25.02.2025 à 16:44
BHL : nouvelle parade médiatique
Un nouveau livre de Bernard-Henri Lévy, une nouvelle campagne médiatique flatteuse, des entretiens complaisants, une presse élogieuse. Rien d'étonnant. On peut être las devant tant de flagorneries, devant l'anémie des journalistes. Mais rien ne change, l'histoire se répète. Qu'il s'agisse d'un roman enquête, d'une pièce de théâtre, d'un film, d'un essai, ou d'une biographie, la presse est toujours là, à ses côtés... [1] Cette fois, ce sont ses insomnies qui ont passionné tout le monde. De gauche à droite et de droite à gauche. De France Culture à CNews, du Figaro à Libération. BHL a tranché : « Les colonies juives, certaines sont illégales, mais trois caravanes en haut d'une colline, ce n'est pas non plus la lèpre ou la peste qui arrive en terre arabe » (CNews/Europe 1, 21/03/2024). Si ces propos n'ont pas fait grand bruit ni suscité d'indignation, pas plus que ceux appelant à « dénazifier Gaza » ou assimilant LFI à un « parti antisémite », la sortie de son dernier ouvrage [2] a, comme les précédents, occupé le devant de la scène médiatique. Omniprésent et omniscient, le philosophe de télévision a profité de tous les canaux pour prêcher sa vision du monde dans une campagne promotionnelle qui en dit plus sur ceux qui l'invitent que sur lui-même. Sans aucune contradiction, il a été interviewé dans Franc-Tireur le 8 janvier par Caroline Fourest, dont il ne se lasse pas de dire tout le bien qu'il pense en retour [3]. Cette recette du « renvoi d'ascenseur » qu'il sert à toutes les sauces depuis près de cinquante ans explique en partie sa présence au premier plan. Le 8 janvier, il a aussi été interviewé – avec bienveillance – dans l'émission en ligne « Le Figaro La nuit ». Le lendemain matin, on pouvait l'écouter au micro de Guillaume Erner sur France Culture. La Revue des médias indique à ce propos que l'animateur – qui « l'aime beaucoup » – a « un projet avec l'ex-nouveau philosophe : refaire L'Abécédaire de Gilles Deleuze, "en version modernisée". » [4] Et ce n'est donc pas une surprise : l'entretien a été cordial. Pour justifier cette invitation, Erner fait preuve de mauvaise foi et tord la vérité : « Je ne vois pas au nom de quoi, sous prétexte qu'il serait BHL, on ne l'inviterait pas. On me dit qu'il a été trop invité. J'ai regardé : il a été invité 0,6 fois par an sur la chaîne depuis dix ans, ce qui n'est pas trop. Par ailleurs, il ne va pas aller dans une émission spécialisée, donc si je ne l'invite pas, personne d'autre ne le fera. » [5] Outre le fait que Guillaume Erner ne sait pas compter – BHL a été invité 1,5 fois par an depuis 10 ans, soit plus de 6 fois sur la période observée par Erner [6] –, et qu'on a retrouvé BHL ailleurs que dans les « Matins » de France Culture, Erner aurait pu, en l'invitant (5 fois en neuf ans), le confronter à ses erreurs, mensonges ou raccourcis. Ce ne fut jamais le cas. Après ces mises en bouche, le tapis rouge a été déroulé un mois durant. On retrouve le « philosophe de la pensée jetable », comme l'appelait Pierre Bourdieu, dans les colonnes du Parisien et du Figaro [7], puis sur les plateaux de France Inter, de « C à vous » sur France 5, sur C8 chez Philippe Labro, dans « L'heure des pros » sur CNews, sur Radio J, dans « la Matinale » de Radio Classique, face à Darius Rochebin sur LCI, dans « La Grande Libraire » sur France 5 ou comme invité de Margot Haddad encore sur LCI [8]. Autant de tribunes qui lui sont offertes pour condamner le Hamas et Poutine, soutenir Israël sans condition, qualifier Jean-Luc Mélenchon de « fasciste » et « d'antisémite » et saluer le courage d'Emmanuel Macron. Son passage aux « Grosses Têtes » sur RTL (sa quatrième émission de la journée, le 14 janvier) est l'occasion pour la chroniqueuse (et compagne de BHL) Arielle Dombasle de lui donner du « mon cœur » à chacune de ses interventions et pour Laurent Ruquier, de saluer un « livre passionnant ». Évidemment. Le 26 janvier, il se rend une nouvelle fois sur la chaîne d'extrême droite CNews dans « Le grand rendez-vous » ; il enchaîne ensuite avec des passages sur France Info (27/01), TV5 Monde (28/01), dans le journal Causeur (31/01) et sur BFM-TV (1/02), où il assure qu'« il faut dénazifier Gaza ». Il donne une interview à La Tribune le lendemain, avant d'aller le soir-même flatter Emmanuel Macron sur LCI (ter) : « Il y a une part de responsabilité sur la libération des otages qui revient à la France et à son président, qui a œuvré personnellement. » Sur LCI, la chaîne des « copains », il y revient même une quatrième fois en moins d'un mois le 18 février, encore chez Darius Rochebin, toujours avec les mêmes lubies… et sans la moindre objection. Si les articles d'Acrimed se ressemblent quand il s'agit de BHL, c'est parce que ses tournées médiatiques se ressemblent. Comme nous l'écrivions déjà il y a 17 ans à propos d'une campagne médiatique similaire à celle-ci : Peut-on envisager, espérer (?), qu'un jour, une fois dans l'histoire de l'Humanité, un livre écrit (ou coécrit) par BHL ne soit pas encensé, sans le moindre recul, par les médias ? Peut-on s'attendre, à ce qu'une fois, une seule, les journalistes cire-pompes, les éditorialistes frotte-manches, les chroniqueurs lèche-bottes, ne repassent pas la chemise blanche du philosophe dans leurs émissions, sur leurs plateaux, dans leurs colonnes ? Une fois. Un coup. Un livre qu'ils liraient pour lui-même sans écouter les trompettes de la renommée de leur(s) auteur(s). C'est possible, non ? Même les brosses à reluire méritent le repos. Flatté sur les plateaux télé et bichonné à la radio, la presse écrite a unanimement acclamé son ouvrage. Avant même sa parution, Pascal Praud salue « le premier livre du reste de sa vie » dans le JDD (26/12) et réalise même une vidéo grotesque sur les réseaux sociaux, qui donne le la de la campagne à venir : « J'ai trouvé ce bouquin formidable, je l'ai trouvé tendre, je l'ai trouvé drôle, je l'ai trouvé intéressant, je l'ai trouvé intelligent, donc j'ai eu beaucoup beaucoup de plaisir à le lire. » Paris Match célèbre un « autoportrait surprenant et singulier » (26/12) ; Le Monde porte la plume dans la plaie – « Le philosophe étire ses nuits à lire, écrire ou flâner » ; « Il fut un temps où l'écrivain entrait dans le sommeil "comme on rentre dans un bain" » – en revenant également sur ses « messages nocturnes à Emmanuel Macron » (3/01), alors que la veille, dans le même journal, Roger Pol-Droit s'émouvait : « Nuit blanche est un texte inattendu, souvent touchant. La face cachée, intime, à vif, d'un personnage trop fabriqué pour être réel. » [9] Viennent ensuite des textes tous plus élogieux les uns que les autres dans L'Express, le JDD (encore), Causeur (de nouveau), Le Figaro, Atlantico, Marianne, Le Nouvel Obs… Naturellement, le copinage est de mise puisque le site de La Règle du Jeu, dont il est le fondateur et contributeur majeur, consacre deux articles dithyrambiques à sa dernière livraison (les 8 et 12/01), et Le Point, dont il est éditorialiste depuis plusieurs décennies, trouve le « récit fascinant » (9/01). En fin de tournée, Libération consacre un très long papier de quatre pages à Bernard-Henri Lévy (15/02). Ce portrait, qui n'aborde que succinctement son dernier livre, décrit comme une « plongée dans sa psyché d'insomniaque cognée par ses combats », rend toutefois le personnage aimable. De ces errements et erreurs, il ne sera point question si ce n'est une fois au détour d'un mot : « Le livre-enquête, controversé, sur Daniel Pearl ». Controversé seulement ? Le livre relève plus de la mystification que de l'enquête, comme le rappelait la New York Review of Books : « La manipulation des données est ici révélatrice de la méthode générale du livre : quand aucune preuve n'est disponible, l'auteur fait comme si elles existaient. » [10] Incomplet, l'article de Libération n'évoque jamais son incompétence patente sur l'Afghanistan, l'Algérie, la Colombie ou l'Iran. Et d'ailleurs, Lévy ne s'y trompe pas puisqu'il complimente l'autrice de l'article sur X : « J'aime mieux quand on parle de mes livres. Mais ce texte de Sophie des Déserts, dans @libe a un mérite. Et même deux. Il est exact. Et loyal. Et il dit vrai sur les engagements (#Israel, #Kurdistan, #Ukraine, guerres oubliées) qui guident aussi ma vie. Donc, tout va bien. » Tout va bien pour BHL et ses soutiers. On l'a compris (et lui aussi), les journalistes flattés sont toujours moins corrosifs que les journalistes tancés. Et BHL ne manque jamais de distribuer de petites flagorneries en retour d'articles élogieux, prenant bien soin de nommer les courtisans. Ainsi, durant sa récente campagne médiatique, attentif à chaque publication, il a régulièrement réagi sur X : après un article dans Le Monde (« Nuit Blanche dans Le Monde d'aujourd'hui. Merci, @rpdroit. ») ; à la lecture du papier de Paris Match (« Merci, Marie-Laure Delorme. Heureux que vous ayez donné le ton. ») ; ou encore après un article élogieux paru dans La Règle du Jeu (« Mes autres combats sont là : #Ukraine, #Israel et tant d'autres. Mais Nuit Blanche est, c'est vrai, le plus personnel de mes livres. Merci, Sylvain Fort. »). Il ne faut pas s'y tromper : si chaque ouvrage de BHL est salué de la sorte, ce n'est pas pour son contenu mais pour son auteur. Un auteur dont Guy Hocquenghem, avait déjà diagnostiqué, en 1986, la raison d'être dans sa lettre ouverte : « Drogué aux médias, à la popularité, tu ne tiens qu'à l'applaudimètre. Ton inexistence morale, chevalier du vide, révèle l'inexistence, sous l'armure, des croisés de notre génération blanche. Et cette inexistence est inscrite en tes initiales, BHL. Tu n'as même pas de nom à toi, rien qu'un sigle, comme RATP ou SNCF. » [11] Mathias Reymond [1] Lire « Cher Bernard Henri-Lévy », Blast, 22/02. [2] Nuit blanche, Grasset, 2025. [3] À propos de son livre Éloge du blasphème, il écrivait : « un livre à lire, toutes affaires cessantes » (Le Point, 1/09/2015). Et au sujet de son film Sœurs, il notait : « Film juste. Quiconque connaît le terrain, a couvert le #Kurdistan, voire a filmé, en vrai, la bataille de #Mossoul, est forcé de le reconnaître : Caroline Fourest, avec son talent et ses moyens d'artiste, a fait un beau film de guerre, d'héroïsme et de douleur. A voir absolument. » (X, 23/09/2023) [4] Lequel, on l'espère, contiendra au chapitre « N » l'entrée « Nouveaux philosophes », dont Deleuze résumait en 1977 ce qu'il en pensait – « Rien. » – et décrivait la « pensée » : « Nulle. » [5] Cité par La Revue des médias, 2/02. [6] Dans les « Matins » : les 3/02/2016, 1/03/2019, 26/05/2021, 18/03/2024 et 9/01/2025 ; dans « Les chemins de la philosophie » le 28/06/2019, « Répliques » le 5/03/2016, « Idées claires » le 3/03/2016, « La Grande table » le 8/06/2016, « Du grain à moudre » le 5/07/2018, « À voix nue », les 27/02, 28/02, 1/03, 2/03 et 3/03/2023. [7] Respectivement les 11 et 12 janvier. [8] Respectivement les 12/01, 14/01, 14/01, 14/01, 15/01, 21/01, 22/01, 25/01/2025. [9] De quoi alimenter une chronique faussement critique dans le magazine du quotidien de référence (10/01), récapitulant « cinquante ans de présence constante » de BHL au Monde : « 1 539 occurrences […] réparties entre des portraits, des critiques de ses livres ou de ses films, des tribunes, des entretiens et même quelques reportages signés de son nom dans le journal, où le célèbre intellectuel a été membre du conseil de surveillance de novembre 2010 à juin 2022. » [10] Article reproduit dans une version réduite dans Le Monde Diplomatique de décembre 2003. [11] Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, 1986, Agone, 2003, p. 168. Texte intégral 2913 mots
Des interviews complaisantes
Des critiques flatteuses
24.02.2025 à 15:03
Pour un statut d'éditeur indépendant
Nous publions ci-dessous sous forme de tribune et en accord avec son auteur un article publié sur le site d'Agone le 23 février. (Acrimed) Les 20 et 21 février, à Bordeaux, se tenaient les IIe Assises de l'édition indépendante. Ses partenaires médiatiques, Livres Hebdo et ActuaLitté, toujours à l'avant-garde du confusionnisme, ont tenté d'en miner les efforts – nous en donnons ici un décodage. Ce pétard mouillé fut sans effet sur la quinzaine de rencontres qui ont réuni près de 500 personnes. Ci-dessous l'une des interventions. En février 2023 à Aix-en-Provence, les premières Assises de l'édition indépendante étaient ouvertes par une rencontre rassemblant le directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture, le directeur général du CNL (Centre national du livre), le directeur de la Sofia (Société française des intérêts des auteurs de l'écrit) et le président du SNE (Syndicat national de l'édition), c'est-à-dire les représentants des principales instances nationales du livre en France. Comme pour accomplir cette mise en scène du pouvoir, on trouvait, au bout de cette longue table, après le directeur de la Culture de la Région Sud, mais sur le côté, la représentante de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture. Il s'agissait d'un échange sur « Les politiques de soutien à l'édition indépendante ». En réponse à l'exposé des urgences pour l'édition indépendante donné par la représentante des structures régionales du livre – un exposé précis, clair (et, dans ce contexte, quand on songe à l'état du rapport de forces, particulièrement courageux), où il s'agissait de définir un plafond aux aides à l'édition en termes de chiffre d'affaires et de nombre d'aides par maison ; mais aussi, entre autres suggestions, d'établir une taxe à la surproduction en termes de coûts écologiques. En réponse donc à ces propositions modestes et de bon sens, le directeur général du CNL a expliqué que, au nom de la « diversité de la création, notre mantra au ministère de la Culture », il n'imposerait jamais de plafonnement : « Nous n'avons pas vocation à exclure des maisons d'édition des soutiens du CNL. » Et de donner, en exemple, le soutien par le CNL, en 2022, d'« un formidable ouvrage, un dictionnaire du Moyen Âge », dont il signale, en se penchant en arrière pour s'adresser, dans un geste de connivence, à deux chaises de lui, au président du SNE : « Un ouvrage publié aux éditions du Seuil, que Vincent connaît bien. » (Il n'est pas sûr que Vincent Montagne connaisse bien cet éditeur, mais il est sûr en revanche qu'il l'a racheté avec le groupe La Martinière cinq ans plus tôt.) Le directeur général du CNL précise encore : « C'est un ouvrage extrêmement coûteux, qui a vocation à être un ouvrage de référence. Il réunit tous les plus grands spécialistes, et nous nous devions de le soutenir pour le rendre accessible au public. Nous n'avons pas vocation, quel que soit le chiffre d'affaires du Seuil, à l'exclure de nos soutiens. » Si cette profession de foi ne souffre aucune ambiguïté – de fait, elle enterre les quelques pistes ouvertes par la représentante de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture –, on pourrait faire quelques remarques sur ses prérequis. Ne serait-ce que sur la compatibilité entre la mission de sauvegarde de la « diversité de la création », l'état de concentration qu'a atteint l'édition française et le rôle de l'État dans ce processus, notamment au travers des soutiens symboliques et financiers accordés à des groupes éditoriaux qui – du fait de leur croissance et de leurs liens avec de puissants intérêts industriels et financiers –, ne sont plus seulement, désormais, en mesure d'acheter, comme depuis (presque) toujours, des maisons, mais d'autres groupes. C'est l'une des rares vertus de Vincent Bolloré que d'avoir mis à jour avec éclat les dangers de la concentration éditoriale. Même si la cause de cette révélation – l'outrance de son programme de restauration des valeurs millénaires de l'Occident chrétien – a un peu tendance à aveugler son public. Après tout, le problème vient surtout du fait qu'autant de pouvoir puisse tomber entre les mains d'un seul individu. D'autant plus quand on sait que ce type de profil – les États-Unis, en ce domaine, servent de modèle – est aussi loin que possible d'un humaniste dévoué aux causes telles que la défense des libertés publiques, de l'égalité économique et devant la loi, de la fraternité entre les peuples, de l'urgence climatique, etc. Le principal problème vient donc moins de l'arrivée d'un soutien actif des droites extrêmes à la tête du plus grand groupe éditorial français que du système qui l'a permise. Un constat qui ne semble pas être partagé par les médias dominants et les représentants de la politique culturelle de l'État français. Sans remonter avant le début de ce siècle, on se souvient des louanges reçues par Jean-Marie Messier pour son montage du groupe médiatique transnational Vivendi Universal (2000). On se souvient aussi que l'effondrement, en moins de deux ans, de son château de cartes a permis au groupe Hachette de doubler (provisoirement) sa taille. On se souvient bien sûr qu'alors, au nom de l'« indépendance éditoriale » un quarteron de « grands indépendants », dont les groupes Gallimard, La Martinière et Le Seuil sont montés à l'assaut de Bruxelles pour tenter d'arracher au lion sa part. On se souvient enfin que la victoire de cette geste a donné naissance au groupe Editis (2004), sous la férule du patron des patrons d'alors, le baron Ernest-Antoine Seillière ; mais aussi au rachat du Seuil par le groupe La Martinière avec l'aide de l'industriel du luxe Chanel (2004). La suite des années 2000 voit enfler les groupes Editis, Gallimard et Actes Sud par des acquisitions ponctuelles. Les années 2010 connaissent une accélération avec le rachat par le groupe Gallimard du groupe Flammarion – ce qui donne naissance au groupe Madrigall (2012-2013) avec des capitaux de LVMH (Bernard Arnault) ; puis le rachat de Payot-Rivages par le groupe Actes Sud (2012) et du groupe La Martinière par le groupe Média-Participations (2017) ; enfin la naissance des groupes Humensis (2016) et Bourgois (2019). Ces derniers ont été respectivement rachetés par les groupes Gallimard et Albin Michel l'an dernier. Cette situation peut-elle être favorable à la « diversité de la création » ? Beaucoup en doutent. Pour ceux-là, le « mantra du ministère de la Culture » ne peut être satisfait que par un développement de l'édition indépendante conjoint à un arrêt, voire une réduction, de la concentration éditoriale. Nous commercialisons en avril prochain une carte « Édition française, qui possède quoi » – dont une version simplifiée paraîtra dans Le Monde diplomatique. Prenant le contre-pied de la vision dominante, celle que donnent notamment les planisphères et classements de Livres Hebdo, elle ne représente pas seulement les seuls gros chiffres d'affaires, soit les groupes et une poignée d'indépendants : y est présent l'ensemble des éditeurs de littérature générale. En outre, contrairement à la vision habituelle, la représentation des maisons ne suit pas les chiffres d'affaires mais leur date de création et leurs statuts : les groupes (avec leurs maisons dépendantes) et les indépendants sont ici au même niveau. Enfin, on a retiré les industriels du livre scientifique ou pratique (les groupes Relx et Lefebvre Sarrut) – trop loin du marché du livre généraliste et de la formation des opinions. Cette carte représente l'ampleur de la concentration éditoriale – les 90 % du chiffre d'affaires de l'édition produits par une poignée de groupes dont les plus gros sont la propriété de grandes fortunes (les rangs dans les classements Challenges, en €, et Bloomberg, en $, sont indiqués). Mais elle expose en même temps la véritable source de sa diversité : les maisons indépendantes. On comprend bien en effet que ces groupes de moins en moins nombreux et de plus en plus gros sont devenus ce qu'ils sont en se nourrissant du renouvellement régulier de nouvelles maisons, dont ils absorbent, en les achetant, le chiffre d'affaires – qui leur permettra d'en acheter d'autres –, mais aussi la créativité – indispensable pour contrebalancer la stérilisation qui touche les maisons dépendantes soumises à une production standardisée pour assurer la rentabilité que réclament leurs contrôleurs de gestion. Ce qu'on voit moins, mais que la plupart des éditeurs indépendants éprouvent au quotidien, c'est qu'au niveau de concentration atteint par l'édition les conditions de précarité plus ou moins importantes dans lesquelles sont maintenues les indépendants ne sont rien d'autre que le maintien des conditions de leur rachat. Parmi les innombrables avantages qu'auraient les maisons dépendantes sur les maisons indépendantes, on mentionne toujours l'économie d'échelle réalisée par les groupes, notamment sur les charges fixes – une réalité économique qui n'a rien de spécifique à l'édition. Ce n'est pas le seul avantage. Les plus importants sont certainement les moyens logistiques et financiers dont bénéficient les grands groupes – les quatre plus gros possédant, en outre, les plus grosses entreprises de diffusion-distribution, et deux sont propriétaires de médias, voire de chaînes de libraires. Ces moyens leur permettent d'élever la surproduction au rang de stratégie d'occupation : déverser sur les librairies et les médias une vague pour repousser celles de la concurrence. Une mécanique qu'illustre la rentrée littéraire, quand déboulent des centaines de romans, dont la plupart sont destinés à être pilonnés avant la fin de l'année, quelques-uns (déjà choisis) surfent plus ou moins bien et d'autres (déjà choisis) sont poussés vers les prix littéraires pour booster les ventes en supermarché et celles de Noël. Pour l'essentiel, cette « édition sans éditeur » – pour reprendre la formule de l'éditeur franco-américain André Schiffrin – produit des livres vite faits, vendus en masse ou pilonnés en masse. Sur la base de ce diagnostic sommaire – mais qui a largement déjà été développé ici et là au fil d'articles et d'ouvrages –, tentons quelques suggestions pour corriger quelques-uns des dysfonctionnements de ce système en suivant les conseils du ministère de la Culture et du CNL. Pas seulement la sauvegarde de la diversité de création, mais aussi la satisfaction des enjeux sociétaux et de la lutte contre la casse écologique dont ces institutions soulignent, à juste titre, l'importance. Pour commencer, il faut donner un statut juridique à l'édition indépendante. Comme il en existe, par exemple, pour le secteur de la presse, protégée au nom de la liberté d'opinion. Un statut qui pourrait – comme l'évoquait, il y a deux ans, lors des premières Assises de l'édition indépendante, le directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture – « être inscrit dans notre constitution, parce qu'après tout, le livre, c'est aussi un moyen de communiquer et de former l'opinion » – moyens auxquels on devrait rajouter l'éducation. On pourrait partir de la définition élémentaire que le CNL donne d'un éditeur indépendant : ne pas être la propriété d'un groupe et ne pas dépasser le chiffre d'affaires annuel d'un demi-million d'euros [1] – pour ne pas être accusés de misérabilisme, on peut multiplier ce chiffre par deux, dix, voire vingt sans changer grand-chose. Sur la base de ce statut, on pourrait ajouter les avantages fiscaux associés à la presse ; mais aussi des tarifs postaux préférentiels – dans l'esprit du tarif Livre & Brochures pour l'exportation de la culture française que La Poste abandonne cette année dans l'indifférence générale. Si ce statut d'éditeur indépendant protégera la diversité de la création éditoriale, face à l'état de concentration, il sera insuffisant : il faut aussi réguler. Une première mesure simple – déjà évoquée voilà deux ans par la représentante de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture – serait d'établir, pour l'attribution des aides à l'édition, un plafond en termes de chiffre d'affaires (à définir) et de nombre d'aides par maison ou par groupe – en tenant compte, non pas des enseignes mais de leur propriété. À ces exigences répond tout simplement le fait de réserver les aides aux maisons indépendantes. Ce serait en outre le seul moyen d'éviter que l'État, par les aides aux groupes, nourrisse la concentration éditoriale, principal facteur de stérilisation de la diversité de création. Le directeur du CNL et le directeur du livre au ministère de la Culture ayant réaffirmé, voilà deux ans encore, leur souci de l'impact écologique, s'impose l'établissement d'une taxe sur la surproduction. Ce qui serait aussi un premier pas pour répondre à la demande urgente, formulée par le Syndicat de la librairie française (SLF), en juin dernier, à quelques jours des Rencontres nationales de la librairie à Strasbourg, d'une « baisse drastique de la production de livres ». Pour que cette mesure ait un effet, il est de bon sens qu'elle s'adresse en priorité aux quelques-uns qui produisent 90 % du marché du livre plutôt qu'aux nombreux qui en produisent 10 %. Dans la même logique de décroissance, qui croise en l'occurrence la protection de la diversité de création, ciblons deux acteurs majeurs de la consommation de biens répondant moins aux besoins sociaux et environnementaux qu'à des soucis mercantiles et aux exigences de l'accumulation : d'abord la publicité – qui fut longtemps interdite pour le livre (un interdit qu'il est temps de rétablir) ; ensuite la vente en supermarché, où s'écoule une production standardisée avec un gâchis incompatible même avec les plus bas critères environnementaux. Sans parler de la régulation des supermarchés en ligne, dont l'emblème est Amazon, et dont on connaît l'ampleur des impacts écologiques et (puisque nous sommes aussi soucieux des enjeux sociétaux) l'indignité des conditions de travail faites à leurs employés dans leurs entrepôts dantesques. En outre, ces mesures devraient recevoir le soutien des libraires, qui accueilleront une partie de cette clientèle égarée, à qui on est sûr qu'elle offrira autre chose à lire que la production promue par les chaînes en continu de Vincent Bolloré. On le voit bien, ces mesures sont peu coûteuses et assez bénignes. Une fois acquises, il faudra s'attaquer à la racine. C'est-à-dire légiférer sur la possibilité pour un groupe éditorial de posséder médias, diffusion-distribution et chaînes de librairies. Il s'agit de réduire les concentrations horizontale et verticale dans l'édition française, désormais aux mains de quatre grandes fortunes. Produit des effets pervers de la concurrence par le jeu même des marchés, ce contexte d'oligopole débouche inévitablement sur des concentrations ; et les grands groupes issus de ce phénomène n'ont alors qu'une obsession : préserver leurs positions, quel qu'en soit le prix. C'est pourquoi l'ensemble des dangers qui pèsent sur la production et le commerce du livre comme outil d'émancipation et partie prenante de tout projet de démocratisation de la culture se résume à la concentration de l'édition. On remarquera que ces quelques mesures suggérées pour corriger les dysfonctionnements du marché éditorial sont indépendantes de tout critère intellectuel, artistique, politique, scientifique ou autre, pour ne s'en fixer qu'un seul : la taille. Limiter la taille d'un acteur économique, c'est limiter sa capacité de nuisance. Il en va pour le champ éditorial comme il en va pour la politique, la société et l'environnement : nous avons dépassé le stade du sauvetage des acquis d'un monde qui n'existe plus. Il faut passer à l'offensive avec des analyses et des propositions claires. La Fédération des éditeurs indépendants est bien sûr le lieu où ouvrir ce chantier. Thierry Discepolo Texte issu d'une intervention, jeudi 20 février 2025, aux IIe Assises de l'édition indépendante, sur le thème : « De la précarisation à la précarité : pourquoi ? comment ? » [1] Julien Leford-Favreau, « Quel avenir pour le livre dans l'après-Covid », The Conversation, 3 juin 2020. Texte intégral 2966 mots
21.02.2025 à 17:45
Le Point et l'éditocratie contre Wikipédia
Les éditocrates inquiets pour leur « réputation ». Wikipédia est un terrain de luttes, parfois incomplet, parfois inexact, en perpétuelle réécriture. C'est aussi un espace qui fait apparaître la critique des médias – ce qui s'apparente vite, pour les médias dominants, à un crime de lèse-majesté. Trop, c'est trop : Le Point a décidé de passer à l'action. Le 17 février, des centaines de « bénévoles contribuant à Wikipédia » publient une lettre ouverte dans laquelle ils dénoncent des « courriels d'intimidation par un journaliste du magazine Le Point ». Le lendemain (18/02), Le Point réplique et consacre un papier à Wikipédia, cette « machine à calomnier ». Le journaliste s'y indigne en passant que « Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde Diplomatique, Reporterre, ou Politis [soient] des sources abondamment citées pour "crédibiliser" la fiche Wikipédia du Point. » Mais ce n'était là qu'un début. Le 19 février, le directeur du Point Étienne Gernelle publie un édito (« Dérives de Wikipédia : déliquescence journalistique à France Culture »). Et le 20, Le Point enchaîne avec une tribune (« Halte aux campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia »). Hermétique à toute critique, l'éditocratie se mobilise. Parmi les signataires : Sophia Aram, Thierry Ardisson, Olivier Babeau, Élisabeth Badinter, Tristane Banon, Eugénie Bastié, Nicolas Bouzou, Alexis Brézet, Pascal Bruckner, Éric Chol, Ruth Elkrief, Raphaël Enthoven, Marc-Olivier Fogiel, Caroline Fourest, Marcel Gauchet, Xavier Gorce, Nathalie Heinich, Bernard-Henri Lévy, Rachel Khan, Gaspard Koenig, Luc Le Vaillant, Alain Minc, Benjamin Morel, Éric Neuhoff, Pascal Perrineau, Denis Olivennes, Natacha Polony, Jean Quatremer, Dominique Reynié, Abnousse Shalmani, Pierre-Henri Tavoillot, Vincent Trémolet de Villers, Philippe Val… Des omniprésents médiatiques qui, au vu de leurs exploits successifs, auraient tout intérêt à une certaine amnésie – c'est que leurs faits d'armes sont rarement glorieux. Les archives d'Acrimed, et celles de Wikipédia, en témoignent. Revenons à notre tribune. Après avoir exprimé leur « profonde inquiétude face aux campagnes de dénigrement systématiques et sans contradicteurs orchestrées par des contributeurs militants anonymes sur Wikipédia », les signataires s'inquiètent que « de nombreuses entreprises, personnalités publiques et organisations [fassent] l'objet de traitements infamants sur cette plateforme. » Avant de poursuivre : Propos décontextualisés, lecture partisane des faits, volonté d'entacher les réputations… La démultiplication de ces cas constitue une menace sérieuse pour l'intégrité de l'information, la qualité du débat public et de la démocratie. Défense de rire. Heureusement que les grands médias en général, et Le Point en particulier, sont immunisés contre les « propos décontextualisés », la « lecture partisane des faits » et la « volonté d'entacher les réputations ». La paille, la poutre… Comme si cela ne suffisait pas, Le Point remet le couvert le 21, avec le témoignage de Pierre-Henri Tavoillot (« "Wikipédia est vulnérable au militantisme exacerbé" »), qui « raconte les difficultés qu'il a rencontrées pour apporter des modifications à sa page Wikipédia ». Ce n'est d'ailleurs ni le premier ni le dernier : les figures médiatiques ont une propension certaine à tenter de (faire) modifier à leur avantage la page qui leur est consacrée, comme Eugénie Bastié en 2023 (nous rappelant au passage le cas Philippe Corcuff, épinglé par Le Plan B en 2007). L'obsession du Point non plus n'est pas nouvelle : un mois plus tôt, l'hebdomadaire publiait déjà une enquête : « Nous avons infiltré une formation d'Urgence Palestine pour influencer Wikipédia » (17/01)… Qui succédait déjà à un autre article, encore un mois avant : « Wikipédia, plongée dans la fabrique d'une manipulation » (13/12/2024). Une véritable campagne en somme, avec pour objectif de cadenasser davantage encore le débat public. Maxime Friot Texte intégral 908 mots