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08.06.2025 à 02:21

Los Angeles contre l’ICE : Un reportage à chaud sur les affrontement du 6 juin

CrimethInc. Ex-Workers Collective
Un reportage à chaud sur les affrontement du 6 juin.

Texte intégral 2252 mots

Le 3 juin, une foule chassait des agents fédéraux qui procédaient à une descente dans une taqueria de Minneapolis. Le 4 juin, des affrontements éclataient contre des agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement] lors de raids à Chicago et à Grand Rapids. Et c’est à Los Angeles deux jours plus tard, que la ville s’est embrasée en réaction à une énième rafle de sans-papiers. Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont ensuite étendus au reste de la mégalopole californienne. Ils sont encore en cours. Dans le récit qui suit, des participants racontent comment les habitants se sont organisés pour empêcher autant qu’ils le peuvent la police fédérale de kidnapper des gens de leur communauté.

Tom Homan, le « tsar des frontières » de Donald Trump, vient d’annoncer qu’il allait riposter en envoyant la Garde nationale à Los Angeles. Si la situation se propage dans le pays, nous pourrions assister à un mouvement qui s’annonce comme la suite directe du soulèvement suivant la mort de George Floyd en 2020. En arrêtant David Huerta, président de la section californienne du syndicat des employés de service (SEIU) en marge d’une descente contre les habitants de Los Angeles, l’ICE et les diverses agences fédérales venues en renfort ont fortement attisé les tensions dans la ville au moment même où la révolte s’amorce.

Bien que l’administration Trump ait commencé par s’attaquer aux immigrés - avec ou sans papiers – il ne s’agit que d’une première étape vers l’établissement d’une autocratie. Le pouvoir fédéral s’en prend d’abord aux immigrés, les considérant comme la cible la plus vulnérable, mais leur objectif global est d’habituer la population à la passivité face à la violence brutale de l’État, en brisant les liens fondamentaux de solidarité reliant les communautés humaines.

Aussi, il doit être clair pour tout le monde, même pour les centristes les plus modérés, que l’issue du conflit qui s’intensifie actuellement déterminera les perspectives de toutes les autres cibles que Trump a alignées dans son programme, de l’université d’Harvard au pouvoir d’achat des américains.


Premier Acte, midi

Sur les réseaux sociaux, la nouvelle s’est rapidement répandue : l’ICE mène des descentes dans plusieurs endroits du centre-ville de Los Angeles, de Highland Park et de MacArthur Park. Les agents avaient commencé à perquisitionner un bâtiment dans le marché aux fleurs1 lorsqu’une foule les a spontanément piégés à l’intérieur. Toutes les entrées et sorties du bâtiment ont été bloquées par la foule, de manière à ce que les agents ne puissent plus en ressortir. Alors qu’ils avaient déjà interpelé de nombreuses personnes, les agents fédéraux ne s’attendaient pas à ce qu’une horde de 50 à 100 « angelinos » les prenne au piège.

Les agents s’imaginaient pouvoir rafler des personnes au hasard en plein milieu de Los Angeles sans que les gens du quartier ne réagissent. De toute évidence, ils se sont trompés.

Parmi les six lieux qu’ils ont visé ce matin-là, celui-ci se trouvait dans la zone la plus densément peuplée, à quelques rues du quartier de Skid Row et à quelques pas de celui de Piñata [Ndt : deux quartiers populaires, principalement habités par une population immigrée ou issue de l’immigration latino-américaine].

Alors que de nombreuses personnes s’agrégeaient devant l’entrée pour empêcher l’ICE de quitter le bâtiment, les agents fédéraux pris au dépourvu ont commencé à chercher une manière de s’extraire de se guêpier. Devant les portes et les grilles du bâtiment, des familles en pleurs angoissaient à l’idée de ce qui allait advenir pour leurs proches qui venaient de se faire rafler.

C’est ainsi que le gouvernement fédéral a déclaré la guerre à Los Angeles.

L’ICE a rapidement dépêché un camion blindé, une trentaine de policiers ainsi qu’une flottille de vans. L’entrée qu’ils souhaitaient emprunter étant bloquée par un camion sono du SEIU [Ndt : le syndicat international des employés des services], la police a menacé de saisir le véhicule. Les syndicalistes ont obtempéré et déplacé leur véhicule tout en conseillant à la foule, avec leur sono, de ne pas bloquer la route et de rester sur les trottoirs. Une moitié de la foule a suivi leur consigne, l’autre non. Cela suffit néanmoins à permettre au camion blindé et aux véhicules de l’ICE de rejoindre la porte d’entrée.

Les agents fédéraux en tenue anti-émeute ont alors essayé de dégager toutes les personnes qui bloquaient encore l’entrée. Le petit groupe qui avait refusé de partir a tenu le terrain, secouant les boucliers des policiers et moquant d’eux. Des agents du FBI, visiblement ébranlés par la résistance de ce groupe ameuté en l’espace d’un quart d’heure, se sont alors mis, dans un élan de désespoir, à jeter des grenades lacrymogènes au milieu de la foule. Tout le monde criait et haranguait ces mercenaires fascistes. La foule se débattait, hurlait contre les mercenaires fascistes en essayant de tenir la ligne. Dans la confusion, les agents sont parvenus à se frayer un passage et leurs camionnettes ont finalement pu passer la porte.

Les fédéraux ont alors fait monter les travailleurs détenus dans leurs véhicules et ont tenté une sortie. La foule a alors essayé de les arrêter, mais le FBI est intervenu par la force en interpelant des manifestants et tirant des balles de caoutchouc et des lacrymogènes sur l’attroupement. Une des camionnettes de l’ICE, dans sa fuite précipitée, a renversé le président du SEIU. Blessé, il a alors été interpelé.

L’ambiance est alors encore montée d’un cran et la foule a commencé à tirer des feux d’artifices et à jeter tout ce qui lui tombait sous la main sur les agents du FBI. Leur réponse fut immédiate : barrage de grenades de désencerclement, flashball et lacrymogènes.

Alors que l’émeute se poursuivait, quelques personnes ont suivi les fourgons de l’ICE jusqu’à l’aéroport de Burbank. Sur place, les agents fédéraux auraient déclaré à la compagnie aérienne transporter une équipe de hockey. Malgré de nombreuses recherches, personne ne sait où les détenus ont été envoyés.

D’autres ont été transportés au MDC [Metro Detention Center, l’équivalent des CRA aux États-Unis], où des centaines de personnes arrêtées lors des raids de ces derniers mois sont toujours incarcérées sans jugement. C’est là que s’était déroulé le campement « abolish ICE » en 2017, qui avait duré 60 jours.


Deuxième Acte, 16h

Quelques heures après la première émeute, des centaines de personnes se rassemblent devant le Metropolitan Detention Center pour des prises de parole, auxquelles participent l’Union Del Barrio, le SEIU et la CHIR de Los Angeles [Coalition pour les droits humains des immigrés]. Rapidement, une bagarre éclate entre le service d’ordre et la foule. Les militants des organisations finissent par partir pendant que la foule reste sur place, ingouvernable. Des tags fleurissent sur les murs, des vitrines sont brisées et du mobilier urbain est cassé. Un manifestant qui avait apporté une masse, casse les piliers en béton pour constituer un stock de projectiles à jeter contre la police, un autre monte une barricade avec une chaise de bureau, pendant qu’un troisième amuse la foule en costume de dinosaure.

Les autorités fédérales se sont alors défoulées en tirant tout ce qu’elles pouvaient sur la foule. Les manifestants se retrouvent alors noyés dans le gaz lacrymogène à plusieurs reprises, mais ils renvoient les grenades à leurs envoyeurs ou s’en défendent en les neutralisant à l’aide de glace, d’eau ou de cônes de signalisation, comme au Chili. Pendant ce temps des « streamers » de droite qui tentaient d’approcher se font repérer et virer de la zone.

La situation devenant hors de contrôle, les fédéraux ont dû appeler la police locale à la rescousse. Si la maire de Los Angeles, Karen Bass, s’est déclarée « consternée » par la présence de l’ICE à Los Angeles, elle néanmoins mobilisé sa police en grand nombre pour soutenir les fédéraux. Puis un hélicoptère volant à basse altitude est apparu pour menacer les émeutiers d’arrestation et ordonner leur dispersion tandis que les policiers de Los Angeles repoussaient péniblement les manifestants du MDC. Il fallut quatre ou cinq heures pour faire partir la foule déterminée et festive de la zone.


Troisième Acte, 22h

Un message a circulé selon lequel l’ICE avait été repérée à proximité de Chinatown (plus tard, il s’est avéré qu’ils prévoyaient d’utiliser un parking pour une conférence de presse de Thomas Homan, le « tsar de la frontière » de Trump, à 7 heures le lendemain matin). Des centaines de personnes ont alors afflué, braquant des lampes torches dans les yeux des agents fédéraux, hurlant des chants et des insultes. Même si les manifestants étaient fatigués, les hostilités ayant commencé dans la matinée, la ferveur ne faiblissait pas, attirant les passants et les fans des Dodgers qui se joignaient progressivement à l’attroupement. La foule ayant bloqué la rue une fois de plus, la tension a rapidement monté. Cette fois-ci, le LAPD n’était pas présent, les agents fédéraux ont tenté de disperser les manifestants eux-mêmes en faisant usage d’un LRAD [un canon à ondes sonores].

Des participants au rassemblement, se jouant des efforts vains des fédéraux, ont alors pris à partie un véhicule blindé de l’ICE, cassant ses vitres, taguant ses portes avec le slogan « FUCK ICE » avant de sauter sur son toit et son capot. Les voitures autopilotées de l’agence fédérale ont également été attaqués et ses caméras peintes à la bombe. Aucune organisation n’était présente sur place à l’exception du fort contingent du syndicat des locataires de Los Angeles ayant assisté à toutes les actions de la journée.

Les agents fédéraux ont alors pris la décision d’évacuer le parking, trop difficile à tenir. La foule, saisissant l’occasion inespérée d’une retraite désordonnée, tirait une multitude de mortiers, de pierres, des bouteilles et, on ne sait trop comment, d’assiettes en céramique. Le FBI s’est défendu grâce à quelques grenades de désencerclement et autres gazeuses à main, mais le moral de ceux qui leur tenaient tête est resté au beau fixe. L’émeute s’est alors déchainée sur les véhicules de l’ICE laissés derrière. À ce moment-là, les agents ont pris la fuite, sentant la situation leur échapper. Une célébration a commencé dans la rue. D’autres feux d’artifice ont été tirés dans une atmosphère de liesse. La fête dura quelques minutes dans les rues maintenant libérées avant que les manifestants ne rentrent chez eux, réconfortés par cette petite victoire dans le climat déshumanisant et cruel des États-Unis. Ce jour-là, Los Angeles a vaincu l’ICE.


Thanks to lundi.am for the translation.

  1. Le Flower District est un quartier de Los Angeles où sont regroupés tous les grossistes de fleurs. 

09.04.2025 à 23:29

« Cet hôtel est un centre de rétention » : Un témoignage du front de la lutte contre les expulsions en France, 1999

CrimethInc. Ex-Workers Collective
Un témoignage du front de la lutte contre les expulsions en France, 1999.

Texte intégral 3216 mots

Ce récit reprend là où le précédent article sur le Collectif contre les expulsions s’est arrêté, en relatant des scènes du mouvement contre les expulsions à Paris à la fin des années 1990.

Alors que Donald Trump cherche à consacrer 45 milliards de dollars à l’expansion d’un système de goulag pour détention d’immigrés aux États-Unis, il est crucial d’apprendre comment les habitants d’autres pays ont résisté à la violence de l’État contre les sans-papiers dans un passé récent.

Cette histoire vraie est adaptée des mémoires à paraître dans Another War Is Possible (Une autre guerre est possible), un récit du mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Vous pouvez suivre l’auteur ici.

Le Collectif Anti-Expulsions a explicitement indiqué que notre soutien aux sans-papiers est intrinsèquement lié à nos principes anarchistes. Nous avons souligné que nos intérêts étaient liés aux leurs dans notre désir d’abolir les états et les frontières, de mettre fin à l’exploitation capitaliste du travail, pour la liberté et l’autonomie des êtres humains. En même temps, nous avons travaillé main dans la main avec les collectifs de sans-papiers qui étaient largement autonomes par rapport aux structures des partis ou des ONG et qui accueillaient très favorablement la solidarité sous la forme d’actions directes.

Hôtel Ibis de l’aéroport Charles de Gaulle, 23 janvier 1999, midi

L’hôtel Ibis de l’aéroport Charles de Gaulle à Paris est à peu près ce que l’on attend d’un hôtel deux ou trois étoiles, accolé à un aéroport. Extérieur terne et architecture de bureau peu spectaculaire, intérieur composé d’hommes d’affaires à l’air maussade et de familles stressées stéréotypées avec 2 ou 3 enfants qui courent dans le hall. Le hall est la seule et unique particularité architecturale de l’établissement. Il s’agit d’une structure de plain-pied avec un toit plat qui relie les bâtiments beaucoup plus hauts où se trouvent les chambres d’hôtel.

Ce qui rend cet hôtel unique se trouve à l’intérieur. Et c’est ce qui s’y trouve qui fait la raison pour laquelle deux cents personnes s’apprêtent à franchir les portes principales, à accéder à l’une des tours (avec l’aide d’un camarade entré incognito pour tenir ouverte une porte d’accès stratégiquement importante), à monter les escaliers, à briser une fenêtre et à prendre le contrôle du toit qui surplombe le hall d’entrée.

Ce qui rend cet hôtel unique, c’est qu’il témoigne de la nature banale de l’oppression dans la société de consommation capitaliste. Dans cet hôtel, à côté de l’agitation des hommes d’affaires et de la joie des familles européennes blanches en vacances, il y a le désespoir d’autres êtres humains qui sont retenus ici contre leur volonté.

Une aile entière de cet hôtel Ibis est une prison, où les sans-papiers sont détenus avant leur expulsion définitive dans un avion d’Air Afrique ou d’Air France. Une prison rendue possible par la collaboration du groupe hôtelier Accor avec l’appareil d’expulsion de l’Etat français.

Alors que nous nous déployons sur le toit du premier étage par la fenêtre brisée, quelques camarades déploient une grande banderole « Stop aux expulsions » et l’accrochent sur la façade du bâtiment, recouvrant le logo Ibis, sous les applaudissements nourris des quelques dizaines de sympathisants restés à l’extérieur du bâtiment. Sophie et moi parvenons à nous hisser sur le toit, où nous faisons une découverte déterminante. La prison - ou « zone d’attente », comme le gouvernement socialiste prétendument soucieux des droits de l’homme préfère l’appeler - se trouve apparemment au même étage, juste en face de l’endroit où nous sommes entrées sur le toit ! Nous pouvons distinguer à travers les fenêtres des ombres de personnes qui lancent des signes de paix. Nous les voyons frapper sur les fenêtres.

Notre réaction est viscérale et instinctive. Quinze ou vingt d’entre nous se mettent à courir vers l’autre côté. Nous avons à peine atteint les fenêtres - les premiers coups de pied et de coude volent contre elles - que nous entendons des gens crier : « Arrêtez ! Arrêtez ! ». Ils font partie du groupe d’action qui a planifié cette action. “Je sais ce que vous pensez, mais ça ne marchera probablement pas, et surtout, les immigrés eux-mêmes nous ont demandé de ne pas le faire ». Ce que nous pensons, c’est évidemment… l’évasion de prison ! Il n’y a toujours pas de flics ici, alors qu’attendons-nous pour mettre un terme à cette action largement symbolique et s’enfuir ici tout en donnant une couverture à ceux qui voudraient profiter de l’occasion pour s’échapper ? S’ils réussissent, l’action tout entière sera de toute façon un succès global. Accor serait publiquement couvert de honte, le centre de détention serait percé, certains individus auraient une nouvelle chance concrète d’être libérés.

Le groupe d’action de notre collectif, le Collectif Anti-Expulsions, a pris contact avec un collectif en lien avec ces détenus. « Nous leur avons expliqué que les chances de réussite d’une évasion sont faibles », expliquent-ils. Malheureusement, c’est objectivement vrai, puisque nous sommes en dehors de la ville et dans un aéroport. Il n’y a qu’un seul train qui arrive, ainsi que quelques bus et une autoroute, ce qui rend presque impossible une fuite en groupe. “Ils savent que s’ils tentent de s’échapper et qu’ils échouent, ils seront soumis à des sanctions ; cela permettra une prolongation légale de leur temps de détention, et cela leur vaudra peut-être une interdiction du territoire français. Ils ont dit qu’ils préféraient tenter leur chance avec les passagers de l’avion”.

Je respire profondément, ce qui n’est pas dans mes habitudes, et j’analyse calmement mes sentiments de colère, de frustration et de tristesse. L’idée ne me quitte pas tout à fait, mais il y a de fortes chances qu’ils n’aient pas tort. Mon camarade fait référence à la stratégie consistant à faire appel à la solidarité des passagers afin de faire sortir les personnes expulsées des avions, un outil que nous avons souvent utilisé avec succès pour empêcher les expulsions et mettre fin à la détention d’une personne.1 Mais cela ne rend pas la situation moins frustrante.

D’autres camarades, cependant, sont moins introvertis que moi, et une dispute éclate. “Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Ce n’est pas censé être un groupe de pression ! Nous sommes devant les fenêtres d’une putain de prison non gardée et vous me dites que je ne devrais pas y toucher parce que des gens que je ne connais pas et à qui je n’ai jamais parlé sont contre ? Quel genre de processus est-ce là ? Vous pensez que c’est de l’autonomie ? Si je voulais qu’on me dise ce que je dois faire sans me demander mon avis, j’aurais adhéré à un parti ou je serais devenue flic”.

La camarade qui parle, Alice, est l’un des totos classiques parmi nous. Toto est l’abréviation francophone, affectueuse ou désobligeante, des autonomes anarchistes. Pour dire les choses simplement, elle et le groupe affinitaire qui l’entoure ne sont pas des adeptes de la délégation ou de la modération des messages ou des tactiques pour tenir compte de la tactique ou apaiser les autres.

« S’ils ne veulent pas s’échapper par les fenêtres ouvertes, personne ne va les forcer, mais je ne vois pas le rapport avec le fait que je les brise ou non », crache-t-elle, avant de se retourner furieusement et de s’éloigner. La tension entre les membres du collectif s’apaise pour le reste de la journée, mais elle est révélatrice d’une fracture stratégique croissante au sein du groupe.


L’homme d’âge moyen qui se penche à travers la fenêtre brisée et tente de nous parler est un stéréotype vivant et ambulant du détective français. Une chemise en flanelle sur une bedaine de bière notable, une veste en daim marron clair, une calvitie et une moustache proéminente. Il lui manque les obligatoires lunettes d’aviateur qui complèteraient son look, mais je suppose que des lunettes de soleil seraient un peu exagérées puisqu’il est plus de 16 heures par un après-midi nuageux et pluvieux au cœur de l’hiver parisien - autrement dit, en fait, la nuit.

Et en effet, malgré ses promesses peu convaincantes qu’il n’y aura pas d’arrestations si nous partons rapidement et pacifiquement, nous sommes sur le point de sortir. Cela fait maintenant quelques heures que nous sommes sur ce toit, et depuis que l’excitation initiale d’être là (et de se crier dessus) s’est dissipée, nous avons passé les dernières heures à nous agiter et à discuter dans le froid glacial. La monotonie n’a été rompue que lorsque des camarades sont arrivés avec des boissons et des sandwiches, qu’ils nous ont tendus. Il n’y a pas d’autre objectif pratique ou symbolique à atteindre par notre présence continue sous la pluie sur ce toit balayé par le vent.

Le seul moyen de quitter le toit est de passer par la même fenêtre cassée que celle que nous avons utilisée pour monter dessus. Elle est à peine assez large pour accueillir une personne à la fois, de sorte que toute tentative de sortir simultanément en masse d’ici est totalement exclue. Plus inquiétant encore, lorsque nous passons la tête par la fenêtre pour regarder le couloir de l’hôtel, nous constatons que c’est un véritable comité d’accueil qui nous attend. Le hall est rempli de part et d’autre d’une véritable brochette de flics anti-émeutes. Nous nous concertons entre nous, décidés à ne pas nous laisser diviser, à nous protéger les uns les autres contre des arrestations ciblées. Nous nous mettons rapidement d’accord pour entrer dans le couloir par la fenêtre et commencer à nous y masser, afin de nous diriger ensuite vers le couloir et les escaliers en groupe compact.

Alors que les premières âmes courageuses passent par la fenêtre et pénètrent dans le couloir rempli de flics, il devient évident que les flics ont autre chose en tête. Ils commencent à pousser et à bousculer les gens, essayant de les pousser dans le couloir et vers les escaliers. Préférant s’en tenir au plan initial, nos camarades répondent aux coups de matraque par des coups de pied et des coups de poing. Ceux d’entre nous qui sont restés sur le toit hésitent, ne sachant pas s’il vaut mieux utiliser la menace de notre présence continue ici comme levier - à ce jour, je n’ai aucune idée de la façon dont ils nous auraient évacués de là si nous avions décidé de rester indéfiniment - ou si nous devrions nous dépêcher de faire entrer autant de personnes que possible dans le couloir pour défendre nos camarades.

Quelqu’un crie au policier moustachu que s’il ne fait pas reculer les autres flics pour permettre à tout le monde d’entrer dans le couloir, nous resterons tous sur le toit. Incroyablement, la manœuvre fonctionne et les flics reculent partiellement, ce qui nous permet à tous d’entrer dans le couloir, ensemble et sans être touchés. Nous commençons à descendre les escaliers, une fois de plus encadrés par les flics anti-émeutes. Alors que la plupart d’entre nous atteignent le rez-de-chaussée et commencent à sortir du bâtiment, j’entends des cris et je ressens immédiatement une avalanche de personnes poussées par derrière, comme dans un stade de football. Nous nous déversons dans la rue en une masse désorganisée.

“Ils ont commencé à nous frapper avec des matraques par derrière et à arrêter des gens au milieu des escaliers. C’est Sophie, qui a été l’une des dernières personnes à descendre du toit.

Au milieu de nulle part, avec des flics partout, il est alors clair qu’il n’y a plus rien à faire ici. Alors que nous nous dirigeons à la hâte vers la gare, quelqu’un propose l’idée habituelle : « Nous devrions aller au commissariat de police jusqu’à ce qu’ils les relâchent. » Une femme prend la parole. C’est Alice, la toto de la dispute du début de l’occupation. “Oui, nous pourrions aller au commissariat et les supplier de les relâcher. Ou nous pourrions rendre visite à d’autres Ibis de la ville jusqu’à ce qu’ils nous supplient d’arrêter, afin de forcer la police à relâcher nos camarades.”

Quelques minutes plus tard, ils font irruption dans le premier des trois hôtels Ibis de la soirée, où une équipe masquée de dix personnes coince un concierge à l’air effrayé.

“Prends ce putain de téléphone et appelle ton patron. Tout de suite. Dis-lui que ça ne s’arrêtera pas tant que nos camarades n’auront pas été libérés sans inculpation.”

Épilogue : Strasbourg, 4 avril 2009

Nous sommes dans le feu de l’action, en plein sommet annuel de l’OTAN. Un bloc noir d’environ un millier de personnes, principalement originaires d’Allemagne et de France, a mené d’intenses batailles avec la police tout au long de la journée. Le bloc vient de repousser les flics d’un viaduc ferroviaire, et nous disposons maintenant d’un arsenal inépuisable de pierres provenant des voies ferrées. Les flics, manifestement dépassés, reculent devant la férocité de l’attaque. Quinze mille robocops ont été affectés à la protection de ce sommet, dans le but de rendre impossible toute résistance militante. Pour le deuxième jour consécutif, ils échouent de manière spectaculaire.

Alors que nous avançons dans le quartier du Port du Rhin, des révolutionnaires se joignent aux habitants du quartier pour piller une pharmacie, puis y mettre le feu. La veille, de jeunes immigrés locaux ont guidé des militants du black bloc dans le quartier pour qu’ils érigent des barricades, se battent avec les flics anti-émeutes et attaquent une jeep militaire. À leur tour, les militants du black bloc ont aidé les jeunes du quartier à forcer les portes d’un entrepôt de la police où étaient stockés les scooters saisis, et à les rendre à la communauté.

Nous sommes maintenant arrivés à la frontière ; seule une rivière nous sépare de l’Allemagne. Les flics anti-émeutes allemands se trouvent à l’autre bout du pont, et le bloc se contente de construire des barricades pour les empêcher de traverser, tout en lançant de temps en temps des pierres dans leur direction. Je m’éloigne de la ligne de front pour prendre une pause bien méritée et j’observe la scène derrière nous.

La première chose que je remarque, c’est le poste de police des frontières, aujourd’hui abandonné et complètement en flammes. Schengen a rendu cette frontière obsolète, du moins pour un temps, mais la valeur symbolique d’un poste frontière en feu est énorme.

Non loin derrière le poste-frontière, des flammes commencent à sortir d’un immeuble de cinq étages. Quelques minutes plus tôt, une centaine de militants vêtus de noir ont saccagé le hall d’entrée et transformé le mobilier en barricades enflammées dans la rue. C’est un signe que notre mouvement n’oublie pas facilement et un rappel que la collaboration ne paie pas. L’hôtel Ibis de Strasbourg est en flammes.

La carcasse brûlée de l’hôtel Ibis de Strasbourg, conséquence de l’exploitation de l’enlèvement et de l’expulsion d’immigrés par l’entreprise.

Si l’hôtel Ibis a dû brûler, ce n’est pas en tant qu’acte de destruction insensé, mais en tant que protestation concrète contre la marque Accor (qui possède, entre autres, la chaîne Ibis) et sa complicité dans l’expulsion des immigrés « illégaux » à travers la location de ses chambres à l’État comme dernier lieu de « logement » pour les immigrés avant leur expulsion.

-Gauche antifasciste internationale, « Émeutes, destruction et violence insensée », Göttingen, Allemagne, avril 2009.

La couverture du texte de l’Antifascistische Link International « Riots, Destruction, and Senseless Violence » (émeutes, destruction et violence insensée), avec l’inscription “Offensive. Militant. Succès”.


Thanks to la Grappe for the French translation.

  1. À l’époque, l’État français ne pouvait retenir les sans-papiers que pour une période de dix jours, à l’issue de laquelle, s’ils n’avaient pas encore été expulsés, ils devaient être remis en liberté jusqu’à la date de leur éventuelle expulsion. 

26.03.2025 à 23:29

Le collectif anti-expulsion : Combattre la mécanique de l’expulsion en France dans les années 1990

CrimethInc. Ex-Workers Collective
Combattre la mécanique de l’expulsion en France dans les années 1990.

Texte intégral 6087 mots

Dans le récit qui suit, l’auteur raconte des scènes issues du Mouvement contre les expulsions, en France, à la fin des années 1990. A l’heure où Donald Trump, Elon Musk et leurs laquais s’en prennent aux sans-papiers et kidnappent des immigrés qui s’opposent au génocide, même quand ils sont porteurs de Green Card,1 c’est un bon moment pour étudier comment des gens se sont opposés à la violence d’état dans d’autres lieux et d’autres temps.

Ceci est une adaptation du mémoire à venir Another war is possible, qui relate les expériences vécues par le mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Si vous souhaitez lire le reste du livre, vous pouvez le commander sur PM Press.


Gare de Lyon: Paris, 5 mai 1998

C’est le début de soirée, Sophie et moi sommes assis dans la zone d’attente des trains longue distance de la Gare de Lyon à Paris, l’une des gares les plus fréquentées d’Europe. Tout autour de nous, des voyageurs se précipitent dans tous les sens. Une caméra toujours autour du cou de papa, des familles de touristes stressés précipitant leurs enfants à travers la station se mêlent aux hommes d’affaires fatigués qui attendent de rentrer chez eux.

« Tu as fait du bon travail avec ta tenue », me dit-elle en me regardant de la tête aux pieds. J’ai rencontré Sophie lors d’une action (ou bien une manifestation, un concert, quelque chose du genre) il y a environ un an et nous sommes devenus inséparables pour toutes les actions politiques. Elle a mon âge, est étudiante au Lycée Autogéré de Paris 1 et si je ne connaissais pas très bien le contexte dans lequel elle fait ce commentaire, je pourrais penser qu’elle flirte avec moi.

« Tu as l’air plutôt bien toi-même », réponds-je. Elle a réussi à se transformer en figure craquante de l’adolescente française moyenne parfaitement insignifiante. Fondamentalement, elle ressemble à une jeune Spice Girl dans son survêtement Adidas et ses baskets. Moi, par contre, j’ai opté pour un look nettement plus précurseur : pantalon kaki, polo, veste non-définie et mocassins. Elle me regarde de nouveau, fait une pause et retire légèrement son compliment : « Ce n’est pas la garde-robe la plus fonctionnelle, cependant. Les pantalons kaki se démarquent et les mocassins ne sont probablement pas parfaits pour courir. »

Je hausse les épaules. « J’ai fait ce que j’ai pu. Ce qui m’importait le plus, c’était d’arriver jusqu’ici. »

Nous sommes assis parmi les touristes et les hommes d’affaires, faisant de notre mieux pour ressembler à un jeune couple adolescent quelque peu dépareillé qui attend un train pour rentrer dans leur ville ; nous ne sommes en fait pas des voyageurs, et le terme correct pour notre tenue serait plutôt un déguisement. Nous ne sommes pas ici pour prendre un train, mais pour en arrêter un. Un train qui transporte des êtres humains emprisonnés contre leur volonté chaque nuit. Le 21:03 à Marseille, autrement connu pour nous comme le train de la déportation.

Notre objectif est d’arrêter le train de nuit Paris-Marseille, que la Société Nationale des Chemins de Fer, mieux connue pour ses initiales SNCF, permet au gouvernement français d’utiliser pour transporter des immigrés nord-africains, généralement d’origine algérienne ou marocaine, par les rails, jusqu’à Marseille. Une fois dans la ville portuaire, ils sont expulsés du territoire français par bateau. La tentative de bloquer ce train est une idée née du Collectif Anti-Expulsions et il a été décidé que si nous devions avoir une chance de succès, nous devrions nous déguiser le mieux possible et infiltrer la gare en petits groupes, puisque tenter de marcher là-dedans en cortège ne nous mènerait probablement pas très loin.


Le collectif anti-expulsion

Le CAE, officiellement formé quelques semaines plus tôt, au début du mois d’avril 1998, était un collectif autonome né dans la chaleur du mouvement des sans-papiers du milieu des années 90. Cela fait référence au mouvement contre l’expulsion des immigrants sans papiers et en faveur de leur « légalisation ». Les principes directeurs2 du collectif étaient aussi simples qu’ils étaient clairement imprégnés de modes d’organisation, de pensée et d’action anarchistes :

  • Opposition concrète aux expulsions.
  • Nous ne sommes pas des « alliés » des sans-papiers, nous luttons avec eux par nos propres motivations et convictions.
  • Ces motivations varient d’un individu à l’autre, mais sont dans tous les cas enracinées dans l’anticapitalisme.
  • Le collectif est autonome et collabore avec des collectifs de sans-papiers qui sont autonomes non seulement en théorie, mais aussi dans la pratique.
  • Les décisions sont prises par l’assemblée générale.

Le sort des sans-papiers avait émergé dans l’opinion publique après une série d’occupations d’églises très médiatisées en 1996 par les immigrés, eux-mêmes sans-papiers. Cela a culminé le 23 août 1996 avec une descente de près de 2000 policiers qui ont pris d’assaut l’église Saint-Bernard, entraînant la détention de 210 migrants sans-papiers.

Par la suite, les manifestations de solidarité avec les sans-papiers à Paris ont régulièrement compté des dizaines de milliers de personnes, avec des participants représentant le large spectre du centre gauche et de la gauche radicale. Cela incluait le Parti communiste et la CGT, mais aussi les blocs anarchistes considérables de la CNT, la Fédération anarchiste, l’Alternative libertaire, le SCALP et tout ce qui se trouvait entre les deux. Fait important, les sans-papiers eux-mêmes étaient organisés en plusieurs collectifs et organisations; ils étaient des membres actifs et dirigeaient leurs propres luttes. Comme tout type de communauté, elles n’étaient pas monolithiques. Au sein des organisations sans-papiers, on pouvait trouver un spectre tout aussi large d’idées et de stratégies en ce qui concerne les demandes, les objectifs et les méthodes d’action.

Les organisations de sans-papiers de tous bords étaient limitées dans leurs stratégies par les contraintes évidentes de leur situation, notamment le fait qu’une arrestation ou un contrôle d’identité pourrait rapidement conduire à une expulsion possible avec des conséquences dévastatrices, potentiellement mortelles, voire mortelles. Sans surprise, les organisations réformistes étaient coincées par leur respect de la légalité, des principes de base des états et des frontières, et de l’idée qu’un être humain devrait d’une manière ou d’une autre être lié par le la possession d’une certaine feuille de papier, ou pas, en fonction de son lieu de naissance. Ou encore plus absurde, comme c’est le cas en France, sa lignée.

Nous, anarchistes, n’avions pas de telles contraintes. Notre solidarité avec ce qui était clairement l’un des groupes les plus opprimés et marginalisés de la société — travailleurs, personnes de couleur, dont beaucoup de femmes, fuyant certains des conflits les plus horribles du monde à cette époque — a été immédiate et instinctive. Mais par notre position de solidarité inconditionnelle avec les sans-papiers, et l’affirmation qu’aucun être humain ne sera jamais illégal et la liberté de circulation existe dans ce monde pour les personnes et pas seulement pour les marchandises, nous avons articulé une position de nécessaire rupture avec les concepts d’États et de frontières. Si nos demandes ne pouvaient pas être accordées par l’État et que notre objectif ne pouvait pas être réalisé dans le cadre de son existence, alors, naturellement, il s’ensuivrait que nous ne compterions pas sur l’État pour réaliser ces choix.

Par conséquent, nous nous sommes engagés dans une lutte concrète pour empêcher les expulsions et permettre aux gens de vivre où ils veulent et comme ils veulent. Notre analyse théorique du rôle de l’État était appliquée de façon concrète dans cette lutte : l’État était notre ennemi, et nous étions déterminés à lui faire la guerre dans le contexte et la situation où nous nous trouvions, dans l’espoir de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. Plus nous réussissons, main dans la main avec les sans-papiers qui sont ouverts à notre solidarité et à nos méthodes, plus notre pouvoir collectif grandit en tant que mouvement et plus nous serons à même d’augmenter notre degré d’autonomie, d’organisation et de liberté.

Nous ne faisions pas de demandes, mais nous cherchions à forcer les concessions et à en faire des réalités. Concrètement, cela signifiait que les expulsions étaient à empêcher. Pour ce faire, nous attaquerions les mécanismes d’expulsion de l’État, ses infrastructures et les entreprises qui ont collaboré avec lui et ont tiré des bénéfices économiques en aidant à la chasse, à la capture et à l’expulsion d’êtres humains.

Nous l’avons fait par solidarité, par conviction, mais aussi avec la compréhension explicite que malgré nos privilèges et des réalités différentes, notre lutte était la même que la leur. En combattant aux côtés des sans-papiers, complices plutôt qu’alliés, nous luttions aussi pour nous-mêmes :

« Leur situation nous rend tous plus précaires, car les relations de travail, la répression et le contrôle développés contre eux finiront par nous affecter aussi, le durcissement des frontières est également un obstacle à notre liberté de circulation, parce que nous sommes aussi des étrangers à ce monde et que nous serons poussés de plus en plus dans la clandestinité – par choix mais aussi par nécessité si nous devons vivre nos désirs – par l’évolution constante du droit et des États. »3


Le 21h03 à destination de Marseille

Nous voilà donc assis sous l’élégant toit de verre et d’acier datant de l’ère industrielle, si typique des vénérables gares européennes – un cadre dramatique tout à fait approprié à la confrontation imminente. Nous attendons anxieusement le moment où un nombre indéterminé de flics apparaîtra, escortant ce que je suppose être un individu menotté dans le hall, à partir duquel nous devrons entrer en action et former une chaîne humaine pour les empêcher de le faire monter dans le train. À défaut, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher le train de partir. Nous ne sommes pas des pacifistes, et s’il y a un consensus général sur le fait que notre camp évitera les escalades inutiles, il y a un accord tout aussi clair sur le fait que la priorité n’est pas aux perspectives, mais à la réalisation d’un objectif concret et tangible.

Néanmoins, je suis inquiet quant à nos chances de réussite. « Est-ce que tu vois des visages familiers ? demandai-je avec inquiétude. Je scrute la salle du mieux que je peux et je n’aime pas ce que je vois.

« Non, je ne vois même pas Alan ou Mary. Je me demande s’ils sont entrés. » Mary est une autre élève du Lycée Autogéré et la meilleure amie de Sophie, tandis qu’Alan est un peu plus âgé et le punk le plus cliché - avec mohawk et veste en faux cuir - de notre petit groupe affinitaire.

Aucun d’entre nous n’a l’âge légal d’être un adulte mais nous avons déjà tous les quatre une bonne expérience des problèmes avec l’État. Nous nous sommes rencontrés lors d’une réunion du Comité d’Action Lycéen, un lieu qui ne peut être décrit que comme une pépinière d’anarchistes en âge d’aller au lycée.

Nous sommes jeunes, fanatiques, et suffisamment libérés de l’esclavage salarial pour bénéficier de beaucoup de temps libre, que nous utilisons pour être des habitués de toutes les manifestations, actions, occupations, squats politiques, concerts, débats et confrontations de la région parisienne. Quand nous ne faisons pas cela, nous passons nos nuits ensemble à boire, à nous défoncer et à écouter « El vals del obrero » de Ska-P dans les catacombes sous les rues de Paris. Moi, j’ai découvert le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev et j’en ai conclu que mon esprit et mon corps sont des armes pour la lutte révolutionnaire, et que je dois donc les préserver de la drogue et de l’alcool. Cela me permet de m’amuser beaucoup dans les fêtes.

Pourtant, quelle que soit notre combativité, quel que soit l’affûtage de mes armes proverbiales, si nous ne sommes que vingt lorsque les flics se présentent, cela ne va probablement pas bien se passer. « Putain de syndicats », murmure Sophie en soufflant. « A quoi ils servent s’ils ne sont même pas capables de réunir cinquante personnes pour un truc pareil ? Sa plainte s’adresse à SUD, l’abréviation de Solidaire, Unitaire, Démocratique, un petit syndicat de gauche né dans la foulée de la grève générale de 1995, dont la branche ferroviaire avait promis de se mobiliser pour cette action.

Je hausse les épaules. « Qui sait, ce n’est pas comme si nous savions à quoi ils ressemblent. Peut-être que ça va marcher ».

J’essaie d’être positif, parce que c’est la voie que nous avons choisie ; si nous sommes au bal, autant danser. De toute façon, il ne semble pas y avoir beaucoup d’autres solutions. Quelques semaines plus tôt, nous avons réussi à occuper les voies et à retarder le train pendant quelques heures. Les flics ont fini par dégager les voies à grand renfort de matraques et de gazs, et lorsque nous sommes revenus quelques jours plus tard, nous avons trouvé une armée de policiers qui gardaient les voies.

« Regarde, regarde, juste là ! » Sophie pointe du doigt l’une des entrées du hall, sa voix tremblant d’un mélange d’excitation et de colère. Je suis en train d’apercevoir ce qu’elle désigne, un jeune homme d’une vingtaine d’années conduit par une escorte de sept ou huit flics, lorsque mes inquiétudes quant à notre nombre s’effacent immédiatement. De tous les coins de la salle partent des sifflements désapprobateurs, suivis immédiatement par ce qui semble être la salle entière qui éclate en chants tonitruants de « Non, non, non… aux expulsions ! » amplifiés et rendus encore plus pressants par les échos générés par l’espace fermé dans lequel nous nous trouvons.

Les premiers se lèvent de leur siège, se précipitent vers la ligne de CRS qui garde l’accès au quai et au train, et se lient les bras. Quelques autres les rejoignent. Puis des dizaines d’autres. Des amis et des camarades apparaissent de partout dans la foule. Les chants déclarant qu’aucun être humain n’est illégal résonnent haut et fort tandis que nous rejoignons nous aussi la chaîne humaine. Nous sommes des centaines ! Nous sommes si nombreux que nous formons deux lignes à travers l’ouverture du quai, l’une face aux flics déjà postés là pour nous empêcher de tenter d’accéder aux voies, l’autre tournée vers le hall, empêchant les flics qui escortent un captif d’atteindre le train. Sophie et moi nous retrouvons dans la première de ces deux lignes.

Les minutes suivantes s’écoulent dans un flou chargé d’adrénaline. La vue de la personne que nous essayons de protéger de l’expulsion juste devant nous illustre de manière poignante ce qui est en jeu, et les regards déconcertés de son escorte policière ne font que nous enhardir. Il est clair qu’ils ne savent pas s’il faut aller jusqu’au bout ou abandonner.

La police est habituée à la résistance aux expulsions. Nous nous présentons régulièrement dans les aéroports, informant les passagers ainsi que les employés des compagnies aériennes de ce qui se passe sur leurs vols et de ce dont leurs employeurs les rendent complices malgré eux, exhortant les passagers à refuser des vols qui sont en même temps des transports de prisonniers. Nous avons obtenu divers degrés de réussite. Nous avons également essayé de perturber et d’empêcher des expulsions, comme nous l’avons fait quelques semaines plus tôt au même endroit.

Mais nous n’avons jamais fait cela.

Du moins, jamais par centaines, jamais avec le sentiment palpable que nous pourrions réussir. Je pense que les flics le sentent aussi.

La scène suivante est d’une violence extrême et presque intime. Il est clair que l’ordre a été donné de libérer l’accès au train. Le gaz et les matraques volent tout autour de nous. Nous ne sommes pas armés. Nous n’avons ni mât, ni casque, ni même le tissu d’une banderole pour nous protéger. Des masques couvrent nos visages et des bras liés nous maintiennent ensemble, mais cela nous laisse pratiquement sans défense face aux coups de matraque. Sans un mot ni un avertissement, le policier anti-émeute qui se trouve juste à ma droite sort une matraque métallique rétractable de la poche intérieure de sa veste et, d’un geste rapide, il l’étend et l’abat avec un bruit sourd sur la tête d’un camarade qui se trouve à côté de moi. J’entends le craquement et je vois immédiatement le sang jaillir de la blessure au sommet de son front. Ses bras deviennent mous, et le mieux que je puisse faire est de relâcher mon bras, que j’avais lié au sien, et de le pousser vers l’arrière alors qu’il s’effondre, de sorte qu’il tombe vers la ligne de camarades faisant face à la gare et non aux pieds de ces flics déséquilibrés.

Avant que je puisse évaluer la pertinence de ce geste, je lance déjà instinctivement un coup de pied dans l’estomac du flic qui a blessé mon voisin. Ce flic nous regarde en ricanant depuis que nous nous sommes levés, attendant son moment pour blesser un « gauchiste de merde », ce qui est exactement l’expression que les nationalistes et les fascistes aiment employer en Argentine aussi. Sophie me crie de revenir, mais sa voix est à peine audible. Des camarades rompent la ligne pour porter l’ami blessé, tout comme j’ai rompu les rangs avec mon coup de pied. D’autres, aveuglés ou incapables de respirer à cause du gaz rompent également les rangs et battent en retraite.

Le jeune Algérien est forcé de monter dans le train. L’édition de la semaine suivante du Monde Libertaire,4 l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste francophone, rapporte plus tard que le train

« est parti avec un retard de trente minutes. […] Le train devait s’arrêter quelques kilomètres plus loin, à Melun, dans l’attente d’un autre train transportant environ la moitié de ses passagers d’origine ».

Les passagers manquants n’avaient pas pu monter à bord en raison des affrontements entre les manifestants et la police.

« Le train a de nouveau été arrêté à la gare de Lyon-Perrache vers 2h30 du matin par des militants, mais il a ensuite fait un arrêt imprévu à la gare de l’Estaque pour débarquer les prisonniers et les placer dans le centre de détention d’Arenc, car les flics étaient préoccupés par les actions possibles d’autres manifestants à Marseille. »


Il y a toujours deux fronts clairement définis à l’intérieur du hall de la gare. Nous nous tenons d’un côté, à une vingtaine de mètres des trains.

Un petit groupe de personnes commence à partir - une vingtaine de personnes, toutes portant des gilets jaunes. Il s’agit des syndicalistes ferroviaires de SUD, qui s’étaient finalement présentés à l’action, mais qui ont décidé qu’avec le départ du train, leur participation était terminée.

Le reste d’entre nous se compte encore par centaines. Dans le grand ordre des choses, ce n’est rien. C’est une faible participation, même à un match de football de troisième division, à peine suffisante pour remplir un wagon de métro. Même une manifestation strictement anarchiste à Paris pourrait compter des milliers de personnes. Mais à mes yeux, à ce moment-là, ces gens représentent le monde entier. Qui se soucie des chiffres, de la perception ou de l’opinion des moutons ? Je me sens chez moi parmi ces deux cents personnes qui ont mis leur corps au service de la conviction qu’aucun être humain n’est illégal, qui ont montré par leurs actions que l’État et ses agents doivent être affrontés de front.

Je préfère deux cents ultra-gauchistes, aventuriers, extrémistes ou tout autre nom qu’ils peuvent nous donner que deux mille qui resteront les bras croisés parce que la discipline du parti ou du syndicat dit que ce n’est pas le moment et que ce n’est pas la manière, ou vingt mille qui défileront dans la rue avec nous en proclamant qu’aucun être humain n’est illégal, pour ensuite continuer tranquillement leur journée pendant que d’autres sont traînés, souvent drogués et ligotés, vers des transports de prisonniers. Je suis reconnaissant de la participation du sympathisant, du syndicaliste, du membre du parti, du réformiste. Je comprends que nous ayons besoin d’eux pour exercer une pression politique. Mais je sens maintenant que ma place est avec les militants et les combattants, quel que soit leur nombre.

Devant nous, un mur de flics anti-émeutes, désormais trop loin pour nous atteindre avec leurs gaz et leurs matraques. L’idée que la police est la garde armée qui applique la dictature du capital par le biais du monopole de la violence sanctionné par l’État a fait place à un sentiment beaucoup plus urgent : la haine brûlante de ceux qui blessent mes amis pour perpétrer l’injustice. Celui qui porte cet uniforme est le moyen immédiat de notre oppression et donc mon ennemi.

Quelqu’un est revenu d’une autre piste avec un sac à dos rempli de pierres. Alors que les chants contre la déportation continuent de résonner, quelques dizaines d’entre nous attaquent les flics. Il y a encore de la tristesse et de la frustration, parce que nous avons échoué, mais il y a aussi de la joie. Il y a un sentiment de refus collectif et de libération.

Trop et jamais assez

Alors que nous quittons enfin la gare, brisant au passage les caméras de sécurité, les panneaux publicitaires et les guichets automatiques, je pense déjà au jeune Algérien dont nous essayions d’empêcher l’expulsion. Ce soir, il ne s’agissait pas de faire une déclaration politique abstraite contre les déportations. Il ne s’agissait pas d’une action militante mais toujours symbolique, contre les mécanismes d’expulsion et la barbarie qui catégorise les êtres humains en fonction de l’endroit où ils sont nés. L’objectif était d’empêcher l’enlèvement d’un être humain précis. Et bien qu’il y ait encore un lointain espoir que des camarades plus loin, à Lyon ou à Marseille, puissent encore réussir, nous avons échoué, et mon esprit se concentre déjà sur la façon dont je peux, ou dont nous pouvons collectivement, faire plus.

Bien que je craigne que nous n’en ayons pas fait assez, dès le lendemain, je suis confronté à la presse et aux bons citoyens de Paris qui hurlent que nous en avons fait trop. Je prends un journal sur le chemin de l’école et je trouve des articles pontifiant sur les extrémistes de la gare, s’indignant du désordre, condamnant la prétendue flambée de violence. Trop de désordre, trop de violence, voilà ce que disent les bons citoyens parisiens exaspérés en passant devant moi dans cette même gare et en voyant les distributeurs de billets cassés. Le discours constant sur « l’extrême gauche, enhardie, devenant de plus en plus agressive, violente et dangereuse » n’a fait que s’intensifier depuis l’élection de la coalition gouvernementale de centre-gauche socialiste et communiste.

Qu’est-ce qui a été endommagé ? En traversant la gare, je prends note des « dégâts ». Les seuls dégâts de la gare sont les machines qui entravent notre liberté de mouvement et transforment le besoin d’aller d’un endroit à l’autre en une considération économique. Aux panneaux publicitaires qui polluent l’espace public et transforment tout endroit où l’œil humain peut se poser en propagande pour la consommation constante de biens dont nous n’avons pas besoin. Et enfin, aux caméras de sécurité de plus en plus omniprésentes, qui garantissent que quiconque rejette ce système de consommation et de contrôle puisse être surveillé et criminalisé de manière plus efficace.

Quel ordre précieux avons-nous perturbé ? Si l’ordre auquel ils font référence est cette paix et cette tranquillité superficielles qui n’ont rien à voir avec la justice, alors le problème n’est pas que nous ayons été violents ou désordonnés, mais que nous ayons effectivement perturbé les procédures ordonnées de l’oppression. L’ordre de ceux qui préfèrent la poursuite de l’oppression tant qu’ils peuvent fermer les yeux – ou pire, la célébrer au nom du nationalisme ou du racisme – aux turbulences de la lutte pour y mettre fin.

La violence ? Nous avons jeté quelques pierres, qui n’ont probablement blessé personne. Les blessés étaient de notre côté, ceux qui ont affronté les forces armées de l’État avec à peine plus que nos corps et quelques objets volants. Qu’est-ce que quelques distributeurs de billets et publicités brisés par rapport à la violence dont nous avons été témoins ? La violence qui a lieu constamment, sans cesse, dans chaque quartier d’immigrés balayé par des kidnappeurs à la solde de l’État – lors de chaque contrôle de tickets dans le métro qui déclenche un effet domino aboutissant à l’expulsion – sur des vols qui partent constamment avec des prisonniers transportés comme une cargaison humaine contre leur volonté.

En ce qui concerne la vie de cet homme, je n’ai pas l’intention de choquer ou de traumatiser avec des spéculations sur son destin, ses circonstances, s’il a été arraché à une famille, à un partenaire, à un projet, à ses rêves. Cela n’a pas d’importance. Je revendique sa liberté de vivre comme il l’entend et où il l’entend parce que mon anarchisme l’exige comme condition minimale de la dignité humaine et comme rejet du système d’États et de frontières que je cherche à détruire. Cette violence, cette guerre contre les individus au nom des États et des nations, est la seule violence pertinente ici, celle qui est exercée pour défendre l’oppression.

Il s’agit d’une machine de violence construite pour protéger et perpétuer le système d’exploitation et de souffrance humaine qui dresse les hommes les uns contre les autres dans une lutte inutile pour la survie. Une machine qui a colonisé l’esprit des gens à un point tel qu’ils ne peuvent reconnaître la violence qu’au point d’impact – le poing frappant un visage, la pierre frappant le bouclier du policier – et seulement lorsqu’elle interrompt l’ordre qui l’inflige normalement.

Cela rend invisible la violence indicible et incessante qui découle du système des nations, du capital et de la société de classes : la mort due au manque d’accès aux soins de santé, la famine et la faim créées par la pénurie artificielle, les accidents du travail et les décès causés par la volonté de négliger les mesures de sécurité afin de maximiser les profits, les guerres religieuses et nationalistes sans fin. Les immigrants se noient dans les mers entourant la forteresse Europe ou meurent de déshydratation dans la chaleur du désert de l’Arizona en tentant désespérément d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs conditions de vie. Cette violence systémique, la violence de l’oppression, est à peine perçue comme telle par la plupart des gens.

Je me fraye un chemin dans la ville, toujours perdu dans mes pensées, alors que je sors du métro pour me rendre dans le quartier majoritairement peuplé d’immigrés où se trouvent les bureaux de la CNT. Deux flics sont garés à l’extérieur du métro, contrôlant nonchalamment les pièces d’identité des gens au hasard. « Papiers, s’il vous plaît ». La normalité de la violence quotidienne.

Face à cette réalité, qui se soucie de la légalité ? Qui se soucie de l’opinion publique ? Lorsque nous étions peu nombreux et que nous occupions les voies, notre action était tout à fait pacifique. Pourtant, les mercenaires de l’État sont venus nous frapper sans hésitation pour atteindre ses objectifs. Bien qu’ils aient pu le faire de manière relativement « ordonnée », grâce à notre petit nombre et à notre retenue tactique de la violence, n’est-ce pas la victoire d’une violence incommensurablement plus grande ? Une plus grande violence de notre part, à des fins de libération, ne serait-elle pas justifiée ? Dans quel processus de pensée peut-on affirmer que la non-violence représente la position morale la plus élevée, alors que l’adhésion à la non-violence rend possible la perpétuation de la souffrance humaine et de l’oppression ?


Il y a un moment que je n’oublierai jamais, depuis le jour où nous avons été battus sur les rails, quelques semaines avant l’histoire que j’ai racontée.

Je peux à peine le voir à travers la vitre, son teint et le reflet des lumières de la gare sur les vitres du train rendant difficile la distinction de ses traits et de ses expressions faciales. Deux policiers le déplacent dans le train, un tenant chaque bras derrière lui, ses mains menottées ensemble devant. Soudain, alors qu’ils passent devant une fenêtre ouverte, nous pouvons voir clairement qu’il se tourne vers nous. Il lève les mains et fait un signe de victoire avec chacune d’elles, tout en nous disant « merci ». Il y a de la tristesse, de la dignité et de la gratitude sur son visage. Je ne sais rien de lui, ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qui l’a amené ici, ni ce vers quoi il est renvoyé. Mais je sais que la violence - une violence qui change la vie et qui peut être fatale - ne se manifeste pas dans le retard du train. La violence, c’est ce qu’on lui fait subir à l’intérieur du train.

Ce n’est pas que nous soyons trop violents, c’est exactement le contraire. Si nous n’utilisons pas tout l’arsenal de notre capacité d’action révolutionnaire collective, pour être une force contre le système de contrôle qui nous opprime tous, ne sommes-nous pas aussi complices que ceux qui le voient mais choisissent de s’en détourner ?

Ce que nous faisons n’est pas trop.

C’est loin d’être suffisant.


Autres lectures

And more in English:

  1. Carte de résident.e.s permanent aux États-Unis, qui permet aux citoyen.ne.s non américains de vivre et travailler aux États-Unis sans visa. 

  2. “Lutter auprès des sans-papiers: Histoire du CAE Paris,” Courant Alternatif, February 1, 2006, http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article115

  3. “Un bilan critique du Collectif Anti-Expulsions d’Ile-de-France,” Cette Semaine, no. 85 (August–September 2002), https://cettesemaine.info/cs85/cs85cae.html

  4. Jacques, “Étrangers expulsés, étrangers assasssinés!,” Le Monde Libertaire, no. 1123 (May 14–20, 1998), https://ml.ficedl.info/spip.php?article3761

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