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11.08.2025 à 07:00

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (3/5)

« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, chapitre 2.

- Référendum de 2005

11414 mots

Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l'Europe était rejeté par référendum. À l'époque, nous y avions consacré de nombreux articles et un livre : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005). À l'occasion de ce vingtième anniversaire, nous publions au fil de l'été les différents chapitres de cet ouvrage. Au programme ici : le chapitre 2.

Vous avez dit « pédagogie » ?

La « raison » des dominants, à bien les entendre, est toujours la meilleure, voire la seule. C'est même la raison de leur domination C'est du moins ce que semble affirmer Alain Duhamel, avec sa hauteur de vue coutumière : « Il y a beaucoup de partisans du oui, c'est le cas de la majorité des éditorialistes. Mais c'est le propre de la majorité des élites françaises, comme au sein de tous les pays européens d'ailleurs. Ce qui ne signifie pas qu'il y ait une domestication de la pensée ; ils bénéficient simplement d'une meilleure information que les autres et suivent de plus près les débats – c'est leur métier » [1]. S'arrogeant ainsi le monopole de la « raison », nos zélés prescripteurs d'opinion s'arrogent du même coup le monopole de la « pédagogie ». Mais peu leur importe de savoir s'il est possible de distinguer cet état de fait d'une pure et simple propagande. Des naïfs pourraient croire qu'un peuple s'instruit par des débats contradictoires. Que nenni ! Stigmatisés comme « irrationnels », les citoyens récalcitrants doivent alors subir l'enseignement de maîtres irascibles.

La raison des maîtres et les passions du peuple

Le jugement d'un ancien Premier ministre résume ce que ne cesseront de répéter nos meilleurs éditorialistes… en toute indépendance. Dès février 2005, Michel Rocard confiait au Journal du Dimanche sa vision du débat européen : d'un côté, les tenants du « oui », qui incarneraient « la France moderne, jeune et dynamique » ; de l'autre, le camp du « non », qui serait « une pollution, une mystification et un mensonge, le choix du néant, une piscine sans eau, de l'agitation d'analphabètes » (13.2.05 ; cité par Marianne, 19.02.05). L'hebdomadaire L'Express a complété le tableau : « le "non" se nourrit de la colère, le "oui" de la raison » (21.03.05). Jean-Marie Colombani, comme Jacques Chirac, ne comprend pas « cet état d'irritabilité permanent de l'opinion », et s'exclame sur l'antenne de France Culture : « On voit bien que les arguments du "non" sont des arguments simples – non à ci ! non à ça ! – et que les arguments du "oui" font plus appel à la réflexion. » (26.03.05.). Jean-Michel Thénard, éditorialiste de Libération, tient le même langage lorsqu'il affirme que le « "oui" de gauche » aurait fait « le pari du rationnel contre le passionnel » (19.03.05). Selon l'humeur des journalistes, le vote « non » est ainsi associé aux « tripes », à un « ras-le-bol anarchique » (Les Dernières Nouvelles d'Alsace, 11.03.05), à un « réflexe » (Libération, 19.02.05), ou bien à la « démagogie » (Paris-Match, 24.03.05). Les classes éduquées qui pensent la « complexité » du monde, contre le peuple ignare qui ne comprend rien à rien : voilà des siècles que ces oppositions cardinales structurent le discours du parti de l'ordre. En 1992, Jean Boissonnat pontifiait déjà : « Ce n'est pas un hasard si la construction européenne doit plus au raisonnement des élites qu'aux impulsions des peuples. […] C'est un produit culturel. Non un élan irréfléchi, un hoquet des masses arraché dans un mouvement de foule. » (L'Expansion, 03.09.92) [2].

En 2005, le « hoquet » est toujours menaçant. C'est pourquoi le camp engagé en faveur de la ratification du projet de Constitution européenne préfère mobiliser des artistes joyeux plutôt que des ouvriers « frileux ». Lorsque le « Comité de soutien pour le "oui" » est rendu public par le Parti socialiste, à la fin du mois de mars 2005, Jack Lang précise que les 300 représentants des arts, des lettres et du sport qui le composent, sont « tous unis sous la même bannière : celle de la "création" et de "l'intelligence" » (L'Hebdo des socialistes, 26.03.05). Ces gens « intelligents » et « créatifs » ont pour noms Laure Adler (alors directrice de France culture et se présentant comme telle…), Josiane Balasko, Frédéric Beigbeder, Patrice Chéreau, Jean Daniel, Bernard-Henri Lévy, Pierre Rosanvallon, Philippe Sollers, Philippe Torreton, Alain Touraine, etc. En effet, explique Philippe Val, le responsable du journal Charlie Hebdo, l'argument des partisans du « oui » nécessite « des qualités de philosophe, ou d'artiste, ou de scientifique », seules à mêmes de « saisir de manière permanente et reproductible quelque chose de l'être en perpétuel devenir » (13.04.05). Pour une tâche aussi difficile, il n'est pas sûr que la convocation de tous les inscrits à l'annuaire du parisianisme bien pensant aurait suffi. Mais il est significatif que cet annuaire recoupe la petite minorité des privilégiés pour qui « modernité » rime avec « enrichissement » (culturel, bien sûr).

Le mépris social que nos majestés éditoriales manifestent à l'égard des classes populaires n'est pas sans raison. Les journalistes ne flottent pas en état d'apesanteur dans la société et n'échappent pas plus que les autres aux effets des appartenances sociales. Les plus influents d'entre eux appartiennent aux fractions les plus favorisées de la population française, avec lesquelles ils partagent souvent un même style de vie et surtout une manière commune de voir le monde, qui est en réalité celle de leur monde. Cette proximité à la fois sociale, géographique et culturelle avec les classes dominantes explique pour partie l'existence de telles affinités idéologiques. Avec aussi pour résultat le regard vitreux que nombre de ces journalistes dominants portent sur leurs concitoyens lorsqu'ils n'appartiennent pas à leur milieu, ou à celui des artistes prospères ou des cadres supérieurs. Parlant pour bien d'autres, Serge Raffy, du Nouvel Observateur, déclare sur I-télévision : « Malheureusement il faut dire aux Français : oui, les problèmes sociaux, votre petit confort personnel, eh bien ! aujourd'hui ça doit passer en second » (29.03.05) [3]. Et plus les sondages « donnent » des indications défavorables au « oui », plus les portefaix médiatiques du traité constitutionnel regrettent qu'on ait choisi de consulter les Français par voie référendaire. Pour Philippe Val, le référendum imposerait « un débat compliqué que le Congrès aurait légitimement pu mener » [4]. Avec plus de franchise, le président du Conseil de surveillance du Monde, Alain Minc déclare au Figaro que « le référendum est pareil à une "vérole" antidémocratique que la France aurait propagée dans l'ensemble de l'Europe » (11.4.05).

On imagine l'ampleur des efforts de « pédagogie » qu'il a fallu déployer pour lutter, mais en vain, contre les manifestations cette « vérole ».

Le magazine Elle et la « pédagogie » de pointe [5]

Dans un éditorial publié dans l'édition du 28 mars 2005 du magazine Elle, Michèle Fitoussi, qui se présente comme « une simple mère de famille », souhaite donner « quelques conseils de bon sens » aux responsables politiques. L'éditorialiste dresse d'emblée un portrait maternaliste du peuple français : « Vous avez sans doute remarqué que les Français ont beau être un peuple adulte – si l'on se réfère à leur âge canonique – ils se comportent très souvent comme des enfants qui n'auraient pas dépassé le stade de l'opposition ». Et Michèle Fitoussi d'analyser finement les principaux traits de ce peuple infantile : « Chez nous, le "non" fait carrément partie de la culture nationale, c'est un sport et un passe-temps. Les petits l'apprennent dès le berceau ou presque, les lycéens font leurs premières armes politiques en manifestant contres les réformes de l'Éducation Nationale, avec la bénédiction de tous, et ça ne va pas en s'améliorant. Nous disons "non" comme nous respirons, pour un oui ou pour un non en arrondissant la bouche pour prononcer le plus fort qu'on peut ces trois petites lettres définitives, et en secouant la tête de droite à gauche et de gauche à droite ». Quand le « oui » qui s'affiche comme celui de toutes les obéissances permet de dénoncer le « non » qui s'oppose aux détenteurs de l'autorité, on croit avoir fait le tour du « bon sens » de notre « simple mère de famille ». Mais ce serait oublier que derrières ces assauts de condescendance se cache un amour tendre pour les enfants : « Bien sûr, en certaines circonstances, le syndrome du petit bonhomme à moustache qui dit "non, par Toutatis" à l'envahisseur nous a largement réussi ». Après le stéréotype du peuple enfant, le poncif du Gaulois rebelle ! Mais c'est aussitôt pour le mettre en garde : « D'autres fois cependant, ce "non" systématique, qui se nourrit de lui-même, peut conduire au blocage ».

Le « non », à la différence du « oui » qui ne saurait être suiviste ou servile, relève de l'opposition « systématique ». Une seule solution, la « pédagogie ». Ou plus exactement ceci : « Là dessus, mesdames et messieurs les politiques, les psys – dont les parents modernes usent et abusent – sont formels : un enfant s'oppose de façon exagérée parce qu'il ne peut exprimer son malaise grandissant autrement que par un comportement de refus. Leurs conseils ? Favoriser l'écoute et le dialogue. Rester ferme et explicite. Ne pas baisser les bras. Toutes choses que vous ne savez pas – ou plus faire ». En d'autres termes, notre « simple mère de famille », devenue conseillère en communication, en appelle à la sainte alliance des éducateurs qui doivent faire face à un « malaise grandissant » et non à des arguments, certes discutables, mais raisonnés, qui sont forcément réservés aux « adultes » favorables au projet de Constitution. Cette leçon de « pédagogie », destinée aux responsables politiques, s'achève par une ultime leçon. De modestie, cette fois : « Et gardez en tête que s'il n'existe pas d'enfants parfaits, il n'y a pas d'éducateurs irréprochables ». Pas d'éducateurs irréprochables ? Excepté peut-être le magazine Elle. Car quelques semaines plus tard, une autre éditorialiste de l'hebdomadaire, Marie-Françoise Colombani, rédigeait à son tour une « Lettre à une amie indécise » (25.04.05). Un court extrait suffit pour comprendre le caractère « adulte » des arguments employés : « Enfin, toi qui es folle de fringues, tu es bien placée pour savoir que la mode a toujours une longueur d'avance sur la société. Et quelle est la couleur de l'été ? Le bleu ! Comme le drapeau de l'Europe » [6].

Après ces éditoriaux séditieux, le magazine décide de publier un grand dossier sur le référendum intitulé « ELLEINFOREFERENDUM » dans son édition du 9 mai 2005 [7]. Coincée entre « Elle » et les « référendum », l'« Info » prend la forme d'une pièce en trois actes qui disent successivement « oui », « oui » et « oui ». Acte 1 : pour ouvrir son dossier, le magazine offre à ses lectrices un « affrontement » entre Ségolène Royal (« oui ») et Simone Veil (« oui »), dans une interview émouvante intitulée « Ségolène Royal et Simone Veil disent Oui ensemble ». Acte 2 : après le débat, un reportage, intitulé « Manifestement pour l'Europe » de Caroline Laurent et Olivier Basset et consacré à la journée du 29 avril organisée par la ministre de la Parité et de l'égalité Professionnelle. Sans surprise, nous découvrons que cette journée organisée au Trocadéro n'avait rien d'un grand rassemblement populaire. S'y trouvaient en effet des « femmes politiques, artistes, intellectuelles connues et anonymes » qui ont pour noms « Blandine Kriegel, Laure Adler, Annie Sugier, présidente de la Ligue internationale des droits des femmes, Fadela Amara, présidente de Ni putes ni soumises, Nicole Notat, Antoinette Fouque, la féministe historique et Yamina Benguigui, la réalisatrice » ainsi que « la lumineuse » Simone Veil « dont l'arrivée déchaîne des salves d'applaudissements ». Acte 3 : pour achever cette célébration du « oui », Elle fait appel aux témoignages de « sept personnalités » féminines dans un article intitulé « Pourquoi elles votent oui ». Inutile de préciser que l'article intitulé « Pourquoi elles votent non » n'a pas été rédigé. Inutile de dire aussi que les « personnalités » en question étaient toutes issues des quartiers de relégation sociale…

Les merveilles de la pédagogie

Début septembre 2004, les propos de Pierre Le Marc, chef du service politique de France Inter, résonnent comme un mot d'ordre : « l'effort de rationalité qu'exige l'adhésion à la Constitution reste à construire dans l'opinion » (France Inter, 08.09.04). En effet, pendant de longs mois, le microcosme politique et journalistique engagé dans la ratification du traité constitutionnel va redoubler d'efforts, de « pédagogie ». Car pour les journalistes dominants, comme pour les responsables politiques auxquels ils servent souvent de faire valoir, il est inconcevable que des citoyens s'opposent en connaissance de cause à une « réforme » quand elle est libérale et à un Traité quand il l'est aussi. Ils s'y opposent simplement parce qu'ils ne comprennent pas ce qu'on leur propose. Il faut donc expliquer les choses à ces grands enfants et les rassurer, afin qu'ils rejoignent « le camp des raisonnables », comme dit l'ancien directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel (21.10.04). Partant de ce campement, « tous les chemins mènent au Oui » [8]. Leurs tracés, bitumés de pédagogie ou pavés de propagande, permettent de découvrir quelques merveilles destinées à l'édification du peuple indocile. Les règles de la méthode « pédagogique », en quelque sorte…

Règle n°1 : Monopoliser l'orchestration

Les voix des pédagogues ne s'additionnent pas seulement avec celles des responsables politiques favorables au « oui ». Ils sont chargés de l'orchestration d'au moins trois façons : ils confortent les partisans officiels du « oui » (tout en affectant de leur donner la leçon) ; ils proposent des tours d'Europe réservés aux partisans étrangers du « oui » ; ils organisent un pluralisme de façade au service d'une mobilisation à sens unique.

Pour être bon pédagogue, il convient donc de ne pas laisser abusivement les adversaires s'exprimer. Par exemple, Le Monde a publié 40 tribunes favorables au traité constitutionnel, contre 14 hostiles, et interviewé 41 partisans du « oui » contre 18 pour le « non » [9]. Le médiateur du quotidien Robert Solé s'est voulu rassurant en expliquant qu'« un journal ne se [faisait] pas à l'aide d'une calculette » et que « l'équilibre [n'était] pas nécessairement arithmétique » (15.05.05). Certes, mais le déséquilibre est encore plus pesant si l'on prend en compte les analyses des chroniqueurs et des éditorialistes associés, comme celles de Thierry de Montbrial dénonçant « les mirages du non » (06.04.05) ou de Daniel Vernet évoquant « un triste retournement de l'Histoire » en cas de victoire du « non » (10-11.04.05). Ou bien les éditoriaux qui engagent l'ensemble de la rédaction, tel celui du 2 février 2005 félicitant le « premier oui », celui des parlementaires français réunis à Versailles, ou celui du 24 mars qui moquait l'« ingratitude paysanne » lorsque des sondages laissaient présager un succès du « non » chez les agriculteurs. Sans même parler des élucubrations du directeur adjoint de la rédaction, Patrick Jarreau, qui, dans Le Monde du 16 avril 2005, sous le titre « Vote révolutionnaire pour le Non », suggérait une connivence intentionnelle entre le parti d'extrême droite et la gauche opposée au TCE : « La mode, aujourd'hui, chez les antieuropéens de gauche, pourrait se résumer ainsi : "Donnez-vous des frissons, votez avec Le Pen !" Ce ne serait pas la première fois que le chef du Front national recevrait un renfort de ceux qui se présentent comme les plus déterminés à le combattre. » Que Le Monde s'engage, c'est son droit, mais qu'il cesse au moins de faire semblant d'offrir un débat équilibré. Cette tromperie sur la marchandise n'est pas particulière au quotidien dit « de référence » ; elle est tout aussi habituelle dans la presse écrite la plus diffusée, la presse quotidienne régionale qui, presque toujours en position de monopole, informe d'abord ses lecteurs du parti-pris de ses éditorialistes [10].

Règle n°2 : Raconter des contes pour enfants

À la critique raisonnée du projet de Constitution, préférez « Alice aux pays des merveilles » (constitutionnelles), dans une transposition bucolique, comme celle que propose Alain Génestar dans Paris Match : « La pédagogie est, en politique, plus difficile que la démagogie. […] Le oui a la discrétion d'une violette cachée dans l'herbe folle de tous les mécontentements et de tous les tapages. » (24.3.05). Car, dans « l'herbe folle » se cache le grand méchant loup dont voici la fable : les partisans du « non » sont des alliés du Front National et des héritiers de l'extrême droite. C'est ce que susurre l'éditorialiste et historien Jacques Julliard : « En vérité, cette politique porte un nom dans l'histoire : c'est la politique de la France seule. Elle a de plus un héros éponyme : ce n'est pas Charles de Gaulle, c'est Charles Maurras ! » (Le Nouvel Observateur, 07.04.05). On expliquera donc aux enfants que, s'ils ne sont pas sages, ils seront punis. En cas de victoire du « non », prophétise Bernard-Henri Lévy, les Français risquent de « rompre purement et simplement la chaîne de l'espérance » (Le Point, 23.09.04). « C'est stopper une dynamique au pire moment, sans doute, de l'histoire du monde » renchérit Alain Genestar (Paris Match, 24.3.05). Ainsi leur « histoire du monde » ne connaît que deux versions. Première version : la version catastrophique et catastrophée que professait déjà, la veille du référendum pour la ratification du traité de Maastricht, le directeur du Monde, Jacques Lesourne : « Un "non" au référendum serait pour la France et l'Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l'arrivée de Hitler au pouvoir » (19.9.92). C'est cette version que ressert, plus sobrement, Charles Villeneuve, journaliste de TF1 qui dirige « Le droit de savoir » : « Tous ceux qui sont contre sont en réalité pour la ruine de ce pays. » (TV Magazine, 17.4.05) [11]. Deuxième version de « L'histoire du monde » : la version paradisiaque et euphorique. Celle de Jacques Julliard : « L'Europe, c'est la paix. L'Europe, c'est la liberté. L'Europe, c'est la prospérité » (Le Nouvel Observateur, 07.04.05). Ou sa variante poétique offerte par Jean Daniel, expliquant que « la merveilleuse légende de l'Europe » constitue « le seul éclair apparu dans les ténèbres de l'histoire depuis qu'elle existe » (Le Nouvel Observateur, 25.11.04) .

Règle n°3 : Soustraire au débat ce qui fait l'objet même du débat

Alors que les adversaires du Traité concentrent l'essentiel de leurs critiques sur sa partie III (dédiée à la politique économique et sociale), voici ce que l'on peut entendre le vendredi 25 mars 2005 sur l'antenne de France Inter. L'éditorialiste Bernard Guetta s'emporte : « J'en ai passablement assez maintenant du couplet sur l'obscurité de ce texte constitutionnel. Lisons les 60 premières pages ; on peut se dispenser des anciennes dispositions ». Le présentateur, Pierre Weill, approuve et surenchérit : « Valéry Giscard d'Estaing disait hier qu'il faut à peu près une heure et demie pour ingurgiter les nouvelles pages, le début de la Constitution ». La porte-parole de l'UMP, Valérie Pécresse, s'enflamme à son tour : « Oui, ben, une heure et demie, vous savez, pour l'avenir de l'Europe, c'est quand même pas si considérable ». Guetta enthousiaste : « C'est le temps de lecture d'un magazine ! ». « Tout à fait ! », conclut Pierre Weill. Traduction : « Cachez de ce traité ce que je ne saurais voir ». Un chef d'œuvre de mépris pour les électeurs, qu'ils soient ou non favorables au Traité, invités à voter « oui » sans que soit discuté son contenu [12].

Les lamentations des « pédagogues » incompris [13]

Le 18 avril 2005, le « oui » ronronne dans le « 7/9 » de France Inter, et les chroniqueurs Pierre Le Marc et Bernard Guetta poursuivent leurs efforts de « pédagogie ». Puis soudain dans le « Radiocom, c'est vous » animé ce jour-là par Pierre Weill, c'est le drame ! Un auditeur proteste à l'antenne contre le parti pris de France Inter.

Auditeur : En tant qu'auditeur et citoyen, je m'inquiète un petit peu de voir que tous vos chroniqueurs, tous vos journalistes, prônent le « oui » allègrement...

Pierre Weill : Non ! Non ! Non ! Non ! Non !

Auditeur : ... il n'y a aucune contradiction…

Pierre Weill [couvrant la voix de l'auditeur] : Mais où allez-vous chercher tout ça ? ! ? ! ? Où allez-vous chercher tout ça ?

Auditeur : ... J'écoute Monsieur Pierre Le Marc, j'écoute Monsieur Guetta, j'écoute tous les journalistes... Et citez-moi un seul journaliste qui ait fait la promotion du « non » ! À part Daniel Mermet, il n'y en a pas un sur France Inter ! Donc, en tant qu'auditeur de France Inter, citoyen qui m'apprête à voter, et en plus qui n'a pas encore déterminé son choix – mais ça, ça me regarde – je trouve inadmissible ce bourrage de crâne où aucun éditorialiste ne tient en compte les tenants du « non » ; et quand vous annoncez que le « non » est à 53 ou 56 %, on dirait que vous annoncez la mort de quelqu'un !

Pierre Weill : Non ! Non ! Pas du tout ! Ecoutez... […]

Auditeur : ... j'aurais aimé qu'il y ait un contradicteur à Monsieur Guetta, un contradicteur à Monsieur Le Marc et à l'ensemble de vos.... L'autre jour, Monsieur... votre envoyé spécial en direct de...

Pierre Weill [tentant une nouvelle fois de faire taire l'effronté] : Je peux dire un mot ?

Auditeur : ... Luxembourg s'est permis de faire un commentaire en disant que les Américains se réjouissaient du référendum car la tendance est plutôt sur le « non ». En quoi il y a eu un commentaire d'un Américain qui s'est réjoui du « non » à 56 % ? C'est votre journaliste qui s'est permis de le mettre dans sa chronique !

Pierre Weill [excédé] : Non ! Non ! C'est parce qu'on le lui a dit ! [À cet instant, on n'entend plus du tout la voix de l'auditeur qui vient manifestement d'être coupé.] Vous savez, les journalistes rencontrent des gens... ils parlent avec des personnalités, ils ont des informations ! Par ailleurs, nous avons ici des éditorialistes à France Inter, nous avons aussi des journaux dans lesquels nous diffusons des interviews de partisans du « oui », de partisans du « non ». Nous avons entendu ce matin Henri Emmanuelli. On essaye d'être ouvert à toutes les tendances avant ce référendum. Bernard Guetta, vous vouliez dire un petit mot ?

Bernard Guetta : Non, je voudrais dire simplement une chose, Monsieur, c'est que je me soucie – puisque vous me mettez en cause directement avec Pierre Le Marc – je me soucie... euh... tellement... des objections, des critiques qui sont faites à ce projet de Constitution que j'en étais ce matin – mais vous allez me le reprocher, mais vous aurez tort – à ma 12e chronique d'explication […] Je crois faire un énorme travail d'explication, et puis je reçois des mails – pas tant que ça d'ailleurs, mais quand même ! – de la tonalité de votre intervention : disant « c'est de la propagande ! », « c'est du martelage ! », etc. Bien, écoutez ! Moi je veux bien ! En quoi est-ce que j'ai fait de la propagande dans une seule de ces chroniques ?

Manifestement, Bernard Guetta, ne comprend pas qu'on ne le comprenne pas. À l'en croire, il serait la cible personnelle d'une campagne véhémente qui serait à l'image du climat qui règnerait désormais en France. Mais ce n'est pas en France que Bernard Guetta s'épanche, c'est dans les colonnes d'un quotidien de Suisse romande (Le Temps du 16 avril 2005). Celui qui est aussi éditorialiste-pédagogue à L'Express se plaint d'être persécuté par des « procureurs », mais sans oublier d'élever ces contingences individuelles à la dignité spéculative d'un symptôme national : « Il se passe quelque chose en France. Quand des éditorialistes qui défendent, contre vents et sondages, le "oui" au projet de Constitution européenne reçoivent quotidiennement des paquets de lettres et de courriels pleins d'une fureur vengeresse, il se passe quelque chose qui va bien au-delà de la seule installation du "non" dans l'opinion. » L'envolée finale de l'article entraîne le lecteur helvétique vers les sommets de la science politique : « Une radicalité pré-politique de type américain rencontre le vieux fonds révolutionnaire français. Il y a quelque chose de mai 68, la haine en plus. » Un tel excès peu déconcerter… Mais le plus stupéfiant est que Bernard Guetta, comme ses autres confrères éditorialistes, est sans doute sincère… Le désarroi qui peut parfois saisir nos « pédagogues » confrontés à des électeurs récalcitrants trahit seulement l'aveuglement de ceux dont la position dominante dans le champ médiatique les conduit à croire naïvement qu'ils sont au-dessus des engagements partisans et qu'ils font généreusement don de leur sagesse à une foule ignorante, passionnelle et inconséquente ; quand on se sait indiscutablement légitime, si l'opinion résiste à vos efforts « pédagogiques », c'est nécessairement qu'elle est injuste et qu'elle se berce de graves illusions. On est alors la victime innocente de l'incompréhensible violence de ceux pour lesquels on sacrifie son temps et son talent.

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Les aventures de la sondomanie

Aux interprétations unilatérales qui escamotent ce qui est matière à controverses, il faut ajouter la publication des sondages dont les commentaires contribuent à faire disparaître l'objet même du débat. La « sondomanie » ou le comble de la « pédagogie ».

Comme avant chaque scrutin, durant les mois qui précédent le référendum, les sondages coulent à flot. Le rythme frénétique de leur publication alimente la mise en scène médiatique du débat référendaire et lui imprime sa principale dynamique. Il est vrai que les sondages d'intention de vote, réputés mesurer les « mouvements de l'opinion publique » suscitent d'autant plus l'attention des journalistes et des acteurs politiques qu'ils semblent indiquer que la victoire du camp du « oui » n'a rien d'inéluctable. Et l'inquiétude est grande parmi les sondeurs omniprésents et les journalistes amateurs de prédictions. Certes, il est parfois possible de se réjouir quand le « "oui" reprend des couleurs » selon l'expression de Robert Schneider (nouvelobs.com, 21.04.05). Mais, le plus souvent, il faut constater la montée des « nuages du "non" » (Alexis Brézet, Le Figaro, 11.02.05) et exhorter inlassablement les partisans du « oui » à redoubler leurs efforts. « Oui, le OUI peut encore gagner » : la Une spectaculaire du Parisien daté du 21 avril 2005 se voulait-elle rassurante ?

Parfois le manque de sérieux prête à sourire. Ainsi, dans son édition du 16 avril 2005, Le Figaro titre en pages politiques : « Chirac à la télévision : le jugement des Français », avec comme sous-titre : « L'institut Médiascopie a mesuré pour Le Figaro les réactions des téléspectateurs ». Pour ce faire, l'organisme a réuni et interrogé… « cinquante personnes habitant l'Ile-de-France » ! La mystification qui consiste à déduire « le jugement des Français » à partir d'un échantillon de 50 personnes et à « mesurer de manière qualitative » l'opinion à partir d'un tel panel relève plus de la manipulation politique que de l'analyse scientifique. Médiascopie et Le Figaro, courbes « scientifiques » à l'appui, n'hésitent pas à nous présenter les résultats en trois titres : « Les partisans du "oui" de droite ou de gauche sont confortés dans leurs choix », « Les tenants du "non" restent sceptiques, surtout lorsqu'ils sont de droite » et enfin « les indécis de droite sont plus réceptifs que les indécis de gauche ». Traduction : partisans du « Oui » de droite, en avant !

Cet usage abusif de la technique du sondage d'opinion ne disqualifie pas forcément – ce qui est tout différent – les sondages dit « d'intentions de vote » dont les spécialistes en la matière précisent qu'ils ne sont que des « instantanés ». Pourtant ceux-ci sont fréquemment présentés, notamment par les journalistes, comme des votes réels ou une simulation de la consultation électorale, alors que celle-ci peut intervenir plus tardivement et, parfois, beaucoup plus tardivement. En tout cas, si les derniers sondages préélectoraux donnent, à la veille du scrutin, des résultats en général proches de ceux de la consultation elle-même, il n'y a pas lieu de s'en étonner puisqu'ils enregistrent alors des intentions de vote qui se manifesteront sans tarder. En revanche, on peut s'interroger sur la prétention des sondologues à mesurer les mouvements de l'opinion à travers l'évolution des courbes des sondages pendant les mois précédents le scrutin.
De tels sondages mesurent-ils vraiment les « fluctuations de l'opinion » ou, plus simplement, les incertitudes des sondages eux-mêmes ? [14]. À cette question, Patrick Lehingue répond, en se fondant sur la fiche technique du sondage réalisé par IPSOS les 25 et 26 mars 2005 et publiée par Le Figaro le 29, que les marges d'erreurs sont d'autant plus considérables que le nombre de sondés qui ne répondent pas est important (les non réponses, les sans opinion, les sondés qui ne savent pas encore pour qui ils vont voter et qui peuvent représenter plus de 50% des enquêtés). Par conséquent : « Il se pourrait alors, explique Lehingue, qu'au principe des folles oscillations qui affectent les pourcentages d'intentions de vote en faveur du "oui" ou du "non", se glisse ce simple fait : les mouvements que l'on analyse, scrute et soupèse savamment seraient tout bonnement compris dans la marge d'erreur » [15]. Et pourtant ce sont ces résultats douteux qui deviennent la matière première de commentaires envahissants, qui se substituent au débat sur l'objet de la consultation électorale. Peu importe alors aux sondomaniaques que ces sondages soient très approximatifs jusqu'à la veille du scrutin et que leur fragilité puisse être avérée – comme ce fut le cas lors de la présidentielle des 2002, précédée d'« enquêtes » qui avaient très insuffisamment mesuré la montée de Le Pen.

Les sondages d'intention de vote ont au moins une utilité : ils permettent aux journalistes d'entretenir le suspens et de vendre du papier et de l'audience à bon compte. Sous couvert d'éclairer le débat, ils permettent de le détourner de son véritable objet. Mais surtout ne dites rien de la valeur démocratique de tels sondages et de l'intérêt de leurs commentaires. Vous risqueriez de vous attirer les foudres des sondologues comme Roland Cayrol, qui s'emporte ainsi sur l'antenne d'Europe 1 : « Ce qui me met hors de moi, franchement, c'est le "les sondages nous trompent", c'est le coup de la manip. On vit dans un monde où il faut décidément aller révéler sans arrêt derrière le véritable chef d'orchestre clandestin. Le Pen fait ça sans arrêt, Bourdieu nous l'a fait en sociologie » (21.04.05). Constater qu'il est plutôt raisonnable de se méfier de sondages incohérents, voilà qui ferait de vous un théoricien du complot !

Mais le fait que les prétendues « fluctuations de l'opinion » ne constituent en définitive que de simples artefacts n'est pas pour décourager les interprètes autorisés des sondages. Car ces derniers leur permettent de se revendiquer comme les porte-parole de « l'opinion publique ». Quand bien même ils ne disposent d'aucune enquête sérieuse pour étayer leurs analyses, éditorialistes et sondeurs aiment à jouer les psychologues de l'âme des peuples. L'éditorialiste multicarte Alain Duhamel en a par exemple fait sa spécialité, dissertant un jour sur « les peurs françaises » (Libération, 16.03.05), l'autre sur « le malaise français » (RTL, 29.03.05). Auscultant depuis des décennies le « caractère politiques des Français », ou plutôt des « Gaulois », notre bon médecin établit toujours à peu près le même diagnostic : « On voit bien que la France traverse en ce moment une crise psychologique grave, lourde, qu'elle est atteinte collectivement de pessimisme, qu'elle est anxieuse, qu'elle s'interroge sur elle-même. » (19.03.05). Deux jours avant le référendum, il évoque encore avec tristesse sur l'antenne de RTL « les fièvres politiques qui saisissent la France » (27.05.05).

Les sondages et les spéculations sur l'opinion des citoyens, décidément, sont de précieux atouts de la « pédagogie » et du (faux) débat démocratique. À moins qu'ils ne soient les premiers supports de la propagande.

Quatre « régionaux » et un sondage [16]

Le premier sondage donnant un hypothétique « avantage » au « non » a fait l'objet d'innombrables commentaires, non seulement dans les médias nationaux, mais aussi dans la presse quotidienne régionale, que l'on oublie trop souvent et dont on ne dira jamais assez qu'elle se réduit généralement à un seul titre par région, même si les prescripteurs d'opinion n'y manquent pas. Quatre grands « penseurs », parmi de nombreux autres, se sont penchés sur le berceau du sondage qui « donnait » le « non » à 51%. Ainsi, dans La Provence du mardi 22 mars, Gilles Dauxerre, dans un éditorial de première page titré « Vraie campagne », mène d'emblée la seule vraie campagne possible à ses yeux : celle pour le « Oui ». La première phrase annonce en effet, avec tout l'effet de dramatisation qui sied, que l'article est entièrement rédigé du point de vue des partisans du « Oui » : « La poussée du "non" dans les sondages concernant le référendum sur la Constitution européenne a déclenché la panique dans le camp du "oui". » Suit alors ce commentaire définitif, destiné à expliquer la « panique » : « Les partisans du traité se rendent compte que leurs arguments rationnels, ardus et austères, sont balayés par diverses allégations subjectives, simples et multiples. » Au risque d'être pris en flagrant délit d'argumentation d'une complexité rationnelle, ardue et austère, notre pédagogue pose finalement la seule question qui lui importe : « Comment en sortir ? ».

Dans Sud-Ouest daté du même jour, le titre principal de la Une qui occupe la majeure partie de la page, interroge : « Et si le non l'emportait ? ». L'accroche sous la photo précise que « Sud Ouest ouvre le dossier. » Mais il le ferme aussitôt par un éditorial de Frank De Bondt, intitulé « Incrédulité européenne », où l'on peut lire ceci : « Cette peur [des Français] sera difficile à vaincre, parce qu'elle n'émane pas tant de Bruxelles que des transformations du monde auxquelles la société française résiste au lieu de s'adapter ». Il est rassurant de constater que Sud Ouest, quotidien régional de proximité, ne se laisse pas enfermer par les particularismes régionaux et prend de la hauteur, pour nous offrir un éditorial « vu d'Europe ». Et il n'est pas étonnant de constater que perçus à une telle altitude, les arguments des partisans du « non » se réduisent à leur « peur » mais aussi à leur « irrationalité ». Frank De Bondt, décidément très en verve, bénéficie en outre d'une double page intérieure, sobrement intitulée « Les conséquences d'un non français », qui est un condensé de l'argumentaire des partisans du « oui ». Bien entendu, aucune tribune libre ou aucun entretien avec les partisans de la position adverse ne viennent contrebalancer ces « analyses ».

Les rédacteurs de Paris-Normandie, ce même 22 mars, semblent eux aussi très inquiets et titrent en conséquence : « Et si le "non" gagnait... ». Le quotidien explique d'abord pourquoi le « non » gagne du terrain dans un article qui prétend détailler « les trois raisons de refus français ». Les voici : « L'épouvantail Bolkestein, le malaise social et le monde rural oublié ». Le contenu même du Traité européen ? Exclu de la liste des « raisons ». Après ce hors d'œuvre, le plat de résistance : le recours à trois « analystes », dont les titres devraient impressionner : Yves Mény, « Président de l'Institut universitaire européen, à Florence, en Italie », Paul Magnette « de l'Université Libre de Bruxelles », et « un diplomate », tous favorables au « oui ». Mais bien sûr, ils ne sont pas engagés, puisque ce sont des « experts ». Un échantillon forcément représentatif, qui permet d'affirmer ceci : « Un rejet de la Constitution européenne lors du référendum du 29 mai en France, porterait un coup fatal au traité, mais risquerait aussi de plonger l'Europe dans une crise politique majeure susceptible de durer longtemps selon plusieurs analystes ». Les « plusieurs » – qui ne sont que trois – permettent de recourir à ce subterfuge habituel quand on tente de dissimuler une prise de position politique : se retrancher derrière des « spécialistes » qui assènent avec autorité les convictions très ordinaires des adeptes du « oui ».

Enfin, Les Dernières Nouvelles d'Alsace choisissent eux aussi la seule réponse qui vaille. Le 22 mars 2005, l'éditorialiste Olivier Picard explique ainsi que la montée du « non » dans les sondages « met au jour les stigmates d'un pays en plein doute, déclinant au point de se perdre dans la confusion de ses choix, de ses priorités, et de ses défis ». Rien que ça ! Et à l'appui de la rhétorique réactionnaire du déclin, cette larme : « Ainsi, nous voilà prêts à tourner le dos à une nouvelle étape de la construction européenne en trouvant tous les bons prétextes à ce renoncement historique ». Excusez du peu ! Subitement, une phrase, venue dont ne sait où, déchire la page : « Évidemment, les arguments des partisans du non sont à la fois recevables et légitimes ». Mais cet éclair de lucidité démocratique n'annonce rien : en guise d'exposé des « arguments recevables et légitimes », Olivier Picard affirme que les partisans du « non » sont mus par « une série d'exaspérations hexagonales » : « Ce non-là est celui d'un pays qui n'a plus aucun complexe à étaler sa frilosité, voire sa peur devant l'avenir ». À quoi bon dans ces conditions, débattre des arguments des partisans du « non » ?

Les avatars de la propagande

Comment distinguer la « pédagogie » et la « propagande » ? À cette question, les journalistes dominants se sont chargés de répondre eux-mêmes sans le vouloir : la propagande commence avec la prétendue pédagogie quand celle-ci est à sens unique, quand le pluralisme est suffisamment contrôlé pour être une arme de domination, quand l'abus de position dominante conduit à négliger les impératifs élémentaires d'une information rigoureuse. Cette propagande culmine avec quelques avatars.

Avatar n°1 : Torsions et distorsions

Il faudrait reconstituer la totalité de la campagne pour en saisir le « climat ». Car la partialité des médias dominants s'exprime sous toutes les formes : titres, images ou vocabulaire. Chaque jour, des journalistes évoquent par automatisme de langage « l'échec » du référendum en cas de victoire du « non » et son « succès » dans le cas contraire ; chaque jour des reportages présentent le refus de la Constitution comme une calamité, un « rejet de l'Europe ». Lorsque paraissent les premiers sondages donnant le « non » majoritaire, quelques maux d'estomac d'une poignée de dirigeants européens suffisent à Libération pour titrer « L'Europe malade de la France » (23.03.05). Un mois plus tard, Courrier international récidive avec en couverture la Tour Eiffel la tête en bas, et titre : « Ce non qui inquiète l'Europe » (21.04.05). Bref, un bon pédagogue ne doit pas avoir trop de scrupules. Le Canard enchaîné du 11 mai 2005 apporte un éclairage utile sur ce point : « Dernier prétexte à rigolade, au sein du Nouvel Observateur : l'interview de Jacques Delors, jugée trop modérée, voire gnangnan, a été réécrite par Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de l'hebdo. Et "durcie", afin de pouvoir, face à "la flambée du non", titrer à la une (le 28/4), et en lettres énormes : "Ils vous mentent !" Un ton agressif que, selon divers confrères du Nouvel Obs, on a fait endosser à Delors, qui n'en demandait pas tant, et le regrette ». Vous avez dit « manipulation » ? L'édition du 25 mai 2005 du Monde publiait ainsi, sur quatre colonnes à la « Une », une information fracassante : « L'appel des syndicats européens pour le oui ». On pouvait imaginer que cet appel prenait la forme d'un manifeste signé par de nombreux responsables de confédérations syndicales sommant les Français de voter « oui ». Il n'en était rien : en guise d'appel, le journal s'était contenté d'interroger trois dirigeants syndicaux italiens et un allemand…

Avatar n°2 : Deux poids, deux mesures

Pendant la campagne référendaire, la règle tacite des journalistes dominants est celle du « deux poids, deux mesures » : selon que vous serez un vénérable partisan du traité ou son méprisable adversaire, vous ne logerez pas à la même enseigne. La mise en scène médiatique de l'actualité permet, par exemple, de construire une « polémique » autour des propos relativement anodins d'Henri Emmanuelli, quand celui-ci souligne, en évoquant deux précédents historiques (en juin 40 contre Pétain et en 1956 contre la guerre d'Algérie), que parfois les minoritaires socialistes avaient eu raison. Immédiatement, Libération titre : « Le non dérape, le oui jubile » (14.03.05) et pendant plusieurs jours « l'affaire » fait les délices des commentateurs. Mais nul ne s'indigne quand Martine Aubry évoque, pour disqualifier les adversaires du traité, un « populisme qui a conduit l'Italie d'autrefois à ce que l'on sait » (Le Figaro, 01.04.05). Personne ne proteste lorsque le dessinateur Cabu suggère, dans un premier dessin, que Florence Aubenas, la journaliste de Libération alors otage en Irak, votait « oui » (Charlie Hebdo, 13.04.05) et, dans un second, que ses ravisseurs étaient des partisans du « non » (Le Canard enchaîné, 11.05.05). Même la bonne vieille censure n'indispose plus les belles âmes. Pourtant, durant la campagne référendaire, la télévision publique a annulé coup sur coup la diffusion de trois programmes, redoutant qu'ils ne favorisent les arguments des adversaires du traité : d'abord, l'émission « Cent minutes pour convaincre » avec José Manuel Barroso, président très libéral de la commission européenne et partisan acharné de la guerre d'Irak ; ensuite, une émission du magazine Un œil sur la planète consacré à la Turquie ; enfin un documentaire sur la lutte des salariés en Moselle à la suite d'une délocalisation, un sujet inopportun (Télérama, 04.05.05).

Avatar n°3 : Instrumentalisation de l'actualité

Comme dans le cochon, tout est bon dans l'actualité pour faire avancer la grande cause de l'Europe libérale. Déformés par le prisme des médias, la plupart des événements d'actualité se transforment comme par magie en arguments pour la ratification du traité constitutionnel. Le Vatican a élu un nouveau pape ? Bernard Guetta y voit aussitôt une victoire de l'Europe : « Le choix de ce pape dit que, en se faisant ou en ne se faisant pas, l'Europe jettera les bases d'un nouveau millénaire » (L'Express, 25.04.2005). Guillaume Durand le confirme : « C'est un pape européen, pas italien mais allemand, dans le contexte du référendum » (I-Télévision, 19.04.05). Paris deviendra-t-elle une ville olympique ? Pour Jean-Pierre Elkabbach, « la France mobilisée et enthousiaste pour les jeux olympique – Paris 2012 – pourrait l'être pour l'Europe, si je comprends bien… » (Europe 1, 22.03.05). Elkabbach avait bien compris. Pourquoi se gêner ? Même l'art contemporain aurait voté « oui » ! Un patron milliardaire préfère-t-il installer sa collection à Venise plutôt qu'à Paris ? Alexandre Adler trouve des coupables : « Les partisans du "non" peuvent se féliciter d'une belle victoire. Ils ont fait partir les collections les plus intéressantes d'art contemporain qui existaient sur notre sol [celles de François Pinault] vers le palais Grassi à Venise » (France Culture, 10.05.05). Et le lancement de l'Airbus A 380 ! Pour l'éditorialiste de Libération, Patrick Sabatier, « le succès d'Airbus commande d'aller vers plus d'Europe, ce dont la Constitution jettera les bases. » (28.04.05). À l'occasion d'un jour férié dont l'origine n'est pas anodine, Laurence Ferrari reçoit Laurent Fabius dans le journal de 20 heures de TF1. La journaliste lui pose d'emblée la question suivante : « Nous sommes le 8 mai 2005. Toute l'Europe commémore la fin de la deuxième guerre mondiale, la paix revenue en Europe. Et vous venez nous dire donc ce soir qu'il faut dire "non" à la Constitution européenne ».

En revanche, lorsque l'actualité semble donner raison aux partisans du « non », on s'empresse de souligner que le projet de Constitution n'est pas concerné, ou du moins préfère-t-on en relativiser l'importance. Quand le faucon Paul Wolfowitz, grand ordonnateur de l'invasion de l'Irak, est nommé président de la Banque mondiale avec le soutien des pays européens, les éditorialistes restent cois. Ni Bernard Guetta ni Christine Ockrent ne viennent souligner à quel point cette décision confirme que l'Europe n'existe pas diplomatiquement, et rappeler que la majorité de ses 25 membres a soutenu la guerre illégale de George W. Bush en Irak. Si l'information a effectivement existé, elle a pourtant été déconnectée des enjeux de la campagne. Même situation quand le dirigeant social-démocrate allemand Oskar Lafontaine prend position pour le « non » : c'est à peine si Le Monde le mentionne à l'occasion du compte-rendu d'un meeting des partisans du « non » (29-05-2005). Lafontaine est pourtant un homme politique allemand de premier plan, ancien président du parti social démocrate allemand et ancien ministre des finances. Mais comme les partisans du « non » sont constamment présentés comme isolés en Europe, chaque concours qu'ils obtiennent est traité avec discrétion. Plus grave encore : une gaffe monumentale de François Hollande n'a bénéficié d'aucune visibilité médiatique. Trois jours avant le référendum (26.05.05), un journaliste de France culture interroge le premier secrétaire du Parti socialiste : « Vous souhaiteriez que [Jacques Chirac] mette sa personne en cause ? ». Hollande rétorque alors : « Non, non, aujourd'hui il n'y a pas de raison qu'il le fasse puisqu'il ne l'a pas fait, et s'il l'avait fait d'ailleurs, nous aurions appelé à voter "non" ». Extraordinaire ! Ces propos démolissent d'un coup les habituels couplets « euro-béats » vantant les mérites du Traité constitutionnel et l'importance de déconnecter les enjeux intérieurs des enjeux européens. Les jours suivants, on n'observe pourtant aucune « reprise », aucune « Une », aucun éditorial sur la bourde du leader socialiste. Et pour cause [17].

Soulignons à nouveau qu'aucune concertation préalable n'est nécessaire à ces pédagogues pour remplir leur fonction : leur volonté, quand elle existe, n'est le plus souvent que l'effet de leur position. Chacun de nos « mentors » invoque pour lui-même une liberté d'expression (que nul ne songe à contester), quitte à l'opposer à l'expression d'un pluralisme politique effectif dans les médias. Ils refusent non seulement de se compter, mais tout simplement d'entendre la musique qu'ils interprètent collectivement. Chaque éditorialiste (notamment dans les médias publics) revendique pour lui-même un droit d'engagement imprescriptible ; chaque média, par la voix de ses tenanciers, se drape dans la défense d'une liberté d'opinion que rien ne menace vraiment, alors que celle des partisans du « non » est minorée. Mais tous se désintéressent – non sans cynisme – de ces deux simples questions :

1. Comment expliquer et justifier le « décalage » (pour utiliser un terme pudique) entre, d'une part, un espace médiatique livré à une domination pratiquement sans partage des tenants d'un libéralisme plus ou moins social et, d'autre part, la diversité sociale, culturelle et politique des publics ?

2. Comment y remédier ? En définitive, le seul pluralisme qu'ils défendent, c'est un pluralisme de combat, mais de leur combat.

Laurent Joffrin espère domestiquer la dissidence [18]

« Laissons parler le "non" ! », s'exclame Laurent Joffrin dans le titre de son éditorial du Nouvel Observateur du 3 mai 2005. En effet, explique le directeur de la rédaction de l'hebdomadaire, « on a grand tort de ne pas faire parler assez les défenseurs du non » car « moins ils s'expriment, plus ils convainquent ». Qui cela « on » ? Le fin stratège avertit avec solennité les grands médias : « En donnant le sentiment de fausser le jeu démocratique, les grands médias alimentent une polémique dans laquelle ils tiennent le mauvais rôle ». Aussi l'éditorialiste conseille-t-il à ses confrères de laisser s'exprimer leurs adversaires « au moins en contrepoint ». Avis aux contestataires : si « on » vous laisse vous exprimer, c'est « au moins en contrepoint » !

Pour preuve de sa générosité, Laurent Joffrin se fend d'une note de bas de page pour citer en exemple Le Nouvel Observateur, grand spécialiste en « contrepoints » : « Le Nouvel Observateur le fait cette semaine en laissant un espace significatif à Laurent Fabius ou à Jean-Luc Mélenchon. » Mais, première précision, l'« espace significatif » (une demi page du newsmagazine) attribué à Jean-Luc Mélenchon est aussitôt suivi d'une réponse, tout aussi significative de... Laurent Joffrin à Mélenchon. Et, seconde précision, le propos de Laurent Fabius est précédé d'une analyse favorable au « oui » de Simone Veil, laquelle suit une tribune, elle aussi favorable au « oui », de Jürgen Habermas, puis celle de Joffrin. Et laquelle des deux tribunes (Simone Veil ou Laurent Fabius) est annoncée en une ?... Oui, oui, oui : celle de l'avocate du « oui ». L'espace accordé est donc un espace concédé et bien encadré. Moins envahissant que les pages de publicité du Nouvel Observateur, moins aguicheur que les pages « people » de l'austère hebdomadaire qui ne manque jamais une occasion de se conformer à la définition qu'en donna Laurent Joffrin lui même à des étudiants en journalisme : un « Gala pour riches » [19].

Cette démocratie du contrepoint se transforme, comme par magie, en « équilibre », quand il devient évident que le pluralisme doit au moins être apparent pour mettre le débat au service du juste combat : « Faute de cet équilibre, explique l'éditorialiste, les défenseurs du non peuvent dénoncer – c'est de bonne guerre – la "dictature de la pensée unique" et gagner dans la bataille le prestige de ceux qui sont négligés, censurés, bâillonnés même par "l'information officielle". » À la guerre comme à la guerre ! Joffrin propose alors un relevé opportun du champ de bataille, car selon lui les partisans du « non » peuvent « d'autant plus facilement » protester contre la domination des gentils éditorialistes « qu'ils disposent de leurs propres canaux d'expression ».

Que sont ces redoutables « canaux d'expression » ? C'est ce que Joffrin va nous apprendre. Car, voyez-vous, « depuis au moins dix ans en France, il n'y a pas un système médiatique mais deux ». « Le premier est composé des grandes chaînes de télévision, des principaux réseaux radiophoniques, des quotidiens et des hebdos généralistes. Pour des raisons diverses – influence des actionnaires dans certains cas, convictions des éditorialistes dans d'autres, choix délibérés des équipes rédactionnelles dans d'autres encore, le oui domine ce qu'on pourrait appeler le système "classique". » Là, tout est simple et, croit-on comprendre, concentré, alors que « le second système est plus complexe et diffus » : « il compte des journaux militants, des radios moins traditionnelles, des réseaux associatifs ou d'éducation politique et, surtout, une myriade de sites Internet, collectifs ou individuels, permanents ou éphémères, dont l'influence n'a cessé de grandir au fil des années. Dans ce système médiatique "alternatif" ou "dissident", le non domine de manière écrasante ». Dans le brouillard qui baigne cet océan de complexité, notre spécialiste des médias poursuit : « Mais pourquoi, dira-t-on, introduire les partisans du non à égalité dans le système classique ? ». Pas simplement parce qu'un véritable équilibre serait plus démocratique. Pour le grand stratège, la raison est autre : le « système classique » obéirait en effet « à des règles professionnelles qui l'obligent à pratiquer l'information équilibrée et la délibération rationnelle », alors que le « système dissident » « charrie ce qu'il y a de meilleur et de pire en matière d'information ».

Ne croyez pas que notre spécialiste des « systèmes » et des « règles » se satisfasse d'une opposition aussi sommaire. Il sait que, dans le « système classique », les règles professionnelles obligent très peu, que l'information est déséquilibrée et que la délibération rationnelle est une chimère. Gagné par le sens de la nuance, il argumente alors : « Instrument incomparable de diffusion et de culture, les médias dominants sont aussi le royaume de la rumeur, de la manipulation, de l'arrogance pathologique et de l'invention pure et simple. Assujettis à la financiarisation et à la publicité, ils entretiennent les modes de domination les plus archaïques, à la fois hyper libéraux et moyenâgeux. Premier vecteur du système de domination idéologique, ils flattent les penchants irrationnels autant que les virtualités créatrices. »

Erratum ! Laurent Joffrin n'est pas l'auteur de cette citation ! Il écrit au contraire : « Instrument incomparable de diffusion et de culture, Internet est aussi le royaume de la rumeur, de la manipulation, de la protestation pathologique et de l'invention pure et simple. La "toile" est une réalité à la fois futuriste et archaïque, hyper technologique et moyenâgeuse. Premier vecteur du système dissident des médias, elle en flatte les penchants irrationnels autant que les virtualités créatrices. »

En réalité, Laurent Joffrin se soucie du pluralisme comme d'une guigne. Seule l'intéresse la victoire du « oui » et le maintien de la domination d'un « système » médiatique dont il est un fier défenseur et un éminent bénéficiaire. Son plan de bataille est prêt ; faraud, il ne peut s'empêcher de le dévoiler : « L'intérêt des partisans du oui, au-delà des principes, c'est donc de ramener le débat sur le terrain rationnel, en pleine lumière, à armes égales entre le oui et le non. […] Au lieu de laisser s'ébattre sans contradicteurs les pythies et les gourous du Net, il faut les contraindre au débat. Et cette fois, plus ils s'exprimeront, moins ils convaincront ». La pauvre théorie des « deux systèmes » n'était donc que cela : l'alibi d'un projet, dérisoire mais significatif, de domestication de la dissidence.

Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 49-83.


[1] Sur le site « expression-publique.com », janvier 2005. Cité par PLPL, « Le grand cirque des oui-ouistes », n°23, février 2005, p. 6.

[2] Cité dans Le Bêtisier de Maastricht, Paris, Arléa, 1997.

[3] Cité par Serge Halimi, « Médias en tenue de campagne européenne », Le Monde diplomatique, mai 2005.

[4] Philippe Val, Le Référendum des lâches, Paris, Le Cherche midi, 2005, p. 49.

[5] D'après l'article de Denis Perais et Henri Maler, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 6 avril 2005, et celui de Denis Perais « Oui dit Elle. Une propagande totalitElle » publié le 23 mai 2005.

[6] Cité par Pierre Marcelle, « Elle, folle de son oui », Libération, 9 mai 2005.

[7] À comparer avec celui d'un autre magazine « féminin » : Marie Claire. Lire Christiane Restier-Melleray « Oui ou non ? = oui. L'équation de Marie Claire », texte publié sur le site d'Acrimed le 25 mai 2005.

[8] Selon la formule employée par Serge Halimi dans son article, « Médias en tenue de campagne européenne », Le Monde diplomatique, mai 2005.

[9] D'après les calculs de Pour Lire Pas Lu, « Les tigres de papier », n°25, juin-août 2005, p. 5.

[10] Voir notamment : « Comment Le Midi Libre cajolait les partisans du "oui" », par Mathias Reymond, publié sur le site d'Acrimed le 28 juillet 2005 ; « Paris-Normandie en "mission d'information" », par Denis Perais (publié le 4 mai 2005).

[11] Remarquons d'ailleurs que ces commentaires ne sont que des échos à peine assourdis des propos de certains responsables politiques : en cas de victoire du « non » au référendum, prédit François Bayrou, « il pleuvra plus de 40 jours » (Le Monde, 31.03.05), tandis que Dominique Strauss-Kahn parle sans sourcilier d'« un souffle de bombe atomique » (France 2, 17.02.05).

[12] Pour un exemple régional, lire : Pierre Huron et Alain Thorens, « Cachez ce Traité que je ne saurais voir (Les Dernières Nouvelles d'Alsace) », publié sur le site d'Acrimed le 10 mars 2005 ; ColMar et Stanislas , « Les DNA méprisent les lecteurs et l'électeur » (14 février 2005).

[13] D'après l'article de Philippe Monti, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 25 avril 2005. Voir également « Bernard Guetta célèbre sa propre importance » par Yves Rebours et Mathias Reymond, publié le 21 février 2005 ; « Bernard Guetta parle de Bernard Guetta », par Yves Rebours, publié le 27 mai 2005.

[14] Sur les sondages d'intention de vote, leur validité scientifique et leur portée démocratique, lire les contributions de Patrick Lehingue sur le site d'Acrimed : « Les coûts cachés des coups de sonde (1) » publié le 8 avril 2005 ; « Les coûts cachés des coups de sonde (2) : tout bouge, rien ne bouge », publié le 12 mai 2005 ; « Les coûts cachés des coups de sonde (3) : Exclusif : les sondages ne se sont pas trompés » publié le 8 juin 2005.

[15] Patrick Lehingue, « Les coûts cachés des coups de sonde (2)… », art.cit.

[16] D'après l'article de Denis Perais, Colmar et Alain Thorens, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 30 mars 2005.

[17] Sur ces exemples et quelques autres, voir aussi « Deux poids, deux mesure » (Documentation d'Acrimed et de PLPL) sur le site d'Acrimed. Publié le 28 mai 2005.

[18] D'après l'article d'Henri Maler, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 6 mai 2005.

[19] Propos rapporté par François Ruffin dans Les petits soldats du journalisme, Éditions Les Arènes, 2003.

04.08.2025 à 07:00

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (2/5)

« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, chapitre 1.

- Référendum de 2005

10596 mots

Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l'Europe était rejeté par référendum. À l'époque, nous y avions consacré de nombreux articles et un livre : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005). À l'occasion de ce vingtième anniversaire, nous publions au fil de l'été les différents chapitres de cet ouvrage. Au programme ici : le chapitre 1.

Vous avez dit « équité » ?

Nous vivons dans un étrange pays, où le scrutin majoritaire (qui écrase les différences et exclut les minorités) sert de modèle et de référence (alors que rien ne le justifie) pour calculer la répartition des temps de parole dans les médias audiovisuels entre les formations politiques. Où, de surcroît, une règle coutumière exige qu'en temps normal le gouvernement et la majorité du moment disposent des deux tiers de ce temps. Où le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) se pose en gardien d'une « tradition » (monarchique ?) selon laquelle les interventions du président de la République ne doivent pas entrer dans la compatibilité. Où le même CSA invoque une impalpable « équité » qu'il évalue à sa convenance, en ne prenant en compte que la durée de la campagne officielle, en sous-traitant aux responsables des radios le soin de tenir la comptabilité, en omettant les prestations des chroniqueurs en tous genres. Bref, en couvrant du voile d'une expertise comptable illusoire l'expression médiatique d'une démocratie confisquée.

Des chiffres et des lettres

Les partisans des deux camps ont-ils bénéficié de la même visibilité médiatique ? À cette question, il est permis, en ces mois de campagne, de répondre avec le maximum de désinvolture. Ainsi, le 18 mars 2005, l'auditeur de France Info peut entendre le journaliste Olivier de la Garde fulminer : « Ça fait des semaines qu'on entend que les partisans du "non". Les partisans du "oui", on ne les entend pas beaucoup ». Tiens donc… Le même jour, Laurent Ruquier dans son émission de divertissement « On va s'gêner » sur Europe 1, commente un sondage qui donne 51% d'intentions de vote favorables au « non » : « Maintenant, moi je suis ravi de faire partie du côté des minoritaires... ». Un de ses comparses (Gérard Miller) rétorque : « Vous ne faites pas encore partie des minoritaires en temps de parole... dans les médias et dans les journaux ». Il déclenche aussitôt les foudres de l'animateur qui s'exclame avec colère : « Ah non il faut arrêter de dire ça ! Ça c'est pas vrai ! […] N'utilisez pas comme argument le fait que vous n'avez pas le même temps de parole que les autres, c'est pas vrai on n'entend que vous tout le temps ! ». C'est totalement faux, mais qu'importe ! L'essentiel est de pouvoir s'étrangler d'indignation : « C'est le même argument que Le Pen, c'est le complot médiatique ! » [1]. Rien que cela ! Deux mois plus tard, dans les colonnes du Monde Télévision, la directrice de l'information de France 2, Arlette Chabot, fait part également de sa colère : « Avant, on nous accusait de faire le jeu du "non", et maintenant celui du "oui". Et comme par hasard, c'est le service public, qui se démène pour préparer des émissions spéciales et pour faire de la pédagogie tout au long de l'année, que l'on critique quand le résultat semble serré ». Puis Arlette Chabot poursuivait par ce cri du cœur, très émouvant : « Nous ne sommes pas chargés de la campagne officielle ! Nous avons aussi le droit d'être des journalistes ! » (22-23.05.05).

Pourtant les données objectives suffisent à montrer que le droit de dire n'importe quoi devrait s'imposer des limites. Et que le droit des journalistes ne devrait pas les soustraire à quelques obligations. Quelques chiffres. D'abord, ceux du CSA, même s'ils font l'objet des plus vives critiques. Son relevé qui couvre la période du 4 au 29 avril indique que les défenseurs du « oui », dans l'ensemble des chaînes généralistes de télévision, ont disposé de 63 % du temps d'antenne, contre 37 % pour leurs adversaires. Pour la période du 4 avril au 13 mai, le déséquilibre semble moindre, puisque le temps d'antenne était de 57 % pour le camp du « oui », 43 % pour celui du « non ». Si l'on prend l'exemple des magazines et journaux télévisés de France 2, entre le 4 avril et le 27 mai, les partis ou groupements politiques favorables à l'adoption du traité ont disposé de 7 heures et 13 minutes de temps de parole, contre 6h19 pour leurs adversaires. Sur TF1, l'équilibre est presque atteint, mais la chaîne n'a consacré que 2h43 de temps de parole aux organisations politiques. Les responsables de TF1 ont sans doute estimé que la diffusion d'émissions de télé-réalité était une action plus « citoyenne » que l'information de leurs téléspectateurs sur un enjeu aussi important.

De son côté, l'émission de décryptage des médias « Arrêt sur images », sur France 5, a comptabilisé le nombre des intervenants à la télévision [2]. Entre le 1er janvier et le 31 mars 2005, près de 70 % des intervenants à la télévision (journaux télévisés, émissions politiques et de divertissement) se situaient dans le camp du « oui ». Au mois d'avril 2005, 73 % des invités des principaux journaux télévisés étaient favorables au « oui » ; au mois de mai, ils sont encore près de 61 %. La disproportion est particulièrement flagrante dans certaines émissions, comme « France Europe Express » de Christine Ockrent.

Enfin, le journal Pour Lire Pas Lu a effectué des calculs concernant la radio [3]. Du 1er mars au 28 avril, Stéphane Paoli a invité dans l'émission « Question directe » de France Inter 23 personnalités favorables au « oui » contre seulement 4 pour le « non ». Au mois de mai, il devait concéder un rééquilibrage. Sur Europe 1, entre le 7 mars et le 27 mai 2005, Jean-Pierre Elkabbach a reçu (dans ses émissions matinales et celles du dimanche soir) 45 partisans du traité constitutionnel, contre 12 opposants. Dans « l'Invité de RTL », entre le 1er février et le 27 mai 2005, le journaliste politique Jean-Michel Aphatie a quant à lui interrogé 40 dignitaires du « oui » et 22 défenseurs du « non » [4].

Ces chiffres accablants témoignent d'une conception pour le moins étonnante de l'« équité », dont le flou artistique – en ce domaine comme en d'autres – permet d'habiller à peu de frais les inégalités les plus flagrantes. Encore ne sont-ils que des indices. D'abord, il est indispensable de s'interroger sur le contexte de chaque intervention. Quelle était l'attitude des journalistes à l'égard des porte-parole des deux camps ? À l'évidence, les tenants du « non » et ceux du « oui » ont subi – nous y reviendrons – un traitement journalistique qualitativement très différent. Ensuite, ces données ne prennent pas non plus en compte la place occupée par les experts et les éditorialistes, pourtant omniprésents à la radio et à la télévision, et indubitablement engagés dans la ratification du projet de Constitution. Sans même évoquer le cas de la presse, où quelques exceptions (L'Humanité, Politis, Le Monde diplomatique, pour ne citer qu'eux) ne peuvent masquer la campagne unanimiste, incessante et rageuse, d'un nombre impressionnant de titres mobilisés pour le « oui ». Qu'il s'agisse de la presse d'information généraliste, nationale (de Libération au Figaro en passant par Les Échos) comme régionale (de Ouest-France au Parisien en passant par les Dernières Nouvelles d'Alsace), ou qu'il s'agisse de la presse magazine la plus variée (de Paris Match au magazine Elle, en passant par Charlie Hebdo). Enfin, les chiffres avancés n'enregistrent que quelques mois de campagne et ne représentent qu'une « coupe » effectuée dans plusieurs années d'une diffusion totalement disproportionnée d'une conception unique de la construction européenne, que les partisans du « oui » se borneront seulement à reprendre et intensifier à l'occasion du débat référendaire.

Expression, pour une part, de rapports de forces qui préexistent à une campagne qui en amplifie les effets, la minorisation médiatique des partisans du « non » ne traduit pas simplement le parti pris idéologique des journalistes dominants. En effet, les disproportions quantitatives et les distorsions qualitatives sont le produit de logiques structurelles qui conduisent invariablement les journalistes politiques à privilégier les partis politiques les plus puissants et à se focaliser sur les hommes politiques les plus consacrés. Avec, pour conséquences, d'une part une sous-représentation médiatique des responsables politiques « de second plan », qui a pour corollaire une déférence à l'égard des plus puissants, et d'autre part une sous-représentation médiatique des petits partis, ce qui redouble d'une certain manière les effets pervers du scrutin majoritaire. On mesure alors la difficulté pour les tenants du « non » d'imposer sur la scène médiatique un débat qui respecterait l'équilibre entre les points de vue indépendamment des considérations de « représentativité politique » ou de notoriété journalistique des porte-voix respectifs des deux camps. De fait, il leur fallait affronter une véritable course d'obstacles.

Équité : les émois d'un médiateur [5]

Le dimanche 13 mars 2005, « Au fil d'Inter », l'émission animée par Brigitte Patient, est consacrée au rôle des médiateurs. Patrick Pépin, médiateur de Radio France, s'interroge sur les tombereaux de protestations des auditeurs face au traitement journalistique de la campagne par la chaîne de radio. « On a reçu énormément [de courrier], explique Pépin, mais ça c'est depuis plusieurs semaines […] Je vais juste prendre une lettre parce que c'est la tonalité générale. Le gros des auditeurs, et là c'est un Monsieur qui nous fait remarquer qu'il "serait heureux que France Inter lui serve une information impartiale sur le prochain référendum et non comme jusqu'à présent un cheval pour le "oui" et une alouette pour le "non" ». Cette formule amusante ayant stimulé sa curiosité, le médiateur fait une découverte bouleversante : « les gens qui avaient parlé pour le ‘‘non'' sur les antennes de Radio France étaient plus nombreux que les gens qui s'étaient exprimés pour le "oui'" ».

Vraiment ? Selon quelles sources autorisées ? Quels sont ces « gens » (responsables politiques, journalistes, experts) qui ont parlé ? Les chroniqueurs et éditorialistes ont-ils été comptabilisés ? Pour quelles durées et dans quelles conditions ? Qu'importe, en effet, leur nombre stricto sensu si l'on ne connaît pas le temps de parole réservé aux intervenants, et surtout les conditions de leur expression ? En tout cas, le médiateur se refuse à entendre les critiques des auditeurs : « On est dans quelque chose d'extrêmement subjectif, violent, idéologique, automatiquement la perception est faussée ». Qui peut bien donc être ce « on » ? En définitive, ce quelque chose de « subjectif », « violent » et « idéologique » méconnaît simplement le travail de « pédagogie » que réalisent les journalistes de la chaîne : « Pour les tenants du "non", explique Pépin, tout le travail de pédagogie qui est une vraie fonction sociale, politique du journaliste, et raison de plus dans une antenne de service public, qui est d'expliquer, est perçue comme favorable au "oui" ». Grâce au médiateur, au moins, toutes les erreurs de perception sont désormais corrigées !

Pourtant, deux mois plus tard, le point de vue de Patrick Pépin semble avoir quelque peu évolué, comme en témoigne son « chat » sur le site internet de Radio France (18.05.05). Certes, l'arbitre se refuse à désavouer le comportement des interviewers des stations de Radio France : « Je ne peux pas admettre qu'il y ait un déséquilibre lorsque les représentants du "oui" et du "non" sont traités avec impartialité à l'antenne ». Certes, le médiateur continue de réaffirmer la « liberté nécessaire » des éditorialistes. Toutefois, pressé par les questions virulentes et précises des internautes, il doit admettre qu'il a « constaté comme beaucoup d'auditeurs que tout le travail pédagogique indispensable à la radio semble dans l'explication être plutôt favorable au "oui" ». Il concède aussi que « le point de vue des éditorialistes tend à modifier la recherche d'équilibre et d'impartialité », d'autant que leurs propos « ne sont pas décomptés du temps de parole », ce qui conduit à « fausser la recherche d'égalité qui est celle des antennes ». Il fait même observer que « l'orientation pro "oui" des chroniqueurs pose problème », et que l'idée de les suspendre provisoirement de leurs fonctions ou de leur opposer des contradicteurs méritait d'être envisagée. De même, les réactions indignées et les critiques lui semblent plus compréhensibles : « Il y a dans cette campagne une réaction logique des citoyens qui comprennent mal qu'on leur pose une question ouverte et que majoritairement on leur indique une seule réponse ». Mais combien d'autres journalistes ont continué sans sourcilier de nier une vérité qui pourtant crevait les yeux et les oreilles ?

Des interviewers à pugnacité partisane

Parmi les entraves à l'expression des adversaires du projet de traité, la plus visible est l'engagement manifeste des interviewers, capables en d'innombrables occasions de transformer leurs questions en chroniques interrogatives ou d'oublier, tout simplement, leur fonction de journalistes.

Lors de l'émission « Arrêt sur images » du 3 avril 2005, une discussion s'engage sur l'attitude des interviewers à l'égard de leurs invités durant la campagne. Le politiste Raoul-Marc Jennar, adversaire du traité, se déclare surpris que Stéphane Paoli n'ait pas contredit Dominique Strauss-Kahn quand celui-ci a prétendu que la directive Bolkestein était désormais retirée et perdue « dans les poubelles de l'histoire » (09.03.05) [6]. Or, selon Jennar, « la proposition n'a jamais été retirée, ni à ce moment-là ni même depuis le sommet européen » et « il me semble, ajoute-t-il, qu'un journaliste professionnel qui accueille un homme politique devrait garder un œil critique sur les propos d'un homme politique qui est en campagne ». Quentin Dickinson, le correspondant de France Inter à Bruxelles rétorque que « Stéphane Paoli n'a pas à polémiquer avec son invité, c'est clair. Il lui laisse la responsabilité de ses propos ». Pourtant, quand un partisan du « non » s'exprime dans les grands médias, les journalistes n'hésitent pas à le contredire, voire à le houspiller avec une agressivité non dissimulée. C'est le cas par exemple de Pierre Le Marc et ses collaborateurs recevant le socialiste Jean-Luc Mélenchon dans l'émission politique de France Inter « Respublica » (10.03.05). Personne n'éprouve alors l'obligation de lui laisser « la responsabilité de ses propos » comme en témoigne cet extrait [7].

- Pierre Le Marc : Comment expliquez vous alors que la majorité des syndicats européens se soient prononcés en faveur de cette Constitution, en faveur de ce traité, en estimant qu'il apporte des progrès sur le plan social ?

Jean-Luc Mélenchon : Je suis bien obligé de dire qu'ils se trompent…

Pierre Le Marc : Vous êtes seuls à détenir la vérité face à 119 syndicats européens […] L'approbation d'un tel nombre de syndicats pour vous n'a aucune importance.

Jean-Luc Mélenchon : Je n'ai pas dit cela du tout, je dis que je pense qu'ils ont tort, et c'est mon droit. Je vais vous dire autre chose maintenant : si vous regardez les syndicats français, la CGT est contre, l'UNSA…

Pierre Le Marc [qui le coupe] : Non, la CGT et FO se sont abstenues lors de ce vote à la Confédération européenne des syndicats.

Jean-Luc Mélenchon : Mais en France, le vote qui a eu lieu en France ? En France, les syndicats qui ont analysé ce texte ont conclu qu'il ne correspondait pas aux objectifs…

Pierre Le Marc : Vous savez les réserves qu'a admises M. Thibault sur le vote de la CGT tout de même !

Jean-Luc Mélenchon : Ah oui, mais écoutez ! Vous ne pouvez pas m'opposer le vote du Parti socialiste et ensuite passer par-dessus bord le vote de la CGT. Il faut choisir hein ?

Françoise Degois : […] Le 29 mai la France vote Non, qu'est-ce qui se passe ?

Jean-Luc Mélenchon : La France un pays fondateur de l'Europe, c'est donc elle qui peut prendre l'initiative de relancer la négociation, en disant : voici pourquoi les Français ont refusé…

Pierre Le Marc [goguenard] : Et à ce moment, tout le monde accourt à la table, tout le monde accourt à la table… tout le monde accourt à la table… Vous négociez avec qui ?

Jean-Luc Mélenchon : Avec les pays qui se trouvent là, avec qui voulez vous négocier ?

Pierre Le Marc : Et qui sont bien sûr tout à fait prêts à négocier le modèle social français, le modèle du parti socialiste français…

Jean-Luc Mélenchon : Est-il normal de mettre dans une Constitution une politique économique ? Vous m'obligez à adopter, moi qui suis socialiste, un ensemble de dispositions qui répètent toutes les trois lignes que c'est la concurrence libre et non faussée qui est le grand principe…

Michel Feltin : C'est vrai depuis le début de l'Europe, depuis 1957…

Pierre Le Marc : Mais retirer ces textes reviendrait au même !

Jean-Luc Mélenchon [agacé] : Pour vous c'est tout du pareil au même, vous êtes hors de la réalité, pardonnez-moi de vous le dire… […]

Pierre Le Marc : Est-ce que vous n'introduisez pas une logique qui fait que les marchés et le libéralisme seront beaucoup plus puissants puisque vous brisez l'instrument de politique de la construction européenne qui cherche à renforcer les solidarités ?

Jean-Luc Mélenchon : Mais pas du tout. Le contenu de ce texte ne renforce pas les solidarités…

Pierre Le Marc : C'est votre avis…

Alors que les présentateurs placent les adversaires du traité en position d'accusés soumis à un interrogatoire, ils bichonnent les amoureux du projet constitutionnel, leur posant des questions comme on sert des friandises. Les interviewers deviennent alors de véritables protagonistes des débats. Parfois la complaisance n'est même pas dissimulée. Ainsi, le présentateur Thomas Hughes salue en ces termes Simone Veil, conviée au 20 heures de TF1 pour bavarder sur les bienfaits de la construction européenne, alors même que son engagement est contesté compte tenu du devoir de réserve lié à ses fonctions : « Merci de faire cette campagne même si certains vous invitent à démissionner du Conseil Constitutionnel » (05.05.05). Lorsqu'ils interrogent les roitelets du « oui », les interviewers patentés en rajoutent dans la révérence. Aucune question gênante quand Arlette Chabot et David Pujadas « interrogent » Jacques Chirac (France 2, 04.05.05). Pourtant, comme le montre en détail L'Humanité deux jours plus tard (06.05.05), le président de la République a multiplié les affirmations pour le moins discutables, sans rencontrer la moindre opposition. Pas de « polémique » non plus quand Alain Duhamel et Olivier Mazerolle interviewent successivement Valéry Giscard d'Estaing et Jean-Pierre Chevènement dans « 100 minutes pour comprendre » (France 2, 21.04.05). Entre la déférence à l'égard du premier et l'agressivité à l'égard du second, lequel pouvait rarement aller au bout de ses arguments, le contraste est complet. Une analyse attentive montre que Duhamel est intervenu 17 fois face à Giscard d'Estaing et 27 fois face à Chevènement. Dans le premier cas, ses interventions étaient de simples relances (parfois formulées comme des objections émanant de partisans du « non ») ; dans le second cas, ses interventions étaient des interruptions ou des objections. Quant à Olivier Mazerolle, entre autres « bons mots », on lui doit celui-ci : « Il se répand en France une sorte de grande peur, comme il y a eu la peur de la grande peste, là, on a peur que cette Constitution, ce ne soit une machine libérale à la britannique ». Une peur irrationnelle, certainement.

Parfois, les journalistes savent faire preuve d'impertinence. Comme Serge July, le directeur de Libération qui, sur le plateau de « France Europe Express », implore Giscard d'Estaing sous couvert d'une interrogation : « Que faire pour sauver le "oui" ? » (France 3, 29.03.05). Mais dans l'art des questions déstabilisantes, Jean-Pierre Elkabbach est irrésistible. L'interviewer d'Europe 1 s'adressant au porte-parole du Parti socialiste, François Rebsamen : « Pourquoi vous dites qu'il y a un "oui" pédagogique et un "non" démagogique ? » (11.02.05). À Bertrand Delanoë, qu'il reçoit « avec plaisir » : « Est-ce que la France peut vaincre ses peurs ? » (22.03.05). Même chose pour Manuel Valls : « Quels arguments il faut utiliser pour convaincre que l'Europe, avec sa nouvelle Constitution à 25, est bonne pour les Français, qu'elle garantit l'égalité des chances et aussi leur avenir ? » (21.03.05). Toutefois, face à Laurent Fabius, Elkabbach change de ton : « Est-ce que vous croyez vraiment ce que vous dites ? ». Excédé, Fabius lui réplique : « Mais vous êtes injurieux ! » (04.05.05). Notons que Jean-Pierre Elkabbach n'a pas résisté au plaisir d'afficher ses convictions : « Moi, je suis pour le "oui". Je ne devrais pas le dire, mais je suis pour le "oui". Mais je suis objectif ! » (Europe 1, 08.02.05). C'est peut-être ce genre d'attachement viscéral à l'objectivité qui explique qu'au lendemain de son entretien raté avec 83 jeunes sur TF1, Jacques Chirac aurait déclaré : « Les journalistes politiques, ça a du bon » (Le Figaro, 19.04.05).

Un interrogatoire sur France 2 (service public) [8]

Une interview de Laurent Fabius, réalisée en plateau et en direct, est précédée par deux reportages. L'un porte sur un meeting du Front national. La voix off du journaliste insiste sur l'étroit nationalisme des militants de ce parti qui, en outre, se prononcent pour le « non » alors qu'ils ne lisent même pas la Constitution (il est bien connu que tous les partisans du « oui » connaissaient le traité sur le bout des doigts). Le journaliste mentionne également le penchant de ces militants pour le vin rosé... On voit et l'on entend surtout Le Pen qui cite au passage Laurent Fabius, ce dernier ayant constaté, comme d'autres, que le traité ne sera pas facilement révisable. Cet extrait a été choisi, évidemment, sans intention particulière... Le second reportage reprend simplement les propos de François Hollande, un partisan du « oui » qui fustige Fabius, accusé de poursuivre des ambitions personnelles et d'avoir choisi le « non » uniquement par calcul (sans doute parce qu'il est le seul à calculer…). Cet extrait a sans doute, lui aussi, été choisi par la rédaction de France 2 en fonction de sa haute teneur explicative. Vient le moment de l'interview. Plutôt que d'interroger son invité sur ses positions au sujet du TCE, Béatrice Schönberg, la présentatrice du JT, lui pose les questions-que-tout-le-monde-se-pose, c'est-à-dire les questions qu'elle se pose... à la lumière des reportages précédents. Ou plutôt, elle lance des accusations, voire des insinuations plus ou moins calomnieuses (Fabius cohabiterait avec l'extrême droite, il serait un politicien acrobate, un agitateur de chiffon rouge, un socialiste isolé, qui transformerait de braves militants socialistes en « dindons de la farce », etc.). En revanche, elle ne pose aucune question précise – même dérangeante – sur les raisons avancées par l'invité en faveur du « non ».

[Les réponses de Laurent Fabius n'ont pas été retranscrites pour mieux mettre en évidence le travail de la journaliste]

Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, bonsoir. L'attaque [de François Hollande] est claire et directe. J'imagine que votre réponse le sera aussi.

Béatrice Schonberg : Est-ce que vous répondrez en revanche à Jean-Marie Le Pen puisqu'il était particulièrement élogieux avec vous, qu'il est pour le « non » comme vous l'êtes. Est-ce que cette cohabitation du « non » vous va par exemple ? [En quoi s'agit-il d'apporter une « réponse » à Le Pen ? Fabius lui rétorque : « Vous vous moquez de moi ! »]

Béatrice Schonberg [faussement innocente] : Je vous pose la question. [C'est plus clair : la fausse question de Le Pen était une vraie question de Schonberg !]

Béatrice Schonberg [qui n'en démord pas] : C'est une cohabitation de circonstance !

Béatrice Schonberg : Si vous le voulez bien, toute une série de questions concrètes avec des réponses concrètes. On a l'impression que cette semaine vous avez multiplié les déclarations, les interventions. On vous a vu à la télé avec José Bové. On a donc le sentiment que vous passez à une vitesse supérieure. Finalement [On voit mal l'enchaînement avec ce qui précède] est-ce que vous n'êtes pas dans une position d'acrobate, où vous vous affichez sans faire campagne, on a un peu du mal... franchement, il faudrait un peu que les citoyens arrivent à s'y retrouver [D'où tient-elle que les citoyens ne s'y retrouvent pas ?].

Béatrice Schonberg : Certains vous reprochent, chez les socialistes d'ailleurs, d'agiter un peu les chiffons rouges, de prôner une certaine méfiance à l'égard des étrangers...

Béatrice Schonberg : Vous dites, par exemple, l'ouverture des frontières peut mettre en cause notre protection sociale, nos retraites.

Béatrice Schonberg : Est-ce qu'on peut avoir raison contre tous les socialistes européens et contre la majorité des syndicats européens ? [Est-ce que les responsables politiques doivent faire comme les journalistes et regarder ce que pensent leurs homologues pour savoir ce qu'ils doivent penser ?]

Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, beaucoup de questions évidemment sur l'après 29 mai. Vous vous posez en rassembleur du peuple de gauche. Quel rôle allez-vous jouer, comment imaginez-vous ces lendemains ? Finalement... par exemple, Dominique Strauss-Kahn aujourd'hui dit « faudra qu'il démissionne si le "oui" passe ». Comment imaginez-vous que les militants qui donc ont voté pour la ligne du parti socialiste, donc pour le oui, vont prendre les choses. Est-ce que ce sont pas eux les dindons de la farce ? [Quelle farce ? Pourquoi ne pas se demander ce qu'en pensent les 50% d'électeurs socialistes qui s'apprêtent à voter « non » alors que le Parti socialiste fait campagne pour le « oui » ?]

Béatrice Schonberg [insistante] : Parlez aux militants !

Béatrice Schonberg : Merci Laurent Fabius d'avoir répondu en direct à nos questions.

Merci Béatrice Schonberg de ne pas avoir posé une seule question sur le Traité constitutionnel européen !

Des « experts » à engagement monocolore

Éditorialistes, présentateurs et interviewers sont secondés par des « experts ». Comme par enchantement, la quasi-totalité d'entre eux sont favorables au « oui »…

Dans le journal de 13 heures de France Inter, le 3 mai 2005, Florence Deloche-Gaudez est invitée à commenter l'intérêt des Français pour la campagne européenne [9]. L'« experte » en science politique explique alors que « la Constitution européenne marque une avancée. Pour la première fois, elle donne davantage de pouvoirs aux citoyens européens. […] Le traité établissant une Constitution renforce non seulement la démocratie participative […] mais aussi la démocratie représentative ». Puis elle ajoute qu'« en réalité l'Europe n'est pas que libérale. Elle n'a jamais été qu'un marché ». Enfin, elle estime que « la renégociation est plus difficile qu'on ne le croit ». Le journaliste de France Inter s'aperçoit alors que sur trois points essentiels du débat (le caractère démocratique du traité constitutionnel, le caractère libéral de la construction européenne, la possibilité de renégocier), la prétendue « experte » a repris les arguments des partisans du « oui » et récusé ceux de leurs adversaires. Il le lui fait remarquer : « Votre analyse n'est pas neutre. C'est tout pour le "oui" en ce moment. ». Son invitée rétorque : « Je ne méconnais pas les limites de ce texte non plus. Mais, pour moi, les mérites l'emportent sur les limites. » En effet, il suffisait pour en être convaincu de lire son ouvrage à prétention pédagogique, préfacé par Christine Ockrent, qui indique sans détours que l'auteur est « favorable à l'adoption de la Constitution européenne », même si, tient à préciser Ockrent, « elle ne fait pas œuvre de propagande » [10]. Faut-il ajouter que Florence Deloche-Gaudez, qui enseigne à Sciences-Po, était également chargée d'une chronique « Constitution » dans l'émission « France Europe Express » animée par Christine Ockrent ?

L'un des moyens que les médias ont de s'engager sans en avoir l'air (et parfois sans même s'en rendre compte) est de faire appel à des « experts » ajustés aux attentes de leurs hôtes, et qui pourront développer des analyses biaisées se présentant comme des vérités scientifiques. Plus généralement, le rôle social de ces « experts », qui officient le plus souvent dans les écoles du pouvoir, est de légitimer ou de préparer les choix des gouvernants et d'avaliser les représentations dominantes. Ainsi, le 12 mai 2005, le directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, comptait au nombre des grands témoins qui, en compagnie d'Arnaud Lagardère, de Jean-François Dehecq (PDG de Sanofi-Aventis) et de Stéphane Courbit (le fondateur d'Endémol, pape de la télé réalité) soutenait Nicolas Sarkozy, l'UMP et le « oui » au référendum en compagnie du gouvernement Raffarin presque au complet lors d'un meeting au Palais des Sports de Paris (Le Figaro, 13.05.05).

Pendant plusieurs mois, sondeurs et politologues, journalistes spécialisés et juristes sont omniprésents, notamment dans les émissions qui se présentent comme des forums du « débat démocratique ». Tel est le cas de « C'dans l'air », animé par Yves Calvi sur France 5, qui a consacré au premier semestre 2005 11 émissions à la question de « l'Europe ». Sur 45 invités, on comptait 18 invitations pour des journalistes, 17 pour des sondeurs, 8 pour des experts en questions européennes (dont Florence Deloche-Gaudez…) et enfin 2 pour des hommes politiques étrangers. En réalité, les invitations étaient monopolisées par un petit nombre de bons clients, comme le politologue Dominique Reynié (3 fois), le journaliste de L'Express Christophe Barbier (9 fois) ou les sondeurs Roland Cayrol (9 fois aussi) et Pierre Giacometti (6 fois) [11]. Petite devinette : combien de ces intervenants n'étaient pas des partisans enthousiastes de la « Constitution européenne » ? Aucun. Même s'ils n'ont pas tous conseillé les militants de l'UMP en se présentant ouvertement comme « défenseur du traité », comme l'a fait Pierre Giacometti, le directeur général d'Ipsos (Fil-Fax Normandie, 27.04.05).

Pour assurer leur légitimité, ces « savants » peuvent se prévaloir de titres ou de diplômes censés garantir leurs compétences de spécialistes. Ils bénéficient d'autant plus d'une présomption d'impartialité qu'ils officient sous le regard bienveillant de journalistes acquis à leurs opinions et, qui plus est, dans des médias qui ne revendiquent aucun engagement politique. C'est ainsi que Dominique Reynié, professeur à Sciences-Po, a pu développer presque chaque jour sur I-Télévision des analyses partiales sans risquer le moins du monde d'être contredit. Le journal Pour Lire Pas Lu détaille quelques-unes de ses interventions [12]. La directive Bolkestein ? « C'est exactement le genre de directive qui a plus de chances de voir le jour si la Constitution n'est pas adoptée ». La subordination à l'Otan ? Reynié oublie de préciser le contenu des articles I-41.2 et I-41.7 du TCE : « ce qu'introduit la Constitution, c'est la perspective d'une politique militaire européenne qui un jour évidemment se substituera à l'Otan » [13]. Les exemples de « compétence » désintéressée abondent [14]. Sur le plateau de « C' dans l'air », Roland Cayrol annonce sans sourciller le taux d'abstention au référendum à venir : « Y a décidément trop de gens que ça n'intéresse pas […] 50%, c'est sûr » (05.04.05). Mais la palme d'or des prophéties ratées revient à Olivier Duhamel, ancien député européen socialiste et professeur de droit à Sciences-Po, qui pouvait affirmer avec assurance dans un ouvrage de la Sofres sur « l'état de l'opinion » : « Contrairement aux clichés complaisamment répandus, on ne relève aucun rejet de la Constitution européenne au sein des couches populaires » [15].

Un expert pris en flagrant délit de compétence

Dans Le Parisien du 26 avril 2005, Guy Carcassonne justifie la rupture par Simone Veil, membre du Conseil constitutionnel, de son devoir de réserve : « Elle a fait la preuve d'une grande dignité, estime le juriste, en renonçant aux avantages de sa présence au Conseil pour servir publiquement ses convictions ». Carcassonne est présenté par le quotidien comme « professeur de droit constitutionnel » et non comme éditorialiste au Point ou auteur d'un article intitulé « Ceux qui votent non rateront le train de l'Europe » (Libération, 28.02.05). Sa conclusion témoigne de la délicatesse de cet article : « Alors il est temps d'écarter faux-semblants et faux-fuyants, d'appeler un chat un chat et un antieuropéen par son nom : les Européens voteront oui, et ceux qui voteront non se feront peut-être, quoi qu'ils en pensent, en disent, en vaticinent, les adversaires de l'Europe, ses fossoyeurs ». Le 26 mai 2005, trois jours avant le scrutin, Guy Carcassonne débat sur LCI face à Marie-France Garaud, qui défend un « non » souverainiste. Cette fois, l'expert est annoncé comme partisan du « oui ». Comme le rapporte le journal Pour Lire Pas Lu [16], Marie-France Garaud oppose à Carcassonne, lors de cette émission, un article qu'il vient de publier dans Le Point, article qui contient plusieurs erreurs graves que l'expert devra admettre.

Marie-France Garaud : J'ai été tout de même très étonnée M. Carcassonne car j'ai lu le topo que vous avez fait dans Le Point. Alors ça doit pas être si clair que ça les institutions. Parce que dans le petit topo que vous avez fait, il y a des petites confusions quand même ! Vous parlez tantôt du Conseil européen tantôt du Conseil et vous ne parlez pas du Conseil des ministres dans la liste des institutions. Et vous citez le Conseil européen en renvoyant à l'article 23 qui vise le Conseil…

Guy Carcassonne [peu fier] : … des ministres, oui.

Marie- France Garaud : Oui, des ministres. Je pense que vous avez pas relu votre texte !

Carcassonne : Oui, il y a eu un problème. Oui, oui, mais je le confesse bien volontiers. Je le confesse bien volontiers.

Marie- France Garaud [impitoyable] : Il me semblait bien. Il me semblait bien.

Guy Carcassonne : Il y a eu un problème à la relecture, dont je suis responsable.

Marie-France Garaud : Vous voyez, moi j'ai lu attentivement.

Guy Carcassonne : Il y a eu un problème…

Marie-France Garaud [elle chausse ses lunettes et poursuit son exécution] : Vous n'avez pas relu, mais il y en a plusieurs. Par exemple, vous mettez « Les ministres nationaux et les commissions européennes n'assistent plus au Conseil que si l'ordre du jour l'exige… ». Mais c'est sous le conseil européen que vous mettez ça. Or les ministres n'ont jamais… et vous renvoyez à l'article 22. Mais l'article 22 ne vise pas du tout cette disposition ! Les ministres n'assistent pas du tout aux Conseils européens…

Guy Carcassonne : N'assistent plus.

Marie-France Garaud : C'est les chefs d'État et de gouvernement. Vous voyez bien que ce n'est pas si clair que ça.

Marie-France Garaud oublie seulement de préciser que les analyses savantes de son interlocuteur avaient été publié dans un numéro du Point dont la couverture clamait « Non aux falsificateurs et aux imposteurs » (19.05.05).

Des éditorialistes à sens unique

Parmi les journalistes, les éditorialistes ou chroniqueurs constituent une minorité privilégiée, dont la fonction valorisée les autorise à commenter « l'actualité » avec une assurance et une allure de savants. Certains d'entre eux ont fait leur spécialité de gloser sur tout et rien, c'est-à-dire aussi bien sur l'opportunité d'entrer en guerre que sur le mariage d'un prince anglais. Durant la campagne, usant et abusant de la position dominante qu'ils doivent à leur appartenance à des médias dominants, la quasi-totalité a pris position en faveur du « oui » tout en se présentant comme des « pédagogues » (nous y reviendrons). Les exceptions se comptent sur les doigts d'une seule main. Comment peut-on alors se gargariser du « pluralisme de l'information » quand, par exemple, tous les commentateurs des principaux hebdomadaires politiques défendent une seule et même ligne et méprisent ceux qui n'y adhèrent pas ? Ou bien quand tous les chroniqueurs matinaux d'une station de radio publique, comme France Inter ou France Culture, chantent chaque jour les louanges d'une seule et même option, le « oui » ? Qu'ils aient la possibilité d'exprimer leur point de vue est une chose, qu'ils tiennent tous le même refrain, avec aplomb et arrogance, en est une autre.

D'autant que certains de ces commentateurs, véritables machines multimédias, sont omniprésents dans le débat public. Alain Duhamel officie notamment sur RTL, dans Libération et dans Le Point ; Bernard Guetta est sur France Inter et à L'Express, Alain-Gérard Slama et Alexandre Adler pérorent sur France Culture et dans Le Figaro ; Jean-Marie Colombani (également éditorialiste à Challenges) et Jean-Claude Casanova (directeur de la revue Commentaires) discourent dans Le Monde et sur l'antenne de France Culture ; Edwy Plenel jase dans Le Monde 2, à LCI et à France Culture ; Laurent Joffrin et Jacques Julliard, tous deux du Nouvel Observateur, babillent respectivement sur France Inter et sur LCI ; Philippe Val pavoise dans Charlie Hebdo et sur France Inter, etc. Et tous se retrouvent dans l'émission « Ripostes » présentée par Serge Moati sur France 5. Sans oublier la liste des sempiternels « intellectuels médiatiques », les Jacques Attali, André Glucksmann, Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy ou Alain Minc, tous « naturellement » favorables à la ratification du TCE et aimant à le faire savoir à tous vents. Cela peut donner parfois des scènes cocasses, comme le 14 mai 2005 sur LCI, lors du « débat » hebdomadaire des compères Jacques Julliard et Luc Ferry. Ce dernier tient à rectifier une « information » du Parisien selon laquelle il serait favorable au « non ». « Les bras m'en tombent des mains [sic], s'exclame Ferry, parce que je croyais que – ceux qui suivent cette émission l'ont compris – je milite depuis plus d'un an pour le "oui" à la Constitution européenne ». Sous le coup de l'énervement, il répète : « On n'a cessé de le dire ici, nous votons tous les deux pour cette Constitution ». Aucun doute là-dessus !

Non content de prendre position, comme il se doit, sur l'objet du référendum, ces éditorialistes patentés prescrivent aux formations engagées dans la campagne et aux responsables politiques les moyens qui à leurs yeux permettraient au « oui » de l'emporter. Ainsi en va-t-il de la chronique de Jean-Marie Colombani publiée dans le n° 243 du magazine économique Challenges (17.03.05), et intitulée sobrement « Comment réfuter les arguments du non » [17]. Le directeur du Monde commence d'emblée par la dramatisation (« La France joue-t-elle à se faire peur ? ») puis résume les raisons pour lesquelles les Français pourraient être tentés de « sanctionner l'Europe » – voter "non", n'est-ce pas voter contre l'Europe ? – à seulement trois points : « la frontière, la monnaie et l'activité économique ». Remarquons qu'il ne sera fait aucune allusion aux articles du traité constitutionnel. La frontière ? C'est l'inquiétude des gens « de droite » au sujet de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Problème réglé : « La Constitution [est] un rempart contre une adhésion automatique de la Turquie ». Au gouvernement et à la droite pourtant d'en convaincre leurs électeurs. Des critiques – à droite et à gauche – contre l'euro ? Problème réglé : « Sans l'euro, dans quel désordre serions-nous ? ». L'activité économique ? Après avoir réduit le social à l'économique, Colombani cuisine un condensé très personnel du non de gauche : « Europe = délocalisation = chômage ». En leur attribuant cet unique et maigre slogan, il peut « réfuter » sans effort l'absence d'arguments qu'il vient de fabriquer : les délocalisations se font « à l'intérieur d'un ensemble qui profite à tous ». Il tente alors de clouer le bec à ceux qui, ayant lu le texte du projet de traité, affirment qu'il constitutionnalise le libéralisme économique : « Il appartient à la couche [sic] européenne de rappeler qu'une Constitution ne détermine pas une politique économique ; et que le texte fait, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, référence aux droits sociaux, donc à un modèle social ». Certes, aucune constitution existante ne détermine la politique économique et sociale à suivre… excepté le projet de Constitution européenne dans sa troisième partie ! [18] A-t-il vraiment lu cette Constitution ? En tout cas l'ordonnance s'achève par le chantage habituel : « Comment ne pas voir qu'un non français serait une rupture majeure et un signe clair de recul ? ».

Ainsi, Jean-Marie Colombani – comme nombre de ses confrères des médias dominants – n'a pas rédigé une chronique ou un éditorial, mais un tract. Non une contribution de parti pris destinée à une discussion argumentée, mais un appel caricatural à la mobilisation d'un parti qui n'ose pas s'avouer comme tel. Toutefois, dans le rôle très prisé de conseiller du prince, c'est certainement Serge July qui mérite le prix d'excellence. Ainsi, dans le quotidien Libération du 26 mai 2005, le PDG du journal et directeur de la publication fait paraître un surprenant éditorial titré « Pour sauver le oui », à un moment où les sondages annoncent une victoire probable du « non » [19]. Dans cet article, Serge July s'adresse directement au chef de l'État et lui indique la stratégie qui, à ses yeux, pourrait encore faire gagner leur cause commune. Selon lui, « Les Français veulent majoritairement sanctionner les équipes sortantes » et c'est pour cela qu'ils « sont démangés par l'envie de dire à nouveau "non". Un "non" qui vise Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin, la politique gouvernementale, et qui frappe l'Europe au passage ». July conseille donc à Chirac, le jour même de l'ultime allocution télévisée que celui-ci doit prononcer, de promettre de dissoudre l'Assemblée en septembre pour que les Français puissent voter deux fois, la première pour l'Europe et la seconde contre le gouvernement. Mais pourquoi Jacques Chirac devrait-il prendre à nouveau le risque d'une dissolution ? La raison avancée par July est fort simple : c'est que cet appel aux urnes serait sans risques, du fait de la division, du manque de leaders et de l'absence de programme des partis de gauche. La conclusion s'impose : « Jacques Chirac peut trouver des avantages politiques à dissoudre et même à espérer, cette fois, gagner la législative. » Autrement dit, par cette stratégie politicienne audacieuse qu'il conseille au Président, non seulement notre éditorialiste pense faire gagner le « oui » mais il pense aussi faire triompher Chirac aux prochaines législatives. Que Le Figaro professe de tels conseils serait sans surprise, mais que Libération, journal fondé par Jean-Paul Sartre, publie de telles élucubrations laisse songeur [20].

Les défenseurs de cette débauche de commentaires favorables au « oui » tirent argument de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse pour justifier l'hégémonie d'un seul point de vue. Plus grave encore : les mêmes affectent de croire que l'exigence de pluralisme menacerait ces libertés, sans craindre de travestir ainsi une situation de plus en plus intolérable. Et d'autant plus intolérable qu'elle se prévaut du règne de la « raison » et des devoirs de la « pédagogie ».

Les matins du « oui » sur France Culture [21]
L'émission Les Matins de France Culture, animée par Nicolas Demorand, a lieu du lundi au vendredi de 7 heures à 9 heures. Chaque jour, selon un ordre habituel, journaux et chroniques alternent avec interviews et revue de presse. Sur les deux heures effectives d'émission, l'invité n'est présent à l'antenne que durant 45 minutes. Interrogé par Nicolas Demorand, l'invité est contraint par un « planning » qui laisse une place importante aux chroniqueurs. Si les éditoriaux d'Alain-Gérard Slama et Olivier Duhamel ne dépassent que rarement les 4 minutes, les interventions d'Alexandre Adler avoisinent souvent les 8 minutes, ne laissant à l'invité que peu de temps avant la chronique suivante. Lors de sa venue le 21 mars 2005, le partisan du « non » Paul Alliès n'a pu s'exprimer qu'1 minute et 48 secondes après la chronique de 4 minutes et 17 secondes de Slama, avant d'être interrompu par le journal de 8 heures. Après la chronique d'Alexandre Adler, inhabituellement courte (5 minutes 51 secondes), l'invité n'a pu s'expliquer que 7 minutes et 7 secondes sur les 10 minutes qui lui sont apparemment imparties. Durant les 20 dernières minutes, l'invité doit répondre à un flot de remarques et d'interpellations des chroniqueurs et de l'animateur, et il n'est pas rare que les questions soient plus longues que le temps réservé aux réponses. Au total, lors de sa venue, Paul Alliès ne s'est exprimé que 28 minutes et 30 secondes sur les 45 minutes laissées en principe à l'invité. 28 minutes pour tenir un propos argumenté et cohérent quand on est sans cesse interrompu…

Cette forme d'équité n'est pas la seule. Durant la campagne référendaire, les chroniqueurs de France Culture n'ont pas hésité, chaque jour, à faire office de prescripteurs d'opinion, mais exclusivement en faveur du « oui ». Un parti pris qu'Adler avoue régulièrement, estimant sans doute que ses aveux doivent lui valoir absolution : « Je continue ma campagne éhontée pour le "oui" au référendum du 29 mai » (11.04.05) ; ou bien encore : « Je voudrais convaincre nos auditeurs ici que le vote "oui" à la constitution européenne s'impose » (19.04.05). Admiratif devant l'intervention télévisée de Jacques Chirac, il affirme avec une apparente conviction : « Il a à peu près fait passer le message. Peut-être pas aussi bien que Olivier Duhamel tous les jours sur cette antenne. Evidemment moins bien que moi, ça, ça ne se compare pas, mais il a quand même été très bon dans l'ensemble et très convaincant pour des gens qui n'étaient pas convaincus » (15.04.05). Lors de la venue de Jacques Généreux, un économiste partisan du « non » (29.03.05), il n'hésite pas, durant sa chronique pamphlétaire, à parler de « référendum sur l'Europe » et à soutenir cet élégant amalgame : « Il y a beaucoup de choses qui rapprochent Philippe De Villiers et Henri Emmanuelli, sauf peut-être effectivement le vote de Vichy en 1940 ». Pour lui, les partisans du « non » représentent un « front anti-mondialiste » composé de « petits bourgeois et chasseurs qui votent "non" à droite et [de] salariés qui votent "non" à gauche » car ils souhaitent « le maintien d'une France corporatiste, protégée et si ceci doit signifier une rupture avec l'Europe, eh bien ils l'assument ». Excessivement inquiet, notre chroniqueur continue : « la France qui est toujours à l'avant-garde des luttes politiques va connaître une véritable guerre civile froide ». Rien moins que cela !
Tout aussi passionné, mais moins alarmiste et provocateur qu'Adler, Olivier Duhamel a pour « excuse » d'être un ancien eurodéputé PS, et d'avoir participé à la rédaction du traité constitutionnel. Ainsi Duhamel est en campagne permanente, la plupart de ses chroniques touchant de près ou de loin à la question du référendum du 29 mai. Mais le plus souvent de très près, notamment sur les justifications dudit référendum : « On peut estimer que vu l'impopularité des gouvernants et au-delà, vu la crise du politique dans notre pays, l'appel au peuple est folie parce que porteur de toutes les dérives plébiscitaires et contre-plébiscitaires » (15.04.05). Au lendemain des premiers sondages donnant le « non » devant le « oui », Duhamel évoque « le risque du "non" » (21.03.05) et établit qu'un « "non" français entraînerait pour l'Europe la stagnation, pour la France la marginalisation ». Mais sa chronique s'accompagne alors d'une recommandation intéressante : « La confrontation démocratique peut commencer à armes égales ». À armes égales ? En quantité ? En espace ? Rappelons que l'ensemble des chroniqueurs des Matins de France Culture défend le « oui » au Traité Constitutionnel : outre Alexandre Adler et Olivier Duhamel, il y a aussi Alain-Gérard Slama qui l'affirme à son tour : « je suis fermement pour le "oui" » (29.03.05) et Olivier Pastré, qui craint « qu'il faille voter "oui" depuis [le traité de] Nice » (21.03.05). La confrontation était-elle réellement à « armes égales » sur France Culture ?

Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 15-46.


[1] D'après l'article d'Yves Rebours, « Laurent Ruquier nous divertit sans la moindre gêne », publié sur le site d'Acrimed le 31 mars 2005.

[2] Cf. les émissions du 10 avril 2005, du 8 mai 2005 et du 11 juin 2005. Résultats publiés sur le site d'Acrimed.

[3] Cf. « Les tigres de papier », PLPL, n°25, juin-août 2005, p. 4.

[4] Pendant ce temps, l'AFP travaillait à entretenir le déséquilibre, certainement par simple routine. Sur le site d'Acrimed, lire : « Souriez, vous êtes photographiés pour l'AFP » (19.04.05) et « Quand l'AFP "urgente" sur le référendum » (24.05.05).

[5] D'après l'article d'Henri Maler, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 29 mars 2005.

[6] Cette directive de « libéralisation » des services, dont le contenu n'est toujours pas définitivement remis en cause, pourrait favoriser notamment le dumping social en appliquant le droit du travail du pays d'origine pour les salariés employés dans d'autre pays.

[7] Les réponses de l'invité ont été parfois légèrement raccourcies afin de mettre en valeur l'orientation des échanges.

[8] D'après Patrick Champagne, « Exercice de propagande ordinaire sur France 2 (service public) », publié sur le site d'Acrimed le 24 mai 2005.

[9] D'après une conférence de Serge Halimi.

[10] Florence Deloche-Gaudez, La Constitution européenne : Que faut-il savoir ?, Paris, Presses de Sciences-Po, coll. Nouveaux débats, 2005, p. 16.

[11] D'après l'article d'Yves Rebours « Sur France 5, "C'dans l'air"... et réservé aux "experts" », publié sur le site d'Acrimed le 7 avril 2005.

[12] « Dominique Reynié, le grand menteur du "oui" », PLPL n° 24, avril 2005, p. 11.

[13] L'article I-41-2 stipule que la politique de l'Union doit être « compatible avec la politique » arrêtée dans le cadre de l'OTAN. L'article I-41-7 précise que les engagements et la coopération dans le domaine de la politique de sécurité et de défense « demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'OTAN qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre ». Comment dire plus clairement que la défense de l'Europe sera placée sous la tutelle de l'OTAN en cas d'adoption du Traité ?

[14] Lire Alain Garrigou, « Parole d'experts », Le Monde diplomatique, juillet 2005.

[15] Sofres, L'État de l'opinion 2005, Seuil, Paris, p. 57.

[16] « Les princes de la pensée », PLPL, n°25, juin-août 2005, p. 4.

[17] Pour une analyse plus détaillée, lire l'article de Philippe Monti, « Un tract de Jean-Marie Colombani », publié sur le site d'Acrimed le 23 mars 2005.

[18] Cf. par exemple ATTAC, Cette "Constitution" qui piège l'Europe, Paris, Mille et une nuits, 2005.

[19] Pour une analyse plus détaillée, lire Patrick Champagne « Serge July, patron de presse, stratège de papier et conseiller de Jacques Chirac », publié sur le site d'Acrimed le 29 mai 2005.

[20] Lire Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Paris, Raisons-d'agir, 2005.

[21] D'après l'article de Mathias Reymond, publié sous le même titre sur le site d'Acrimed le 28 avril 2005. Lire également « Laure Adler, gardienne de l'orientation de France Culture », par Vincent Mutin (4 avril 2005).

28.07.2025 à 07:00

20 ans après, retours sur le référendum de 2005 (1/5)

« Les médias en campagne », Syllepse, 2005, introduction.

- Référendum de 2005

Texte intégral 2288 mots

Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l'Europe était rejeté par référendum. À l'époque, nous y avions consacré de nombreux articles et un livre : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005). À l'occasion de ce vingtième anniversaire, nous publions au fil de l'été les différents chapitres de cet ouvrage. Au programme ici : l'introduction.

Le livre que nous présentons ici a été coordonné et mis en forme par Henri Maler et Antoine Schwartz. Composé pour l'essentiel à partir d'extraits remaniés des quelque 60 articles publiés sur le site d'Acrimed pendant la campagne référendaire, il n'existerait pas sans l'activité collective de notre association et les contributions individuelles de ses membres, ainsi que celles de nos correspondants et de l'équipe du journal Pour Lire Pas Lu. Sauf précision, tous les articles mentionnés sont disponibles dans leur version intégrale sur notre site où ils sont parus au cours même de la campagne et quelques jours après le vote. Se reporter à leur présentation : « Le Traité constitutionnel européen, les médias et le débat démocratique »

En guise de préambule : Des médias désavoués, mais toujours dominants

« Fallait-il faire un référendum ? ». Alors que les sondages laissent présager un possible rejet du traité européen, Jean Daniel, comme beaucoup d'autres responsables médiatiques, médite avec passion sur les vertus de la démocratie. Le directeur du Nouvel Observateur répond, non sans une certaine franchise, qu'il n'a « jamais pensé » que consulter le peuple directement soit une sage décision : « Tout ce qu'a de bon la volonté générale, c'est la représentation populaire [sic] qui le canalise et le cristallise. La collectivité, elle, est plus sensible au caprice et surtout à la peur. Les partisans du "non" au référendum sont plus émotifs, plus passionnels. » Canaliser la volonté populaire et éduquer les réfractaires « émotifs », telles seraient donc les principales vocations de la représentation politique et de ses auxiliaires, les tenanciers des médias qui trônent au sommet du journalisme. Evidemment, les responsables politiques autorisés et les « élites » médiatiques autoproclamées ne peuvent remplir de telles fonctions sans disposer des moyens adéquats… c'est-à-dire disproportionnés. Ainsi, au cours de l'été, le Conseil supérieur de l'audiovisuel devait admettre que « le "oui" avait disposé d'un temps d'antenne supérieur au "non" : 46 % de plus sur TF1, 53 % sur Antenne 2, 191 % sur France 3 ». Précision utile, ces propos et ces chiffres datent de 1992 et concernent la ratification du traité de Maastricht [1]. Qui s'en souvient ?

Depuis lors et pendant près de treize ans, la construction européenne, puis le projet de « Traité établissant une Constitution pour l'Europe » (TCE) ont bénéficié d'un traitement « exemplaire » dans les médias dominants. À plusieurs voix, certes, mais (presque) à sens unique. Et avec un maximum d'intensité lors de la compagne référendaire proprement dite. Comme le constate l'International Herald Tribune, « le fait que beaucoup de gens perçoivent un biais quasi-unanime de la presse en faveur de la Constitution européenne incite à se demander si les journaux français délivrent ou non des informations impartiales à leurs lecteurs » (27.05.05). Pourtant, pour la minorité des patrons de presse, éditorialistes, et « experts » qui occupent le devant de la scène médiatique, la question n'existe même pas. Quand, le 29 mai 2005, une nette majorité des électeurs rejette par référendum le projet de Constitution, leur bilan est rapidement tiré. Non seulement l'échec de leur engagement forcené en faveur de l'adoption du Traité n'aurait pas infirmé l'excellence de leur travail, mais il aurait confirmé son innocuité. La preuve, disent-ils, devenus soudainement modestes, que notre pouvoir est limité, c'est qu'il s'est révélé apparemment sans effet.

Apparemment… Car parmi d'autres « pouvoirs », les médias disposent de celui de se faire oublier ou, plus exactement, d'entretenir l'amnésie sur leurs œuvres passées quand celles-ci ne coïncident pas avec les contes et légendes du « quatrième pouvoir ». Le premier objet de ce livre est donc de proposer un aide-mémoire pour que celles et ceux qui, journalistes inclus, ont eu à subir l'omniprésence et l'arrogance de l'oligarchie qui trône au sommet de l'espace médiatique, n'oublient pas. Et ne négligent pas, s'ils sont tentés de le faire, d'en tirer quelques conséquences.

La question des médias est en effet une question politique majeure en raison de ses enjeux démocratiques, et ne serait-ce que pour ce motif : leurs échecs n'empêchent pas ces médias de rester dominants. Certes, le pouvoir dont ils disposent n'est ni uniforme, ni écrasant : il diffère selon les médias et ne s'exerce pas mécaniquement sur des « consommateurs » passifs. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un « pouvoir », mais de plusieurs : pouvoir de consécration ou de stigmatisation (des individus ou des groupes sociaux), pouvoir de révélation ou d'occultation (des faits et des analyses dissimulés à la connaissance publique), pouvoir de problématisation (des questions et des solutions légitimes), etc. [2] De surcroît, ces pouvoirs multiples, dont les effets varient selon les médias et leurs publics, ne s'exercent pas isolément et sans partage. Le « pouvoir des médias » se conjugue généralement avec ceux d'autres pouvoirs sociaux, économiques et politiques, dont le fonctionnement du microcosme médiatique est plus ou moins dépendant.

Les réseaux des prétendues « élites » économiques, politiques et médiatiques ne sont que la forme la plus apparente de proximités sociales et d'interdépendances structurelles dont les configurations et l'intensité peuvent varier sans être remises en cause. En raison, notamment, de leurs origines sociales, de leurs parcours scolaires et des conditions de leur recrutement, les journalistes les plus influents peuvent bien ne pas obéir immédiatement aux ordres d'un gouvernement ou de leurs employeurs et pourtant être spontanément ajustés à leurs exigences. Comme l'explique le sociologue Alain Accardo, « il n'est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps, il suffit qu'au départ elles aient été mises à l'heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu'en suivant son propre mouvement chacune d'elles s'accordera grosso modo avec toutes les autres. La similitude du mécanisme exclut toute machination » [3]. Métaphore dont la rudesse n'enlève rien à la justesse [4].

La faible autonomie du champ journalistique à l'égard des pouvoirs établis permet de comprendre pourquoi, en dépit de quelques conflits, la connivence des journalistes politiques dominants avec les représentants politiques majoritaires s'impose « naturellement » sans être toujours intentionnelle (et il importe finalement assez peu de savoir si elle l'est vraiment). L'ingérence directe peut être l'exception (et laisser le champ libre aux discours sur l'indépendance des journalistes) et la subordination sociale et culturelle demeurer néanmoins la règle. La focalisation sur les censures ou les malveillances les plus flagrantes peut ainsi détourner de l'essentiel, car sans être mécanique, la soumission des médias aux puissances financières et aux logiques politiques s'exerce d'autant plus efficacement qu'elle demeure souvent peu visible. En dépit de toutes les dénégations intéressées, force est de le constater : les liens étroits qu'entretiennent les médias tels qu'ils sont avec le monde social tel qu'il est rendent solidaires la question politique de leur nécessaire transformation et la perspective plus globale des transformations économiques, sociales et politiques de nos sociétés.

Notre propos, forcément limité, n'est pas de proposer une étude exhaustive de ses liens, mais d'en rendre sensible l'existence. Et plutôt que de spéculer sur les effets de persuasion unilatéraux et indifférenciés que l'ordre médiatique produirait par sa seule action, mieux vaut s'arrêter sur deux des influences majeures qu'exercent ces médias tout à la fois dominants et assujettis.

La première repose sur leur pouvoir d'accréditation de leur propre rôle, et donc d'intimidation de celles et ceux qui, croyant à la puissance que les médias s'attribuent, contribuent à la conforter : pouvoir d'intimidation des écrivains, des créateurs, des chercheurs qui quémandent la faveur des médias dans l'espoir de faire connaître leurs œuvres ; et surtout des forces collectives, des militants et de leurs porte-parole qui préfèrent trop souvent ne pas trop importuner les tenanciers de l'information, dans l'espoir qu'ils se fassent l'écho de leurs propositions et de leurs les actions, favorisant ainsi leur popularisation. Pourtant, la campagne référendaire de 2005 l'a montré, des avancées sont possibles sans les médias et malgré eux.

La deuxième influence exercée par les médias consiste dans leur pouvoir de légitimation de certaines visions du monde qui pèsent avec force sur la manière dont sont construits les débats publics et les enjeux politiques. Au point que, à les entendre, les seules lunettes adaptées à la compréhension et aux transformations souhaitables de la société devraient être néo-libérales, avec, il est vrai, diverses moutures et montures.

Ainsi, bien que les médias exercent non pas un, mais des pouvoirs, ceux-ci participent, pour la plupart, d'une même domination : une domination idéologique ou, mieux, symbolique qui s'exerce souvent à l'insu de ceux qui la subissent, même quand ils lui résistent. Et même quand ils la battent en brèche comme on a pu le voir, précisément, à l'occasion de la campagne référendaire sur le Traité constitutionnel européen.

Notre ouvrage se propose de saisir sur le vif les « mécanismes » de cette domination, non pour eux-mêmes, mais en s'efforçant de parcourir et d'expliquer quelques-unes de ses manifestations ; et donc de comprendre comment et pourquoi, à l'occasion du référendum de 2005, les médias dominants ont imposé, sous couvert d'« équité », de « pédagogie » et de « démocratie », un pluralisme tronqué, une propagande masquée et un débat démocratique biaisé.

Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 7-12.


[1] Les propos de Jean Daniel (Le Nouvel Observateur, 27 août 1992) sont cités dans Le Bétisier de Maastricht, Paris, Arléa, 1997 ; les chiffres du CSA ont été publiés par Le Monde daté du 8 septembre 1992.

[2] Pour une présentation synthétique du problème, voir Erik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, collection Repères, 2004. Un livre qui propose un excellent état des travaux sur le journalisme.

[3] Alain Accardo, « Un journalisme de classe moyenne », in Pascal Durand (dir.) Médias et censure. Figures de l'orthodoxie, Liège, Ed. de l'Université de Liège, 2004 ; p. 46-47.

[4] Ces déterminations sociales peuvent d'ailleurs l'emporter parfois sur la logique financière de court terme. Comme on le verra au cours de l'ouvrage, emportés par leur élan, les directions éditoriales de nombreux journaux n'ont pas craint de heurter de front une partie de leur lectorat, avec toutes les apparences d'une farouche indépendance, quand bien même ils n'obéissaient qu'à leurs propres inclinations sociales.

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