28.01.2025 à 23:57
Il est toujours plus prudent d'être en première ligne : Prendre l’offensive contre la Tyrannie
Face à l’intensification de la répression et de la violence de l’État, il est compréhensible que l’on cherche à se mettre à l’abri en évitant la confrontation. Mais ce n’est pas toujours la stratégie la plus efficace. « Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, dans une situation confuse, le meilleur endroit, ou au moins le plus sûr, est souvent celui où l’on se trouve en première ligne. C’est le point de vue idéal pour appréhender ce qui se passe autour de soi. » -« Ce que je fais dans la vie », récit des manifestations contre le sommet de l’Union européenne à Thessalonique en 2003, publié dans Rolling Thunder #1. Le grand-père d’un ami a grandi en Allemagne dans les années 1920. Juif, il s’est engagé dans des organisations radicales et se bagarrait de temps à autres avec des nazis. Dans les mémoires qu’il a rédigés pour sa famille des décennies plus tard, il décrit la situation au moment de la prise du pouvoir par les nazis : « En janvier 1933, Hitler est devenu chancelier. Je pensais que nous allions commencer une révolution, mais en fait rien ne s’est passé. Les communistes ont fuit - souvent en masse - au profit des nazis et les sociaux-démocrates ont résisté un peu plus longtemps, mais ont fini par dissoudre leurs organisations ». En mai 1933, alors qu’il a vingt ans, il apprend qu’il va devoir passer en procès pour avoir cassé le nez d’un nazi lors d’une bagarre de rue. Plutôt que d’être jugé par un système judiciaire contrôlé par les nazis, il se procure immédiatement un passeport et prend le premier train pour la Hollande. Quelques années plus tard, le reste de sa famille meurt dans le camp de concentration d’Auschwitz. Cette histoire illustre en quelques mots un phénomène pourtant étonnamment courant. Si le grand-père de cet ami n’avait pas participé aux confrontations ouvertes avec les nazis dès le début, s’il avait gardé la tête baissée et évité les ennuis, il serait surement resté à Berlin et aurait connu le même sort que ses proches. En prenant l’offensive, il s’est mis en danger, mais paradoxalement, sur le long terme, ça a mieux marché que la prudence. De la même manière, celles et ceux qui se sont engagés dans la guérilla clandestine de la résistance juive ont été parmi les seuls à survivre à l’anéantissement du ghetto de Varsovie. En s’organisant pour faire face à la menace nazie, ils ont développé une agentivité propre et solide qui s’est révélée cruciale et décisive jusqu’à permettre à certains de s’échapper par les égouts après que le ghetto ait été assiégé et incendié. Lorsqu’un groupe est ciblé par la répression, il arrive souvent que l’impulsion initiale est souvent de se retirer, de se cacher. Pourtant, lorsqu’il s’agit de préserver l’individu et la collectivité, il peut être plus sage d’agir avec assurance dès le début, lorsqu’il est encore possible d’influencer le cours des événements. Même si cela tourne mal, il peut être préférable de mettre fin au conflit immédiatement, avant que l’adversaire ne devienne plus puissant. Cette stratégie a notamment le mérite d’empêcher de se bercer d’un faux sentiment de sécurité alors que la menace s’accroît. Cela ne se passe pas toujours comme ça, mais parfois, on est plus en sécurité en première ligne. « Il n’y a pas de raison de dormir roulé en boule et plié. Ce n’est pas confortable, ca ne fait pas du bien, et ça ne protège pas du danger. Si on a peur d’une attaque, il faut rester réveillé ou dormir légèrement avec les membres déployés pour l’action. » Oeuvre de Jenny Holzer. Il était midi, le 20 avril 2001. Mes camarades et moi étions rassemblés avec des centaines d’autres anarchistes et anticapitalistes à l’université Laval de Québec pour marcher sur un sommet transcontinental destiné à établir une « zone de libre-échange des Amériques ». Au centre de la ville, derrière des kilomètres de barrières de protection et des milliers de policiers anti-émeutes, George W. Bush et ses collègues chefs d’État complotaient pour piétiner le droit du travail et déroger aux mesures environnementales afin d’enrichir leurs mécènes à nos dépens. Le soleil brillait. De plus en plus de gens arrivaient au point de rassemblement. Un groupe installa même une catapulte. Pas de police en vue. Je restais pourtant inquiet. Mon expérience de la violence était très « sous-culturelle » : des bagarres contre des skinheads, des concerts de hardcore punk. Je ne m’étais en tous cas jamais retrouvé face à une armée de policiers. Lors d’une réunion la veille, l’un des organisateurs nous avez prévenu qu’il serait impossible d’atteindre les barrières qui entouraient le sommet des présidents. Trop de policiers, trop bien équipés. Alors que la foule sortait de l’université pour s’engager dans la rue, j’interpelais un camarade plus expérimenté : « Devrions-nous rester à l’arrière et attendre de voir ce qu’il se passe ? » « Si nous voulons être en mesure de voir ce qui se passe, nous devons être à l’avant », m’a-t-il répondu sans hésiter. Nous avons marché jusqu’aux grilles qui entouraient le sommet et nous les avons arrachées. La police n’est pas parvenue à nous arrêter. Le traité de « Zone de libre-échange des Amériques » n’a jamais été ratifiée. Anarchistes marchant sur le soi-disant “Sommet des Amériques” à la ville de Québec, Avril 2001. Le conseil de cet ami m’a été très utile quatre ans plus tard, le jour où George W. Bush a entamé son second mandat. Cette nuit-là, après la manifestation du jour contre les cérémonies d’investiture, une seconde manifestation a déferlé dans le quartier d’Adams Morgan, cassant les banques et les multinationales et attaquant un commissariat. Certains participants ont déloyé une énorme banderole sur la façade d’un immeuble, on pouvait y lire : « De Washington à l’Irak – avec l’occupation vient la résistance ». Nous voulions contraindre le gouvernement Bush à mettre fin à l’occupation de en Irak. Occupation qui a fait d’innombrables victimes civiles et a finalement contribué à l’émergence catastrophique de l’État islamique. Alors que la manifestation sauvage se dispersait, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns dans une ruelle. Au bout de celle-ci, on aperçu tout à coup les premiers policiers arriver vers nous. Il était encore temps de rebrousser chemin et de courir dans l’autre sens mais nous nous serions retrouvés à l’arrière de la foule sans la moindre visibilité de là où nous allions. « On court, on court en avant » ai-je crié à mon binôme alors que nous étions déjà en train de courir. In extremis, nous parvenions à nous glisser derrière la ligne de police quelques secondes avant qu’elle ne nasse celles et ceux encore dans la ruelle. Nous étions les derniers à parvenir à nous échapper. À l’autre extrémité de la rue, une autre ligne de police venait de se mettre en position. Celles et ceux pris au piège durent rester des heures agenouillés dans la neige. De l’autre côté de la rue, la police fermait la nasse Les policiers avaient également bloqué la ruelle de l’autre côté. Ils ont forcé les gens derrière nous à s’agenouiller dans la neige pendant des heures. Des années plus tard, la ville accepta de leur verser des dommages et intérêts, mais ça valait tout de même plus le coup de réussir à s’enfuir. Washington, DC, le 20 Janvier, 2005. Le 25 août 2008, à Denver, lors des manifestations contre la convention nationale du parti démocrate, quelques centaines de personnes se sont rassemblées pour une marche qui avait été annoncée mais jamais organisée. Nous continuions à protester contre l’occupation de l’Irak et contre le capitalisme en général. La police, blindée, était positionnée en plusieurs groupes d’une douzaine de personnes tout autour du parc et des rues avoisinantes, dépassant en nombre les jeunes gens assis, sweatshirts noirs sur les genoux. Un véhicule devait livrer des banderoles, mais une rumeur nous est parvenue selon laquelle la police avait arrêté le conducteur. Alors qu’il semblait certain que rien n’allait se passer, quelques jeunes ont relevé leur cagoule et ont commencé à scander. Qui sont ces gens ? Je me souviens m’être demandé. À quoi pensent-ils en se masquant et en joignant les bras avec des centaines de policiers anti-émeutes qui les entourent et des sous-couverts à leurs coudes ? Que peuvent-ils espérer accomplir ? Néanmoins, les autres personnes qui s’étaient rassemblées pour la marche se sont regroupées avec eux et ils ont commencé à marcher hors du parc. Ils ne sont arrivés que jusqu’à la route, où l’escadron de police le plus proche a formé une ligne qui leur barrait la route et les a aspergés de gaz poivré. Aucune manifestation n’avait encore eu lieu, je n’avais entendu aucun ordre de dispersion, et déjà la police utilisait des armes chimiques. Un camarade et moi avons observé tout cela avec consternation. Nous étions encore environ deux cents, mais la police se rapprochait de tous les côtés et la foule était désorientée et mal coordonnée. La porte était ouverte à la catastrophe. Nous étions à l’arrière de la foule. Mais l’arrière peut devenir l’avant, c’est juste une question d’initiative. Mon camarade a commencé à crier un compte à rebours. Les autres se sont joints à lui, instinctivement. Le fait de compter ensemble a concentré notre attention, nos attentes, notre sentiment d’être une force collective capable d’une action concertée. C’est alors qu’une trentaine d’entre nous se sont mis à sprinter sur l’herbe pour s’éloigner de la ligne de police. Voyant cela, le reste de la foule s’est mise à suivre. En quelques secondes, des centaines de personnes ont traversé le parc en courant jusqu’à l’intersection située à l’autre bout de la pelouse, où la police ne s’était pas encore rassemblée. L’énergie était électrique, contrairement au malaise et à l’incertitude qui régnaient un peu plus tôt. Nous avons traversé le carrefour, dans lequel des jeunes gens entreprenants ont placé un panneau municipal indiquant « route fermée » - et soudain, nous approchions du quartier des affaires. Le même principe nous a été utile plus tard dans la soirée, lorsque nous avons vu une ligne de policiers anti-émeutes se déployer en éventail à un carrefour situé à la prochaine rue. Sans prendre le temps de discuter, mon camarade et moi nous sommes élancés vers eux. Nous avons atteint la ligne de policiers et nous nous sommes faufilés entre eux avant qu’ils ne nous bloquent le passage. Ils avaient reçu l’ordre de créer une barrière, pas de nous poursuivre. Nous étions en sécurité. Denver, le 25 Aout, 2008. Le matin du 20 janvier 2017, un autre camarade et moi avons rejoint la marche dans le centre-ville de Washington, DC, pour nous opposer à l’investiture de Donald Trump. Au cours des décennies qui s’étaient écoulées depuis la deuxième investiture de Bush, la police s’était militarisée dans tout le pays, recevant des budgets de plus en plus importants pendant que les politiciens prétendaient qu’il n’y avait plus d’argent disponible pour quoi que ce soit d’autre. Cette fois-ci, les rues étaient bondées de 28 000 membres des forces de l’ordre. Dès le début de la marche, le conflit avec la police a commencé. Le hurlement des sirènes de police, à proximité des explosions assourdissantes des grenades flash, l’odeur âcre du spray au poivre, le rugissement des motos de police, le grésillement de l’adrénaline - c’était une situation terrifiante, mais les manifestants autour de nous donnaient autant qu’ils recevaient. L’idée était d’établir un modèle de résistance pour le premier jour de l’administration Trump, en envoyant le message à tout le monde que personne ne devrait accepter passivement l’intensification de la tyrannie. Plus nous restions dans les rues, plus la situation devenait dangereuse. Lorsque nous avons repassé Franklin Square, en revenant sur nos pas, il était clair que ce n’était qu’une question de temps avant que nous ne soyons encerclés. Dans le centre de Washington, entre les intersections, les rues sont comme de longues étendues de canyon entre les falaises des bâtiments. Je savais que la police voulait nous encercler et nous nasser. Chaque fois que nous traversions un carrefour, je jetais un coup d’œil aux carrefours situés à un pâté de maisons de part et d’autre pour voir si la police nous suivait dans les rues parallèles, s’apprêtant à nous couper les voies de sortie. Chaque fois que nous sortions d’un carrefour pour entrer dans une autre partie du canyon, je surveillais les carrefours devant et derrière nous pour voir s’il y avait des policiers. Chaque fois que nous nous déplacions entre les intersections, nous étions vulnérables. Alors que nous nous approchions de la 13e rue, des policiers à moto nous ont dépassés sur le trottoir à notre gauche, tentant de nous doubler et de s’emparer du carrefour devant nous. Nous en étions encore à des centaines de mètres. J’ai incité mon compagnon à courir avec moi, et nous avons sprinté devant la marche, devant les flics à vélo et à moto, qui ont commencé à foncer avec leurs véhicules sur les gens qui se trouvaient juste derrière nous. Lorsque les flics ont vu que nous étions déjà quelques-uns dans leur dos, ils ont renoncé à former une ligne et se sont à nouveau concentrés sur la course devant nous. Les policiers détestent être débordés, ils ne peuvent pas risquer d’être eux-mêmes encerclés. L’affrontement à l’intersection a montré que la marche ne contrôlait plus le territoire autour d’elle. Il était temps de sortir. Nous avons couru dans une ruelle sur notre droite peu avant le prochain carrefour. Une centaine d’autres personnes ont fait de même. Ceux qui ont continué à avancer ont été bloqués par une ligne de police à l’intersection suivante, et se sont retournés pour découvrir une ligne de police beaucoup plus forte qui les bloquait à l’arrière. Pendant deux longues minutes, la foule s’est arrêtée dans la confusion et la consternation. Certaines personnes à l’arrière de la marche avaient déjà enlevé leur équipement et espéraient se faire passer pour des civils afin de pouvoir sortir de la zone, sans se rendre compte qu’elles étaient déjà prises au piège de tous les côtés. Les participants à l’avant de la marche ont gardé leur équipement et se sont donné la main. Quelqu’un a crié : « Nous allons faire un compte à rebours ! ». Ils comptent rapidement de dix à un et foncent sur la ligne de police qui les précède. La personne qui se trouvait à l’avant de la charge tenait ouvert un parapluie fragile tandis qu’ils couraient tous aveuglément vers l’avant. D’une manière ou d’une autre, le parapluie les a protégés des jets de gaz poivré. Une cinquantaine d’entre eux ont franchi la ligne de police et se sont échappés. Ceux qui se sont attardés, attendant de voir si la charge allait percer avant de la rejoindre, sont restés piégés dans la nasse. Plus tard, quelqu’un a publié un commentaire humoristique sur les médias sociaux, selon lequel le cheat code du J20 Protest Simulator consistait à toujours courir vers les flics en tenant un marteau. Mais il y avait de quoi. Par la suite, en regardant les images de la police communiquées aux accusés dans le cadre du procès qui a suivi, nous avons constaté que même après que la police et les gardes nationaux eurent resserré leur ligne, un individu entreprenant s’était échappé simplement en sprintant aussi vite que possible directement vers eux et en s’esquivant entre deux d’entre eux. Toutes les personnes arrêtées ont été inculpées de huit crimes chacune - jusqu’à quatre-vingts ans de prison - pour le crime d’avoir été arrêtées en masse à proximité d’une marche bruyante. Quelques-uns ont accepté des accords de plaidoyer, mais tous les autres se sont serré les coudes, établissant un plan de défense collectif et affrontant le système juridique de front. Finalement, après deux procès au cours desquels tous les accusés ont été déclarés non coupables, tous les accusés restants ont vu les charges retenues contre eux abandonnées. Des années plus tard, ils ont tous reçu des indemnités de l’État pour régler les poursuites judiciaires qui en découlaient. Cela ressemble à une métaphore, mais je le dis au sens propre comme au sens figuré. Qu’il s’agisse d’une marche ou d’un procès, il est parfois plus sûr d’être à l’avant. Washington, DC, le 20 Janvier, 2017. Plusieurs années plus tard, j’étais à Atlanta pour la mobilisation Block Cop City. Les manifestants avaient tenté d’empêcher la construction d’une installation de plusieurs millions de dollars destinée à renforcer la militarisation de la police. En représailles, la police avait assassiné une personne et arrêté un grand nombre de personnes au hasard, les accusant de terrorisme et inculpant soixante et un d’entre eux pour de fausses accusations de racket. Avant l’action proprement dite, il y a eu deux jours de délibérations dans un centre communautaire quaker local. Tout le monde était sur les nerfs. L’objectif était d’essayer de marcher dans la forêt et d’occuper le chantier. Serions-nous tous arrêtés ? Serions-nous également accusés de terrorisme et de racket ? Les discussions tournaient en rond, chacun essayant vainement de prédire ce qui allait se passer tout en négociant sa propre tolérance au risque. Il a été décidé qu’il y aurait trois blocs auto-organisés au sein de la marche : essentiellement, l’avant, le milieu et l’arrière. Officiellement, cette distinction n’était pas basée sur le risque anticipé, car les organisateurs ne pouvaient rien promettre quant à l’action de la police. Mais personne n’était en mesure d’envisager quel bloc rejoindre sans revenir à des questions plus larges. À quel point est-ce que je crains la violence de la police et du système judiciaire ? Que suis-je prêt à sacrifier pour ce mouvement ? Seuls les quelques audacieux qui avaient fait la paix avec leurs peurs et s’étaient engagés à prendre la tête de la marche semblaient à l’aise. Même avec le bloc du « milieu », il y avait beaucoup d’agonie et de marchandage. « Je veux bien être au milieu, mais pas à l’avant du milieu… »* Ce soir-là, j’ai expliqué à ma famille ce qu’il faudrait faire si je ne rentrais pas de la manifestation. Mes deux partenaires romantiques, indépendamment l’un de l’autre, m’ont demandé s’il était vraiment important pour moi de participer à cette marche. Ne pouvais-je pas laisser les jeunes activistes s’en charger ? C’est plus sûr à l’avant. Je me souvenais de ce dicton, que j’avais entendu lors de mobilisations antérieures, mais en y réfléchissant bien, je n’en étais pas si sûr. Comment pouvait-il être plus sûr de foncer directement sur les lignes de police ? Le slogan distillait des leçons tirées de ma propre expérience, mais je me dirigeais vers une nouvelle situation dangereuse et j’étais dubitatif. Le matin de la mobilisation, nous nous sommes rassemblés dans le parc. Malgré quelques festivités, l’atmosphère était sombre : quelques centaines de personnes risquaient d’être blessées, arrêtées ou emprisonnées pour l’honneur d’un mouvement en difficulté. De nombreuses personnes avaient décidé de rester chez elles à la dernière minute. Nous avons quitté le parc en colonne, chacun s’en tenant assidûment à sa position particulière dans le spectre de la tolérance au risque. Tant que nous marchions sur l’étroite allée piétonne, c’était logique, mais cela l’était moins lorsque nous avons débouché sur la route principale et avancé vers le chantier. Nous aurions dû nous disperser pour présenter un front large à l’approche des lignes de police et de véhicules blindés qui bloquaient la route, mais non, la foule s’est étirée en une file presque unique, comme des agneaux qui s’alignent pour l’abattage. Néanmoins, ceux qui se trouvaient à l’avant ont pris de la vitesse, formant un coin en forme de V avec leurs bannières renforcées et pointant leurs parapluies vers l’avant pour bloquer la vue des flics alors qu’ils chargeaient directement dans les boucliers de la ligne du front. Le reste d’entre nous trainait derrière, gardant les positions que nous nous étions engagés à tenir, ni plus ni moins. Des personnes s’assemblent et commencent la marche Block Cop City, le 13 Novembre 2023. Les personnes portant les bannières renforcées ont repoussé la première ligne de flics jusqu’à ce qu’elle soit renforcée par une deuxième ligne. Même là, ils n’ont pas cédé, ils ont continué à avancer contre la police. Les policiers ont donné des coups de matraque, mais ont continué à perdre du terrain. Le bloc en tête de la marche s’est serré les coudes, se protégeant les uns les autres, agissant délibérément. Ils avaient peut-être peur, mais ce n’était pas la peur qui déterminait leurs actions. En regardant derrière eux, j’avais très peur. J’avais beaucoup de reconaissance de ne pas être à l’avant, d’avoir à prendre des décisions. Les matraques de police font peur, la prison fait peur, les accusations criminelles font peur, mais ce qui fait vraiment peur, c’est la responsabilité. Les gens acceptent beaucoup de conséquences négatives dans leur vie simplement pour éviter d’avoir à assumer leurs responsabilités. Et malheureusement, c’est impossible : nous avons beau essayer, il est impossible d’éviter le fait que tant que nous sommes capables de prendre des décisions et d’agir, nous sommes responsables de nous-mêmes. Et ce, que l’on se place à l’avant ou à l’arrière, ou même que l’on ne se présente pas du tout. J’ai regardé les manifestants de première ligne qui me précédaient repousser les deux lignes de police jusqu’à ce qu’ils atteignent une troisième ligne composée de stormtroopers futuristes. Aucun signe d’humanité des stormtroopers n’était perceptible sous leur équipement militaire ; même leurs yeux n’étaient pas visibles. Ils s’étaient complètement retirés de la communauté humaine. Les stormtroopers ont sorti des bombes lacrymogènes. J’ai regardé, incrédule, les grenades lancées l’une après l’autre par-dessus la tête de ceux qui étaient à l’avant, au milieu de la marche - au milieu de ceux d’entre nous qui avaient espéré que d’autres prendraient des risques en leur nom, qui avaient eu l’intention d’être simplement un appendice de l’agence d’autres personnes. Peut-être aurait-il été plus sûr d’être à l’avant, après tout ? Puis tout s’est évanoui dans une brume blanche empoisonnée. Nous avons titubé aveuglément vers l’arrière, dans le désarroi, étouffant et toussant. Mais les stormtroopers avaient aussi gazé le reste des flics, et les autres flics ne portaient pas de masque à gaz. Eux aussi ont battu en retraite. Contre toute attente, la bataille s’est terminée par un match nul. Finalement, la seule personne arrêtée ce jour-là fut quelqu’un qui avait choisi de jouer un rôle de soutien loin du lieu de l’action. Elle a été détenue dans un véhicule près du parc d’où nous étions partis. Personne n’a été accusé de terrorisme ou de racket. Perdus dans notre anxiété, nous avions oublié le plus grand risque : celui de ne rien faire, de nous laisser intimider et d’abandonner la rue. Avec tant de personnes faisant déjà l’objet d’accusations farfelues, marcher sur le chantier était une proposition risquée, mais permettre à l’État d’écraser le mouvement aurait créé un précédent qui aurait menacé d’autres mouvements, enhardissant les autorités à utiliser les mêmes tactiques ailleurs. Parfois, ce n’est qu’en prenant un risque que l’on découvre les risques. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance, mais d’une certaine manière, nous avons aussi passé un test. Anarchistes à la démonstration du 1er Mai à Bandung, 2019. Photographie de Frans Ari Prasetyo. On n’est pas vraiment plus en sécurité au front. Rester à la maison est plus sûr - du moins, c’est plus sûr jusqu’à ce que les conséquences à long terme de l’abandon des rues se fassent sentir. Ensuite, plus rien n’est sûr, et il s’avère qu’il aurait été préférable de prendre des risques moins importants plus tôt. Les antifascistes qui se sont rendus à Charlottesville en août 2017 pour affronter le rassemblement « Unite the Right » se sont mis en danger. L’un d’entre eux a été tué ; plusieurs ont été gravement blessés. Mais s’ils étaient restés chez eux, s’ils avaient permis aux fascistes d’établir le contrôle des rues, le monde entier serait devenu plus dangereux. La probabilité que nous soyons obligés de recommencer le même combat aujourd’hui n’enlève rien au fait qu’ils nous ont fait gagner huit années de sécurité relative. Même lorsque tout est désespérément perdu, il est généralement préférable d’agir avec audace, en envoyant un signal d’espoir à travers les générations, comme l’ont fait les communards et les rebelles de Cronstadt. Comme ca, on préserve au moins la possibilité que d’autres soient inspirés pour continuer à tenter de construire le monde que l’on souhaite, de sorte qu’un jour, le rêve puisse se réaliser - même si c’est sans nous, au moins en partie grâce à nos efforts. Mais nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Nous sommes confrontés à des adversaires puissants, mais la majorité des gens, y compris nombre de leurs partisans, ont de bonnes raisons de s’opposer à eux à nos côtés. Si nous rassemblons les gens, si nous montrons des moyens efficaces de riposte, en mettant notre propre tolérance au risque à la disposition de luttes plus larges, beaucoup plus de gens finiront par nous rejoindre. Il n’y a aucune raison de se hâter, de glorifier le martyre, ou d’accepter la défaite lorsque l’avenir n’est pas écrit. Tout le monde ne peut pas être au front tout le temps, bien sûr. C’est épuisant. Mais le front n’est pas un lieu spatial. Bien compris, il n’exige pas nécessairement un type particulier d’aptitudes physiques ou de compétences. C’est une façon de s’engager dans les événements, de rester concentré sur notre agence, de prendre l’initiative partout où nous le pouvons plutôt que de réagir aux initiatives de nos adversaires. Chacun peut ouvrir un nouveau front de lutte en identifiant une vulnérabilité dans l’ordre dominant et en passant à l’offensive. Plus il y aura de fronts, plus nous serons tous en sécurité. Face à la deuxième administration de Donald Trump, de nombreux anarchistes et antifascistes ne savent pas par où commencer. Au cours de la précédente administration Trump, nous nous sommes battus avec acharnement contre un adversaire bien plus puissant que nous, et nous avons gagné - seulement pour voir la victoire nous être arrachée des mains par de lâches démocrates, qui ont repris avec empressement le flambeau là où les Républicains l’avaient laissé, décevant tant de gens que Trump a pu revenir au pouvoir. Ce n’est pas une raison pour abandonner, cette fois-ci - cela montre simplement que depuis le début, nous avions raison sur la nature du pouvoir, et que nous le devons au monde de montrer une véritable alternative. Dans les pays gouvernés par le fascisme ou d’autres formes de despotisme, la majorité des gens ne soutiennent pas nécessairement les autorités ; ils sont simplement devenus découragés, habitués à la passivité. Bien plus que les libéraux, les anarchistes sont habitués à être moins nombreux et moins armés, à se battre contre des obstacles incroyables. Alors que les démocrates trouvent des excuses aux fascistes, voire adhèrent à leur programme, nous devrions montrer qu’il est possible de prendre des mesures ambitieuses et fondées sur des principes pour y résister. Si vous vous sentez désespéré, si vous vous sentez vaincu, si vous vous surprenez à vous dissocier ou à vous concentrer sur ce que font nos oppresseurs plutôt que sur ce que vous pouvez faire vous-même, c’est un territoire que l’ennemi a revendiqué en vous. Ne leur donnez rien sans vous battre. Restez concentré sur votre agence. Chaque heure, chaque jour, où que vous soyez, il y a toujours quelque chose que vous pouvez faire. Prenez soin de vous et de ceux qui vous entourent. Soyez à l’affût des opportunités et saisissez-les. Nous sommes engagés dans un combat, mais c’est un combat que nous pouvons gagner. On est plus en sécurité à l’avant. La charge des parapluies le 20 Janvier 2017. Texte intégral 5701 mots
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23.12.2024 à 16:05
Violences sacrificielles et représailles
Dans l’analyse suivante, nous explorons les réponses à deux exécutions extrajudiciaires différentes afin de comprendre les différentes formes de violence qui se manifestent actuellement dans notre société. En annexe, nous proposons un tour d’horizon incomplet de diverses réponses à l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare. Chaque jour, une cinquantaine de personnes sont tuées par balle aux États-Unis. Le 4 décembre 2024, l’une d’entre elles était Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare, la société d’assurance maladie la plus rentable du pays. Au cours des semaines qui ont suivi, nous avons toustes entendu parler de ce PDG bien plus que d’aucune des centaines d’autres personnes tuées par balle ce mois-ci. En parallèle, l’attaque a suscité un élan de soutien, malgré les efforts des médias et des patrons pour la réprimer. Le 13 décembre, le président Donald Trump et le vice-président JD Vance ont invité Daniel Penny à se joindre à eux lors du match de football américain entre l’armée et la marine, uniquement parce que ce dernier avait assassiné de manière insensée une personne noire et avait été acquitté1. Ici, nous voyons certaines des personnalités politiques les plus puissantes du monde tenter de susciter l’enthousiasme pour les exécutions extrajudiciaires, à condition qu’elles ciblent des personnes marginalisés. Il faut comprendre la réaction populaire au meurtre du PDG d’United Healthcare dans le contexte d’une société où la vie est de plus en plus bon marché. Après que l’extrême droite a glorifié George Zimmerman et Kyle Rittenhouse ; après que des millions de personnes ont participé à un soulèvement national exigeant que la police cesse de tuer des Noirs et des personnes de couleur, pour ensuite voir les politiciens de toute couleur redoubler d’efforts pour soutenir la police, avec pour conséquence que celle-ci a continué d’assassiner des gens à un rythme de plus en plus rapide ; après le soutien bipartisan au génocide à Gaza ; après des centaines de fusillades dans des écoles, des centaines de milliers d’overdoses d’opioïdes et des millions de décès dus au COVID-19, sans parler des innombrables décès évitables résultant des industries de la santé et des assurances à but lucratif, est-il vraiment si surprenant qu’une personne ait tiré sur un dirigeant ? Ce qui est surprenant, c’est que dans presque tous les autres cas, les tueurs ont ciblé des personnes moins puissantes qu’eux. La décision de Trump d’accueillir Daniel Penny est une mise en pratique littérale du dicton de Frank Wilhoit selon lequel « il doit y avoir des groupes dominants que la loi protège mais n’oblige pas, et des groupes dominés que la loi oblige mais ne protège pas ». En revanche, l’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare suggère que la loi ne peut pas toujours protéger les groupes dominants des groupes dominés. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de violence dirigée vers le bas de la hiérarchie sociale ou de violence dirigée vers le haut. Nous parlons de deux types de violence très différents. Appelons-les la violence sacrificielle et la vengeance. Qu’est-ce que la violence sacrificielle ? Selon René Girard, dans Violence et sacré, Lorsqu’elle n’est pas apaisée, la violence cherche et trouve toujours une victime de substitution. La créature qui s’est attirée la fureur est brusquement remplacée par une autre, choisie uniquement parce qu’elle est vulnérable et proche. Girard s’inscrit dans une longue tradition d’anthropologues européens dont les spéculations se résument à une série d’histoires simplistes sur l’humanité2. Mais nous n’avons pas besoin d’adhérer à l’ensemble de son travail pour comprendre de quoi il parle ici : Le sacrifice sert à protéger la communauté entière de sa propre violence ; il l’incite à choisir des victimes en dehors de la communauté. Les éléments de dissension dans la communauté sont déplacés vers la victime sacrificielle et éliminés, au moins temporairement, par son sacrifice. En bref, la violence sacrificielle est une recherche de bouc émissaire poussée jusqu’au meurtre, fonctionnant comme un moyen ritualisé de préserver une société dans laquelle subsistent d’énormes tensions internes non résolues. Si elle n’est pas apaisée, la violence s’accumulera jusqu’à déborder de ses limites et inonder les environs. Le rôle du sacrifice est d’endiguer cette marée montante de substitutions indiscriminées et de rediriger la violence vers les « bons » canaux. Et qui constitue le bouc émissaire idéal ? Toutes nos victimes sacrificielles […] se distinguent invariablement des êtres non sacrifiables par une caractéristique essentielle : il manque entre ces victimes et la communauté un lien social crucial, de sorte qu’elles peuvent être exposées à la violence sans crainte de représailles. Leur mort n’entraîne pas automatiquement un acte de vengeance. L’importance considérable que revêt cette absence de représailles pour le processus sacrificiel nous fait comprendre que le sacrifice est avant tout un acte de violence sans risque de vengeance. Cette équation explique pourquoi les bigots ordinaires cherchent leurs cibles parmi les plus marginalisés – celleux que personne ne vengera. Mais le concept de Girard va plus loin, montrant comment cela peut aider à protéger l’État en temps de crise. Cela explique peut-être pourquoi Trump a pu remporter l’élection de 2024 en promettant de perpétrer des violences gratuites contre les sans-papiers et les personnes transgenres. Mener « la plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine », comme Trump s’est explicitement engagé à le faire, ruinerait l’économie américaine. Cela n’apporterait aucun gain matériel à la grande majorité de ses partisans, qui profitent du travail sous-payé des sans-papiers et du prix bon marché des produits qui en résulte. D’un point de vue purement économique, exploiter le travail des sans-papiers à l’intérieur des frontières des États-Unis offre plus d’avantages aux partisans de Trump que leur expulsion ne le pourrait jamais. À tous égards, c’est un gaspillage de ressources : expulser un million de personnes en un an coûtera dix-huit fois plus que ce que le monde entier dépense chaque année pour la recherche sur le cancer. En d’autres termes, les expulsions massives sont un luxe coûteux que les partisans de Trump considèrent comme valant la peine d’être dépensé, car ils ressentent si intensément le besoin de violence. Il en va de même pour le désir de voir la violence exercée – à la fois judiciairement et extrajudiciairement – contre les personnes transgenres et contre les femmes en général. La propagande mensongère affirmant à tort que les personnes transgenres commettent des fusillades de masse ou que les immigrants sans papiers contribuent à une vague de criminalité n’est pas perçue par son public cible comme une enquête statistique, mais plutôt comme une satisfaction de leur désir de faire violence à la vérité elle-même, comme une étape vers la violence envers celleux qu’ils imaginent pouvoir être blessés « sans crainte de représailles ». Ils n’ont pas été trompés par des reportages erronés ; leur désir de violence a créé un marché pour les mensonges. Comme nous l’avons soutenu lors de la première administration Trump, Trump n’est pas devenu populaire en promettant de redistribuer la richesse, mais en promettant de redistribuer la violence. Cette redistribution de la violence crée une soupape de pression pour toute une série de ressentiments. Pour citer Girard, une fois de plus : Le désir de commettre un acte de violence sur ceux qui nous entourent ne peut être réprimé sans conflit ; nous devons donc détourner cette impulsion vers la victime sacrificielle, la créature que nous pouvons abattre sans crainte de représailles, puisqu’elle n’a pas de défenseur. Pourquoi les sociétés sont-elles poussées à désirer la violence sacrificielle en premier lieu ? S’il est vrai que la violence sacrificielle sert à canaliser la colère loin de celleux qui la provoquent, alors nous pouvons en déduire que plus il y a d’injustice dans une société – plus les gens sont opprimés, exploités et humiliés par celleux qui ont plus de pouvoir et plus de privilèges qu’elleux – plus le besoin de violence sacrificielle sera fort3. Cela nous ramène à la décision de Trump de célébrer Daniel Penny. À une époque où la colère se répand de plus en plus, le rôle que joue la violence sacrificielle pour détourner la violence des responsables du mal est essentiel pour maintenir la stabilité de l’ordre établi. C’est le monde de Hunger Games devenu réalité. Que feraient tous ces gens en colère si leur rage n’était pas assouvie par la violence contre ceux qui sont plus vulnérables qu’eux ? Une banderole accrochée à Chicago sur Lake Shore Drive le 9 décembre 2024. La vengeance est fondamentalement différente de la violence sacrificielle. Elle vise la personne la plus responsable d’une injustice spécifique, quelle que soit sa position dans la hiérarchie sociale. En règle générale, les personnes les plus responsables de l’injustice sont généralement parmi celles qui possèdent le plus de pouvoir. Sinon, comment auraient-elles la possibilité de faire autant de mal ? Le citoyen moyen aux États-Unis a beaucoup plus à craindre des dirigeants d’entreprise que des immigrants sans papiers. Ce sont les puissants qui sont en mesure de représenter la plus grande menace pour tous les autres : cela va de soi, malgré les efforts des médias et des plateformes de réseaux sociaux détenus par des milliardaires pour humaniser les riches et déshumaniser les pauvres. Lorsque nous voyons des gens focaliser leur colère sur les plus faibles, dans un contexte qui est le plus inégalitaire depuis des générations, c’est un signe évident qu’ils ont été bernés. Il est révélateur que le mouvement populiste autour de l’homme le plus riche à avoir jamais été président des États-Unis soit présenté comme une « révolte contre les élites », alors même qu’il rassemble les gens pour adorer des oligarques comme Trump et Elon Musk. Il n’y a plus aucun moyen de rallier les gens sans au moins faire semblant de s’attaquer au minimum à une partie de la classe dirigeante. Il est terrifiant de se rendre compte que ses ennemis sont considérablement plus puissants que soi. Il est beaucoup plus facile de faire porter ses malheurs sur celleux qui sont encore plus mal lotis. C’est plus facile – et totalement inutile – et d’une lâcheté méprisable. L’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare a suscité une réaction aussi forte parce qu’il a posé très clairement la question : faut-il recourir à la violence contre les plus vulnérables ou contre les plus responsables ? Il a parlé à des millions de personnes, car, de tous bords politiques, tous ont compris que les profiteurs des assurances sont responsables de leurs souffrances ou de celles des personnes pour lesquelles iels ont de l’empathie. C’est précisément parce qu’il a été compris comme une forme de représailles que l’assassinat a mis en lumière l’injustice qui sévit à grande échelle. Des commentateurs sur Youtube discutent de leurs ressentis à propos de la fusillade du PDG d’UnitedHealthcare. Girard nous met en garde contre la vengeance, arguant qu’un simple acte de représailles peut déclencher une réaction en chaîne : La vengeance est donc un processus interminable, infiniment répétitif. Chaque fois qu’elle se manifeste dans une partie de la communauté, elle menace d’impliquer l’ensemble du corps social. Il y a le risque que l’acte de vengeance déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences s’avéreront rapidement fatales… La multiplication des représailles met instantanément en péril l’existence même d’une société. Ou du moins, elle mettrait avec certitude en péril l’existence de cette société-ci. Une société dans laquelle les capitalistes sont capables d’amasser des milliards en exploitant impitoyablement tout le monde – une société qui ne peut rester stable qu’en ciblant de plus en plus de personnes par de la violence sacrificielle – comporte déjà un certain degré de péril. En fait, ce que craignent le plus les capitalistes, c’est que cet acte de vengeance puisse impliquer l’ensemble du corps social, qu’il puisse déclencher une réaction en chaîne. C’est pourquoi Luigi Mangione, l’homme accusé d’avoir tiré sur le PDG d’UnitedHealthcare, est accusé du même crime au niveau de l’État et au niveau fédéral en plus d’avoir classé l’affaire sous terrorisme. Girard a-t-il raison sur les risques de la vengeance ? Nous pouvons admettre que de nombreuses personnes ont des croyances sincères mais erronées sur les responsables de leurs souffrances, sans parler de la propension à la violence sacrificielle que les puissants cherchent à encourager pour leur propre protection. Mais est-il préférable d’habiter une société dans laquelle les puissants peuvent infliger n’importe quelle quantité de mort et de souffrance aux faibles sans craindre les conséquences, y compris le génocide pur et simple ? Est-ce vraiment la meilleure façon de protéger la société ? Nous pouvons également admettre qu’il est bien mieux de résoudre les conflits à la satisfaction de toutes les parties que de sombrer dans d’interminables querelles de sang.4 Mais l’État n’existe pas réellement pour résoudre les conflits. L’appareil judiciaire et les centaines de milliers de policiers qui le servent existent pour s’assurer que les conflits ne doivent pas être résolus à la satisfaction de toutes les parties impliquées. Ils existent pour imposer des résultats insatisfaisants aux gens, presque toujours à l’avantage des riches – perpétuant ainsi les conditions qui alimentent le désir de violence sacrificielle. Si Girard a effectivement raison de dire que la violence sacrificielle est toujours dirigée contre celleux qui peuvent être « exposés à la violence sans crainte de représailles », alors il va de soi que la vengeance est le seul moyen de la contenir une fois qu’elle est déclenchée. S’opposer à la vengeance et accepter la violence sacrificielle ne permettra pas d’éviter les effusions de sang ; cela ne peut que garantir que le carnage déjà en place ne menace pas l’ordre social. Aujourd’hui, la grande majorité d’entre nous est plus proche de faire partie de ceux qui peuvent être tués « sans crainte de représailles » que de devenir des cadres dont la mort sera pleurée dans les médias nationaux – et moins nous agirons en solidarité les unes avec les autres, plus cela sera vrai. Si nous ne voulons pas risquer un jour d’être nous-mêmes victimes de violence sacrificielle, nous devons devenir capables de forger une cause commune avec celleux qui sont plus mal lotis que nous afin de nous défendre contre celleux qui cherchent à nous exploiter et à nous opprimer. En l’absence de modèles collectifs efficaces d’autodéfense et de changement social, la vengeance reste dans l’imaginaire populaire comme le seul moyen restant de prendre position contre l’injustice. La violence sacrificielle corrompt et avilit tous ceux qui en tirent un soulagement ; en revanche, la vengeance exprime au moins un désir désespéré d’un monde sans injustice. Comme l’admet lui-même Girard, C’est précisément parce qu’ils détestent la violence que les humains font de la vengeance un devoir. Dans l’iconographie de la violence sacrificielle et de la vengeance, le bouc émissaire et le martyr sont des archétypes jumeaux. Le premier est sacrifié pour stabiliser l’ordre existant, le second sert à sanctifier un nouvel ordre en donnant sa vie pour lui. En se sacrifiant, le martyr démontre que le nouvel ordre a une valeur transcendante, qu’il vaut plus que la vie elle-même. Ces archétypes sont vieux de plusieurs milliers d’années ; leur influence sur nous est plus profonde que nous ne le pensons. Bien sûr, la plupart des gens ne sont attirés par le martyre qu’en tant que spectateur. Les sacrifices des martyrs s’avèrent souvent plus utiles à celleux qui n’ont pas l’intention de risquer leur propre vie pour une cause quelconque. La réaction populaire au meurtre du PDG d’UnitedHealthcare montre à quel point des millions de personnes sont désillusionnées par le capitalisme et ses bénéficiaires, mais cette réaction est aussi un symptôme de désespoir et de démobilisation généralisés. Le meurtre a suscité un tel déferlement de frustrations refoulées précisément parce que ces personnes n’ont pas été capables de déterminer ce qu’elles pouvaient faire elles-mêmes pour mettre un terme à l’injustice et à l’exploitation. Il nous appartient de montrer qu’il existe des moyens de résister à l’injustice et à l’exploitation qui ne finissent pas en martyr. Si nous ne popularisons pas les modèles collectifs de changement social, si nous laissons les gens choisir entre la passivité et le martyre, la grande majorité choisira la passivité. Celleux qui n’approuvent ni la violence sacrificielle ni la vengeance feraient mieux de montrer une alternative efficace. Argumenter contre la vengeance sans rien faire pour changer les conditions qui la provoquent ne peut que préparer le terrain pour qu’encore plus de violence sacrificielle se produise à sa place. Ne vous y trompez pas, à mesure que les crises économiques et écologiques s’intensifient, nous allons voir de plus en plus de violence sacrificielle – et de plus en plus de personnalités publiques en viendront à la considérer comme nécessaire, même si elles n’osent pas l’appeler par son nom. La rhétorique violente de Trump n’est pas un excès temporaire ; c’est simplement la manifestation la plus visible d’un mécanisme qui a déjà repris le rôle essentiel qu’il joue dans la stabilisation de l’ordre social à chaque période de troubles.5 En tant qu’anarchistes, la mathématique spirituelle de la culpabilité et de la punition qui sous-tend le système de vengeance nous est étrangère. Calculer la culpabilité et infliger des souffrances est l’œuvre de l’État, de son système judiciaire et de son Dieu ; nous avons d’autres ambitions. Nous ne souhaitons pas voir comme une fin en soi le fait que les coupables soient punis – nous cherchons à supprimer les moyens par lesquels ils oppriment. Nous renoncerions à l’accomplissement de toute vendetta si nous pouvions ainsi provoquer l’abolition du capitalisme, même si cela signifiait permettre à chaque ancien milliardaire de se promener librement. Nous ne cherchons pas à inciter les autres à devenir des martyrs à notre place. Nous aspirons à être un modèle du type de courage, d’humilité et d’attention que nous espérons que d’autres exprimeront à nos côtés afin qu’ensemble nous puissions changer le monde. Mais tant que nous n’y parviendrons pas, il y aura de la violence sacrificielle – et de la vengeance. Graffiti vu à Seattle, Washington. Selon un sondage, plus de 40 % des jeunes interrogés ont jugé l’assassinat de Thompson « acceptable ». Des photographies de graffitis, de banderoles et de panneaux publicitaires modifiés exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne actuellement accusée du meurtre du PDG, sont devenues virales et ont fait la une des journaux. Le Comité juridique du 4 décembre participe à une campagne de collecte de fonds pour soutenir la défense juridique de Mangione ; des interviews avec les porte-parole Sam Beard et Jamie Peck ont été diffusées sur des médias tels que CNN, attirant des centaines de commentaires de soutien. Au moment de la rédaction de cet article, la collecte de fonds en ligne a permis de récolter plus de 186 000 dollars. Voici un tour d’horizon incomplet des graffitis, affiches, interviews dans les médias et manifestations concernant le meurtre de Brian Thompson ou exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne accusée de l’avoir commis. Sam Beard s’exprimant sur CNN au nom d’une campagne de collecte de fonds en faveur de la défense juridique de Luigi Mangione. Une affiche vue à Portland, Oregon. Graffiti sur une autoroute à Medford, Oregon. Graffitis sur un train de marchandises photographiés dans la région de la baie de San Francisco. Aujourd’hui, six Luigi ont porté quelques banderoles sur une passerelle très fréquentée du centre-ville d’Austin et ont dansé au rythme de la chanson thème de Mario. Les piétons ont applaudi, écrit des lettres à Luigi et ont même pris des photos avec les banderoles. Le contenu des lettre allaient d’histoires déchirantes sur des membres de leurs familles qui se voyaient refuser des soins de santé à des lettres d’amour. L’accueil général a été extrêmement bon. Des tracts ont été distribués qui ciblaient la plus grande compagnie d’assurance maladie du Texas, Blue Cross Blue Shield. On pouvait y lire : « Le 4 décembre, le PDG d’UnitedHealthcare, Brian Thompson, a été abattu. Les douilles des balles en disent long : c’était un acte de vengeance contre UnitedHealthCare, qui rejette plus de 30 % des demandes d’indemnisation des assurances santé – une entreprise emblématique d’un système qui tue. Chaque année, plus de 50 000 Américains meurent faute d’assurance. 38 % d’entre nous évitent les soins nécessaires parce que nous avons peur du coût qu’ils représente. Une personne sur douze croule sous les dettes médicales. Les compagnies d’assurance maladie ne sont pas des médecins. Elles ne soignent pas – elles tirent profit de la restriction de l’accès aux soins. Pendant que nous rationnons les médicaments, retardons les rendez-vous et nous inquiétons des factures, elles engrangent des milliards. Nous devenons plus malades et elles s’enrichissent. Cette violence n’est pas montrée au journal du soir. Elle est enfouie sous leur marketing, leur paperasse sans fin, leurs petits caractères de bas de page. Mais ne vous y trompez pas : c’est de la violence. Et ils rient pendant tout le trajet jusqu’à la banque. Blue Cross Blue Shield, le plus grand assureur du Texas, refuse une demande d’indemnisation sur cinq tout en empochant 18 milliards de dollars de revenus. Que la mort de Thompson vous ait rempli de joie ou d’horreur, elle a fait tomber le masque. La vérité a été mise à nu : ces sociétés sont complices de souffrances généralisées. Pensez à la dernière fois où vous ou un de vos proches vous êtes inquiété d’une facture médicale. Vous avez repoussé les soins à cause du coût. Vous avez réduit de moitié les pilules pour les faire durer. Vous avez ressenti la violence qu’ils infligent. Aujourd’hui, les médias et le gouvernement se démènent pour faire tourner le récit, qualifiant Briana Boston, une mère de famille de la classe ouvrière, de « terroriste » pour avoir prononcé « Deny, Defend, Deposition » lorsque ses demandes d’indemnisation ont été refusées. Nous devons rester lucides : un petit groupe s’enrichit grâce à nos maladies. La solution est tout aussi simple : abolir ces entreprises et nationaliser l’assurance maladie. Les soins de santé à payeur unique fonctionnent partout ailleurs dans le monde développé, où les gens vivent plus longtemps et en meilleure santé. Les Texans, en revanche, meurent trois ans plus jeunes, victimes des soins de santé privés. La seule question qui reste est la suivante : quand allons-nous arrêter d’attendre et prendre ce qui nous appartient ? » Austin, le 21 décembre. Graffiti vu à Chicago, Illinois. De plus, un rassemblement a eu lieu à Indianapolis, Indiana. Extrait d’un compte-rendu de l’action : Aujourd’hui, nous protestons contre Elevance Health, non pas dans son rôle d’acteur distinct sur le marché de l’assurance maladie, d’agent unique dans la salle des miroirs du capitalisme contemporain. Elevance fonctionne exactement de la même manière que la CSU dans la façon dont elle classe les corps et juge que certains méritent des soins et que les autres ne valent tout simplement pas le temps ou l’effort. De cette manière, la seule différence entre les deux est une question de degrés dans les sous-domaines. Nous pensons qu’il est nécessaire de s’opposer à ce système de classement général des espérances de vie à une époque où justement les espérances de vie se déprécient. C’est une condition préalable nécessaire à une vie qui vaut la peine d’être vécue. Nous pensons que tout le monde mérite des soins. Nous pensons que chacun mérite d’avoir accès à une vie saine selon ses propres critères. Elevance et la CSU constituent toutes deux des obstacles à cette possibilité. C’est pourquoi nous nous y opposons. Graffitis vus à Fayetteville, Arkansas. « Vous savez que le thème de l’événement de ce soir est les années folles. Dans les années folles, il y avait beaucoup de richesse et d’inégalités, tout comme maintenant. Alors qu’ils boivent du champagne et pensent au glamour, nous pensons aux gens que nous aimons qui sont pauvres, qui sont malades et qui ne peuvent pas se permettre des soins de santé. » Santiago, Chili. Thanks to Projet Evasions for the translation. Lorsqu’ils l’ont invité au match de football, Penny venait d’apparaître sur Fox News pour décrire la « culpabilité » qu’il « aurait ressentie si quelqu’un avait été blessé » – indiquant clairement qu’il ne considérait pas Jordan Neely, la vicitme, comme un être humain. ↩ Par exemple, Girard soutient que le désir émerge de manière imitative et que cela provoque inévitablement des tensions violentes entre les gens, car cela les pousse à rivaliser pour les mêmes objets rares. On pourrait rétorquer que si certaines des choses que les gens désirent sont effectivement sujettes à la rareté, le désir imitatif pourrait également donner lieu à une coopération, produisant l’abondance au lieu de la rareté et diminuant l’impulsion à la violence, sacrificielle ou autre. En bref, Girard fait un travail convaincant en décrivant le rôle de la violence sacrificielle dans les sociétés affligées, mais il ne parvient pas à prouver qu’elle est inévitable. ↩ Cela explique pourquoi certains des nouveaux électeurs que Trump a conquis lors des élections de 2024 sont directement adjacents aux groupes démographiques qu’il s’engage à attaquer : situés près des marges, celleux qui subissent l’injustice, iels ressentent l’urgence de la violence plus que la plupart. ↩ Il existe une longue tradition, qui remonte à l’Orestie d’Eschyle, d’ouvrages philosophiques et littéraires affirmant que le pouvoir d’État et le système judiciaire centralisé qui l’accompagne ont été inventés afin de mettre fin au cycle de violence que Girard considère comme le résultat inévitable de la quête de représailles. Dans la tradition islandaise, l’ouvrage équivalent est probablement la Saga de Njál, qui raconte les vendettas et la résolution des conflits sur un demi-siècle, à l’époque où l’Islande n’avait pas encore de gouvernement centralisé. Cependant, la gouvernance étatique centralisée s’est imposée en Islande bien plus tard que dans la Grèce antique, de sorte que nous pouvons comparer le mythe présenté dans l’Orestie à la réalité de l’histoire islandaise. En fait, le gouvernement centralisé n’est pas apparu spontanément en Islande comme un moyen de résoudre les conflits ; En fait, une fois que les conflits entre les différentes parties locales sont devenus insolubles, le roi de Norvège a pu profiter de l’occasion pour prendre le contrôle de l’Islande et y imposer sa loi. Si cet exemple est une indication, la réalité est exactement l’opposé du mythe : ceux qui ne peuvent résoudre les conflits entre eux finiront par être subordonnés à l’État, qui est lui-même le résultat d’un conflit non résolu qui s’est métastasé en une condition permanente, et non la solution à un conflit non résolu. ↩ Afin d’offrir au public américain une violence sacrificielle, la génération précédente de politiciens républicains a envahi l’Irak à plusieurs reprises. C’était une époque plus clémente, plus douce, où les victimes sacrificielles étaient principalement recherchées hors des frontières des États-Unis. Tout comme la guerre actuelle contre les sans-papiers, ces invasions ont été justifiées par des prétextes manifestement faux et des alarmismes. Le résultat a été une sorte de beuverie dont les politiciens des deux partis sont sortis avec des regrets, ayant complètement déstabilisé le Moyen-Orient et rendu le monde considérablement plus dangereux. ↩ Texte intégral 6344 mots
La violence sacrificielle
La vengeance
Au-delà du martyre
Annexe
Pacifique Nord-Ouest
Californie
Sud-ouest
Centre
Midwest
Sud-est
Nord-est
11.12.2024 à 06:20
Alors que nous fêtons les cent ans de l’insurrection populaire en Géorgie contre l’annexion soviétique, la lutte pour l’indépendance et la liberté face à l’emprise russe demeure toujours la raison principale des mobilisations populaires ici. Cependant, au-delà de l’injonction à choisir entre deux puissances impériales, l’Europe et la Russie, le mouvement de contestation, qui ne cesse de gagner en intensité depuis plusieurs mois, exprime aujourd’hui une colère sociale croissante face au régime autoritaire local et à l’emprise des puissances économiques étrangères qui déferlent sur le Caucase. Contrairement au discours médiatique dominant, cette mobilisation populaire qui se déploie à différents niveaux, entre les affrontements de rue et la solidarité autogérée, est porteuse d’une revendication plus large que celle de l’intégration à l’Union européenne. Si l’avant de la scène rappelle la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, il faut encore identifier la spécificité du contexte géorgien pour comprendre les tumultes profonds que traverse cette lutte actuelle, sa force et sa complexité. Cet article a été rédigé par un·e militant·e anti-autoritaire géorgien·ne en exil, en communication avec des collectifs locaux à Tbilisi, Kutaisi et Zugdidi. Les photos proviennent de მაუწყებელი / Mautskebeli. Les géorgien·nes utilisent le nom Sakartvelo pour désigner le pays. Sans tomber dans un romantisme nostalgique ou insurrectionnel, ni dans le discours des médias dominants, pour comprendre ce qui se joue en ce moment dans les rues de Géorgie, il faut écouter ce que raconte la colère sociale. Cet article s’adresse aux lecteur·ices en Occident, notamment en Europe de l’Ouest, qui sont soit piégés par un campisme réducteur, qui présente la lutte en Géorgie — ainsi que d’autres luttes dans le contexte post-soviétique, comme en Ukraine ou en Tchétchénie — comme simplement alignée sur les seuls intérêts du bloc euro-atlantique, en omettant les enjeux géopolitiques vis-à-vis de l’impérialisme russe et les politiques autoritaires internes ; soit - emporté·es par une exaltation soudaine, nourrie par une attention médiatique que l’on n’a pas eu mérite de recevoir, même pendant la guerre de 2008, et qui met en scène les événements de façon partielle, en se concentrant sur l’esthétique insurrectionnelle aux étoiles dorées, drapeaux européens fermement agités face aux jets du canon à eau. Car, soyons honnêtes, pour attirer l’attention de l’Ouest, il faut soit du tragique, soit du spectaculaire. Du tragique, on en a eu tout au long des dernières décennies. Mais l’histoire récente des territoires post-soviétiques reste une tâche maussade dans le décor des guerres et des conflits, pas assez proche pour s’en sentir saisi, pas assez lointaine pour s’en culpabiliser. Du spectaculaire, chez nous, c’est plutôt dans les montagnes que dans la rue. Mais cette fois-ci, les images des manifestant·es avec des feux d’artifice, des scènes d’affrontement direct avec les forces de l’ordre à mains nues, des visages en sang et sans aucun remords, font leur effet, aussi bien sur les médias mainstream que sur les insurrectionnalistes. BFMTV diffuse en Live depuis l’avenue Rustaveli à Tbilissi les scènes d’émeutes, tandis que le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, emploie lors de son briefing un discours qu’on avait déjà cru entendre de la même chaîne pendant le mouvement des Gilets Jaunes en France, parlant des « casseurs violents » et des « agresseurs des forces de l’ordre ». Les politiciens européens ne cachent pas non plus leur état de choc face aux violences policières et dénoncent l’usage disproportionné de l’appareil répressif, tandis que le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien , diffuse les scènes des charges et des descentes policières contre les manifestations en Europe pour sa propre propagande anti-occidentale. Alors, pourquoi toute cette attention maintenant ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques — entre les pro-occidentaux et les pro-russes, le régime autoritaire local côtoyant les BRICS [l’alliance transnationale impliquant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud] et l’extrême droite euro-atlantique, et le progressisme néolibéral employant des méthodes meurtrières — qui sous-tendent les événements en Géorgie ? Et enfin, quelle est la lutte propre à la population géorgienne, quelles sont les raisons de sa colère vis-à-vis du gouvernement et de ses politiques autoritaires grandissantes ? Pour tenter de faire une lecture approfondie des événements en cours, au-delà des images qu’on en fait depuis l’Europe occidentale, il faut les situer sur deux niveaux : d’une part, dans la spécificité du contexte local actuel, et d’autre part, dans celui de la période post-soviétique, en général. Si cela fait une semaine que la contestation ne cesse de prendre les rues toute la nuit et de gagner en ampleur dans plusieurs villes, elle s’inscrit dans un mouvement social amorcé au printemps dernier contre la “loi sur l’influence des agents étrangers”. C’est dans ce contexte que les élections parlementaires ont été visiblement fraudées, maintenant au pouvoir le parti dirigeant, le Rêve Géorgien, mené par l’oligarque Bidzina Ivanishvili. Avant la déclaration du Premier ministre suspendant le processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, les manifestations s’organisaient pour contester les résultats et demander de nouvelles élections. Suite aux dispersions violentes des manifestations, arrestations brutales, agressions de rue par les flics ainsi que par les forces extra-policières, répressions judiciaires et incarcération des jeunes, les grèves, démissions dans le service public, occupation de la Chaîne Publique de la Géorgie, et mobilisations d’élèves dans des écoles régionales se sont multipliées, dépassant ainsi la simple question électorale. Dans la contestation prennent part des collectifs déjà formés : habitant.es des régions périphériques en lutte contre les projets de destruction environnementale, mouvements étudiants en lutte pour l’accès au logement, collectifs queers et féministes, ainsi que des personnes mobilisées contre les expulsions. Aujourd’hui, la menace de l’autoritarisme pressant plane sur tout le monde, annonçant la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu pour étouffer la possibilité de manifestation, ainsi que la réforme du service public – une manœuvre visant à procéder à des licenciements massifs d’opposants et de toute personne jugée critique. At En parallèle, la répression policière s’intensifie : centaines d’arrestations, y compris des mineurs et de jeunes majeurs, personnes hospitalisées pour mutilations policières, dont un jeune en réanimation, perquisitions massives, ainsi que des passages à tabac et des humiliations dans les rues. Des policiers anti-émeutes, tentant de démissionner, sont eux-mêmes réprimés par leurs collègues, comme l’a révélé un agent ayant quitté le pays. Depuis plusieurs nuits, ce sont les “zonderebi”, les “titushkebi, autrement dit les “gros bras” armés et en civil, employés pour le “sale boulot”, qui rôdent dans les rues pour défigurer des manifestants et des journalistes. Le gouvernement a également annoncé un projet de réforme de la police, facilitant l’accès aux services sans passer par les concours, afin de permettre le recrutement de nouveau personnel et d’avoir la capacité d’étouffer un mouvement qui prend désormais des proportions nationales. Si le Rêve Géorgien est arrivé au pouvoir en 2012 en s’opposant au gouvernement néolibéral de Mikheil Saakashvili et à son état policier sanglant, il incarne aujourd’hui le versant d’un même système policier. Il emploie la violence policière et judiciaire sous une forme tripartite : répression de rue à la française (armement anti-emeute, nasse, tabassage, ), répression judiciaire à la russe (arrestations et peines de prison pour militant.es et opposant.es), et violences mafieuse (bavures par les « gros bras », violences et agressions dans les lieux de vie, menaces sur les proches et membres de familles), rappelant les méthodes de l’ancien régime de Mikheil Saakashvili, qui a quitté le pouvoir en 2013. Le ras-le-bol généralisé contre les « Natsi » et le « Kotsi » — termes péjoratifs désignant respectivement les partis au pouvoir et dans l’opposition, ainsi que leurs alliés — se manifeste par une tirade d’insultes lancée contre les deux camps lors des rassemblements. Trop de colère pour cherches des belles paroles, les injures partent en coups d’éclats dans la télévision et lors des prises de parole publique. C’est pour la même raison que les politiciens du MNU se font dégager par des manifestant.es, dont certain.es victimes de leur régime répressive. « La résistence au régime policier qui a permis au gouvernement de prendre le pouvoir sera également celle qui marquera sa fin » – déclarent des militant.es lors de leurs prises de paroles, notamment lors des rassemblements organisés pour la libération de toustes les détenu.es. Ce rejet des deux partis traduit aussi une profonde défience envers les autorités et un refus de se soumettre aux dualismes persistants qu’ils véhiculent de façon caricutale: le projet civilisationnel occidental et le projet guerrier de la Russie, le progressisme contre l’obscurantisme, l’asservissement à l’hégémonie occidentale contre l’asservissement à un impérialisme territorial, le nationalisme ultra-libéral contre le nationalisme ultra-conservateur. Le point de convergence de ces dualismes est aussi leur point de rupture : maintien de l’ordre déchaîné, politiques destructrices des conditions d’habitabilité, exploitation des ressources naturelles inscrite dans le marché impérial mondialisé, appauvrissement et surendettement de la population en échange d’ alliances économiques et géostratégiques avec des puissances étrangères. Pour délégitimer le mouvement la rhétorique du gouvernement cherche à raviver le clivage de lié à la « polarisation », mettant ainsi les politiciens du MNU sous les projecteurs. Se présentant comme le garant de la souveraineté nationale face à la menace de guerre provenant du nord et aux dangers d’un coup d’Etat émanant des forces occidentales, l’exemple de l’Ukraine est constamment manipulée pour semer la peur. Le mouvement actuel est comparé à celui de Maidan, pour soutenir qu’il ne serait pas autogéré mais contrôlé par des partisans du Maidan et du MNU, en insistant que la révolution avait entraîné des centaines de mort en l’Ukraine et ensuite la guerre. Cette rhétorique anti-ukrainienne, qui minimise à la fois la dimension sociale et la puissance d’agir propre au mouvement de Maidan non-réductibles aux seules forces neo-nazis, s’accorde avec la rhétorique anti-guerre déployée tout au long de la campagne électorale. Que le gouvernement ait affiché des images des guerres sous forme de publicité électorale prouve que, derrière l’illusion de maintien de la paix, se cache des méthodes des plus ignobles pour le maintien du pouvoir : exploitation des traumatismes encore peu digérés de notre mémoire collective, notamment de celle de 2008 et des années tumultueuses de 90, traversé par les méandres du mouvement indépendantiste accompagné d’un putsch, d’une guerre civile et des conflits interethniques. Le recours à la bavure policière et judiciaire est permis par des réformes législatives adoptées au printemps dernier, qui servent également de base solide à la rhétorique idéologique fondée sur l’ autoritarisme anti-occidental. La loi sur la « transparence de l’influence des forces étrangères » reprend un projet avorté il y a un an et demi après des protestations massives. Elle a été adoptée un an plus tard, le printemps dernier, après deux mois de manifestations et le contournement d’un veto présidentiel. Calquée sur son homologue russe, cette loi oblige toute organisation à but non lucratif recevant 20 % de ses revenus annuels de sources étrangères – qu’il s’agisse de subventions ou de financements individuels – à s’enregistrer comme « entité représentant les intérêts d’une force étrangère ». Or, dans une économie locale marquée par l’absence de subventions publiques et de sources de revenus alternatives, cette législation met en péril, en premier lieu, non pas les grandes ONG comme le présente la rhétorique officielle, mais surtout les petites associations, syndicats, médias indépendants, ainsi que les collectifs locaux et autogérés. Que cette loi vise tout d’abord à réduire au silence les foyers de résistance et de lutte, le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, l’a déclaré ouvertement lors de son briefing du 3 décembre : « on construira le barrage de Namakhvani. »1 Désormais, rien n’empêcherait la réalisation des mégaprojets d’infrastructures hydroélectriques, considérés comme le point d’orgue du développement économique. Il faisait référence au mouvement de la vallée de Rioni, désormais taxé de pro-occidental après avoir été qualifié de pro-russe il y a trois ans, lors de leur combat actif. Or, le mouvement de la vallée de Rioni, qui incarne la lutte environnementale autogérée menée par la population locale et qui a réussi à faire reculer l’entreprise turque concernant la construction d’un méga-barrage hydroélectrique, est devenu l’une des cibles principales dans la rhétorique du gouvernement, en tant que menace à la soi-disant souveraineté et indépendance énergétique. En réponse à la déclaration du premier ministre, les habitant.es de la vallée ont brandi une banderole lors d’un rassemblement à Tbilissi : « le barrage de Namakhvani ne sera pas construit ». À part le mouvement de la vallée de Rioni, de nombreuses résistances locales luttent contre les injustices sociales et environnementales engendrées par les projets économiques d’envergure, notamment l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles. Dans l’Ouest de la Géorgie, en Mingrélie, ce sont les habitant·es du village de Balda qui se mobilisent pour empêcher le démarrage d’un chantier de construction d’un projet d’aménagement écotouristique, impliquant la privatisation de la rivière, des terres et des lieux de vie, ainsi que des dommages importants et des effondrements des pentes de montagne. À Shukruti, les habitant·es combattent la surexploitation des sols pour l’extraction de manganèse par l’entreprise Georgian Manganese, un holding britannique de Stemcor. À cause des explosions, le village s’enfonce dans le sol, emportant avec lui les maisons de ses habitant·es. Les veillées habituelles, occupant le site du chantier, ont été déplacées cet autonomne jusqu’au Parlement à Tbilissi, avec les formes les plus radicales de protestation : grève de la faim et bouches cousues. Mais derrière la lutte des petits peuples se jouent les enjeux des grands acteurs économiques : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et, bien sûr, l’Union européenne. Les stratégies de pouvoir et de domination se traduisent par des jeux d’alliances inter-impérialistes, de conflits et de guerres où l’énergie constitue une arme par excellence. La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont renforcé la position géostratégique de la Géorgie au sein des projets d’infrastructures économiques – tels que le corridor gazier et pétrolier, les ressources hydroélectriques, ainsi que les voies de transit maritimes et terrestres – et la « Loi sur les agents étrangers » s’y présente comme garant de la réalisation de tels projets. Parallèlement, le gouvernement a adopté, au même moment, la loi offshore, la loi anti-LGBT, des modifications de la loi sur les pensions cumulées, et a signé des mémorandums énergétiques et économiques avec la Turquie et la Chine. Ainsi elle semble s’inscrire dans une stratégie de rapprochement avec les BRICS, notamment, avec la Chine et l’Azerbaïdjan pour renforcer les échanges commerciaux à travers son rôle de corridor de transit. Plus précisément, la Géorgie joue un rôle stratégique dans l’initiative “la Ceinture et la Route” (BRI) , l’initative de la Chine pour la « nouvelle route de la soie » en s’intégrant au corridor économique Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest. Son implication repose sur deux projets clés : la construction d’un nouveau port à Anaklia, destiné à devenir un hub majeur, et de la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui renforce les connexions logistiques entre l’Asie et l’Europe. Cette position stratégique permet également au gouvernement géorgien d’exercer une forme de pression sur l’Union européenne, notamment en raison de son implication dans le projet colossal de construction du plus long câble électrique sous-marin, qui acheminerait l’électricité fournie par l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne, en passant par la mer Noire en Géorgie. Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante du transit énergétique passe déjà par les pipelines traversant la Géorgie, notamment l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline), qui relient la mer Caspienne à la Turquie via le territoire géorgien.2 Ce sont par les alliances géostratégiques pour la conquête des ressources que l’on voit que la fragmentation du monde en deux blocs majeures - d’un côté le bloc euro-atlantique et de l’autre, la Russie –n’a plus de sens, et qu’il faut désormais la penser dans sa multipolarité. Dans cette même perspective, sur le plan géopolitique, le Rêve Géorgien s’allie autant avec les gouvernements de l’extrême droite euro-atlantiques ( Trump, Orban ) qu’avec le puissances régionales sur la base d’un discours populiste souverainiste et conservateur. Sur le plan économique – politiques d’extraction rapaces, dépossession et appauvrissement des populations – il s’inscrit pleinement dans le marché capitaliste mondialisé aux côtés du camp progressiste. Dans le but de renforcer le conflit social déjà engagé par l’implantation de l’hégémonie occidentale dans le pays, à travers notamment l’ingérence de ses institutions et ONG dans les sphères économiques et culturelles, le gouvernement s’est habilement approprié un discours antioccidental, soulevant ainsi la sympathie d’une partie de la population méprisée par ces dernières. Cette mascarade rhétorique lui permet d’ériger certains « groupes sociaux » en boucs émissaires, justifiant ainsi la mise en place d’un régime autoritaire pour la défense « de la paix, des traditions et de la souveraineté économique ». Mise à part des « bloqueurs » de l’indépendance énergétique, c’est « le groupe LGBT » qui représenterait l’une des menaces principales pour notre identité culturelle et religieuse. C’est dans cette perspective que la nouvelle loi anti-LGBT, nommée la “Loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs”, est entrée en vigueur le 2 décembre. Cette loi, qui met l’équivalence entre l’inceste et relations homosexuelles ainsi qu’à l’identité de genre, criminalise les personnes queer ainsi que tout accès aux soins ou à la « manipulation médicale », selon ses termes. Outre la communauté queer, la loi permet également de criminaliser toute forme de soutien, manifestation, regroupement public ou prise de position publique, susceptibles d’être étiquetées comme « propagande pro-queer ». Le collectif Résistence queer a écrit à propos de l’application de la loi dans son « manifeste anti-fasciste » : “En Géorgie, où près d’un million de personnes ont quitté le pays pour migrer en quête de travail au cours des cinq dernières années, un enfant sur trois vit dans une pauvreté extrême, tandis que les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, l’oligarque avide a fondé sa campagne électorale sur de fausses promesses de paix et sur la propagation d’une haine artificielle. “En criminalisant un groupe de la population — les personnes queer — et en légalisant la haine et la censure pour établir un contrôle totalitaire, la loi désigne également comme criminels tous celleux et tout ce qui s’opposera à la législation de ce mal .” En effet, face à l’appauvrissement et au surendettement généralisé de la population, où les banques et les services privés détiennent une toute-puissance, tandis que la question de l’identité nationale reste toujours à définir, il devenait nécessaire de forger l’icône de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas loin, pas en Russie ou en Turquie, mais juste sous nos yeux, importé de force par l’Occident : celui ou celle dont la vie, son existence et sa manifestation publique, menace la préservation de nos mœurs, de nos traditions, et contribue à des problèmes démographiques, un sacrilège porté à nos valeurs. Cette manœuvre relève d’une opération de déplacement des problèmes sociaux, visant à remplacer un ancien archétype de l’ennemi par un nouveau, en tant que catalyseur d’une construction identitaire. Cependant, si la responsabilité de la criminalisation des personnes queer incombe au gouvernement, celle de l’instrumentalisation de la question queer revient, elle, à l’impérialisme sexuel occidental. Alors que les missionnaires des « droits de l’Homme » étaient censés protéger les minorités opprimées, la riposte autoritaire et ultraconservatrice en a fait l’une de ses premières cibles, en mobilisant l’argument anti-occidental. Le queer-washing n’a fait que renforcer le clivage social et culturel, séparant les « obscurantistes religieux » des progressistes libéraux. Si la question LGBTQ est exploitée avec autant de vigueur par le gouvernement, c’est parce qu’il sait bien provoquer une forte tension culturelle et existentielle en rejouant cette opposition et en prenant la défense du camp anti-progressiste, méprisé et moqué par les politiques « civilisationnelles ». La contestation massive, que l’on réduit aux rassemblements pro-européens, a sa propre spécificité dans les formes d’organisation, de sociabilisation et d’entraide, que l’on ne retrouverait jamais dans les rues de l’Europe. Pendant les rassemblements de l’avenue Rustaveli, les danses traditionnelles, les chants folkloriques et religieux se mettent en scène ; les cool kids de la gen’ Z poussent les slogans – le « Gaumarojos Sakartvelos » – que l’on pourrait tout aussi bien entendre de la bouche des « obscurantistes » au moment d’un toast sur la patrie, la liberté et l’église ; les mères accompagnent leurs enfant.es, dans l’espoir vain de les protéger des abus policiers ; le cri d’une mère – « lâche-le/la, c’est mon enfant » – est devenu le slogan phare, désormais gravé sous forme de graffiti, de la contestation ; les grand-mères, quand elles ont encore la force de se déplacer, sont entourées et protégées par les manifestants contre les jets de canon à eau ; des prêtres sortent de l’église de Kashveti pour abriter les manifestant.es poursuivi.es. Le soutien et l’entraide, d’une douceur extrême, se mettent en place aux côtés des affrontements violents ; derrière les masques à gaz, les boucliers aux graffitis « 1312 », se trouve aussi l’idée du commun, le commun qui s’exprime tout d’abord au niveau d’un sentiment d’appartenance collective, écrasé tout au long de son histoire d’existence et ajoute une forte dimension culturelle, voire existentielle, à la résistance politique. Les raids policiers, militaires et para-militaires, l’avenue Rustaveli en a connu de nombreux depuis le mouvement indépendantiste des années 90. Des manifestant.es de la « génération des parents » évoquent la mémoire du 9 avril 1989, date qui marque le début tragique du mouvement indépendantiste avec la mort des jeunes manifestant.es écrasés par les tanks russes. Le recours aux forces extra-policières et la manipulation autour de la question de la guerre invoquent la mémoire collective : les crimes de guerre du groupe para-militaire Mkhedrioni, notamment en régions de Mingrélie et d’ Abkhazie, traumatisme collectif lié à la destruction des corps et des âmes suite aux massacres des Ossètes et des Abkhazes, au nettoyage ethnique des Géorgiens et aux déplacements forcés, ainsi qu’à la rupture des liens interethniques et familiaux. Pour comprendre ce qui se joue derrière ce qui peut être interprété comme le désir de l’Occident, il faut également avoir cette lecture historique. D’abord l’empire tsariste, puis soviétique, font de la Russie l’une des principales puissances coloniales pour la Géorgie, après l’empire ottomane. Pour rappeler le déroulement de l’histoire récente de la libération, la Géorgie et, ensuite, la Tchétchénie, proclament leur indépendance en 1991, avant la chute de l’URSS. Tout ceci se déroule dans un paysage marqué à la fois par l’intensification des luttes nationalistes et éthno-nationalistes, faisant appel à la sécession des groupes ethniques minoritaires sous la protection de l’URSS (Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie). La guerre civile se déclenche dans la capitale suite au coup d’État mettant aux prises les indépendantistes géorgiens, avec Zviad Gamsakhourdia à leur tête, et l’opposition putschiste, devenue le Conseil d’État dirigé par l’ancien chef communiste Eduard Chevardnadze. Cette guerre dégénère en un conflit dit inter-ethnique de 1991 à 1993 en Abkhazie. La guerre de 2008 avec la Russie, bien qu’elle se déroule dans un cadre différent de celui des années 90, ravive les mêmes blessures liées aux conflits ethniques et territoriaux. Cette fois-ci, c’est l’Ossétie du Sud, une autre région majoritairement peuplée de minorités ethniques, qui finit par être occupée par la Fédération de Russie. Mais qu’on ne se méprenne pas : si la question de l’autonomie des minorités ethniques dans un territoire où cohabitent une multiplicité de langues, de religions et de traditions est un enjeu crucial, la Russie reste une superpuissance extérieure qui utilise les tensions ethniques comme levier dans un bras de fer, dans le seul but d’élargir son règne territorial. Tout comme en Ukraine, la Russie a toujours su associer la violence de son régime impérial aux troubles ethno-identitaires en Caucase, s’érigeant en « sauveur des minorités ethniques opprimées ». Ainsi, derrière les drapeaux européens se cache l’espoir d’un monde meilleur, derrière le désir de l’Occident – le désir d’indépendance. Mais l’Europe, comme horizon, ne se construit pas seulement en effet de miroir vis-à-vis de la Russie ; elle découle également de la propagande et du soft power de l’hégémonie néolibérale euro-atlantique, qui n’a cessé d’étendre sa zone d’influence sur les territoires post-soviétiques depuis la chute de l’URSS. Pour nous, les deux générations des années 90, la promesse de la voie pro-occidentale, au moment de l’après-guerre et suite au déclin du mouvement indépendantiste, représentait le rêve d’un monde meilleur qui se trouvait alors de l’autre côté du rideau de fer : la paix, le pain, l’électricité, l’eau chaude, l’éducation et la santé. Aujourd’hui, même si l’Europe continue d’incarner une promesse pour une partie de la population, personne n’est dupe. Depuis la libéralisation des visas en 2017, la Géorgie demeure sur la liste des pays à forte demande d’asile, aux côtés de l’Afghanistan et du Bangladesh. Cette statistique indique concrètement que, dans une population de 3,5 millions d’habitant.es, chaque famille a au moins un membre en parcours d’exil et de migration, à la recherche de protection et de conditions de subsistance, pour avoir accès aux soins de santé gratuits ou aux ressources financières suffisantes pour soutenir les proches restés dans le pays, ou pour rembourser les crédits d’une famille surendettée. Étant ainsi étiqueté.e.s comme les « mauvais.e.s exilé.e.s », car considérés comme des « migrants économiques » ou « pour des raisons de santé », non seulement le droit inaliénable à l’accueil leur est refusé, mais, en prime, ielles sont soumis.es à toutes sortes de violences institutionnelles et policières, allant des centaines d’expulsions illégales jusqu’à la mort de détenus dans des centres de rétention à la suite de violences policières.3 Alors que l’Europe aimerait cartographier la Géorgie sous sa zone d’influence, son traitement vis-à-vis de la population géorgienne en parcours d’exil et de migration économique révèle toute son imposture et son hypocrisie. Ainsi, pour la population émigrée, notamment dans le contexte grandissant de racisme et de l’ascension de l’extrême droite, l’Europe ne représente plus cette force chimérique qui nous sauverait de l’impérialisme guerrier et garantirait de meilleures politiques sociales dans un pays en proie à la prédation privée. Pour la population sur place, dans la mesure où les questions géopolitiques se mêlent aux questions d’ordre identitaire, si l’Europe représente une stratégie de survie pour certains, la préoccupation principale, et maintenant encore plus, reste celle de l’autoritarisme du gouvernement local. En guise de conclusion j’aimerais ajouter le message de soutien envoyé aux camarades en Géorgie depuis Paris: “Depuis le rassemblement des camarades syrien.nes qui célèbrent la chute du régime du dictateur Bashar Al assad, et celui des camarades géorgien.nes organisé en soutien au mouvement de contestation actuel, nous voulons apporter le message de solidarité internationaliste aux peuples en lutte contre les impérialismes, les régimes autoritaires locales et les injustices sociales. “En ce moment du génocide en Palestine, des guerres - en Ukraine, au Liban et au Soudan, l’ascension des régimes autoritaires en Géorgie, en Iran et en Russie, ainsi que de l’extrême droite en Europe, le seul espoir réside dans la construction des alliances et de solidarité entre les peuples opprimés. Seule les peuples sauvent les peuples ! “De la Syrie jusqu’à la Géorgie, la chute du régime partout! “Liberté à toustes les détenues en Géorgie ! “Amour et Rage “ Camarades internationalistes depuis Paris” Projet de construction de la Cascade Hydroélectrique de Namakhvani, la plus grande ouvrage hydroélectrique depuis la fin de l’URSS sur le territoire géorgien, par l’entreprise turque ENKA ↩ La construction de pipeline déjà en 2006 a suscité de nombreuses oppositions des populations locales et cela va sans dire que l’économie locale n’a reçu aucun intérêt financier grâce à ces pipelines possedées par les consortiums multi-nationales, BTC Co et Société du pipeline du Caucase du Sud, dont la direction est partagée entre les entreprises européennes comme British Petrolium avec celles de l’Azerbaidjan et la turquie aux côtés de la Russie ou de l’Iran. ↩ Vakhtang Enukidze en 2020 au CPR de Gradisca d’Isonzo,en Italie ; Tamaz Rasoian ressortissant géorgien kurde,au centre fermé de Merkplas, Belgique, en 2023 ↩ Texte intégral 5918 mots
Introduction
Mouvement de contestation national dans le contexte de l’autoritarisme local
La Loi sur « les agents étrangers »
Géopolitiques de l’énergie
La Loi AntiLGBT
Le désir de l’Occident ?
Pour une solidarité internationaliste