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17.07.2025 à 10:10

Politique culturelle : le théâtre public en héritage

Frédérique Cassegrain

Symbole du service public de la culture, le théâtre public occupe une place cardinale dans la formulation des politiques culturelles en France. Un effet miroir qu’analyse Vincent Guillon pour mieux comprendre en quoi ce « modèle » est aujourd'hui fragilisé.

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Texte intégral 3312 mots
Photo © J Mark – Pexels

Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024

Le théâtre public – ou théâtre de service public – occupe une place cardinale dans la formulation de la politique culturelle en France. Au côté du patrimoine, il en est un socle (de doctrine et de fonctionnement), à partir duquel celle-ci s’est élargie depuis la seconde moitié du XXe siècle. Mais il en est aussi la voix et le symbole, exprimant mieux que n’importe quel autre domaine les promesses et les désillusions de toute une catégorie d’intervention publique eu égard à la mission civique de l’art et la façon de se représenter son utilité sociale en tant qu’objet de service public. Il en assume, à bien des occasions, la fonction tribunitienne dans l’espace public, politique et médiatique. En cela, prendre le pouls du théâtre public, c’est prendre le pouls de la politique culturelle en son cœur.

Unis face à la crise ?

Signe supplémentaire de son magistère, le théâtre public constitue l’épicentre de l’énonciation d’un discours de crise qui irrigue à son tour, de façon quasi ininterrompue depuis son institutionnalisation sous sa forme moderne, la politique culturelle dans son ensemble. Le discours sur la « crise du théâtre » est ancien – il remonte à la fin du XIXe siècle –, mais il se réactualise sans cesse sur un plan à la fois esthétique, politique, idéologique et économique P. Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2020.. La période actuelle constitue une séquence supplémentaire de sa reformulation, nous y reviendrons. Le constat d’une « crise sectorielle » de la politique culturelle est quant à lui un lieu commun largement partagé depuis les années 1980 V. Dubois, « Le “modèle français” et sa “crise” : ambitions, ambiguïtés et défis d’une politique culturelle », dans D. Saint-Pierre, Cl. Audet (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses universitaires de Laval, 2010, p. 17-52. : crise de la démocratisation culturelle, crise des publics, crise du financement de l’emploi dans le spectacle vivant et l’audiovisuel, crise de la culture française, crise budgétaire, crise des vocations, etc., les variations sur ce thème sont sans fin. Si elles recoupent à chaque fois des difficultés bien réelles, on peut s’interroger néanmoins sur le sens et la fonction de cette représentation de crise, souvent nourrie d’une croyance excessive dans un âge d’or perdu et le délitement d’un « modèle » dont on a surestimé la cohérence. Comme le soulignent Pascale Goetschel et Emmanuel Wallon, la rhétorique de la crise permet de faire perdurer le théâtre public en tant que secteur artistique : « en parler, c’est le faire exister ». Elle contribue également à son essentialisation, masquant de la sorte les divisions et les différences de situations, de statuts et d’approches dans un champ, en réalité, très fragmenté. Le diagnostic de la crise de la politique culturelle française procède, pour partie, de la même logique. Il renforce sa consistance et son apparente unité – en tant que « modèle » ou à défaut de « modèle en crise » –, là où elle se déploie en bien des situations comme un agrégat sans véritable cohérence, du fait de son développement par empilement de programmes d’intervention successifs – parfois d’inspiration opposée –, et des incertitudes idéologiques qui la travaillent depuis son origine. De ce point de vue, gouverner les politiques culturelles consiste en premier lieu à organiser leur hybridité et la dissonance de leurs philosophies d’action. Mais la représentation indistincte du théâtre public et de la politique culturelle « en crise » est utile, en raison de sa force mobilisatrice et justificative, à divers acteurs sociaux : qu’il s’agisse d’œuvrer en faveur de la préservation, voire du renforcement, d’un système théâtral (et plus largement artistique) considéré comme menacé ; à l’inverse, de contester un système établi à la faveur d’autres idées (et acteurs pour les porter) ; de promouvoir une réforme ou une décision politique (pour le réguler ou asseoir des mesures budgétaires).

Vers une nouvelle économie politique du théâtre ?

S’il convient de comprendre quelle est la fonction (sociale, socioprofessionnelle, politique ou symbolique) du discours actuel de crise du théâtre public, il n’en demeure pas moins que celui-ci est confronté à une conjoncture difficile sur le plan socio-économique. Alors qu’il avait augmenté de presque 25 % depuis 2019, le programme 131 (création) du ministère de la Culture – dédié à plus de 80 % au spectacle vivant – devrait observer une diminution de 10 % en 2024 E. Beauvallet, « Machette budgétaire. Moins produire, moins diffuser : coup de massue pour la culture après les annonces de Bruno Le Maire », Libération, 23 février 2024.. Les dépenses culturelles de fonctionnement du bloc local pour les théâtres avaient déjà baissé de plus de 20 % entre 2015 et 2020 C. Bunel, J.-C. Delvainquière, Dépenses culturelles des collectivités territoriales de 2015 à 2020, Culture chiffres, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Les chiffres des trois dernières années ne sont pas connus, mais le baromètre 2023 de l’OPC rend peu optimiste en la matière : le spectacle vivant y apparaît comme le domaine de politique culturelle le plus fréquemment exposé à des coupes budgétaires de la part des collectivités territoriales et de leurs groupements Observatoire des politiques culturelles, Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales. Enquête nationale, 2023.. À ces difficultés de financements publics s’ajoute un « effet ciseaux » dû à des charges croissantes et des recettes en baisse. D’après les données SIBIL Système d’information billetterie mis en place le 1er juillet 2018 en application de la loi LCAP., en 2022, les spectacles de théâtre et arts associés, dont le nombre de représentations est en hausse de 9 %, enregistrent une baisse de fréquentation de 8 % (qui ne retrouve pas son niveau pré-Covid) et un reflux des recettes de 21 % Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication 2023, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Dans ce contexte, la DGCA évalue la perte de moyens disponibles pour la création à plus de 20 millions d’euros en 2023 S. Blanchard, « Le spectacle vivant subventionné en panne de temps long », Le Monde, 27 décembre 2023.. Pour finir ce sombre tour d’horizon, dans une enquête récente, l’Association des professionnels de l’administration du spectacle fait état de projections très inquiétantes pour la saison à venir avec une baisse de plus de 50 % du nombre de représentations par rapport à l’année précédente, laissant envisager une vague significative d’arrêt de carrières artistiques, de dissolution de compagnies et de diminution du personnel administratif « Enquête flash » auprès des adhérents de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS), publiée le 27 mars 2024..

Au regard de cette économie politique en berne, il est fort probable que les différentes catégories d’acteurs (des scènes aux compagnies) soutenues financièrement et en partie organisées par les pouvoirs publics, ne soient pas affectées de la même manière. On peut craindre, au contraire, une accentuation des relations de pouvoir et des inégalités déjà importantes qui existent dans ce milieu très hiérarchisé, tous les acteurs ne bénéficiant pas des mêmes ressources politiques et réputationnelles – voire législatives depuis la loi LCAP – dans la défense de leurs intérêts, quand bien même celle-ci s’accompagnerait d’un discours d’unité face à la « crise ». Il faudra aussi être attentif aux agencements coopératifs – de la simple mutualisation jusqu’au partage des risques et résultats –, susceptibles de s’étendre parmi les protagonistes de la filière théâtrale. Ces situations peuvent d’ailleurs résulter de volontés coopératives des acteurs eux-mêmes (en tant qu’alternative à un système bureaucratique de mise en concurrence), mais aussi d’une injonction/incitation politique (du fait notamment d’une ressource budgétaire plus limitée). Dans ces circonstances, l’interprétation du plan de la DGCA « Mieux produire, mieux diffuser », finalisé en décembre 2023, n’en est que plus ambivalente. Que faut-il en retenir ? Une nouvelle séquence de rationalisation des dépenses publiques et de réforme de « l’État culturel » ? Une tentative de régulation d’un déséquilibre structurel entre le nombre d’œuvres produites (jugé excessif) et le nombre de représentations moyen de chacune d’elles (jugé insuffisant) ? Une volonté de faire évoluer les logiques productivistes d’un secteur artistique pour lequel on envisage une possible décroissance ? Une stratégie d’adaptation de la filière du spectacle vivant dans un contexte où la conditionnalité écologique exerce une pression croissante sur les politiques publiques de la culture ? Une recentralisation étatique de la gouvernance des politiques artistiques à travers un principe de financement paritaire avec les collectivités territoriales alors que nombre d’entre elles revendiquent, à l’inverse, une plus grande autonomie ?

Requalifier la mission civique du théâtre : entre politiques de la participation et politiques de l’identité

Mais on aurait tort d’envisager les dynamiques de recomposition qui travaillent le domaine du théâtre public uniquement à l’aune de son économie politique. Il est un autre front tout aussi important qui concerne la requalification de sa mission civique et des modalités de sa réalisation à travers les deux piliers fondateurs que sont la création artistique (de qualité) et la recherche de publics (socialement élargis). Cette requalification prend place dans un moment de contestation croissante des modèles hérités de la démocratisation culturelle – et de leurs institutions canoniques –, provenant de responsables politiques, de la société civile et de certaines franges de professionnels de la culture. La critique porte en premier lieu sur l’hypothèse d’un éloignement, voire d’un abandon, des classes populaires, doublé d’une progressive homogénéisation des publics du théâtre M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Marseille, Agone, 2023.. Que les classes populaires n’aient jamais vraiment été présentes dans les salles, dès les premières heures de la décentralisation théâtrale, ou que cette présence se soit étiolée au fur et à mesure que le renouvellement esthétique et formel s’imposait comme objectif prioritaire et critère de consécration principal, ne change pas fondamentalement le problème : une écrasante majorité de la population française n’a pas recours à ce théâtre de service public. Le sentiment d’élitisme et d’entre-soi qu’il dégage s’accommode mal avec le principe d’intérêt général dont il se revendique. Il fragilise de facto sa position sociale, le consensus autour de son soutien public et la justification politique qu’il tire du fait de s’adresser au plus grand nombre. Face à ce blocage, l’idée que le théâtre doit jouer un rôle social et civique au sein d’une société démocratique n’est pas pour autant délaissée. Elle est, cependant, requalifiée au contact de pratiques et de revendications politiques qui empruntent au moins deux directions afin d’agir sur l’exercice de la citoyenneté (culturelle).

La première est celle des politiques de participation publique. Elle se traduit par une inflation des créations à dimension participative dans les théâtres. Si l’expérience de la participation théâtrale peut être heureuse (pour les amateurs et les artistes), l’injonction institutionnelle à produire de la participation comporte aussi ses écueils : formes d’instrumentalisation des participants, impacts négatifs sur la reconnaissance des artistes, investissement personnel considérable de la part des professionnels, difficulté de ces dispositifs institutionnels à accueillir ce qui déborde du cadre, caractère non performatif de la représentation théâtrale qui en limite le pouvoir transformateur en matière de participation démocratique.

La seconde direction est celle des « politiques de l’identité ». Elle promeut un élargissement du problème de la représentativité – sur scène et dans les salles – aux discriminations raciales, sexistes et de genre. En sus de la question des rapports de classes, historiquement pris en charge par la vocation sociale et politique du théâtre public, elle enjoint ce dernier à adopter une perspective intersectionnelle en s’ouvrant à l’affirmation des identités (individuelles et collectives) exclues de l’universel de la représentation théâtrale dont se prévalent les établissements artistiques de service public. Soulevant passions et polémiques, ce qui est perçu, d’un côté, comme une condition d’émancipation des minorités est, de l’autre, dénoncé comme une identitarisation funeste des questions politiques et sociales qui ont servi de socle aux ambitions égalitaires des politiques culturelles dans la logique de l’État-providence.

Entre politiques de la participation et politiques de l’identité, la philosophie d’action des droits culturels est mobilisée par certains pour construire des accommodements sectoriels « raisonnables », sources d’une nouvelle normativité professionnelle. D’autres lui préfèrent une énonciation en termes de « projets situés », de « théâtre de la relation » ou de « contrats de résonance ». Le chantier est vaste pour concrétiser, dans l’activité même des théâtres, ces tentatives de reformulation de leur utilité sociale et de leur intérêt général. Il implique tout au moins de revoir :

— les missions/fonctions conférées aux établissements artistiques (faut-il les soustraire à la standardisation inhérente aux logiques de classement et de labélisation ?) ;

— les modalités de division du travail et l’ordonnancement des savoirs professionnels et/ou non professionnels dans les organisations (qui est au service de qui entre, par exemple, les métiers de la programmation et ceux de la médiation ou de la relation aux publics ?) ;

— les hiérarchies de valeurs et leurs critères d’évaluation (qu’est-ce qui a de la valeur dans l’activité théâtrale et comment en prendre la mesure ?) ;

— les logiques de reconnaissance et de notoriété dans le monde du théâtre public (qu’est-ce qui compte dans une trajectoire professionnelle ?).

Une loi… pour rien ?

Au regard des évolutions qui mettent à l’épreuve l’héritage du théâtre public au sein des politiques culturelles, on peut s’interroger pour conclure sur les apports de la loi LCAP de juillet 2016. Alors qu’une mission d’information sur l’évaluation de son volet création s’ouvre au Sénat, la portée de cet instrument législatif en matière de régulation et de sécurisation apparaît peu satisfaisante. La juridicisation de la politique artistique, en particulier des labels nationaux et conventionnements, n’offre pas la protection espérée face à la volatilité des motivations politiques du partenariat entre l’État et les collectivités territoriales. Elle n’empêche en rien le désinvestissement financier lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses ou de revoir la structure budgétaire de l’action publique. Par ailleurs, si la loi LCAP reconnaît implicitement la dualité historique de la politique culturelle à travers la double consécration législative de la liberté de création artistique et des droits culturels G. Saez, La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Paris, La Documentation française, 2021., elle entérine aussi son déséquilibre structurel : avec, d’un côté, la sanctuarisation d’une politique de création artistique érigée en système dont elle fige les hiérarchies, les logiques de classement et les corporatismes disciplinaires ; de l’autre, une simple mention (d’orientation générale) aux droits culturels et un fléchage de l’objectif de « participation à la vie culturelle » pour les seules structures conventionnées, et non pour les labels nationaux de « rang supérieur » (du point de vue de la reconnaissance et du soutien financier). Il en résulte une hiérarchisation institutionnalisée par la loi des objectifs de la politique culturelle ; hiérarchisation qui est justement au cœur des difficultés rencontrées par le théâtre public et en profond décalage avec les pratiques « hybrides » des acteurs de son renouvellement.

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15.07.2025 à 11:20

Impacts de la crise budgétaire sur les structures culturelles

Aurélie Doulmet

Ce nouvel épisode du 57’ s’inscrit dans un contexte très défavorable au secteur culturel du fait d’un reflux sans précédent des budgets publics de la culture et d’une fragilisation du principe de solidarité financière entre l’État et les collectivités territoriales. À mi-année, qu’en est-il de la situation pour les organisations et lieux culturels ? Quels […]

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Ce nouvel épisode du 57’ s’inscrit dans un contexte très défavorable au secteur culturel du fait d’un reflux sans précédent des budgets publics de la culture et d’une fragilisation du principe de solidarité financière entre l’État et les collectivités territoriales.

À mi-année, qu’en est-il de la situation pour les organisations et lieux culturels ? Quels sont les premiers impacts à court terme de la diminution des aides publiques ? Quelles perspectives pour le service public de la culture et quelles stratégies pour le secteur culturel ?

Pour tenter d’y voir plus clair sur ces questions nous invitons des représentant·es de fédérations et de réseaux professionnels qui, face à cette conjoncture préoccupante, ont mené de récentes enquêtes auprès de leurs membres :

Maxime Gaudais, directeur du Pôle de coopération de la Filière musicale en Pays de la Loire
Aurélie Hannedouche, directrice du SMA – Syndicat des musiques actuelles
– Marie-Claire Martel, présidente de La COFAC – Coordination des Fédérations et Associations de Culture et de Communication.

Ce webinaire fait suite au lancement fin mars de la Cartocrise culture 2025, cartographie contributive visant à recenser les structures culturelles qui subissent des baisses de soutien public.

Un Padlet a été ouvert, sur lequel vous trouverez le powerpoint du webinaire, les enquêtes, les coordonnées des intervenant·es

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10.07.2025 à 10:58

Les controverses théâtrales sur la question raciale : scène d’une bataille culturelle ?

Frédérique Cassegrain

Depuis 2007, diverses affaires secouent la scène théâtrale et plus largement la scène médiatique : blackface, appropriation culturelle, personnages non blancs joués par des artistes blancs, stéréotypes racistes, etc. Si ces questions divisent les professionnels, elles révèlent aussi des conflits de valeurs qui fissurent le récit fondateur du théâtre public et le modèle républicain dont il se réclame.

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Texte intégral 3350 mots
Photo © Cottonbro – Pexels

Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024

Depuis une dizaine d’années, le théâtre public a retrouvé une certaine visibilité dans les médias grand public, à la faveur d’une série de controverses soulevées par des spectacles : Exhibit B de Brett Bailey en 2014, Les Suppliantes de Philippe Brunet en 2019 ou, plus récemment, à l’été 2023, Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon, pour ne prendre que quelques exemples. Les cas diffèrent : les deux premiers spectacles se sont vu accuser de racisme par des militants décoloniaux au regard des choix esthétiques de représentation des personnes non blanches et des personnages non blancs. Dans le cas d’Exhibit B, parodie critique des « zoos humains » qui entendait dénoncer la violence de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation à travers les siècles, la mise en cause portait sur la supposée réduction des performeurs au rôle de victimes passives de l’Histoire. Quant à la mise en scène des Suppliantes menée dans le cadre d’un atelier de pratique théâtrale universitaire, elle s’est vu reprocher de ne pas avoir distribué d’actrices non blanches dans les rôles de personnages non blancs et surtout d’avoir utilisé le blackface, comme s’il était possible de faire fi de la longue histoire des usages racistes de cet outil esthétique par lequel des acteurs blancs jouent des personnages noirs, non seulement en se maquillant le visage mais en recourant à une stylisation ancrée dans des stéréotypes racistes qui associent traits phénotypiques et comportements ridicules ou dangereux (lèvres rouges épaisses qui accentuent le sourire en une joie figée un peu stupide, paupières cernées d’un blanc qui écarquille les yeux dans une mimique d’étonnement perpétuel, etc.). À l’inverse, c’est le propos antiraciste du spectacle de Rébecca Chaillon qui a valu à l’équipe artistique les agressions verbales et physiques de quelques spectateurs et de nombreux internautes, au point qu’une plainte a été déposée pour cyberharcèlement et « apologie de crime contre l’humanité » Voir M. Magnaudeix, « Depuis Avignon, le “plaisir gâché” de Rébecca Chaillon et ses comédiennes », Médiapart, 29 novembre 2023.. Mais ces controverses présentent des similarités. 

D’abord, ces affaires ont en commun d’articuler deux questions : les discriminations raciales et les modalités d’exercice de la liberté d’expression, à penser côté artistes (la liberté de création étant consacrée depuis 2016) mais aussi côté publics (le droit de débattre des œuvres et de manifester demeurant aussi partie intégrante des principes cardinaux d’une société démocratique). Ensuite, elles témoignent d’un conflit dans le cadrage du débat lui-même. Un certain narratif médiatique voudrait y voir une « guerre culturelle » entre défenseurs de l’art et tenants d’un militantisme antiraciste et féministe « woke ». Ce narratif relève d’une stratégie analysée, dès le début des années 1990, par le sociologue américain James Davison Hunter dans son livre Culture Wars. The Struggle to Define America, et ravivée par la droite néo-conservatrice aux États-Unis depuis les années Trump, notamment via Fox News. Cette stratégie d’influence a été importée en France à la faveur du développement des chaînes d’information en continu, CNews en particulier, mais aussi via des organes de presse écrite comme Valeurs actuellesCauseur et, dans une moindre mesure, Marianne. Cette stratégie politique est avant tout rhétorique. Elle consiste à criminaliser les mouvements de lutte pour les droits civiques et sociaux des femmes et des minorités en les accusant de violence, ou au moins en présentant leur cause et/ou leurs modes d’action comme contraires aux valeurs fondamentales de la nation dont, à l’inverse, les tenants de l’autre camp s’érigent en garants tout en se présentant comme neutres et/ou mesurés. Le but de ces deux opérations rhétoriques combinées est de décentrer l’échiquier médiatique vers la droite, voire la droite extrême. Le présent article Cet article reprend les réflexions menées dans un ouvrage co-écrit avec Maxime Cervulle : Les Damné·es de la scène. Penser les controverses théâtrales sur le racisme, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2024. entend moins examiner ce narratif que proposer une autre analyse de ces controverses.

Un révélateur des tensions du théâtre public et du modèle républicain

Ces controverses révèlent de fait des conflits de valeurs au cœur du socle idéologique du théâtre public, scène qui reflète et concentre les tensions internes du modèle républicain. Ce n’est pas sans raison et cela ne date pas d’aujourd’hui. La protohistoire du « théâtre public » a commencé sous les auspices du « théâtre populaire »/« théâtre du peuple » à la fin du XIXe siècle, autrement dit au moment de la consolidation de la IIIe République B. Hamidi, « Théâtres populaires (républicain+socialiste+paternaliste) = théâtre public ? », dans O. Bara (dir.), Peuple et théâtre de Condorcet à Gémier, Paris, Classiques Garnier, 2017. . Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que la scène théâtrale coalise les tensions que condensent l’idéal universaliste et le principe de la démocratie représentative. Sans refaire ici l’histoire des politiques publiques du théâtre, je rappelle que cet art est financé par la puissance publique et à travers elle par la collectivité depuis la seconde moitié du XXe siècle au nom de la promesse d’émancipation dont il serait par essence porteur et parce qu’on lui prête, plus qu’à tout autre, d’être un art démocratique, voire l’art de la démocratie par excellence, participant ainsi du débat politique comme de la construction de l’espace public. Cette croyance s’explique en partie par le fait que cet art de la parole en public offre un cadre de réception collectif (par contraste avec la littérature) et une coprésence des corps sur la scène et dans la salle (à la différence du cinéma). Cette conviction ne tient cependant pas seulement aux spécificités matérielles du médium artistique, pour indéniables qu’elles soient, elle prend aussi sa source dans ce que l’on peut véritablement qualifier de « mythologie » du théâtre public – au sens où il s’agit d’un récit fondateur glorieux qui soude l’ensemble des actrices et acteurs professionnels du champ théâtral – selon laquelle la scène théâtrale figurerait l’agora grecque antique, et le public l’assemblée citoyenne. La scène représenterait ainsi le peuple face à lui-même dans la salle. D’où le paradoxe constitutif du théâtre public, où tout est fait au nom du peuple-public mais sans lui, par ses représentants que sont les artistes ; ce qui pose de façon aiguë la question de la représentativité de ces derniers.

Ces controverses révèlent des conflits de valeurs au cœur du socle idéologique du théâtre public.

Longtemps, ce paradoxe n’a pas posé de problème. Car, si l’expression « théâtre populaire » recouvre une diversité idéologique et donc aussi esthétique, et qu’on peut distinguer de la fin du XIXe aux années 1940 trois lignées de théâtre populaire (paternaliste, républicaine et une troisième d’inspiration socialiste révolutionnaire) dont héritera diversement le théâtre public, celles-ci sont rassemblées par un repoussoir commun : le théâtre bourgeois. Ce contre-modèle est entendu à la fois comme modèle esthétique et comme façon de concevoir la fonction sociale du théâtre (modèle marchand vs élévation politique, spirituelle et esthétique) et sa fonction existentielle (aller au théâtre pour se donner en spectacle vs aller vivre une expérience qui transforme ou transporte l’individu et le relie à ses semblables en vitalisant un sentiment d’appartenance collectif). De là, date un postulat qui s’est avéré décisif dans la lente élaboration du consensus entre élus politiques et artistes ayant permis la construction d’une intervention étatique dans la chose théâtrale et donc d’une politique publique du théâtre : l’idée que la démocratisation des publics et l’exigence artistique, loin de s’opposer, sont la condition l’une de l’autre et qu’un théâtre populaire (entendu comme théâtre qui s’adresse aux classes populaires) est le préalable et la clé du renouvellement esthétique et politique du théâtre.

Côté salles, la prise de conscience du décalage avec la composition réelle de la société est assez ancienne : elle date des « années 1968 » Voir Ch. Rotman, P. Rotman, Les Années 68, Paris, Seuil, 2008., avec la Déclaration de Villeurbanne et les premiers travaux de Bourdieu, implacablement confirmés depuis par les enquêtes décennales sur les pratiques culturelles des Français qui montrent que plus de 80 % de la population française manque à l’appel D’après les chiffres des enquêtes publiées depuis la fin des années 1970 par La Documentation française et le ministère de la Culture, seuls 16 % à 18 % de la population française de plus de 15 ans va au théâtre une fois dans l’année. et que le problème est au moins autant qualitatif que quantitatif, puisque c’est particulièrement le peuple qui fait défaut, si par ce mot on entend les classes populaires. Côté scène, la prise de conscience du déficit de représentativité est beaucoup plus tardive. Elle a commencé au milieu des années 2000, dans un contexte politique propice à l’élargissement de cette problématique aux rapports sociaux de genre et de race, au-delà de la classe. La question raciale est toutefois celle dont l’arrivée sur la scène du théâtre public a été la plus tardive – et la plus difficile.

Il y a d’abord eu une occasion manquée en 2006, au moment de la publication du rapport connu sous le nom de son autrice Reine Prat, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et chargée de mission « ÉgalitéS ». Intitulé Pour une plus grande et une meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant, il visait dans son principe, comme l’indiquait le pluriel, à saisir ensemble les différents défauts de visibilité/représentativité. Autrement dit, il développait déjà une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire une analyse sensible aux effets d’accumulation et d’interaction entre les différents rapports de domination. Toutefois, eu égard aux moyens modestes alloués à cette mission, ce premier rapport se focalisait sur les inégalités de genre, et plus précisément hommes/femmes, ce que précisait son sous-titre « 1- Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation ». C’est à la suite de ce rapport que s’est fondé le mouvement HF « pour l’égalité femmes/hommes dans les arts et la culture ». Si cette question est loin d’être résolue aujourd’hui – les statistiques le prouvent –, le fait qu’elle soit arrivée par le haut, a contribué à la rendre audible et légitime.

De la difficulté spécifique de penser la question raciale

À l’inverse, c’est par le bas et de biais que la question raciale est entrée en scène, d’abord en 2007 avec l’affaire Koltès C. Desclés, L’Affaire Koltès. Retour sur les enjeux d’une controverse, Paris, L’Œil d’Or, 2015., quand l’ayant droit de l’auteur a refusé la prolongation de la durée d’exploitation de la pièce Retour au désert par la Comédie-Française, au motif que la metteuse en scène Muriel Mayette avait distribué un comédien blanc dans le rôle d’Aziz, personnage d’Algérien arabophone écartelé entre le FLN et ses patrons pieds-noirs. C’est moins l’enjeu de vraisemblance de la distribution et donc le problème de crédibilité au regard de l’intrigue qui ont été mis sur le devant de la scène argumentative de cette controverse portée en justice, que le choix d’une distribution contrevenant à la volonté explicite de l’auteur, que l’ayant droit se fixait pour devoir de faire respecter. Dans cette affaire, la question raciale n’a donc pas été formulée frontalement, mais sous l’angle du respect (ou de l’abus) du droit d’auteur et de la confrontation entre deux légitimités artistiques et deux libertés de création (celle de l’auteur et celle du metteur en scène).

Dans les faits, aujourd’hui, seuls certains acteurs peuvent bel et bien tout jouer. Ce sont ceux qui bénéficient de la “transparence sociale”.

Après cette fausse entrée, c’est durant la saison 2014-2015 que le sujet a fait un retour en fanfare, à la faveur de deux affaires : la première, déjà évoquée, portant sur le spectacle Exhibit B, à l’automne 2014 ; la seconde, sur le dispositif de recrutement des interprètes, « Premier Acte », au printemps 2015 : imaginé par Stanislas Nordey, il visait à proposer une formation alternative aux grandes écoles à des jeunes « empêchés » d’accéder à la carrière de comédien du fait de discriminations raciales. C’est à la fois le critère de sélection, fondé sur un ressenti subjectif et sur le critère racial et non social, et le caractère trop restreint de la démarche, qui ont fait l’objet de critiques. Ces deux affaires ont configuré plusieurs aspects de la formulation de la question raciale au théâtre. Concernant les acteurs et actrices de la contestation tout d’abord, puisque dans les deux cas, l’affaire est née par le bas, en venant des bénéficiaires potentiels – qu’il s’agisse des publics de l’œuvre ou des candidats du dispositif de sélection. Concernant les cadres d’intelligibilité ensuite, puisque les deux affaires ont en commun d’avoir permis une extension des questions esthétiques en les articulant à des problématiques socio-économiques et socioprofessionnelles telles que le partage de l’auctorialité au sein des processus de création (élément clé pour pouvoir déterminer si les performeurs d’Exhibit B étaient ou non des victimes passives du dispositif mis en œuvre par le metteur en scène) et les choix de distribution. Ainsi, la tribune Collectif, « “Blackface” à la Sorbonne : “Ne pas céder aux intimidations, telle est notre responsabilité” », Le Monde, 11 avril 2019., lancée par Ariane Mnouchkine au moment de l’affaire des Suppliantes et signée par un nombre impressionnant et même intimidant Voir B. Hamidi, « Pour une liberté de création partagée par tous », AOC, 3 mai 2019.  de personnalités artistiques et politiques, a notamment défendu Brunet au titre du postulat selon lequel, au théâtre, « l’acteur peut tout jouer ». Si cet énoncé peut être considéré comme juste sur le plan prescriptif (un comédien devrait pouvoir tout jouer), en revanche il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il est à la fois inexact et injuste, sur le plan descriptif. Car, dans les faits, aujourd’hui, seuls certains acteurs peuvent bel et bien tout jouer. Ce sont ceux qui bénéficient de la « transparence sociale » E. Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009., le premier des privilèges dont disposent tous ceux qui appartiennent aux groupes dominants (personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles). Les autres se voient interdire de tout jouer, et sont régulièrement renvoyés à leurs particularismes supposés et ainsi exclus de l’universel de la représentation. Ils se voient refuser des rôles ou assigner des partitions stéréotypées, deux modalités distinctes de discrimination qui viennent altérer les conditions d’exercice de leurs métiers et qui, réciproquement, atrophient le champ imaginaire des artistes comme celui des publics. Sur le plan esthétique, considérer « quelles images sont représentées » amène à s’interroger sur le type de représentants du peuple figurés (personnages) ou présents sur scène (interprètes), ainsi que sur le type d’adresse au public.

Bref, c’est donc peu dire que l’arrivée de la question raciale, loin d’asséner des réponses univoques et définitives ou d’assécher le flux créatif des artistes, comme le prétend le narratif de « guerre culturelle », réensemence au contraire aussi bien le champ de la création que celui de l’interprétation.

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