28.02.2025 à 10:02
« Désarmer Bolloré par le livre »
En poussant la porte de la librairie Publico, à deux pas de République à Paris, une forte odeur de papier et de café vous sautent aux narines, tandis que des portraits de figures de la gauche radicale s’étalent largement sur les murs. Papiers en main et notes griffonnées sur un bout de feuille, l’administratrice du lieu, Hélène Hernandez, nous accueille avec un large sourire. Rapidement, elle prévient qu’ici “on vend des livres, on ne vend pas du livre”. La nuance semble essentielle pour celle qui anime aussi des émissions sur Radio Libertaire (station de radio de la Fédération anarchiste, NDLR). Publico fait partie de la centaine de librairies ayant signé la tribune publiée par le site Contre-Attaque en novembre 2024: « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies ». Elle fait suite à la mainmise de Vivendi (groupe français de médias et de divertissement appartenant à Vincent Bolloré, NDLR) sur le groupe Hachette depuis 2023 grâce au rachat de 60% de Lagardère (JDD, Europe 1, Relay). Depuis deux ans, le monde du livre s’affole et voit sa liberté se réduire au profit de groupes industriels détenus par des milliardaires comme Vincent Bolloré, Daniel Kretinsky (qui a récupéré Editis à l’industriel breton) ou Pierre-Édouard Stérin (autre milliardaire classé très à droite, qui espère faire naître près de 300 librairies). Des fortunes au service de projets “idéologiquement marqués et dangereux”, nous souligne un membre de l’association Les Soulèvements de la Terre, qui souhaite rester anonyme. Porteuse de cet engagement, l’association se bat contre la concentration de l’édition entre les mains de grandes fortunes d’extrême droite. Une tribune qui a servi de prélude à une série de contestations et de blocages à la fin janvier. En effet, depuis la dissolution de l’Assemblée l’été dernier, des dizaines d’antennes locales de syndicats, des associations antifascistes, des mouvements d’écologie radicale tels qu’Extinction Rébellion et les Soulèvements se sont affiliés à un appel à Désarmer Bolloré. Une manière de répondre au bulldozer breton et d’entrer en résistance idéologique. Publico, l’une des principales librairies anarchistes de France donc, a fait le choix de limiter au maximum la présence de livres issus du groupe Hachette. Pour sa gérante, proposer des ouvrages générant des profits pour Bolloré serait une trahison envers ses clients et ses valeurs. Hélène Hernandez rappelle en effet que le milliardaire breton « a fait fortune dans les colonies en Afrique grâce à une politique extractiviste ». Une radicalité partagée par Utopia, librairie indépendante du 5ème arrondissement de la capitale. Pour Laure, sa responsable : “Vendre des livres, c’est faire passer d’autres choses à travers eux”. Le lieu qui se veut “populaire et éducatif” est par ailleurs spécialisé dans l’écologie politique, en opposition frontale d’après elle à la politique des entreprises du groupe Bolloré. Il est certain pour les signataires de la tribune, dénonçant des options idéologiques fascisantes, que le contexte est alarmant, autant dans le domaine éducatif que pour le grand public. Hachette regroupe en son sein une cinquantaine de maisons d’éditions (Fayard, Grasset, Stock…), 50% des manuels scolaires, et se place comme le premier groupe français dans l’édition et le troisième au monde avec près de trois milliards de chiffre d’affaires en 2023. Tentaculaire, le groupe Vivendi exerce désormais un contrôle sur l’ensemble de la chaîne du livre, de l’édition à la distribution, en passant par les points de vente comme L’Écume des Pages, la fameuse librairie de Saint-Germain-des-Près, à deux pas du Flore, ou par l’ensemble des Relay dans les gares et aéroports français. Pour Hélène, cette stratégie s’explique simplement : “Le milliardaire cherche à vider certaines maisons d’édition pour y installer ses propres réseaux. Obtenir le monopole nécessite de maîtriser toute la chaîne du livre.” Une ambition déjà illustrée par la nomination de Lise Boëll, éditrice d’Éric Zemmour, à la tête de Fayard sur décision directe de Vincent Bolloré, évinçant ainsi Isabelle Saporta, directrice générale de la maison à ce moment-là. Pour la petite centaine de libraires signataires, il est hors de question de subir “le monopole de Bolloré”. Le collectif des « Soulèvements de la terre » nous précise mettre en place des actions “pour que les gens savent à qui appartiennent ces maisons et à qu’ils donnent de l’argent.” Les « Soulèvements » assurent qu’ils n’appellent pas « au boycott total des éditions Bolloré, mais alertent et invitent les lecteurs à se tourner vers des indépendants, et les libraires à ne pas exposer explicitement les livres de chez Hachette« . Hélène Hernandez abonde dans ce sens: « Même Publico vend quelques livres de Hachette et reçoit à la librairie des auteurs qui publient dans les différentes maisons du groupe. Si on aime, on vend, mais on fait attention à ce qu’on prend et on évite de les exposer. On informe”. Chez Utopia, les libraires sont plus radicaux puisqu’ils ont “arrêté de travailler avec Fayard, ne diffusent plus leurs livres et la question de l’ensemble du groupe Hachette doit être discutée en interne”. D’autres libraires, non signataires de la tribune, ne sont pas pour autant en reste. Pour La Librairie du Château dans le Périgord, non affiliée à l’appel, l’engagement et la prise de position « sont identiques au sein de leurs rayons« . La gérante nous confie que la ligne directrice est d’avoir en rayon « plus de maisons indépendantes, moins de Hachette. » Tout ce tissu d’indépendants précieux se bat pour défendre la « liberté de pensée et la liberté d’expression” ajoute Hélène de chez Publico. Une action qui prend aussi la forme de marques-page, à l’effigie de Bolloré ou de figures de la gauche, pour signaler au lecteur de « qui édite le livre, à qui appartient le groupe et l’inviter à se tourner vers des indépendants » expliquent les Soulèvements. La diffusion se fait soit directement par les libraires volontaires, soit par distribution pirate sur les grands points de vente tels que les supermarchés ou les Relay. « On n’a pas les mêmes armes que Bolloré, on ne force personne mais on informe du choix possible » affirme Laure d’Utopia. Le sujet reste néanmoins sensible et de nombreuses librairies refusent de s’expliquer sur leur signature. D’autres semblent prises en étau entre leur liberté éditoriale et la réalité économique. “La tribune est courageuse, mais les signataires s’exposent à des pressions et des réprimandes avec des remises moins importantes. Hachette a un tel pouvoir que la maison a les moyens de sanctionner une telle prise de position”. Une librairie parisienne confie qu’elle “ne peut pas vivre sans Hachette. Ceux qui croient le contraire, c’est bye-bye pour eux”, assumant pleinement son choix de ne pas signer la tribune, comme certains de ses collègues. Ces derniers ont été mis sous pression et se sont exposés à des menaces, des mails venant de lecteurs, de clients et même de libraires les accusant de porter atteinte à la liberté d’expression, d’être des « censeurs staliniens« , aussi dangereux que ceux qu’ils dénoncent. Un des libraires signataire de la tribune a pu ainsi recevoir en décembre 2024 le mail qui suit. Un exemple, parmi d’autres, de messages parfois envers bien plus virulents envers les libraires. Le collectif a également essuyé les critiques d’opposants politiques et subi le rouleau compresseur médiatique. Quelques jours après la publication de la tribune, le JDD « bolloréisé », recueillait toutes les réactions des sympathisants du milliardaire sur le sujet, de Gilles-William Goldnadel à Eugénie Bastié en passant par Fabrice Di Vizio. Les réactions sur X (ex-Twitter) furent également vives et les appels au boycott des signataires largement relayés. Les protagonistes savaient déjà à quoi ils s’exposaient. « Il y a cinq ans, un militant anti-anarchiste a été condamné pour tentative de meurtre sur un de nos libraires. Ils n’ont pas attendu Bolloré pour s’attaquer à nous » confie Hélène. À la Librairie du Château aussi on reçoit les « mails hostiles et les critiques affichés sur les vitrines. Une invitation d’Edwy Plenel pour une rencontre a fait grincer certains lecteurs ou habitants d’Excideuil » glisse la gérante. Les « Soulèvements » nuancent les critiques de censure auxquelles ils s’exposent, rappelant « qu’on est face à un personnage violent, Bolloré, qui interdit toute critique de ses industries et impose une ligne politique de l’ordre de la mission civilisationnelle poussée dans ses médias. » Et d’ajouter : « Eux sont des censeurs au quotidien, pas nous”. Il est certain que la concentration dans l’édition devient de plus en plus inquiétante, dénonce la librairie Publico. Six ou sept groupes se partagent la plus grosse part du gâteau et possèdent la plupart des grandes maisons d’éditions. Une concentration qui affecte toute la chaîne du livre. Il est très difficile de se passer de ces groupes pour la plupart des librairies et de boycotter ne serait-ce que le seul Hachette. « Le danger est réel puisqu’avant on pouvait faire le choix de privilégier les maisons sans actionnaires. Aujourd’hui ils sont partout« , déplore Hélène. “L’édition, l’école de journalisme, la presse: c’est la pieuvre d’extrême droite” martèle Laure d’Utopia. « Une catastrophe pour le monde de l’édition », assènent les signataires de la tribune. Face au rouleau-compresseur Bolloré, armé de médias audiovisuels et de relais en tout genre prêts à le défendre coûte que coûte, les quelques 80 librairies signataires refusent de plier. Le combat des libraires indépendants est inégal, et rude, mais il importe pour notre futur collectif. « Le livre reste une arme » disait Eric Hazan, fondateur de la maison La Fabrique. Thibaut Combe Texte intégral 2464 mots
un lieu unique de diffusion de la pensée libre, contestataire et anarchiste »
27.02.2025 à 21:15
«L’histoire de Souleymane : les invisibles aux Césars» avec Boris Lojkine
Né du confinement et de l’image de ces rues vides où seuls les livreurs restaient visibles, le film « L’Histoire de Souleymane » témoigne de la rencontre entre la solitude de l’exilé et celle du travailleur numérique dans un capitalisme ubérisé. Présenté à Cannes 2024, le film a su se faire une place malgré l’absence de noms bankables au casting. Son acteur principal, Abu Sangaré, malgré plusieurs récompenses, est resté longtemps non régularisé, la reconnaissance artistique ne suffisant pas à obtenir des droits fondamentaux. Son réalisateur, Boris Lojkine, était l’invité de Bénédicte Martin jeudi 27 février. Ensemble, ils sont revenus sur les étapes de création du film jusqu’à sa consécration, avec sa nomination dans de nombreuses catégories aux Césars 2025, et ont évoqué le rôle essentiel des travailleurs migrants, souvent présentés par la classe médiatique et politique comme des poids alors qu’ils participent activement à l’économie française. Lire 173 mots
25.02.2025 à 23:39
«L’identité française vaut-elle un débat ?» avec François Bégaudeau et Laurent Ozon
« Qu’est-ce que signifie être français ? Quels droits cela confère-t-il ? Quelles obligations cela implique-t-il ? » a lancé François Bayrou, le 7 février dernier sur RMC, invitant à une réflexion nationale sur le sujet dans les mois à venir, ainsi que Nicolas Sarkozy l’avait fait lors de son quinquennat. Une fois de plus les questions migratoires, le droit du sol, et les affaires d’OQTF se retrouvent sur le devant de la scène médiatique et politique, dans une France où le vote d’extrême droite explose. De quoi cette obsession est-elle le nom? Vraie question pour l’avenir d’un pays fracturé, ou diversion utilisée par un pouvoir très impopulaire dans une France au bord de la récession? Pour en débattre Aude Lancelin et François Bégaudeau ont reçu Laurent Ozon, chef d’entreprise et ancien membre du bureau politique du FN, dans le troisième épisode de « L’Explication ». Un débat d’une vive intensité, à ne pas manquer ! Lire 174 mots