08.03.2025 à 16:29
Avec Abel Selaocoe découvrons le baroque bantou, mais pas que …
Dès le premier morceau, "Tshole Tshole", une invitation au monde des esprits et une composition basée sur un hymne sud-africain, l'album fait défiler les différents personnages qui pourraient chanter à travers Selaocoe : un ténor doux et sensuel, parfois multipiste, qui se mêle à la riche sonorité du violoncelle ; et dans des morceaux plus tardifs comme "Emmanuelle" et "Takamba", le violoncelle solo et le violoncelle massé. Alors que le violoncelle solo et les cordes massives de ses fréquents collaborateurs, Manchester Collective, s'envolent dans une succession de rythmes dansants, il chante avec ce growl caractéristique, un mode de chant dans lequel la distorsion accueille joyeusement le monde des esprits. C'est comme s'il était possédé : la musique avance sur une vague spirituelle à la fois irrésistible et contagieuse. Il crée une atmosphère de fête avec une aisance naturelle, mais il s'agit aussi d'un rituel pour les ancêtres, bien plus qu'un simple divertissement. Sur des titres comme "Kea Morara" et "Dinaka", on retrouve un côté plus improvisé, avec des ruptures de rythme, une richesse de timbre et une voix captivante. Ces titres contrastent fortement avec des morceaux plus calmes, comme un riff personnel inspiré par une pièce de viole de gambe de Marin Marais datant du XVIIIe siècle ou une interprétation sensible de l'hommage à Boccherini du compositeur post-minimaliste italien Giovanni Sollima. Il y a aussi une version de la Sarabande de la Suite pour violoncelle n° 6 de Bach, avec des couches supplémentaires du Manchester Collective : à mon goût, les cordes supplémentaires, tout en adoucissant la sensation de mélancolie de la musique, nuisent à son austérité originale. Selaocoe accorde une grande importance à la cohésion : qu'il s'agisse de la joie collective de jouer ou de travailler avec les musiciens tout aussi curieux et enclins à prendre des risques qui se sont rassemblés autour de lui. Cet album doit beaucoup au producteur Fred Thomas, multi-instrumentiste, compositeur et collaborateur de longue date. Thomas sait créer un espace dans lequel Selaocoe peut déployer ses ailes, rester fidèle à ses racines tout en empruntant de nouvelles voies dans lesquelles les catégories n'ont plus d'importance et où l'essence de la musique transparaît. Première grande découverte de 2025. Enjoy ! Jean-Pierre Simard, le 10/03/2025 Texte intégral 862 mots
Avec son second opus, le violoncelliste Abel Selaocoe se tourne vers les ancêtres, africains et européens, poursuivant un voyage à travers les continents et les siècles, en aventurier guidé par l'amour et le respect de ceux qui nous ont quittés ; mais nourri par la splendeur du présent. Ici l’artiste sud africain interprète plusieurs de ses compositions, certaines enracinées dans la tradition africaine, d'autres puisant dans le répertoire baroque vers lequel il se sent attiré depuis son enfance. Pertinent.
Abel Selaocoe - Hymns of Banthu - Warner Classics
06.03.2025 à 11:52
Quand la difficulté génère la lumière
À la fois poète et photographe, Rebecca Norris Webb tisse souvent des mots dans ses livres de photos. Après la perte soudaine de son frère, ce sont les mots qui sont venus en premier et les photographies qui ont suivi. Initiant un voyage à travers son deuil, l'écriture l'a amenée dans les profondeurs de son arrière-pays, tandis que la photographie l'a maintenue enracinée dans le monde, l'orientant vers l'extérieur et vers le haut pour retracer les migrations d'oiseaux à travers le Sud américain et le Nord de la France. A Difficulty Is a Light, l'élégie lyrique qui émerge de ce voyage, donne forme à l'expérience ineffable de la perte. Dans ce livre, le chagrin est une force animée qui se déplace dans le corps et l'esprit au fur et à mesure qu'il est abordé, l'habitant avec les différents rythmes qui façonnent les mots de Rebecca et qui se répercutent dans le monde à travers ses photographies lumineuses. Ancré dans cet exercice de regard profond, le livre traverse la première année de deuil, lorsque l'absence est la plus forte, pour aboutir à un moment de lâcher-prise. Dans cet entretien avec LensCulture, Sophie Wright s'entretient avec Rebecca Norris Webb sur la recherche de réconfort dans différents paysages, l'agitation du deuil et l'interaction entre les mots et les images. Spread from the book “A Difficulty is a Light” © Rebecca Norris-Webb/Chose Commune Sophie Wright : Il se dégage de ces images et de ces textes un magnifique sentiment d'accompagnement du deuil. En quoi l'écriture a-t-elle été un processus différent de la photographie à cet égard ? Vous apportent-ils des choses différentes ? Rebecca Norris Webb : Après la mort de mon frère à l'automne 2022, j'ai dû faire face non seulement au deuil, mais aussi au traumatisme de son suicide inattendu, ce que je n'avais jamais vécu auparavant. Dans mes autres livres, ce sont les photographies qui ont ouvert la voie, et j'ai donc été surprise en janvier 2023 lorsque les premiers tercets sont apparus, flottant librement au début, puis attirant ensuite d'autres personnes à proximité. Au début du printemps, j'avais une trentaine de ces strophes de trois lignes, et je me suis rendu compte que j'étais peut-être en train d'écrire mon premier livre de poésie, même s'il s'agissait d'un livre hybride, car je photographiais également. Ce n'est que vers la fin du projet que j'ai commencé à réaliser que chacun des tercets était une sorte d'aperçu, soit du monde, soit de mon propre paysage intérieur. D'une certaine manière, l'œil de mon photographe m'avait aidé à traverser une année de traumatisme et de perte, regard par regard. Four Days Before, Trieste, Italy © Rebecca Norris-Webb/Chose Commune Pendant cette période, j'ai découvert que le processus de photographie me ramenait dans les Badlands, les prairies, les marais et autres paysages qui m'offraient le réconfort, le silence et l'espace pour faire mon deuil. Par ailleurs, j'ai découvert que la discipline de l'écriture de poèmes - dont les rythmes sont souvent apparus au cours de promenades, de photographies ou d'observations d'oiseaux - me permettait d'entendre le rythme de mon propre traumatisme. Le traumatisme est très viscéral et insistant, et il a résonné profondément en moi, me dévastant encore et encore pendant les premiers jours sombres du deuil. Au fil du temps, j'ai lentement appris à façonner ce rythme troublant pour en faire le refrain de la première section, Night Diving (Plongée nocturne) : Sur l'eau, Trieste, Cela dit, comme je considère que les photographies font partie intégrante du rythme de ce livre-élégie pour mon frère, j'imagine que les images agissent comme un repos dans la musique, prolongeant le silence entre les dix mouvements poétiques, un silence souvent teinté de bleu et d'or. Extrait du livre "A Difficulty is a Light" © Rebecca Norris-Webb/Chose Commune SW : Un sens du mouvement, à la fois à travers les émotions et le voyage littéral que vous entreprenez en suivant les oiseaux, nous guide tout au long du livre. Y a-t-il une relation entre le mouvement et la perte pour vous ? RNW : J'ai découvert que la perte crée une sorte d'agitation, car le monde intérieur d'une personne change continuellement. Je me sentais mal à l'aise sur le plan émotionnel, mais j'avais appris, lors de ma première perte, qu'il était utile de rester en mouvement. Pendant le deuil de mon dernier frère, cela m'a amené à marcher et à observer les oiseaux à Cape Cod, ainsi qu'à voyager dans le Dakota à la recherche de courlis à long bec - l'un de mes oiseaux de prairie préférés, qui est particulièrement vulnérable au changement climatique de nos jours -, en Caroline du Nord pour photographier la migration du martinet ramoneur, et enfin à Saint-Malo où j'ai été le témoin inattendu de la murmuration dramatique de l'étourneau sansonnet. Murmuration I, Saint-Malo, France © Rebecca Norris-Webb/Chose Commune En fin de compte, c'est le plus petit mouvement qui m'a peut-être le plus aidé - le simple fait de lever les yeux en observant les oiseaux. Comme je l'ai écrit dans l'un des tercets : Je rêve d'une fenêtre si haute SW : D'une certaine manière, ce livre va de pair avec My Dakota, mais dans ce projet, vous explorez des géographies plus éloignées de chez vous. Saviez-vous où vous alliez quand vous êtes partie ou le projet s'est-il développé en cours de route ? RNW : Je travaille de manière intuitive, donc bien qu'il y ait eu une planification de base en ce qui concerne l'endroit où je voyageais, j'ai été guidée dans ma photographie et mon écriture plus souvent par la sérendipité. Par exemple, lors d'une retraite artistique dans un ranch de poètes près des Badlands, je n'avais pas prévu de passer une semaine avec un solitaire de Townsend, qui migre chaque hiver vers le sud depuis ses aires de reproduction arctiques jusqu'aux Badlands du Dakota du Sud. Je n'aurais pas non plus pu imaginer qu'un oiseau en particulier ne quitterait pas mon rebord de fenêtre pendant une semaine, essayant probablement de protéger ce qu'il percevait comme deux bosquets de genévriers à utiliser comme source de nourriture hivernale - le brise-vent réel abritant la maison ainsi que le reflet du bosquet dans la fenêtre - une erreur souvent commise par les migrateurs qui vivent principalement dans l'Arctique : Le solitaire de Townsend défend deux mondes : le bosquet de genévriers et son reflet dans la fenêtre. le bosquet de genévriers et son reflet. Un ami a fait remarquer que la majeure partie du poids émotionnel du livre est portée par les différents oiseaux, qui volent à travers les mots et les photographies. Badlands Storm, Interior, South Dakota © Rebecca Norris-Webb/Chose Commune SW : Comment avez-vous su que le projet était terminé ? RNW : Inspirée par le livre de la poétesse Mary Jo Bang, Elegy - dédié à son fils unique mort d'une overdose - j'ai décidé de limiter l'écriture à la première année qui a suivi la mort de mon frère. À l'époque, cela m'a semblé être la bonne décision, afin de protéger mon cœur et de m'assurer que je serais capable de passer à autre chose sur le plan émotionnel. Lorsque j'en ai douté plus tard - réalisant que je n'aurais peut-être pas assez de recul pour réviser les poèmes dans un délai aussi court - un ami proche, qui avait lui aussi perdu quelqu'un récemment, m'a rassurée : "La première année de deuil est celle où l'on ressent le plus vivement la présence de la personne dans l'absence. Environ un an après la mort de mon frère, j'ai remarqué que mon chagrin commençait à s'atténuer. Moins distraite et moins agitée, j'ai constaté que j'étais capable de me concentrer plus longtemps et plus profondément sur le monde. See, la dernière section du livre, fait écho à cela de deux manières. Tout d'abord, elle contient le plus long poème ininterrompu sur les martinets ramoneurs en migration. Deuxièmement, See se termine par trois photographies, ou un "tercet" - Cottonwoods, Sunflowers et Murmuration I - et les deux dernières sont des doubles pages, clin d'œil à mon regard qui s'élargit à nouveau pour inclure à la fois la perte et l'émerveillement. Et, comme il se doit, le "dernier mot" du poème est une photographie - Murmuration I - sur laquelle le troupeau sombre semble s'élever vers le ciel. Cela m'a semblé juste, car le deuil se termine souvent par un lâcher-prise. Sophie Wright, le 10/03/2025 pour Lens Culture - édité par nos soins Texte intégral 3850 mots
Dans ce recueil lyrique de poèmes et de photographies, Rebecca Norris Webb retrace son voyage à travers la perte de son frère en suivant la migration des oiseaux à travers le Sud américain et le Nord de la France. Interview de Sophie Wright
ville des départs,
des cloches qui me sonnent.
que je ne peux m'empêcher de regarder en l'air,
comme si l'œil seul pouvait nous élever.
Il chante sans cesse sur le rebord de la fenêtre.
Rebecca Norris Web - A difficulty is a Light - éditions Chose Commune
06.03.2025 à 11:27
Exploser les formats du bestiaire avec Ambroise&Victor
Ambroise&Victor, Vivants, dessin à l’encre, composition numérique et impression, 2025 © Ambroise&Victor Chaque espace du premier étage d’exposition de Labanque accueille un dessin d’animal monumental, habité par des microcosmes imaginaires. Ces mondes intérieurs constituent le point de départ de créations inédites, produites pour l’exposition, qui viennent épaissir la réflexion initiée par ces grands formats. Si l’encre de Chine demeure leur médium de prédilection, cette exposition est l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes de création autour de la couleur, de la lumière et du volume. L’exposition Intérieurs intègre une dimension sonore confiée à Thomas Vaquié, transformant les espaces de Labanque en véritables écosystèmes vivants. Jean Sampier le 10/03/2025 Ambroise&Victor, Promenade hallucinée, 2022 © Ambroise&Victor Texte intégral 883 mots
Avec l’exposition monographique Intérieurs, présentée jusqu’au 05 octobre 2025 à Labanque, Béthune, Ambroise&Victor déclinent leur univers dans une multitude de formats, avec la volonté de faire sortir le dessin de l’espace du papier. Leur exposition propose ainsi diverses créations en volume : mobiles monumentaux, sculptures de plâtre dessinées, automates peints…
Ambroise&Victor - Intérieurs -> 05/10/2025
Labanque 44, place Georges Clemenceau 62400 Béthune
06.03.2025 à 11:03
LA petite FILLE oubliée est un récit poignant et intime sur la solitude de l’enfance face aux défaillances parentales. Avec le point de vue d’une enfant isolée, l’album pose un regard singulier sur la société des adultes qui l’enferme sous le poids du silence et des responsabilités. Une oeuvre qui démarre en noir & blanc pour finir avec une très belle palette de couleur pour accompagner l’évolution des personnages et des émotions. Une histoire inspirée de l’enfance de l’auteur jonchée de vérités et de questions où l’imaginaire agit comme un rempart face à la détresse du quotidien. Souky travaille sur ce livre depuis 3 ans et à souhaité concevoir toutes les planches de manière traditionnelle, apprenant et perfectionnant chaque technique de la plume à l’aquarelle en passant par les crayons de couleur. De son vrai nom Hansith Soukanhgna, passe son bac d’arts appliqués à Paris tout en travaillant dans un vidéo club spécialisé dans le cinéma hongkongais, japonais et coréen. Puis vendeur de jouets, mangas et d’animations japonaises, disquaire de K-pop… Il ouvre son blog BD soukyblog en 2010 dans lequel apparaissent ses premiers strips donnant naissance à des personnages tels que le Captain Poulet. Membre du collectif Nekomix depuis 2011 où il réalise ses premières bandes dessinées dans le fanzine éponyme. 💡 Sur la page de la campagne, vous retrouverez également des planches originales, des portraits personnalisés, des commissions, et d’autres surprises. Pour tout savoir sur la campagne, découvrir l’avancée du projet et les news ça se passe par ici. ️Souky mets en vente 12 planches —parmi une sélection de 15, afin de vous laisser le choix— cliquez ici pour les découvrir en détail. Note à l’intention des lecteurices : Bubble édition et 9ème Art.fr sont des marques appartenant toutes deux à Bubble. Cela n’enlève en rien à cette bonne nouvelle mais il est bon de le préciser pour être transparent. Illustrations : ©Souky / Bubble éditions Thomas Mourier, le 10/03/2025 -> Les liens renvoient sur le site Bubble notre partenaire. Texte intégral 1598 mots
Aleona a 11 ans lorsqu’elle réalise que sa mère bascule dans la folie. Refusant de partager ce fardeau pour la protéger et par crainte d’être jugée, la petite fille trouve refuge dans l’écriture de son journal. Mais ces notes intimes vont être rattrapées par la réalité…
Aux origines du projet
Publié chez Bubble Éditions, LA petite FILLE oubliée est sa première bande dessinée.
Souki - LA petite FILLE oubliée - Bubble éditions
06.03.2025 à 10:46
Concevoir une ville aux spécificités africaines ?
Depuis sa création, Abidjan est le théâtre d’un face-à-face centenaire entre gouvernance et africanité. D’un côté, ses tours de béton et de verre, et ses multiples ponts enjambant la lagune, traduisent une ambition tournée vers une économie globalisée et une quête de modernité. De l’autre, ses trottoirs habités et ses pratiques urbaines informelles incarnent une micro-économie vibrante et vivante, porte-drapeau d’une identité propre à lacité africaine. Souvent pointées du doigt par les politiques urbaines locales pour les problèmes d’insalubrité et d’insécurité qu’elles peuvent engendrer, ces pratiques restent pourtant indissociables du quotidien abidjanais. Mais en quoi consistent-elles réellement ? Comment sont-elles vécues par les habitants ? Dans les métropoles occidentales, ces formes d’activités existent, mais restent limitées en temps et en espace, souvent cantonnées aux zones touristiques. À Abidjan, en revanche, elles sont omniprésentes. Les grands axes routiers deviennent des lieux d’échanges où marchandeurs et automobilistes interagissent au rythme des feux de circulation. Dès que le feu rouge s’allume, les vendeurs à la criée se faufilent entre les véhicules à l’arrêt, bras chargés de marchandises. Ils proposent de tout : des bouteilles d’eau et des sachets de bissap pour se rafraîchir sous la chaleur accablante, jusqu’aux objets artisanaux les plus variés. Un véritable marché en mouvement, où les bords de route se transforment en commerces déambulatoires. Ce n’est pas tout. Sur les trottoirs, qu’ils soient larges ou exigus, s’improvisent des terrasses pour les cafés et les traditionnels makis abidjanais. Les espaces intérieurs s’étendent spontanément sur l’espace public, créant une occupation fluide et organique de la rue. Derrière cette appropriation spontanée de la voirie, une organisation tacite se met en place entre commerçants et vendeurs. Malgré les nombreuses politiques visant à faire disparaître ces activités, elles résistent et restent la norme dans la majorité des quartiers d’Abidjan. Dès lors, deux questions s’imposent : ne faudrait-il pas concevoir une ville qui prenne enfin en compte ces spécificités africaines ? Comment intégrer ces pratiques sans compromettre l’élaboration d’une ville « structurée » ? Les réponses à ces questions ne sont peut-être pas aussi « parachutées » que les autorités locales le pensent. L’architecte ivoirien Issa Diabaté, associé de l’agence Koffi & Diabaté, propose une autre manière de « faire la ville » en Afrique. Comme il l’explique dans Le Point : « Alors le phénomène des quartiers informels est souvent pensé comme un phénomène négatif, mais en réalité les quartiers informels font partie intégrante des villes et il faut plutôt s’interroger sur comment les rattacher à la ville ».* D’ailleurs, lors de la dernière biennale de Venise, Koffi & Diabaté ont proposé un « manifeste qui définirait un nouveau contrat entre la ville, ses citoyens et les modes de gouvernance ».** Ce manifeste définit un nouveau contrat entre la ville, ses citoyens et ses modes de gouvernance. L’idée maîtresse ? S’inspirer du modèle du village africain, où l’organisation sociale repose sur une gouvernance de proximité. Dans ce cadre, les chefs de village jouent un rôle clé dans la régulation des activités locales, assurant un contrôle direct sur leur développement. À l’inverse, dans la métropole, ce rapport d’autorité s’efface, laissant place trop souvent à l’insalubrité et à l’insécurité. Repenser la ville à partir de cette gouvernance de proximité, qui a fait ses preuves, et l’adapter aux défis contemporains et à plus grande échelle, pourrait être une première étape essentielle pour réinventer la ville de demain. Car si Abidjan doit se développer, c’est en s’appuyant sur ses propres modèles, et non en imposant des schémas venus d’ailleurs. Koffi & Diabaté n’a, selon moi, pas réussi, clairement et pour l’instant, à appliquer leurs principes mis en avant à la Biennale de manière concrète. Par ailleurs, ce modèle pourrait également être appliqué à d’autres métropoles d’Afrique de l’Ouest, voire du continent, dont les enjeux sont similaires au cas abidjanais : l’explosion démographique, l’éclatement de la ville, la crise de logements, etc. C’est dans cette optique qu’émergent d’autres approches pour imaginer une ville plus durable dans d‘autres métropoles africaines. À Lomé, par exemple, l’architecte et anthropologue togolais Sénamé Koffi Agbodjinou propose, lui aussi, un modèle urbain ancré dans les réalités anthropologiques des Africains. Sa réponse, bien que différente de celle d’Issa Diabaté, n’en est pas moins complémentaire. Ecodesign camp Ouidah @ Sename Koffi Fondateur du « WoeLab », un espace collaboratif dédié à l’innovation technologique et sociale, Sénamé Koffi Agbodjinou défend l’idée d’une ville néovernaculaire africaine. « Il faut penser un nouveau schéma de cité qui ne fasse pas violence à la ruralité car cette dernière est constitutive de la personnalité africaine et de notre conception de la société ».*** Ce concept repose sur un équilibre entre tradition et modernité, où l’architecture vernaculaire et les savoir-faire locaux sont réinterprétés à l’ère du numérique. Il plaide notamment pour une fabrication urbaine participative, où les habitants, à travers des micro-fabriques et des technologies open source, pourraient être acteurs de la transformation de leur propre environnement. À travers cette vision, il propose un urbanisme plus inclusif et résilient, où la technologie n’est pas un outil d’uniformisation mais un levier d’adaptation aux réalités locales. En d’autres termes, loin d’imposer un modèle figé venu d’ailleurs, il s’agit d’exploiter les ressources locales et les dynamiques communautaires pour construire une ville qui évolue avec ses habitants. Ce modèle n’est d’ailleurs pas qu’utopie ; le projet « HubCité », porté par Senamé à Lomé, et qui consiste à créer des petits laboratoires dans les quartiers, se développe petit à petit. Ainsi, qu’il s’agisse du modèle de gouvernance de proximité d’Issa Diabaté ou de l’approche néovernaculaire de Sénamé Koffi Agbodjinou, une alternative africaine à la fabrique urbaine habituelle semble se dessiner. Affaire à suivre ! Thierry Gedeon, Conteur d’architecture le 10/03/2025 Villageois réunis autour d’un arbre @Indigo Côte d’Ivoire Texte intégral 2699 mots
Qu’il s’agisse du modèle de gouvernance de proximité d’Issa Diabaté ou de l’approche néovernaculaire de Sénamé Koffi Agbodjinou, une alternative africaine à la fabrique urbaine habituelle semble se dessiner. Une Chronique d’Abidjan.
Concevoir une ville aux spécificités africaines ? via Chroniques d’Architecture
06.03.2025 à 10:22
Merde in France : invendable autant que passionnant
On y est, c’est le dernier de la saison et un peu la fin d’un cycle. Le temps passe, dixit les Neg Marrons dont peu d’entre nous se souviennent, déjà, alors c’est dire. Vous tenez entre vos doigts frémissants le troisième volet de nos errances, celles d’une petite équipe qui vous a vus grandir avec émotion, ô cercle de nos lecteurs, peuple fanatique. Ce numéro est notre chant du cygne. Ça se passe en France, eh oui, pourquoi pas ? Comme Ulysse ou Dupont de Ligonnès, on boucle l’aventure à la maison et puis on disparaît. Consolez-vous, dans quelques mois d’autres noms balaieront les nôtres et on ne vous gâche pas les surprises mais elles seront fantastiques. Vous entendrez des voix de femmes – ce ne sera pas trop tôt – et d’hommes qui vous embarqueront vers on ne vous dit pas encore où mais ça sera dingo, vous découvrirez d’autres pisse-la-ligne professionnels, avec leurs états d’âme, leurs façons de flairer le monde, leurs obsessions particulières. Prenez-nous pour ce que nous sommes, un premier grand amour avant tous les autres, une passion introductrice, une antichambre, des aventures à venir, renversantes, débridées, brrr, vous devez être tout excités. Il fallait oser placer cette troisième (quatrième si l’on n’oublie pas le mythique numéro zéro, « Berlin en berline ») livraison d’Invendable sous le signe d’un sublime et provocateur rock yaourt conçu, en effet, il y a quarante ans tout pile : « Merde in France » nous entraîne (presque) aux six coins de l’Hexagone, poussant la forme particulière de journalisme pratiquée par cette équipe – certes un peu folle mais incroyablement déterminée – dans ses retranchements, puisqu’il s’agit peu ou prou de traiter ce pays comme les États-Unis de la « verticale du vide » dans le n°1, « Let’s Get Lost », ou comme la Russie des arrières de la guerre dans le n°2, « Autostop Poutine ». : surmonter les réflexes de l’ère du soupçon généralisé sans bénéficier de la couverture (ou alors réduite à sa plus simple expression) de l’étranger, de passage et curieux. Tout en conservant, quelles qu’en soient les difficultés, une éthique impeccable, ne trahissant pas ses hôtes en dépit de ce que peut souffler en maintes occasions le for intérieur de ces journalistes qui n’en pensent pas moins : on pressent et on constate, texte en main, que là n’est pas le moindre des défis réussis ici par Louis, Léo et Léa, nouvelle embarquée à bord pour cette virée-ci. Et puis, et puis, vous savez ce qui est arrivé : la mort de Françoise Hardy, la résurrection de Kendji, oui, on l’a dit, mais surtout ce qui n’en finit pas d’arriver et qu’on ne sait pas encore tellement nommer, ce qui nous faisait nous étirer chaque matin sur des sièges pas totalement neufs, en travers d’un champ camarguais, d’un plateau limousin ou d’un parking breton avec des pensées politiques un peu floues mais l’idée fixe qu’il y avait comme un couac dans ce pays, une couille dans le potage pour reprendre cette merveille de gauloiserie pure souche – et Dieu sait que la pureté de souche est une sacrée soupe. On s’était engagés sur les départementales françaises la fleur aux dents, le Pastis entre les pédales, avec l’assurance joyeuse d’être à rebours de l’actualité, de n’avoir rien à vendre aux journaux et de l’avoir bien cherché. Et puis, et puis, Jupiter a prononcé la dissolution, le con. Si Invendable, malgré tant de mauvais augures décernés par la profession journalistique au début du projet, se vend – et même bien, à en juger par l’engouement que provoque désormais à la modeste échelle de notre librairie à Ground Control l’arrivée d’un nouveau numéro -, c’est bien qu’il introduit dans la notion même de reportage quelque chose de spécial. Quelque chose qui ne saurait se réduire au gonzo cher à Hunter S. Thompson et à ses émules – même s’il en procède éventuellement. Quelque chose qui a peut-être trait à une capacité rare à « ouvrir le dialogue », à pratiquer une écoute empathique pourtant sans complaisance, jusque dans les circonstances les plus invraisemblables, quelque chose qui conduit au cœur des individus et des situations, qui rend les anecdotes signifiantes, et qui interroge discrètement, mais en profondeur, sans donner de leçons – au grand jamais. Alors, de cette brume électrique bien particulière, surgissent l’inattendu et le déroutant, sourdent ce qui conforte certains de nos (inévitables) préjugés ou ce qui au contraire les réduit, le temps d’une rencontre si superbement saisie et racontée, en lambeaux désemparés. On tient ainsi entre ses mains impatientes un petit morceau de grand art (offert à prix tout à fait vil), un grand art du récit échevelé qui ne se contemple pas en train d’écrire, mais qui nous offre pourtant, précisément, un formidable nombre de clés sur la production de cette observation non-participante et totalement salutaire. Se promener en France change forcément le rapport aux interlocuteurs, qui sont pas fous. On est à la fois observateurs et acteurs, jugés, interpellés, pris à partie. De la vallée de la Roya au Puy du Fou, en passant par le Pays basque, le Vieux-Lyon, Longwy, Cergy, Tarnac ou Roubaix, on s’est employés de notre mieux à la mettre en veilleuse parce qu’on ne voulait surtout pas promener nos obsessions, mais saisir celles des autres. Notre idée brillante consistait à se taper 10 000 kilomètres de départementales pour entrer en communion avec un maximum de ce que le peuple élu appelle nos « compatriotes », provoquer une série de rencontres triées sur le volet du hasard, pousser sournoisement tout un tas de gens sur des pistes glissantes en nous évertuant à ne pas trop les rattraper si l’envie leur venait de déraper sur les questions tout aussi sérieuses des piscines creusées, des charpentes à retaper ou d’une quelconque querelle de voisinage. Ce qui nous enthousiasmait dans ce voyage à domicile, cette « plongée dans la France profonde » comme le résument des gens bien intentionnés, c’était de faire une sorte de photographie de l’été 2024, un été inhabituellement chahuté où le dissolvant jupitéro-macronien allait verser généreusement de son liquide au moulin. Ça n’emballait pas les rédactions, jusqu’à ce rebondissement inattendu de la dissolution et des élections législatives anticipées parce que « les élections », ouais, c’est un sujet, alors que « trois mois à traîner en Fiat Panda à travers la France », non. Hugues Charybde, le 10/03/2025 Texte intégral 3898 mots
Sonder les cœurs d’une France sillonnée en Fiat Panda durant l’été 2024 de tous les dangers, comme un pays inconnu : un exercice déjanté de journalisme à colin-maillard, très savoureux et subtilement dérangeant. Encore un Invendable de haute volée.
Le temps viendra d’évoquer la saison prochaine, passé l’hiver qui nous est tombé dessus. D’ici là, laissez-nous vous causer d’une saison douce, la fin du printemps, le début de l’été, il y a une éternité. Rappelez-vous, Françoise Hardy était encore de ce monde, Kendji Girac était allé tâter l’autre, la tour Eiffel semblait nue sans ses anneaux et le Rassemblement national n’avait jamais obtenu plus de cent sièges à l’Assemblée nationale. C’était le délicieux mois de mai 2024, nous roulions en Fiat Panda 1995 par monts et par vaux, évitant les péages, titillant le chaland sur les terrains minés de « l’identité française » et des médias. Ca devait être une affaire de 5 000 kilomètres en terre natale. Nous étions partis de la vallée de la Roya avant les élections européennes pour atterrir à Paris à la fin des Jeux olympiques. On voulait voir ce qu’il se passerait dans l’intervalle, tracer une espèce de spirale dans l’espace métropolitain, prendre des détours et snober les stations services Total qui vous souhaite la bienvenue.
Voilà, ça repartait, la route et les invitations à gauche à droite pour pérorer sur ce qui unit et divise « l’archipel », comme dirait l’autre, qui s’appelle un pays. On prenait la tangente pour tailler une bavette avec tous les premiers quidam venus, avec Yves Dufour qui aime Solidarnosc, François Baroin et Mitterrand, avec la Frédo pour qui c’est plutôt naturopathie, yoga et France Soir, avec Mohamed qui aime la boxe, le FLN et les flics d’Hénin-Beaumont ou bien avec Élise et sa collègue tunisienne, ses potes de l’Action Française et ses bouchers pas hallal. Bref, on croisait tout un tas de gens sympathiques qui nous invitaient chez eux ou bien partageaient juste un peu de leurs lubies au comptoir, à la pompe, au coin de la rue. On traînait puisque, décidément, c’est une méthode qui n’en finit pas de faire ses preuves et qu’on avait trouvé ce titre merveilleusement poétique, « Merde in France », qui valait à lui seul un voyage.
« Merde in France (cacapoum) », c’est le nom d’une masterclass du rock enregistrée par le playboy Jacques Dutronc en 1984, soit très exactement quarante ans avant notre escapade. C’est un pur hasard du calendrier et il ne faut pas chercher d’explication trop loin. C’est un certain Jérôme B. (sans lien familial connu ou reconnu avec l’Olivier B. d' »Autostop Poutine ») qui nous l’a soufflé, ce titre-là. Au départ, on trouvait juste que c’était « très français », le jeu de mots bancal, le franglais, le « merde » qui sonne bien. Comme on aime les chansons à texte vraiment bien léchées, on trouvait que c’était un bel hommage.
On s’est retrouvés en Panda au milieu du gros bazar, nous les curieux naïfs, nous les interloqués sans avis, nous qui relançons à grands renforts de « Ah bon ? » les dingueries de nos concitoyens, celles de Tika qui n’en peut plus de « les » voir traîner devant sa boutique et pense qu’elle finira dans un fait divers, et celles du frérot Santa Fe qui rêve d’une vie pieuse dans un village tchétchène avec une belle vue sur les montagnes, sa daronne à l’abri et des grosses liasses parce que ouais, Santa Fe veut une vie simple mais aussi du roro. Ces deux-là habitent à quelques mètres l’un de l’autre, c’est pratique pour faire le grand écart entre leurs mondes, plier bagage et ainsi de suite, sur trois mois et dix mille kilomètres, finalement, tout de même, histoire de labourer comme il se devait ce fameux « archipel français » et se demander si c’était vraiment le sujet. Dans le doute, on est allés bêcher devant notre porte en se disant que la merde serait un bon terreau. Notre seule ambition était de remuer tout ça pour exhaler un peu le fumet, le fumet bien de chez nous, le bon fumet DU PEUPLE DE FRANCE.
« Le problème, c’est qu’en débarquant comme vous faites, sans rendez-vous, vous parlez pas aux personnes référentes, vous rencontrez n’importe qui. » C’est une néo-rurale du plateau de Millevaches qui a jeté ça au visage de Léa, un beau jour, avec un zeste de dédain, alors qu’on s’était quand même pointés bien civilement à un spectacle d’école primaire pas non plus foudroyant pour faire copain-copain sur notre temps libre avec les citoyens de Faux-la-Montagne. Léa croyait tourner un documentaire sur Louis et moi alors que ce « vous » qu’elle théorisait dans son appartement exigu des Abbesses, était devenu un « nous » dès lors qu’elle s’était engouffrée dans la reine de l’exiguïté à moteur avec sa caméra. Ça l’amusait, Léa, de remplacer Nico qui était parti se faire courser par des colons quelque part en Cisjordanie ; ça l’intéressait de nous observer, nous, « les garçons », travailler-traîner, et puis d’imaginer son propre dispositif pour faire de l’Invendable en vidéo. Quand elle avait proposé de se joindre à l’équipe sur de longues portions du voyage, Louis et moi avions répondu oui sans trop y réfléchir. Par chance, Léa était de bonne compagnie et elle se retrouvait parfaitement dans notre sacerdoce de psychologues marginaux.
Alors on tendait la joue à trois pour que les gens puissent enfin s’exprimer, bordel, dans ce pays où on peut plus rien dire, merde, et où les quelques braves qui votent encore s’égosillent dans les urnes sans avoir la sensation d’être jamais entendus. Sans savoir ce que l’été nous réservait, tout seuls, comme des grands, on poursuivait cette mission vaine et laborieuse de parcourir un territoire plus grand, plus nuancé, plus cultivé, plus politisé, plus informé qu’on ne pourrait l’imaginer, pour mettre le doigt sur le malaise puisque, visiblement, malaise il y a. Relisez les réactions dans la presse après la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques : « C’est comme si la France s’était mise en congé de ses névroses » ; « La France s’est mise en vacances d’elle-même » ; « C’est pas complètement foutu, on peut être ensemble et être heureux ensemble ». Nous, si un pote lâche ce genre de dingueries dans le train du retour après un week-end à la mer, on va pas se mentir, ça nous fait plaisir, bien sûr, mais ça nous inquiète pas mal aussi.
Collectif - Invendable- éditions Invendable
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28.02.2025 à 12:24
Darkside ( of the Jaar & Harrington) période deux … ce n'est pas Rien !
La particularité de leurs compositions, ainsi que l'intrigue générale entourant leur processus de reconfiguration en direct, ont créé un culte qui s'étend bien au-delà de l'histoire de leur genèse. En décembre 2011, lorsque DARKSIDE a présenté son premier EP au Music Hall de Williamsburg, ils ont transformé 15 minutes de musique enregistrée en un set électrique d'une heure. Les blogueurs, les fans et les Redditors se sont déchaînés. En 2013, le groupe a poursuivi sur sa lancée en présentant son premier album complet, Psychic. L'album, instantanément révéré, traverse des étendues ambiantes enfumées, des grooves funk et des crevasses statiques. Si Psychic était la bande-son de DARKSIDE faisant courir ses doigts sur un terrain extraterrestre rocailleux, leur album de 2021, Spiral, donnait l'impression d'avoir été enregistré à partir d'une voiture roulant sur l'une des autoroutes du pays. Les chansons étaient plus lisses et distantes, plus enclines à s'installer dans un groove psych répétitif qu'à l'ouvrir et à en montrer les entrailles. Leur troisième album, Nothing, change complètement le scénario. Alors qu'ils travaillaient sur ce projet, Jaar et Harrington ont donné un nom à leurs fameuses sessions improvisées : le "nothing jam". Ils ont pratiqué la pleine conscience, s'autorisant à faire de la musique sans ordre du jour préconçu. Le duo a également intégré le batteur Tlacael Esparza au groupe. Sur Nothing, on peut entendre les nouvelles textures qu'Esparza apporte : une brume fraîche de boîte à rythmes qui s'enroule autour des slides de guitare legato sur "American References", des tambours scintillants sur le dubbed-out "Slau". L'inclusion de percussions dynamiques, ainsi que l'ouverture d'esprit de Darkside, laissent présager une musique plus cinétique, désordonnée et mélodique que tout ce que le groupe a fait jusqu'à présent. Des riffs de guitare krautrock se mêlent à des rythmes tropicaux et à des voix punk distordues qui semblent avoir été chantées à travers un tamis. Les synthés aqueux deviennent durs et métalliques, crissant comme des engrenages rouillés qui s'entrechoquent. Les moments plus lents de l'album sont tout aussi captivants. Sur "Hell Suite Pt II", le fin falsetto de Jaar se fond dans une guitare qui noue doucement, comme une barbe à papa sur la langue. Rien ne prouve que Darkside est aussi doué pour incarner la tendresse que pour construire un monde. La touche émotionnelle de l'album provient des observations du groupe sur le monde qui l'entoure. En suivant l'incapacité des politiciens à s'attaquer aux problèmes mondiaux, tels que le changement climatique et la violence continue contre les peuples de Palestine et du Soudan, les membres du groupe ont été secoués par le mécontentement. Face à cette situation, le trio a réfléchi aux connotations opposées du néant. Le néant peut évoquer un bonheur méditatif, mais lorsqu'il est utilisé comme réponse à la question "Qu'est-ce qui ne va pas dans le monde ?", il peut aussi être utilisé pour masquer des sentiments de malaise. Sur Nothing, Darkside semble contempler comment l'inaction peut se faire passer pour de la tranquillité. "S.N.C." et "American References" mettent en scène des personnages qui ne font rien de leurs journées. Les deux chansons laissent entendre que ces fainéants ne sont pas vraiment satisfaits, que leur oisiveté est simplement la preuve qu'ils ne s'engagent pas dans le monde qui les entoure. Mais cette ironie de l'ignorance comme félicité frise parfois la ringardise. Jaar lui-même reconnaît que certaines des paroles utilisées sur Nothing sont ridicules. "I did it for the rush / I did it for the time of my life" (Je l'ai fait pour l'excitation / Je l'ai fait pour passer le meilleur moment de ma vie) est une phrase tirée d'une de leurs anciennes chansons intitulée "Rock n' Roll Band". Ils l'ont gardée dans "S.N.C." parce qu'elle leur donnait l'impression d'être des rock stars. Le message de DARKSIDE pourrait être poussé plus loin sur "Hell Suite (Pt. I)", où Jaar transforme les célèbres paroles de John Lennon en cauchemar. "Nous vivons en enfer / Rien de moins / Imaginez tous les gens / Vivant en enfer". Ici, Jaar se lamente sur les horreurs du monde, mais ce contre quoi il se bat reste vague, comme s'il ne reflétait qu'une indignation à moitié formée. Bien qu'il soit difficile de ne pas regretter le glitch sinistre et les méandres sans fin qui ont rendu Psychic si explorable et viscéralement troublant, Nothing peut être troublant à sa manière. Sur "Are You Tired (Keep On Singing)", la voix aqueuse de Jaar frissonne à travers des couches de réverbération et des cuivres qui se dégonflent comme l'horloge de Salvador Dali. Il se lamente sur son insatisfaction à l'égard de la société occidentale : comment les dirigeants peuvent injustement refuser à leurs citoyens l'accès à la terre, comment tout est dirigé par des investisseurs qui "ont besoin de guérir". Puis, soudain, une mélodie surf rock tordue fait irruption dans le mix. Par le biais d'une voix de chipmunk, Jaar donne des conseils : "Continuez à chanter !" C'est une solution si manifestement inadaptée aux maux de la société que l'on reste avec un sentiment de dissonance lancinant. DARKSIDE ne détaille jamais explicitement les paysages dystopiques qu'ils imaginent, mais on ressent ce qu'ils veulent dire sur "Sin El Sol Noy Hay Nada". Les paroles, chantées en espagnol, font carrément de la place à ceux qui sont en deuil après une année de brutalité en Palestine : "Mon petit frère a dit / Adieu à la mer / Il n'y a rien / Sans le soleil". Ces mots sont présentés comme un texte ancien, scandés au milieu d'un mélange de synthétiseurs et de guitares des années 80 qui se diffusent comme un brouillard et dégringolent comme des vagues déferlantes. Dans ce moment, les faux-semblants s'évaporent et c'est un soulagement de se retrouver ici, face à l'obscurité. Quand tout vous pousse hors du monde, c’est un appel d’air . On dira bienvenu… Jean-Pierre Simard le 3/03/2025 Texte intégral 1483 mots
On peut aimer et détester le rock progressif selon les groupes qu’on adore et ceux qu’on déteste. Radiohead versus quoi au fait … Mais avec Darkside, le projet Harrington /Jaar depuis 2011 et la tournée de “Space is only Noise”, c’est plutôt à chaque titre qu’il faut choisir. Amis feignants, tirez-vous, car personne ne vous oblige à tout apprécier.
Darkside - Nothing - Matador
28.02.2025 à 11:59
Les monuments en carton de Greg Olijnyk
Armé d’un scalpel et d’une patience infinie, Olijnyk découpe, plie et assemble méticuleusement chaque pièce de ses créations. Ce matériau, souvent associé à l’éphémère, devient sous ses mains un élément de construction durable et détaillé. Si auparavant il était versé dans les robots et les véhicules steampunk, ses sculptures récentes sont plus architecturales : une tour aux allures médiévales équipée de propulseurs futuristes, un phare perché sur un navire en pleine tempête ou encore une cathédrale posée sur une base mécanique complexe. Chaque monument en carton semble tout droit sorti d’un roman de science-fiction. Ce qui rend ses œuvres si remarquables, c’est la minutie de leur réalisation. Chaque fenêtre, chaque engrenage et chaque rivet est conçu avec une précision telle qu’on pourrait croire que ces structures sont fonctionnelles. Grâce à des articulations et des éléments mobiles, certaines de ses créations peuvent même s’animer légèrement, ajoutant une dimension interactive à son art. L’artiste utilise principalement du carton gris, un matériau à la fois robuste et souple, qu’il sculpte avec une maîtrise impressionnante. Il ajoute parfois des éclairages LED pour renforcer le réalisme et donner à ses sculptures une atmosphère unique. Plus sur Greg Olijnyk sur son site web ici ou sur son compte Instagram là) Jimmy Carl Black, le 3/03/2025 avec 2 Tout2 Rien Texte intégral 1420 mots
Dans l’univers de l’art et de la sculpture, Greg Olijnyk se démarque par une approche surprenante : il conçoit des robots, des vaisseaux et des monuments en carton. Depuis son atelier à Melbourne, cet artiste autodidacte transforme ce matériau humble en œuvres architecturales complexes, mêlant influences gothiques, industrielles ou des créations plus steampunk.
Greg Olijnyk - Les monuments en carton
28.02.2025 à 11:59
Paul Yeung Photobook : “Yes Madam, Sorry Ah Sir” Sinkane- U'huh Près de la gare Hoshinaga Fumio Une fausse amitié est comme un banc de sable. Proverbe indien Si l'on a la patience, le courage aussi de lire mon livre, on y verra des études menées selon les règles d'une raison qui ne démord pas, des solutions à des problèmes politiques procédant d'une sagesse traditionnelle, mais l'on y trouvera aussi bien cette affirmation : que l'acte sexuel est dans le temps ce que le tigre est dans l’espace. George Bataille, La Part maudite Lire 444 mots
L’image du moment
L'air du temps
Le haïku sur la tête
j'ai trinqué
avec cette époque aveuglanteL'éternel proverbe
Les mots qui parlent
28.02.2025 à 11:13
Toute énergie libérée par Evan M. Cohen
Connu par l'inconnu, Prêté pour être possédé, Combien de vie Avant de donner ? Je passe les années à tourner. Malade et incertain De la cause Et du remède. Le silence m'appelle, Je me penche en arrière, Je tombe en avant Je suis toujours sur la bonne voie. Entre être et voir, je suis ma peau Qui contient tout. La santé ou la richesse, Le confort ou le moi, Seul ou avec de l'aide ? En ayant l'air moins, Sans pureté et sans égal, Est-il impuissant d'espérer moins ? Quelle est ma valeur Dans la saleté, Quand je suis En sécurité Une signification secrète ? Je me soulève Pour une meilleure vue, Passé mon ancienne vie Vers quelque chose de nouveau. Evan M. Cohen’s Website Maskara Snake, le 3/03/2025 Texte intégral 968 mots
Un aperçu de la nouvelle bande dessinée de l'illustrateur et dessinateur de bandes dessinées Evan M. Cohen. "Energy" explore les thèmes de la transition et du dépassement des difficultés d'aujourd'hui dans l'espoir d'un avenir meilleur. La bande dessinée sera bientôt disponible sur evanmcohen.bigcartel.com !
Evan M. Cohen on Instagram
Evan M. Cohen - Energy
28.02.2025 à 10:50
Des oliviers pour et par Antoine Schneck
Antoine Schneck, Ottavio — Tirage pigmentaire — 100 x 100 cm © Antoine Schneck, Courtesy Galerie Berthet-Aittouarès Son intérêt se porte autant sur l’altérité que sur les formes concrètes que celle-ci prend pour nous apparaitre, formes qui nous obligent, afin de les regarder vraiment avec lucidité, à nous interroger sur les modalités du voir. Ces œuvres incroyables, pour lesquelles Antoine Schneck a multiplié et assemblé les images avant de retravailler chaque arbre, feuille à feuille, ne sont rien d’autre que la recherche de ce qui fait le portrait, l’individualité. « Le monde est vaste : il n’y a pas deux jours qui soient semblables, ni même deux heures, et il n’y a jamais eu deux feuilles d’un arbre semblables depuis la création du monde ; et les pures et authentiques productions d’art, comme celles de la nature, sont toutes distinctes l’une de l’autre.» C’est de John Constable, cela pourrait être dédié à l’Oeuvre d’Antoine Schneck. Antoine Schneck, Tommaso — Tirage pigmentaire 100 x 100 cm © Antoine Schneck, Courtesy Galerie Berthet-Aittouarès Les Oliviers d’Antoine Schneck s’inscrivent dans l’identité même de son travail. Une fois encore, ce qu’il s’agit de rendre dans ces portraits, est un mélange insécable la vision et de l’émotion. Joe le Galeriste, le 3/03/2025 Texte intégral 1432 mots
« Au cœur des Pouilles, je suis allé, nous confie Antoine Schneck, à la rencontre d’habitants millénaires de cette campagne aride du Sud de l’Italie. Ils étaient mes hôtes, Ottavio, Gino, Cosimo, et les autres, comme les nomment ces hommes qui se succèdent de génération en génération pour s’occuper d’eux. J’ai attendu la nuit pour les photographier, lorsque toute la couleur du paysage s’évanouit, et que les oliviers se parent entièrement de tonalités d’argent, laissant apparaitre leurs formes minérales. »
Antoine Schneck s’intéresse à l’autre, sous toutes ses formes, c’est l’évidence même. Alors portrait, oui, les photographies des oliviers le sont.
Antoine Schneck - Oliviers -> 29/03/2025
Galerie Berthet – Aittouarès 14 et 29, rue de Seine 75006 Paris
28.02.2025 à 10:29
Angèle avait froid. Elle portait un cache-cœur en laine jaune mais cela ne suffisait pas. À part ça elle se sentait bien. Il était huit heures et demie du matin et elle attendait Barbara et les autres. Il n’y avait pas de café. Il y avait un chat maigre noir et blanc. Il était aussi légèrement ébouriffé. Peut-être avait-il combattu durant la nuit. Il était assis sur un muret non loin d’Angèle, devant le Blockhaus. C’était ainsi qu’on appelait le local de l’Association des Femmes. La construction avait été rénovée à une époque pour les festivités, les mariages, les baptêmes, les fêtes de villages ou de saints. Elle aurait dû être crépie mais elle était restée sans. Les crédits n’étaient pas arrivés. Les rayons du soleil donnaient l’impression de trop l’éclairer. Le bâtiment carré resplendissait alors qu’on aurait préféré qu’il reste dans l’ombre. Il était inesthétique. Angèle hésitait. Barbara risquait d’avoir du retard, il devait bien y avoir un café. Il y avait longtemps qu’elle n’était pas venue. Elle cherchait à se souvenir. Elle bougeait ses mains et ses bras pour ne pas se laisser envahir par le froid. Elle faisait des moulinets pour faire circuler le sang et le chat malade avait été attiré par son mouvement. Au lieu d’avoir peur, il s’était légèrement approché. Il devait avoir très faim. Angèle pensa qu’elle aurait bien aimé lui donner une coupelle de lait. Cette pensée était réconfortante pour elle et pour lui. Le temps passait et Barbara n’arrivait toujours pas. Angèle était de plus en plus obnubilée par cette histoire de café. En même temps elle avait peur de louper Barbara, elle avait fait des efforts pour arriver à l’heure et ce serait dommage que cette bonne volonté ne serve à rien. Elle avait reparcouru le terrain vague et remouillé ses chaussures de rosée limpide puis elle avait remonté la ruelle sans croiser personne. Elle se dirigea instinctivement. Elle arriva sur une place. Le café était là. Devant il y avait un car de touristes. Le chauffeur était seul, il somnolait calmement au volant. À l’intérieur du café, il régnait une agitation confuse. Les odeurs étaient entassées les unes au-dessus des autres. La raie au beurre noir ou un autre poisson de mer puis le vin, un peu la bière, le croque-monsieur, le tabac, les haleines, l’odeur de transpiration des corps, ils ne devaient pas aérer souvent. Par-dessus toutes ces odeurs, il y avait celle, corsée, du café, elle suffisait pour un nouveau départ. La plupart des personnes du car étaient assises. Seul un groupe de trois était en train d’évoluer autour du comptoir. Ils se passaient des tasses remplies de café au lait. Ils procédaient d’une drôle de façon. Il y avait forcément du café au lait répandu, les mouvements n’étaient pas bien coordonnés, la première personne avait agi avec trop d’empressement, trop d’enthousiasme et la soucoupe avait cogné le poignet de son coéquipier. Celui-ci avait eu un bon réflexe, il avait étalé sa paume afin de présenter la surface la plus large à la soucoupe et éviter la catastrophe. À un moment pourtant, il s’était retrouvé tangent. Les gens n’avaient jamais que deux mains avait pensé Angèle. Tous les gens, quels qu’ils soient. Ce n’était pas fait pour porter trois tasses à la fois. Mais le premier avait l’air de penser différemment. À peine la deuxième envoyée, il se précipitait au comptoir pour attraper la troisième et la refiler sans plus tarder. Sans penser que l’autre était à peine en train de passer la première tasse au troisième. D’autant plus qu’il n’aurait pu la porter tout seul. Angèle s’était demandé s’il était idiot. Tout cela ne faisait pas avancer ses affaires. Personne n’était venu lui demander ce qu’elle voulait. Il y avait beaucoup trop à faire avec les personnes du car qui représentaient une clientèle conséquente. Elle n’avait pas envie de se lever, de traverser la salle, de s’approcher du comptoir au milieu de toute cette agitation matinale. Elle ne voulait pas importuner la patronne et se la mettre à dos alors qu’elle comptait lui demander en plus du café une petite tasse de lait à part pour emporter. Angèle continua à regarder le tournoi de tasses. Aussi invraisemblable que cela paraisse, elles étaient toutes en passé d’arriver à bon port. Le premier, celui dont on pouvait supposer qu’il n’avait aucune intelligence quand on le voyait empêtrer les autres avec sa propre tasse, était en train de porter la corbeille de pain. Il y avait une ambiance de cantine, une drôle d’ambiance, l’idée d’une collectivité de gens en train de s’occuper de leur petit déjeuner, de ne rien faire d’autre, d’être absorbés par les tintements de cuillères, la mie trempée dans le café au lait ou dans le chocolat, la boisson lactée sur les commissures, les serviettes en papier pour essuyer. Personne ne parlait. Angèle avait fait un petit signe. Elle continuait de regarder. Elle le faisait plus discrètement maintenant car plus aucune scène particulière ne se distinguait. Elle entendait les suçotis, les clapotements, les soupirs, l’écrasement de la croûte entre les mâchoires et les têtes étaient baissées. Il y avait quelque chose d’ensemble qui était harmonieux pensait-elle. Elle était peintre. Elle n’était plus peintre. Elle ne savait plus où elle en était avec ça. Elle ne voulait pas y penser. C’était le trou noir de ses pensées. Tout s’annulait là, tous les tableaux qu’elle avait peints se fondaient là-dedans, s’écrasaient lamentablement les uns contre les autres et entraînaient tout le reste des choses si elle avait la malheureuse idée de se demander si elle était peintre. Elle tentait de se tenir à distance de cette question. Cela ne réussissait pas toujours. Il y avait très peu de distance entre voir quelque chose et en faire un tableau et peu de distance après entre faire un tableau et être peintre. Dans un immeuble labyrinthique au statut incertain, le Blockhaus si joliment et paradoxalement nommé, des femmes se réunissent au sein d’une association. Elles y partagent leurs expériences, leurs oppressions et leurs luttes. Témoignages désorientés mais toujours mystérieusement combatifs, les récits alternés (et alternatifs à plus d’un titre) d’Angèle, de Mira, de Barbara, de Mariette, de Suzanne, de Simone, de Marouchka, de Vanessa, dessinent une réalité triste et bétonnée, sans issue véritablement apparente, mais contre laquelle il s’agit bien de se battre, sans relâche et même sans espoir – en maniant un subtil humour (à froid) du désastre qui lorgnerait du côté de son homologue volodinien. En face, paternaliste indifférent, violeur aux aguets, gaslighter impénitent, fétichiste automobile, hiérarque sournois, et pouvant épouser encore bien d’autres oripeaux patriarcaux jusqu’aux plus extrêmes, il y a Brosi, Sirob, Sorbi, Boris, tant de facettes à peine disjointes, malgré leurs différences de statut social, d’un oppresseur qui ne prend que rarement la peine de se déguiser. Un café, une cave, un portail, un couloir, un local photocopie, un garage, une salle d’attente, un cabinet médical, un espace de dépôt de plainte deviennent ici autant de lieux ordinaires savamment dévoyés, rendus à leur nudité fourmillante de scènes primitives à rejouer sans cesse. Personnages pas si secondaires, Ousmé, Amzat, Hélio, des travailleurs et clandestins, d’autres opprimés en somme, organisent comme mine de rien, comme malgré les probabilités de défaite, une subtile convergence des luttes, pour faire mentir peu à peu, néanmoins, ce qui se voudrait la mathématique banale de l’écrasement au quotidien. Mira descendait à la cave chercher une paire de skis pour le docteur Brosi. C’était un homme qui aimait la montagne pour cette raison. Il écoutait la radio tout au long du trajet, s’arrêtait manger des quenelles à l’heure du déjeuner puis faisait ensuite bonne route jusqu’à la station où il arrivait vers les 17 h 30. Il dévalait les pistes dès le lendemain. Mira avait lu les instructions. Cave n° 622. Les skis sont longs et verts, vous ne pouvez pas vous tromper, au 4e sous-sol. C’était une épreuve. On regrettait l’air, le soleil, le vent entre les arbres ou sur les cheveux, toute autre douceur qu’offrait le monde à sa surface. Mira passait dans les couloirs. On la voyait mal, plutôt de dos, nous. Elle se déplaçait souplement. Elle offrait un dos large et musclé à la situation. Le docteur Brosi la coinça un peu plus loin. Il avait allongé le pied pour la faire traîtreusement tomber sur le ciment. Il avait eu la détente un peu lente. Il n’avait pas atteint le mollet. Le coup s’était perdu dans une espèce de toile de jute. Au lieu de se déchirer brutalement, le tissu avait donné l’impression de se décomposer en poussière. Comme si on avait mis le pied dans un seau rempli de cendres, qu’est-ce que c’était que cette robe s’était demandé Brosi. Il avait perdu l’équilibre. Mira avait reculé. La lumière s’était éteinte. Ils respiraient peut-être à deux mètres l’un de l’autre au croisement des deux couloirs qui desservaient les numéros 405 à 710. Les portes des caves étaient en bois. L’atmosphère, sèche et chaude, contrairement aux zones situées plus bas, au nord-ouest. Le docteur Borosi avait le souffle court. Il lâcha le mur auquel il s’était rattrapé de justesse. Il s’était râpé la peau. Il avait la sensation qu’un chat l’avait griffé au poignet. Il existe des textes précurseurs. Beaucoup d’entre eux, saisis vingt ans plus tard, créeront souvent une admiration de nature avant tout archéologique. Et puis il a des textes fabuleusement intempestifs et toujours magnifiquement actuels : « La révolution par les femmes », publié pour la première fois chez Tristram en 2006 avant d’être réédité en ce début 2025, chez le même éditeur inspiré, est indéniablement de ceux-là. En créant un climat extrêmement spécifique, par lequel Franz Kafka (et sa force de micro-description, de méticulosité retournant le machinal contre lui-même) irriguerait un quotidien ordinaire, voire infra-ordinaire, devenant révolte science-fictive, embrasée par le détournement presque subreptice de telle ou telle métaphore, Corinne Aguzou nous offre un extraordinaire antidote à la résignation – against all odds, serait-on tenté de calculer avec ses héroïnes et héros, du bas de toute leur humilité si résolue. Tissé de formules qui se glissent comme autant de slogans intériorisés instigateurs de l’action souterraine (autre figure volodinienne, Maria Soudaïeva n’est parfois pas si loin), comme « Le féminisme est un oubli collectif récurrent » (Barbara, p 47), « Elle avait fait partie du collectif de lutte contre la catégorisation des femmes en sous-groupes humiliants » (Marouchka, p 62) ou encore « Ce n’était pas une interdiction juridique. Mais une interdiction consensuelle intériorisée presque à jamais dans les tréfonds individuels. » (Barbara, p 90), déjouant les soumissions chimiques rampantes des incitations à l’alcool et à l’ivresse qui serviraient de carburant aux viols projetés, « La Révolution par les femmes » déploie sa formidable logique de l’absurde, traçant ses salutaires équivalences entre violences économiques et violences sexuelles, pour rappeler encore, contre certains airs du temps, que les émancipations authentiques doivent être conçues, non pas chacune ou chacun dans son coin, mais bien toutes et tous ensemble. Mira sentait que son corps était de plus en plus incertain, plutôt, elle était en train de ne plus sentir qu’elle avait un corps, il lui devenait étranger, elle était dans le corps de quelqu’un d’autre, chaude et inerte. Pendant ce temps l’autre, la vraie, logeait à l’air libre, se balançait entre des arbres, tapotait la tête d’une lionne douce, funambulait. Mira luttait contre ce qu’elle savait être un effet de la stratégie d’anéantissement engagée par l’exterminateur. Elle refusait de se dédoubler. Des bribes du Mémento du Jour Maudit revenaient : MON INNOCENCE ne me sert à rien. MON INNOCENCE C’EST MON IGNORANCE DU MAL. Les rêves enfantins qui pouvaient laisser supposer que ce n’était pas sur moi que l’ignominie fondait étaient à prohiber. Ce n’était pas le moment de rêver. Même si ce genre de rêve était vraiment enthousiasmant. La lionne amie, tout le monde aurait voulu en avoir une par exemple. Mais pour l’instant, mieux valait revenir à la réalité, donc à l’odeur écoeurante de ce tueur miteux qui s’était bêtement entaillé le crâne dans le noir en la pourchassant probablement pour lui extorquer des renseignements qu’elle ne lui fournirait jamais plutôt crever dans une cave. Elle le méprisait royalement. Il faisait partie de cette bande de pillards qui avaient réussi à infiltrer et faire fonctionner les démocraties les plus avancées tout en les soumettant durablement à d’infâmes profits personnels. La possession des biens les plus vils donnait lieu à des calculs politiques sans nom, à des luttes âpres et malsaines. Mira ne pensait pas que sa situation actuelle se rapportait à la fatalité et ne concernait qu’elle. Elle savait que cette position humiliante était courante, banalisée, tue, ravalée, enfouie dans nos inconscients et façon à nous empêcher de trop souffrir. La lumière s’alluma. Cet événement joua en sa faveur. Contrairement à Brosi qui avait le dessus et aucune envie d’être dérangé, elle avait besoin d’une bonne diversion. Dans le fond, que la lumière s’allume était équitable, permettait de redistribuer les chances. Elle aperçut le visage de Brosi qu’elle ne reconnut pas. Ses yeux étaient minuscules. Il mettait du temps à comprendre que la lumière s’était tout simplement allumée. Il refusait probablement le fait, animé par son envie délirante de soumettre à l’obscurité totale l’esprit léger, libre et aventureux qu’il subodorait tapi chez cette voltigeuse professionnelle. Mira profita de la posture hébétée adoptée par Brosi entre ses seins. Elle se dégagea par petites secousses violentes et ininterrompues. Un mouvement spiralé rapide et nerveux qui partait du bas de la colonne vertébrale et prenait de l’ampleur en montant. Brosi comprit vite de quoi il retournait. Il ne connaissait pas exactement la prise mais il en avait entendu parler. Il mettait en place une force d’inertie supposée l’empêcher d’être éjecté à deux mètres. Aucun des deux n’avait le temps de se préoccuper de savoir qui avait appuyé sur un interrupteur, dans quelle partie des sous-sols, avec quelles intentions. Hugues Charybde, le 3/03/2025 Texte intégral 4346 mots
Exhumant le tissu onirique de l’oppression infra-ordinaire, une rare, savoureuse et formidable fiction féministe de convergence des luttes.
– Ça va ? Je ne vous ai pas fait mal ? demanda-t-il.
Il parlait bas, il n’y avait aucune résonance. Il imaginait qu’elle était tout près, encore à l’intersection. Il passait sa langue sur ses égratignures. Il portait des chaussures noires, pas impeccables, banales. Il remit ses mains sur le mur de droite, il avançait comme ça très doucement à moitié collé contre le mur. L’espace était étroit. En général, à la surface, il la tutoyait. Elle était jeune mais alphabétisée. Il sentit le vide au bout de ses doigts. Il mettait la main là où elle était un instant auparavant, deux ou trois secondes calculait-il, il n’y avait aucun effluve particulier, l’air était reposé. Il se déplaquait du mur. Il se déplaçait dans une enfilade de cloisons minces plus ou moins cimentées. Il marchait maintenant au milieu du couloir des 600. Il ne cherchait pas à ne faire aucun bruit. On entendait ses pas. Il pariait qu’elle s’était enfermée au 622.
Corinne Aguzou - La révolution par les femmes - éditions Tristram
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24.02.2025 à 21:26
L'amitié sauvage de Jean-François Spricigo
JEAN FRANÇOIS SPRICIGO; sur les cimaises du festival du REGARD. ©pascalTherme2025 Sans doute convient-il d’écouter / ré-écouter cette bande-son, celle du film projeté au Festival. “J’ai appris la photographie avec un chien, c’était la nuit, enfin les nuits…. “ à écouter ce texte magnifique, qui nous arrive par cette voix profonde au timbre de pierres roulantes, mue par un texte touchant. A la rencontre d’une émotion, d’une voix, d’un souvenir à l’évocation de l’ami, du passeur d’ombre, de la personnalité animale d’ HIko, le chien de Jean François Spricigo ; nous ne pouvons que nous interroger, dans la foulée du promeneur nocturne et solitaire en la seule compagnie de cet accompagnateur magnétique, du voyage de la nuit, de la traversée de l’ombre, de la paix immémoriale qui en structure toute la présence dans la révélation. Toute une poétique nait de ce grand bonheur de l’entendre, clarté sur tant d’ombre, genèse du photographe grâce au passeur. Figure du chien qui habitait, en psychopompe, le panthéon égyptien, Anubis, grand canidé ou chien sauvage, dieu du passage et des embaumeurs…. Pascal Therme: Comment te définirais-tu ? Jean-François Spricigo: En être vivant à part entière apparentée à l’espèce humaine. Partant de là, on ne se confond pas dans tous les paradigmes narcissiques d’identité ou de fonctions, mais en étant relié à l’immensité de la vie qui, profondément, offre les potentialités à l’endroit des circonstances et à l’écoute que nous avons de ces circonstances. Les photos accrochées au Festival ont été choisies par Sylvie Hugues et Mathilde Terraube, elles sont issues des expositions précédentes organisées par ma galerie Camera Obscura, à Paris. On tenait à ce qu’il y ait aussi une relation charnelle, on va dire au papier. Néanmoins, le cœur de l’ouvrage en ce qui me concerne, est un diaporama vidéo qui m’a été demandé et que j’ai confectionné pour l’occasion; dans lequel il y a un texte, une musique et naturellement des photos. ©JF Spricigo, courtesy Galerie Camera Obscura Paris Le photographe s’exprimant ensuite sur le film, précise que par ce texte racinaire, le don que lui a fait le chien de sa grand-mère HIKO, lors de leurs promenades au cœur de la nuit l’a ramené à l’essentiel, je crois du vivant, à l’essentiel qu’est l’amour. » La traversée de l’ombre: C’est-à-dire que profondément la nuit n’a pas l’opacité qu’on lui prête. Il y a autant une profondeur que des qualités d’ombre, des natures d’ombre. Car, finalement une ombre en soi c’est absolument essentiel en génèrant les potentialités à être éclairée, à y mettre la lumière. C’est parce qu’il y a l’ombre qu’il y a la conscience, qu’il y a la quelque chose à éclairer. Donc je ne vois pas l’ombre comme quelque chose derrière laquelle se cacher, une menace ; mais au contraire, une main tendue au vivant. De la Vie, pour aller à l’endroit de nos lumières, et je me permettrai de citer un monsieur qui fut aussi très important pour moi, qui s’appelle Marcel Moreau et que je cite également dans le film: « ma vérité, c’est quand mes ténèbres sont expertes en Aurore », je trouve ça magnifique. Pascal Therme: Je voudrais savoir comment cette traversée de la nuit et de l’ombre ont été un déclenchement sur le sur le plan conscient autant que sur le plan d’écriture photographique ; ce qui s’est produit ensuite dans l’image, comment cette expérience létale de l’ombre, qui est devenu une expérience vivante, a finalement initié quelque chose de cette, écriture photographique qui est si particulière. Jean-François Spricigo: C’est expérientiel, charnel et sensuel. Pour éclairer une ombre, ça nécessite de s’en approcher, c’est par des contraintes et un protocole technique de prise de vues. Alors, forcément quand vous êtes à l’endroit de la nuit, vous descendez le temps de pause et, soudain, vous n’êtes plus à l’attention usuelle de figer les choses (parce que c’est ce qui semble induit en journée) ; vous rendez compte qu’il y a dans une temporalité plus vaste la possibilité non plus de saisir un instant décisif, comme il est convenu de l’appeler, mais d’essayer d’être à l’attention de la trépidation, de la palpitation, de cette respiration. Et de ce trouble là, nait pour moi, quelque chose qui a d’avantage à voir avec le Vivant, parce que profondément la fixité c’est quand même ce qui se rapproche le plus, d’un état de mort. Pascal Therme: Quelle est la nature du lien entre l’admiration et l’émerveillement, j’ai cru comprendre qu’elle était une articulation profonde au sein de l’image qui conduit peut-être aussi à un lien à l’enfance, à la découverte, au voyage. Comment comment peux-tu en parler? Jean-François Spricigo: Pour moi l’ émerveillement c’est, quelque part, la qualité de la sagesse. En cela, il me vient d’envisager que les deux jambes, en tout cas deux jambes possibles pour cette sagesse, ce serait l’insouciance et l’insolence, deux qualités caractéristiques que l’on prête souvent à l’enfance. Je trouve pertinent d’affirmer que l’enfance n’est pas tant une période de la vie qu’une zone géographique; on est, et c’est Brel qui dit ça, dans un endroit qui s’appelle l’enfance, cette enfance est toujours là…. être à l’endroit de cet émerveillement pour soudain se rendre compte qu’on a pas besoin d’ajouter quoi que ce soit et que, ce qui importe, c’est l’écoute, là où il y a la conscience que ce qui est essentiel; c’est pas mon existence en soi, dont on se fout, mais la disponibilité à la vie, qui la traverse profondément. Tu vois, je suis pas la main qui dessine sur la vitre embuée de mon existence, je suis juste la chaleur au bout du doigt, c’est c’est la vie en moi qui décide. Chaque fois que je refuse, chaque fois que je revendique un titre, un rôle ou une misère, ça me ramène toujours à hier, et hier est déjà mort…. La suite est à suivre à l’écoute de Jean-François Spricigo et de ce qu’elle raconte des racines de son être là, en ce jardin des Tuileries, ce Dimanche 16 Février, à l’heure froide. Pascal Therme, le 24/02/2025 ©JF Spricigo, courtesy Galerie Camera Obscura Paris Eléments biographiques : Être vivant, apparenté à l’espèce humaine, souvent rigolo, à tendance enthousiaste, prompt à l’émerveillement et passablement impatient. Son vertige est un prétexte à l’envol (il apprend encore à atterrir). Chaque jour, il explore l’intensité de la tranquillité, incluant les nécessaires orages pour éclairer la nuit. Immense gratitude aux généreuses mains tendues, citées pêle-mêle tant chacune convie implicitement les autres Jacques Brel, Henry David Thoreau, David Lynch, Sielwolf, Pierre Desproges, Friedrich Nietzsche, Osamu Tezuka, ABBA, Éric Baret, Franz Schubert, Nine Inch Nails, Pixies, Will Ferrel, Stanley Kubrick, Marguerite Kardos, Itsuo Tsuda, Nirvana, Nelson Mandela, Alfred Schnittke, Mounir Hafez, Jiddu Krishnamurti, Simone Weil, Bill Evans, Marcel Moreau, Henri Michaux, Fernando Pessoa, et mes amis si essentiels. Chaleureuse reconnaissance à Iris, Moggy et Hiko, leurs providentiels élans ont tant participé à vivifier les miens. À tous les autres singuliers compagnons sauvages aussi, rencontrés au bonheur des instants, toujours ils insufflent à la Beauté sa juste respiration. Pour la joie du partage, remercier bien sûr It Never Entered My Mind par le Miles Davis Quintet et sa puissance dans la douceur. Artiste associé au CentQuatre-Paris, représenté en galeries par Camera Obscura à Paris, la A.Galerie à Bruxelles et Louis Stern à Los Angeles. Il est aussi l’un des photographes / vidéastes de l’agence PHOM Paris. Il donne régulièrement des ateliers de création pour divers publics auprès d’institutions, centres d’art, associations, entreprises, fondations, écoles de tous niveaux et sections, et partout où il est possible d’en inventer. Jean-François aime inconditionnellement la nature et les animaux, pour lui il n’existe aucune hiérarchie dans le respect : peu importe la forme choisie par la Vie, l’important est la Vie dans la forme. Ainsi pouvons-nous tous nous reconnaître intensément vivants. Cette relation de tendresse l’inspire à vivre plus sereinement l’ordinaire inconstance de l’espèce à laquelle il appartient. Pascal Therme, le 24/02/2025 Texte intégral 3105 mots
Jean-François Spricigo expose actuellement au Festival du Regard à Cergy une série de photographies sur le thème animal. D’où cette interview à propos de la définition de sa photographie, dans quelle expérience de l’être situe-t-elle son champ d’action, dans quelle résonance, quasi magnétique, s’opère l’inversion des pôles du quotidien, visible/invisible, ombre/lumière, amour/joie.
INTERVIEW DE JEAN FRANÇOIS SPRICIGO RÉALISÉE au jardin des Tuileries, ce Dimanche 16 Février.
L'amitié sauvage de Jean-François Spricigo
L'amitié sauvage de Jean-François Spricigo
24.02.2025 à 13:13
Avec Sylvia Robinson, Love is (radically) Strange…
Découverte à 14 ans par Hot Lips Page, le trompettiste qui a accompagné toutes les figures notoires du jazz d’après-guerre au début des fifties, Sylvia Vanterpool va trouver le chemin du succès avec Les McCann qui va la faire signer et enregistrer sous le nom de Little Sylvia ( rapport à son âge) quelques faces pour Savoy et Jubilee. En 1955 elle rencontre Mickey avec lequel elle va monter un duo - et il va lui apprendre à jouer de la guitare, car c’est un requin de studio qui écrira nombre ouvrages de référence sur le sujet. En 1956 sort “Love is Strange” sur Groove Records qui va prendre son temps pour faire un carton et établir durablement le duo qui ne réussira jamais à réitérer cet exploit. Les deux se séparent en 1962 : Mickey filant s’établir à Paris pour refaire du studio et composer pour d’autres, pendant que Sylvia s’accroche au business à New-York et y rencontre Joe Robinson qui va rester longtemps son partenaire avec All Platinum Records. Les deux producteurs aux rôles bien définis, à Joe le business et à Sylvia la DA, les compos et la prod musicale, vont bientôt s’apercevoir que pour avoir les mains libres, il faut diriger et posséder toute la chaîne de production/distribution discographique et ainsi vont posséder studio et usine de pressage , pour ce faire. De bons en mauvais coups, ils vont être obligés de faire affaire avec Morris Levy, le mafieux propriétaire de Roulette Records - le même qui obligera Lennon à enregistrer son album Rock’n’Roll pour suspicion de pompage des classiques sur certains de ses titres, comme sur certains de ceux des Beatles. Mais Lennon avait un bon avocat et s’en est sorti. De leur côté, les Robinson verront leurs dettes épongées contre de grosses parts de leurs boîtes; selon l’usage en vigueur : “An offer you can’t refuse… “ Côté carrière, Sylvia tentera tout pour rester à flot et se faire une place dans les charts, à grands coups de ressortie sous de nouveau formats ou de réutilisation de titres un peu reliftés pour faire l’affaire, quand ce ne seront pas des covers exportées pour occuper les charts étrangers . Ce, jusqu’en 1974 où par la grâce d’un titre composé pour ( et refusé par) Al Green, elle fera un second carton avec Pillow Talk, genre de bluette toute poitrine en avant qui passera et fera sensation. Pour le côté lascif, ça passe, mais pour le contenu, on peut préférer … Bette Davis, un peu plus wild. En 1979, Sylvia Robinson est invitée dans une soirée au cours de laquelle elle découvre le hip hop , un nouveau genre musical qui s'est développé au cours des années 1970 dans le Bronx. En percevant le potentiel commercial du rap, elle fait enregistrer une bande son par des musiciens et tente de recruter des rappeurs afin de réaliser un disque. Elle fait appel à trois jeunes amateurs d'Englewood, New Jersey : Henry Jackson (dont le nom de scène est Big Bank Hank), Guy O'Brien (Master Gee) et Michael Wright (Wonder Mike). Le trio, baptisé The Sugarhill Gang, enregistre le single Rapper's Delight, édité par le label Sugar Hill Records que Sylvia Robinson a fondé avec son mari. Classé 4e du hit-parade rhythm and blues et 36e du Billboard Hot 100 en 1979, il est considéré comme le premier hit du genre. Le label connaît également le succès grâce à Grandmaster Flash and the Furious Five. Leur titre The Message, 4e du hit-parade rhythm and blues en 1982, inspire les artistes de rap à écrire des textes socialement engagés. Mais à force d’oublier de prévenir les ayants-droits et de verser la moindre royalty, Sylvia la Godmother of Hip hop va morfler grave. D’abord Chic qui reconnaît Good Times en fond du Rapper’s Delight et va obliger les Robinson à conclure un accord financier à l’amiable qui les reconnait comme auteurs du titre. Puis, ce sera Grand Master Flash qui attaquera au pénal pour non paiement des royalties. Les musiciens de studio de Sugarhille Gang iront s’expatrier à Londres pour aller bosser avec Adrian Sherwood et connaître un meilleur sort. Des années plus tard, Sylvia sera reconnue comme une grande entrepreneuse du business musical black et recevra moult récompenses. L’histoire ne dit pas si c’est pour la longue carrière en dents de scie ou le fait d’avoir duré. Je vous sent un peu feignant sur le coup; alors que l’histoire est passionnante, même si pas toujours ragoutante. Je l’ai lu, à vous de jouer ! Vous n’en saurez pas plus, sinon à quoi sert de sortir des livres… Jean-Pierre Simard, le 24/02/2025 Texte intégral 1356 mots
Composé en 1956 sous pseudo par Bo Diddley, le tube/standard de Mickey (Baker) et Sylvia (Robinson) Love is Strange est parfait. Tellement même qu’il ressurgi dans les charts à chaque fois que ladite Sylvia en a eu besoin. Mais l’histoire ne s’arrête heureusement pas là pour elle qui, de coups foireux en arnaque au petit pied, a réussi à construire une carrière de directrice artistique et de productrice avec usine de pressage pour la musique black finalement récompensée, sur le tard. Entre temps, elle aura adopté, pour durer, toutes les modes musicales et produit les deux plus grands tubes du hip-hop : Rapper’s Delight et The Message. Coup d’œil dans le rétro - c’est trop !
Real Muzul - Sylvia Robinson, godmother of hip hop - éditions le Mot et le reste
24.02.2025 à 12:07
« L'Abécédaire de Gilles Deleuze » : L'internel à la télé
À Sébastien, forcément, il ne pouvait en être autrement. Gilles Deleuze et Claire Parnet Je le dirai s'ils y tiennent : la citation est de Samuel Beckett et sa pointe perce le brouhaha de l'archive filmée en 1980 d'un cours alors donné par Gilles Deleuze à l'université de Vincennes. L'autre citation, ajoutée en off, est musicale et provient d'une chanson d'Alain Souchon : « Quand j'serai K.O. ». La parole du philosophe se dirait donc à ces deux conditions : l'exigence du dehors qui peut prendre la figure de l'autre, ainsi l'auditeur et le téléspectateur ; la menace d'un brutal effondrement du corps, autre expression du dehors quand le boxeur s'écroule sur le ring, knock-out. Parler depuis le labeur du concept, qui répond moins aux grandes interrogations qu'il fait voir le problème qu'il recouvre, ce travail de taupe ou de fourmi avec ses profondeurs, ses cavités et ses galeries, c'est tenir à cette limite où son désir peut être forcé aussi par des forces qui l'anéantissent. Ainsi s'ouvre L'Abécédaire de Gilles Deleuze tourné entre 1988 et 1989, avant que le philosophe n'en précise immédiatement les clauses : le choix par Claire Parnet de chaque lettre du mot allant avec et sa diffusion post-mortem par le réalisateur Pierre-André Boutang (même si l'ancienne étudiante a su convaincre son vieux professeur de diffuser l'abécédaire de son vivant, au début de janvier 1995, et qui continuera après sa mort survenue le 4 novembre 1995, à la lettre H comme Histoire de la philosophie). Comme une coda aux Dialogues entre Claire Parnet et son maître en 1977, douze ans, un bail, une autre exception heureuse aux lois ingrates des grilles de la télévision quand de la pensée y passe, joyeuse, concrète et enfantine, comme ç'avait déjà été le cas avec le sublime France, tour, détour, deux enfants (1979) d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard. Un abécédaire, c'est aussi l'imagier qu'apprécient tous les enfants qui y redécouvrent alors le sens profond des mots retenus dans l'alliance avec les images avec lesquelles leur promenade s'égaie. Le philosophe sait d'emblée qu'il parle depuis un temps paradoxal qui est celui de l'entre-temps, le temps de l'après-coup qui le fera toujours déjà archive, à la fois vivante et survivante. L'image double d'une vie promise à se poursuivre dans l'impersonnel et l'incorporel, seulement désireuse de parler plus en profondeur ou, dit Deleuze alors avec cette malice dont il ne se départira plus, mieux qu'à l'occasion d'une séance de spiritisme. Retrouvé dans les faveurs du direct, le génie spirite du cinéma aura cependant permis à la télévision d'en faire tourner la table, au microsillon de sa pensée. Et quand le microsillon saute à chaque voilement de pellicule, clap du réalisateur et changement de bobine, c'est l'image de télévision elle-même qui retrouverait alors ce que Deleuze dit proprement de l'image-temps quand le faux-raccord enchaîne moins les images qu'elles les ré-enchaînent depuis une coupure. L'interstice est un vide faisant voir un peu de temps à l'état pur, une faille pareille aux circonvolutions et plis du cerveau, propice aux plus intempestives des connexions synaptiques. Deleuze à la télé, c'est une image de l'internel dont l'idée a été trouvée chez Charles Péguy : comme les saints communient, le présent aussi qui va à sa perte sur sa ligne horizontale tout en coexistant avec l'autre présent des souvenirs purs sur leur ligne verticale. Et c'est la coexistence des temps qui assure leur contemporanéité. Alors, l'instant peut coïncider avec l'éternité qui n'est plus extérieure au temps mais interne à lui. L'internel dit l'événement quand la télé vibre du dehors de la pensée. L'animal, donc. L'animal qu'est Gilles Deleuze, qui avoue d'emblée ne guère apprécier les animaux domestiques qu'il préfère appeler familiers et familiaux, ainsi les chiens (leur aboiement est, dit-il, la honte du règne animal) et les chats (les frotteurs l'agacent). Filmé chez lui dans son salon, le philosophe a pourtant l'allure d'un gros chat, avec ses ongles longs et son pull peluchant et violet, avec ses yeux rieurs qui semblent grands ouverts sur le dehors tandis que sa voix a des grondements qui arrachent à la toux suffocante de la maladie respiratoire des roulements de plaisir, des ronronnements quasi-félins. L'archive où il se tient dans l'internel, à la fois présent et disparu, très concret, vivant mais et toujours disparaissant, indiquerait que sa malice est égale à celle du chat du Sheshire, ce qui aurait pu convenir à ce très grand amateur de Lewis Carroll. Divisée à l'image entre son dos en amorce à droite et son visage reflété dans un miroir derrière lui, Claire Parnet semble alors une autre Alice, la jeune fille duplice en étant l'amie à la fois des surfaces et des profondeurs. L'animal, donc. Les animaux familiers, parce qu'ils sont familiaux, déplaisent au critique du familialisme caractéristique du freudisme. Et ils sont plus déplaisants encore quand il rappelle qu'ils sont eux aussi des fraudeurs de la sécurité sociale, autre éclair de malice. Claire Parnet rappelle alors que Deleuze a pourtant un bestiaire qui l'accompagne depuis longtemps, au moins depuis Proust et les signes (1964), mais peuplé celui-là d'animaux considérés comme répugnants, souris, araignée et tique. Alors que l'animal non humain est l'un des grands refoulés de la métaphysique occidentale, Élisabeth de Fontenay et à sa suite Jacques Derrida y ont insisté, il est très présent chez Deleuze, mais tout en ayant été déniché dans les caves et souterrains de la hiérarchie traditionnelle. L'animal permet de tenir à trois choses comme trois bords de la pensée : que l'on peut avoir comme être humain des rapports non humains avec les autres animaux, à l'instar des enfants ou de certains chasseurs ; que les animaux ont un monde, même considérablement pauvre ou restreint, ainsi la tique et ses trois excitants (visuel, odorant et tactile) ; que l'animal en tant qu'il est l'être aux aguets éclaire beaucoup, en étant rapporté au domaine de ses territoires propres, de ce que l'art et même la philosophie peuvent ailleurs accomplir au gré des rencontres qui sont de véritables événements. Trois bords et autant de bonds : avec le chasseur, moins praticien de la chasse à courre qu'homme des bois tel Dersou Ouzala, l'émission de signes est soulignée et, avec elle, des séries de postures, de chants et de couleurs en marquages de territoire et avec lesquelles travaillent aussi les artistes, danseurs et musiciens, peintres et cinéastes, chanteurs et écrivains ; avec la tique, c'est tout un rapport profond avec le biologiste allemand et philosophe Jacob von Uexküll, l'explorateur d'espaces vécus, de milieux avec quoi composent les animaux en mécaniciens ; avec l'être aux aguets, l'émission de signes conduit au territoire et, avec lui, au concept de déterritorialisation. Le mot est barbare, a-t-on reproché à Deleuze qui en a tiré un concept avec Félix Guattari, mais il faut des mots nouveaux pour désigner des problèmes neufs. Encore qu'un terme existait déjà dans la littérature d'Herman Melville, celui d'outlandish que l'on traduirait en effet par le déterritorialisé. Si la déterritorialisation offre d'appréhender philosophiquement qu'il n'y a pas de territoire sans vecteur de sortie de celui-ci, il n'y a pas non plus de déterritorialisation sans l'action de se reterritorialiser ailleurs. La ritournelle conceptuelle est une grande ligne qui fait passer un devenir-animal dans la pensée. Les images virtuelles forment alors un étonnant pullulement, la toile et la scène, la page et l'écran en autant de territoires pour les penseurs, philosophes et artistes y trouvant place comme le petit chat cherche un coin, renfoncement ou encoignure, pour y mourir. Un autre chat fera d'ailleurs entendre son miaou intempestif à l'occasion de la pérégrination avec la lettre C. Avec l'animal, l'écriture est ainsi repensée à sa limite, c'est par exemple le piaulement douloureux propre à Franz Kafka. La limite qui sépare la langue de la musique, du silence et du cri, de l'animal humain et non humain, de la pensée et de la non pensée. On n'écrit pas pour raconter sa petite affaire privée ou personnelle ; ça c'est, dit Deleuze, la honte de la littérature. On écrit en vérité pour les analphabètes (Artaud), pour les idiots (Faulkner), pour le peuple des souris (Kafka). On écrit encore pour les bêtes qui meurent, pas à leur intention mais à leur place, parmi elles ou depuis elles, pour répondre d'elles. L'animal devant lequel l'écrivain est responsable, disait Hofmannstahl. Se porter à cette limite-là, et de telle sorte que le philosophe ou l'écrivain ne soient plus séparés de l'animal qu'ils sont et de la bête qu'ils seront quand ils mourront parce qu'il n'y a que les bêtes qui savent mourir, et d'instinct trouver le territoire pour y exhaler leur dernier soupir. De l'animal à la mort en passant par la littérature, les chemins de la pensée du philosophe tiennent à de tels bords en étant capables des plus grands bonds, aux aguets de la bête qui, bientôt, en lui s'apprêtera à mourir. Gilles Deleuze a bu, beaucoup et puis un jour, il a arrêté, sa santé l'y aura contraint, forcé. Le manger le dégoûte, admet-il franchement tandis que l'évocation de la boisson fait sa joie, toute une gourmandise paradoxale ou, mieux, une grande soif ragaillardie à tirer de l'alcool des lignes diagonales enivrant le rapport à la littérature et, plus généralement, à celui de la philosophie. C'est d'abord une affaire de quantité et d'évaluation : combien de verres pour accéder au tout dernier ? Comment en faut-il, comment le savoir ? L'alcoolique est moqué quand il est caricaturé comme celui qui ne cesse pas de dire qu'il va arrêter de boire, alors qu'il est vérité celui qui ne cesse pas d'arrêter de boire. Combien de verres pour accéder au dernier, mais à seule fin que le dernier verre soit celui de la journée, avant le lendemain de recommencer. La quantité liée à l'évaluation revient à l'agencement propre à l'alcoolique, à son désir du dernier verre afin d'en relancer la série. L'alcoolique a pour passion non le dernier verre mais, plus profondément, l'avant-dernier. Deleuze l'énonce ainsi en en trouvant l'image dans ce que Charles Péguy disait des Nymphéas de Claude Monet : le premier tableau répète toujours déjà le dernier. C'est la même chose pour l'alcoolique, dont le premier verre de la journée porte en lui le dernier qui en sera la fin. Le dernier verre pour autant qu'il soit l'avant-dernier en redevenant ainsi le premier : non l'ultime, mais le pénultième. L'alcoolique est un être rusé, autrement aux aguets ; il doit en effet trouver l'agencement suffisant à boire et recommencer sans s'écrouler comme le boxeur sur le ring, l'image revient en tête après l'ouverture sur « Quand j'serai K.O. » d'Alain Souchon. Mais sa ruse à lui s'évalue au prix du plus grand danger encouru, l'effondrement risquant d'entraîner celui du travail et, Deleuze y tient, le travail est plus important. Et si l'alcool le menace en menaçant la santé, alors c'est fini. L'évocation d'Henri Michaux, ainsi que celle, plus implicite, de Georges Bataille, invite à suivre la ligne de crête, ce mince défilé entre la puissance et l'impuissance que l'on emprunte à y consumer sa vie. La vie personnelle est ce que sacrifie le drogué quand il a pour désir la saisie d'une vie plus grande que lui, la vie impersonnelle des choses intolérables que l'addiction permettrait de supporter. Enfin, il s'agit-là d'une croyance, d'une fiction que l'on pourrait qualifier de constituante. En réalité, aucune drogue n'est nécessaire pour travailler. On croit qu'elle peut aider mais on voit bien que c'est faux quand on en a fini avec elle. Quand la fiction constituante est destituante sur le plan de la santé, elle révèle sa duplicité branchée sur une autre douleur, qui appartient aux écrivains se faisant les passeurs des puissances qui pourraient les briser. De son côté, Claire Parnet enchaîne les cigarettes. Deleuze convoque alors la littérature étasunienne, celle qu'il aura tant aimée, F. Scott Fitzgerald, Thomas Wolfe et Malcolm Lowry. Tous ont selon leur disposition risqué le coup de boire afin de supporter de se faire les voyants de l'intolérable. Les poètes français l'ont été de leur côté, Verlaine (Deleuze n'habite alors pas loin des rues qu'il fréquentait) et Rimbaud dont la poétique hallucinée a inspiré au philosophe qu'il n'y a pas d'art sans visionnaire. Et pas davantage de vision sans voyants risquant leur esprit et leur santé à s'offrir en sacrifiés sur l'autel des forces impersonnelles de la vie. Deleuze se dit peu cultivé, sans aucun goût pour la figure de l'intellectuel. Les intellectuels savent tout, peuvent parler de tout, ainsi Umberto Eco pour qui il admet cependant avoir de l'admiration. Le philosophe, lui, n'a aucun savoir en réserve ou provisionnel. Ce qui dans la culture l'intéresse, c'est la rencontre d'une œuvre soulevant son désir de travailler depuis l'idée qu'il y aura entraperçue. C'est une offensive contre la culture que Deleuze conduit afin d'en retrancher ce qui distingue spécifiquement le travail du philosophe. L'opposition y est même fermement tranchée : la culture, c'est parler et parler est sale quand l'écriture serait propre. Drôle de morale hygiénique. En sourdine, on y entendrait que le parleur, aussi érudit soit-il, n'a pas la discipline de l'écrivain. Claire Parnet argue alors de la parole de l'enseignant en philosophie que Deleuze a été et qu'il précisera plus tard. La parole qu'il pourfend est celle de l'intellectuel qui, de colloque en colloque, voyage pour s'entretenir avec ses pairs en entretenant une position sociale : le statut de parleur professionnel. Le philosophe, lui, sait que le colloque est la clôture de ce qui rend possible son désir : l'être aux aguets qu'il est, l'animal qu'il est donc en quelque sorte a les antennes actives, sensibles à la possibilité de la rencontre. Les aguets, les rencontres, non avec les personnes mais avec les œuvres au départ desquelles le travail du philosophe lui permet de sortir de la philosophie, tout en y restant. Comment s'en sortir sans sortir, aurait-il pu dire en citant Ghérasim Luca, un poète qu'il admirait. Rester dans la philosophie tout en en sortant, sortir de la philosophie par la philosophie redéploie autrement le motif de la déterritorialisation. Ce qui se dit aussi est qu'il n'y a pas de pensée sans dehors la remettant en question, aux aguets des rencontres qui sont pour elles autant d'événements. Un exemple est donné, récent : son travail sur Leibniz. Le concept de pli qu'il en a dégagé fait sa joie quand il suscite moins les lettres élogieuses des intellectuels, que le courrier de ceux qui s'y sont reconnus concrètement : les amateurs de surf (la vague est un pli mobile de la nature) et d'origami (la feuille de papier est le plan d'immanence des plis, replis et déplis à l'infini). Il s'en amuse même en retrouvant à notre grand étonnement Platon qui, en proposant une définition du politique comme le pasteur des âmes, a provoqué la rivalité des bergers et des bouchers pour dire « le gardien des âmes, c'est moi ». Rencontre avec Leibniz, avec les surfeurs et les origamistes. Les intellectuels sont des frotteurs familiers et familiaux, des experts, des aboyeurs professionnels, bien incapables de susciter l'idée après laquelle courent de grands artistes, ainsi en cinéma Joseph Losey et Vincente Minnelli, qui sont en réalité poursuivis par elle. Le théâtre intéresse moins Deleuze, sa discipline est par trop contraignante, à l'exception des créations de Bob Wilson et Carmelo Bene. Et quand Claire Parnet lui parle d'Eddy Murphy, dont Deleuze n'a jamais entendu parler, elle sait aussi qu'il est l'amateur d'un autre comique autrement moins estimé, l'anglais Benny Hill. L'évocation d'un film russe censuré, La Commissaire d'Alexandre Askoldov, tourné en 1967 mais seulement visible en 1988, est aussi l'occasion de dire comment un auteur isolé, et replié sur l'héritage soviétique des années 20, n'aura pu faire les rencontres l'arrachant au gel de l'esthétique. Enfin, Deleuze fait remarquer qu'il y a sur le plan culturel des périodes grasses, et d'autres maigres. Contrairement à la Libération et Mai 68, la période actuelle (alors la fin des années 80) est qualifiée comme pauvre, autrement dit peu favorable aux rencontres et aux idées. Ce qui la caractérise est déjà le mélange d'insolence, d'impudence et de méchanceté de ses gardiens. Les dits « nouveaux philosophes » sont très lapidairement évoqués, mais vite révoqués, on imagine comme symptômes si caricaturaux de tout ce qu'il y a de honteux et d'exécrable dans la figure nulle de l'intellectuel. Surtout, la crise frappant la culture, et qui n'a plus cessé depuis de s'aggraver, aurait trois déterminants : le journaliste auteur de livres dénués de tout souci littéraire (alors que de grands écrivains ont été journalistes, ainsi Mallarmé) ; la littérature réduite à l'infamie des petites affaires personnelles (une privatisation dont l'autofiction est l'un des symptômes actuels) ; un changement de marché (comme à la télévision où les téléspectateurs comptent si peu face au seul bénéfice des annonceurs et publicitaires). La critique littéraire est ainsi de plus en plus écrasée par la promotion commerciale avec laquelle elle aura fini par se confondre. Les prodromes socio-économiques de l'analyse des modifications morphogénétiques du paysage culturel débouchent sur une pointe, cependant moins pleine de venin que d'amertume. Traverser un désert culturel est moins douloureux que de naître ou de grandir avec. Parce qu'alors, on est moins sensible à ce qui a disparu, ou déjà en train de disparaître. Le nouveau ne manque jamais quand, en effet, on n'y a jamais été confronté. On pourrait alors trouver un certain réconfort dans une image nietzschéenne : quelque lance une flèche, elle tombe, un autre la ramassera pour la relancer à son tour, ailleurs ou plus loin. Mais le réconfort du penseur vitaliste n'oublie pas de faire entendre sa plainte : « Malheur aux pauvres ». La littérature peut manquer comme le peuple manque quand elle ne lui est plus destinée, ainsi la littérature russe hier. On ajouterait bien aujourd'hui la française. Et le cinéma la suivrait de près. Il existe un malentendu, grand ou petit, qui enveloppe le concept axial de désir, dont a été l'objet le premier volet de Capitalisme et schizophrénie : L'Anti-Œdipe (1972). Beaucoup y ont en effet perçu un appel post-soixante-huitard à l'hédonisme et la permissivité dont l'université de Vincennes aurait été le théâtre, sinon le barnum. Au vieux cliché qui aurait encore la peau dure, Deleuze oppose qu'un concept n'est pas une chose intellectuelle ou abstraite, mais une création aussi simple qu'elle est concrète en trouvant ses déterminations – ce point est décisif – à l'extérieur de la philosophie. À la suite de la psychanalyse, on a en effet l'habitude de poser que le désir, par nature vagabond, se fixe sur un objet, l'objet du désir selon Lacan, jamais nommé alors qu'il était le grand adversaire à l'époque de l'écriture de L'Anti-Œdipe avec Félix Guattari issu de la psychothérapie institutionnelle (avec Jean Oury) et de la psychanalyse. Or, on ne désire jamais un objet, mais un ensemble. Proust l'a bien compris en montrant qu'une femme est désirable à seulement être accompagnée du paysage qui l'enveloppe, et que pressent confusément l'homme qui la désire. Un autre exemple proposé paraît plus convenu : une femme aime une robe, mais c'est pour aussitôt montrer que la robe désirée trouve à s'agencer en fonction des milieux et des gens avec lesquels elle trouve son agencement. Pour le rapport à l'alcool, c'est idem : on boit seul ou avec des copains, chez soi ou dans un bar, etc. Parce que le désir coule dans un ensemble, autrement dit une série de multiplicités, il engage à construire depuis elles ses agencements propres. La perspective est celle d'un constructivisme que l'écriture à quatre mains a pratiquement vérifiée. Parce qu'il coule, le désir peut se faire ruisseau ou éclair, c'est l'événement d'une différence de potentiel activant la machine qu'on lui aura construite. Le constructivisme met ainsi en défaut le psychanalyste, qui renouvelle la figure du prêtre, en désactivant la plainte lui étant habituelle : la malédiction de la castration, reprise du péché originel. Deleuze distingue trois premiers points, avant de dégager quatre composantes du désir. D'abord, l'inconscient n'est pas un théâtre bourgeois sur la scène duquel s'agitent indéfiniment Œdipe ou Hamlet, mais une usine avec ses rapports de montage et ses chaînes de production. Ensuite, la dimension de délire du désir n'a rien à voir avec le familialisme freudien et le couple du papa-maman, mais avec le monde entier, ses peuples et ses tribus, ses déserts et ses meutes, ses classes et ses races, tout un délire excédant l'Histoire pour la déplacer du côté de la géographie. Enfin, contre la réduction à un seul facteur du champ psychanalytique, Deleuze-Guattari valorisent la multiplicité. Pas un os, mais un ossuaire comme Jung devant Freud qui ne le comprenait pas. Pas un cheval battu qui traumatise le petit Hans, mais la brutalité moderne des rapports de l'animal et de l'humain. Les quatre composantes peuvent dès lors être enfin fixées : le désir requiert pour se construire et s'agencer des états de choses (des objets dans toute leur variété possible), des énoncés (qui sont l'expression de styles d'énonciation dont l'apparition est historique), des territoires (des espaces qui lui sont privilégiés) et des processus de déterritorialisation (des vecteurs de sortie). Désirer, c'est par conséquent trouver le lieu de son désir, le lieu au sens de son milieu, ainsi que son vecteur de sortie. Le désir est multiplicité, l'inconscient une usine et le délire est cosmique, délire-monde et machines. N'interprétez jamais, dit Deleuze de façon étonnamment anti-nietzschéenne. Expérimentez plutôt, construisez vos arrangements, machinez vos agencements. Le désir est l'aiguillon d'une disposition expérimentale et constructiviste à couper-monter les flux du désir qui, jamais, ne cesse de couler. Le modèle nouveau de la schizo-analyse aura fait vaciller le socle institutionnel de la psychanalyse ; pourtant, on retient encore les délires étudiants de Vincennes qui auraient rabattu le désir sur la fête et le spontanéisme. Claire Parnet en sourit, mais Deleuze se refuse à entrer sur ce terrain. Son visage alors s'assombrit, son honneur mis en jeu. Ne pas donner tort au drogué s'ajointe alors à l'effort, soutenu et douloureux, de l'empêcher de basculer de l'autre côté de sa fêlure en tournant loque. La terreur passe dans les yeux fatigués de Deleuze, celle du jeune réduit à l'état de créature d'hôpital. Si la rénovation révolutionnaire du concept de désir a un sens, c'est de prévenir aussi ce genre de pente-là, un devenir du désir dont l'aiguillon est ce que Freud appelait la pulsion de mort. Deleuze dit très vite que la mémoire appelle moins le passé qu'elle la repousse en vérité. La phrase est énigmatique. L'égrenage des anecdotes de l'enfance ne l'éclairera qu'à retardement, sur sa pointe. Le philosophe est né dans une famille bourgeoise conservatrice du 17ème arrondissement de Paris. Résider comme lui en bas du même arrondissement, pas loin alors de la Place de Clichy, pourrait être considéré comme une régression sociale depuis l'optique d'origines sociales marquées par une série de traumatismes, la crise financière de 1929, le Front Populaire de 1936, la défaite de la France face à l'Allemagne en 1940 et les exactions de la guerre. L'antisémitisme et le mépris de classe côtoient les soucis d'argent d'un père ingénieur dont l'usine qui produisait des aéronefs a servi au temps de l'occupation allemande à fabriquer des canots pneumatiques. Ces difficultés ont cependant sauvé le jeune Gilles du collège de jésuites où il était initialement prévu de l'envoyer. Un silence aussi, celui d'un frère aîné mort en déportation à Buchenwald, et à qui ses parents ont voué un culte en reléguant son cadet, né trois ans après, dans l'ombre du héros et martyr de la Résistance. Pendant la « drôle de guerre », le garçon est envoyé à Deauville dans un hôtel converti en lycée. Il y fait alors la connaissance d'un professeur au physique particulier, l'œil cyclopéen et le cheveu frisé, Pierre Halbwachs, le fils du sociologue Maurice Halbwachs, qui l'éveille alors à la littérature, Baudelaire, Gide et Anatole France. Leur amitié a fait jaser, Deleuze y repense en s'en amusant. Il se souvient également du trauma pour la bourgeoisie d'alors représentée par les conquis sociaux du Front Populaire qui ont notamment permis à des prolétaires d'aller à la plage et découvrir la mer. Il repense soudain à une petite gamine du Limousin qui a vu la mer pour la première fois, fascinée par sa découverte au point de passer de longues heures assise dans le sable, immobile et étourdie. De retour à Paris, le jeune Gilles intègre le lycée Carnot, remarque un professeur au regard perdu et mélancolique, c'est Maurice Merleau-Ponty, et fait la connaissance d'un autre professeur dont la rencontre sera décisive. C'est avec Monsieur Vial que Deleuze découvre la philosophie et l'événement est aussi fort que la mer pour la jeune fille originaire du Limousin. C'est décidé, l'élève médiocre qu'il était sera philosophe ou rien. Il entonne alors sa ritournelle : les concepts dont il fait alors la découverte sont aussi vivants que des personnages de roman, aussi passionnants à suivre dans leurs aventures que ceux de Balzac et de Proust. La guerre s'écrit aussi depuis d'autres blessures, avec l'exécution de Guy Môquet en 1941 qui était son camarade de classe et l'annonce du massacre d'Ouradour-sur-Glane en 1944 dont il conserve encore la mémoire douloureuse et vive. Deleuze le redit : écrire ne vaut vraiment pas la peine si l'écriture est captive de sa petite affaire impersonnelle. Si l'on écrit, c'est pour s'inscrire dans un devenir, mais lequel ? Sûrement pas un écrivain intéressé à se vautrer dans son affaire privée, comme à valoriser son existence à l'aide d'archives. Aujourd'hui, ces écrivains-là pullulent et Deleuze a encore plus raison de les brocarder. Si l'on écrit, assure-t-il, c'est pour devenir, seulement devenir, autrement dit s'ouvrir à une vie plus grande que soi, la vie impersonnelle qui vaut la peine d'y sacrifier sa toute petite affaire personnelle. On a enfin l'occasion de pouvoir l'énoncer : s'il ne la nomme en l'espèce jamais, Deleuze semble cependant avoir été très probablement influencé sur ce point par Simone Weil qui distinguait en effet le monde profane de l'erreur propre à la personne, et le monde sacré des vérités universelles et des biens impersonnels. La faute est toujours personnelle ; la grâce, elle, toujours impersonnelle. C'est ainsi que Giorgio Agamben, qui a consacré sa thèse à la pensée hétérodoxe de Simone Weil, a retrouvé Deleuze (et Foucault) sur la voie d'une philosophie qui se refuse à l'hypostase du sujet, pour lui préférer l'archéologie des pouvoirs et des subjectivations, des paradigmes et des dispositifs. Deleuze se met alors à lire un passage sublime du Bruit du temps (1925), le texte le plus autobiographique du poète russe Ossip Mandelstam. Dans celui-ci, l'écrivain qui s'oppose aux grandes épopées familiales de Tolstoï remarque que sa mémoire est non d'amour mais d'hostilité pour le passé ; elle travaille non à le reproduire mais à l'écarter. Ce qui fait selon lui une biographie, ce n'est pas une somme d'anecdotes personnelles, mais tous les livres que l'on aura lus dans sa vie. L'ouverture énigmatique de cet épisode sur la mémoire, qui appelle moins le passé qu'elle le repousse, trouve alors à s'éclaircir et c'est un événement, bouleversant. Entre le siècle et moi, continue à dire Deleuze en lisant Mandelstam avec ce style qu'il appréciait tant, le style indirect libre, un abîme se remplit du temps qui bruit et que son écume blanchit. Dans ce bruissement d'écume du siècle, il y a le bégaiement de notre naissance propre à faire la langue d'un écrivain. On a toute une vie pour apprendre moins à parler qu'à balbutier, toute une vie à faire sa propre langue, toute une vie à se soutenir du désir d'écrire pour en témoigner en bégayant dans la langue afin de la faire balbutier. Écrire pour la vie et au nom de son devenir, sinon c'est la dégoûtation. Écrire, c'est une manière de devenir, non pas pour raconter son enfance mais écrire son devenir-enfant qui, comme chez Proust, rejoint l'enfance du monde. Claire Parnet lui objecte alors pour rire l'exemple d'Enfance de Nathalie Sarraute. Deleuze saute sur la belle occasion pour affiner la pointe de son idée : on n'écrit pas pour devenir écrivain ou se faire le mémorialiste de son existence ; on n'écrit pas pour dire l'enfant qu'on a été, on écrit seulement pour dire que cet enfant-là a été un enfant quelconque. Un enfant est battu, un autre est le témoin d'un cheval que l'on bat : de Dostoïevski à Nietzsche en passant par Freud, se dit la littérature à l'endroit de la vie impersonnelle. C'est la puissance propre de l'article indéfini : un enfant, un devenir-enfant. Alors on peut voir ce qui est plus grand et plus digne que soi. Et l'écrire en sacrifiant sa personne à l'impersonnelle : « Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps ». La fidélité se conjugue avec l'amitié, Jean-Pierre Bamberger et Félix Guattari, Jérôme Lindon et Jean-Paul Manganaro, Michel Foucault et François Châtelet. Chaque ami en redéploie les puissances, en figure les charmantes singularités. Au bout, il y a le plus profond qui est le mystère. Pourquoi devient-on l'ami de quelqu'un ? « Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça ? » selon la belle formule interrogative deleuzienne. C'est déjà une affaire de perception : la perception de quelque chose de commun, pas la communauté des idées. L'amitié est perception et en cela tient du mystère. On se comprend sans avoir besoin de s'expliquer. Un pré-langage commun, fond indéterminé ou pré-individuel aurait dit Gilbert Simondon avec qui Deleuze entretient de si fécondes proximités. Dans l'amitié qui est un milieu vivant et plus que seulement interpersonnel, on est apte à saisir un certain type de charme propre à l'ami : un geste, des mots, une pensée, une pudeur dont les racines sont profondes en s'enfonçant dans la vie. Le charme des gens tient à leur folie, non pas quand ils s'écroulent mais quand ils perdent un peu les pédales. Les phrases insignifiantes de l'ami ont alors un tel charme, on y déchiffre les signes qui nous conviennent, ceux qui ouvrent et qui révèlent. Une émission de signes ne va pas sans leur réception amie. Les signes émis sont alors des points de démence, des grains de folie, tous les événements que, seul, l'ami peut percevoir en les recevant. L'amitié est aussi comique en ayant ses types et ses duos : flaubertienne avec Bouvard et Pécuchet (c'est l'amitié avec Félix Guattari), burlesque avec Laurel et Hardy (un autre comique étasunien qui leur était contemporain, W.C. Fields, était déjà cité en ouvrant la lettre A comme animal), beckettienne avec Mercier et Camier (c'est l'amitié indéfectible avec Jean-Pierre Bamberger). Avec Maurice Blanchot et Dionys Mascolo (et cet autre couple que formait Mascolo avec Robert Antelme), l'amitié devient une catégorie de pensée, la condition pour l'exercice même de la pensée. L'amitié prend alors la valeur d'un quasi-transcendantal. Dans la perspective de Marcel Proust pour qui la littérature est la sensibilité aux aguets des signes émis d'un socius, l'amitié ne fait pas penser, à la différence de l'amour jaloux. Quant à Michel Foucault, il aura peut-être été le plus mystérieux des amis, l'ami le plus distant en même temps que son charme opérait puissamment, net, tranchant. Foucault n'était pas une personne. Quand il entrait dans une pièce, l'atmosphère changeait. L'ami est émanation, rayonnement. Charme et mystère. Ses gestes étaient étonnants, de métal et de bois sec. L'entame de Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) ici balbutie : le philosophe est l'ami du concept. Le philosophe n'est pas un sage comme les Égyptiens, mais seulement (et c'est déjà pas mal) l'ami de la sagesse : voilà, plus que le miracle, la vraie invention grecque. Prétendre à la sagesse sans être un sage est ce à quoi se voue le philosophe, à quoi tend tout son désir. Quand il y a plusieurs prétendants, c'est la rivalité des prétendants selon Pénélope ou Platon (cité à l'occasion de la lettre C comme Culture quand le concept de pli était évoqué à la lumière des surfeurs et des origamistes). La condition de la philosophie, c'est donc non seulement l'amitié pour la sagesse, c'est encore la rivalité des hommes libres, leur éloquence citoyenne et toutes les procédures inventées pour en vérifier publiquement la pertinence. Il est vrai que les amis le sont en se faisant également d'incessants procès. L'ami, le vrai inspire à son ami une méfiance qui en vérifie le grand comique. Entre chien et loup, l'heure est à la méfiance même de l'ami, c'est en cela qu'il est drôle et charmant. Pour finir, Deleuze insiste sur le mystère des fiançailles rompues, ainsi Kierkegaard et Régine, il pense sûrement encore à Kafka. Comme le verre d'alcool, le premier amour est aussi le dernier. L'autre mystère revient aux amis de la philosophie que, mieux qu'une communauté d'idées, un charme vivifiant réunit. Ces deux mystères-là entretiennent des rapports profonds avec la pensée. Si la plupart des amis de Deleuze sont passés par le PCF, cela n'a jamais été son cas. Il admet volontiers sa timidité, et le fait qu'il n'a jamais aimé les réunions où l'on parle interminablement. L'appel de Stockholm de 1950 initié contre l'armement nucléaire, d'inspiration communiste et bien oublié aujourd'hui, exigeait du temps pour le diffuser et le faire signer alors qu'il aurait pu servir aux intellectuels dont les travaux auraient été meilleurs pour le parti. Les controverses sur le stalinisme ne l'ont jamais intéressé, pas davantage que leur ripolin par les « nouveaux philosophes » ainsi que le révisionnisme militant de François Furet à propos de la Révolution française et du communisme. Les révolutions tournent mal répète-ton à l'envi, ad nauseam. Dire cela, c'est réinventer l'eau tiède. Les révolutions échouent, Russie, Algérie. Mais déjà les Anglais qui ont tué leur roi en ayant Cromwell (le romantisme anglais est une méditation sur l'échec de la révolution). Les Américains ont raté leur révolution, eux aussi. Ils disaient qu'ils allaient dépasser les vieilles nations en inventant un peuple universel, avant Marx et son idée du prolétaire qui allait rédimer les vieilles classes. L'Amérique de Jefferson, Thoreau et Melville annonçait l'humanité nouvelle et ils n'ont pas moins foiré que les autres ; comme la française a donné Napoléon, l'américaine a donné Reagan. Rater, rater encore, rater mieux aurait pu dire alors le philosophe en citant Cap au pire de Beckett. Les révolutions tournent mal, on n'a jamais cessé de le vérifier, ce qui n'a jamais empêché des devenirs-révolutionnaires, Afrique du sud et Palestine. La révolution ne s'y confond pas. Face à l'oppression et la tyrannie, il n'y a pas d'autre chose à faire. C'est la vieille confusion de l'Histoire et du devenir qui, lui, est transversal aux questions du passé et de l'avenir, deux langues différentes. Sur la question des Droits de l'Homme, il y a encore tellement de confusion, la pensée y est si faible, tellement abstraite, en cela odieuse. Comme pour le désir, qui ne désigne pas un objet mais les multiplicités d'une situation où travailler à travers des agencements. L'exemple de l'Arménie et des Azéris massacrés par la Turquie, auquel s'ajoute un tremblement de terre digne de Sade conduit à l'organisation d'un territoire, pas à l'application d'une loi générale. Pas une question de justice mais de jurisprudence, autrement dit des cas qui, parfois abominables, sont toujours spécifiques. La grande invention du droit consisterait en effet en la jurisprudence où, pour chaque cas particulier, une réponse particulière doit être trouvée. L'exemple des taxis où l'on pouvait fumer est éclairant. Au début, le client du taxi est considéré comme un locataire qui peut fumer chez lui, son droit d'usage et d'abus est reconnu. Puisque le taxi est alors assimilé à un appartement roulant, le client peut donc y fumer, c'est son droit. Dix ans plus tard, on peut fumer dans les taxis. Qu'est-ce qui a changé ? C'est parce que les taxis ne sont plus assimilés à un appartement, mais à un service public. Si Deleuze n'avait pas fait de la philosophie, il aurait fait, dit-il, de la jurisprudence, pratiqué du droit jurisprudentiel. Il y voit la vie dans toutes ses multiplicités, ses cas concrets et particuliers. Le fétichisme des Droits de l'Homme est un reniement de Mai 68, l'idéologie de rechange des années 80. L'événement de Mai a été une bouffée de réel à l'état pur, l'intrusion des gens et leurs agencements nouveaux. Un devenir-révolutionnaire sans avenir de révolution. Devenir-femme des hommes, devenir-homme des femmes, devenir-enfants. Les rapports du communisme et du capitalisme ne sont, eux, malheureusement pas discutés. Le marxisme est évoqué par Claire Parnet mais Deleuze décide de ne pas en emprunter le chemin. Alors, qu'est-ce donc qu'être de gauche ? Être de gauche, c'est d'abord poser que ce n'est pas une question de gouvernement ; la seule espérance est qu'un gouvernement soit favorable à certaines exigences de gauche. La gauche n'est pas une affaire de gouvernement, mais de perception. Ne pas être de droite, c'est partir de soi puis ses territoires, son quartier, sa ville, sa région, son pays, son continent – du plus près puis, par cercles extensifs, au plus loin. Être de gauche c'est le contraire, à la manière japonaise, en percevant le pourtour et l'horizon, d'abord le lointain, le monde, puis en revenant dans sa rue et son chez soi. Être de gauche, c'est voir que les problèmes du lointain sont plus proches de soi que ceux du quartier. C'est aussi devenir-minoritaire, c'est encore devenir-révolutionnaire. La majorité, ce n'est pas la plus grande quantité, mais la supposition d'un étalon : mâle, adulte, bourgeois, blanc, citadin. L'étalon est vide, c'est pourquoi beaucoup voudraient s'y reconnaître. La majorité, c'est personne. La gauche pose à l'inverse que la minorité, c'est tout le monde et c'est là où passent les devenirs, révolutionnaires et minoritaires. Dès qu'il y a une majorité, il y a un pouvoir répressif qui s'organise, on le voit aujourd'hui avec le néo-fascisme. Dire que nous sommes toutes et tous minoritaires, c'est accéder à une nouvelle forme de majorité, post-kantienne : la majorité de ceux qui désirent en finir politiquement avec l'idée même de majorité. Sapere aude ! : l'audace nouvelle de se percevoir minoritaire, l'audace révolutionnaire d'un devenir diagonal, transversal à l'échec des révolutions. On dit que la philosophie est abstraite, qu'elle est l'affaire exclusive des experts et des spécialistes. Dire cela et s'en satisfaire, c'est alors réduire les forces vitales de la philosophie en la rabattant sur l'énonciation d'idées abstraites s'ajoutant en couches à des idées abstraites – abstractions au carré. Pour comprendre à quel point la philosophie est une activité concrète, Deleuze évoque la peinture. Un peintre est invoqué en particulier, c'est Van Gogh, qui dans sa correspondance se posait dans son domaine propre la question de savoir quels étaient les problèmes spécifiques du portrait et du paysage. Deleuze reconnaît qu'une grande ligne de sa philosophie consiste en une série de portraits philosophiques, Hume, Nietzsche et Spinoza, Bergson, Kant et Leibniz, jusqu'à ses contemporains François Châtelet et Michel Foucault. Le portrait philosophique est spirituel et médiumnique. Faire de la philosophie, s'aventurer dans ses parages et ses régions auront eu pour condition les portraits nécessaires à en cartographier les paysages. On ne construit pas sa philosophie sans lire et relire les philosophes et on leur reconnaît après coup qu'ils auront été pour soi-même des précurseurs, comme on n'écrit pas, comme on n'écrit rien sans se confronter à la littérature de ses prédécesseurs. Deleuze en repasse à nouveau par la comparaison avec la peinture. Gauguin rejoint alors Van Gogh à partir de la couleur qui se pose moins en interrogation qu'elle apparaît en problème. Leur peur était si grande en effet devant la couleur, une peur panique que l'on oublierait presque tant ces peintres sont d'immenses coloristes. Aborder les rivages de la couleur ne se sera pas en effet accompli sans crainte ni tremblement, avec une lente impatience dont les débuts ont été significativement marqués par des couleurs terreuses, des « couleurs patate » dit-il. Il en fallait du temps, une longue rumination, tant de précautions devant la couleur dont l'abordage est une folie. On ne fait pas de la philosophie autrement. Comme le peintre devant la couleur, le philosophe est précautionneux quand il se confronte à l'exigence de création d'un concept. Le concept est la couleur du philosophe, c'est pourquoi la pratique réitérée du portrait philosophique y aura aidé en ne se suffisant pas seulement d'une vocation préparatoire. La modestie est ainsi requise avant de se frotter à l'exigence vitale du concept et du problème qui lui est lié et qu'il éclaire en s'y rapportant. Un philosophe ne contemple ni ne réfléchit, c'est un travailleur du concept, un artisan laborieux, un artiste qui crée des concepts qu'il n'admire pas dans le ciel pur des idées, telles des étoiles brillantes. Deleuze prend alors un exemple philosophique classique : l'idée platonicienne. Platon ne l'a pas trouvé dans l'éther des êtres incorporels, il en a fabriqué très concrètement le concept. Une première définition poserait déjà que l'Idée avec sa grande majuscule désignerait toute chose qui ne serait que ce qu'elle est, sans jamais être autre chose qu'elle-même. Ainsi, une mère qui ne serait que mère et pas également fille et épouse. Ainsi la justice, qui est seule à être juste, etc. La pureté de l'entité la définit ainsi comme Idée, c'est-à-dire non entachée de tout ce qui la ferait différente à elle-même. S'il ne le dit pas, on sait cependant que Deleuze n'est pas un philosophe platonicien. Il reconnaît toutefois à Platon qu'il est un vrai philosophe parce que les concepts qu'il a créés ont répondu à des problèmes auxquels ils sont associés. Il revient alors à ce qu'il avait déjà introduit à l'occasion de la lettre C comme Culture : la rivalité des prétendants qui se proposent pour personnifier la définition du politique par Platon, à savoir le berger des âmes. Comment choisir entre les prétendants ? Comment discerner en trouvant parmi eux le bon ? Grâce au critérium de l'idée justement, il est possible désormais de choisir celui d'entre les rivaux qui prétendent à s'en approcher au plus près. Avec le concept va son problème ; alors la philosophie est concrète, passionnante comme un roman. Le monde de Platon, qui l'était déjà pour Homère avec les rivaux d'Ulysse en autant de prétendants pour Pénélope dans l'Odyssée, est traversé par la grande rivalité des prétendants caractéristique de la cité athénienne et démocratique, avec ses magistratures et ses fonctionnaires, ses procès et ses procédures, ses jeux olympiques et sa gymnastique. La lutte des philosophes contre les sophistes y a trouvé son champ d'affrontement privilégié depuis l'indexation logique du langage et de l'idée. À la création d'un concept est par conséquent appariée la constitution d'une question, mieux d'un problème. S'il n'y a que des interrogations et aucun problème, le philosophe émet seulement des banalités, relayant les opinions indiquant qu'il est en vérité moins un philosophe qu'un sophiste. À la lettre, un philosophe pose donc problème et il y répond dans la création spécifique d'un concept. Après Platon, succède un autre exemple, celui de Leibniz, sur qui Deleuze vient tout juste de réaliser un portrait philosophique, et dont l'un des concepts est celui de monade. Une monade est définie ainsi, comme une unité subjective exprimant la totalité du monde, mais le plus clairement dans l'une de ses régions, dans un seul de ses départements. Pour éclairer le problème philosophique de la monade, on peut l'aborder par un autre rivage, celui du pli. Tout dans la monade n'existe que plié. Pas de dépli total, seulement des plis de plis, les replis de l'âme à l'époque du baroquisme. La philosophie s'obscurcit tant quand la publicité emploie sans vergogne le terme de concept ou bien, tout à l'opposé, moins comique que sérieux et pessimiste, quand des philosophes eux-mêmes parlent depuis l'horizon de la mort supposée de la philosophie. Deleuze y est absolument indifférent parce qu'avec la philosophie, on travaille depuis le devenir même de la pensée et, avec lui, les problèmes ne cessent pas d'être reposés à nouveaux frais dans la création continuée des concepts. Par exemple, la philosophie au 17ème siècle se pose comme problème spécifique celui d'empêcher l'erreur. Au siècle suivant, qui est celui des Lumières, corriger l'erreur laisse place désormais à la dénonciation des illusions. Au 19ème siècle, le nouveau problème affronté est celui de la bêtise, en littérature par Flaubert et en philosophie par Nietzsche. Ce ne sont pas les mêmes problèmes soulevés et, par conséquent, ils n'appellent pas les mêmes créations conceptuelles. Pour sa part, Deleuze pose que le problème de la philosophie n'est pas de savoir discerner entre le faux et le vrai, en cela il a toujours été anti-platonicien, mais d'en privilégier le sens qui, seul, en fait l'événement. Avec le devenir de la pensée, qui ne coïncide pas nécessairement avec l'histoire de ses contextes sociaux et culturels, c'est une histoire secrète de la philosophie qui se raconte et dont la part la plus cachée reviendrait peut-être à des philosophes tels Nietzsche et Spinoza. En récusant avec courage, et même folie, la transcendance et les universaux, ces deux philosophes auront ouvert un champ d'immanence que le sens, qui n'en a aucun par lui-même (le non-sens en est la condition), traverse pour en évaluer les effets, qui sont de nouvelles possibilités pour la vie comme pour la pensée. Si les concepts sont des idées, toutes les idées ne sont pas forcément des concepts. Cela veut dire que la philosophie n'est pas la seule activité à découvrir des idées, que l'on découvre moins dans le ciel étoilé qu'on les fabrique dans son atelier. Toutes les activités créatrices le sont d'idées répondant à leur spécificité et la philosophie n'est pas la seule discipline permettant d'en inventer, d'en créer. Créer, avoir une idée. Mais l'idée est rare et quand elle est trouvée, en vérité créée, c'est une fête. Elle peut malgré tout tourner à l'obsession et son absence est le corrélat du ratage de son expression. Qu'est-ce qu'une idée, autrement que l'Idée platonicienne ? Prenons le cinéma de Vincente Minnelli. On dira déjà que, dans ses films, les personnages rêvent. À quoi ? en serait la question mais on n'irait pas loin. Mieux, Minnelli pose un nouveau problème comme personne en cinéma ne l'aurait posé avant lui : que veut dire que d'être pris dans le rêve d'un autre ? Que signifie le fait d'être le prisonnier du rêve d'une jeune fille (La Pirate en 1948) ou du grand cauchemar de la guerre (Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse en 1962) ? Quand on pense que Bertrand Bonello a tenté avec Coma (2022) de contredire cet énoncé deleuzien du cinéma minnellien en ne voyant rien du fait qu'il est lui-même totalement captif du rêve des autres, rêves des festivals, des commissions et des gazettes critiques, happé par la jeune fille en lui qui le tient reclus dans sa chambre d'adolescent ? Deleuze propose de distinguer trois dimensions de l'idée : une dimension conceptuelle propre à l'activité créatrice de la philosophie ; une autre dimension, celle du percept, valable pour les créations artistiques, roman, peinture, cinéma, musique ; et puis des affects qui nomment des devenirs que provoquent concepts et percepts, en débordant celui qui en est traversé en excédant ses forces. Qu'est-ce qu'un percept, alors ? C'est, dit Deleuze qui en a introduit le concept, un ensemble de perceptions et de sensations, un complexe subsistant à celui qui l'éprouve en accédant à son autonomie, son indépendance. C'est la description de la chaleur de la steppe donnée par les grands écrivains russes, Tolstoï et Tchekhov ; c'est la rue décrite par Thomas Wolfe ou un autre romancier étasunien tant admiré, Faulkner. Ce que de tels écrivains ont réussi à faire, c'est offrir à un complexe de perceptions-sensations une durée propre, sinon une éternité, déliée de toute idée de sujet. Cézanne en aurait presque approché la définition quand il disait vouloir rendre l'impressionnisme durable en lui inventant de nouvelles méthodes. Comme le concept fend le crâne (avec Nietzsche), le percept tord les nerfs (avec Manet). La philosophie du sujet y perd toute transcendance, au nom de l'immanence déchirée par des forces impersonnelles et le devenir spiral qu'elles emportent. Concept (philosophique) et percept (artistique) produisent ainsi l'affect, cette force qui nous dépasse en revenant au devenir qui est la vie même et qui n'est pas loin, alors, de retrouver par d'autres moyens le concept de sublime kantien. Les créateurs, philosophes et artistes, font voir : ils sont des voyants, des lanceurs d'affects. À la musique revient le privilège de servir de paradigme dans la création des percepts ; ainsi, faire voir des couleurs ou des paysages qui n'existent pas. En ce sens aussi, Nietzsche et Spinoza sont des musiciens du concept, les auteurs d'une musique philosophique aussi joyeuse que le rire de Kafka ou Beckett, voire celui de Benny Hill. Autrement, c'est l'ennui. Deleuze dit alors vouloir travailler à un grand chantier dédié aux résonances multiples et transversales entre concepts, percepts et affects. Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) coécrit avec Félix Guattari, leur dernier livre commun, en poserait les jalons, tout en ajoutant aux différences du concept et du percept la fonction, qui est le propre à l'activité scientifique. Malheureusement, la mort laisse à rêver à quoi aurait bien pu ressembler ce laboratoire de résonances expérimental. La joie, Spinoza en a dégagé un puissant concept. Ses textes sont si chargés d'affects, qui passent au crible la joie des passions tristes qui l'anéantissent. La joie, dit Deleuze, nomme tout ce qui remplit une puissance, tout ce qui lui donne les moyens de son effectuation. Pour un peintre par exemple, c'est entrer dans la couleur – pour le dire autrement avec Nietzsche, faire la conquête de la couleur. Contrairement à la joie, la tristesse dit tout ce qui sépare d'une puissance dont on se croit à tort ou à raison capable. Si la joie va donc à l'effectuation d'une puissance, la tristesse est l'effet d'un pouvoir qui s'abat sur un corps, ainsi le pouvoir des juges et des prêtres, le pouvoir des tyrans et des psychanalystes. Le pouvoir qualifie dès lors le plus bas degré de puissance en tant qu'il empêche de faire ce que l'on peut, en tant qu'il sépare d'une puissance, qu'il contrarie son effectuation. La puissance n'est jamais mauvaise et le pouvoir, toujours méchant en séparant de ce que l'on peut. Claire Parnet avait évoqué la réputation d'antisémite de Nietzsche, Deleuze alors en profite pour lui faire un sort en faisant retour sur l'une des grandes inventions dont Nietzsche crédite le peuple juif, à savoir la figure du prêtre. Le reproche nietzschéen est toutefois inséparable d'une immense admiration devant cette création prodigieuse qui a définitivement changé la face du monde en ayant été prolongé par les chrétiens. Le prêtre devient ainsi un personnage philosophique à part entière qu'il faut distinguer du sorcier et du scribe. Le pouvoir sacerdotal transforme en effet le pouvoir pastoral dont le concept a tant mobilisé les dernières années de Michel Foucault ; c'est une autre ligne qui exprime un devenir de la pensée, autant que la part secrète ou cachée de la philosophie. Ce que le prêtre invente, c'est l'idée terrible que nous sommes tous endettés, Nietzsche le dit bien avant les ethnologues, tandis que Spinoza en esquisse l'idée dans son Traité théologico-politique. Le pouvoir sacerdotal est une fabrique du sujet endetté. Avant l'invention du prêtre juif, les tribus échangent des blocs de dettes finies et si la dette est première avant tout échange, la dette n'en est pas moins finie. Avec l'apparition du prêtre juif, la dette contractée envers le Dieu unique est infinie en l'étant plus encore avec l'invention chrétienne du péché originel et de la mort du Christ en croix. Le prêtre qui figure le pouvoir sacerdotal est l'homme des passions tristes, avec la dette infinie qui écrase la vie. Tout pouvoir est triste quand, avec la dette et son prêtre, il est un obstacle empêchant de faire ce que l'on pourrait, séparant de la joie d'effectuer une puissance. Quand soudain, débarque un typhon. L'exemple intempestif de la catastrophe naturelle introduit l'idée qu'elle se réjouit d'être, aussi impersonnelle soit-elle : précisément d'être ce qu'elle est en étant arrivée là où elle en est. La catastrophe peut certes entraîner des dégâts, elle peut faire de nombreux morts comme en Arménie dont Deleuze parlait à l'occasion de la lettre G comme Gauche au nom de la préférence du droit jurisprudentiel contre les abstractions générales des Droits de l'Homme. Mais si le typhon existe, c'est pour se réjouir d'être ce qu'il. La morale est implicite, stoïcienne-nietzschéenne : Amor fati. Entrer dans la couleur, en faire la conquête au sens nietzschéen : quelle joie. Et la joie d'autre si vaste qu'elle peut dévaster comme un typhon. Quand la puissance est trop grande, alors on craque comme Van Gogh face au jaune, comme Nietzsche face au cheval de Turin. La puissance excède, déborde, c'est une joie mais, impersonnelle, trop grande pour les petites vies personnelles. Effectuer une puissance, c'est aussi encourir le plus grand risque, celui d'y laisser sa peau, d'être brisé par elle. Invité par Claire Parnet, Deleuze évoque alors le thème de la plainte et sa forme poétique attitrée qu'est l'élégie. La plainte possède diverses figures : la plainte du prophète (pourquoi est-ce tombé sur moi ? Pourquoi aussi personne ne me croit ?) qui se différencie ainsi du prêtre ; la plainte du vieillard qui a mal aux jambes en découvrant que c'est parce que la vie déborde celui que l'âge avancé diminue ; la plainte de l'hypocondriaque qui rêve à la manière d'Artaud d'avoir un corps sans organes. Le philosophe en précisera l'idée à l'aune de l'élégie chinoise et des recherches d'un historien hongrois, Ferenc Tökei, inspiré par György Lukács, au sujet du poète K'iu Yuan que Mao lisait. La plainte revient dans ce cadre précis à celui qui a perdu tout statut social, ainsi l'esclave affranchi de l'époque impériale chinoise dont les avatars ont peuplé depuis l'Amérique et la Russie. Après de telles arabesques, un baroquisme philosophique, Deleuze clôt la balade par un aveu du plus haut comique qui est cependant plus qu'un gag : s'il n'avait pas été philosophe, et s'il n'avait pas pu faire du droit jurisprudentiel, Deleuze serait devenue une pleureuse professionnelle. La pleureuse qui donne ses larmes aux autres quand ils sont pris dans le deuil a la suprême politesse de leur dire aussi : ne me touchez pas, ne me plaignez pas, je m'en charge très bien tout seul, c'est là ma joie. Pourquoi Deleuze s'est-il donc intéressé à Kant ? Rien de commun entre celui-ci et ses philosophes de prédilection, Nietzsche et Spinoza. Kant pourtant fascine Deleuze, dont il reconnaît qu'il s'est trouvé à tellement de tournants en en représentant un lui-même dans l'histoire de la philosophie. Le premier élément de fascination, mêlée d'horreur, a trait avec la façon nouvelle de concevoir la philosophie pour Kant. Au 17ème siècle, le philosophe se perçoit comme un avocat, ainsi Leibniz pour la cause de Dieu, la cause au sens juridique du terme. Au siècle suivant, il se conçoit désormais comme un enquêteur, à l'instar de David Hume. Kant à leur suite invente une nouvelle figure qui a pour contexte historique l'événement de la Révolution française : le juge. C'est la grande invention de Kant, horrible et fascinante, celle d'ériger en philosophie des tribunaux au nom de la raison. Kant met ainsi au point une nouvelle méthode, la méthode critique, qui lui permet de passer au crible les facultés, entendement, morale, imagination, évaluées au tribunal de la raison. Avec Kant, le philosophe devient juge, aussi horrible et fascinant pour Deleuze que le prêtre pour Nietzsche. Le jugement devient systématique avec la philosophie kantienne, un système érigé au nom de la raison autonomisée de Dieu, une nouvelle transcendance. Deleuze revient alors à la question des affinités que n'importe qui peut avoir pour tel ou tel genre de problèmes, et aucune pour tel autre. L'affinité de Kant pour la problématique du jugement est, à l'évidence, antithétique avec l'affinité deleuzienne pour laquelle le désirable est d'en finir justement avec le jugement. C'est une grande ligne innervant sa pensée, reliant Nietzsche à Spinoza en passant par T. E. Lawrence et Artaud. Il n'empêche : les problèmes posées par Kant sont nouveaux et les concepts pour y répondre sont étonnants, ce qui montre à quel point la philosophie est concrète, et qu'elle est un émerveillement. Kant procède en effet par des renversements conceptuels. Ainsi du temps : jusqu'à Kant, le temps dérive du mouvement, secondaire par rapport à lui, sa dérivation servant seulement de nombre ou de mesure, l'évaluation encore ; à partir de Kant, c'est le contraire qui advient, c'est le mouvement qui devient dépendant du temps, le temps est premier par rapport à lui. Tout change, c'est une nouvelle image : de circulaire, le temps devient linéaire. Voilà un événement pour la pensée. Pour décrire l'idée kantienne du temps délié de la rotation des astres, Deleuze trouve une formule chez Borges, si peu kantien pourtant : il n'y a pas de labyrinthe plus effroyable que la ligne droite. L'autre renversement conceptuel se produit à la fin de la vie de Kant quand, après la publication de ses deux grandes critiques que sont respectivement la Critique de la raison pure (1781) et la Critique de la raison pratique (1788), le philosophe de Königsberg propose un troisième et dernier chef-d'œuvre, sa Critique de la faculté de juger (1790), qui remet en question les précédentes, et avec quelle radicalité. Avec le jugement esthétique et le concept de sublime qui lui est lié, la mesure est perdue, les évaluations compliquées. Les rapports deviennent désordonnés, les discordances dominent et si les accords sont établis après bien des disputes – ce sont des accords discordants. Le tribunal de la raison achoppe sur l'esthétique, la voie royale pour tout le romantisme. Le jugement se critique lui-même dans l'écart sans conciliation entre raisons sensible et intelligible. Dans ses cours sur Kant, Deleuze proposait d'autres formules pour exprimer la grande nouveauté de Kant : « Le temps est hors de ses gonds » (Hamlet) et « Je est un autre » (Rimbaud). Le temps autonomisé du mouvement sépare l'être passif contemplant son activité comme celle d'un autre. Claire Parnet s'inspire enfin du grand texte de Thomas de Quincey, Les Derniers Jours d'Emmanuel Kant (1854). Les fameuses habitudes quotidiennes de Kant, signatures d'une vie réglée comme une petite mécanique, invitent à imaginer que tous les philosophes au fond seraient des créatures d'habitudes et celles-ci seraient leur manière de contemplation, leur façon de percevoir ce qu'ils seraient seuls à voir, les affinités avec les problèmes qui les intéressent à l'exclusion de tous les autres. Convenir de cela est aussitôt assorti d'une moquerie venue de Nietzsche : chasteté, ascèse, s'ils sont le lot de bien des philosophes, à quoi tout cela peut-il donc bien servir leur philosophie ? Les écrivains, les grands sont des penseurs aussi dignes que les philosophes ; seulement, ils le sont autrement, avec leurs moyens propres, les concepts pour les uns, pour les autres des percepts. Deleuze a ses écrivains, d'abord Proust, puis les séries consacrées à Lewis Carroll et Francis Scott Fitzgerald, Michel Tournier et Émile Zola dans Logique du sens (1969), Kafka évidemment, avec un fort tropisme pour la littérature anglo-américaine, ainsi Faulkner dont la dette est immense. Deleuze lit et relit et ce que sa pratique de la philosophie lui a fait comprendre, c'est qu'un concept n'existe pas seul, pas seulement connecté au problème auquel il se rapporte en y répondant, mais également à des percepts, à savoir ces blocs, ensembles ou complexes de perceptions-sensations indépendants de celui qui les éprouve, sur lesquels ils se branchent et dont la littérature est riche. Ce qui l'intéresse, c'est la communication entre concept et percept et ce qui entre eux se communique a autant rapport avec la problématique du style qu'avec celle des personnages de roman dont Deleuze considère qu'ils sont également de grands penseurs, à l'instar d'Achab et Bartleby chez Melville. Un grand personnage de roman a, en filigrane du percept, la dimension en pointillés d'un concept. C'est que la grande littérature comme la grande philosophie témoigne pour la vie, pour ses puissances et la joie de leur effectuation. Deleuze fait alors remarquer que beaucoup de ses auteurs préférés, philosophes comme écrivains, ont été affectés d'une petite santé, Proust et Lawrence, Artaud et Fitzgerald, Spinoza et Tchekhov, Nietzsche et Kafka (il citera plus tard Édith Piaf). À l'opposé de la grande santé d'un Victor Hugo, la petite santé exprime autrement à quel point la vie qui passe en eux est si grande qu'elle est trop puissante pour eux, jusqu'à même pouvoir les briser. Tout grand philosophe est un grand écrivain, il a son style, sa manière d'écrire qui est toujours déjà sa manière de penser. Ce qui n'induit pas qu'un philosophe soit aussi romancier, les romans de Sartre le démontreraient. Le philosophe a son style, donc, il a non moins ses personnages dont est riche l'histoire de la philosophie, évidemment Socrate pour Platon et Zarathoustra pour Nietzsche. Claire Parnet invite également Deleuze à parler de son grand intérêt pour ce qu'elle appelle des auteurs secondaires en citant Rétif de la Bretonne et Villiers de l'Isle-Adam. Il récuse en souriant ce qualificatif de secondaire qui pourrait être apparié à celui de mineur, tout en rappelant avec un autre rire à quel point il aimait, quand il était jeune et vaniteux, lire un auteur complètement, pour autant qu'il ait peu écrit et soit peu connu, ainsi Joubert (Joseph plutôt que Jean ?) et Paul-Louis Courier. Plus généralement, l'idée consiste à trouver hors des hiérarchies littéraires des percepts nouveaux, par exemples chez Nikolaï Leskov, un auteur russe bien moins reconnu que Tolstoï ou Dostoïevski. Pourtant, les grands auteurs consacrés dominent sa philosophie. Deleuze y consent en reconnaissant qu'il n'aura pas été un découvreur, sauf peut-être en ce qui concerne Armand Farrachi, et qu'il a mis plusieurs années avant de comprendre la littérature d'Alain Robbe-Grillet. Suivre l'actualité littéraire est une activité en soi, tout un travail qu'il lui paraît impossible de mener. Son jugement, admet-il, est dans ce domaine insuffisant et son goût, plus prononcé pour les connivences lointaines, les résonances et les rencontres à distance avec ses contemporains. Et puis, souffle-t-il avec un sourire désabusé, la littérature ne va pas tellement fort, corrompue par le système de l'édition et des prix. Deleuze raconte également qu'il a parmi ses projets l'écriture d'un grand livre ne portant pas seulement sur un écrivain, mais sur la littérature même. Sa fatigue, que mine la maladie qui lui rend le souffle si difficile, touche à la fin à l'épuisement de celui pour qui « c'est même plus la peine ». Après avoir rédigé la fin de Différence et répétition en 1968, Deleuze est hospitalisé, une tuberculose lui est diagnostiquée. Quelques années auparavant, sans les antibiotiques, la maladie lui aurait été fatale. Il n'aurait pas survécu à un mal pourtant sans douleur et aisément guérissable. On en revient au motif de la petite santé, cette ritournelle dont les spires remuent l'entretien filmé dans des tourbillonnements invitant constamment à la reformuler. La petite santé, celle de Proust, Nietzsche et Kafka, celle d'Artaud, Van Gogh et Lawrence, celle de Scott Fitzgerald, Thomas Wolfe et Spinoza, la petite santé de Deleuze font des boucles qui ne cessent de dire : être ainsi, c'est pouvoir vivre en étant à l'écoute la plus sensible, la plus aiguisée de la vie. Il ne s'agit pas d'être à l'écoute de ses seuls organes internes, mais aux aguets, à sentir passer la vie plus grande que soi. La santé fragile, la fatigabilité permet une sensibilité affinée à ce qui excède nos forces à les briser. Avec la figure du malade, arrive celle du médecin et ce que Deleuze en dit rejoint tout à fait ce qu'il disait de la manière dont Nietzsche parlait du prêtre, chrétien ou juif : indépendamment des personnes, qui peuvent être exquises, la fonction impersonnelle du médecin est odieuse au philosophe, le pouvoir médical aussi mauvais que le pouvoir sacerdotal. Une joie survient quand le malade échappe aux appareils validant le diagnostic, alors le médecin est furieux. Une autre plaisanterie consiste à trouver du plaisir à imaginer que les médecins qui gagnent beaucoup d'argent n'ont finalement pas le temps de le dépenser. Avec le médecin, la lutte des classes est avivée. La médication est moins critiquable, souvent nécessaire comme dans le domaine de la psychiatrie. Avec la maladie, vient la fatigue, d'abord décrite comme l'excuse toute trouvée pour fuir ce qui ennuie (Claire Parnet mentionne entre autres Maurice Blanchot), par exemple voyager, avant d'amorcer de plus profondes explorations. La fatigue oblige ainsi à savoir l'usage que l'on peut faire de son impuissance, tous les profits que l'on peut tirer de puissances affaiblies par la vieillesse ou la maladie. Le bon vivant que Deleuze abhorre ne donne pas à penser ce que la petite santé fait à la pensée, qui porte à l'écoute vive de la vie en tirant parti des affaiblissements de l'âge ou la maladie. Une formule de la fatigue serait : j'ai fait ce que j'ai pu aujourd'hui, ça y est, la journée est finie. En musique, cela serait une coda et elle n'est désagréable qu'à qui n'aura rien tiré de la journée épuisée. On songe aussi à ce que Deleuze a dit de Beckett en distinguant chez lui ce qui relève de la fatigue de ce qui tient à l'épuisement quand, avec la figure de l'épuisé, on en a même fini avec le possible. Par un étrange tour de la conversation reliant l'ennui et la fatigue, Claire Parnet embraie sur la nourriture dont on sait que Deleuze en apprécie infiniment moins les plaisirs que, naguère, ceux prodigués par la boisson. Manger ne lui est supportable qu'avec des proches. Malgré tout, Deleuze a ses plats, ses fêtes comme il le dit, et qui font le dégoût des autres, la cervelle, la langue et la moelle, quand ses dégoûts à lui sont très affirmés, tel le fromage, aussi affreux que le cannibalisme. Les fêtes culinaires de Deleuze ouvrent à d'étonnantes trinités, seulement esquissées et amusantes : avec la cervelle, Dieu le Père se connecte avec le concept ; avec la moelle (les vertèbres sont de petits crânes), le Fils fait la paire avec l'affect ; avec la langue, le Saint-Esprit s'allie avec le percept. Deleuze est malade, fatigué, il est également un vieux monsieur, il n'a pourtant alors que 64 ans. La vieillesse, Raymond Devos aurait tout dit à son sujet mais le philosophe note déjà que son âge est splendide, âge de la lenteur propice à affiner la perception, regarder les gens pour eux-mêmes en extrayant leurs percepts. Ce n'est pas la vieillesse en soi qui est triste, mais la souffrance et la misère avec lesquelles elle se mêle. Là, il n'y a pas à philosopher, mais à critiquer un terrible état de fait. Avec la vieillesse, on peut se dire alors qu'on y est enfin arrivé, malgré les virus et les guerres. La vieillesse autoriserait plus précisément à ne plus être ceci ou cela mais, simplement et décisivement, à être. Il faut seulement apprendre à en conjurer les angoisses comme on évite vampires et loups-garous des contes et légendes. Pour résumer le propos de Deleuze, le vieux est celui qui est arrivé à être enfin ce qu'il est sans prédicat, ses puissances évidemment diminuées avec son âge avancé, mais sa sensibilité tout autant aiguisée, enfin lâché par tous les parasites pullulant dans la société. Avec la vieillesse, âge splendide, la fatigue invite à l'épurement et la sobriété, une manière japonaise de tenir à plus grand-chose mais que ce presque-rien soit ce que l'on désire et qui n'arrive qu'assez tard dans la vie. Être vieux et faire ce qu'on peut, ce peu qui est une puissance de vie quasi-pure. Que se passe-t-il dans la tête, même dans celle d'un idiot, quand y passe une idée ? Que s'y communique-t-il ? C'est en effet une affaire de communication, mais autrement plus passionnante que ce que l'on entend généralement par communication ou information. Si l'idée est une pure intensité, un événement pour la pensée, son plan de consistance serait à trouver dans le cerveau. Le cerveau est caractérisé ainsi, plein de failles, traversé de fentes à sauter qui rendent dès lors possibles les connexions neuronales et synaptiques. La condition des enchaînements ou des associations autorisés par le cerveau, et à l'origine de cet événement qu'est donc une idée pour la pensée, aurait par conséquent pour condition un régime connectif, à la fois incertain et probabiliste. Arriver à faire une carte cérébrale exprimant ce qui se passe quand une idée vous traverse la tête, établir avec cette cartographie cérébrale les rapports de continuité et de discontinuité dont le cerveau est le plan substantiel, voilà à quoi rêve Deleuze en rappelant que si sa préférence va à la psychiatrie plutôt qu'à la psychanalyse, c'est aussi pour la raison qu'elle a travaillé dès le 19ème siècle sur le cerveau dans une approche immunisée contre tout spiritualisme. Ou, alors, pour s'appuyer sur un exemple donné par la physique et la théorie du chaos, celui de la dite transformation du boulanger dont la pâte étirée et plusieurs fois superposée permet tantôt d'éloigner des points initialement rapprochés comme de rendre contigus des points qui paraissaient les plus distants. Le concept de pli fait ainsi son retour, branché sur ce que Deleuze dit à propos du cerveau. Deleuze estime ainsi que la neurobiologie aurait un plus grand avenir que l'informatique. Affirmant cela, ce dernier en revient à l'une de ses grandes ritournelles : on n'a pas besoin d'être philosophe pour lire de la philosophie, la philosophie est aussi faite pour les non philosophes, tout comme il n'est nul besoin d'être peintre ou musicien pour comprendre et apprécier la peinture et la musique. Il existe ainsi en philosophie une double lecture, même si cela marche mieux pour les philosophes que Deleuze apprécie le plus, ainsi Spinoza et Nietzsche quand Kant requiert pour le lire davantage de culture philosophique. Comme on peut avoir une lecture non philosophique de la philosophie, on peut avoir également une perception non musicale de la musique, une perception non picturale de la peinture. Il ne s'agit pas de comprendre tout au nom de sa propre spécialité ou expertise, mais de s'installer à la pointe de son savoir comme de son ignorance, c'est-à-dire à la frontière du savoir et du non savoir, et d'être disponible aux échos, rencontres et résonances entre pensées spécifiques. Par exemple, Deleuze évoque l'un de ses peintres favoris, Robert Delaunay. Il fait alors remarquer comment, dans ses tableaux, c'est la lumière qui fait la figure sans en passer par la rencontre avec un objet ; comment des figures de lumière se passent de l'objet lui-même. D'où la récrimination de Delaunay : alors que Cézanne avait enfin réussi à casser l'objet, ainsi le compotier, les cubistes s'acharnent de leur côté à le recomposer. Considérant de cette façon Delaunay, Deleuze indique alors une proximité avec la théorie de la relativité, en particulier l'expérience de Michelson et Morley avec laquelle, à l'inverse de la physique habituelle, les lignes de lumière sont à la condition des lignes géométriques. Un renversement de pensée, un événement : l'événement de la théorie de la relativité, l'événement en peinture qu'est Delaunay, les renversements de Kant à propos du temps. Un autre exemple est l'espace riemannien où les raccordements entre portions ou morceaux ne sont pas prédéterminés, comme ailleurs dans le cinéma de Robert Bresson où les fragments d'espaces se raccordent manuellement, dans Le Condamné à mort s'est échappé (1956) et Pickpocket (1959). La question est par conséquent d'établir si ces connexions de pensées si distantes ou éloignées ne produisent pas de nouvelles pensées, intempestives – des événements. Ce qui intéresse Deleuze, ce sont les échos, les résonances et le tact pour les expérimenter, les rencontres avec le Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg, la peinture de Simon Hantaï et le théâtre de Carmelo Bene, pour faire de la philosophie depuis son dehors, en sortant paradoxalement de la philosophie elle-même. Pourquoi, à la différence de Michel Foucault et François Châtelet, Deleuze semble avoir si peu d'appétence pour la musique ? Non pas qu'il n'aime pas la musique, ses préférences vont à Alban Berg, avec les opéras Wozzeck (1912-1922) et Lulu (1929-1935), mais la musique exige un travail et tout le temps nécessaire est ce qui manque au philosophe, alors aimanté par d'autres problèmes. Deleuze apprécie également la chanson populaire : la nouveauté d'Édith Piaf par rapport à Damia et Fréhel (avec sa manière de rattraper la fausse note en chantant toujours en déséquilibre, et sa petite santé qui la fait rejoindre Artaud et Kafka, Spinoza et Nietzsche) ; celle de Charles Trenet (on ne se rend plus compte de la folie) ; même la nouveauté de Claude François (avec la chanson dansée, l'usage du playback et l'amélioration progressive de ses textes). Dans ce domaine-là comme dans tous les autres, le problème revient à qui invente un style dont la nouveauté tranche autant avec la mode qu'elle est un événement créateur par rapport à tout ce qui précède. Deleuze cite alors Robbe-Grillet à propos de Balzac en pointant qu'il n'y a aucun intérêt à refaire les chefs-d'œuvre du passé. Avoir un intérêt pour penser la communauté existante entre la musique savante et la chanson populaire, c'est revenir à un concept auquel le philosophe tient beaucoup, et qui est apparu dans les parages d'un autre dont il a très vite parlé à l'occasion des rapports de l'écrivain et de l'animal : celui de déterritorialisation. Avec Félix Guattari, Deleuze se sert du petit air que l'on sifflote, du petit tralala que l'on chantonne pour soi, pour y percevoir des rapports d'entrée et de sortie de territoire. Un premier moment appartient à la ritournelle qui marque le tour d'un territoire donné pour s'autoriser à dire : ici je suis chez moi. Un deuxième moment revient au chemin que l'on emprunte quand on a pour désir de rentrer à la maison. Un troisième moment, enfin, indique qu'il faut partir, même si l'on ne sait pas toujours où. La déterritorialisation a ainsi ses ritournelles pour envelopper le territoire sur des rapports d'entrée et de sortie, toute situation ou surplace que la partance aimante. La forme du lied chez Schumann ou Schubert le montrerait encore, et autrement la sonate de Vinteuil chez Marcel Proust, en engageant des affaires de position dans un territoire donné à partir de ce que font entendre la musique et la voix. Les affects y sont intenses et aigus, les devenirs. L'évocation de Schoenberg et Berg, Mahler, Bartok et Stockhausen conduit enfin à poser que les petites ritournelles se fondent dans de plus grandes pour faire entendre tantôt la voix des minorités ethniques, tantôt le chant de la terre : la ritournelle cosmique. La communion des petites et grandes ritournelles rend sonore les puissances de la terre. La cloche des vaches y devient corps céleste. De la même façon que Paul Klee disait que la peinture rend visible des formes non visibles par elles-mêmes, Deleuze estime que la musique rend audible des forces qui ne sont pas sonores par elles-mêmes. Et la philosophie de s'en déduire également, en rendant pensable ce qui ne l'est pas. Contrairement à Adorno et Jankélévitch, Deleuze a peu écrit sur la musique, en avouant ne guère apprécier, à la grande différence de Foucault, de se rendre à l'opéra dont la discipline le fatigue, à l'instar du théâtre. Il raconte pourtant son émotion à l'écoute des Cinq pièces pour orchestre (1912) de Schoenberg, autant que les cris inoubliables chez Berg : le cri horizontal de Marie dans Wozzeck, celui vertical de la comtesse von Geschwitz dans Lulu. Le chant à sa limite fait entendre en effet un cri, un cri comme peut l'être le concept aussi, pour Aristote comme chez Spinoza ou Nietzsche. En 1988, Deleuze est un jeune retraité de l'éducation nationale, il a alors 63 ans. Il a enseigné la philosophie pendant quarante ans, d'abord au lycée (Amiens, Orléans et Louis-le-Grand à Paris), puis à l'université (Lyon suivi, sur invitation de Michel Foucault, de Paris-VIII-Vincennes, de 1969 à 1987, selon lui ses meilleures années). Son passage au CNRS entre 1960 et 1964 n'est par ailleurs pas évoqué alors que le jeune attaché de recherche y fait la rencontre de l'ami lointain, Foucault. La thèse que Deleuze soutient est alors et dont est issu Différence et répétition a lieu peu de temps après Mai 68. Sa rédaction aura longtemps été différée, retardée par tous les livres jusque-là publiés, sept entre 1962 et 1968 consacrés à des philosophes (Bergson, Kant, Nietzsche et Spinoza) comme à des écrivains (Proust et Sacher-Masoch). La soutenance est marquée aussi par l'ambiance anti-autoritaire de l'époque et le président du jury dont il tait le nom (il s'agit de Maurice de Gandillac) craint l'arrivée des bandes barbares et soixante-huitardes qui pourraient déranger l'antique rituel. La sensation est alors étrange. Convoquer les souvenirs du temps de l'enseignement se brouille d'une fatigue à chaque nouvel épisode toujours plus accentuée. Ce qui contrevient alors au ralentissement du désir de poursuivre, tient à qualifier ce qu'est un cours, cette matière vivante. Le premier élément sur lequel insiste Deleuze est la préparation : un cours exige beaucoup de répétition pour y faire passer l'événement de l'inspiration, c'est comme une représentation de théâtre ou même un concert avec son répertoire de chansons. La parole qu'il dit ne guère apprécier en soi y trouve à être rédimée quand une écriture de fond la sort de la parlerie érudite. D'une certaine façon, le cours, préféré notamment au colloque pour cette raison-là, est un moment privilégié pour expérimenter comment, depuis la répétition, naît la différence et comment son événement fait sens. Deleuze décrit le cours comme un cube, un espace-temps qui a son lieu et sa temporalité et qui, en s'étendant et courant d'une semaine sur l'autre, emporte un élan que n'a pas le colloque, trop court. L'autre élément concerne spécifiquement le public des cours de philosophie donnés à Vincennes. Là, ce fut un grand bonheur, Deleuze y aura directement expérimenté la nouveauté de Mai. Les étudiants habituels avaient en effet laissé place, alors, à une audience bigarrée, un peuple disparate de marginaux et d'artistes qui, avec leurs rythmes propres, tiraient du cours les ressources dont ils avaient respectivement besoin. La philosophie s'adresse aux non philosophes, cela Deleuze ne l'a pas inventé mais l'a rencontré et expérimenté à Vincennes. Respectés dans leur solitude et leur temporalité propres, les auditeurs pouvaient y trouver à partir du pli de leur vie de quoi l'augmenter. Le cours est une matière vivante et mouvante, sa conception en est toute musicale. Elle ne tolère pas l'interruption, cette bêtise à croire que l'on peut en saisir la totalité alors que le cours ne fonctionne qu'à contretemps, selon des effets de différé qui pouvaient se soutenir des billets que les auditeurs transmettaient à Deleuze la semaine d'après afin d'éclairer un point ou répondre à une question. La philosophie se fait alors « pop philosophie », la vocalisation des concepts à la limite du Sprechgesang cher à Schoenberg. À l'école qui fonctionne par recrutement des disciples et exclusivité, querelle de clochers et procès, il oppose le désir du mouvement (Dada et Tristan Tzara sont un meilleur exemple pour lui que le surréalisme d'André Breton). Heideggeriens, wittgensteiniens et lacaniens illustrent pour lui les torts symptomatiques du pénible modèle scolaire. Deux déclarations conclusives s'en déduisent : arriver à faire des concepts des idées courantes dans la prévalence du mouvement à l'école ; distinguer l'école, où domine la logique gestionnaire, de l'université qui idéalement devrait se dédier à la recherche exclusivement. L'adaptation des universités aux exigences du marché du travail, ainsi qu'aux normes de la gestion d'entreprise est une catastrophe que Deleuze avait déjà bien perçue, et qui s'est considérablement amplifiée depuis. En philosophie, poser les questions d'une certain façon, c'est trouver moyen d'en sortir par le concept. Poser des questions équivaut ainsi pour Deleuze à distinguer les problèmes, qui sont le grand domaine philosophique et auxquels répondent les concepts, des interrogations qui appartiennent à la communication. Ses rebuffades contre la discussion ou la conversation s'étendent aux médias, presse et télévision où règnent, avec les interrogations, les opinions qui s'y apparient. Anne Sinclair et L'Heure de vérité, la Chine, l'Europe et le procès Touvier, tous ses signifiants qui faisaient le paysage médiatique de la France d'alors sont les expressions variées d'une même domesticité, une domestication de la pensée répugnant (classiquement) au philosophe (en ceci il reste quoi qu'il en dise platonicien), et qui n'y ira comme il en rit qu'à titre posthume seulement. La question s'oppose nettement à l'interrogation en se ressaisissant comme problème, et que résout le concept. Dieu par exemple. L'interrogation de savoir s'il existe ou non vaut moins, sur le plan philosophique, que de poser depuis lui des problèmes différents : celui du jugement après la mort, de la qualité des modes d'existence entre les croyants et les incroyants (c'est le sens du pari de Pascal), de la mort de Dieu qui engage aussi celle de l'Homme (Nietzsche). La philosophie serait à cet égard l'histoire secrète des questions ou des problèmes et de leur transformation souterraine. Deleuze décide alors de prendre un sujet d'actualité, celui des rénovateurs de droite qui s'opposent aux partis qui les représentent au nom d'une critique du legs centralisateur du jacobinisme français. La région monte ainsi aux dépens de la nation qui la domine, tout un régionalisme qui se pose partout en Europe comme cette question pourra devenir un problème pour la gauche également. Le terme de consensus s'invite à la fin dans la bouche du philosophe, bien des années avant que Jacques Rancière n'en tire un concept. Pour Deleuze, le consensus consiste à substituer aux questions sous la condition concrète des problèmes auxquels des concepts devront répondre, des interrogations qui font le lit douillet d'insignifiance ordinaire de la communication médiatique. Dans le cadre des mardis de la fondation de la Fémis, Deleuze est invité le 17 mars 1987 à donner une conférence. Son titre en est : « Qu'est-ce que l'acte de création ? ». L'acte de création s'y définit comme un acte de résistance. Résister, c'est créer, c'est travailler des idées qui ont leur champ d'expérimentation propre, arts, sciences, philosophie. Quelques mois plus tard, Claire Parnet propose à Deleuze de revenir à la question des affinités profondes entre création et résistance. D'abord, on constate que le problème de la résistance est à la fois déplacé (la résistance concerne les problématiques spécifiques de l'art, de la science et de la philosophie) et restreint (les peuples, les militants politiques et les résistants ne sont ici jamais évoqués). La conférence n'avait pas ce genre de restriction : résister dans la lutte, là où les peuples manquent. Résister pour un philosophe, un scientifique ou un artiste, c'est inventer les idées selon des nécessités qui leur sont propres, et des spécificités qui caractérisent leur discipline. Ainsi, un philosophe crée des concepts, c'est par là qu'il résiste, comme l'expression pour Spinoza ou le pli pour Leibniz. Ainsi, un scientifique crée une fonction (qui, Deleuze alors ne le précise pas, engage pour lui la mise en rapport de deux ensembles), c'est par là qu'il résiste. Ainsi, un artiste crée un percept, soit un ensemble autonomisé et impersonnel de perceptions-affections, c'est par là qu'il résiste (dans la conférence de 1987, Deleuze convoque notamment les exemples de Bresson et Kurosawa, Minnelli et Straub-Huillet). Créer (des idées, concepts, fonctions et percepts), c'est donc résister, mais à quoi ? À l'opinion, au consensus, aux interrogations qui trament le tissu des banalités de la communication. On leur résiste par des nécessités qu'il faut respecter, par des rythmes qu'il ne faudrait surtout pas bousculer. Deleuze remarque cependant que les scientifiques et certains artistes, à l'instar des cinéastes, sont pris également dans des rapports de pouvoir et d'industrie, avec le capital et l'État, qui opacifient ce qui serait autrement plus net et tranché dans le cas d'un écrivain, par exemple Primo Levi. La honte d'être un homme, la formule est en effet de Primo Levi. Deleuze en élit la puissance d'exemplification générique. Que signifie une formule pareille, aussi dense ? La formule est complexe, composite, elle assemble des éléments hétérogènes, par elle-même un agencement. D'abord, la honte d'être un homme se sépare de l'opinion selon laquelle nous serions tous coupables, tous des assassins, bourreaux et victimes rendus indiscernables. Cette indistinction-là est odieuse à Deleuze. La honte d'être un être humain implique en fait trois questions : comment des humains ont pu faire ce qu'ils ont fait à d'autres êtres humains ? Comment, pour survivre, certains ont dû pactiser, s'arranger avec l'intolérable qui les affligeait (c'est la « zone grise » décrite par Primo Levi) ? Comment, enfin, ne pas avoir honte d'avoir survécu quand d'autres sont disparus ? La honte selon Primo Levi prolonge ainsi la honte décrite par Kafka, comme cet affect qui nous survit et dont la libération n'est pas une oppression, mais un désir de justice qui ne s'accomplit que dans la vergogne. La honte d'être un être humain est ainsi à la condition de tout art depuis 1945, depuis Hiroshima et Auschwitz, la honte qui pousse à écrire pour les animaux qui meurent et devant lesquels l'écrivain est responsable. La honte dont le nom grec antique, aidôs, disait la vergogne. L'art libère la vie que le genre humain mutile et emprisonne, pas une vie personnelle mais la vie générique, impersonnelle. Quand Deleuze évoque cela, il se passe quelque chose à l'image de magnifique, un événement assurant que l'on a bel et bien affaire à de l'image. L'art, dit-il, libère donc la vie que les petites personnes emprisonnent ou que les grandes machines détruisent et c'est alors que le plan vire au blanc, c'est la pellicule qui se voile et flambe, tandis que l'arrêt sur image délie la voix de l'image, voix autonome et impersonnelle, un pur percept et l'affect est immense. D'autant plus que Claire Parnet évoque à ce moment le suicide de Primo Levi, survenu un mois après la conférence de la Fémis. Deleuze met un point à préciser ce que l'on pourrait plus tard dire pour lui : ce que Primo Levi a suicidé, c'est sa vie personnelle. Ses pages, elles, resteront, éternelles. Celles de Deleuze le sont aussi, lui qui prendra la décision du saut de l'ange le 4 novembre 1995. Les personnages de roman sont aussi de grandes puissances de vie libérées, aussi mal que ça tourne, des géants qui ne sont pas des exagérations par rapport à la vie mais seulement par rapport à l'art. La honte est partout, elle va jusqu'à se nicher dans les plis de la vie quotidienne. Aujourd'hui, on se dit : la honte de ce que l'on fait à Gaza. Quand revient le thème de la mort de la philosophie, Deleuze répond qu'il n'y a que des assassinats. À Gaza aussi, il n'y a pas de morts mais des assassinats. L'art, la science et la philosophie sont des actes de résistance pour cela : nuire à la bêtise comme le disait Nietzsche. Sans eux, le monde serait plus bête, ne se retiendrait plus de sombrer dans un abêtissement qui est aujourd'hui ce qui se communique le plus, aussi viral que virulent. Y résister, c'est constituer des réseaux, des réseaux de concepts entre Deleuze, Foucault et Guattari, autant de complicités et d'alliances comme le romantisme et le dadaïsme l'ont été en leur temps. Résister, c'est enfin désirer devenir imperceptible, vivre l'imperceptibilité des réseaux moléculaires. Claire Parnet rappelle à Deleuze cette définition paradoxale du style donnée à l'occasion de leurs Dialogues (1977), peut-être à propos de Balzac : le style serait la propriété de ceux qui n'ont pas de style. Le paradoxe des rapports d'une propriété repérable et d'une impropriété fondamentale ne sera pas éclairci, sinon qu'il trouverait tout son sens dans l'écart entre la linguistique et la langue. La linguistique envisage la langue comme un système à l'équilibre dont elle peut faire la science en réservant les variations au domaine de la parole. Dans la littérature, la langue est loin de l'équilibre dirait le physicien, traversée de courants hétérogènes. Le style qualifie les déséquilibres créateurs. Deux dimensions sont alors distinguées : le style fait subir au langage un traitement syntaxique original, ce sont le piaulement douloureux de Kafka, le bégaiement de Ghérasim Luca, la prolifération par insertion chez Péguy pour qui la phrase avance moins qu'elle croît par le milieu. Le styliste n'est pas un conservateur, mais un créateur. Il est celui qui arrache à la langue commune une langue étrangère comme l'a dit Proust lui-même et cela est valable tout autant pour Céline quand il adapte moins l'écriture à la langue parlée qu'il en invente une, sans équivalent, pour la littérature. Le styliste creuse donc dans la langue, à laquelle il fait subir un traitement syntaxique particulier, une langue étrangère ; l'écrivain porte également le langage à sa limite qui est la musique (ou le silence et le cri pour user des termes qu'emploie Deleuze à l'occasion d'autres lettres de l'abécédaire). Deleuze a-t-il un style ? Claire Parnet répondrait oui en arguant déjà que le style deleuzien se voit parce qu'il a changé. La variabilité est un critère retenu par le philosophe, auquel il associe celui de sobriété. Kerouac en est une figure digne d'éloge, dont l'écriture est pareille à une ligne japonaise épurée. Le style convoque aussi des nécessités de composition, des agencements compositionnels tout à fait singuliers qui répondent à l'exigence des concepts qui s'y déploient. Prenons deux grandes ouvrages de philosophie de Deleuze : Logique du sens (1969) a été composé sur le mode de la série, tout un sérialisme pour y expérimenter que le sens est l'événement, pas une essence ou une signification mais l'exprimé détaché des états de chose où il s'effectue, plus profond que toute causalité ou représentation, paradoxal et multiple, et dont le non-sens est la condition ; coécrit avec Félix Guattari, Mille Plateaux (1980) tient, quant à lui, son architecture du plateau justement, qui est un plan local de connexion de multiplicités de telle manière qu'elles constituent un rhizome. Claire Parnet introduit alors un rapport entre le style de l'écrivain et l'élégance des proches du philosophe, l'ami Jean-Pierre Bamberger et l'épouse Fanny. On pense aussi au chapeau de Deleuze qui flotte comme une auréole sur sa gauche, autre sourire du Sheshire. L'élégance renvoie au domaine sémiotique, autrement dit à la question de l'émission des signes et de leur perception. La vulgarité en émet, non moins la mondanité mais les signes sont cependant bien différents, vides par eux-mêmes mais si séduisants par leur vitesse et leur mode d'émission. Une émission de télé est toujours déjà émission de signes et Deleuze en émet, comme Pierre-André Boutang et Claire Parnet. Avec l'émission, les mondains retrouvent les animaux, maîtres des signes aux deux bouts du vivant. Comme Jean-Luc Godard, Jacques Tati et Serge Daney, Deleuze est un amateur de tennis. Il en a été un praticien lorsqu'il était adolescent, jusqu'à ce que la guerre en interrompe les élans, il avait alors 14-15 ans. Il se souvient également d'un passage de Gustave V, Roi de Suède dont il avait quêté, enfant, la signature, et de Jean Borotra, ce champion de tennis qui a été, comme son propre père d'ailleurs, adhérent des Croix de feu, et qui plus tard fut même ministre de Pétain sous Vichy. Le sport passionne Deleuze, il cite encore le foot et le lancer de poids. Il y perçoit tout un milieu de variations spécifiques, propice à l'éclosion de styles novateurs. Une histoire des sports devrait être alors celle des variables de tactique et des attitudes ou postures des sportifs, ces techniques du corps sur l'inspiration de l'anthropologue Marcel Mauss. Dans le sport comme ailleurs, arts et philosophie, il y a tout lieu de distinguer les créateurs comme Borg, des brillants suiveurs à l'instar de Lendl. Le génie du tennisman Björn Borg, cet autre Suédois, advient à un tournant auquel il participe pleinement, celui de la démocratisation d'une pratique sportive plutôt élitaire et aristocratique, sa prolétarisation relative au nom de laquelle le tennis a pu enfin devenir un véritable sport de masse. Si Deleuze fait alors remarquer que Borg a une tête de Christ, c'est pour vérifier ceci que, à l'instar de ce dernier, ce joueur de tennis, respecté de tous ses compétiteurs, est un aristocrate qui est allé vers le peuple. Tout son style de jeu s'en déduirait, fond de court, balles liftées et haut de filet. John McEnroe serait son antipode, service égyptien et âme russe, le service-volée renouvelé et une manière originale de poser la balle. Ses colères font partie de son style, en caractérisant l'inventeur qui, au tennis comme ailleurs, n'est jamais content de lui, toujours à cent lieues de ce qu'il voudrait accomplir. Son autre concurrent d'alors, Jimmy Connors, joue quant à lui tout à fait différemment, la balle sans effet, plate, rasant le filet, et avec un sens de la frappe toujours en déséquilibre. Deleuze se demande encore si la question du style n'est pas également d'ordre national. Il évoque à cet effet l'exemple méconnu de John Bromwich qui appartient à une génération de joueurs australiens qui ont inventé avant-guerre le revers à deux mains. Avec ce dernier, le retour de service donnait alors une balle molle qui déstabilisa l'adversaire en lui tombant directement entre les pieds. Le style, c'est l'homme même disait Buffon. Le style c'est l'âme préciserait Deleuze en y reconnaissant des forces de vie en excès au seul effet des signatures personnelles, ces puissances impersonnelles dont tout vrai créateur est remué et dont il se fait le passeur de balles, le relayeur. Comme la science, et les arts aussi, la philosophie n'a aucune préoccupation pour l'universel. Préférées aux universaux, les multiplicités qui nomment des ensembles de singularités rompent avec tout monisme ou dualisme. Dès qu'il y a de l'Un, y a de l'Autre qui revient à la fin au Même. L'Être, l'Un, tous ces concepts molaires qui font depuis Platon la grande histoire de la philosophie n'intéressent pas Deleuze, qui se dédie à l'exploration de l'immanence, fût-elle déchirée. La formule élémentaire et mathématique d'un refus anti-platonicien des concepts en majuscule au bénéfice des singularités et des multiplicités en serait : n moins un (l'Un est ce dont il faut désirer se soustraire). Les universaux seraient selon lui de trois genres ou types : de contemplation (avec les Idées majuscules) ; de réflexion (du style cartésien, kantien ou hégélien, Deleuze réaffirmant alors que nul n'a besoin d'un philosophe pour réfléchir ; un musicien comme Pierre Boulez se passe aisément de philosophie pour penser) et de communication (c'est l'idéal de consensus communicationnel valorisé alors par Jürgen Habermas). Ni contemplative, ni réflexive, ni communicative, la philosophie à l'instar de la science et des arts n'a pas d'autre raison, pas d'autre spécificité que d'être créatrice. On reconnaît dans ce refus de l'Un une disposition libertaire voisinant avec La Boétie pour qui Le Discours de la servitude volontaire posait que les « tous uns » se rassemblent dans le « Contr'un ». Deleuze reconnaît facilement à quel point il exècre les voyages en précisant plus particulièrement que les conditions ne sont pas réunies pour un philosophe d'échapper aux servitudes du colloque, parler pendant, parler après, parler pour entretenir un statut d'intellectuel qui n'a au fond rien à voir avec la pratique philosophique. Il repense cependant à ces grandes balades à pied faites il y a longtemps dans une grande capitale du Proche-Orient, Beyrouth, qui n'aime pas les marcheurs. Mais ces choses-là sont devenues désormais impossibles, la fatigue, la vieillesse, la maladie aussi. Ce que Deleuze reproche plus fondamentalement aux voyages, c'est qu'ils sont en réalité des occasions de fausse rupture, des ruptures à bon marché moque-t-il. Lui revient alors un mot de Fitzgerald qui disait en effet qu'il ne suffit pas de voyager pour vivre une vraie rupture. Voyager pour se trouver par exemple un père répugne évidemment au coauteur de L'Anti-Œdipe (1972). À la citation de Fitzgerald, s'en ajoute une autre qui vient de Beckett, plus féroce encore, disant en gros que l'on est con, certes, mais pas au point de voyager pour le plaisir. L'auteur des pièces marquées par le surplace et l'attente, l'immobilité et l'enlisement est un penseur de mouvements plus profonds, émancipés de la logique banale du voyage. Une troisième formule est enfin trouvée chez Proust, définitivement l'un des créateurs les plus cités par Deleuze durant l'Abécédaire : si voyager est possible et désirable, c'est à la condition de se mettre en mouvement pour vérifier sur place ce qui aura été rêvé. Sûrement est-ce le cas de grands écrivains voyages admirés, Lawrence, Stevenson, jusqu'à plus récemment Le Clézio. Voyager y aurait le rêve pour épreuve de vérité. Le refus du voyage est le marchepied d'une invention qui, à l'époque de Mille Plateaux (1980), fait un agencement conceptuel avec la ritournelle et de la déterritorialisation. Que signifie nomadiser ? Pour le philosophe, le nomade se distingue de l'exilé, du migrant ou du réfugié dont les trajectoires n'en demeurent pas moins sacrés, des mouvements de survie au nom de la vie des collectivités et des peuples. Ce qui caractérise le nomade est précisément son immobilité. Le nomade est immobile, l'immobile parce qu'il s'accroche à sa terre. L'immobilité est une résistance à la persécution des forces répressives s'efforçant brutalement à ce que le nomade dégage en disparaissant du paysage. Deleuze ne le dit pas mais il y pense sûrement, on y pense encore plus aujourd'hui : c'est parce que les Palestiniens nomadisent, à Gaza comme en Cisjordanie, qu'ils peuvent résister à l'expropriation et au nettoyage ethnique, qu'ils sont les inarrachables d'une terre que ses colonisateurs profanent. L'éloge de la lenteur appelle enfin celle des intensités qui appartiennent à l'immobilité, ainsi dans la musique qui, selon Deleuze, probablement propose parmi les plus grandes expériences de nomadisation. Le rapport à la pensée y trouve alors son ultime expression, géo-philosophie, géo-musique comme autant de manières de nomadisation, de terres étrangères et de pays profonds. Les trois dernières lettres sont l'occasion d'une formidable contraction. La lenteur tant vantée par Deleuze s'y replie en effet sur des intensités, des différences de potentiel comme autant d'accélérations, des bonds, des ellipses. On saute les lettres (X est une inconnue, Y est indicible dit Claire Parnet et Deleuze, peut-être gagné par une trop fatigue, voulait peut-être en finir) en se contentant de concentrer ses forces dans des paroles lapidaires, ainsi pour W comme Wittgenstein. Deleuze maugrée, vitupère. Le motif de la mort de la philosophie revient et c'est la seule fois où il n'en rit pas. Oui, cette mort est possible et ce ne sera pas une mort naturelle, mais un assassinat. En fait, il n'est pas tant question de Wittgenstein, dont il ne dit à proprement parler rien, que des wittgensteiniens, modèle d'une école de pensée critiquée pour son dogmatisme et son sectarisme. On n'en saura pas davantage. Le rire l'emportera sur la colère. Même si l'on sait aujourd'hui que Deleuze n'avait lu que le Tractatus logico-philosophicus (1921) que Ludwig Wittgenstein avait lui-même récusé dans la seconde partie de son travail. Et même si certains soupçonnent une attaque contre le philosophe Jacques Bouveresse, grand lecteur de Wittgenstein et critique de la génération de Deleuze et Serres, Foucault et Derrida, victimes d'un biais littéraire et artiste qui a pu les pousser à marier, au dandysme des avant-gardes, un style soupçonné d'être nébuleux et poétique. Leur recours à la science n'aurait servi, selon lui, qu'à fonder moins des arguments rationnels que des effets d'autorité. Tous peu ou prou vérifieraient ce que Wittgenstein n'avait pas cessé lui-même de brocarder en disant en effet que la philosophie est un jeu de langage qui a souvent raconté n'importe quoi en raison d'un jargon délié du souci d'énoncer la réalité des faits. À l'inverse, Deleuze a marqué sa défiance à l'égard de la logique, de Frege et Russell, en arguant qu'elle réduisait la philosophie en l'assignant aux fonctions de la science et, partant, en la mutilant de ses puissances créatrices. Le mélange de colère et de rire conduit à un appel à la vigilance, mais relativisée par l'ironie. La mort de la philosophie y devient alors cet étrange objet, ambivalent, tantôt moquée comme une déclaration vide, tantôt légitimée en raison des dangers réels qui la menaceraient. La philosophie est aussi un enjeu de luttes pour les philosophes qui s'y engagent. Après Deleuze, Alain Badiou mobilisera une partie de ses séminaires afin de tirer une profonde ligne de partage dans la pensée : entre les philosophes qui ont le souci de la vérité au risque d'un certain dogmatisme, et ceux qui lui préfèrent le sens au risque d'un certain mysticisme. Dans cette seconde catégorie, plus subjectiviste qu'objectiviste, Wittgenstein rejoint alors Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Lacan et Nietzsche. Puisque X est inconnu et Z est indicible, on passe directement à la lettre Z. « Ça tombe bien ! » rit Deleuze et ce rire est aussi celui de qui sait approcher la fin – et pas seulement de L'Abécédaire. Claire Parnet est très drôle et spirituelle aussi quand elle dresse la petite liste des grands philosophes ou personnages philosophiques dont le nom comprend la lettre Z, Spinoza, Leibniz, Nietzsche, Zarathoustra, Bergzon (pour Bergson) et, donc, Deleuze. Elle s'amuse aussi à parler de Zorro après la saillie du philosophie contre le danger représenté par les wittgensteiniens. On pense de notre côté au grand Z du cinéma algérien, Mohamed Zinet, ainsi qu'au yaz, la dernière lettre du tifinagh, l'alphabet des peuples tamazight et dont le symbole (ⵣ) est celui de la liberté qu'il nous reste à faire. Deleuze qui se félicite d'avoir un Z dans son nom ne manque pas non plus d'esprit. Avec la dernière lettre revient alors la première comme le verre d'alcool, tandis que le vol en zigzag de la mouche répond aux trois excitants de la tique. Il zigzague et fait mouche en reliant la mouche au sage zen et le zen au nez, ce Z inversé. Le zigzag est en vérité le dernier mot, le tout dernier, celui qui éclaire peut-être le mouvement élémentaire présidant à la création du monde comme de toute pensée, celui qui relie la mouche et le sage zen comme, dans Mille Plateaux, s'agencent la guêpe et l'orchidée. Avec le Z, la pensée renoue en effet avec son étonnement initial dont parlait Socrate, le thaumazein, l'éclair comme celui de Zeus, cet autre Z qui est celui de la bifurcation et du foudroiement. Deleuze y revient une dernière fois comme si c'était la première. La philosophie ne se préoccupe pas d'universaux. Son souci consiste à rapporter des ensembles de singularités, à créer des agencements que soutiennent des singularités disparates comme on parle de potentiels en physique. Un concept lui revient, déployé à l'époque de Différence et répétition (1968), celui de précurseur sombre. Entre des intensités ou des potentiels, des réactions peuvent se produire en fulgurant comme la foudre, et que précède le précurseur sombre qui en donne le tracé négatif ou virtuel. La mouche vole en zigzag, le sage zen distribue à son disciple ses coups de bâton, le précurseur sombre annonce virtuellement le foudroiement de l'éclair, celui du Big Bang ou de l'idée. « Un jour peut-être, le siècle sera deleuzien », avait prophétisé Michel Foucault. Deleuze serait-il le précurseur sombre de notre temps, mais pour autant seulement que sa pensée pourrait aider à contrevenir à l'épaississement de ses assombrissements ? Ce qui est certain est la puissance des affects que soulèvent ses concepts, cette vie plus grande que la sienne et dont les derniers mots de L'Abécédaire reviennent à la petite équipe de tournage, les mots simples des remerciements pour le bonheur d'avoir entrepris cette émission de télé, et pour la gentillesse de ceux qui l'auront écouté. À nous, il ne reste plus qu'à bifurquer, encore et toujours, à recommencer toutes les bifurcations nécessaires à faire fourcher la langue venimeuse et noire de la fin de l'Histoire, pour la faire proliférer par le milieu depuis la ligne de fuite de nos devenirs-minoritaires et révolutionnaires. Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. 20441 mots
Un abécédaire pour bifurquer dans la matière concrète, gaie et labyrinthique de la philosophie, ses concepts et ses affects, depuis le foyer du corps miné par la maladie de qui lui aura dévolu sa vie. Une émission de télévision en forme de séance de spiritisme. Retrouvé dans les faveurs du direct, avec ses claps et ses fins de bobine, toutes les failles de l'image par lesquelles recommencer ce qui ne s'énonce que dans des différences de potentiel et des rapports d'intensité, le génie spirite du cinéma aura permis à la télévision d'en faire tourner la table – la télé tournée et retournée au microsillon de la pensée de Gilles Deleuze. Deleuze à la télé, c'est une image de l'internel dont l'idée reviendrait à Charles Péguy quand l'instant coïncide avec l'éternité qui n'est plus extérieure au temps, mais interne à lui. L'internel dit l'événement quand le confort domestique de la télé peut enfin vibrer du dehors de la pensée.
« L'Abécédaire de Gilles Deleuze », un film de Pierre-André Boutang et Claire Parnet (1995)
Faire tourner la télé, au microsillon de la pensée
A comme Animal : Des bords aux bonds, aux aguets
B comme Boisson : Le coup risqué du verre pénultième
C comme Culture : Sortir de la philosophie par la philosophie
D comme désir : N'interprétez jamais, expérimentez
E comme Enfance : Le bruit du temps
F comme Fidélité : Le charme de l'ami dont je me méfie
G comme Gauche : Tous minoritaires, tous révolutionnaires
H comme Histoire de la philosophie : Créer des concepts, poser des problèmes
I comme Idée : Voyants et lanceurs d'affects
J comme Joie : Ne me plaignez pas, je m'en charge
K comme Kant : Le temps du jugement et ses accords discordants
L comme Littérature : Un personnage de roman est un penseur ; un concept, un personnage philosophique
M comme Maladie : Faire ce que l'on pouvait et puis la journée est finie, bonsoir
N comme Neurologie : Le tact des rencontres à distance, sauter par-dessus la faille
O comme Opéra : Chant de la terre, ritournelle cosmique
P comme Professeur : Un cours se prépare, les concepts s'y vocalisent
Q comme Question : Le consensus et la domestication de la pensée
R comme Résistance : La honte et l'imperceptible
S comme Style : Animaux et mondains, les maîtres des signes
T comme Tennis : L'aristocrate allant au peuple
U comme Un : n moins 1 (le « Contr'un »)
V comme Voyage : Nomades, pays profonds, terres étrangères
W comme Wittgenstein : La mort de la philosophie ?
X, Y, Z comme Zigzag : La mouche, le sage zen et le précurseur sombre
Des nouvelles du front cinématographique
février 2024
24.02.2025 à 10:19
Ignatus s'est mangé des acouphènes : Dans les virages
En dehors d'un album de reprises de Jean-Luc Le Ténia, ignatus n'avait pas sorti de disque depuis le fort apprécié [e.pok] en 2017. Hyperactif entre ateliers d'écriture, création de haïkus, production (Orianne Lacaille), Jérôme ‘ignatus' Rousseaux a nourri son nouvel album de son goût pour une recherche permanente, une chanson aventureuse et friande de fertiles collisions. Voire même adepte de création sous contrainte et d'expérimentation. La chanson française n’a d’intérêt que mouvante, à l’écoute de son temps, à accepter toutes les métamorphoses du son que proposent et découvrent les nouveaux entrants. Parce qu’après Brel, Brassens, Ferré, Higelin, Gainsbarre, Annegarn, Christophe ou Barbara, Ribeiro, Ringer, Fontaine et les autres, être en dessous est hors de question : inaudible ! Alors, on penche dans les virages, on envisage et on dévisage, on écrit ( beaucoup) on divague salé, on improvise de forme et on y balance du fond mais jamais de tiroir. On s’autorise la poésie - ce truc qui n’entre pas trop dans les charts … on écoute et on propose, on expérimente et on le fait dans la forme idoine qui sonne d’ici . Par ailleurs/ pas d’ailleurs ! Vous laisserez-vous séduire par son verre devin, sur fond de piano préparé ? Marcherez-vous dans la combine du Chateau mou avec son pompier qui refile des verres de tripes ? Saurez-vous être attentif au fait-divers raconté par Isabelle Nanty ? Ressentirez-vous le blues de Noël du Souffle ? Comprendrez-vous pourquoi elle se contentait de tricoter nue ? Et l’électro narquoise de Sous un ciel emportera-t-elle votre attention ? A trop révéler, on déçoit; alors, on vous laissera faire l’effort, faire la démarche. Et , à votre tour, vous aussi, vous commencerez à pencher dans les virages. Et comprendrez que seule la recherche permet de s’évader- pour mieux se découvrir. Et partager. Douze étapes d’un feeling encore et toujours d’E.pok… Jean-Pierre Simard, le 24/02/2025 Texte intégral 825 mots
Des très significatifs Objets (avec le regretté Olivier Libaux) sous influence Monochrome Set/XTC à son impeccable parcours solo, ignatus, l’alias de Jérôme Rousseaux, continue de faire avancer la chanson française - et ce n’est pas un gros mot ici … E.pok était arrivé avant Macron et décryptait le feeling pas encore pourri du moment. Aujourd’hui en 2025, Dans les virages offre un autre son de cloche. En piste, sans chuter
Chaudement recommandé et à se passer en boucle pour en humer longuement les saveurs si variées d’un artiste qui compte beaucoup plus que sa notoriété ne laisse paraître. Impeccable !
ignatus - Dans les virages - Ignatub/ Believe – Inouïe Distribution
23.02.2025 à 17:24
Les topologies discrètes (et combinatoires) de Farah Khelil et Georges Koskas
Georges Koskas, Sans Titre, Circa 1950 (Détail)- Huile sur papier 24 x 24.5 cm Arrivé à Paris en 1946, Koskas se forme dans les ateliers d’André Lhote et de Fernand Léger, avant de s’en éloigner pour développer une pratique sensible et intuitive de la peinture, marquée par une esthétique dépouillée fondée sur la répétition et la dissémination. Dans les années 1950, il se distingue par ses tableaux à points, qui font de lui l’une des figures les plus originales de l’abstraction géométrique, avant d’effectuer un virage figuratif qui sera incompris de ses contemporains. Les œuvres de Koskas présentées dans cette exposition appartiennent à cette période marquante, que l’histoire de l’art officielle a retenue de manière quasi exclusive. Formée aux Beaux-Arts de Tunis au mitan des années 2000, Khelil découvre cette même histoire par le biais du livre et d’autres outils de médiation et d’apprentissage, avant d’en faire l’expérience tangible dans les musées parisiens quelques années plus tard. Depuis, Khelil n’a cessé d’interroger et de redéfinir son rapport aux images et à l’art occidental, tout en construisant son propre langage à travers la dispersion et la superposition de matières et de documents, ainsi que l’oblitération de peintures figuratives existantes, dont elle conserve uniquement de minuscules détails, ouvrant ainsi l’espace pictural. Farah Khelil, Ombrage (Carthage), 2023 — Photographie, impression pigmentaire sur cuir Nappa découpé, vidéo, son, écran — 43 x 73 cm Courtesy de l’artiste et galerie lilia ben salah, Paris En mathématiques, la « topologie discrète » désigne une structure d’espace topologique où les points sont isolés les uns des autres, formant une séquence discontinue. Ici, elle renvoie au support de la toile, du papier ou encore du bois, mais aussi à l’espace de l’exposition où les œuvres de Khelil et Koskas se déploient et se répondent. Minimales et épurées, ces œuvres ponctuent l’espace topologique de l’exposition en révélant des étendues infiniment vastes qui restent à explorer. Fatma Cheffi, février 2025 Texte intégral 1072 mots
Topologie discrète est une exposition réunissant les artistes Georges Koskas (1922-2013) et Farah Khelil (1980), comme premier acte d’une conversation silencieuse entre les deux artistes originaires de Tunis. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés, leurs œuvres semblent converger sur plusieurs points, dévoilant des affinités dans leurs approches de l’espace et de la composition, et plus généralement dans leur rapport à la musique et à la peinture.
Photo : Romain Darnaud
Farah Khelil, Georges Koskas — Topologie discrète -> 15/03/2025
Galerie lila ben salah - 6, avenue Delcassé 75008 Paris
23.02.2025 à 10:22
Quand l'être se déchire: Pierre Bourgeade au pays des torturés
Les œuvres de fiction traitant de la guerre d'Algérie – et parus dans son plus ou moins proche sillage – ne sont pas légion, et Les Serpents peut prétendre sans conteste à figurer aux côtés de livres comme Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat ou de Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib. Divisé en 43 courts chapitres, il raconte le parcours d'une jeune instituteur, Albin, appelé en Algérie au moment des "événements". On le suit depuis son village jusqu'à Marseille où il est formé, puis à Tizou-Ouzou. Bourgeade épelle son parcours en s'attardant sur les moments de vie qui le mènent de sa quiète province jusqu'aux lieux de massacre: les adieux, l'entraînement militaire, l'attente, les déplacements en jeep, les nuits à ciel ouvert, les séances de torture, la menace du conseil de discipline, la fuite… Comme autant d'éclats tranchants, chaque chapitre fouille un peu plus la blessure humaine et le drame algérien. Lorsque Albin quitte son successeur – Mazurier, qui va s'occuper de ses élèves et, accessoirement, de sa veuve de mère –, Bourgeade décrit ainsi la scène: "Il s'écarta de moi par un mouvement symétrique, l'odeur s'éloigna, à la fois parfumée et fade, tenace et finie, s'anéantissant à l'instant précis où elle atteignait la muqueuse nasale, pareille à ces tigres de granit postés à l'entrée du temple d'Urphal, près de Luang-Prabang, qui semblent défier l'éternité et tombent en poussière dès qu'on les touche." Ce qui retient dans l'écriture de Bourgeade, c'est sa façon de sonder des moments à vif avec non pas froideur, mais précision, une précision qui n'empêche pas la phrase de déborder d'elle-même. Un mot définit Albin: effritement. Il résiste tant bien que mal à la violence de l'armée, tente de rester en dehors du cercle de la torture, mais finit emporté dans son effrayante spirale: "Je ne suis pas plus criminel qu'hier, je n'étais pas plus innocent qu'aujourd'hui. Je ne dirais pas même que la guerre pourrit tout. Ce n'est pas la vraie guerre, c'est la guerre civile, quelque chose d'intime, de très profond. Je suis divisé. Je n'en puis plus. Je ne suis plus vivant. Je me demande si je l'ai jamais été. Rien ne m'a paru plus irréel que la torture. J'ai vu ces hommes hurler, pleurer, faire sur eux. Je me croyais au cinéma. […] Le fait est […] que l'humanité est sans limites. […] Ils poussèrent ces cris qu'on pousse quand on accouche, quand l'être se déchire pour laisser passage à quelque chose – un homme, qui recommencera." Bourgeade ne fait pas d'Albin une pure victime ni un franc salaud. Juste un homme brisé membre à membre par une armée qui l'enfonce dans des zones grises de plus sanglantes. Sa prose prend sur elle les horreurs du monde et les fractures intérieures, tirant lentement et méthodiquement le lecteur dans les plis de l'abîme, faisant de lui un témoin éberlué. Ici, les serpents ne sifflent pas, ils sont le sang même qui change l'homme en bourreau. Ils sont les bras armés de l'Histoire, les violents courants électriques d'une éternelle gégène. Claro , le24/02/2025 Texte intégral 990 mots
La postérité a souvent les oreilles bouchées et les yeux encrassés. Je ne parle pas ici d'Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921 au rayonnement international qu'on ne lit plus guère, mais de Pierre Bourgeade, dont l'œuvre protéiforme, débutée en 1966, mériterait mieux que l'aimable indifférence dans laquelle elle est mystérieusement tenue, bien que ses livres soient pour une grand part disponibles, certains même en poche, et malgré le beau travail des éditions Tristram. Pourtant, il suffit de lire, par exemple, Les Serpents (1983) pour s'incliner devant la sereine puissance de sa prose.
Pierre Bourgeade, Les Serpents, Gallimard, coll. Le chemin
23.02.2025 à 09:34
Venez choisir le boulot de merde qui vous convient … c'est pour un ami.
À l’été 2013, bien involontairement, j’ai suscité un petit émoi international. En 2013, l’anthropologue anarchiste David Graeber est sans doute surtout connu pour son monumental « Dette : 5 000 ans d’histoire » (2011) et pour son engagement spectaculaire au sein du mouvement Occupy Wall Street. Et puis vint l’article dont il est question ci-dessus, dont le déploiement (en intégrant les si nombreuses réactions de lectrices et de lecteurs, et leurs commentaires de toute nature, donnant matière à nouvelles réflexions et précisions, cinq années durant) aboutit à l’ouvrage « Bullshit jobs », publié en 2018 et traduit en 2019 par Élise Roy pour Les Liens Qui Libèrent. L’expérience produite et contée ici par l’anthropologue est loin d’être uniquement celle, de plus en plus visible un peu partout, d’une quête désespérée de sens du travail salarié au sein du capitalisme tardif (y compris sous ses formes « publiques » au sens européen du terme), cette quête dont les témoignages parfois spectaculaires se multiplient depuis une quinzaine d’années, entre refus par les jeunes et les moins jeunes de certaines « voies royales » professionnelles et formes variées de « bifurcations » qui laissent d’abord abasourdis les observateurs ordinaires et tenants du « toujours plus pour quelques-uns ». En menant son investigation du côté de ces « jobs à la con » qu’il prend la peine de définir pas à pas, c’est bien à l’un des rouages essentiels du capitalisme managérial qu’il s’attaque, cette prétendue morale de l’efficacité qui entend masquer au plus grand nombre de ses mercenaires (« Slave to the wage », lisait-on chez Proudhon et chez Marx) les appétits d’argent et de pouvoir qui sont en réalité à l’œuvre, quasiment avant tout. Et cela, très loin du cliché globalement véhiculé à l’envi par les bénéficiaires de ce capitalisme-là à propos de boulots « étatiques » inutiles : non, les « jobs à la con » sont partout, équitablement répartis entre la sphère (dite) de l’intérêt général et celle (qui n’ose le plus souvent pas s’avouer telle) des convoitises privées. LE PHÉNOMÈNE DES JOBS À LA CON Il est absolument passionnant de suivre David Graeber tandis qu’il élabore ce questionnement lancinant, issu d’observations et d’expériences personnelles, d’abord, puis solidifié peu à peu par les innombrables retours suscités par son article initial, spéculatif, de l’ordre de l’hypothèse de travail, mais mettant à jour ces failles gigantesques – tout à fait de l’ordre de l’éléphant dans la pièce, en réalité – qui hantent la morale économique (au-delà des discours de façade) du capitalisme tardif, et qui traduisent en expériences vécues par beaucoup sa nature politique intrinsèque. Une fois familiarisé avec la méthode inductive que pratique David Graeber, issue en effet de la pratique ethnographique, remontant peu à peu du particulier vers l’universel, tandis qu’il s’essaie avec brio à recenser et classifier les occurrences des bullshit jobs, leur logique (ou absence de logique) interne, leurs différences signifiantes entre catégories (tous les « jobs à la con » ne sont pas de nature strictement identique, ni n’ont les mêmes effets sur leurs victimes, quel que soit leur degré de consentement), on sera rapidement saisi de vertige, et on réalisera que cet essai iconoclaste a sans doute autant d’importance critique, in fine, que le lumineux « Le nouvel esprit du capitalisme » (1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello – lui-même nourri de l’essentiel et encore trop négligé « De la justification » (1991) de Luc Boltanski et Laurent Thévenot – lorsqu’il analysait l’entrechoc entre la critique sociale et la critique artiste du capitalisme (alors en train de devenir tardif), au plus grand bénéfice final de ses maîtres et possesseurs. Sous leur faux air d’évidence appelant la résignation fataliste, les « jobs à la con » (dont, de plus d’une façon, l’éradication constitue l’un des enjeux de fictions utopiques magnifiquement ambiguës telles que « Les dépossédés » d’Ursula K. Le Guin ou « Eutopia » de Camille Leboulanger – et comme l’avait magnifiquement anticipé dans ses nouvelles acérées le Jean-Marc Agrati de « Le chien a des choses à dire » en 2004 ou de « Un éléphant fou furieux » en 2005) sont certainement l’une des clés de compréhension de ce que nous fait aujourd’hui le capitalisme tardif, comme une lettre volée qui échapperait à notre entendement aussi bien qu’à notre possibilité d’action, libératoire. Certes, j’ai conscience que cet argument va immédiatement soulever des objections : « Qui êtes-vous pour dire quels sont les emplois réellement « nécessaires » ? D’ailleurs, qu’est-ce que ça veut dire, « nécessaire » ? Vous, vous êtes professeur d’anthropologie : qui a « besoin » de ça ? » […] En un sens, évidemment, ce n’est pas faux, puisqu’il ne saurait y avoir de mesure objective de la valeur sociale. Hugues Charybde, le 24/02/2025 Texte intégral 4986 mots
Une robuste anthropologie du quotidien et du fatal pour traquer l’un des vices profonds et subtils du capitalisme tardif, sous toutes ses formes directes et indirectes.
Tout a commencé le jour où un nouveau magazine radical appelé Strike! m’a commandé un article. Le rédacteur en chef voulait savoir si je n’avais pas dans mes tiroirs un truc provocateur que personne d’autre ne prendrait le risque de publier. De fait, en règle générale, j’ai une ou deux ébauches d’article de ce genre sur le feu. J’en ai rédigé un et je lui ai soumis un court papier intitulé « Le phénomène des jobs à la con ».
Mon texte reposait sur une intuition. Nous connaissons tous ces boulots qui, vus de l’extérieur, ne paraissent pas consister en grand-chose : consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers, avocats d’affaires… Ou bien ces personnes (très nombreuses dans les cercles universitaires) qui passent leur temps à former des commissions au sein desquelles on discute du problème des commissions superflues. C’est une liste apparemment sans fin.
Je me suis demandé : et si ces jobs étaient réellement inutiles ? Et si ceux qui les occupent en étaient conscients ? Il vous arrive certainement de croiser des gens qui ont l’air de penser qu’ils font un travail absurde et vain. Peut-on imaginer plus démoralisant qu’une vie où l’on se réveille cinq jours sur sept pour aller accomplir une tâche dont on estime secrètement qu’elle n’a aucune raison d’être, qu’elle n’est qu’un gaspillage de temps et de ressources, voire qu’elle est nuisible ? Notre société ne devrait-elle pas en ressentir une terrible blessure psychique ? Or, si c’était le cas, personne ne semblait jamais y faire allusion. On trouvait quantité de sondages sur le bonheur au travail. On n’en trouvait aucun, à ma connaissance, demandant aux gens s’ils étaient d’avis que leur boulot méritait vraiment d’exister.
En soi, l’éventualité que notre société regorge de jobs inutiles dont personne ne souhaitait parler n’avait rien d’invraisemblable. Le thème du travail est hérissé de tabous. Le fait que la plupart des gens n’aiment pas leur boulot et soient ravis d’avoir une excuse pour ne pas y aller paraît même difficile à admettre à la télé, en tout cas aux infos – le sujet est parfois abordé dans des documentaires ou traité par des humoristes.
J’en ai personnellement fait l’expérience. À une époque, j’ai été chargé des contacts avec les médias dans un groupe militant qui, selon la rumeur, préparait une campagne de désobéissance civile. L’action visait à bloquer les transports publics de Washington, DC, dans le cadre d’un mouvement de protestation contre la tenue d’un sommet économique mondial. Au cours des jours précédents, si vous aviez vaguement une allure d’anarchiste, vous ne pouviez manqué d’être accosté dans la rue par des fonctionnaires radieux qui vous disaient : « Eh, c’est bien vrai ? On n’aura pas à aller bosser lundi ? » Pourtant, au même moment, les équipes de télé interviewaient consciencieusement des employés municipaux – et je ne serais pas surpris d’apprendre que certains étaient les mêmes que les premiers – expliquant combien ce serait dramatique pour eux de ne pas pouvoir se rendre au travail. Ils savaient parfaitement que c’était le genre de déclaration qui leur garantirait de passer devant la caméra. Apparemment, personne n’ose dire le fond de sa pensée sur ces questions – du moins, en public.
Donc, mon hypothèse était plausible, mais je n’en savais guère plus. D’une certaine manière, en écrivant mon papier, je menais une expérience. J’étais curieux de voir les réactions qu’il susciterait.
En 1930, John Maynard Keynes prédisait que, d’ici à la fin du siècle, les technologies auraient fait suffisamment de progrès pour que des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis puissent instaurer une semaine de travail de quinze heures. Tout laisse à penser qu’il avait raison. Sur le plan technologique, nous en sommes parfaitement capables. Pourtant, cela ne s’est pas produit. Au contraire, la technologie a été mobilisée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Dans ce but, des emplois effectivement inutiles ont dû être créés. Des populations entières, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent toute leur vie professionnelle à effectuer des tâches dont elles pensent secrètement qu’elles n’ont pas vraiment lieu d’être. Cette situation provoque des dégâts moraux et spirituels profonds. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant, presque personne n’en parle.
Pourquoi l’utopie promise par Keynes – qui était encore très attendue dans les années 1960 – ne s’est-elle jamais réalisée ? Aujourd’hui, la réponse classique consiste à dire qu’il n’a pas pris en compte la montée du consumérisme. Entre moins d’heures passées à travailler et plus de jouets et de plaisirs, nous avons collectivement choisi la seconde option. C’est une jolie fable morale, mais il suffit de l’analyser un court instant pour comprendre qu’elle ne tient pas la route. Oui, nous avons vu créer depuis les années 1920 une variété infinie d’emplois et d’industries, mais très peu d’entre nous ont un rapport quelconque avec la production et la distribution de sushis, d’iPhone ou de baskets hype.
Quels sont exactement ces nouveaux jobs ? Un rapport récent comparant l’emploi aux États-Unis en 1910 et en 2000 nous en donne une image très claire […]. Au cours du dernier siècle, le nombre de travailleurs employés comme domestiques, ainsi que dans l’industrie et l’agriculture, a chuté de manière spectaculaire. Parallèlement, la proportion de « professions intellectuelles, managers, employés de bureau, vendeurs et employés du secteur des services » a triplé, passant « d’un quart à trois quarts de la population active totale ». En d’autres termes, comme cela avait été prédit, les métiers productifs ont été largement automatisés. (Même en comptabilisant la totalité des salariés de l’industrie, y compris les gigantesques masses laborieuses d’Inde et de Chine, ces travailleurs ne représentent plus un aussi gros effectif qu’avant.)
Toutefois, au lieu d’une réduction massive du nombre d’heures travaillées qui aurait libéré la population mondiale en lui laissant le temps de poursuivre ses propres projets, plaisirs, visions et idées, on a assisté au gonflement non pas du secteur des « services », mais du secteur administratif. Cela s’est traduit tout autant par l’émergence d’industries totalement nouvelles, comme les services financiers ou le télémarketing, que par le développement sans précédent de domaines tels que le droit des affaires, l’administration des universités et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques. Et encore ces données ne prennent-elles pas en compte les emplois qui consistent à assurer le support administratif, technique ou la sécurité pour ces industries, ni même l’ensemble des industries auxiliaires (des toiletteurs pour chiens aux livreurs de pizzas 24/24), lesquelles n’existent que parce que tous les autres passent la majeure partie de leur temps à travailler pour les précédentes.
Voilà ce que je propose d’appeler des « jobs à la con ».
C’est comme si quelqu’un s’amusait à inventer des emplois inutiles dans le seul but de nous garder tous occupés. Et là réside tout le mystère. Dans un système capitaliste, c’est précisément ce qui est censé ne pas se produire. Bien sûr, au sein des anciens États socialistes improductifs tels que l’URSS, où travailler était considéré à la fois comme un droit et comme un devoir sacré, le système fabriquait autant d’emplois que nécessaire. […] Mais la concurrence de marché est justement censée régler ce genre de problème. À en croire la théorie économique, en tout cas, la dernière chose que ferait une entreprise tournée vers le profit, c’est bien de raquer pour embaucher des employés dont elle n’a pas réellement besoin. Pourtant, inexplicablement, c’est ce qui se passe.
Alors que les grandes entreprises s’engagent dans d’impitoyables campagnes de réduction des coûts, les licenciements et les accélérations de cadence touchent systématiquement les gens qui sont réellement là pour fabriquer, transporter, réparer et entretenir des choses. Au bout du compte, par l’effet d’une étrange alchimie que personne ne comprend tout à fait, le nombre de gratte-papier semble gonfler, et une part croissante des salariés se retrouve à travailler – un peu comme les ouvriers soviétiques, finalement – quarante, voir cinquante heures par semaine. Du moins, sur le papier : en réalité, ils n’effectuent que quinze heures de travail utile – exactement comme Keynes l’avait prédit -, puisque le reste de leur temps est consacré à organiser des séminaires de motivation ou à y participer, à mettre à jour leur profil Facebook et à télécharger des séries télé.
De toute évidence, l’explication n’est pas économique : elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel. (Rappelez-vous ce qui s’est passé quand on a commencé à s’en approcher, dans les années 1960.) De plus, l’idée que le travail est une valeur morale en soi – à telle enseigne que quiconque refusant de se soumettre pendant le plus clair de son temps à une discipline de travail intense, quelle qu’elle soit, mériterait d’être privé de tout moyen d’existence – sert ses intérêts à la perfection.
Un jour, je me suis dit que la prolifération apparemment infinie des obligations administratives dans les universités britanniques donnait un aperçu de ce que peut être l’enfer. L’enfer, c’est un groupe d’individus qui passent l’essentiel de leurs journées à accomplir des tâches qui leur répugnent et pour lesquelles ils ne sont pas spécialement doués. Mettons qu’ils aient été embauchés pour leurs talents d’ébénistes ; voilà qu’ils découvrent que leur mission consiste en réalité à faire frire du poisson. Non pas que ce soit là une tâche vraiment nécessaire non plus – mais bon, au moins, le volume de poissons à faire frire est très faible. Rapidement, en voyant que d’autres collègues ont la chance de faire de l’ébénisterie, et donc ne contribuent pas équitablement à la corvée de friture, ils deviennent tellement aigris que des piles entières de poissons mal cuits dont personne n’a besoin commencent à envahir l’atelier. Et bientôt, cela devient l’activité principale de tout le monde.
Pour moi, c’est une description assez exacte de la dynamique morale de notre économie.
Je ne me permettrais pas de contredire quelqu’un qui serait persuadé d’être essentiel à la marche du monde. Mais qu’en est-il des gens qui sont eux-mêmes convaincus que leur travail ne rime à rien ? Récemment, j’ai repris contact avec un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis l’âge de quinze ans. J’ai été étonné d’apprendre que, dans l’intervalle, il était devenu poète, puis leader d’un groupe de rock indépendant. J’avais entendu certains de ses morceaux à la radio sans me douter un seul instant que j’en connaissais l’interprète. Il ne faisait aucun doute qu’il était brillant, créatif, et que son travail avait illuminé et amélioré la vie de quantité de gens à travers le monde. Pourtant, il avait suffi d’un ou deux albums ratés pour qu’il perde son contrat. Criblé de dettes et avec un jeune enfant à charge, il avait fini par opter pour, selon ses termes, « la voie par défaut que choisissent tant de désorientés : la fac de droit ». Aujourd’hui, avocat d’affaires dans un cabinet new-yorkais très en vue, il est le premier à admettre que son job n’a aucun sens, n’apporte rien au monde et, de son propre aveu, ne devrait même pas exister.
Plusieurs questions se posent déjà à ce stade, à commencer par celle-ci : qu’est-ce que cette société qui génère une demande indigente de poètes et de musiciens talentueux, mais une demande en apparence illimitée pour les spécialistes de droit des affaires ? (Réponse : puisque 1 % des habitants de la planète contrôlent une part écrasante des richesses disponibles, ce que nous appelons le « marché » ne reflète que ce qu’ils – et personne d’autre – jugent utile ou important.) Surtout, cette histoire nous apprend que la plupart des personnes occupant des jobs inutiles sont conscientes que c’est le cas. En fait, je crois que je n’ai jamais rencontré un seul avocat d’affaires qui ne fût pas convaincu que son job était du pipeau. Et on peut en dire autant de presque toutes les nouvelles industries évoquées plus haut. Il existe une classe entière de professionnels qui, si vous les rencontrez dans une soirée et leur racontez que vous faites un métier que l’on considère généralement comme intéressant (anthropologue, par exemple), vont chercher par tous les moyens à éviter de parler du leur. Mais attendez qu’ils aient bu quelques verres, et vous les entendrez se lamenter sur l’insondable stupidité et futilité de leur boulot.
C’est une situation d’une violence psychologique incroyable. Comment parler de dignité au travail si l’on estime en son for intérieur que son job ne devrait pas exister ? Comment s’étonner que cela engendre de la rage et de l’aigreur ? Pourtant – et cela illustre bien le génie particulier de notre société -, nos dirigeants ont réussi à faire en sorte que cette rage soit dirigée contre ceux dont l’activité a un sens authentique (comme dans l’histoire de la friture de poissons). Aujourd’hui, la règle générale semble être que plus un travail bénéficie clairement aux autres, moins il est rémunéré.
David Graeber - Bullshit Jobs - éditions Les Liens qui libèrent
l’acheter chez Charybde, ici
15.02.2025 à 18:18
A Malaxa des maisons insulaires alliant le bois et la pierre de cretan à l'argile
L'archétype reflète l'architecture des îles grecques dans un contexte moderne Au cœur de la conception du cabinet de design pluridisciplinaire vastudio se trouvent les vastes ouvertures qui offrent des vues saisissantes sur les montagnes crétoises, le paysage urbain de La Canée et la mer Égée. Cette approche crée un dialogue ouvert entre l'architecture et la nature. Les cours et les terrasses ombragées sont soigneusement conçues pour améliorer l'expérience de la vie à l'intérieur et à l'extérieur, en harmonisant le confort moderne avec les influences traditionnelles. Ce projet montre comment le patrimoine local et une conception respectueuse de l'environnement peuvent inspirer des espaces qui concilient innovation et respect culturel. Informations sur le projet : Nom : archetype Architecte : vastudio | @vastudio_architecture Lieu : Chania, Crète, Grèce Rockette Morton, le 17/02/2025 d’après archiexpo Texte intégral 1390 mots
Situé à Malaxa, Chania, Crète, le dernier projet de vastudio, “Archetype”, reflète un lien profond avec son environnement en honorant les archétypes locaux et les riches traditions matérielles de l'île. Inspiré par l'héritage architectural de la Crète, le projet, destiné à un usage résidentiel, incorpore du bois, de l'argile et de la pierre d'origine locale, ancrant le projet dans l'identité de la région grecque tout en célébrant l'artisanat intemporel et l'authenticité de ce lieu unique. Plein les yeux en bord de mer.
L'archétype de Vastudio honore les riches traditions matérielles de la Crète