24.04.2025 à 16:04
Révolutionner la santé et la sécurité : le rôle de l'IA et de la numérisation au travail
24.04.2025 à 10:19
Aux Philippines, le calvaire des petites mains de l'intelligence artificielle
Comme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 (…)
- Reportages photos / Philippines, Droits du travail, Travail, Exploitation, Économie numérique, Sciences et technologie, Avenir du travailComme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 heures du soir à 5 heures du matin. Pendant la journée, il y a trop d'enfants, on ne peut pas se concentrer », explique l'un d'eux d'une voix lasse. Leurs écrans affichent bientôt des photos d'amateurs regorgeant de nourriture : un risotto aux asperges servi dans un restaurant occidental ; une bûche de Noël immortalisée lors d'un réveillon ; un cappuccino posé sur le comptoir d'un café branché ; des œufs au plat et des toasts à la table d'un déjeuner. D'une main experte, Junbee et John-Henry entourent chaque aliment à l'aide de leur souris. « Notre job consiste à analyser des milliers de photos de nourriture prises à travers le monde. Nous découpons le contour de chaque aliment avant de l'identifier dans un logiciel. En répétant cette tâche des milliers de fois, on apprend à l'intelligence artificielle à reconnaître les objets toute seule. Cette technologie est déjà intégrée aux smartphones, qui sont désormais capables de reconnaître les objets photographiés par leurs propriétaires », révèle John-Henry en cliquant sur une photo d'œufs durs posés à côté de barres de céréales. Les deux amis ne sont pas les seuls à passer leurs nuits à entraîner les algorithmes de l'IA. Au fil des maisonnettes en tôle du bidonville, des dizaines d'autres habitants effectuent des tâches similaires. Depuis une minuscule pièce sans fenêtres, les yeux rivés sur un vieil écran, Cheiro, 27 ans, examine quant à lui un nuage de milliers de points disséminés sur un plan en trois dimensions. Juxtaposant l'ensemble avec une photo prise depuis le tableau de bord d'une voiture roulant à San Francisco, il sélectionne certains agglomérats de points à l'aide de sa souris puis note leurs coordonnées géométriques dans un logiciel. « Chacun de ces points matérialise le rebond du laser projeté par la voiture autonome au moment où elle analyse son environnement. Je dois identifier chaque forme afin d'aider le véhicule à distinguer une autre voiture d'un piéton, un arbre d'un panneau ou un animal d'un bâtiment. Je répète cette tâche environ douze heures par jour, sept jours par semaine, souvent la nuit », soupire-t-il en pointant vers un coin de la pièce, où une paillasse malodorante gît sur une palette de bois. « Si je comprends bien, ces données permettront un jour à l'intelligence artificielle de remplacer les conducteurs. » En haut à gauche des écrans de John-Henry, Junbee et Cheiro, un logo vert et blanc trahit l'identité de leur employeur : Remotasks, une filiale de la start-up américaine ScaleAI. Fondée en 2016 à San Francisco par Alexandr Wang, un petit génie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l'entreprise se spécialise dans la fourniture de données aux leaders mondiaux de l'IA. Un filon juteux : lors de sa dernière levée de fonds, en 2021, ScaleAI a été valorisée à près de sept milliards d'euros. L'entreprise compte parmi ses clients plusieurs géants de la Silicon Valley comme Apple, Google, OpenAI ou Amazon, des conglomérats asiatiques tels que Samsung, Toyota et Hyundai ou encore SAP, le champion allemand des logiciels de gestion, mais aussi la société de conseil Accenture, basée en Irlande. Afin d'entraîner leurs algorithmes, les multinationales appâtées par les promesses de l'IA nécessitent en effet d'immenses quantités de données « annotées », c'est-à- dire préalablement déchiffrées et organisées par des humains. L'océan de photos captées par les téléphones portables d'Apple ou Samsung est ainsi exploré ; le contenu des millions d'heures de vidéos filmées par les voitures autonomes est répertorié ; des millions de documents comptables sont disséqués afin de pouvoir, un jour, automatiser les services administratifs de milliers d'entreprises. D'après un ancien cadre de Remotasks aux Philippines, utilisant le pseudo Bayani, l'un des plus importants clients de ScaleAI serait Waymo, la filiale Google chargée de développer les voitures autonomes. Depuis 2017, des milliers de Philippins entraîneraient les algorithmes des futurs taxis sans chauffeurs, qui commencent à poindre dans certaines villes occidentales. Les images annotées par Junbee et John-Henry seraient quant à elles destinées à Apple. Les deux garçons affirment aussi avoir eu à annoter des factures. L'entreprise SAP chercherait à automatiser ses logiciels comptables grâce à l'IA. Selon un rapport de recherche Google de 2022, le marché de l'annotation de données devrait être multiplié par dix d'ici à la fin de la décennie pour avoisiner les huit milliards de dollars et employer plusieurs millions de personnes, en grande majorité dans les pays en développement. « Si vous êtes une entreprise européenne et que vous avez besoin de quelques millions d'images annotées pour entraîner une IA, allez-vous embaucher des travailleurs européens coûteux ou des travailleurs bon marché dans les pays du Sud ? », fait mine de s'interroger Marc Graham, professeur à Oxford et directeur de Fairwork, une fondation spécialisée dans « l'économie des petits boulots ». Le potentiel économique du secteur est connu de longue date. Au milieu des années 2000, la plateforme Amazon Mechanical Turk (MTurk) permettait déjà aux entreprises de sous-traiter certaines tâches informatiques à des travailleurs indépendants. À son pic, au début de la décennie 2010, l'entreprise comptait plus de 400.000 utilisateurs répartis dans une centaine de pays. Plusieurs firmes concurrentes ont ensuite été créées, à l'instar d'iMerit, en Inde, ou de Samasource, au Kenya. Chacune employait alors directement des travailleurs à l'intérieur de grands open-space. Mais à partir de 2017, ScaleAI a industrialisé et décentralisé le modèle. Reprenant le concept de MTurk, l'entreprise californienne affirme sur son site internet avoir tissé un réseau d'environ 240.000 travailleurs indépendants dans plusieurs pays du Sud, dont une bonne partie aux Philippines. Tous sont réunis sur une plateforme en ligne permettant de dispatcher les données à annoter aux quatre coins de la planète. Chacun de ces « taskers » – surnom donné par Remotasks – est d'abord formé pendant plusieurs semaines par des formateurs de l'entreprise. À Cagayan de Oro, l'entreprise californienne a ainsi monté un impressionnant quartier général dans un immeuble sans âme du centre-ville. À l'intérieur, une fois passé le poste de sécurité, une véritable ruche se dévoile au visiteur. Des dizaines de salles sans fenêtres, chacune protégée par des digicodes, ont été remplies d'un maximum d'ordinateurs. Nuit et jour, plu- sieurs centaines d'ouvriers de la donnée sont formés sous le regard sévère de contremaîtres. « Je viens ici du lundi au samedi, parfois le dimanche », raconte Kieffer, 23 ans, silhouette maigrichonne et lunettes rondes, en revenant à son poste après avoir avalé quelques brochettes achetées sur le trottoir d'en face. « Nous fonctionnons en trois-huit : une équipe travaille le matin, une l'après-midi et une la nuit, avec une demi-heure de pause déjeuner. Au total, près d'un millier d'entre nous défilent ici chaque jour ». À l'intérieur de sa salle de travail, une vingtaine d'autres jeunes s'entassent dans une quinzaine de mètres carrés. D'ici quelques semaines, tous seront renvoyés chez eux pour travailler en ligne, à l'instar de Junbee, John-Henry et Cheiro. Selon Bayani, plus de 10.000 habitants de Cagayan de Oro auraient ainsi été formés par Remotasks et travailleraient depuis leur domicile. « Ce système de plateforme en ligne est très pratique pour l'entreprise, car il lui permet de ne pas déclarer les travailleurs. Tous sont embauchés sans contrat de travail et sont donc révocables d'un claquement de doigts, sans la moindre obligation légale. C'est de l'exploitation pure et simple », dénonce-t-il. À Cagayan de Oro, l'écrasante majorité des petites mains de l'IA vivent en effet dans une grande précarité. Chaque tâche d'annotation n'est rémunérée que quelques centimes d'euros. Le pécule est ensuite versé via PayPal, en dehors du système bancaire philippin. « L'une des conditions imposées par Remotasks lors du recrutement est d'accepter d'opérer en tant que travailleur indépendant. L'entreprise nous forme puis nous donne accès à un site permettant de postuler à des micro-tâches, qui durent chacune entre cinq et trente minutes et sont payées au lance-pierre », explique Mary Jones, une mère de famille cumulant plusieurs emplois pour élever ses deux enfants en bas âge. « Je travaille entre huit et dix heures par jour, pour un salaire de six euros en moyenne », confirme Junbee, 22 ans, depuis l'un des bidonvilles de Cagayan de Oro. « C'est moins que le minimum légal et je n'ai aucune protection sociale, mais je n'ai pas le choix. Dans ce coin des Philippines, il y a très peu d'emplois. » « L'autre solution, c'est de vendre de la drogue. Or je veux un avenir », ajoute John-Henry, dont l'un des parents vient d'écoper de plusieurs années de prison pour trafic de stupéfiants. Postée devant sa petite maison sur pilotis, face à l'immensité de l'océan, Judy Mae Ravanera, 26 ans, accuse carrément Remotasks de l'avoir flouée. « Mon mari et moi avons annoté des données pour eux pendant près d'un an. Puis un beau jour, nos salaires n'ont plus été versés », raconte- t-elle d'une voix douce à l'intérieur de sa maison. « Au bout de six mois, nous n'avions toujours rien. Comme l'entreprise est basée à l'étranger, nous n'avons jamais pu nous plaindre à la justice ». Confronté à ces témoignages, le responsable local de l'inspection nationale du travail, Atheneus Vasallo, affirme ignorer la présence de Remotasks à Cagayan de Oro. « L'externalisation de tâches informatiques par les entreprises des pays développés vers les Philippines est un phénomène qui remonte à environ deux décennies. Or, les employés de cette industrie sont généralement localisés dans un endroit précis, comme un bureau. Le fait que les gens travaillent directement depuis chez eux a pour conséquence que certaines entreprises peuvent passer sous les radars de nos services d'inspection », se justifie-t-il. Le fonctionnaire a promis d'ouvrir une enquête sur Remotasks. Ses chances de succès sont toutefois très maigres. « Le travail en ligne complique l'application du droit du travail, surtout lorsque l'employeur n'est pas installé dans le même pays. C'est une menace pour les travailleurs, en particulier dans un pays en développement comme les Philippines », appuie Cheryll Soriano, professeure à l'université De La Salle de Manille et spécialiste en économie digitale. À Cagayan de Oro, l'annotation de données n'a pourtant pas toujours été précaire et mal payée. À ses débuts, Remotasks offrait même une rémunération supérieure au salaire minimum. Au point de connaître un succès fulgurant parmi la jeunesse technophile de Cagayan de Oro. La manne providentielle fut cependant de courte durée. Dès 2022, le montant proposé pour chaque micro-tâche d'annotation s'effondre de moitié. « L'un des projets auxquels je participais a été délocalisé vers un pays d'Afrique. C'est à cette époque que les salaires ont été coupés », témoigne Cris, 30 ans, une autre habitante du bidonville d'Agusan. Bayani a été aux premières loges de cette transformation. Selon lui, plusieurs cadres philippins de Remotasks ont été envoyés au Kenya et au Nigéria pour former de nouvelles équipes. Puis ils ont été licenciés. « Des bureaux ont été ouverts dans plusieurs pays d'Afrique ainsi qu'au Venezuela. L'objectif était de transférer la production de données annotées vers des pays dont la main-d'œuvre est encore moins chère qu'aux Philippines. Cette pratique exerce une pression à la baisse sur les salaires des Philippins », affirme-t-il. D'après une étude récente du cabinet PwC, les gains de productivité induits par l'avènement de l'IA pourraient doper le PIB mondial de 15,7 trillions de dollars d'ici à 2030. Un coup de pouce de 14 % en l'espace de dix ans, équivalent à celui de l'apparition de l'internet à la fin du XXe siècle. Pour les jeunes de Cagayan de Oro, cette promesse économique prend, à ce stade, l'allure d'un mirage. « Les Philippines regorgent de talents qui pourraient prétendre à de véritables postes d'ingénieurs informatiques dans le domaine de l'IA mais, une fois de plus, les grandes entreprises étrangères ne s'intéressent à notre pays que pour profiter de sa main-d'œuvre à bas coût », regrette, sous couvert d'anonymat, l'un des propriétaires du bâtiment de Cagayan de Oro qu'a loué Remotasks pour entraîner ses forçats de l'IA. « Remostaks aurait pu s'installer par exemple à Manille, là où se trouvent les meilleures universités. Mais elle a choisi de venir à Cagayan de Oro, une petite ville de province sans pôle d'excellence dans le domaine de l'IA. Tout ce qui les intéresse, c'est de gagner un maximum d'argent. » Contactée, l'entreprise Remotasks nie avoir délocalisé une partie de la production de données au Nigéria et au Venezuela et affirme mener des études régulières pour s'assurer que le niveau de rémunération de ses travailleurs respecte le minimum légal. Toujours selon l'entreprise, ses travailleurs philippins travailleraient en moyenne dix heures par semaine sur la plateforme. Remotasks reconnaît enfin louer des bureaux pour ses taskers, mais indique ne pas imposer à ces derniers d'horaires fixes ni la moindre supervision hiérarchique. Cette précarité semble pourtant très répandue parmi l'industrie de l'annotation de données. Selon la revue de l'université du MIT, la principale société concurrente de ScaleAI, l'australienne Appen, aurait également exploité des travailleurs au Venezuela. L'entreprise compterait près d'un million de sous-traitants à travers le monde. Les entreprises clientes de ScaleAI ou de Appen ignorent-elles dans quelles conditions travaillent leurs sous-traitants ? C'est peu probable. Un nombre grandissant d'ONG alerte sur le sujet depuis plusieurs années. En septembre 2023, plusieurs élus au Congrès américain ont même écrit à neuf géants de la Silicon Valley pour s'indigner que « des millions de travailleurs de l'information à travers le monde » annotent des données « sous une surveillance constante, avec de faibles salaires et sans aucun avantage social ». Cinq des neufs accusés (Microsoft, Meta, Google, IBM et Amazon) avaient pourtant co-fondés le « Partenariat sur l'IA » en 2016, promettant d'instaurer de « bonnes pratiques », notamment en matière d'éthique et de droits humains. Clic après clic, à force de milliards de micro-tâches réalisées sur leurs écrans, les forçats de l'IA du Sud Global bâtissent les fondations d'une révolution technologique. Sur le plan social, en revanche, ce nouveau monde menace de ressembler à l'ancien. « Il est urgent de réguler le marché de l'annotation de données. Les réformes doivent venir en priorité des pays développés, à l'origine de cette demande de données annotées », plaide Marc Graham de Fairwork. L'IA Act, adopté en mars 2024, n'a pas inclus de dispositions spécifiques au respect du droit social dans la chaîne de valeur de l'IA. Mais la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (ou CSDDD pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive), adoptée en décembre 2023 au terme de quatre ans de délibération, pourrait constituer un premier progrès [sauf si celle-ci est révisée à la baisse comme le laisse penser un nouveau projet de réforme proposé récemment par la Commission européenne, ndlr]. Il faudra attendre 2030 et le premier rapport de la Commission européenne pour connaître l'impact réel de la CSDDD. D'ici là, le sort des forçats de l'IA philippins ne devrait guère changer : les États-Unis, dont les géants technologiques sont à l'origine d'une part importante de la demande en annotations de données, n'ont actuellement aucune législation similaire à l'étude. Cet article est une version rééditée d'un article publié en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 18). Texte intégral 3666 mots