a accepté la logique d'une telle position. P.A. — Pourquoi n'a-t-on pas vu de soulèvement populaire et non violent comme alternative à la lutte armée ? A.H. — La réalité des accords d'Oslo a déconnecté l'occupé de l'occupant en plaçant une entité tampon entre les deux : l'Autorité palestinienne (AP). Pour lancer un projet de désobéissance civile de masse, il faut d'abord appeler à la rupture des liens bureaucratiques et sécuritaires entre l'entité tampon et l'occupant. Autrement dit, exiger de l'Autorité palestinienne qu'elle agisse différemment. D'innombrables demandes et plusieurs résolutions du conseil central de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) réclamant la fin de la coopération sécuritaire avec Israël, n'ont jamais été entendues ou mises en œuvre par Abou Mazen [Mahmoud Abbas] et sa cour. La dimension bureaucratique de la coopération palestinienne avec Israël est encore plus difficile à contester ou à stopper, car elle touche aux besoins fondamentaux des citoyens : obtenir une pièce d'identité, enregistrer les naissances, partir à l'étranger, ouvrir une entreprise et un compte bancaire, importer et exporter, etc. Une telle rupture exige une planification minutieuse, une décision commune et la volonté de l'ensemble de la population de se préparer en amont à d'énormes sacrifices au quotidien. Il y a quelques années, Qadura Farès, cadre du Fatah et ancien prisonnier — apprécié et vénéré par la base, mais souvent en disgrâce auprès des dirigeants — avait conçu un ambitieux plan de désobéissance civile de masse, mais il n'a manifestement jamais réussi à convaincre de sa faisabilité. Durant les 30 années d'existence des zones A et B, les Palestiniens ont joui d'un certain « répit » face à l'occupant : certes dans des zones restreintes et pour des périodes limitées. J'appelle cela la « logique des bantoustans ». Elle a habitué les gens à un confort limité et à une normalité limitée, qu'ils n'étaient pas disposés à abandonner. Enfin, les enclaves palestiniennes conçues par Oslo et Israël, toujours plus dispersées, toujours plus réduites, ont fragmenté la vie quotidienne sous une domination étrangère hostile : chaque ville ou village vit différemment cette expérience et trouve, ou pas, ses propres moyens de collaborer ou de résister. Ce fut très visible lors du mouvement de résistance contre le mur de séparation, au début des années 2000 : organisées par chaque village en son nom, les manifestations n'étaient pas exclusivement palestiniennes. On pouvait compter avec la présence et le soutien de militants internationaux et israéliens. Il est difficile d'imaginer aujourd'hui l'élaboration d'une stratégie unifiée à l'échelle de toute la Cisjordanie. La solidarité interne est affaiblie. P.A. — Il semble qu'une partie de la population palestinienne se soit sentie trahie ou abandonnée par ses dirigeants ? A.H. — Les « dirigeants » palestiniens n'ont évidemment aucun intérêt pour une nouvelle stratégie. Ils sont devenus une nomenklatura, qui identifie la « cause nationale » à sa propre stabilité et à son bien-être. Les cercles élargis autour du noyau de cette nomenklatura — c'est-à-dire les fonctionnaires et les milieux d'affaires — dépendent de lui et ne peuvent se permettre, ou n'osent pas, s'en détacher. Il existe par exemple une institution officielle, la Commission de résistance à la colonisation et au mur. Elle est principalement composée de militants du Fatah rémunérés par l'Autorité. Elle collecte des informations, dispose d'avocats qui représentent les citoyens dans les affaires de spoliation des terres [par Israël], et organise des manifestations de solidarité et de protection avec les communautés menacées par les colons et la bureaucratie de l'occupation. S'il n'y a aucune raison de douter de la sincérité des individus impliqués — exposés aux tirs des soldats, à la violence des colons et aux arrestations —, ils n'ont pas reçu l'adhésion des masses. Au contraire, leur identification au Fatah et à l'Autorité ne leur attire aucune sympathie de l'opinion publique. Ils sont inconnus, à l'inverse de ces jeunes qui ont été tués par l'armée israélienne et dont les portraits géants — munis d'armes impressionnantes — sont placardés partout. De fait, la brutalité de la répression israélienne contre toute tentative de résistance est effrayante. Indépendamment de toute forme de résistance ou d'opposition, cette brutalité est plus intense et généralisée qu'auparavant. Surtout sous cette coalition d'extrême droite et depuis le 7 octobre. Pour résister de manière proactive, le collectif palestinien a besoin de croire en son efficacité, d'avoir des dirigeants dignes de confiance, à l'écoute du peuple et capables de le guider avec un objectif commun clair. Tout cela manque. Les sondages peuvent bien faire dire aux Palestiniens qu'ils sont favorables à la lutte armée et que c'est la seule façon de parvenir à une solution, mais en pratique leurs choix personnels démontrent le contraire. Je vois des parents s'efforçant d'éloigner leurs enfants des affrontements près des postes militaires, ou de les envoyer étudier à l'étranger, même s'ils soutiennent idéologiquement la lutte armée. P.A. — De nouvelles formes ou de nouveaux espaces de résistance émergent-ils en Cisjordanie depuis le 7 octobre ? A.H. — Avant de voir émerger de nouvelles formes de résistance, un bouleversement majeur dans la politique interne palestinienne est nécessaire. Sous forme de renaissance d'une OLP désormais obsolète ? D'une OLP entièrement neuve ? De changement impulsé par la diaspora ? D'initiative palestinienne inclusive [englobant les Palestiniens dits de « 1948 »] ? Chacune de ces options a ses avocats ou est associée à certaines initiatives intellectuelles, ce qui a minima nous indique combien la population aspire à un changement politique. Mais il va sans dire que c'est aux Palestiniens de décider. En tout cas, à l'heure où le génocide perpétré par l'État israélien à Gaza se poursuit, la sensation d'incompétence et de paralysie politiques est plus forte que jamais, à l'opposé de l'ambiance victorieuse des premiers jours après le 7 octobre et des slogans que l'on entendait dans la diaspora palestinienne et en Cisjordanie. P.A. — Quel est l'impact de l'accélération de la colonisation et de la violence des colons depuis le 10 octobre ? Comment percevez-vous les (nouvelles ?) stratégies israéliennes de colonisation ? A.H. — Vivre sous l'occupation et la colonisation éternelles est une forme de résistance permanente. Parce qu'il s'agit d'un mode de vie organique ni organisé ni planifié. On parle de soumoud.2. Comme l'objectif d'Israël a toujours été d'accumuler « le plus de terres avec le moins de Palestiniens possible », la détermination des communautés d'éleveurs et d'agriculteurs à rester sur leurs terres et la capacité à assurer une certaine normalité dans les zones A et B, ont été phénoménales. Mais le gouvernement actuel et ses milices semi-officielles de gangs de colons ont réussi à briser le soumoud dans de larges régions de Cisjordanie, à expulser une soixantaine de communautés et empêcher des dizaines de villages d'accéder à leurs terres cultivées ou aux pâturages. Les méthodes ne sont pas vraiment nouvelles, mais les « jeunes des collines »3 et la construction parfaitement organisée et planifiée d'avant-postes par des bergers violents sont venus assister la bureaucratie de l'occupation : cette dernière a toujours cherché à « nettoyer » la plus grande partie de la Cisjordanie de toute présence palestinienne, mais elle le faisait « trop lentement ». Le processus s'est désormais accéléré. Par ailleurs, les colons et leurs instances non gouvernementales, dirigés et inspirés par le Gauleiter de Cisjordanie, Betzalel Smotrich, mènent une guerre sur plusieurs fronts contre les Palestiniens qui parvient à briser la « logique du Bantoustan ». Personne n'est en sécurité nulle part. P.A. — Pouvez-vous détailler cette guerre multifrontale ? A.H. — Les recettes de l'Autorité palestinienne sont ouvertement pillées. Smotrich, le ministre des Finances, interdit tout simplement le transfert des revenus — sous forme de taxes douanières sur les importations palestiniennes transitant par les ports israéliens — au trésor public de l'Autorité palestinienne. Les sources d'eau sont systématiquement détournées par l'État et les colons. Depuis octobre 2023, l'armée bloque villes et villages au moyen de grilles de fer flambant neuves, entravant la liberté de circulation encore plus qu'avant. Répondant à une revendication constante des colons : circuler « en sécurité » sur les routes de Cisjordanie. En outre, on assiste à une vague sans précédent de vols et de « confiscations » d'argent liquide et d'or chez les habitants, perpétrés par des soldats dépêchés par leurs commandants lors d'incursions à toute heure du jour et de la nuit. Ce, alors même que la population a déjà dépensé le plus gros de ses économies, car, contre l'avis même des militaires, le gouvernement empêche des dizaines de milliers de Palestiniens de retourner travailler en Israël. Pour la troisième année consécutive, l'armée interdit à des milliers d'agriculteurs de récolter leurs olives — une source importante de revenus et une manifestation collective, à la fois nationale et émotionnelle, de continuité et d'appartenance à la terre. Sans oublier les arrestations massives et les détentions, dont les conditions sont devenues épouvantables : famine, humiliation, surpopulation carcérale propice aux maladies de peau, privation des livres et du matériel d'écriture, interdiction des visites familiales… Les prisons sont le lieu où les sadismes d'État et individuel convergent et se manifestent le plus ouvertement. Partout, les Palestiniens sont désormais exposés aux caprices des soldats et des colons, ainsi qu'à la cruauté calculée des responsables et des institutions en charge. Rien d'étonnant à ce que la population craigne qu'une fois qu'Israël en aura « fini » avec Gaza, il lance des expulsions massives, voire une politique de génocide, en Cisjordanie. P.A. — Comment percevez-vous le rôle de l'AP, à la fois force de collaboration et de répression contre son peuple et néanmoins obstacle aux tentatives d'annexion d'Israël ? Amira Hass — Il est important de distinguer l'AP en tant que prestataire de services à la population, en tant que direction nationale, et en tant qu'entité politique visant à accéder au statut d'État.
De nombreux individus et acteurs de l'Autorité sont d'honnêtes soutiens de famille résolus à servir leur communauté. Le détournement des revenus de l'AP par Israël a réduit leurs salaires de moitié, voire des deux tiers, depuis plusieurs années déjà. Ce qui a évidemment des répercussions personnelles et professionnelles et affecte leur volonté de bien faire leur travail. Il est d'ailleurs remarquable que le secteur public continue de fonctionner et de fournir des services, aussi modestes et insatisfaisants soient-ils. Quant aux institutions elles-mêmes, leur fonctionnement varie d'un endroit à l'autre, il peut être minimal, notamment en raison des contraintes budgétaires, tandis qu'ailleurs certains secteurs sont minés par la politique interne — comme le système judiciaire. Les accords d'Oslo ont dégagé Israël de toute responsabilité envers le peuple qu'il continue d'occuper, et l'Autorité doit remédier au mal que cause Israël : qu'il s'agisse d'aider les personnes déplacées, les familles démunies, les blessés ou simplement ceux qui souffrent d'hypertension artérielle en raison d'une réalité insupportable et du stress permanent. Jusqu'à aujourd'hui, l'AP paie les frais des patients gazaouis venus se faire soigner en Cisjordanie avant le 7 octobre. Elle paie leur hébergement et leurs soins. Elle paie aussi l'eau potable qu'Israël a dû fournir [sous la pression internationale] à Gaza. De petites quantités qui constituent désormais la seule eau potable disponible sur place. À cet égard, on ne peut pas dire que l'Autorité travaille contre son propre peuple. En revanche, c'est le cas lorsqu'on examine son rôle de direction politique nationale. En l'absence d'élections ou de « sang neuf », elle se caractérise par une sclérose d'idées et d'actions. En tant que nomenklatura, elle est incapable de s'affranchir de ses intérêts personnels et, par conséquent, de prendre la moindre initiative de changement ou de désobéissance civile vis-à-vis des Israéliens. Dans certains cas, sa promptitude à suivre les diktats israéliens relève d'une véritable collaboration, je parle ici de collaboration bureaucratique. P.A. — Et la collaboration sécuritaire ? A.H. — J'ignore si, et dans quelle mesure, l'Autorité parvient, souhaite ou peut déjouer des attaques armées contre des Israéliens. En revanche, elle devrait avoir le droit, à mon avis, de s'opposer aux actions qui facilitent les campagnes de destruction et les expulsions massives par Israël. Mais elle préfère utiliser ses services de sécurité pour intimider et étouffer les critiques internes et le libre débat.
Étant donné qu'il s'agit d'une nomenklatura — avec ses phénomènes évidents de népotisme, les salaires élevés et les avantages qui vont avec, son hostilité au recours à la lutte armée — par ailleurs sensée — est jugée comme un signe de corruption, sinon de trahison, par la population. P.A. — Malgré la dernière vague de reconnaissances de l'État de Palestine, que reste-t-il de la « solution à deux États » ? A.H. — Nous faisons une erreur en continuant à parler de « solution ». Dans les processus historiques, la question est de savoir ce que l'on fait afin de garantir que la prochaine phase sera meilleure pour le peuple.
Les retardataires qui reconnaissent aujourd'hui un État palestinien semblent ignorer la réalité de l'annexion de facto par Israël de la majeure partie de la Cisjordanie et la menace des expulsions massives. Mais je voudrais être positive : faisons pression sur ces pays et leurs dirigeants pour qu'ils imposent des sanctions à Israël pour que ce dernier commence par démolir les quelque 300 avant-postes déjà érigés, comme une première étape avant le démantèlement progressif des colonies. Il faut réaffirmer l'axiome selon lequel toutes les colonies sont illégales. Il faut rejeter l'affirmation selon laquelle elles sont « irréversibles », car cela signifie que nous acceptons et soutenons la dépossession quotidienne et permanente des Palestiniens. Une fois que le processus de négociation aura repris, l'État de Palestine pourrait accepter que des Israéliens juifs restent à l'intérieur de ses frontières. Mais à condition que les anciennes colonies soient ouvertes à tous et pas seulement aux Israéliens juifs ; que les propriétaires fonciers — y compris les communautés locales dont les terres sont publiques et non privées — soient indemnisés pour les terres volées ; que les colons violents soient expulsés ; et que l'État d'Israël garantisse que ceux qui restent ne formeront pas une cinquième colonne. Une reconnaissance dénuée de sanctions immédiates et audacieuses contre Israël n'est qu'un vœu pieux. P.A. — Pour terminer sur une note plus personnelle, comment se passe le travail d'une journaliste israélienne en Cisjordanie depuis le 7 octobre ? A.H. — La situation est plus frustrante que jamais : il y a trop d'événements majeurs et dangereux, trop d'incidents, d'attaques et de résolutions gouvernementales [israéliennes] qu'il faut couvrir sérieusement et minutieusement. Et les lecteurs [israéliens], plus que jamais, refusent de connaître et de comprendre le contexte général. 1NDLR. Yahya Sinouar, chef du Hamas dans la bande de Gaza, puis leader du mouvement islamiste après l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh en août 2024. Considéré comme le cerveau des attaques du 7 octobre 2023. Tué le 16 octobre 2024 par l'armée israélienne à Rafah. Mohammed Deïf, chef militaire du Hamas. Tué le 13 juillet 2024 par l'armée israélienne à Al Mawasi, près de Khan Younès. 2Difficilement traduisible, le terme soumoud exprime le fait de « tenir bon ». 3Les « jeunes des collines » sont un mouvement de jeunes colons ultra radicaux. Texte intégral 4215 mots
« Les enclaves palestiniennes conçues par Oslo et Israël ont fragmenté la vie quotidienne »
« La brutalité de la répression israélienne contre toute tentative de résistance est effrayante »
« Les colons mènent une guerre sur plusieurs fronts contre les Palestiniens »
« Les prisons sont le lieu où les sadismes d'État et individuel convergent »
« En l'absence de “sang neuf”, l'Autorité palestinienne se caractérise par une sclérose d'idées et d'actions »
« Une reconnaissance dénuée de sanctions contre Israël n'est qu'un vœu pieux »
13.10.2025 à 06:00
« Deux ans après, on est toujours vivants »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Israël, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat. Vendredi 10 octobre 2025. Jeudi matin, vers 1h30 du matin, j'ai reçu un appel téléphonique de mon ami Hekmat, un collègue de la Maison de la Presse qui m'a dit : « D'après les fuites des négociations de Charm El-Cheikh, il y a aura sans doute dans les heures à venir un accord entre le Hamas et Israël, et un cessez-le-feu. » Comme j'ai une mauvaise connexion Internet à Nusseirat, où j'ai dû me déplacer encore une fois, surtout la nuit, je compte beaucoup sur Hekmat pour obtenir des informations, car il se trouve dans une zone mieux couverte. Il a continué à m'appeler toutes les dix minutes. Vers 2h, il m'a dit : « Apparemment c'est approuvé. » J'ai éprouvé un sentiment bizarre. D'abord un soulagement. J'ai regardé Sabah, Walid et Ramzi dormir sur leurs matelas posés à même le sol, et je me suis dit : « Deux ans après, on est toujours vivants. » C'est un grand exploit de faire partie des survivants de ce génocide. Je n'ai pas pu m'empêcher de réveiller Sabah pour lui dire : « La guerre est finie ! » Elle m'a répondu : « Arrête de plaisanter ! » Elle ne voulait pas y croire. J'ai insisté : « Mais si, il y a un accord ! On verra après pour les détails, mais dans l'immédiat, il y a un cessez-le-feu. » J 'ai vu les larmes de joie briller dans ses yeux. Un sentiment d'euphorie, comme pour toute personne qui attendait la mort et qui apprend qu'elle va finalement continuer à vivre. Bien sûr, des centaines de milliers de Gazaouis ont perdu leurs amis, leurs proches, leurs familles, leurs enfants, leurs parents. Mais même avec ces pertes immenses, le fait de rester en vie, d'échapper pour l'instant au rouleau compresseur israélien qui nous pousse vers le Sud, c'est un grand exploit pour la population de Gaza. J'ai essayé d'envoyer des messages au plus grand nombre de personnes possible, malgré la mauvaise connexion. Je voulais partager la nouvelle. Tout le monde l'attendait, pas seulement à Gaza, mais dans le monde entier. Tous ceux qui veulent la justice pour le peuple palestinien. Je n'ai pas pu me rendormir, évidemment, et la journée a été longue. Comme je savais que j'allais être sollicité par de nombreux médias, j'ai pris la route pour Deir El-Balah, où se trouve la Maison de la presse. C'était la première fois que j'y retournais depuis mon retour à mon appartement de Gaza-ville. J'ai repris une « bétaillère », cette charrette tirée par une voiture à bout de souffle. Comme je le faisais à l'époque, j'ai pris le pouls de l'opinion en écoutant les conversations des voyageurs qui s'y entassaient. Évidemment, tout le monde ne parlait que du cessez-le-feu. La joie se mêlait à beaucoup de prudence. « Ce n'est pas encore fait », disait un passager. Les autres approuvaient. Nous n'oublions pas les mauvaises expériences. Le cessez-le-feu de janvier, conclu, déjà, sous la pression de Trump, a été violé unilatéralement par Nétanyahou en mars, et le génocide a repris. Plusieurs accords entre le Hamas et les Israéliens ont fait long feu. D'ailleurs, des bombardements ont encore eu lieu pas loin de là où j'habite maintenant, à côté du corridor de Netzarim, à l'entrée de Nusseirat. Des jeunes disaient ne pas vouloir rentrer tout de suite au Nord. « La dernière fois qu'on a essayé, pendant le dernier cessez-le-feu, on s'est fait bombarder. » Il y avait aussi une dame qui avait dû quitter sa maison de la rue Al-Nafaq, dans la ville de Gaza. Elle était enseignante, son mari travaillait à l'UNRWA. Elle espérait que le cessez-le-feu lui permettrait de rentrer chez elle, « mais je ne sais pas si ma maison est toujours debout ». Son quartier, Cheikh Radwan, a été la cible de ces énormes bombes roulantes, de vieux blindés téléguidés et bourrés d'explosifs. Elle a essayé de vérifier sur des images satellites, qu'on peut consulter sur le net, mais elle n'a pas réussi à voir sa maison, et elle n'a pas plus d'informaions. Elle espère la fin de la guerre à cause de l'épuisement moral, mais aussi financier. Son mari gagne 1 700 dolllars à l'UNRWA, un bon salaire à Gaza. « Mais on n'en touche que la moitié, à cause des changeurs. » Le salaire de son mari est versé sur son compte à Ramallah. Mais comme je l'ai déjà raconté, l'argent liquide est rare ici. Les banques ont fermé et seuls les « changeurs », en cheville avec les banques de Ramallah, disposent de cash. On leur vire une somme, et pour verser le liquide ils prennent une commission de 35 à 50 %, suivant les périodes. L'enseignante voudrait trouver un logement à louer à Nusseirat, mais les propriétaires demandent de payer le loyer en liquide. Le couple a du mal à acheter des fruits pour ses enfants et ses petits-enfants. Alors elle peste contre les « profiteurs de la guerre ». Un autre passager de la bétaillère, un jeune commerçant, s'est senti visé et a voulu se défendre. Il vend des produits d'hygiène, dont des couches pour les bébés. Dernièrement, on en a vu entrer pour la première fois depuis longtemps, mais à des prix très élevés. Il en a gardé une partie pour sa fille, malgré le prix. Il regrette que des centaines de milliers de personnes ne puissent pas se les offrir. Mais on n'est pas des profiteurs On achète la marchandise par transfert bancaire, et on vend aussi par transfert bancaire.. Pour faire entrer la marchandise — quand les terminaux sont ouverts —, cela coûte beaucoup d'argent. Il faut payer le grossiste, et les équipes de protection des camions, sinon ils sont pillés… Voilà pourquoi la marchandise est chère. Je faisais de meilleurs bénéfices avant la guerre, quand je vendais à des prix normaux, parce que j'avais beaucoup de clients. Ainsi allaient les conversations dans la bétaillère, entre protestations contre le manque de tout et espoirs ténus de retour à la normale. Un groupe de jeunes se demandait si leurs cousins étaient toujours en vie, ou bien morts sous les décombres. Ils sont restés dans la ville de Gaza malgré l'ordre d'évacuation récent. Pas de nouvelles depuis. Les jeunes attendaient le cessez le feu pour aller voir. « Et s'ils sont morts, on les enterrera dignement. » Ainsi va la mort à Gaza. Il faudra plus qu'un cessez-le-feu pour dissiper l'incertitude qui nous mine depuis deux ans. L'incertitude des bombardements, des déplacements, du siège, d'avoir de quoi se nourrir ou non. Nous ne pouvons plus penser, ni prendre de décisions. Et puis même si ce cessez-le-feu est réel, on basculera dans une autre dimension de tristesse. Gaza ne va pas panser les plaies, elle va les rouvrir. Nous réenterrerons nos morts qui sont sous les décombres, nous reverrons nos maisons qui ont été détruites avec tous nos souvenirs, tous nos amis, toute notre vie. C'est une deuxième guerre que nous allons affronter. Mais toujours dans l'incertitude. Nétanyahou pourra violer le cessez-le-feu ou l'accord à tout moment. Quand je suis arrivé au bureau, j'ai fait plusieurs interventions pour des radios et des télévisions. Je me suis retrouvé avec d'autres invités, une en Israël, un autre à Paris, qui disait qu'il fallait stopper le terrorisme du Hamas, que tout cela c'était à cause du Hamas, que tout avait commencé le 7 octobre 2023. Toujours la même chose : quand on est israélien, on voit les choses à l'envers. On ne voit pas qu'on est l'occupant, on ne voit pas qu'on a pris la terre des autres. On ne voit pas qu'on est en train de continuer à s'étendre et de prendre les terres des autres. On ne voit pas qu'on est en train de torturer les autres, de bombarder les autres. J'ai parlé de génocide, ça n'a pas plu. J'ai ajouté : Ce que nous voulons, nous Palestiniens, c'est la justice. La justice est définie par le droit international. Les Nations unies ont dit qu'un génocide avait lieu. La Cour pénale internationale a lancé un mandat d'arrêt contre Nétanyahou pour crime de guerre et crime contre l'humanité. Les résolutions de l'ONU disent que les Palestiniens ont droit à l'autodétermination et à un État dans les frontières de 1967. Un des invités a répondu : « Ce journaliste qui parle de Gaza, parle du terrorisme d'État d'Israël, mais ne parle pas du terrorisme de l'Autorité palestinienne. Il ne parle pas de la deuxième Intifada. » J'étais un peu étonné. S'agissait-il d'ignorance ou de naïveté ? La victime n'aurait donc pas le droit de se défendre ? On ne devrait pas utiliser les armes quand on est occupé ? On ne devrait pas utiliser le droit international ? Il faudrait seulement se taire et écouter ce que dit le plus fort ? Si c'est de la naïveté, il devrait parler aux victimes pour voir la réalité : qu'ils sont des occupants et nous les occupés, qu'ils sont en train de prendre notre territoire et que le monde entier qualifie d'occupation la présence israélienne dans les territoires palestiniens. Que la plupart des pays ne reconnaissent pas l'annexion de Jérusalem. Quant au « plan Trump », son application reste floue. Pour l'instant, tout ce que veut la population palestinienne, c'est que le génocide s'arrête une fois pour toutes. Rien n'est moins sûr. Je crains la réaction de Trump maintenant qu'il n'a pas reçu le prix Nobel de la paix. J'ai peur qu'il dise en substance : « Je n'ai pas eu mon prix, alors Nétanyahou peut finalement recommencer et aller jusqu'au bout. » Avec ce personnage, tout est possible. Et tout cela ajoute à l'incertitude. Tout le monde parle des otages israéliens et des deux mille prisonniers palestiniens qui vont être libérés. Mais on oublie trop souvent qu'il y a des dizaines de milliers de Palestiniens torturés et soumis à des conditions de détention jamais vues dans les prisons israéliennes. Tout le monde sait ce qu'il se passe dans la prison de Sde Teiman, mais peu de médias en parlent. Pour l'instant, je le répète, il faut que le génocide s'arrête et que le projet israélien de déporter les Palestiniens de Gaza tombe à l'eau. La population de Gaza va rester à Gaza, en Palestine. Et il y aura toujours une Palestine. Texte intégral 2257 mots
La joie se mêlait à la prudence
Une autre dimension de tristesse
Une deuxième guerre que nous allons affronter