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04.09.2025 à 22:43

Croatie : un été sous le signe des saluts fascistes

Nikola Vukobratović
Cet été, un enchaînement d’événements a déclenché un débat en Croatie sur l’histoire tourmentée du pays, sa culture politique et son avenir. Un concert à Zagreb, dont l’artiste principal cache mal sa nostalgie à l’égard de la période fasciste (1941-1945), et qui a attiré un demi-million de personnes, a été le théâtre du déploiement d’une […]

Texte intégral 2232 mots

Cet été, un enchaînement d’événements a déclenché un débat en Croatie sur l’histoire tourmentée du pays, sa culture politique et son avenir. Un concert à Zagreb, dont l’artiste principal cache mal sa nostalgie à l’égard de la période fasciste (1941-1945), et qui a attiré un demi-million de personnes, a été le théâtre du déploiement d’une abondante symbolique d’extrême droite. S’il ne s’agit pas du premier événement de cette nature, la présence du Premier ministre de centre-droit Andrej Plenković, qui jouit d’une image de « modéré » et de « pragmatique », est un fait nouveau. Ce mouvement souterrain qui secoue le pays pourrait être accru par le militarisme ambiant : la hausse du budget de Défense exigée par l’Union européenne – aux dépens des services sociaux – sera-t-elle obtenue, en Croatie, en réactivant un imaginaire fasciste ? Par Nikola Vukobratović, traduction par Alexandra Knez.

L’une des principales chaînes de télévision croates a consacré une émission spéciale sur les événements, qui s’est ouverte avec cette déclaration : « La moitié de la Croatie considère le 5 juillet comme le début de quelque chose de magnifique, tandis que l’autre moitié y voit le début de quelque chose d’inquiétant. » À cette date, un concert de Marko Perković, star du folk-rock d’extrême droite surnommé « Thompson » (en référence à la mitraillette du même nom), avait été organisé à l’hippodrome de Zagreb.

Initialement prévu en mai, juste avant les élections locales, ce concert était largement perçu comme un défi lancé par l’extrême droite à l’administration de la capitale croate, dirigée par une coalition des Verts et du parti social-démocrate Nouvelle Gauche. Invoquant des problèmes d’organisation, les autorités ont reporté l’événement à une date postérieure aux élections, que la même coalition a d’ailleurs gagné à nouveau.

Neuf ans à la tête du pays, M. Plenković était jusqu’alors vu comme un « pragmatique », parvenu à réduire l’influence de l’aile droite de son parti

Les concerts de « Thompson » ne sont jamais de simples événements culturels. Depuis plus de vingt ans, ils sont l’occasion de rassemblements politiques de grande ampleur, marqués par des messages, slogans et banderoles au racisme à peine voilé. Ses chansons décrivent les Croates comme un peuple élu au « sang bleu » et au « visage blanc », faisant souvent référence à l’imagerie romantique des croisés du Moyen Âge. Il exhorte même ses spectateurs à brandir une croix ou une épée (lui-même brandit fréquemment une épée factice sur scène) pour défendre la nation contre des ennemis démoniaques – allusions transparente à la gauche et aux Serbes.

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Au-delà des références aux guerres yougoslaves des années 1990, de nombreuses chansons de « Thompson » expriment subtilement la nostalgie de l’État fasciste fantoche de la Seconde Guerre mondiale : « l’État indépendant » de Croatie et son principal mouvement, les « Oustachis » (Ustaše). Ses liens avec des groupes célébrant ce régime sont bien documentés. Auparavant, il exprimait ouvertement son admiration pour les dirigeants de ce mouvement, même s’il a parfois cherché à prendre ses distances par rapport à ses soutiens les plus manifestes.

En revanche, les nombreux fans de « Thompson » sont beaucoup moins subtils : ils arborent des T-shirts aux symboles oustachis et entonnent des chants des années 1940. À Zagreb, l’opinion publique progressiste a été choquée par des images de spectateurs chantant une chanson militaire oustachie en plein centre-ville, avant le concert. De telles manifestations ne sont pas inhabituelles, mais elles se produisent généralement dans les zones rurales, et échappent souvent à l’attention des médias. Cette fois-ci, les choses se sont passées différemment. Pendant les semaines précédant le concert, la plupart des médias nationaux ont couvert en détails les préparatifs de ce qu’ils ont appelé « le grand événement », affirmant qu’il s’agissait du plus grand concert payant de l’histoire, bien que le nombre de participants n’ait jamais été vérifié et que beaucoup avaient obtenu leurs billets gratuitement.

Ses partisans comme ses détracteurs y ont vu une manœuvre provocatrice de la droite pour s’emparer de la ville en organisant le plus grand concert de l’artiste jamais donné à Zagreb, bastion du centre gauche. Le large soutien reçu par les élus et les médias proches du parti au pouvoir semble confirmer cette hypothèse.

L’aval du gouvernement

Loin d’un ordinaire rassemblement rural d’extrême droite, le Premier ministre Andrej Plenković, leader du parti de centre droit Union démocratique croate (HDZ), a présenté ses enfants au chanteur lors d’une séance photo ostentatoire, juste avant le concert. Le HDZ est la force politique dominante en Croatie depuis vingt-sept des trente-cinq dernières années. Et même pendant les brèves périodes où il n’a pas été au pouvoir, il a généralement conservé le contrôle des principales institutions de l’État, notamment le pouvoir judiciaire, les entreprises publiques et les organisations sportives et culturelles. S’il mobilise toujours une rhétorique nationaliste, le parti a diversifié ses rangs, attirant désormais nombre de technocrates « apolitiques ».

M. Plenković entame son troisième mandat de Premier ministre. Au cours des neuf dernières années, il a généralement été considéré comme un « pragmatique » et une facteur de modération, réduisant considérablement l’influence de l’aile droite du HDZ et incluant, pendant un certain temps, des représentants de la communauté serbe de Croatie au sein de son gouvernement.

Deux poids lourds du parti ont également assisté au concert. Le ministre de la Défense, Ivan Anušić, s’est ouvertement vanté d’avoir utilisé le salut « Pour la patrie – Prêt ! » lors de l’événement. Ce slogan, inventé à l’origine par le leader oustachi Ante Pavelić dans les années 1930, puis utilisé par un groupe paramilitaire croate pendant les guerres de Yougoslavie lors de l’éclatement de l’État plurinational, reste juridiquement controversé.

Gordan Jandroković, président du Parlement croate et souvent moqué comme parangon de l’opportunisme politique – loin d’un idéologue fanatisé -, a loué à plusieurs reprises le concert comme étant une expression de « patriotisme et d’unité ». Les médias laissent entendre qu’Anušić et Jandroković seraient en lice pour succéder à Plenković – qui, selon certaines rumeurs, souhaiterait jouer un rôle plus important au sein de l’UE ou de l’OTAN – à l’issue de son troisième mandat. Si tel est le cas, leur compétition pour le leadership pourrait également refléter un glissement vers la droite. Lors du concert, « Thompson » a d’ailleurs appelé les Croates à aider à « restaurer l’Europe dans ses racines chrétiennes traditionnelles afin qu’elle redevienne forte ».

Moins d’un mois plus tard, un second concert a eu lieu dans la petite ville de Sinj, dans le sud du pays. Thompson y a intensifié sa rhétorique, vouant la gauche aux gémonies comme « yougoslave » (bien que personne dans la sphère politique croate n’ose parler en des termes laudatifs de l’ancienne fédération yougoslave) et exigeant que ceux qui « ne respectent pas les anciens combattants des années 1990 » quittent le pays. De nombreux membres du parti au pouvoir, le HDZ, ainsi que des personnalités proches de ce parti, comme l’entraîneur de l’équipe nationale de football, ont exprimé des propos similaires. Un prêtre de Sinj a profité de la fête de l’Assomption pour souhaiter aux détracteurs du concert « de souffrir et de mourir sous la torture ».

Réaction discrète de la gauche

Comme prévu, les fans de Sinj sont allés plus loin que ceux de Zagreb en occupant le centre-ville pour chanter à l’unisson une chanson célébrant les camps de la mort du régime oustachi durant la Seconde Guerre mondiale. Intitulée Jasenovac i Gradiška Stara, en référence à l’emplacement des camps, cette chanson, autrefois interprétée par « Thompson » lors de concerts, mais qui ne fait plus partie de son répertoire, reste l’hymne officieux de ses admirateurs les plus fervents. Elle glorifie les « bouchers » et les « chemises noires » oustachis, et célèbre sans ambivalence aucune le « massacre » des Serbes.

Malgré les nombreuses attaques dont elle fait l’objet, la gauche a fait preuve d’une étonnante retenue dans sa réaction aux événements. Les Verts, au pouvoir à Zagreb, auraient pu annuler le concert, car il se tenait dans un lieu appartenant à la ville. Ce n’aurait pas été sans précédent : des concerts de l’artiste ont déjà été annulés en Croatie et dans d’autres pays. Cette fois-ci, cependant, pour éviter de provoquer la droite, ils ont choisi de ne pas le faire. De son côté, l’ancienne députée de gauche Katarina Peović, l’une des critiques les plus virulentes du chanteur, a reçu des centaines de menaces de mort dans le cadre d’une campagne coordonnée par l’extrême droite.

Les deux concerts ont eu lieu à peu près au moment de la grande fête nationale du « Jour de la Victoire », qui commémore l’opération « Tempête » de 1995, qui a permis à la Croatie de reprendre le contrôle de la majeure partie de son territoire et a provoqué l’exode de plusieurs centaines de milliers de Serbes. Des hommes politiques de gauche, invités d’honneur au défilé militaire, ont assisté passivement aux brutalités infligées par la police à plusieurs manifestants pacifistes, dont certains ont échappé de justesse au lynchage par la foule. Plus tard, ils ont assisté à d’autres célébrations du Jour de la Victoire au cours desquelles des élus de droite ont prononcé des discours haineux, tandis que d’anciens paramilitaires et des hooligans défilaient en brandissant des slogans et des bannières d’extrême droite. Les Verts et les sociaux-démocrates n’ont réagi qu’après les faits – par des déclarations pour le moins tièdes.

Paysage politique en pleine mutation

Comme on pouvait s’y attendre, le fait que ces slogans soient publiquement tolérés lors d’événements parrainés par l’État a alimenté la montée en puissance des symboles d’extrême droite, avec des vidéos devenues virales montrant des enfants scandant « Pour la patrie – Prêt ! » dans les rues et des stades entiers criant « Allez, les Oustachis ! » pendant les matchs de football.

Pourquoi une telle escalade ? Malgré toute la rhétorique anti-serbe, les Serbes de Croatie ne forment aujourd’hui qu’une petite communauté, à peine l’ombre d’elle-même. La Serbie et la Croatie, qui n’ont jamais été en bons termes, semblent pourtant très proches actuellement sur le plan géopolitique : la Serbie fournit de grandes quantités de munitions à l’Ukraine et à Israël, tandis que la Croatie tente d’utiliser son statut de membre de l’UE pour offrir un soutien diplomatique à ces mêmes pays.

Il n’est toutefois pas impossible que ce virage à droite soit lié à une dynamique géopolitique plus large, notamment aux pressions croissantes en faveur de la militarisation de l’Union européenne, un programme qui, comme il en est de plus en plus question dans les États membres, pourrait également donner lieu à une nouvelle vague d’austérité. Étant donné la petite taille de la Croatie, il est peu probable qu’elle joue un rôle majeur dans les futures stratégies militaires de l’Occident. Néanmoins, comme on nous le rappelle périodiquement, elle devrait contribuer, du moins selon les informations publiquement disponibles, à la production d’armes légères et de drones.

Quoi qu’il en soit, quels que soient les projets des autorités nationales ou européennes, la voie est aujourd’hui beaucoup plus dégagée qu’il y a quelques mois pour faire passer des changements régressifs et impopulaires. La population étant mobilisée ailleurs et mise au pas, et l’opposition effectivement neutralisée, une résistance significative semble de plus en plus improbable.

Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Croatia’s Fascist-Saluting Summer ».

02.09.2025 à 21:23

Second tour bolivien : le pays plonge-t-il dans l’inconnu ?

Diego Velásquez
La Bolivie s’apprête à vivre un second tour présidentiel inédit opposant Rodrigo Paz à l’ex-président Jorge « Tuto » Quiroga, dans un climat de recomposition politique marqué par l’effondrement du Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales. Le parti-mouvement qui avait incarné l’ascension populaire depuis les années 2000 a perdu son unité et sa centralité, ébranlé par […]

Texte intégral 4995 mots

La Bolivie s’apprête à vivre un second tour présidentiel inédit opposant Rodrigo Paz à l’ex-président Jorge « Tuto » Quiroga, dans un climat de recomposition politique marqué par l’effondrement du Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales. Le parti-mouvement qui avait incarné l’ascension populaire depuis les années 2000 a perdu son unité et sa centralité, ébranlé par des tendances nouvelles : émergence d’une bourgeoisie indigène prospère, percée de discours libéraux et libertariens dans les classes populaires, retour en force d’une droite régionale liée aux réseaux de Miami et inspirée par Javier Milei. Si Paz prétend incarner une droite modérée et pragmatique, Quiroga promet une « révolution libérale » de grande ampleur. Ce duel électoral referme un cycle ouvert avec la « guerre de l’eau » et la « guerre du gaz ». Davantage que de l’issue du scrutin, l’avenir du pays dépend de la recomposition d’une gauche fragmentée. Par Pablo Stefanoni et Diego Velásquez [1].

Le verdict rendu par les résultats des élections présidentielles en Bolivie le 17 août dernier a rappelé au Mouvement vers le socialisme (MAS) et à ses dirigeants ce que le poète espagnol José Ángel Valente avait prédit dans ses vers : « Le pire, est de croire que l’on a raison parce qu’on l’a eue ».

Le parti qui dominait la politique bolivienne depuis 2005 et qui fut l’âme et le moteur de la « révolution démocratique et culturelle » – avec des scores historiques de 64 % aux élections de 2009, 61 % en 2014 et 55 % en 2020 – non seulement a été écarté du second tour des élections, mais a pratiquement disparu de la vie parlementaire, se retrouvant ainsi exclu de la politique institutionnelle. Le 19 octobre, le pays se prononcera lors d’un second tour entre un candidat de « centre-droit populaire » – ou aspirant à l’être -, Rodrigo Paz Pereira (avec 32 % des suffrages valides), et un autre de la droite néolibérale radicale, l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga (26,7 %). Une scène encore inimaginable il y a peu, alors que l’absence du MAS au second tour paraissait impossible.

Quand la droite arrache le drapeau du « changement »

Malgré la surprise des résultats, la carte électorale a conservé son clivage historique entre l’Est et l’Ouest. Dans l’ouest andin, Paz l’a emporté, tandis que dans l’est, c’est Quiroga qui s’est imposé. Si le premier sort vainqueur du second tour, la bourgeoisie de Santa Cruz, qui a soutenu Quiroga et, dans une moindre mesure, Samuel Doria Medina — arrivé en troisième position au niveau national—, aura une fois de plus démontré ses difficultés à projeter son hégémonie à l’échelle nationale.

Artisan du « miracle économique » comme ministre, Luis Arce s’est révélé impuissant face à la crise une fois président.

Le MAS, pour sa part, s’est présenté aux élections divisé en trois factions et avec deux candidats : l’ancien ministre Eduardo del Castillo, sous l’étiquette officielle, n’a recueilli que 3,14 % des voix, tandis qu’Andrónico Rodríguez, qui s’est présenté sous une étiquette « empruntée », a obtenu 8 %. Enfin, l’ancien président Evo Morales, déclaré inéligible, s’est « glissé » dans les résultats en encourageant le vote nul et a obtenu un score non négligeable de 19 % (si l’on exclut les 3,5 % de votes nuls lors des élections précédentes, on peut donc attribuer à l’ancien président environ 15 % des voix).

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L’ensemble de la galaxie du MAS disposera de sept députés au Parlement, après avoir détenu les deux tiers des sièges pendant sa longue hégémonie politique. Fondé en 1997 sous le nom d’Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP), avec le MAS comme sigle électoral, ce parti issu des mouvements sociaux a cessé de représenter les couches populaires du pays. Ainsi s’achève un long cycle politique marqué par la montée en puissance des mouvements sociaux, des syndicats et des organisations indigènes vers le centre de l’État, dans une sorte de « démocratie corporative » dirigée par Morales en tant que leader incontesté.

Deux raisons ont été avancées ces derniers jours pour expliquer un tel effondrement : les luttes intestines et la crise économique. Ces deux explications sont sans doute vraies, mais derrière elles se cache une crise plus profonde d’un modèle de gestion de l’économie et de la politique qui s’est progressivement épuisé. Au-delà des luttes factionnelles, le MAS a été confronté à un affaiblissement de son programme de changement et de refondation nationale, dont les deux axes principaux étaient la nationalisation du gaz et l’Assemblée constituante. À cela s’ajoute l’insistance acharnée de Morales pour être réélu depuis le référendum de 2016 sur la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels », qu’il a perdu et ignoré dans les faits, ce qui a repolarisé le pays autour de sa figure (il ne faut pas oublier qu’en 2014, Morales avait même gagné dans la région hostile de Santa Cruz et le pays semblait étrangement dépolarisé). Cette polarisation, de plus en plus tendue, a atteint son paroxysme avec le renversement du gouvernement du MAS dans le contexte des élections présidentielles de 2019, sans que ses bases ne réagissent à temps.

Le coup de force, qui avait débuté par des manifestations massives à Santa Cruz contestant les résultats des élections donnant la victoire à Morales, s’est assez vite étendu à La Paz et, suite une mutinerie policière, a fini par provoquer la chute de Morales. Le MAS s’est retrouvé paralysé. La sénatrice Jeanine Áñez, provenant de l’opposition conservatrice, a alors été nommée présidente par une « succession constitutionnelle » soutenue par les militaires : le MAS dénonce alors ce qu’il considère comme un coup d’État. La présidente de facto, pour souligner le changement idéologique radical qu’elle prônait, se présente alors au palais présidentiel avec la Bible à la main…

Evo Morales et d’autres figures du MAS ont été contraints à l’exil ; d’autres se sont réfugiés dans des ambassades étrangères à La Paz. Le Parlement, lui, est néanmoins resté aux mains d’une majorité absolue du MAS, bien que politiquement affaiblie par le contexte hostile et la répression menée par le nouveau gouvernement.

Mais si Áñez a d’abord été très populaire parmi les opposants à Morales, cette popularité a été rapidement érodée par sa mauvaise gestion et la corruption qui s’est emparée de tous les échelons de son gouvernement. La superposition de la crise économique et de la pression sociale a abouti aux élections du 18 octobre 2020 : contre toute attente, le MAS l’a remporté avec 55 % des voix ; la Bolivie populaire s’est une nouvelle fois montrée fidèle à cet « instrument politique » et l’a reactivé pour reprendre le pouvoir.

Evo Morales, refugié en Argentine et exclu de l’élection, a alors promu l’ancien ministre de l’Économie Luis Arce Catacora comme candidat à la présidence. En pleine crise économique, aggravée par la pandémie, son nom était encore associé au « miracle économique » bolivien, marqué par une croissance soutenue et la réduction de la pauvreté. C’est cette image de bon gestionnaire qui a permis à Arce de gagner l’élection avec 55 % des voix. Les analystes étaient sous le choc lors de la longue nuit électorale du 8 novembre 2020 ; ils ne pouvaient pas y croire – la diabolisation du MAS n’avait pas réussi.

Néanmoins, dès son entrée en fonction le nouveau président a écarté les principales figures de l’« evisme » et s’est entouré de sa propre clique. Face à ce qu’il considérait comme un plan visant à réduire son influence, Morales a multiplié les tentatives pour affaiblir le gouvernement et a dénoncé de plus en plus vivement une « persécution politique » à son encontre.

La guerre interne entre les partisans de Morales et ceux d’Arce n’a pas tardé à s’intensifier. Arce, depuis l’État, a divisé les organisations sociales et utilisé la justice pour « voler » le sigle du MAS à Morales ; ce dernier s’est replié sur sa base la plus dure et, après son mandat d’arrêt pour un cas de « traite d’être humain à l’égard d’une mineure », s’est retiré dans son bastion du Chapare, protégé par les syndicats de cultivateurs de coca. Il a rapidement commencé à voir des traîtres partout, y compris l’ancien vice-président Álvaro García Linera, et sa seule obsession était de lutter contre sa disqualification par une justice toujours inféodée au gouvernement en place. Cet opportunisme politico-judiciaire est aujourd’hui visible dans la décision de « réexaminer » la détention de Jeanine Áñez et de l’ancien gouverneur de Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, dès que le MAS a perdu les élections.

Le nom du nouveau mouvement lancé par Morales pour tenter de se présenter à la présidence en dehors du MAS, EVO Pueblo (Estamos Volviendo Obedeciendo al Pueblo, « Nous revenons en obéissant au peuple »), révèle son repli sur lui-même et son manque de conscience du fait qu’il n’est plus le leader incontesté de la gauche bolivienne. Son appel à annuler le vote aux élections de 2025 reflète une vérité dérangeante pour l’ancien président : il conserve encore un soutien électoral important dans ses bastions, surtout ruraux, mais la force dont il fait preuve est probablement aussi son plafond politique. Il faut rappeler que Morales a subi une dure défaite après les blocages infructueux des routes visant à éliminer son inéligibilité qui ont non seulement été réprimés par le gouvernement Arce, mais ont également suscité un vif rejet social.

L’image de la gestion du MAS a également changé. Artisan du « miracle économique » comme ministre, Arce s’est révélé impuissant face à la crise une fois président. Et sous son gouvernement, des images conjurées depuis 2005 ont refait surface, telles que la pénurie de dollars et d’essence, parallèlement à la chute des exportations de gaz. Le « miracle économique » appartient désormais au passé et le slogan de l’opposition associant le MAS à la crise, à l’autoritarisme et au déclin national a fait son chemin.

Les milieux populaires flirtent avec les idées libertariennes.

En fait, le discours refondateur s’était déjà affaibli depuis longtemps, en particulier l’idée d’une régénération intellectuelle et morale de la nation à partir des populations indigènes. Les cultivateurs de coca, base la plus dure du MAS, sont à nouveau perçus comme des « narcos », comme c’était le cas avant 2005. Plus largement, il y a une redéfinition négative d’une période qui avait bénéficié d’un soutien populaire massif. La « mémoire courte » a pris le pas sur la « mémoire longue » de ces vingt dernières années et l’opposition s’est finalement emparée du drapeau du « changement », longtemps monopolisé par le MAS.

Reconfigurations du vote populaire

Parmi les trois courants du MAS, avait émergé un candidat relativement compétitif : Andrónico Rodríguez. Ce jeune leader paysan et président du Sénat s’était progressivement éloigné de son mentor, Evo Morales, à mesure que l’inéligibilité de ce dernier devenait un fait accompli et que Morales refusait de choisir un candidat alternatif. L’ancien président est alors devenu de plus en plus susceptible et obsédé par le contrôle de chaque pas d’Andrónico Rodríguez qui, finalement, a décidé de se lancer dans la course électorale sans le soutien du caudillo. Dès lors, il fut déclaré traître.

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Au début de la campagne, Andrónico Rodríguez était bien placé dans les sondages, qui lui donnaient des chances de passer au second tour, mais pas de le remporter. Néanmoins, au fil du temps il ne réussit pas à maintenir de dynamisme de sa candidature en raison d’une série de difficultés objectives et d’erreurs stratégiques : le choix de sa vice-présidente, l’ancienne ministre Mariana Prado, ne lui a pas apporté de voix supplémentaires (elle était considérée comme trop élitiste) et a été source de nombreuses polémiques ; certains membres de son entourage initial étaient des figures discréditées du MAS ; et, tout aussi important, le boycott actif de Morales contribua à l’affaiblir.

Andrónico Rodríguez, qui s’est montré « timide » et même erratique au moment de définir les contours de son projet de renouvellement générationnel, n’a pas réussi à enrayer la dynamique du vote nul promu par Evo Morales. Et bien qu’il se soit éloigné du leader, il n’a jamais rompu avec lui, consacrant ainsi une grande partie de sa campagne à expliquer sa relation avec l’ancien président. Bien que la candidature d’Andrónico Rodríguez ait bénéficié du soutien de certaines fédérations de cultivateurs de coca, de paysans et de coopératives minières, elle a davantage enthousiasmé certaines figures du progressisme urbain que les bases, plus radicales ou plus modérées, du MAS.

Ceci est une partie de l’histoire. L’autre est que le vote « mou » du MAS s’est déplacé vers une candidature qui avait jusque-là échappé à l’attention des analystes. Alors que les sondages donnaient la première et la deuxième place au politicien et homme d’affaires Samuel Doria Medina et à l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga, c’est finalement Rodrigo Paz, fils de l’ancien président Jaime Paz Zamora, qui a créé la surprise et remporté la première place. Le calcul est simple : la majorité des indécis, environ 30 %, qui étaient pour la plupart des électeurs du MAS, ont opté pour cette option.

Les raisons de ce phénomène ne sont pas tout à fait connues. Tout le monde s’accorde à dire que Paz a eu le nez fin en choisir son colistier : l’ancien policier Edman Lara, connu sous le nom de Capitaine Lara, qui s’est rendu populaire en dénonçant la corruption des hauts responsables de la police et a été expulsé des forces de l’ordre pour cette raison. Il s’est alors mis à vendre des vêtements d’occasion sur un marché de Santa Cruz tout en terminant ses études de droit.

Lara est devenu ainsi un candidat anti-corruption (la corruption policière étant endémique en Bolivie) avec l’image d’un entrepreneur populaire capable de surmonter l’adversité. Dans ce contexte, le capitaine, âgé de 39 ans, est devenu une figure populaire sur TikTok, où l’on peut le voir dans une diffusion en direct en train de mâcher des feuilles de coca avec la chanson « La coca n’est pas de la cocaïne » en fond sonore (un slogan du MAS). Le Capitaine Lara s’est désormais construit un profil proche du monde populaire et des gens ordinaires. Il revendiquait une proximité avec le président du Salvador Nayib Bukele, sans pour autant adopter son programme autoritaire et musclé.

Il s’est présenté comme l’outsider antisystème qui peinait à émerger en Bolivie, et sa candidature a renforcé celle de Paz, dans un contexte où l’offre électorale était un déjà-vu de deux décennies auparavant : Doria Medina et Quiroga se sont présentés à plusieurs reprises comme candidats depuis 2005 ; le premier a été ministre dans les années 1990 ; le second président en 2001-2002 (succédant comme vice-président à Hugo Banzer, le dictateur des années 1970 revenu en tant que président démocratique et tombé malade pendant son mandat, avant de décéder).

La campagne de Paz-Lara a combiné des voyages dans les coins les plus reculés du pays, y compris dans des endroits comme Orinoca, le village natal d’Evo Morales, situé au cœur de l’Altiplano. Sa stratégie de communication consistait à apparaître plus proche des gens ordinaires que des élites économiques. Les deux candidats ont également beaucoup parlé de Dieu, avec une volonté évidente de se rapprocher du monde pentecôtiste évangélique qui, comme dans toute l’Amérique latine, est aujourd’hui beaucoup plus important que par le passé.

La géographie du vote en faveur de Paz-Lara montre ses meilleurs résultats dans les régions où le MAS l’avait emporté depuis 2005 : les départements de l’ouest andin. Le duo qui s’est présenté sous la bannière du Parti démocrate-chrétien (PDC) a remporté les départements de La Paz, Oruro, Cochabamba, Chuquisaca et Potosí. Dans la ville plébéienne d’El Alto, le tandem a frôlé les 60 % des voix ; là, le vote nul a atteint 16 % (proxy du soutien à Evo Morales) et Andrónico Rodríguez a obtenu 7,4 % (le vote nul ne compte pas dans les pourcentages de votes valides). Même dans les bastions les plus fidèles au Evo Morales, le tandem Paz-Lara a obtenu un bon résultat : dans la municipalité de Chayanta, au nord de Potosí (zone minière et paysanne), 49 % des électeurs annulèrent leur vote, 40,7 % votèrent pour Paz-Lara et 32,5 % pour Andrónico Rodríguez. À Villa Tunari, dans la région cocalera du Chapare, où Evo Morales « règne », 84 % des électeurs ont voté nul, et parmi les votes valides, 46 % ont choisi Andrónico Rodríguez et 28 % Paz-Lara. Il n’en reste pas moins symptomatique que Paz ait perdu à Tarija, sa région, où il est bien connu en tant que maire de la capitale de ce département du sud de la Bolivie.

Plus largement, le vote du MAS s’est divisé entre le soutien à Paz-Lara, les votes nuls et ceux en faveur d’Andrónico Rodríguez. Mais que signifie cette reconfiguration ?

Le tandem Paz-Lara a obtenu le soutien de la Centrale ouvrière régionale d’El Alto, des coopératives minières et des transporteurs. Il s’agit en grande partie d’un réseau de capitalisme populaire qui constituait la base sociale du MAS. Ce parti-mouvement regroupait des entrepreneurs et des petits propriétaires urbains et ruraux. Des ponchos rouges aymaras et l’aile « arciste » de la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) se sont également rapprochés de Paz-Lara pour le second tour.

« Ce n’est pas notre homme, mais ce n’est pas non plus leur homme [celui des élites traditionnelles], c’est un espace dans lequel nous pourrons exercer une influence… le moindre mal pour les gens qui ont soutenu le MAS pendant vingt ans », explique le sociologue Carlos Hugo Laruta, en parlant au nom des supposés électeurs populaires de Paz. « Les gens ont fini par opter pour la candidature la plus fragile, une sorte de bouteille vide qui pourrait se remplir, et les listes de Paz-Lara comprenaient au niveau local des candidats issus du MAS ». Il est intéressant de noter qu’en pleine crise économique, les Boliviens ont élu le candidat qui offrait le moins de certitudes quant à sa politique économique.

Cette logique dans la relation entre le monde populaire et l’État était assez courante à l’époque « pré-Evo », lorsque divers corporatismes populaires cherchaient refuge dans les expressions des partis traditionnels. Dans les années 1990, elle se manifesta également à travers de nouveaux types de « populismes cholos » [métis-indigènes urbains], comme ce fut le cas des partis tels que Conciencia de Patria (Condepa). Le MAS s’est ensuite imposé comme une forme d’auto-représentation populaire. Mais le soutien à Paz-Lara est encore provisoire, constituant une issue de secours face à la crise finale du MAS. Pour le sociologue Pablo Mamani, il s’agissait d’un vote stratégique, plutôt que militant, pour éviter de perdre les acquis de ces dernières années, notamment la relation avec l’État, face aux candidats perçus comme plus élitistes (même si Paz appartient aussi à l’élite). Le sociologue aymara souligne également l’expansion d’une nouvelle classe d’indigènes riches, les « qamiris », qui rivalisent avec la bourgeoisie traditionnelle non seulement avec leur argent, mais aussi en construisant un capital symbolique. Ces riches indigènes, que certains appellent la « bourgeoisie chola », s’opposent au misérabilisme avec lequel la gauche les perçoit souvent, selon Mamani. « On ne peut pas exclure l’émergence d’une droite indigène », dont l’intellectuel Fernando Untoja est déjà un représentant.

Une nouvelle classe d’indigènes riches, les « qamiris », rivalise avec la bourgeoisie traditionnelle et s’oppose au misérabilisme avec lequel la gauche les perçoit souvent.

Le cas d’El Alto est significatif. Cette ville d’un million d’habitants constitue le théâtre de processus complexes d’urbanisation d’immigrants internes venus des campagnes, tout en conservant des liens étroits avec leurs communautés d’origine. Les cholets (mot qui mélange chalet [villa] et cholo) témoignent de processus d’enrichissement et de mobilité sociale, mais aussi de la volonté de concrétiser cette ascension économique dans des édifices bigarrés de style néo-andin. Même pendant la période d’hégémonie du MAS, les habitants d’El Alto pouvaient voter, en signe d’autonomie, pour des maires de centre-droit opposés au gouvernement d’Evo Morales. Cette ville populaire, qui s’était déjà révoltée 2003 pendant la guerre du gaz, pouvait élire, en même temps, un maire, José Luis Paredes, partisan d’un traité de libre-échange avec les États-Unis.

Certes, aujourd’hui, les milieux populaires flirtent avec des idées libertariennes. On pourrait trouver des exemples électoraux qui ont alerté sur une migration du vote populaire vers des positions conservatrices ou libertariennes. Lors des élections finalement annulées de 2019, par exemple, la candidature du médecin et pasteur évangélique d’origine coréenne Chi Hyun Chung a atteint 9 %, « volant » une partie de l’électorat au MAS. Lors de la pré-campagne de 2025, la candidature de Jaime Dunn, ancien trader à la bourse de New York et autoproclamé « véritable candidat libéral », a également trouvé un écho dans les milieux populaires grâce à un discours à tonalité libertaire, mais il ne s’est finalement pas présenté. Aujourd’hui, ce monde populaire complexe a délaissé le MAS et trouvé provisoirement une ombre sous la formule plus modérée et pragmatique de Paz-Lara.

La gauche bolivienne en revient à la situation d’avant 2005.

Ces discours libéraux-conservateurs-libertariens ont aujourd’hui le vent en poupe car le projet nationaliste du MAS, s’il a permis une croissance économique significative avec une faible inflation, n’a pas réussi à industrialiser le pays comme promis. Les nouvelles entreprises publiques ont servi à « répondre » aux demandes de mouvements sociaux – au niveau régional – mais elles sont loin de constituer la base d’un processus permettant de sortir de l’extractivisme. Aujourd’hui, l’échec supposé du « socialisme », bien que le terme ait été peu utilisé en Bolivie, sauf sous la formule peu précise de « socialisme communautaire », a ouvert la voie, comme dans d’autres pays de la région, à la popularisation des discours pro-marché.

Un second tour inédit

Le second tour, le premier de la démocratie bolivienne, se déroulera donc entre Paz et Tuto Quiroga. Rodrigo Paz est un politicien pragmatique, qui tente aujourd’hui de s’adapter au contexte régional (qui vire à droite). Il s’aligne aujourd’hui sur la droite régionale, reflétant ainsi son opposition interne au MAS, tout en ayant besoin de ces voix pour remporte le second tour. D’ailleurs, la sale guerre, menée en grande partie par le « journaliste » espagnol de Vox et propriétaire du journal La Derecha Diario en Argentine, Javier Negre, insiste sur le fait que Paz est un socialiste déguisé – accusation similaire à celle portée contre Doria Medina lors de la campagne pour le premier tour.

Quiroga, qui fait partie des réseaux de la droite de Miami, a annoncé qu’en cas de victoire, il mènerait « la plus grande révolution libérale de l’histoire pour transformer la mentalité de la Bolivie » et qu’il n’utiliserait pas seulement la « tronçonneuse » dans le sillage de Milei, mais aussi « des machettes et des ciseaux » [le président argentin Javier Milei a métaphoriquement promis de démanteler l’État social à l’aide d’une « tronçonneuse », arborée moults fois en meetings NDLR].

En 2005, Quiroga a perdu les élections face à Evo Morales, qui avec 54 % des voix entama son long règne politique. Militant de la droite dure, il a joué un rôle central dans le renversement d’Evo Morales en 2019, en tant que l’un des concepteurs de la stratégie qui a porté Jeanine Áñez au pouvoir. Il a indiqué qu’en cas de victoire, il romprait les liens avec le Venezuela, Cuba et l’Iran, tout en n’excluant pas d’emblée la participation de la Bolivie dans le groupe des BRICS, en raison des relations commerciales avec l’Inde et la Chine.

Dans un style resté figé dans les années 1990, il a déclaré qu’il maintiendrait une « position agressive » pour rechercher des accords de libre-échange avec plusieurs pays, dont les États-Unis. Anticommuniste à l’ancienne, il est moins enthousiaste à l’égard des guerres culturelles menées par les nouvelles droites, même s’il fait l’éloge de l’Argentin Javier Milei et du Chilien José Antonio Kast. Il a également été interviewé avec enthousiasme par des figures telles qu’Agustín Laje, l’influenceur de la « bataille culturelle » en Argentine et représentant de l’aile la plus réactionnaire du gouvernement Milei.

La gauche bolivienne revient ainsi à la situation d’avant 2005 : à l’acronyme EVO Pueblo pourrait s’ajouter une faction plus petite et incertaine, dirigée par Andrónico Rodríguez et d’autres encore à venir. Si Paz emporte le second tour, l’aile « arciste » sera probablement absorbée par le nouveau gouvernement. Le MAS était un parti de mouvements, ce qui était une force mais aussi une faiblesse dans la mesure où il n’avait pas de structure organique et dépendait d’Evo Morales pour rester uni. Aujourd’hui, ce leadership n’existe plus comme par le passé.

Le poème de José Ángel Valente cité plus haut poursuit en disant que le pire est aussi « d’attendre que l’histoire rembobine les horloges et nous ramène intacts au moment où nous aurions voulu que tout commence ».

Avec l’implosion du MAS, un cycle politique et idéologique ouvert avec les guerres de l’eau et du gaz de 2000 et 2003 se referme. Comme au 19e et au 20e siècle, bien qu’elle se perçoive comme un pays isolé dans les Andes et les llanos orientaux, la Bolivie a toujours été très perméable aux tendances idéologiques régionales, du libéralisme du XIXe siècle au populisme de gauche du XXIe siècle, en passant par le nationalisme révolutionnaire des années 1950 et les dictatures militaires des années 1970. Le second tour déterminera la manière dont le pays s’adaptera au nouveau climat politique régional, hétérogène mais orienté vers la droite, même dans les pays où le progressisme continue (pour l’instant) de gouverner.

Note :

[1] Pablo Stefanoni est journaliste, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Amérique latine, dont Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir (co-écrit avec Hervé Do Alto, Raisons d’agir, 2008). Diego Velásquez est étudiant à l’EHESS. Cet article a originellement été publié sur la revue Contretemps, sous le titre : « Le MAS bolivien : un effondrement sans gloire ni fracas ? ».

29.08.2025 à 15:44

L’auto-dissolution de Bayrou, fin de règne pour Macron ?

William Bouchardon
Face à la colère sociale du 10 septembre, Macron s'est résolu à sacrifier François Bayrou. Mais il conserve plusieurs cartes pour continuer à imposer sa politique austéritaire. Le faire reculer imposera de tirer les leçons des échecs des précédents mouvements sociaux.

Texte intégral 3729 mots

Après trois budgets austéritaires adoptés par 49.3 depuis 2022, la colère des Français contre des services publics exsangues et une fiscalité toujours plus régressive ne cesse de croître. Si les macronistes espéraient échapper à une censure grâce à des concessions mineures au Parti Socialiste et au Rassemblement National, ainsi qu’un « dialogue social » permettant d’endormir les syndicats, la menace d’un mouvement d’ampleur le 10 septembre, rappelant les gilets jaunes, les a conduits à changer de tactique. Alors que le départ de François Bayrou est quasi-certain, Emmanuel Macron conserve plusieurs cartes pour continuer à mener son entreprise de destruction : nomination d’un nouveau gouvernement de droite dure, menace de dissolution ou encore pression des marchés financiers. Puisque de nouvelles législatives ont peu de chances de clarifier la situation politique, le salut ne semble pouvoir venir que de la mobilisation populaire. À condition que les leçons du passé récent soient tirées.

« À la rentrée, il y aura une confrontation entre le réel et les idéologies. » Voilà ce que déclarait François Bayrou lors d’une énième conférence de presse destinée à défendre son budget austéritaire prévoyant 44 milliards d’euros de saignées supplémentaires dans les dépenses publiques. Une petite phrase qui reprend le refrain habituel des néolibéraux : la dette publique est un mal absolu, seul un démantèlement de l’État pourra le résoudre, quoi qu’en disent les « idéologues ». Ce propos méprisant pourrait bien se retourner contre la Macronie : l’idéologie austéritaire, combinée à la « politique de l’offre » consistant à multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et aux entreprises, est bien celle qui a créé plus de 1000 milliards d’euros de dette supplémentaire sous le règne du « Mozart de la finance ». S’il est donc un « réel », au terme du mandat Macron, c’est celui de l’appauvrissement des Français, de l’effondrement des services publics et d’une économie en manque critique d’investissement.

La Vème République toujours plus autoritaire

Jusqu’à présent, Emmanuel Macron avait réussi tant bien que mal à éviter un nouveau mouvement social d’ampleur contre sa politique, alors que son premier quinquennat avait été marqué par celui des Gilets jaunes et le second a débuté par des mois de mobilisation contre une réforme des retraites injuste et injustifiée. Certes, son pari de dissoudre l’Assemblée nationale pour renforcer son camp ou cohabiter avec le Rassemblement national (RN) avait échoué, le Nouveau front populaire ayant obtenu le plus grand nombre de sièges. Mais le blocage politique du pays en trois camps lui a permis de reprendre la main. Outrepassant les usages républicains, qui veulent que le chef de l’État nomme une personnalité issue du camp ayant le plus grand nombre de députés, il a préféré sceller une alliance minoritaire avec les Républicains via la nomination de Michel Barnier.

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L’obstination du « bloc central » à défendre les intérêts de l’oligarchie et à supprimer des dizaines de milliards d’euros dans tous les budgets sauf ceux de l’armée et de la sécurité intérieure, ont cependant vite abouti à la censure de ce dernier, après seulement trois mois à Matignon. Mais une fois encore, la Constitution de la Vème République a démontré son utilité pour permettre à l’exécutif de passer outre les blocages parlementaires. Macron a vite nommé un autre Premier ministre reprenant la même politique, François Bayrou, qui a réussi à faire passer le budget 2025 en recourant à l’article 49.3. Des dispositions tout à fait anti-démocratiques mais permises par la Constitution du « coup d’État permanent ».

Pour éviter de subir le même sort que son prédécesseur, Bayrou n’a eu qu’à recourir à la peur de « l’instabilité » et d’une attaque des marchés financiers sur la dette française. Immédiatement, le RN, dont le programme économique est désormais presque identique à celui du « bloc central », et le Parti socialiste, toujours plus soucieux d’apparaître « sérieux » auprès de la bourgeoisie que de respecter ses électeurs, ont accepté de ne pas le censurer en échange de maigres concessions. Parmi elles, un « conclave » sur les retraites, très vite parti en fumée : en fixant un cadre de rigueur strict à respecter et en s’appuyant sur le MEDEF pour le représenter, le gouvernement a dès le départ cadenassé la discussion avec les syndicats. Finalement, presque tous ont quitté la table, à l’exception des syndicats patronaux et des plus conciliants, notamment la CFDT, dont la secrétaire générale affirme ne pas regretter « d’avoir joué le jeu du dialogue social »

Après le non-respect du référendum de 2005, le recours toujours plus important au 49.3, le non-respect des résultats des urnes et le mépris de la démocratie sociale, les outils de démocratie participative sont à leur tour piétinés.

La non-censure du PS et du RN et l’accaparement des syndicats dans cette comédie stérile ont permis à Bayrou de gagner quelques mois au pouvoir, durant lesquels tous les sujets politiquement risqués ont été remis à plus tard. La seule loi majeure adoptée depuis janvier a été la loi Duplomb, du nom d’un sénateur lobbyiste de la FNSEA, qui réintroduit des pesticides dangereux pour la santé, dérégule à tout va pour multiplier les méga-bassines, les fermes-usines et autorise l’épandage de pesticides par drone. Son parcours législatif résume à lui seul la dérive anti-démocratique que permet la Vème République : adoptée par le Sénat, chambre élue indirectement où la droite conserve la majorité, elle a été rejetée par ses propres soutiens à l’Assemblée nationale afin d’éviter l’obstruction de la gauche, avant d’être adoptée dans une Commission mixte paritaire (instance réunissant 7 parlementaires de chaque chambre, ndlr) où les débats sont à huis clos ! Malgré la propagande vendant cette loi comme un « soutien aux agriculteurs », plus de deux millions de Français ont signé une pétition citoyenne sur le site de l’Assemblée nationale pour exprimer leur opposition à ce texte. Mais seul un débat sans vote a été concédé. 

Une révolte populaire qui gronde

Après le non-respect du référendum de 2005, le recours toujours plus important au 49.3, le non-respect des résultats des urnes et le mépris de la démocratie sociale, les outils de démocratie participative sont à leur tour piétinés, comme cela avait déjà été le cas de la Convention citoyenne pour le climat, enterrée par Macron. C’est dans ce contexte de fuite en avant autoritaire et d’acharnement austéritaire qu’ont émergé les appels sur les réseaux sociaux à lancer un grand mouvement social le 10 septembre. Après le prix de l’essence, c’est cette fois-ci la suppression de deux jours fériés qui a fédéré les colères. Mais les braises étaient déjà chaudes avant cette étincelle supplémentaire : pouvoir d’achat rogné par l’inflation, services publics toujours plus affaiblis, multiplication des scandales dans les gouvernements successifs, révélation de 211 milliards d’euros par an d’aides aux entreprises, arrogance des gouvernants…

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Le fait que cette initiative ne vienne ni des partis politiques, ni des syndicats rappelle la mobilisation des gilets jaunes en 2018-2019, le plus grand mouvement social français depuis mai 1968. Les revendications de justice fiscale, de mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), de hausse des salaires et de confrontation avec l’Union européenne font également penser à la colère populaire d’il y a sept ans, tout comme les appels à bloquer les centres logistiques et axes de transport, en plus d’une « grève générale ». Pour une majorité des Français, il n’y a en effet plus grand chose à attendre des élections, aboutissant à un blocage qui permet aux institutions de continuer à fonctionner sans légitimité démocratique, ni des syndicats, dont les journées de grève éparses ont échoué à bloquer la réforme des retraites il y a deux ans. La rue semble être le seul espace restant pour s’exprimer, malgré la répression policière.

Pour une majorité des Français, il n’y a plus grand chose à attendre des élections, aboutissant à un blocage qui permet aux institutions de fonctionner sans légitimité démocratique, ni des syndicats, dont les journées de grève éparses ont échoué à bloquer la réforme des retraites. La rue semble être le seul espace restant pour s’exprimer.

Certes, à ce stade, il est difficile de savoir à quel point ce mouvement social sera d’ampleur, qui y prendra part, sous quelle forme et combien de temps il durera. La volonté des soutiens du mouvement du 10 septembre d’éviter toute « récupération » politique suffit en tout cas à faire trembler le gouvernement, qui n’aura pas d’interlocuteurs à amadouer. Certes, la France insoumise, puis les communistes et les écologistes, ont annoncé soutenir le mouvement tout en lui laissant son autonomie, retenant donc les leçons des gilets jaunes. Mais contrairement aux affirmations de la presse, qui accuse déjà Jean-Luc Mélenchon de vouloir le chaos absolu dans les rues, celui-ci n’aura que peu de prise sur un mouvement qui semble avoir plus de similarités avec la révolte serbe où le peuple s’auto-organise

Sacrifice de Bayrou, répression, dissolution : les cartes d’Emmanuel Macron

Les deux mois qui séparent les premiers appels de la date de mobilisation auront cependant permis au pouvoir de se préparer. Tandis que les plans de déploiement des CRS sont en préparation dans les préfectures, un « conseil de défense sur la guerre informationnelle » et les ingérences étrangères est également annoncé le 10 septembre, ce qui fait craindre des mesures de blocage des réseaux sociaux si le mouvement devenait menaçant. Le réseau Tiktok avait ainsi été bloqué en Nouvelle-Calédonie l’an dernier et le gouvernement avait également envisagé de couper l’internet mobile, tandis que le fondateur de l’application Telegram a été arrêté (il est depuis en liberté conditionnelle, ndlr) en France l’an dernier afin de forcer sa messagerie à coopérer davantage avec les forces de police.

Sachant que la réponse répressive ne pourra suffire, Emmanuel Macron a décidé de sacrifier François Bayrou. Sans grand état d’âme, puisque ce dernier avait imposé sa nomination comme Premier ministre en menaçant de retirer le soutien de son parti, le MODEM, à l’alliance gouvernementale. En forçant Bayrou à demander la confiance des députés le 8 septembre lors d’une session extraordinaire, le Président de la République ne fait qu’anticiper l’étude de la motion de censure déposée par les insoumis prévue le 23 septembre, qui aurait sans doute abouti. Les socialistes et le Rassemblement national, en plus des insoumis, des communistes et des écologistes, ayant annoncé ne pas lui accorder leur confiance, son gouvernement est déjà condamné. En avançant le calendrier, Macron espère que cette censure, la seconde en neuf mois, permettra de contenir les blocages prévus le surlendemain.

C’est alors que l’incertitude demeure : si la mobilisation n’est pas forte, le Président de la République pourra continuer à démembrer les services publics et à vendre le pays à la découpe. Le gouvernement actuel pourrait d’ailleurs ne pas quitter le pouvoir tout de suite, l’expérience du gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal, resté deux mois de plus que prévu à Matignon l’été dernier, ayant montré combien les règles de la Vème République sont souples. Plus probablement, Macron pourrait alors nommer un autre Premier ministre de droite reprenant les mêmes ministres et surtout la même ligne politique. Une succession accélérée de gouvernements qui illustre combien le problème se situe plus à l’Elysée qu’à Matignon. 67% des Français réclament d’ailleurs la démission d’Emmanuel Macron.

Une dissolution présente l’avantage pour le pouvoir de canaliser l’énergie des représentants politiques et des médias vers une élection plutôt que vers la mobilisation sociale.

Si le pays venait à être sévèrement bloqué, le chef de l’Etat disposera cependant d’une autre carte : une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale. Ayant déjà beaucoup perdu de députés l’an dernier, Macron n’a plus grand chose à y perdre. Quant à une victoire potentielle du Rassemblement national, elle pourrait convenir à Macron, qui préfère cohabiter avec Jordan Bardella plutôt que redistribuer les richesses. Si le retour aux urnes n’est jamais une mauvaise chose, les chances d’obtenir une clarification politique et une majorité sont faibles. Mais cette option présente l’avantage pour le pouvoir de canaliser l’énergie des représentants politiques et des médias vers une élection plutôt que vers la mobilisation sociale. Dans l’intervalle, un gouvernement technocratique pourrait mettre en place les mesures d’austérité exigées par la Commission européenne.

Attaques des marchés contre pression populaire

Pour faire passer sa politique toujours plus impopulaire, l’oligarchie et ses représentants s’emploient désormais à saborder la confiance dans la dette française, en répétant partout que le pays est en faillite et que les marchés financiers ne nous prêterons bientôt plus, ou à des taux prohibitifs. Les médias multiplient déjà les graphiques sur les spread (différence de taux d’intérêts, ndlr) entre la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Grèce et interrogent leurs « experts » sur le risque d’une mise sous tutelle du Fonds monétaire international (FMI). Des scènes surréalistes alors que la demande de dette française sur les marchés est toujours très supérieure à l’offre, que le coût de la dette reste mesuré et que de multiples solutions existent : une baisse des taux directeurs de la BCE, l’annulation des dettes qu’elle détient, une autre politique fiscale pour remplir les caisses de l’État, des mesures protectionnistes qui diminueraient le déficit commercial français et alimenteraient le budget. Des pistes pourtant jamais débattues sérieusement.

Mais cette petite musique d’un pays au bord de la banqueroute vise en réalité à créer une prophétie auto-réalisatrice dont les marchés financiers raffolent : si les taux d’intérêt de la France commencent à monter, alors d’autres prêteurs jugeront le risque plus élevé et exigeront une prime plus importante, alimentant un cycle infernal. Les promoteurs de la rigueur pourront alors invoquer la « charge de la dette » pour justifier encore plus de coupes budgétaires, qui affaibliront à leur tour l’économie en détruisant la demande et l’investissement, alimentant ainsi un cercle vicieux. Une méthode efficace pour privatiser à tout va, déjà testée avec succès dans de nombreux pays européens depuis quinze ans.

Si l’opposition au budget fédère les soutiens du 10 septembre, le pouvoir ne manque pas de moyens de diviser le mouvement, en laissant monter la violence pour terroriser les participants pacifiques ou en proposant « d’augmenter le salaire net » en supprimant des cotisations à destination de la Sécurité sociale.

Pour déjouer ce scénario, la mobilisation sociale devra être massive et s’organiser autour d’objectifs clairs. Si l’opposition au budget envisagé fédère pour l’instant les soutiens du 10 septembre, le pouvoir ne manque pas de moyens de diviser le mouvement, par exemple en laissant monter le niveau de violence pour terroriser les participants pacifiques ou en proposant « d’augmenter le salaire net » en supprimant des cotisations à destination de la Sécurité sociale. L’émergence de revendications fortes et cohérentes est donc nécessaire pour éviter un tel sabotage. Sur le plan politique, la démission d’Emmanuel Macron, l’instauration du RIC et le passage à une VIème République seront indispensables pour mettre un terme à la dérive autoritaire actuelle. Sur le plan économique, les propositions de justice fiscale ne manquent pas, mais la seule redistribution ne saurait résoudre les maux de l’économie française, qui a également besoin de protectionnisme et d’investissements massifs pour la réindustrialisation. Des points sur lesquels l’apport d’intellectuels ou de personnalités politiques compétentes pourra être bénéfique.

Pour les partis et les syndicats, un équilibre à trouver

La question de l’articulation entre les organisations traditionnelles, notamment les partis et les syndicats, et la mobilisation d’un peuple largement non-encarté et non-syndiqué sera ici décisive. Chaque camp aura en réalité besoin de l’autre. D’une part, les participants au mouvement auront besoin de représentants et l’anti-parlementarisme est condamné à l’impasse : sans accès au pouvoir législatif, espérer transformer la société sera vain. De l’autre, les partis de gauche qui ont apporté leur soutien au mouvement ont tout intérêt à ne pas chercher à le noyauter et à le contrôler, faute de quoi ils accentueront le rejet à leur égard et se retrouveront avec leurs militants habituels, insuffisamment nombreux pour faire plier Macron. Sur ce plan, les premières déclarations – Jean-Luc Mélenchon parlant par exemple « d’aider et de servir le mouvement » tout en évitant toute  «récupération » – sont plutôt encourageantes. Reste à savoir comment elles se traduiront par la suite.

Les stratégies obscures des centrales syndicales, souvent plus promptes à participer à n’importe quel « dialogue social » qu’à s’appuyer sur la colère populaire pour enclencher un bras de fer, leur ont fait perdre la confiance de nombreux salariés.

La même question se pose avec les syndicats, dont l’expérience peut être utile à des primo-manifestants et la présence, même réduite, dans des secteurs stratégiques (transport, énergie, raffinage, gestion des déchets…) décisive pour « tout bloquer ». Cependant, les stratégies obscures des centrales syndicales, souvent plus promptes à participer à n’importe quel « dialogue social » qu’à s’appuyer sur la colère populaire pour enclencher un bras de fer, leur ont fait perdre la confiance de nombreux salariés. Les leçons de l’échec de la mobilisation contre la réforme des retraites devront être tirées : alors que la victoire avait été obtenue dans les têtes, avec une très large majorité de Français opposés à une réforme dont ils avaient compris les enjeux, et à l’Assemblée nationale, puisque le texte n’a jamais été voté (il a été imposé par 49.3, ndlr), les syndicats avaient la responsabilité d’organiser la colère populaire en bloquant le pays. La majorité des citoyens y étaient prêts, comme en témoignent les journées de mobilisation rassemblant un, deux, voire trois millions de personnes dans la rue, et les dons historiques aux caisses de grève. Pourtant, les syndicats habituellement les plus combatifs, comme la CGT et Solidaires, ont préféré conserver l’unité de l’intersyndicale à tout prix, s’alignant ainsi sur la stratégie perdante de « grève perlée » promue par la CFDT.

Si Solidaires et la CGT, poussée par ses fédérations les plus combatives (chimie, mines et énergie, commerce), ont annoncé rejoindre le mouvement du 10 septembre en faisant grève, les autres syndicats ne se joignent pas à ces appels. Bien sûr, la perte de salaire et la répression patronale invitent à ne pas lancer des appels à la grève générale trop facilement, au risque de décourager les troupes. Au vu de l’atmosphère sociale, il semble pourtant que le fer est aujourd’hui chaud et qu’il n’attend plus que d’être battu.

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