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19.10.2025 à 17:17

La stratégie perdante de l’intersyndicale

David Fontano
En sacralisant l'unité syndicale et le « dialogue social », les syndicats ont fait échouer le mouvement social de la rentrée avec leur stratégie perdante de « grève perlée ». Alors que la base syndicale a su forger de nouvelles alliances ces dernières années, les directions se refusent toujours à toute introspection.

Texte intégral 2116 mots

L’appel du 10 septembre devait annoncer un automne chaud : partie de groupes de discussion souverainistes, la proposition de bloquer le pays pour protester contre la politique du gouvernement Bayrou avait gagné en audience tout au long de l’été. Reprise à gauche, elle a finalement donné lieu à une journée de mobilisation assez classique. Les blocages furent dans l’ensemble mis en échec et les Gilets jaunes ne furent pas ressuscités. Cependant, le nombre de personnes présentes dans les rues donnait une idée du potentiel. Les manifestations syndicales du 18 septembre pouvaient être l’étincelle. Entre un gouvernement tout juste censuré, une rentrée placée sous le signe de l’austérité et un président plus impopulaire que jamais, toutes les conditions semblaient réunies pour un mouvement social d’ampleur. Force est de constater que celui-ci n’a pas (encore) eu lieu. Analyse de la stratégie perdante de l’intersyndicale.

Avec le succès de la journée du 18, bien plus massive – un million de manifestants selon la CGT – et visiblement plus populaire que celle du 10, un boulevard semblait s’ouvrir. Las, l’occasion fut gaspillée : le gouvernement proposa aux principaux syndicats une rencontre le 24 septembre, dictant son tempo.

Quand les syndicats sabotent leur propre grève 

Rompus à l’idéologie du « dialogue social », ceux-ci acceptèrent, n’obtinrent rien, et publièrent dans la foulée ce communiqué : « Après la réussite de la mobilisation interprofessionnelle du 18 septembre, l’ensemble des organisations syndicales avait posé un ultimatum. Elles ont été reçues ce matin par le Premier ministre, pour obtenir des réponses concrètes aux revendications exprimées par les travailleuses et les travailleurs. L’intersyndicale déplore une occasion manquée. Après un long échange avec le Premier ministre sur les enjeux qui se posent pour le monde du travail, aucune réponse claire n’a été apportée à la colère des salarié·es, agent·es, demandeurs·euses d’emploi, jeunes, retraité·es … […] Le monde du travail a assez souffert et c’est pourquoi l’ensemble des organisations syndicales appelle à amplifier la mobilisation lors d’une nouvelle journée d’action et de grève interprofessionnelle le jeudi 2 octobre prochain ». S’ensuit une liste de revendications déjà connues par cœur, que le fameux « dialogue social » n’a jamais fait aboutir.

Comment ne pas voir dans cette faible menace d’une simple journée de mobilisation un triste aveu de faiblesse ? Pire, en organisant celle-ci deux semaines après la précédente, l’intersyndicale préparait sa défaite, en laissant retomber la colère pourtant très vive des Français. Dans l’intervalle, la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet déclara « ne pas souhaiter la chute du gouvernement » tout en se déclarant très mécontente de sa politique… Les travailleurs qui avaient sacrifié deux journées de salaire dans l’espoir d’obtenir un budget moins austéritaire et plus juste sur le plan fiscal, apprécieront.

L’enchaînement de mouvements syndicaux perdants a eu une tendance démobilisatrice sur les forces vives.

Le gouvernement Lecornu, pourtant lui-même bien peu en position de force en plein emménagement à Matignon, ne s’y trompa pas. La menace d’un mouvement social d’ampleur s’écartait. Et ce, malgré les différentes grèves locales, les débuts de blocages de lycées et d’université, la motivation perceptible dans les cortèges. Le 2 octobre fut ainsi une journée décevante, avec un net reflux de la masse des manifestants (« près de 600.000 » annonça la CGT), sanctionnant l’absence de stratégie syndicale. Comment aurait-il pu en être autrement ? Nulle mansuétude, nul deus ex machina à attendre, seul le rapport de force entre deux intérêts sociaux antagoniques décide de l’issu d’une telle mobilisation face à un gouvernement. Comme l’observait déjà Hypocrite, « tout ce qui rampe a pour partage les coups ».

De la grève générale à la grève par procuration

À  ce triste spectacle, certaines composantes de l’extrême gauche opposent les appels imprécatoires à la grève générale. Certes, la perspective est séduisante : plutôt que de simples journées d’action, grèves perlées et autres démonstrations d’impuissance collective, les travailleuses et travailleurs n’auraient qu’à bloquer collectivement l’outil de production, jusqu’à ce que le pouvoir cède. Oui, mais… Si la CGT des grandes heures du mouvement ouvrier n’en fut pas capable, ni en 1914, ni d’ailleurs en 1936 ou 1968, qu’attendre d’une intersyndicale divisée, représentant d’ailleurs une part déclinante du monde du travail ?

Au-delà du déclin du taux de syndicalisation, stabilisé à un niveau historiquement bas, la surreprésentation du public face au privé (environ 18% de syndiqués contre 8% dans le secteur privé) a de quoi doucher les ardeurs révolutionnaires. Les précédents mouvements sociaux d’ampleur conduits par les syndicats, tels ceux contre les réformes des retraites de 2010 et 2023, ou contre la « loi Travail » de 2016, sont ainsi portés par une partie de la population ayant peu de prise directe sur la marche économique du pays. Pour compenser cette faiblesse, les grèves s’opèrent par procuration, en soutenant celles de secteurs stratégiques et encore fortement syndiqués : rail, transport publics, raffineries, parfois ports et gestion des déchets. Au risque d’un isolement de secteurs combatifs, plus facilement circonscrits, ou d’une dérive corporatiste, au détriment des victoires collectives.

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La grève générale ne se décrète pas. Ses partisans arguent qu’elle se prépare sur le temps long, par un patient travail d’entreprise, à contre-courant des tendances dominantes dans un monde du travail en rapide mutation. Leur faible présence dans les segments les plus stratégiques, ceux au centre des chaînes de valeurs d’aujourd’hui, telle la logistique, ne plaide pas en leur faveur. L’enchaînement de mouvements syndicaux perdants a eu une tendance démobilisatrice sur les forces vives : le coût important des grèves nationales en termes d’énergie, d’argent et de risques professionnels face à des gouvernements peu disposés à laisser « gouverner la rue », peu inquiétés par une gauche parlementaire affaiblie et divisée, fatigue immanquablement.

L’union ne fait pas toujours la force 

Toutefois, à ces problèmes qu’il serait possible de résoudre, s’ajoute celui des directions syndicales. La recherche d’un front uni se fait au détriment de la stratégie : accommoder les revendications des centrales les plus corporatistes, les plus libérales, à celles des structures les plus combatives aboutit à une égalité par le bas déplorable. La CFDT, dont près d’un tiers des adhérents ont voté Macron dès le premier tour en 2022, impose ses conditions à l’unité, avec l’assentiment des directions de FO, de Solidaires ou de la CGT. Cette routine des mouvements où le camp social part perdant avant même d’avoir entamé le rapport de force dit assez la compromission institutionnelle des appareils syndicaux, particulièrement de leurs directions. 

Celle-ci a un effet délétère sur des bases toujours plus réticentes à s’engager dans des batailles considérées comme perdues d’avance. Cette perte de confiance dans les syndicats est d’ailleurs à l’origine de leur court-circuitage tant dans la rue, par le mouvement des gilets jaunes ou celui du 10 septembre, que dans le monde du travail, avec l’émergence de nouveaux « collectifs » de travailleurs s’organisant hors des organisations traditionnelles.

Ce déprimant panorama ne doit pas pour autant faire oublier le travail de fourmi, aussi ingrat qu’héroïque, de militantes et de militants qui continuent de porter la flamme sous différentes couleurs syndicales. C’est ce labeur patient qui permet encore aux centrales de mobiliser dans la grève et dans les rues plusieurs centaines de milliers (voire millions) de personnes lorsqu’un mouvement s’engage. Et c‘est à partir de ces bonnes volontés que différentes initiatives de régénérescence syndicales pourraient s’engager : leur expérience de terrain, la confiance de leurs collègues, leur éloignement des directions, tout ceci redonne espoir. D’autre part, et à rebours des mouvements nationaux, bien des luttes locales sont encore couronnées de succès, comme celles des femmes de ménage de nombreux hôtels ces dernières années. Ces petites victoires si peu médiatisées sauvent des vies et démontrent ici et là la pertinence de l’outil syndical. 

Sortir de la défaite syndicale

Si celui-ci connaît des limites lorsqu’il s’agit de déployer un rapport de force sur le temps long avec le pouvoir en place, ne serait-il pas temps qu’il envisage d’autres stratégies que l’union pour l’union et les grèves perlées ? Étant donné la faiblesse du camp macroniste et la menace d’une victoire prochaine du Rassemblement National, la séquence politique actuelle semble plaider pour que les syndicats accroissent la pression populaire afin d’arracher des victoires avec la gauche politique, surtout celle qui vote la censure – ce qui exclut donc le Parti socialiste.

Pourtant, à chaque mobilisation populaire lancée par les partis, les syndicats crient à la remise en cause de la Charte d’Amiens. Les passes d’armes entre la France insoumise et l’ancien secrétaire général de la CGT Philippe Martinez sont restées dans les mémoires des militants, tandis que l’écrasante majorité de la population n’a pas compris ces guerres de chapelle. Certes séparer l’action dans le champ politique et dans le monde du travail, comme le prévoit la charte d’Amiens, n’est pas une mauvaise chose en soi : elle offre une plus grande autonomie tant aux partis qu’aux syndicats et ne rend pas ces derniers comptables des erreurs du parlementarisme. À l’heure où de plus en plus de syndiqués votent RN, au moins au second tour contre le camp libéral, cette séparation permet de maintenir dans la sphère syndicale un public réticent à voter pour la gauche.

Mais sans aller jusqu’à fusionner syndicats et partis, on peine à comprendre la passion de certains bureaucrates syndicaux pour les guerres intestines contre les partis de gauche, qu’ils accusent de « récupération ». Par ailleurs, la réalité des liens entre la CGT et le PCF pendant plusieurs décennies, pour ne prendre que cet exemple, montre qu’une coopération plus étroite est possible, et peut donner des résultats. A cet égard, et étant donné le rabougrissement des bases syndicales, l’obstination de certains responsables syndicaux à rejeter tout mouvement qu’ils n’ont pas initié n’est qu’un caprice puéril.

La base est en avance sur les directions. Sans doute parce que les travailleurs n’ont pas le temps d’aller à Matignon ou dans des conclaves palabrer avec le MEDEF.

Outre les partis politiques, la jonction opérée entre des bases syndicales locales et des mobilisations extra-syndicales, qu’elles soient autonomes, citoyennes ou environnementales, permet aussi localement de renouer avec une combativité qui appelle la victoire et non plus le simple témoignage. Les exemples de mobilisations communes entre les Soulèvements de la Terre et les syndicats contre l’entreprise logistique Geodis ou pour conserver et transformer la raffinerie de Grandpuits, offrent aux syndicats un moyen de s’ouvrir à d’autres publics et de renforcer leurs combats par des appuis bienvenus. Là encore, la base est en avance sur les directions. Sans doute parce que les travailleurs n’ont pas le temps d’aller à Matignon ou dans des conclaves palabrer avec le MEDEF.

17.10.2025 à 20:08

Madagascar : confisquer la révolution pour sauver le régime ?

Robin Gachignard-Véquaud
L’insurrection malgache s’achèvera-t-elle en putsch ? Suite au soulèvement historique qui a conduit au départ du président Andry Rajoelina, le Corps d’armée des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT) s’est emparé du pouvoir. S’il affirme vouloir organiser une transition démocratique, il semble renouer avec une tradition bien ancrée dans l’histoire de l’île : l’ingérence de […]

Texte intégral 3829 mots

L’insurrection malgache s’achèvera-t-elle en putsch ? Suite au soulèvement historique qui a conduit au départ du président Andry Rajoelina, le Corps d’armée des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT) s’est emparé du pouvoir. S’il affirme vouloir organiser une transition démocratique, il semble renouer avec une tradition bien ancrée dans l’histoire de l’île : l’ingérence de l’institution militaire dans les affaires politiques. Garde-fous de régimes impopulaires, l’armée aura contribué, ces dernières décennies, au maintien d’un modèle en crise.

Escapade présidentielle, affirmation de l’armée

« C’est fou. Là on va faire face à beaucoup de choses, je ne sais pas si le pays est prêt à faire face à ça », s’émeut au téléphone Aïna [prénom modifié], jeune Malgache qui nous parlait fin septembre de son engagement dans les manifestations organisées par la « GenZ Madagascar ». « Tout est vraiment incertain, il y a énormément de récupération », nous dit-elle, inquiète de la situation. Un nuage d’incertitude plane sur l’île : voilà qui résume l’atmosphère de ces derniers jours.

Les événements se sont enchainés très rapidement, avec un paroxysme ce mardi 14 octobre lors de la destitution du président Andry Rajoelina. Il avait été réélu en 2023, lors d’une élection entachée d’irrégularités et boycottée par les oppositions.

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Tout avait pourtant commencé par une mobilisation populaire inédite. Des milliers de jeunes Malgaches s’étaient alors retrouvés, plusieurs jours durant, à manifester dans les rues pour protester contre les coupures d’eau et d’électricité, la pauvreté et pour dénoncer la corruption systémique. Sous les yeux du monde entier, la jeunesse malgache reprenait le drapeau « pirate » du célèbre manga One Pièce, devenu symbole des luttes contre le pouvoir des élites dans plusieurs pays du Sud global.

Le pouvoir décide alors de répondre par la force. La répression, que nous avions documentée, avait été féroce : tabassages, tirs à balle en caoutchouc, arrestations musclées. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, au moins 22 personnes ont été tuées et de nombreux blessés ont été recensés. Afin de calmer le mouvement protestataire, le président Andry Rajoelina a alors limogé, début octobre, l’entièreté de son gouvernement pour nommer un nouveau premier ministre, le général Ruphin Fortunat Zafisambo. En réponse à cette annonce comprise comme une manœuvre dilatoire, la GenZ avait appelé à poursuivre les mobilisations par des grèves générales.

Un acteur peut en cacher un autre. Les événements ont pris une toute autre tournure le week-end dernier, lorsque l’unité militaire du Corps d’armée des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT) a appelé les forces de sécurité « à refuser de tirer » sur les manifestants. Ce corps, considéré comme l’un des piliers de l’armée malgache pour ses relations entretenues avec les élites influentes et les milieux d’affaires du pays, a ainsi renversé le rapport de force en rejoignant le mouvement populaire.

« Tout comme aujourd’hui, la jeunesse a joué un grand rôle dans la révolution de mai 1972. Avec une différence : à l’époque, elle était ancrée dans des organisations politiques et syndicales de tendance socialiste »

Rajoelina a dénoncé, le samedi 11 octobre, une « tentative de prise du pouvoir illégale ». Comme l’a révélé RFI, le président a ensuite quitté le pays en embarquant, dimanche, à bord d’un avion militaire français pour la Réunion, avant de partir avec sa famille vers une destination inconnue. Interrogé sur cette exfiltration, l’Élysée n’a à ce jour rien confirmé de l’opération. Rajoelina lui a fini par déclarer être à l’étranger pour protéger sa vie « menacée ».

Mardi soir, malgré un décret de dissolution (à distance) du président Andry Rajoelina, l’Assemblée nationale de Madagascar a voté sa destitution à une large majorité (130 sur 163 députés). Dans la foulée, l’unité militaire CAPSAT a annoncé « prendre le pouvoir ». Dans un communiqué publié, la Haute Cour constitutionnelle, soucieuse d’apporter un cadre légal à une situation politique critique, a invité le colonel Michael Randrianirina à exercer les fonctions de chef de l’État.

Le nouvel homme fort du moment a affirmé avoir pris le pouvoir avec ses frères d’armes pour combler un vide institutionnel. « Il n’y a rien qui marche à Madagascar. Il n’y a pas de président, pas de président du Sénat, pas de gouvernement », a déclaré celui qui a été gouverneur de la région de l’Androy, à l’extrême-sud de l’île, brièvement détenu par l’ancien pouvoir pour « incitation à la mutinerie militaire en vue d’un coup d’État ».

En cette fin de semaine, le calme était revenu dans la capitale, laissant place aux tractations politiques et militaires en vue d’organiser la transition. L’Union africaine n’a pas tardé à réagir : dans un communiqué elle a annoncé suspendre Madagascar de ses institutions avec effet immédiat. Le doute plane ainsi sur l’arrêt de l’aide internationale cruciale pour le pays. La population garde en mémoire une précédente suspension terrible à la suite du coup d’État de 2009.

Dernière annonce en date sur l’île : le colonel Michael Randrianirina va prêter serment ce vendredi comme « président de la refondation de Madagascar ». Ainsi, une nouvelle page se tourne, dans une histoire nationale particulièrement marquée par l’instabilité institutionnelle.

Quand le fond de l’air était rouge

Si l’histoire ne se répète pas, ses soubresauts semblent se faire écho. Depuis son indépendance en 1960, l’île a connu pas moins de cinq renversements.

« Il y a une cyclicité des crises à Madagascar. Cette nouvelle crise a de fortes similitudes avec les précédentes. Si on les replace dans une perspective globale, elles révèlent la vulnérabilité de Madagascar aux crises économiques mondiales», nous confie Samuel Floreal Sanchez, maître de conférences à la Sorbonne et spécialiste de l’histoire du pays et des îles de l’océan Indien. Il poursuit : « Les évènements de 1991 s’inscrivaient dans un contexte de fin de guerre froide et de crise financière, 2001-2002 faisait écho aux crises mondiales de la fin des années 90, et le renversement de 2009 trouvait certaines de ses causes dans la crise mondiale des subprimes. 2025 n’échappe pas aux phénomènes de dépendance et la crise économique mondiale est une des raisons des problèmes énergétiques auxquels le pays fait face. »

En 1972 éclate la première crise institutionnelle majeure dans l’histoire postcoloniale. Les grandes manifestations d’avril 1971 et de mai 1972 marquent un tournant. Appelées également rotaka (« la révolution malgache »), elles conduisent au renversement du premier président Philibert Tsiranana et annoncent la fin de la jeune Première République (1960-1975) née de l’indépendance de la France.

Dans la rue, le rejet d’un pouvoir perçu comme néocolonial et toujours inféodé à la France se fait entendre. La question sociale est alors au centre des revendications alors que la société malgache s’appauvrit sous le creusement des inégalités entre les nouvelles élites et le peuple. La réponse du pouvoir est déjà l’emploi de la force et les événements dégénèrent rapidement en bain de sang. En quelques jours, le président Tsiranana est contraint de démissionner. Un gouvernement de « transition militaire » est alors instauré, dirigé par le général Gabriel Ramanantsoa — un officier pourtant formé par l’armée française.

Les souvenirs de victoires glorieuses perdurent dans les mémoires. Plus de cinquante ans après ce premier renversement, le mouvement GenZ appelait depuis mi-septembre à manifester en direction de la place du 13 Mai 1972. Aussi appelée « place de la démocratie », elle fait office d’épicentre historique des protestations dans la capitale.

« Tout comme ce qu’on observe aujourd’hui à travers le mouvement de la GenZ, la jeunesse a joué un grand rôle dans la révolution de mai 1972. A la différence que la politisation trouvait à l’époque ses ancrages davantage au sein d’organisations politiques et syndicales structurées dans des optiques socialistes », note Samuel Floreal Sanchez. Ces années 70, le réalisateur Chris Marker les a immortalisées à travers son documentaire Le fond de l’air est rouge. Les organisations de jeunesse d’inspirations socialiste et anti-impérialiste se multiplient.

Principale organisation de cette révolte de 1972, le Mouvement national pour l’indépendance de Madagascar (MONIMA) de tendance maoïste, organise des soulèvements. Son leader Monja Jaona avait déjà joué un rôle dans l’insurrection malgache de 1947contre l’administration coloniale française. Ce sont bien les militaires qui finissent pourtant par combler le vide institutionnel.

Née d’une première transition militaire, la Deuxième République (1975-1992) s’ouvre en pleine accélération de la Guerre froide. Son nouvel homme fort, Didier Ratsiraka, capitaine de frégate, met en place un régime tourné vers le bloc de l’Est et l’URSS. Dirigiste et non-aligné, il incarne une posture de défiance à l’égard des puissances occidentales.

Mais derrière l’affirmation souveraine, les failles demeurent. L’administration reste fragile, minée par la cooptation et les réseaux élitaires. Sous la pression économique des marchés, le gouvernement finit par s’ouvrir aux mesures libérales. Un retournement idéologique qui traduit une volonté de conserver le pouvoir coûte que coûte.

La contestation reprend, suivie d’une nouvelle vague de répression : face à la colère populaire, Ratsiraka est contraint d’accepter un processus de transition. Le 18 septembre 1992, une nouvelle Constitution instaurant la Troisième République est adoptée. Mais les espoirs de la naissance d’une démocratie vive sont douchés par un système élitaire, inégalitaire et corrompu persistant. Pour preuve, le président Ratsiraka parviendra à revenir au pouvoir, par le biais d’élections, de 1997 à 2002.

Guerre civile larvée et putsch « en douceur »

L’élection présidentielle de décembre 2001, opposant Didier Ratsiraka à Marc Ravalomanana, plonge le pays dans une impasse politique. Le second revendique la victoire dès le premier tour. Après recontage, il est élu. Les acteurs internationaux s’empressent de le reconnaître. Les résultats sont contestés, pendant des mois, la rue devient le théâtre des manœuvres politiques.

À Antananarivo, les partisans de Ravalomanana dressent des barricades, bloquent les axes routiers et réclament le départ du président sortant. L’économie est cette fois totalement paralysée, le pays divisé en deux camps organisés et armés est au bord de la guerre civile.

L’armée, encore une fois, s’impose. Plusieurs officiers rejoignent le camp de la contestation. Après de longs mois de conflits, Ratsiraka s’exile en juillet 2002. Ravalomanana est reconnu président. « L’armée malgache a vraiment une tradition d’intervention bien établie dans la vie politique du pays », analyse Josie Dominique, maîtresse de conférences à l’université Antsiranana à Madagascar, auprès de RFI. « L’implication politique des forces armées remonte au mai malgache de 1972 […] Les crises successives 1972, 1991, 2002, 2009 ont démontré cette interpénétration constante des forces civiles et militaires dans la lutte pour le pouvoir. »

La prise de pouvoir d’Andry Rajoelina (aujourd’hui président déchu) devient bientôt l’emblème de cette importance nouvelle acquise par l’armée. Sept ans après la guerre civile de 2002, le scénario se répète. Une nouvelle fois les mobilisations populaires reprennent. Le maire d’Antananarivo, Andry Rajoelina, 34 ans, devient le visage d’une contestation grandissante contre le président Ravalomanana, accusé d’autoritarisme d’affairisme. Cet ancien DJ parvient à s’attirer les bonnes grâces des chancelleries occidentales, particulièrement de l’Élysée.

En février 2009, la répression fait plus d’une centaine de morts. Le pays plonge dans le chaos. Rajoelina appelle l’armée à « protéger le peuple ». Le 17 mars, des soldats prennent le palais présidentiel. Le CAPSAT, aujourd’hui sous le feu des projecteurs, est déjà à la manœuvre. Ravalomanana est contraint à la démission et à l’exil.

Le pouvoir est alors transféré à une Haute Autorité de transition, dirigée par Rajoelina. Une nouvelle fois, la rue et les militaires scellent le sort du régime. Nicolas Sarkozy légitime cette nouvelle figure issue du putsch.

Les tensions en Mer Rouge renforcé l’intérêt des grandes puissances pour le canal du Mozambique

Le président Andry Rajoelina obtient même la nationalité française en 2014. Fait qui, une fois révélé en 2023, a été à l’origine de la principale controverse de l’élection présidentielle [l’article 42 du Code de la nationalité malgache prévoit la perte de nationalité pour un Malgache majeur qui en acquiert volontairement une autre NDLR]. Ces relations de copinage au sommet des deux États ne changeront pas, jusqu’à la présidence d’Emmanuel Macron marquée par une visite d’État, les 23 et 24 avril 2025, qui acte la signature de plusieurs accords de coopération bilatérale et le renforcement des liens entre les deux pays dans un contexte de tensions géopolitiques dans la région.

Impératifs géopolitiques, souveraineté piétinée

L’instabilité politique de Madagascar, couplée à la corruption des élites, n’a cessé de la rendre vulnérable aux puissances étrangères – intéressées par ce pays situé dans une zone hautement stratégique.

D’après l’OCDE, Madagascar a reçu 1,25 milliard de dollars d’aides publiques étrangères en 2023, dont 172 millions de dollars des États-Unis et 126 millions de l’Union européenne. La France quant à elle a contribué à hauteur de 81 millions. Cette aide pèse 3,5 % du PIB du pays. L’aide budgétaire –qui arrive directement dans les caisses de l’État – représente 1,2 % du PIB, et soutient notamment les importations de riz, denrée essentielle pour le quotidien de la population.

En février 2025, le portefeuille actif de la Banque mondiale à Madagascar s’élevait à 3,5 milliards de dollars, répartis entre 17 projets nationaux et 5 opérations régionales. Les infrastructures représentent la part la plus importante (43 %), suivies du développement durable (25 %), du développement humain (20 %). Les institutions internationales, Fonds monétaire international (FMI) en tête, conservent d’importants leviers sur la politique économique du pays.

Madagascar n’a pas été épargné par les révisions de l’aide américaine annoncées par l’administration Trump. La suppression du programme « Food for Progress », qui devait soutenir le développement des deux pôles économiques majeurs que sont Tuléar (sud-ouest) et Fort-Dauphin (sud-est), a mis à mal le secteur privé. La production agricole dans ces deux régions est pourtant durement affectée par les effets du changement climatique.

En  2022, le sud de Madagascar a été frappé par une sécheresse aux conséquences désastreuses pour les sols agricoles, décrite par les scientifiques comme la « première famine climatique du monde ». La transformation agricole qui doit contribuer à l’autosuffisance alimentaire de l’île était depuis des années une promesse de la présidence malgache. Focalisés sur les financements de l’étranger, les pouvoirs successifs ne sont jamais parvenus à créer les conditions d’un développement endogène.

L’extraversion de l’économie malgache expose à le pays à des fluctuations dramatiques. Ainsi, les exportations de biens ont reculé de 17,2 %, en 2024, sous l’effet d’une crise des exportations de nickel, de vanille, de girofle et de cobalt. Au premier trimestre 2025, les exportations ont encore diminué de 11,9 % par rapport à la même période en 2024. À l’inverse, les importations ont augmenté, portant le déficit de la balance commerciale de Madagascar à 1,3 milliards de dollars pour les six premiers mois de l’année 2025.

Madagascar est aussi le premier producteur mondial de vanille, assurant plus de 80 % de l’offre mondiale. Face à l’émergence de nouveaux acteurs internationaux, la filière continue de se développer[1] mais reste toujours en tension. D’autres fragilités persistent. En raison de la surproduction des années précédentes et d’un ralentissement de la demande mondiale, les opérateurs doivent gérer des stocks excédentaires importants. Dans son dernier bulletin sur la conjoncture économique, la Banque centrale de Madagascar (BFM) a révélé que, dans ce contexte, les prix à l’exportation du kilogramme de vanille ont chuté de 75,6 %, passant de 206,2 dollars en 2023 à 50,4 dollars sur les neuf premiers mois de l’année 2024.

Cette la filière a été bousculée par la nouvelle politique commerciale des États-Unis.

Présenté par l’administration Trump en avril dernier, le projet de hausse des droits de douane sur les importations en provenance de 51 pays africains a remis en cause cette manne de l’économie malgache – les Etats-Unis étant le deuxième importateur de vanille de Madagascar après la France. Comme ailleurs en Afrique, la Chine occupe de plus en plus une place prépondérante parmi les exportateurs. Elle est devenue en 2015 le premier partenaire commercial de Madagascar. Fidèle à sa doctrine de discrétion et de non-ingérence, si le pays ne prend pas part officiellement – contrairement à la France – à la vie politique malgache, le géant asiatique s’appuie sur une communauté chinoise ancienne et bien établie pour jouer un rôle crucial dans l’économie informelle de l’exploitation des ressources.

Les convoitises étrangères se sont accentuées depuis 2012, lorsqu’un immense gisement gazier a été découvert dans le canal du Mozambique, situé entre le continent africain et l’île de Madagascar. Plusieurs études ont évalué ces réserves entre 6 et 12 milliards de barils de pétrole et de 3 à 5 milliards de mètres cubes de gaz.

Zone stratégique et lucrative, le canal du Mozambique s’impose aujourd’hui comme un axe clé des rivalités géopolitiques de l’espace indopacifique. Le détournement d’une partie du trafic maritime international, auparavant acheminé via le canal de Suez, en raison des tensions en mer Rouge, a renforcé l’intérêt des grandes puissances pour cette région, laissant à Madagascar une marge de manœuvre limitée.

Dans ce contexte de regain d’intérêt pour le canal du Mozambique, Madagascar a réactivé ses revendications sur les îles Éparses, un archipel stratégique contrôlé par la France depuis 1896. Situés à proximité de zones riches en hydrocarbures, ces îlots offrent à Paris le contrôle d’environ la moitié du canal grâce à leurs zones économiques exclusives (ZEE).

À la 80ᵉ session de l’ONU en septembre 2025, Antananarivo a une nouvelle fois plaidé pour leur restitution, s’appuyant sur une résolution de 1979 en sa faveur, toujours ignorée. Malgré la reprise du dialogue depuis 2019 et une rencontre bilatérale en juin 2025, Paris refuse toute rétrocession et propose la voie d’une « cogestion ». Une position jusqu’ici critiquée par les autorités malgaches qui font valoir leur souveraineté historique sur le territoire.

Craintes d’une révolution confisquée

Que deviendront les revendications populaires de la « Gen Z Madagascar » ? Si une partie de la population a accueilli avec joie la chute du président Andry Rajoelina, les jeunes manifestants mobilisés depuis fin septembre restent mitigés et craignent une installation pérenne des militaires. D’autres soutiennent que l’armée, en portant la voix du peuple, a empêché toute récupération des oppositions. – manifestation de l’intensité du rejet de la classe politique.

Dès sa prise de pouvoir, le commandement militaire a enchaîné les rendez-vous avec « la population », la société civile et les juges de la Haute Cour constitutionnelle. Des jeunes représentants de la « Gen Z » ont été accueillis au QG du CAPSAT.

Aux micros des médias internationaux, les militaires ont annoncé une période de transition et promis d’organiser un référendum constitutionnel avant la tenue d’élections générales dans un délai allant de 18 à 24 mois. La Haute Cour Constitutionnelle s’était prononcé pour une élection présidentielle sous 60 jours. Des divergences faisant toujours l’objet de négociations intenses. Une charte de transition est actuellement en cours d’élaboration pour poser les bases d’un nouveau régime.

L’île de Madagascar semble plonger une nouvelle fois dans des eaux troubles. Les semaines à venir seront déterminantes.

Note :

[1] D’après les données de la Banque centrale de Madagascar (BFM), les exportations malgaches de vanille ont augmenté de 26,11% par an, passant de 1700 tonnes en 2020 à 4300 tonnes en 2024, signant un record historique pour la filière.

15.10.2025 à 19:40

Pillage du Congo : pourquoi les Occidentaux soutiennent le Rwanda

Andy Storey
Depuis près de trente ans, le Rwanda de Paul Kagame incarne un « miracle africain » aux yeux des Occidentaux. Salué par Bill Clinton et Tony Blair, célébré par l’Union européenne pour ses « performances économiques », le chef d'Etat est l'orchestre d’un système de prédation sans équivalent en Afrique. Derrière d'incontestables progrès sociaux, on trouve une mécanique de pillage des ressources minières du Congo voisin, envahi par les troupes rwandaises. Elle est tolérée, voire encouragée, par les Etats-Unis et l'Union européenne, qui escomptent bénéficier des richesses congolaises. Sa critique est muselée par la nécessité, pour l'armée rwandaise, de lutter contre des milices congolaises hostiles aux Tutsis, impliquées dans le génocide de 1994...

Texte intégral 3052 mots

Depuis près de trente ans, le Rwanda de Paul Kagame incarne un « miracle africain » aux yeux des Occidentaux. Salué par Bill Clinton et Tony Blair, célébré par l’Union européenne pour ses « performances économiques », le chef d’Etat est l’orchestre d’un système de prédation sans équivalent en Afrique. Derrière d’incontestables progrès sociaux, on trouve une mécanique de pillage des ressources minières du Congo voisin, envahi par les troupes rwandaises. Elle est tolérée, voire encouragée, par les Etats-Unis et l’Union européenne, qui escomptent bénéficier des richesses congolaises. Sa critique est muselée par la nécessité, pour l’armée rwandaise, de lutter contre des milices congolaises hostiles aux Tutsis, impliquées dans le génocide de 1994…

Bloomberg News décrit Paul Kagame, président du Rwanda depuis un quart de siècle, comme « l’autocrate préféré de l’Occident ». Pour Bill Clinton, Kagame est un « homme brillant », rien de moins que l’un des « plus grands dirigeants de notre temps ». L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, lui aussi, salue en Kagame « un dirigeant visionnaire ». Son Institute for Global Change collabore étroitement avec le gouvernement rwandais, et Blair s’est personnellement opposé à toute sanction visant Kigali pour le pillage violent de la République démocratique du Congo (RDC).

Et il n’y a pas que les anciens dirigeants qui ferment les yeux : l’Union européenne elle-même a signé un accord avec le Rwanda pour faciliter l’extraction minière, malgré les preuves accablantes selon lesquelles cette politique alimente le pillage du Congo.

L’ascension de Kagame

Le petit pays d’Afrique centrale dirigé par Kagame est à peine plus vaste que le Maryland. Sa population se compose principalement de deux groupes ethniques : les Hutus, environ 85 % de la population, et les Tutsis, qui constituaient la majeure partie des 15 % restants (les statistiques ethniques ne sont plus officiellement disponibles).

Les administrations coloniales allemande puis belge avaient favorisé une élite tutsie à qui elles confiaient le pouvoir local. À la veille de l’indépendance, en 1962, l’ordre colonial s’inversa : une élite hutue prit le contrôle et orchestra une série de pogroms contre les Tutsis, faisant des dizaines de milliers de morts et poussant nombre d’entre eux à l’exil.

Ces exilés tutsis, dont beaucoup ont grandi dans des camps de réfugiés en Ouganda, formèrent le noyau d’un mouvement rebelle : le Front patriotique rwandais (FPR), qui envahit le Rwanda en 1990 pour réclamer le droit au retour. Paul Kagame, lui-même réfugié en Ouganda, en a pris la tête au cours de la guerre civile qui s’en est suivie et a duré quatre ans.

L’Union européenne a débloque près d’un milliard d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda… qui provient en réalité des sous-sols congolais

En avril 1994, un missile abattait l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, tuant ce dernier ainsi que son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira. L’origine du tir demeure controversée : des éléments sérieux, bien que non définitifs, désignent le FPR comme responsable. À la suite de cet attentat, l’armée gouvernementale et les milices qui lui étaient affiliées, soutenues par la France, déclenchèrent le génocide des Tutsis et l’assassinat massif d’opposants politiques. Entre avril et juillet, environ huit cent mille personnes furent massacrées.

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Le FPR mit militairement fin au régime en juillet 1994, commettant lui aussi des massacres en chemin, privilégiant la victoire militaire au sauvetage des civils tutsis. Kagame fut ensuite célébré – à tort – comme le héros qui aurait mis fin au génocide. Il devint le dirigeant de facto du pays avant d’en assumer officiellement la présidence en 2000, fonction qu’il occupe toujours.

Des cendres à la gloire

Pour de nombreux observateurs étrangers, le Rwanda d’après-génocide incarne un miracle : celui de la réconciliation ethnique et de la renaissance économique. Tony Blair évoque une « trajectoire de développement remarquable » ; Antony Blinken, en 2022, saluait un pays « sorti des cendres du génocide pour devenir une destination mondiale d’innovation, d’investissement et de tourisme ».

Sur les victoires électorales invraisemblables de Paul Kagame, Blair et Blinken sont plus discrets. Le chef d’Etat rwandais aurait recueilli plus de 99 % des suffrages lors de la dernière élection présidentielle, en 2024. De même, la répression systématique qu’il exerce à l’encontre de ses opposants ne semble pas entacher son bilan auprès de ses admirateurs anglo-saxons : emprisonnement et assassinat d’opposants politiques, de journalistes indépendants, et plus généralement de toute personne osant défier le régime.

Paul Kagame dirige par ailleurs une économie inégalitaire, dont les bénéfices profitent avant tout à un cercle restreint d’initiés du régime, même si les avancées dans les domaines de la santé et de l’éducation sont réelles. Le Rwanda reste fortement dépendant de l’aide extérieure… et des ressources dérobées à d’autres pays.

La RDC fut la première cible : le Rwanda y intervint militairement dès 1996, alors que le pays s’appelait encore Zaïre, sous prétexte de pourchasser les responsables du génocide réfugiés sur son territoire. Très vite, le conflit dégénéra en une guerre régionale d’ampleur inédite : la « Deuxième guerre du Congo ». Celle-ci impliqua plusieurs États africains – le Rwanda et l’Ouganda face au président congolais Laurent-Désiré Kabila, pourtant initialement porté au pouvoir grâce à Kigali -, tandis que l’Angola, la Namibie et le Zimbabwe prenaient fait et cause pour Kinshasa. On estime que le conflit fit environ cinq millions de morts, dont beaucoup succombèrent à la faim et aux maladies [sur le nombre exact de victimes causées par les conflits en RDC, la littérature académique est abondante et non-conclusive, en raison de la difficulté relatives au recensement des populations congolaises ; les estimations s’échelonnent de quelques centaines de milliers de victimes à cinq millions NDLR].

Même après l’assassinat de Kabila en 2001 et la signature d’un accord de paix en 2003, les affrontements armés se sont poursuivis, souvent d’une extrême intensité. Durant toutes ces années, le Rwanda n’a cessé de piller la RDC. L’International Crisis Group décrit ainsi une « stratégie d’expansion territoriale à long terme » menée par Kigali, incluant « l’accaparement de régions riches en minerais ».

Le pillage du Congo

Début 2024, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur l’avancée d’une milice, le M23, dans l’est de la RDC. Celle-ci a provoqué la mort d’environ trois mille personnes – pour la plupart des civils -, d’importants déplacements de population et une nouvelle crise humanitaire. L’armée rwandaise, issue du FPR et dirigée par Kagame, soutient activement le M23 : on comptait encore quelque quatre mille soldats rwandais sur le sol congolais en février.

Dans le même temps, le Rwanda bénéficie d’un appui constant de ses alliés étrangers, au premier rang desquels l’Union européenne. Un protocole d’accord signé en 2024 prévoit que Kigali fournisse à l’UE des « minerais critiques » – notamment du tantale et du coltan, indispensable aux appareils électroniques, ainsi que du tungstène et l’or. L’Union a d’ailleurs débloqué plus de 900 millions d’euros pour soutenir l’extraction minière au Rwanda.

Or, il est amplement documenté qu’une grande partie des minerais dits « rwandais » provient en réalité de sources congolaises, directement ou par l’intermédiaire de milices comme le M23. L’écart entre la production domestique du Rwanda et ses exportations saute aux yeux : malgré une production d’or nationale dérisoire, Kigali a exporté pour 654 millions de dollars d’or en 2022.

Comme le soulignait en début d’année Jason Stearns, ancien enquêteur des Nations unies : « Les exportations de minerais du Rwanda dépassent désormais le milliard de dollars par an. C’est environ le double d’il y a deux ans. Et nous ignorons dans quelle proportion, mais une part importante de ces ressources provient de la RDC. »

Le Parlement européen a depuis largement voté en faveur de la suspension de cet accord. Le député belge Marc Botenga a plaidé en ce sens : « Ce protocole doit être suspendu. En réalité, il n’aurait jamais dû être signé. Nous savons que des soldats rwandais opèrent sur le sol congolais, et que cela vise à piller certaines ressources naturelles. En vérité, cet accord encourage ces troupes. »

En justifiant ses crimes présents par une référence à un génocide passé, Paul Kagame ne singe-t-il pas la stratégie de légitimation déployée par Israël ?

La Commission européenne, elle, refuse de rompre l’accord, arguant qu’une suspension « pourrait être contre-productive » et priverait Kigali « d’un incitatif à assurer une production et un commerce responsables des minerais ». Difficile pourtant d’entrevoir ce qu’il peut y avoir de « responsable » dans le pillage organisé d’un pays voisin.

Bien sûr, l’Union européenne n’est pas la seule à placer l’accès aux ressources naturelles vitales au-dessus des préoccupations en matière de droits humains. L’administration Trump a parrainé un accord de paix très médiatisé signé en juin 2025 entre le Rwanda et la RDC. Mais la violence du M23 et d’autres acteurs a perduré. Le mieux que l’on puisse dire, c’est que certaines parties belligérantes ont suspendu leurs attaques – pour l’instant.

Le pillage, lui, ne sera pas arrêté : une coalition de quatre-vingts organisations de la société civile congolaise a qualifié l’accord de « cadre permettant de normaliser les rapines illicites de ressources et de pouvoir en cours » au profit du Rwanda et de ses alliés, « y compris des puissances occidentales qui convoitent les minerais de la RDC et soutiennent le Rwanda par une aide financière ». Les États-Unis, tout comme l’UE, cherchent à accéder aux matières premières congolaises dans ce qu’on appelle pudiquement une diplomatie de la « paix-contre-ressources ».

Main dans la main avec le Rwanda

Les tentatives de Donald Trump pour faire main basse sur les ressources naturelles d’autres pays (on retrouve la même logique en Ukraine) sont brutales. Mais l’Europe se comporte-t-elle d’une manière différente ? Un autre pays africain où l’Europe et le Rwanda sont engagés illustre la similarité des approches américaine et européenne.

Depuis 2017, une guerre civile fait rage dans le nord du Mozambique entre le gouvernement et des rebelles liés à des groupes islamistes. En 2019, le groupe français Total a annoncé un investissement de 19 milliards d’euros pour l’exploitation de gaz offshore, mais l’activité rebelle a menacé le projet. En riposte, l’UE a lancé un programme d’appui à l’armée mozambicaine, soutenue sur le terrain par des forces rwandaises que l’UE a elle-même subventionnées.

Certaines des mêmes intérêts économiques rwandais impliqués dans le pillage des ressources congolaises opèrent également au Mozambique, cherchant à exploiter des opportunités minières et autres très lucratives. En 2024, un haut commandant rwandais précédemment mis en cause pour des attaques en RDC a été identifié à la tête des forces rwandaises déployées au Mozambique. Comme pour la RDC, des députés européens ont demandé l’arrêt de ce soutien au militaire rwandais, acheminé via le ridiculement nommé « European Peace Facility » – sans résultat.

Les revenus tirés de l’exploitation des ressources ont largement exclu les Mozambicains pauvres, qui en supportent pourtant les coûts. Comme l’explique la journaliste Rehad Desai : « seules les élites récoltent les miettes laissées sur la table par les multinationales. Les populations locales, elles, voient leurs moyens de subsistance agricoles et halieutiques gravement affectés. » Ce sont précisément ces coûts pour les populations locales qui ont alimenté la rébellion. Alors que l’UE affirme combattre le terrorisme islamiste, Kenneth Haar (Corporate Europe Observatory) résume plus prosaïquement les enjeux : « il s’agit d’accéder aux approvisionnements gaziers et de défendre les investissements européens et français. »

Le rôle du Rwanda comme partenaire des puissances occidentales explique en partie sa réputation favorable et son statut de « bon élève » des bailleurs. L’acceptation par Kagame d’accueillir des réfugiés déportés par le Royaume-Uni (projet finalement abandonné) et des États-Unis a contribué à cette image. Son importante contribution aux missions de maintien de la paix de l’ONU joue également en sa faveur – moins par altruisme que parce qu’elle ouvre des opportunités économiques : comme au Mozambique, les entreprises rwandaises suivent de près ces déploiements, sous l’égide de Crystal Ventures Limited, holding détenue par le Front patriotique rwandais (FPR) qui domine l’économie rwandaise et porte les intérêts économiques du FPR à l’étranger.

Le Rwanda n’est pas un pion passif de l’Occident : c’est un acteur habile et manipulateur, qui projette une puissance militaire et commerciale concertée et soigne son image en sponsorisant des clubs et événements sportifs mondiaux. Kagame a aussi exprimé son appréciation stratégique pour les interventions chinoises en Afrique, implicitement enjoignant l’Occident à se garder de l’offenser sous peine de voir Kigali se rapprocher de Pékin. Des restrictions ponctuelles sont bien intervenues de la part de pays comme la Belgique, le Royaume-Uni ou les États-Unis, mais elles sont demeurées temporaires et partielles.

Il est notable que le Rwanda ait acquis la réputation d’être « l’un des meilleurs amis d’Israël en Afrique », et la coopération entre les deux pays a perduré après la dernière offensive sur Gaza. Israël commet un génocide à Gaza tout en prétendant traquer des « terroristes » ; le Rwanda dévaste et pille la RDC en prétendant traquer les « responsables » du génocide de 1994. De même qu’Israël tente de disqualifier ses opposants en brandissant l’accusation d’antisémitisme, le Rwanda accuse ses détracteurs – internes comme externes – de « négationnisme » ou même de soutien au génocide, bénéficiant de ce que Filip Reyntjens nomme un « crédit de victimes de génocide ». En 2008, Kagame a fait adopter une loi qui criminalise toute référence aux crimes commis par le FPR – qualifiée de « génocide mémoriel ». De nombreux opposants politiques ont été emprisonnés sous ce prétexte.

Une stratégie de légitimation du régime similaire en tous points à celle qu’a déployée Israël, durant ses deux années de génocide à Gaza ?

Article originellement publié dans les colonnes de notre partenaire Jacobin sous le titre « The West Has Helped Paul Kagame to Pillage the Congo »

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