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24.02.2025 à 10:19

Ignatus s'est mangé des acouphènes : Dans les virages

L'Autre Quotidien
Des très significatifs Objets (avec le regretté Olivier Libaux) sous influence Monochrome Set/XTC à son impeccable parcours solo, ignatus, l’alias de Jérôme Rousseaux, continue de faire avancer la chanson française - et ce n’est pas un gros mot ici … E.pok était arrivé avant Macron et décryptait le feeling pas encore pourri du moment. Aujourd’hui en 2025, Dans les virages offre un autre son de cloche. En piste, sans chuter

Texte intégral 825 mots

Des très significatifs Objets (avec le regretté Olivier Libaux) sous influence Monochrome Set/XTC à son impeccable parcours solo, ignatus, l’alias de Jérôme Rousseaux, continue de faire avancer la chanson française - et ce n’est pas un gros mot ici … E.pok était arrivé avant Macron et décryptait le feeling pas encore pourri du moment. Aujourd’hui en 2025, Dans les virages offre un autre son de cloche. En piste, sans chuter

En dehors d'un album de reprises de Jean-Luc Le Ténia, ignatus n'avait pas sorti de disque depuis le fort apprécié [e.pok] en 2017. Hyperactif entre ateliers d'écriture, création de haïkus, production (Orianne Lacaille), Jérôme ‘ignatus' Rousseaux a nourri son nouvel album de son goût pour une recherche permanente, une chanson aventureuse et friande de fertiles collisions. Voire même adepte de création sous contrainte et d'expérimentation. La chanson française n’a d’intérêt que mouvante, à l’écoute de son temps, à accepter toutes les métamorphoses du son que proposent et découvrent les nouveaux entrants. Parce qu’après Brel, Brassens, Ferré, Higelin, Gainsbarre, Annegarn, Christophe ou Barbara, Ribeiro, Ringer, Fontaine et les autres, être en dessous est hors de question : inaudible !

Alors, on penche dans les virages, on envisage et on dévisage, on écrit ( beaucoup) on divague salé, on improvise de forme et on y balance du fond mais jamais de tiroir. On s’autorise la poésie - ce truc qui n’entre pas trop dans les charts … on écoute et on propose, on expérimente et on le fait dans la forme idoine qui sonne d’ici . Par ailleurs/ pas d’ailleurs !

Vous laisserez-vous séduire par son verre devin, sur fond de piano préparé ? Marcherez-vous dans la combine du Chateau mou avec son pompier qui refile des verres de tripes ? Saurez-vous être attentif au fait-divers raconté par Isabelle Nanty ? Ressentirez-vous le blues de Noël du Souffle ? Comprendrez-vous pourquoi elle se contentait de tricoter nue ? Et l’électro narquoise de Sous un ciel emportera-t-elle votre attention ? A trop révéler, on déçoit; alors, on vous laissera faire l’effort, faire la démarche. Et , à votre tour, vous aussi, vous commencerez à pencher dans les virages. Et comprendrez que seule la recherche permet de s’évader- pour mieux se découvrir. Et partager. Douze étapes d’un feeling encore et toujours d’E.pok… 
Chaudement recommandé et à se passer en boucle pour en humer longuement les saveurs si variées d’un artiste qui compte beaucoup plus que sa notoriété ne laisse paraître. Impeccable !

Jean-Pierre Simard, le 24/02/2025
ignatus - Dans les virages - Ignatub/
Believe – Inouïe Distribution

23.02.2025 à 17:24

Les topologies discrètes (et combinatoires) de Farah Khelil et Georges Koskas

L'Autre Quotidien
Topologie discrète est une exposition réunissant les artistes Georges Koskas (1922-2013) et Farah Khelil (1980), comme premier acte d’une conversation silencieuse entre les deux artistes originaires de Tunis. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés, leurs œuvres semblent converger sur plusieurs points, dévoilant des affinités dans leurs approches de l’espace et de la composition, et plus généralement dans leur rapport à la musique et à la peinture.

Texte intégral 1072 mots

Topologie discrète est une exposition réunissant les artistes Georges Koskas (1922-2013) et Farah Khelil (1980), comme premier acte d’une conversation silencieuse entre les deux artistes originaires de Tunis. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés, leurs œuvres semblent converger sur plusieurs points, dévoilant des affinités dans leurs approches de l’espace et de la composition, et plus généralement dans leur rapport à la musique et à la peinture.

Georges Koskas, Sans Titre, Circa 1950 (Détail)- Huile sur papier 24 x 24.5 cm
Photo : Romain Darnaud

Arrivé à Paris en 1946, Koskas se forme dans les ateliers d’André Lhote et de Fernand Léger, avant de s’en éloigner pour développer une pratique sensible et intuitive de la peinture, marquée par une esthétique dépouillée fondée sur la répétition et la dissémination. Dans les années 1950, il se distingue par ses tableaux à points, qui font de lui l’une des figures les plus originales de l’abstraction géométrique, avant d’effectuer un virage figuratif qui sera incompris de ses contemporains. Les œuvres de Koskas présentées dans cette exposition appartiennent à cette période marquante, que l’histoire de l’art officielle a retenue de manière quasi exclusive.

Formée aux Beaux-Arts de Tunis au mitan des années 2000, Khelil découvre cette même histoire par le biais du livre et d’autres outils de médiation et d’apprentissage, avant d’en faire l’expérience tangible dans les musées parisiens quelques années plus tard. Depuis, Khelil n’a cessé d’interroger et de redéfinir son rapport aux images et à l’art occidental, tout en construisant son propre langage à travers la dispersion et la superposition de matières et de documents, ainsi que l’oblitération de peintures figuratives existantes, dont elle conserve uniquement de minuscules détails, ouvrant ainsi l’espace pictural.

Farah Khelil, Ombrage (Carthage), 2023 — Photographie, impression pigmentaire sur cuir Nappa découpé, vidéo, son, écran — 43 x 73 cm Courtesy de l’artiste et galerie lilia ben salah, Paris

En mathématiques, la « topologie discrète » désigne une structure d’espace topologique où les points sont isolés les uns des autres, formant une séquence discontinue. Ici, elle renvoie au support de la toile, du papier ou encore du bois, mais aussi à l’espace de l’exposition où les œuvres de Khelil et Koskas se déploient et se répondent. Minimales et épurées, ces œuvres ponctuent l’espace topologique de l’exposition en révélant des étendues infiniment vastes qui restent à explorer.

Fatma Cheffi, février 2025
Farah Khelil, Georges Koskas — Topologie discrète -> 15/03/2025

Galerie lila ben salah - 6, avenue Delcassé 75008 Paris

23.02.2025 à 10:22

Quand l'être se déchire: Pierre Bourgeade au pays des torturés

L'Autre Quotidien
La postérité a souvent les oreilles bouchées et les yeux encrassés. Je ne parle pas ici d'Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921 au rayonnement international qu'on ne lit plus guère, mais de Pierre Bourgeade , dont l'œuvre protéiforme, débutée en 1966, mériterait mieux que l'aimable indifférence dans laquelle elle est mystérieusement tenue, bien que ses livres soient pour une grand part disponibles, certains même en poche, et malgré le beau travail des éditions Tristram. Pourtant, il suffit de lire, par exemple, Les Serpents (1983) pour s'incliner devant la sereine puissance de sa prose.

Texte intégral 990 mots

La postérité a souvent les oreilles bouchées et les yeux encrassés. Je ne parle pas ici d'Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921 au rayonnement international qu'on ne lit plus guère, mais de Pierre Bourgeade, dont l'œuvre protéiforme, débutée en 1966, mériterait mieux que l'aimable indifférence dans laquelle elle est mystérieusement tenue, bien que ses livres soient pour une grand part disponibles, certains même en poche, et malgré le beau travail des éditions Tristram. Pourtant, il suffit de lire, par exemple, Les Serpents (1983) pour s'incliner devant la sereine puissance de sa prose.

Les œuvres de fiction traitant de la guerre d'Algérie – et parus dans son plus ou moins proche sillage – ne sont pas légion, et Les Serpents peut prétendre sans conteste à figurer aux côtés de livres comme Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat ou de Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib. Divisé en 43 courts chapitres, il raconte le parcours d'une jeune instituteur, Albin, appelé en Algérie au moment des "événements". On le suit depuis son village jusqu'à Marseille où il est formé, puis à Tizou-Ouzou. Bourgeade épelle son parcours en s'attardant sur les moments de vie qui le mènent de sa quiète province jusqu'aux lieux de massacre: les adieux, l'entraînement militaire, l'attente, les déplacements en jeep, les nuits à ciel ouvert, les séances de torture, la menace du conseil de discipline, la fuite… Comme autant d'éclats tranchants, chaque chapitre fouille un peu plus la blessure humaine et le drame algérien.

Lorsque Albin quitte son successeur – Mazurier, qui va s'occuper de ses élèves et, accessoirement, de sa veuve de mère –, Bourgeade décrit ainsi la scène:

"Il s'écarta de moi par un mouvement symétrique, l'odeur s'éloigna, à la fois parfumée et fade, tenace et finie, s'anéantissant à l'instant précis où elle atteignait la muqueuse nasale, pareille à ces tigres de granit postés à l'entrée du temple d'Urphal, près de Luang-Prabang, qui semblent défier l'éternité et tombent en poussière dès qu'on les touche."

Ce qui retient dans l'écriture de Bourgeade, c'est sa façon de sonder des moments à vif avec non pas froideur, mais précision, une précision qui n'empêche pas la phrase de déborder d'elle-même. Un mot définit Albin: effritement. Il résiste tant bien que mal à la violence de l'armée, tente de rester en dehors du cercle de la torture, mais finit emporté dans son effrayante spirale:

"Je ne suis pas plus criminel qu'hier, je n'étais pas plus innocent qu'aujourd'hui. Je ne dirais pas même que la guerre pourrit tout. Ce n'est pas la vraie guerre, c'est la guerre civile, quelque chose d'intime, de très profond. Je suis divisé. Je n'en puis plus. Je ne suis plus vivant. Je me demande si je l'ai jamais été. Rien ne m'a paru plus irréel que la torture. J'ai vu ces hommes hurler, pleurer, faire sur eux. Je me croyais au cinéma. […] Le fait est […] que l'humanité est sans limites. […] Ils poussèrent ces cris qu'on pousse quand on accouche, quand l'être se déchire pour laisser passage à quelque chose – un homme, qui recommencera."

Bourgeade ne fait pas d'Albin une pure victime ni un franc salaud. Juste un homme brisé membre à membre par une armée qui l'enfonce dans des zones grises de plus sanglantes. Sa prose prend sur elle les horreurs du monde et les fractures intérieures, tirant lentement et méthodiquement le lecteur dans les plis de l'abîme, faisant de lui un témoin éberlué. Ici, les serpents ne sifflent pas, ils sont le sang même qui change l'homme en bourreau. Ils sont les bras armés de l'Histoire, les violents courants électriques d'une éternelle gégène.

Claro , le24/02/2025
Pierre Bourgeade, Les Serpents, Gallimard, coll. Le chemin

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