TOUS LES TITRES
+

▸ les 20 dernières parutions

Accès libre Edition trilingue Anglais - Espagnol - Français

22.07.2025 à 07:30

En Géorgie, la répression de la contestation anti-gouvernementale passe par le licenciement des fonctionnaires jugés déloyaux

Clément Girardot

Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la (…)

- Actualité / , , , , , , , ,

Texte intégral 2261 mots

Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.

Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la répression contre les voix dissidentes. Fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, le Rêve Géorgien gouverne la nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants depuis 2012. Son accession au pouvoir avait même marqué la première transition démocratique du pays après la révolution de 2003 et l'instabilité des années 1990, faisant suite à l'éclatement de l'URSS dont la Géorgie était une des républiques.

Cette formation attrape-tout sans grande assise idéologique a pourtant longtemps incarné une force relativement modérée et pro-européenne, une orientation qui s'est matérialisée par la signature de l'accord d'association UE-Géorgie en 2014 et la libéralisation du régime des visas avec l'espace Schengen en 2017. Face à la menace d'un retour à la domination russe, l'intégration euro-atlantique est une aspiration partagée à la fois par une grande partie des élites et de la population.

« Le gouvernement avait alors déclaré la réforme de l'administration comme une de ses grandes priorités », déclare Raisa Liparteliani, vice-présidente de la Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC).

La mise en application de l'accord d'association avec l'UE devait se traduire par une réforme de la fonction publique afin qu'elle soit davantage efficace, transparente et professionnelle. Mais plutôt que de continuer sur cette voie, le gouvernement géorgien en a choisi une autre.

« Quand nous parlons du Rêve Géorgien, nous parlons d'une seule personne, Bidzina Ivanichvili. À un moment, il a été confronté au choix de se retirer vraiment du pouvoir ou de construire un régime autoritaire. Il a choisi la seconde voie », affirme le juriste Vakhushti Menabde, fondateur du Mouvement pour la Social-Démocratie, un nouveau parti politique né en février 2025 des récentes mobilisations.

Plus de 800 licenciements politiques dans la fonction publique

Comme des milliers de citoyens d'orientations politiques très variées, les membres de cette formation de gauche sont quasi-quotidiennement dans la rue. Face à cette contestation qui dure, les autorités ont adopté une stratégie de répression qui conjugue la force policière, l'intimidation politique et des formes de rétorsions financières et professionnelles. D'après l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Géorgie a été rétrogradée de la catégorie 3 à 4, entre 2024 et 2025, à cause de la multiplication des atteintes relevées aux libertés civiles et aux droits syndicaux.

Une cinquantaine de manifestants, principalement arrêtés en décembre, sont encore en prison. Parallèlement, les fonctionnaires sont aussi ciblés : « La plupart de ceux qui ont pris position pour défendre la Constitution lorsque le régime a rejeté le choix géopolitique historique de la Géorgie ont été renvoyés de leurs postes », affirme Vakhushti Menabde.

Plusieurs centaines de fonctionnaires ont notamment signé des pétitions soutenant l'avenir européen de Géorgie, un nombre encore plus important a participé aux manifestations anti-gouvernementales. D'après un rapport publié en avril par l'ONG Transparency International Georgia, ce sont principalement ces personnes qui ont été licenciées. Les méthodes exactes et l'échelle des licenciements diffèrent selon les institutions, mais les directions ont surtout concentré leurs efforts répressifs sur le management intermédiaire.

Dans un grand nombre de cas, les licenciements ont lieu après l'annonce d'une « réorganisation » par le gouvernement et passent par un non-renouvellement du contrat de travail. Dernier en date d'une longue série, le ministère des affaires étrangères a annoncé une « réorganisation » début mai, quelques mois après qu'une ordonnance de la ministre Maka Bochorishvili ait supprimé la sécurité de l'emploi pour certains cadres de l'institution.

« Le nombre de personnes licenciées dépasse maintenant les 800. Il faut souligner que près de la moitié de ces personnes ont entre 8 et 35 années d'expérience professionnelle ».

« Elles incarnent la mémoire institutionnelle du fonctionnement et du développement des services publics géorgiens », explique Giga Sopromadze, un employé de la mairie de Tbilissi limogé fin décembre et fondateur d'un nouveau syndicat de la fonction publique, nommé Article 78 de la Constitution.

Participant actif aux manifestations depuis plusieurs années, il a été remercié de ses fonctions de coordinateur des programmes pour les personnes en situation de handicap pour la capitale géorgienne : « J'ai travaillé avec différents maires depuis 2016 et là, on ne me renouvelle pas mon contrat, car tous les programmes sont soi-disant terminés. C'est un gros mensonge, car quand on regarde Tbilissi, la ville est très loin des standards européens en matière d'accessibilité. »

Ces licenciements sont facilités par l'adoption expéditive de multiples amendements à la loi sur les services publics entre décembre 2024 et avril 2025, qui viennent attaquer un droit du travail déjà peu protecteur pour les fonctionnaires, mais aussi les salariés du secteur privé.

Les principales mesures sont la suppression de la protection légale contre les licenciements pour les cadres de la fonction publique, la requalification des contrats à durée indéterminée en contrats courts, la facilitation des licenciements durant les réorganisations, la réduction de la durée des préavis, la baisse des indemnités de licenciement, ainsi que le renforcement des procédures d'évaluation pouvant mener à des réductions de salaire ou un licenciement.

Dans son examen annuel d'application des normes, l'Organisation internationale du travail a ainsi noté en juin que « cette réforme crée une précarité d'emploi sans précédent et affaiblit les protections du travail des fonctionnaires contre les licenciements arbitraires. De telles conditions compromettent gravement l'environnement nécessaire pour que les fonctionnaires puissent exercer librement leurs droits syndicaux, ce qui soulève de graves préoccupations en ce qui concerne la convention [n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical] et la convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique de 1978, que la Géorgie a ratifiée en 2003 ».

Une douzaine d'institutions sont déjà concernées par ces licenciements qui succèdent à la reprise en main des institutions culturelles publiques par le Rêve Géorgien à l'œuvre dès 2021. Des agences, ministères et administrations centrales sont concernées, ainsi que des administrations régionales et des municipalités. Deux organismes ont même été entièrement dissous : le Centre de recherche du Parlement et le Bureau de la fonction publique qui s'occupait principalement de l'évaluation et du recrutement des agents.

En dehors des grandes villes où les médias d'opposition et les organisations politiques ou syndicales disposent de relais, la répression prend avant tout la forme d'une stratégie d'intimidation et de contrôle social. Celle-ci se déploie en premier lieu dans les écoles qui sont souvent, en milieu rural, l'unique institution publique et le principal employeur.

« Si vous ne suivez pas les ordres ou si vous exprimez une opposition, vous êtes perçu avec suspicion et ajouté à une liste noire. Les directeurs d'école lisent ces noms à voix haute devant les autres membres du personnel », explique un activiste de Tbilissi originaire la région d'Iméréthie dans l'Ouest du pays qui préfère garder l'anonymat. En raison de ses activités, sa mère qui est professeure est stigmatisée bien qu'elle soit apolitique : « Elle n'a pas encore été renvoyée, mais le simple fait d'être sur cette liste constitue déjà une forme de pression psychologique. »

Vers un parti-État sur le modèle russe

Ces licenciements et pressions visant les fonctionnaires révèlent un changement de paradigme de l'Etat géorgien qui n'aspire plus à une démocratisation, même imparfaite et qui a relégué la conduite des politiques publiques au second plan pour se concentrer sur la consolidation du pouvoir.

La mainmise politique sur l'administration s'est fortement renforcée. Selon de nombreux observateurs, l'un des principaux objectifs de la répression actuelle est de soumettre la fonction publique au contrôle du parti. Sur le modèle russe ou même azerbaïdjanais, le Rêve Géorgien prend la direction d'une gouvernance où le parti au pouvoir fusionne avec les structures étatiques.

L'attribution de certains postes à responsabilité est de nouveau possible sans procédure de sélection compétitive. Cette disposition pourrait renforcer le népotisme et décourager les employés les plus compétents qui n'auront plus de possibilité de promotion. Les fonctionnaires licenciés n'ont, de leur côté, aucune possibilité de récupérer leur travail, ils perdent donc leurs moyens de subsistance alors que leur employabilité dans le secteur privé est faible.

« Nous ne sommes pas en mesure d'obtenir la réintégration des fonctionnaires licenciés même si nous gagnons de nombreux procès aux prud'hommes, car leur poste de travail a été aboli suite aux réorganisations », explique l'archéologue et paléoanthropologue Nikoloz Tsikaridze, président du Syndicat des travailleurs des sciences, de l'éducation et de la culture.

Cette stratégie hostile aux droits des travailleurs et au droit d'association est contraire aux conventions internationales dont la Géorgie est signataire, notamment la convention n°98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Par ailleurs, la convention n°87 protège la liberté syndicale et garantit le droit des travailleurs de créer librement des organisations sans autorisation préalable de l'État.

La Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC), a entamé une procédure de réclamation auprès de l'OIT concernant les réformes récentes s'attaquant aux droits des fonctionnaires et des syndicats de manière plus large.

Lors de sa 113e Conférence, le comité d'évaluation a émis, le 6 juin dernier, la position suivante : « Nous exhortons le gouvernement à revoir les récents amendements à la loi sur la fonction publique par le biais d'un véritable processus de consultation avec les organisations représentatives des travailleurs ». La vice-présidente de la Confédération, Raisa Liparteliani a expliqué : « Nous comptons utiliser ce document pour défendre les droits des fonctionnaires au niveau national auprès de la Cour constitutionnelle, de la commission tripartite et du Parlement et au niveau international aussi ».

Les positions des organisations internationales, ainsi que celles de l'Union européenne qui menace le pays de sanctions sur le régime de visa, auront-elles une influence sur l'attitude du gouvernement du Rêve Géorgien qui voit derrière toute critique un complot de l'Occident ? Tant que perdure la crise politique entre un pouvoir inflexible et des citoyens mobilisés, la répression au sein de l'administration pourrait se poursuivre tout comme dans le reste de la société, où de plus en plus d'opposants se retrouvent face à la justice ou en détention.

Malgré cela, le respect de la liberté syndicale répond à un besoin d'organisation collective qui se fait ressentir dans différents secteurs de la société. Tout en agissant dans un environnement répressif, les mouvements politiques et syndicaux attachés à la démocratie et à l'orientation pro-européenne de la Géorgie font toujours face au défi d'une meilleure coordination et planification pour pouvoir ébranler le Rêve Géorgien.

17.07.2025 à 11:21

Le travail informel ternit l'image du Maroc en tant que pôle de production textile privilégié de l'Europe

L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)

- Actualité / , , , , , , , ,

Texte intégral 3507 mots

L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.

Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).

Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.

Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.

L'informalité au travail, source d'abus

Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».

Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.

Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.

Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.

Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.

Retour sur la question des salaires

Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.

Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.

Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.

« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.

Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.

« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.

Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.

Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.

Horaires exténuants, insultes et harcèlement sexuel

Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».

Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.

Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.

À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.

Accidents du travail sans responsabilité pour les marques

Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.

Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.

Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.

Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.

L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».

Syndicats persécutés

L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.

Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.

Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».

À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.

« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »

Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.

« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.

Vers un meilleur avenir

Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).

Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.

Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».

En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayemdurable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).

Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.

La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »

15.07.2025 à 06:30

Solution ou menace, le méthane enfoui sous le lac Kivu divise les populations locales

Margaux Solinas , Paloma Laudet

Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)

- Actualité / , , , , , , , ,

Texte intégral 1894 mots

Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.

Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.

Un manque d'informations sur les dangers du méthane

Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.

Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.

En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».

Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.

Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.

Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.

« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.

Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.

La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »

Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.

Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.

L'instabilité politique paralyse les projets d'extraction et la prévention aux risques

De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.

Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.

« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.

En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.

« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».

Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.

14.07.2025 à 09:46

Les travailleuses des fleurs turques contestent un modèle économique qui encourage les profits au détriment des personnes

Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?
Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?
Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.
Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des (…)

- Opinions / , , , , , , , , ,

Texte intégral 1335 mots

Quand avez-vous acheté des fleurs pour la dernière fois ? Lors d'une visite à l'hôpital ? Pour la Saint-Valentin ? Un anniversaire, peut-être ?

Avez-vous imaginé quelqu'un en train de les cueillir dans un jardin ensoleillé, cultivées avec amour par un jardinier qui fredonne gaiement une mélodie ?

Ouais… Tout ça, c'est du fantasme.

Aujourd'hui, les fleurs sont une marchandise : doucereuse, mondialisée et rentable. Les pétales sont peut-être doux, mais ils cachent la dure réalité des nombres. L'industrie mondiale des fleurs, d'une valeur d'environ 27,34 milliards d'euros en 2023 (31,95 milliards de dollars US), est gérée par des marques gigantesques et des géants multinationaux.

Parmi ces marques, on trouve Queen Flowers. Basée au Danemark, l'entreprise fait passer ses fleurs par les célèbres enchères aux fleurs des Pays-Bas et les commercialise dans le monde entier. Sa plus grande serre se trouve en Turquie, dans la petite ville égéenne de Dikili, dans la province d'İzmir.

Pour qui sont ces roses ?

Ce commerce riche en couleur rapporte des milliards de dollars chaque année. Mais cette donnée cache une réalité tout autre : des millions de travailleurs, essentiellement des femmes, exténués par de longues journées de travail. Du Kenya à la Colombie, de l'Égypte à l'Inde, les fleurs sont cultivées dans l'ombre de produits chimiques toxiques, de vols de salaire, de violences sexistes, de travail des enfants et de pratiques antisyndicales.

Le Kenya, par exemple, est le panier à fleurs de l'Europe. Plus de 500.000 personnes y vivent de la culture et de la coupe de fleurs. Les fleurs sont transportées dans des chaînes de froid afin d'en conserver la fraîcheur. Briser la chaîne du froid, c'est perdre de l'argent. La pression est donc très intense. Les journées de douze à quatorze heures sont la norme. Les femmes endurent le harcèlement en silence afin de conserver leur emploi. Souvent, les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. La décision de se syndiquer peut entraîner le licenciement.

La Colombie est le deuxième pays exportateur mondial de fleurs après les Pays-Bas. Pendant les saisons les plus chargées, les travailleurs travaillent jusqu'à 100 heures par semaine. Les travailleuses doivent prouver qu'elles ne sont pas enceintes pour être embauchées et nombre d'entre elles font état d'abus sexuels fréquents.

Il n'est pas surprenant qu'en Colombie, la Saint-Valentin soit également connue sous le nom de « Journée internationale des travailleuses et travailleurs des fleurs », un moment pour faire grève, manifester et afficher sa solidarité plutôt que d'offrir des chocolats.

Dans les années 1970, la crise pétrolière a rendu le chauffage des serres trop coûteux en Europe. La production s'est donc déplacée vers le sud. Avec un soleil équatorial toute l'année, une main-d'œuvre bon marché et des altitudes plus élevées, l'Afrique et l'Amérique latine sont devenues les nouvelles ceintures florales.

Les multinationales se sont installées dans des paradis fiscaux comme les Pays-Bas, évitant ainsi de payer des impôts dans les pays où les fleurs sont cultivées. Les bénéfices restent en Europe. La pauvreté reste derrière. Les épines dans le pied de l'industrie sont nombreuses : contrats saisonniers, travail des enfants, accidents du travail, vols de salaire, maladies dues aux pesticides et traite des êtres humains.

Une fleur éclot à İzmir

La Turquie n'est pas épargnée : les salaires dépassent à peine le minimum légal, les journées de travail sont longues et les mesures de sécurité les plus élémentaires sont absentes. Mais un événement remarquable s'est produit récemment : pour la première fois dans l'industrie des fleurs du pays, une campagne de syndicalisation a réussi.

Dans la grande serre de Queen à Dikili, dans la province occidentale d'İzmir, quelque 340 travailleurs ont adhéré au Syndicat unifié des travailleurs de l'agriculture et de la sylviculture (DİSK/BTO-SEN). Ils ont réussi à se frayer un chemin dans le droit du travail byzantin de la Turquie et ont rempli toutes les conditions légales pour entamer des négociations collectives en novembre 2024.

La réponse de l'entreprise ? Une obstruction totale.

Elle a refusé le dialogue, esquivé les réunions de négociation et intenté des actions en justice pour retarder les négociations. Elle a proposé aux travailleurs une augmentation ahurissante de 0 %, en pleine crise du coût de la vie.

Et elle ne s'est pas arrêtée là. Les membres du syndicat ont été réaffectés à des tâches dangereuses et exténuantes. Les représentants syndicaux élus ont été licenciés. Certains travailleurs et leurs familles ont été directement menacés, y compris avec des armes à feu.

Pendant ce temps-là, la machinerie des relations publiques de l'entreprise se vante de promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes. À l'occasion de la Journée internationale de la femme, l'entreprise a organisé des promotions sur les fleurs. Mais les femmes qui cultivent ces fleurs vivent dans la pauvreté et sont menacées dès qu'elles demandent de la dignité.

Les tactiques d'intimidation n'ayant pas fonctionné, la direction a essayé un nouveau stratagème : la diversion syndicale. Elle a fait rentrer un autre syndicat, plus « complaisant » par la petite porte. Les travailleurs qui ont quitté le syndicat DİSK/BTO-SEN pour adhérer au nouveau syndicat ont été récompensés par une prime de vacances, puis par un mois de salaire supplémentaire.

Lors d'un pique-nique d'entreprise, le copropriétaire turc a ouvertement déclaré qu'il préférait travailler avec le nouveau syndicat.

Cela est non seulement contraire à l'éthique, mais aussi illégal. En vertu des droits pénal et syndical turcs, les employeurs ne peuvent pas manipuler l'adhésion à un syndicat ou favoriser un syndicat par rapport à un autre.

De Dikili à Copenhague

Mais les travailleurs ne plient pas. Leurs manifestations continuent. Ils se sont rassemblés devant le consulat du Danemark à Istanbul. À Dikili, ils brandissent des bannières dans les champs. À Aarhus (la ville d'origine de Queen au Danemark), de jeunes syndicalistes et des immigrés turcs sensibilisent l'opinion publique.

Ce mouvement qui a débuté dans une serre de l'ouest de la Turquie s'étend au monde entier. Et il touche une corde sensible.

Ces travailleurs ne se battent pas seulement pour une augmentation de salaire. Ils contestent un modèle économique qui place l'image au-dessus de l'intégrité, les fleurs au-dessus de l'équité.

Observez ce bouquet de plus près. Ce que vous ne voyez pas, ce sont les journées de travail de 12 heures. Les brûlures chimiques. Le tract syndical glissé en dessous de la gamelle des ouvriers. La mère sous la menace d'une arme à feu pour avoir réclamé un travail décent.

Les fleurs peuvent être belles. Mais la justice ? C'est ce qui les fait vraiment éclore.

11.07.2025 à 09:49

Les conditions de travail dans l'industrie du tourisme : précarité et cadences infernales

Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, (…)

- Actualité / , , , , , , , ,

Texte intégral 1995 mots

Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.

Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, lesquelles se sont regroupées, en septembre dernier, au sein du mouvement Ciudades y Pueblos para Vivirdes villes et des villages pour y vivre »). Celui-ci a vocation à lutter contre les préjudices sociaux et environnementaux causés par le tourisme dans ces régions, partant du constat que, à l'instar d'autres activités économiques, le tourisme a, lui aussi, ses limites.

Un argument souvent avancé est que l'économie espagnole dépend du tourisme, qui représente 12,3 % du PIB et emploie 2,93 millions de personnes, selon les données du ministère de l'Industrie et du Tourisme pour 2024. Cela représente 13,4 % de l'emploi total dans le pays. Cependant, la question n'est pas seulement de savoir combien de personnes travaillent dans ce secteur, mais aussi dans quelles conditions.

« La précarité dans le secteur du tourisme est omniprésente », selon Ernest Cañada, coordinateur du groupe de recherche Alba Sud, spécialisé dans le tourisme. Les représentants syndicaux du secteur des services insistent sur le fait que le refus des chômeurs de travailler dans ce secteur, laissant par là-même de nombreux postes vacants, s'explique par une « précarité indéniable ».

« Dû aux dynamiques propres à ce secteur, la demande de main-d'œuvre n'est pas stable et manque de continuité : d'une part, il y a la saisonnalité, qu'elle soit due au climat, aux périodes de vacances des touristes ou à des événements tels que les congrès ou les grands concerts, explique le chercheur.

« Comme la charge de travail n'est pas la même tous les jours ni à toutes les heures, les entreprises cherchent à réduire leurs coûts en imposant une flexibilité maximale à leurs effectifs afin qu'ils s'adaptent aux fluctuations de la demande, ce qui engendre une précarité permanente », ajoute-t-il.

Il existe un deuxième facteur, selon M. Cañada : « Une grande partie des tâches effectuées sont relativement faciles à réaliser sans formation particulière, cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de professionnalisme ni de qualifications, mais que les coûts peuvent être réduits au détriment de la qualité du travail. Cela a engendré une culture d'entreprise qui a privilégié le recours à une main-d'œuvre abondante et aux pressions baissières sur les salaires. Jusqu'à ce que l'on commence à rencontrer des difficultés pour trouver du personnel. »

Tel est notamment le cas du secteur de l'hôtellerie et de la restauration qui, selon l'enquête sur la population active (EPA), comptait en 2024 une moyenne de 1,85 million de travailleurs, dont un peu plus de 25 % étaient étrangers.

Le tourisme est, du reste, une activité beaucoup plus difficile à délocaliser que d'autres secteurs de l'économie, dans la mesure où « il vend un produit qui ne lui appartient pas à proprement parler, à savoir un lieu », fait remarquer M. Cañada. En d'autres termes, le secteur a besoin d'une main-d'œuvre bon marché, mais localisée en Espagne, et non dans les pays à bas salaires où de nombreux secteurs de l'économie sont allés produire. Trouver une telle main-d'œuvre n'est toutefois pas chose facile, d'autant que les conditions de travail et les salaires sont loin d'être optimaux, et que la touristification entraîne une envolée des prix du logement. Les travailleurs n'y trouvent décidément pas leur compte.

Pour contourner cet écueil, l'association patronale de l'hôtellerie et de la restauration de Cadix a lancé, en 2023, un programme d'embauche à l'origine pour le secteur, une initiative qui n'a pas abouti. L'embauche à l'origine est un mécanisme par lequel des personnes sont recrutées dans leur pays d'origine et obtiennent l'autorisation de travailler en Espagne pendant une période déterminée.

Jusqu'à présent, ce mécanisme a été mis en œuvre dans la province de Huelva pour pourvoir les effectifs de l'industrie des fraises et des fruits rouges – il s'agit en grande partie de travailleurs en provenance du Maroc et, depuis quelques années, du Honduras et de l'Équateur. L'initiative a été vivement critiquée par Jornaleras de Huelva en Lucha, un collectif représentant les travailleuses saisonnières, ainsi que par diverses études académiques.

Les femmes de chambre s'organisent

« Les employeurs se sont habitués à une culture du management dont l'un des principaux dénominateurs était de rendre la main-d'œuvre moins chère. À cette fin, ils ont cherché à mettre en œuvre des politiques antisyndicales, à durcir les relations de travail et à briser la capacité d'organisation », explique M. Cañada.

Face à ces stratégies commerciales, certains collectifs ont réussi à s'organiser et à exposer les conditions du secteur. Le cas des femmes de chambre est emblématique.

En 2016, l'association des femmes de chambre « Las Kellys » (de l'espagnol « las que limpiamos », littéralement « celles qui nettoient ») a vu le jour à Barcelone, avec pour mission de représenter les intérêts d'une profession qu'exercent entre 100.000 et 150.000 personnes en Espagne, dont 97 % de femmes.

Pilar Cazorla, représentante des kellys dans les Asturies, résume ainsi leurs conditions de travail : « Elles sont dures et précaires. Nous souffrons d'une surcharge de travail extrême, avec des cadences infernales et des contrats souvent abusifs. À cela s'ajoute la délocalisation, qui entraîne une diminution de nos salaires et de nos droits. En outre, les problèmes de santé liés à notre travail, tels que les lésions musculaires et le stress, ne sont guère reconnus. »

Les conditions ne sont pas vraiment meilleures dans les hôtels de luxe, comme le montre l'enquête d'Anna Pacheco intitulée Estuve aquí y me acordé de nosotros : Una historia sobre turismo, trabajo y claseJ'étais ici et je me suis souvenue de nous : une histoire de tourisme, de travail et de classe »), publiée par Anagrama éditions.

La situation s'est encore dégradée avec l'essor des sociétés de services qui ont précipité l'externalisation du secteur, comme l'explique Mar Jiménez, porte-parole des kellys à Madrid : « Le premier problème, fondamental, est que nous ne sommes pas rémunérées sous la convention de l'industrie hôtelière, mais sous celle régissant les services de nettoyage, bien que nous relevions de la convention de l'industrie hôtelière. La différence de salaire est de 500 euros par mois, ce qui représente beaucoup d'argent. De plus, les contrats sont à temps partiel non spécifié, et peuvent être d'une, deux, trois ou six heures. À cela s'ajoute l'intensification croissante de la charge de travail : il y a de plus en plus de chambres. Mes consœurs à Malaga font 45 chambres en une journée de travail de huit heures. »

Un autre problème majeur est celui des maladies professionnelles : « Les problèmes de santé liés à notre travail, comme les lésions musculaires et le stress, sont à peine reconnus », indique Mme Cazorla.

Pour Mar Jiménez, il s'agit d'un problème de machisme. « Seules les maladies professionnelles typiquement masculines sont reconnues comme telles. Nous inhalons des produits chimiques à longueur de journée, or les dommages que cela occasionne chez nous ne sont pas reconnus, parce que nous ne les inhalons pas dans le contexte d'une entreprise chimique », dit-elle. Elle le sait d'expérience : « À 63 ans, je me trouve depuis deux ans en incapacité permanente en raison d'une maladie courante. C'est le cas le plus fréquent : nous n'arrivons pas à prendre notre retraite. Depuis que je travaille là-bas, seulement 5 % des femmes de chambre que je connais ont pris leur retraite à l'âge prescrit, et la plupart d'entre elles touchent des pensions misérables. »

C'est pourquoi les kellys, en collaboration avec Territorio Doméstico, un collectif représentant les travailleuses domestiques et de soins, ont lancé la campagne « Sin nosotras no se mueve el mundo » (« Sans nous, le monde s'arrête »), pour dénoncer cette situation et souligner l'importance de leur travail social : « Nous avons consacré notre vie à nous occuper d'autres personnes, à faire le ménage pour d'autres personnes, et nous arrivons à l'âge de 40 ou 50 ans avec un corps qui ne nous permet plus de travailler au même rythme. L'absence de reconnaissance de nos maladies professionnelles nous empêche d'accéder à une pension décente. »

En 2021, les kellys ont lancé le label Fair Tur, qui certifie les hôtels qui garantissent de bonnes conditions à leurs travailleurs et travailleuses, ainsi que le respect de l'environnement.

Laboratoires d'exploitation

Les changements au sein du secteur s'accompagnent également de changements importants dans certains emplois : c'est le cas des navires de croisière, qui sont désormais de plus en plus nombreux dans des ports tels que Cadix et Barcelone. Selon une enquête d'Angela Teberga sur les conditions de travail dans ce secteur, parue en 2021, les travailleurs des navires de croisières travaillent en moyenne 11,3 heures par jour, et souvent sept jours par semaine. Quatre-vingt pour cent des travailleurs interrogés ont déclaré que l'intensité du travail avait augmenté ces dernières années. Tout cela à cause d'une législation laxiste dans un secteur qui bénéficie du recours aux « pavillons de complaisance ».

Bien que la convention du travail maritime de 2006 ait établi des normes internationales minimales en matière de travail, son application reste très limitée en raison du manque de supervision, ce qui, selon Mme Teberga, transforme les navires de croisière en de « parfaits laboratoires » de l'exploitation par le travail.

Un autre secteur où les changements s'accélèrent est celui des guides touristiques. Selon une enquête d'Ernest Cañada, les visites à pied gratuites ou « free tours », dans le cadre desquelles le ou la guide obtient pour seule rémunération un pourboire, entraînent la précarisation d'un secteur déjà peu réglementé.

Est-il encore possible de parler d'un tourisme de qualité alors que les conditions de travail sont indignes ? « Nous voulons que la qualité du tourisme se mesure aussi à la façon dont les travailleuses et travailleurs sont traités, et pas seulement au nombre d'étoiles ou à la quantité de touristes », conclut Pilar Cazorla.

09.07.2025 à 05:30

Les travailleurs demandent une transition juste à la COP30 de Belém

Les négociations intersessions des Nations Unies sur le climat qui se sont tenues à Bonn en juin dernier n'ont pas permis d'accomplir les progrès nécessaires pour mettre fin à l'urgence climatique, ni de prendre en compte l'impact dévastateur des changements climatiques sur les travailleurs et leurs familles.
Les négociateurs sont toutefois parvenus à s'entendre sur un texte qui doit servir de base aux discussions sur un mécanisme de transition juste lors de la prochaine Conférence des (…)

- Opinions / , , , , , , , , , ,

Texte intégral 1237 mots

Les négociations intersessions des Nations Unies sur le climat qui se sont tenues à Bonn en juin dernier n'ont pas permis d'accomplir les progrès nécessaires pour mettre fin à l'urgence climatique, ni de prendre en compte l'impact dévastateur des changements climatiques sur les travailleurs et leurs familles.

Les négociateurs sont toutefois parvenus à s'entendre sur un texte qui doit servir de base aux discussions sur un mécanisme de transition juste lors de la prochaine Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) qui se tiendra plus tard cette année à Belém, au Brésil. Les syndicats travailleront de concert avec les mouvements sociaux pour responsabiliser les gouvernements et mettre en œuvre des solutions climatiques qui font la différence.

Le mouvement syndical mondial place de grands espoirs dans la COP30 qui se tiendra cette année au Brésil et nourrit de nombreuses attentes à cet égard. La Conférence préparatoire sur les changements climatiques (ou SB62), du 16 au 26 juin à Bonn, en Allemagne, a été l'occasion pour le gouvernement brésilien de présenter ses plans.

Cependant, les résultats obtenus au terme de deux semaines de négociations restent en deçà des attentes. Aucun accord n'a pu être trouvé sur le mécanisme de transition juste réclamé par les syndicats et les mouvements sociaux.

Boitumelo Molete, du Congrès des syndicats d'Afrique du Sud (COSATU), a participé aux négociations climatiques de l'ONU depuis la COP26 à Glasgow, en Écosse, en 2021. Pour elle, « la majorité des négociateurs sur le climat sont complètement coupés des réalités que vivent les travailleurs et travailleuses face à l'urgence climatique. Pendant les vagues de chaleur, nos membres tombent malades et voient leurs revenus fondre, alors qu'ils n'ont qu'un accès limité aux soins de santé et aux autres mesures de protection sociale. Les femmes sont particulièrement mises à l'épreuve. Les récentes inondations dans la province du Cap-Oriental, en Afrique du Sud, ont provoqué le déplacement de familles et détruit des habitations. Pourtant, aucun mécanisme de compensation pour les pertes et dommages n'est prévu pour aider à la reprise. Des communautés entières sont livrées à elles-mêmes, sans ressources, sans protection et sans recours. Ce n'est pas ainsi que l'on peut répondre à l'urgence climatique et agir contre les dérèglements climatiques. Nous assistons de fait à une triple crise, celle de la pauvreté, des inégalités et du chômage, et celle-ci ne fait que s'aggraver. Le taux de chômage des jeunes en Afrique du Sud dépasse aujourd'hui 60 % et les jeunes n'ont accès ni à l'éducation, ni à la formation, ni à la reconversion professionnelle, ni à l'emploi. Malgré les promesses, les infrastructures et l'accès ne sont pas à la hauteur des besoins, et aucune urgence n'est accordée à soutenir les personnes laissées pour compte. »

Les négociateurs sur le climat, réunis à Bonn, ont discuté de la manière dont les pays pourraient renforcer la dimension sociale du changement climatique. Pour les syndicats, il existe un lien direct et positif entre la création d'emplois de meilleure qualité, l'amélioration de la protection sociale, la formation et le renforcement des compétences nécessaires pour mettre en œuvre les politiques climatiques ambitieuses qui permettront d'atteindre les objectifs de l'accord de Paris.

« Les syndicats, en tant que représentants officiels des travailleurs, doivent avoir leur place à la table, afin de négocier des accords par le biais du dialogue social et de la négociation collective. Un dialogue social constructif doit avoir lieu au niveau de l'entreprise, dans les secteurs concernés, ainsi qu'aux niveaux national et international », a déclaré Mme Molete.

« En Afrique du Sud, nous disposons du Conseil national du développement économique et du travail (NEDLAC), qui est l'instance à travers laquelle le gouvernement, les travailleurs, les entreprises et les organisations communautaires s'efforcent de coopérer sur les questions économiques, sociales et de développement, par le biais de la résolution de problèmes et de la négociation. Ces institutions doivent être considérablement renforcées, car elles garantissent la justice sociale pour les travailleurs », a-t-elle souligné.

Rien sur nous sans nous

Le mouvement syndical mondial a des demandes concrètes à adresser aux gouvernements afin qu'ils intègrent ces pratiques de dialogue social dans les négociations internationales sur le climat. Les gouvernements parties à la CCNUCC doivent décider de la mise en place d'un mécanisme de transition juste leur permettant de partager leurs bonnes pratiques et d'apprendre les uns des autres. Il est en outre nécessaire de définir les responsabilités.

« Chaque pays doit prendre en compte dans ses plans nationaux sur le climat et dans ses mécanismes de consultation nationale l'impact du changement climatique et des politiques climatiques sur les travailleurs et leurs communautés », a insisté Mme Molete.

« Les pays doivent en rendre compte à la CCNUCC. Par ailleurs, les travailleurs et leurs syndicats doivent également avoir officiellement leur place à la table des négociations de la CCNUCC sur ces questions. Rien sur nous sans nous ! »

À la Conférence de juin sur le changement climatique, à Bonn, les pays en développement ont demandé avec insistance que les « mesures unilatérales restrictives du commerce » soient inscrites à l'ordre du jour. Les pays du Sud réclament un développement industriel équitable et estiment que certaines mesures climatiques prises par les pays développés relèvent du protectionnisme commercial.

« Nous avons besoin de chances équitables en matière de développement industriel afin d'assurer la prospérité de nos populations. Alors que le chômage et la pauvreté restent endémiques, il est inacceptable que nos pays n'aient pas accès aux technologies et aux financements nécessaires à un développement véritable, à même de lutter efficacement contre la pauvreté », a déclaré Mme Molete.

Au terme de deux semaines de négociations à Bonn, un accord a été trouvé sur un texte devant servir de base aux discussions de la COP30, qui se tiendra à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre 2025. Bien que ce texte laisse encore toutes les options ouvertes, il constitue néanmoins une avancée importante. Le mouvement syndical mondial s'organisera et se mobilisera aux côtés des mouvements sociaux pour que les travailleurs figurent en tête de l'ordre du jour à Belém.

« Nous souhaitons parvenir à un accord sur un programme de travail pour une transition juste qui réponde aux besoins des travailleurs, de leurs familles et de leurs communautés. Plus qu'un simple slogan, la transition juste doit être une réalité vécue, fondée sur le respect, la consultation et l'équité », a déclaré Mme Molete. « Nous, les travailleuses et travailleurs de première ligne, revendiquons une véritable transition juste. Amandla ! »

08.07.2025 à 14:54

Les syndicats dans l'ombre de l'extrême droite européenne

Le siège de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) à Rome était vide lorsque des néofascistes ont tenté de s'y introduire par effraction après une manifestation anti-vaccination en octobre 2021.
« Je n'étais pas dans le bâtiment au moment de l'attaque », explique Salvatore Marra, responsable des politiques européennes et internationales de la CGIL. « C'était un samedi après-midi et nos bureaux étaient fermés, mais s'il y avait eu des gens ici, ils auraient été gravement (…)

- Actualité / , , , , , , , ,

Texte intégral 3009 mots

Le siège de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) à Rome était vide lorsque des néofascistes ont tenté de s'y introduire par effraction après une manifestation anti-vaccination en octobre 2021.

« Je n'étais pas dans le bâtiment au moment de l'attaque », explique Salvatore Marra, responsable des politiques européennes et internationales de la CGIL. « C'était un samedi après-midi et nos bureaux étaient fermés, mais s'il y avait eu des gens ici, ils auraient été gravement blessés, car ces casseurs étaient armés de matraques, de machettes et d'autres armes. Ils ont détruit toute la cave de notre siège ! » Cette attaque a tiré la sonnette d'alarme pour les syndicats européens, cibles historiques de l'extrême droite, et annonciatrice de la vague de gouvernements autoritaires qui déferle actuellement sur le continent.

La police a finalement dû recourir aux gaz lacrymogènes et aux canons à eau pour contenir ce que Maurizio Landini, dirigeant de la CGIL, a qualifié d'« acte de violence fasciste ». « Personne ne devrait penser pouvoir ramener notre pays à son passé fasciste », déclare-t-il.

Les élections de l'année suivante ont toutefois été remportées par le parti Fratelli d'Italia (Frères d'Italie) de Georgia Meloni, dont les origines remontent au parti néofasciste Mouvement social italien (MSI). L'un des candidats de Fratelli d'Italia aux dernières élections européennes était Caio Giulio Cesare Mussolini, l'arrière-petit-fils « post-fasciste » du chef de guerre fasciste italien Benito Mussolini. Depuis l'élection de Mme Meloni, « la liberté d'association fait l'objet d'une répression », explique M. Marra à Equal Times.

« Le droit de grève est attaqué par des décrets de Matteo Salvini [vice-premier ministre italien et leader du parti Ligue du Nord, parti nationaliste et populiste], en particulier dans les transports publics, et un nouveau “décret de sécurité” désormais en vigueur est très répressif. »

Lorsque des milliers de travailleurs du secteur de la métallurgie se sont mis en grève et ont manifesté à Bologne en juin pour réclamer le renouvellement de leur convention collective, la police a immédiatement déposé plainte auprès du procureur général en vertu de la nouvelle législation sur la sécurité.

Le décret, qui est entré en vigueur le mois dernier, prévoit des peines pouvant aller jusqu'à six ans de prison pour les manifestants qui bloquent les routes. Les actions non violentes, telles que le refus de s'alimenter ou le fait de rester assis pendant une émeute dans une prison, sont également criminalisées par la loi.

Les groupes d'extrême droite d'Italie et d'ailleurs, se posent souvent en défenseurs des droits des « travailleurs autochtones », mais leur comportement lorsqu'ils sont au pouvoir trahit une antipathie envers les travailleurs pauvres et un soutien indéfectible aux capitalistes.

Le gouvernement de Mme Meloni a mis fin à la plupart des dialogues sociaux, raboté les prestations sociales et s'en est pris à toute une série de boucs émissaires (migrants, journalistes, membres de la communauté LGBTQI+) tout en érodant les droits des femmes à l'avortement.

« Plus je me penche sur le sujet, plus l'Italie me fait penser à la Turquie en matière de libertés civiles et de droits humains », estime M. Marra. « La dissidence n'est plus la bienvenue. Elle est réduite au silence et punie. »

Sur les cendres de l'austérité : la résurgence de l'extrême droite

Les mesures d'austérité prises en Italie ont trouvé un écho dans toute l'Union européenne, où l'extrême droite est au pouvoir en Hongrie et participe à des gouvernements de coalition en Finlande, aux Pays-Bas et en Slovaquie.

En Suède, le parti d'extrême droite Démocrates de Suède, arrivé deuxième aux élections de 2022, a formé un bloc électoral proche du gouvernement, tandis que l'extrême droite a réalisé d'importants progrès électoraux dans plusieurs autres États, notamment en Autriche, en France, en Allemagne et en Roumanie.

Selon les experts, une décennie de déréglementation des marchés, d'austérité et de baisse des prestations sociales a créé les conditions propices à la montée des partis néofascistes, qui ont tendance à faire campagne en faveur d'États providence ethnonationalistes forts, puis à s'opposer aux mesures qui profiteraient à ceux qui s'en plaignent, intensifiant ainsi les conditions qui favorisent l'essor de leurs partis.

Juliana Chueri, professeure adjointe en politique comparée à l'Université libre d'Amsterdam, explique à Equal Times qu'il ne faut pas oublier que la montée de l'extrême droite « s'est produite dans un contexte de politiques sociales néolibérales et de réduction des prestations sociales, dont les partis de gauche de nombreux pays de l'UE sont également responsables ».

Pourtant, une fois au pouvoir, la politique phare de l'extrême droite a été partout le « chauvinisme social » : la limitation des prestations sociales à une classe « méritante » de citoyens blancs qui travaillent dur, ce qui criminalise également les chômeurs de longue durée en les qualifiant de « parasites de l'État providence », selon Mme Chueri.

Le discours, surtout à l'égard des retraités, était le suivant : « Vous étiez là depuis le début. Vous avez travaillé dans ce pays et vous y avez contribué. Il n'est pas juste que vous ayez été abandonnés et que vous ayez du mal à joindre les deux bouts », déclare-t-elle.

En Finlande, ce message a été relayé par le Parti des Finlandais (Perussuomalaiset, PS), qui est arrivé deuxième aux élections de 2023 et a remporté sept des 19 sièges ministériels, même si l'un de ses ministres a rapidement été contraint de démissionner après que des plaisanteries qu'il avait faites sur Hitler aient été révélées.

Pendant la campagne électorale, le leader du PS, Matti Putkonen (ou « Putkonen l'homme du peuple », comme il s'est lui-même surnommé) a promis de réduire le nombre de réfugiés, de leur refuser les prestations sociales et d'abaisser le prix de l'essence (qui n'a cessé d'augmenter depuis).

Mais M. Putkonen, qui était un ancien ouvrier, « savait parler aux travailleurs », explique Susanna Salovaara, directrice de FinUnions, qui représente les syndicats finlandais à Bruxelles. « Il y avait consacré toute sa vie. »

Le message anti-immigrés de M. Putkonen a été bien accueilli par de nombreux travailleurs qui, selon Mme Salovaara, « préféreraient que l'État verse des allocations familiales à une famille finlandaise vivant en Thaïlande plutôt qu'à un immigré qui travaille et paie ses impôts en Finlande depuis dix ans ».

Une fois au pouvoir, le PS a pourtant mis en place des mesures d'austérité radicales, des réductions d'impôts pour les riches et une réduction des prestations sociales universelles (notamment les allocations de chômage, l'accès aux soins de santé et les allocations de logement) en plus de restrictions sévères sur les contrats de travail et le droit de mener des actions de solidarité ou d'organiser des grèves politiques.

Les Finlandais n'avaient pas fait campagne pour de telles mesures, mais de nombreux travailleurs « accepteront la baisse de leur niveau de vie tant qu'il n'y a pas d'immigrants en Finlande », explique Mme Salovaara. « Ils ne parlent jamais de leurs idées les plus dures. Ils se contentent de les mettre en place subrepticement. »

« Les gens votent pour l'original, pas pour la copie »

La capacité de l'extrême droite à accaparer les votes d'une gauche qui semble avoir abandonné la classe ouvrière est aussi bien documentée que la négligence dont elle fait preuve pour ces électeurs une fois arrivée au pouvoir.

Beaucoup se demandent toutefois si le nouveau programme de l'extrême droite peut raisonnablement être qualifié de « néofasciste ».

C'est une question de vie ou de mort pour les syndicalistes, qui ont été parmi les premières victimes des nazis allemands après leur élection en mars 1933. Ce mois-là, les syndicats ont été dissous et, à la fin de l'année, 27.000 syndicalistes et dissidents politiques avaient été envoyés dans des camps de concentration.

Heureusement, rien de tel ne s'est (encore) produit cette fois-ci, mais les partis d'extrême droite d'aujourd'hui sont-ils faits de la même étoffe ? Les opinions sont partagées. Pour Mme Chueri, le terme « fascisme » est trop catégorique, car la plupart des formations d'extrême droite actuelles « acceptent assez largement la démocratie électorale, du moins sur le papier ».

Elle estime que le plus grand danger réside dans le fait que les idées et le langage de l'extrême droite pourraient se généraliser s'ils étaient repris par les partis libéraux et sociaux-démocrates. « La leçon que nous avons tirée des Pays-Bas est qu'il n'est vraiment pas judicieux de copier les politiques de l'extrême droite, car, au bout du compte, les électeurs voteront pour l'original, pas pour la copie. »

Le cas de la Hongrie

La première percée de l'« alt-right » européenne a eu lieu en Hongrie avec l'élection du parti Fidesz de Viktor Orbán en 2010, dont la campagne n'était pas axée sur l'immigration.

Tamás Székely, président du syndicat VDSZ qui représente les travailleurs de l'industrie chimique, énergétique et des professions connexes en Hongrie, a déclaré que le Fidesz « avait complètement glissé à l'extrême droite » après ces élections, utilisant une « propagande de type nazi » pour diviser et attaquer les groupes de travailleurs, les personnes LGBTQI+, les migrants et les réfugiés, et même les juifs (à travers la diabolisation de George Soros).

Face à une répression incessante, « le taux de syndicalisation est passé d'environ 12-13 % avant l'arrivée du Fidesz à environ 8 % aujourd'hui, en raison des nombreuses attaques lancées au cours des dix dernières années, en particulier dans le secteur public », explique M. Székely à Equal Times.

Un Code du travail introduit en 2011 a considérablement restreint le droit de grève des travailleurs du secteur public et obligé les syndicats à maintenir un « service minimum » acceptable pour les employeurs lorsqu'ils faisaient grève. Les programmes de « workfare », à savoir l'échange forcé de travail contre les allocations de chômage, ont été étendus. On a encouragé les femmes plus âgées à prendre leur retraite. Les jeunes ont été incités à quitter l'école sans qualification, et les besoins en matière de mobilité interne de la main-d'œuvre ont été négligés.

Une loi dite « loi sur le travail forcé » a même été introduite, permettant aux patrons d'exiger 400 heures supplémentaires obligatoires par an, tout en reportant les paiements pendant jusqu'à trois ans.

Dans le même temps, M. Orbán a attaqué les institutions qui assurent un contrepoids, comme la liberté de la presse et l'indépendance de la justice. Il a entrepris de privatiser l'assurance maladie, limité les allocations chômage à trois mois seulement (la durée la plus courte en Europe) et rongé les prestations sociales jusqu'à l'os, tout en augmentant les impôts des plus pauvres et en réduisant ceux des plus riches.

Naturellement, les syndicats sont dans son collimateur. Gabor Scheiring, professeur adjoint de sciences politiques à l'université Georgetown au Qatar et ancien membre du Parlement hongrois, explique à Equal Times que l'offensive du Fidesz a été « dévastatrice » pour le mouvement syndical du pays.

« Elle a redistribué les ressources des communautés ouvrières vers les classes moyennes supérieures et les élites économiques », déclare-t-il. « Elle a également entraîné la destruction des mécanismes institutionnels d'autodéfense de la classe ouvrière, notamment la fragmentation délibérée des syndicats, leur récupération partielle dans certains cas et une répression générale des droits des travailleurs et de la capacité de ces derniers à s'organiser. »

M. Scheiring souligne un fait inquiétant : la Hongrie est devenue un laboratoire de l'illibéralisme, où la recherche de boucs émissaires, le clientélisme et une politique autoritaire fondée sur la peur ont permis d'opérer un transfert massif de richesses des pauvres vers les riches. « On ne peut pas maintenir la démocratie dans un contexte où règnent de telles inégalités obscènes », ajoute-t-il.

Une activiste syndicale hongroise, qui a souhaité rester anonyme par crainte de représailles, a déclaré à Equal Times que le harcèlement des opposants politiques du Fidesz était désormais courant sur les lieux de travail.

« Comme tout le monde sait que je ne suis pas d'accord avec la politique du parti actuellement au pouvoir, ma progression de carrière est freinée depuis un certain temps », explique-t-elle. « À un moment donné, ils ont voulu me licencier. Je leur ai répondu que s'ils le faisaient, j'utiliserais mes relations dans les médias et en politique pour raconter mon histoire. Ils ne m'aiment pas, mais ils ont renoncé à me licencier après cela.

« Malheureusement, je connais de nombreux cas où mes collègues ont été licenciés ou se sont retrouvés dans des situations impossibles à cause de leurs positions syndicales et de leurs convictions politiques », poursuit-elle. « En Hongrie, aujourd'hui, cela n'a rien d'extraordinaire. Nous ne disposons d'aucune protection juridique, d'aucun recours légal. Nos lois le permettent, ce qui empêche les gens de défendre leurs intérêts. »

Dans l'Indice des droits dans le monde 2025 de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Hongrie a reçu une note de 4 (sur 5+), indiquant que les droits des travailleurs ne sont pas garantis en raison de la destruction de l'État de droit. Dans le cas de la Finlande et de l'Italie, toutes deux avec une note de 2, l'indice CSI montre comment ces deux pays « ont imposé des restrictions draconiennes aux grèves ». « Le gouvernement de coalition d'extrême droite dirigé par Petteri Orpo en Finlande fournit une nouvelle preuve de la stratégie déployée à l'échelle mondiale pour affaiblir les syndicats et restreindre les droits des travailleurs », peut-on y lire. Dans le cas de l'Italie, l'indice met en garde contre l'« indication claire » que les libertés des travailleurs « sont de plus en plus menacées par la montée de l'extrême droite ».

03.07.2025 à 05:30

Dans la forêt brésilienne, les cultivatrices de coco babaçu en lutte pour les communs

Anne Paq, Sandra Guimarães

Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie (…)

- Reportages photos / , , , , , , , , ,

Texte intégral 2533 mots

Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie des peuples traditionnels de la région, en plus de jouer un rôle crucial dans la régulation du climat.

Bom Jesus et São Caetano, dans l'état du Maranhão, sont deux « quilombos », ces communautés formées par les descendants d'esclaves africains ayant fui l'oppression pour retrouver la liberté dans les forêts du Brésil. L'arrivée de l'élevage bovin dans ce territoire, pratiqué par les grands propriétaires, certains descendants des anciens maîtres esclavagistes, a déclenché des conséquences écologiques et sociales catastrophiques.

Ici, où les identités « quilombola » et « quebradeira » se superposent, la lutte pour sauver les forêts de palmiers babaçu devient la lutte contre l'héritage esclavagiste et pour préserver les « communs » face à la privatisation des terres et à la destruction d'un mode de vie ancestral. Un combat mené par des femmes que les journalistes Sandra Guimarães et Anne Paq ont rencontrées.

Dona Rosário, une des meneuses de la lutte du quilombo Bom Jesus, est l'une des 400.000 quebradeiras de coco de la forêt des cocais.
Photo: Anne Paq

Dona Rosário exerce ce métier depuis l'enfance, et explique qu'ici le babaçu « est considéré comme une mère ». Chaque partie de cet arbre généreux a une utilité : les noix fournissent du lait et de l'huile pour l'alimentation, mais aussi pour le savon, les coques deviennent du charbon pour la cuisine, les fibres sont transformées en objets artisanaux, et les feuilles servent pour les toits des habitations.

Les arbres poussent en symbiose avec d'autres espèces végétales et les palmeraies abritent des nombreux animaux, formant un écosystème riche en biodiversité. Défendre un palmier babaçu signifie défendre toute la vie autour.

Les forêts de babaçu forment des espaces de vie collective et de collaboration entre les humains et les espèces vivantes qui les constituent. Elles sont un moyen de subsistance pour tous et toutes.
Photo: Anne Paq

« Ce ne sont pas nous qui plantons le babaçu, ce sont les animaux de la forêt », déclare Dona Rosário. La reproduction des palmiers dépend surtout de la cutia, un rongeur trouvé dans toute l'Amazonie. La cutia enterre les noix qu'elle n'a pas mangées et, avec l'arrivée des pluies, ces noix germent et deviennent de nouveaux palmiers.

Dans le quilombo Bom Jesus, les pâturages remplacent inexorablement les forêts de babaçu.
Photo: Anne Paq

Cette harmonie a été brisée à la fin des années 1980, lorsque les membres des familles d'anciens esclavagistes de la région, qui prétendaient être les vrais propriétaires des terres où se trouvent les quilombos et la forêt, ont commencé à clôturer les palmeraies pour y élever du bétail, surtout des buffles. Selon Dona Rosário, ces clôtures remplissent deux fonctions : « Empêcher le bétail de sortir et les femmes d'entrer ».

La déforestation massive provoquée par l'élevage a entraîné la disparition de la faune native, a asséché les sols et privé les membres de la communauté d'accès à leur environnement naturel, condition essentielle pour la reproduction culturelle, sociale et économique des peuples traditionnels.

Seu Zé Ribeiro est l'arrière-petit-fils d'un d'esclave qui a fondé le quilombo São Caetano.
Photo: Anne Paq

Seu Zé Ribeiro, un ancien du quilombo São Caetano, se souvient : « Avant l'arrivée des éleveurs, tout était libre. Nous pouvions aller et venir sans restrictions. Aujourd'hui, tout est clôturé. On est obligé de revenir sur nos pas. Ils ont tout coupé et on marche tout le temps sous le soleil, alors qu'avant, on était toujours à l'ombre. »

Le territoire où se trouvent ces quilombos, la Baixada Maranhense, est traversé par plusieurs rivières et reste partiellement inondé plusieurs mois par an, formant des vastes étendues d'eau.
Photo: Anne Paq

Les potagers collectifs se trouvaient toujours proches des zones inondées, là où la terre est la plus fertile. Les poissons qui vivaient dans ces lacs complémentaient l'alimentation traditionnelle locale. Piétinés par les vaches et les buffles, les potagers ont été détruits et les sols deviennent stériles, ce qui a contribué à l'insécurité alimentaire dans la région. « Nous plantions toute notre nourriture, et nous avions assez pour vivre et partager. Maintenant, il faut tout acheter en ville », se plaint Seu Zé Ribeiro.

Une des leadeuses du quilombo São Caetano, Dona Antônia, a été menacée de mort par les éleveurs.
Photo: Anne Paq

Dona Antônia, une quebradeira vivant aussi dans le quilombo São Caetano, explique, en regardant les buffles se baigner dans l'étang derrière sa maison : « Ils passent la nuit dans l'eau. À cause d'eux les poissons sont presque tous morts et ceux qui survivent sont malades et ne peuvent pas être mangés. Tout le lac pue l'urine de buffle. »

L'eau est aussi contaminée par les pesticides, utilisés sans restrictions dans les pâturages, et qui finissent dans les rivières et les lacs après chaque pluie. Selon Dona Antônia, « les éleveurs utilisent un pesticide appelé “tue tout”. Rien ne survit à ce poison, à part l'herbe cultivée pour le bétail. »

Pour faire face à la destruction de leur monde, les quebradeiras ont créé, au début des années 1990, le Mouvement des Briseuses de Coco Babaçu (MIQCB).
Photo: Anne Paq

Le MIQCB (Movimento Interestadual das Quebradeiras de Coco Babaçu), fort de 400.000 femmes, représente les quebradeiras des quatre États brésiliens qui forment la forêt des Cocais (Maranhão, Tocantins, Pará et Piauí), et les objectifs principaux de ce mouvement de femmes sont « garantir le droit au territoire et l'accès libre aux forêts de babaçu », mais aussi « demander des lois et des politiques publiques pour soutenir l'agroécologie et l'économie solidaire, préserver la socio-biodiversité et améliorer la qualité de vie des peuples traditionnels ». Le MIQCB soutient également la lutte pour la reconnaissance des territoires quilombolas. Être reconnu par le gouvernement comme un quilombo garantit juridiquement leur présence sur ces terres et le droit d'usage de la forêt.

Cette lutte a remporté des victoires importantes, notamment avec l'adoption de la Loi Babaçu Livre (babassou libre), qui garantit un accès public aux palmeraies dans certaines localités. Cependant, cette loi est souvent ignorée par les éleveurs qui, par ailleurs, continuent de brûler les palmiers pour faire de la place aux pâturages.

Un enfant court vers le dernier bout de forêt de babaçu encore « libre ».
Photo: Anne Paq

Atteindre les palmiers babaçus qui sont encore debout est devenu une activité risquée pour les quebradeiras. D'abord, elles doivent passer sous les fils barbelés, en espérant échapper à la vigilance des gardiens au service des éleveurs. Ensuite, il faut traverser des pâturages, souvent aspergés de pesticides. À certains endroits, la nouvelle variété d'herbe plantée par les éleveurs est très dure et coupe la peau des femmes, qui risque de s'infecter au contact des pesticides. Tout cela sous une chaleur écrasante, résultat direct de la déforestation. Enfin, il y a les menaces de mort.

Dona Rosário, très mobilisée auprès du MIQCB, est placée sous un programme de protection pour défenseurs et défenseuses des droits humains, avec deux autres habitantes du territoire. « Les éleveurs pensent que s'ils tuent les personnes les plus visibles dans notre communauté, ils tueront la lutte pour la défense de la forêt », explique-t-elle. Devant les menaces grandissantes, Dona Rosário a même dû quitter sa communauté et se cacher pendant presque un an.

Des femmes traversent la dernière parcelle de forêt de babaçu de leur territoire encore accessible aux quebradeiras, ainsi qu'à toute la population.
Photo: Anne Paq

Dans la forêt, pas loin de sa maison, Seu Zé Ribeiro montre l'emplacement de la cabane où vivait son arrière-grand-père : « Je prie pour que la libération de nos terres ne tarde pas. Je n'arrive plus à travailler la terre, je suis trop âgé, mais je peux tout apprendre aux plus jeunes. »

La question de la transmission des savoirs entre les générations inquiète la communauté. Les jeunes, privés de perspectives sur leurs terres ancestrales, sont contraints de travailler pour les éleveurs, adoptant peu à peu un mode de vie étranger à leurs traditions. « Les jeunes commencent à ne plus nous écouter et à rejeter notre mode de vie traditionnel. L'élevage impacte tous les aspects de notre vie, même les relations à l'intérieur de nos communautés. L'élevage nous a vraiment tout pris », déplore Dona Rosário.

Mais malgré les obstacles, les quebradeiras continuent de résister et leur lutte est une cause collective qui résonne bien au-delà des frontières du Brésil. Si nous voulons protéger la planète et ses écosystèmes, nous devons écouter et soutenir celles qui, comme les quebradeiras, se tiennent en première ligne.

« Sans les femmes, les femmes quebradeiras, les femmes quilombolas, il n'y a pas de forêt. Et sans forêt, il n'y a pas de vie. Je demande qu'il soit fait tout ce qui est possible pour que nous puissions vivre en liberté, vivre en collectivité, en harmonie », conclue Dona Rosário.

01.07.2025 à 10:55

Retraités précaires d'aujourd'hui et de demain : mutualistes et livreurs, les deux faces d'un même combat

En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une (…)

- Actualité / , , , , , ,

Texte intégral 2604 mots

En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une pension insuffisante pour survivre une fois arrivés au terme de leur vie active.

Même si leurs situations sont différentes, paradoxalement, ces deux groupes partagent la même incertitude quant à leur avenir, que certains commencent déjà à rencontrer et que d'autres voient approcher sans aucune garantie pour leur retraite. De plus, ces deux groupes, chacun depuis leur retranchement, partagent également la même lutte pour des conditions de retraite plus justes.

Ana, architecte à la retraite depuis mars 2021, a cotisé pendant 37 ans à la Fraternité nationale des architectes (Hermandad Nacional de Arquitectos, HNA), l'une des mutuelles alternatives au régime spécial des travailleurs indépendants (Régimen Especial de Trabajadores Autónomos, RETA) en vigueur en Espagne. Aujourd'hui, sa pension viagère est d'à peine 415 euros par mois (488 dollars US), versés en 12 mensualités, un montant largement insuffisant pour couvrir ses dépenses de base à Oviedo, dans le nord du pays.

« J'ai cotisé toute ma vie, en pensant que ma retraite serait assurée, mais maintenant je me rends compte que ce que je touche ne me permet pas de vivre », se lamente-t-elle à Equal Times.

Pendant une grande partie de sa carrière, Ana n'a pas eu la possibilité de cotiser à la Sécurité sociale, car, jusqu'en 1998, les architectes et les avocats, notamment, ne pouvaient cotiser que par l'intermédiaire de leur mutuelle. Lorsque la possibilité de changer s'est présentée, elle cotisait déjà depuis 15 ans et avait trois enfants. Si elle avait cessé de payer ses cotisations, elle aurait perdu ce qu'elle avait déjà versé. Aujourd'hui, avec une pension très inférieure au seuil de pauvreté, elle est contrainte de continuer à travailler. « Ce n'est qu'au moment de partir à la retraite que j'ai pris conscience du problème », explique-t-elle, « j'ai posé des questions à la Fraternité et je me suis rendu compte que ma pension n'était pas suffisante pour vivre ».

Le cas d'Ana n'est pas une exception. On estime que 40.000 retraités de la génération du baby-boom espagnol (nés entre 1957 et 1977) se trouvent dans une situation similaire, et que 100.000 autres personnes actuellement actives se retrouveront dans la même situation au fil des ans, après avoir cotisé, pendant des décennies à des mutuelles professionnelles, comme celles des avocats, des procureurs, des ingénieurs ou des architectes.

Contrairement au système public de retraite, les mutuelles sont régies par un modèle de capitalisation individuelle. Autrement dit, chaque professionnel gère son propre fonds sans garantie qu'il soit adapté à l'indice des prix à la consommation (IPC, le principal indicateur de l'inflation) et sans aucun soutien solidaire de l'État, explique à Equal Times Carlos Bravo, expert en politiques publiques pour le syndicat espagnol Comisiones Obreras (CCOO).

« Le problème est que de nombreuses mutualités fonctionnaient à la manière d'une assurance privée », explique M. Bravo : « Elles n'étaient pas conçues pour assurer des pensions viagères décentes, mais plutôt comme un complément, et, dans de nombreux cas, elles étaient mal gérées ou manquaient de transparence. »

Javier Mancilla, architecte à la retraite et membre délégué de l'HNA depuis 2018, a stimulé la création de l'Association nationale des mutualistes architectes (Asociación Nacional de Mutualistas Arquitectos, ANMARQ), qui regroupe des milliers de personnes affectées. Cette plateforme demande au gouvernement espagnol de fournir une « passerelle » permettant de transférer les cotisations versées dans la mutualité vers le RETA, afin que les mutualistes puissent accéder aux pensions du système public dans des conditions comparables.

« Nous ne cherchons pas à obtenir plus que les travailleurs indépendants, nous voulons simplement être traités sur un pied d'égalité », précise M. Mancilla à Equal Times.

Le gouvernement espagnol actuel, par l'intermédiaire du PSOE (le parti social-démocrate autour duquel s'est formée une coalition gouvernementale), a présenté un projet de loi visant à remédier au problème, mais sa proposition exclut une grande partie des personnes concernées, en particulier les retraités, les veuves et les orphelins.

« Une personne encore en activité peut prendre des décisions pour améliorer sa pension, mais un retraité ne peut plus rien faire », alerte M. Mancilla, qui dénonce également le manque d'information et de transparence dont de nombreux mutualistes ont pâti au cours de leur vie professionnelle. Certains architectes retraités ont été contraints de recourir à la « soupe populaire », d'autres dépendent du soutien de leur famille.

La situation est devenue tellement critique que des centaines d'avocats et de procureurs ont manifesté à Madrid à quatre reprises pour réclamer des pensions décentes. Sur leurs pancartes, on pouvait lire des slogans tels que « non aux pensions de misère » et « justice pour nous, qui avons pratiqué la Justice ».

En Espagne, quelque 200.000 personnes pourraient être concernées par cette mesure. D'après les estimations de l'ANMARQ, parmi elles, entre 60.000 et 65.000 sont des architectes et des architectes techniques, tandis que le reste provient principalement du secteur juridique et d'autres professions libérales.

Le 6 mai, la proposition du PSOE a été reçue par le Congrès à Madrid. Des députés tant de gauche que de droite ont soutenu les mutualistes ; au plus grand étonnement de ces derniers. Tout en maintenant leurs critiques à l'égard de la loi qu'ils entendent amender dans les prochains mois, tous les groupes parlementaires sont tombés d'accord pour qu'un jour cotisé à une mutualité corresponde à un jour cotisé en tant que travailleur indépendant dans le RETA.

Seul Vox, le parti d'extrême droite, s'est abstenu. Tous les autres ont soutenu le projet de loi, qui suit actuellement son chemin au Parlement. Le 19 juin, la demande d'amendement de Vox concernant l'ensemble du projet de loi a été rejetée par le Congrès, tous les autres groupes ayant voté contre, hormis le Parti populaire (droite), qui dirige l'opposition en Espagne et qui s'est abstenu. Le processus de dépôt et de débat des amendements se poursuivra au sein de la Commission du travail et de la Sécurité sociale du Congrès dans les mois à venir, et la loi pourrait ne pas être adoptée avant 2026.

Livreurs : entre flexibilité et précarité

Les livreurs qui travaillent de commande en commande pour des plateformes numériques, partent d'un environnement de travail encore plus précaire, mais avancent vers une incertitude similaire avec des pensions de retraite insuffisantes. Javier Pérez est l'un d'entre eux. C'est en 2018 qu'il a commencé à travailler pour Glovo, l'un des principaux portails de commande de nourriture et de vente à domicile présents en Espagne. Sans études supérieures ni expérience professionnelle formelle, la livraison lui a permis de trouver un moyen de subsistance. Étant donné que les supermarchés ouvrent à neuf heures du matin, il commence sa journée de travail dans son quartier, à environ 15 minutes à vélo du centre de Barcelone, même si, en règle générale, il reçoit moins de commandes du centre-ville.

Chaque jour, M. Pérez parcourt la ville à vélo, en se connectant d'innombrables fois à l'application Glovo. Pendant un certain temps, il a travaillé en tant que « faux indépendant », une pratique dénoncée par les syndicats et finalement reconnue comme illégale par le Tribunal suprême, la plus haute cour de justice d'Espagne. Adoptée en 2021, la loi surnommée « loi Rider » (« rider » étant un anglicisme utilisé pour nommer les livreurs en Espagne, ndt) contraint désormais les plateformes à embaucher leurs livreurs en tant que salariés, reconnaissant ainsi explicitement leur relation d'emploi.

La réalité sur le terrain est plus complexe cependant. De nombreuses plateformes ont contourné la réglementation en faisant appel à des sous-traitants ou en modifiant leur modèle d'entreprise.

La société Glovo, par exemple, a finalement annoncé en décembre 2024 qu'elle commencerait à engager directement ses livreurs en Espagne, après avoir accumulé plus de 200 millions d'euros (235,5 millions de dollars US) de sanctions et de cotisations impayées, mais, dans la pratique, la mise en œuvre est lente et inégale. Porte-parole de l'organisation de travailleurs indépendants CGT Riders de Barcelone et livreur, M. Pérez confie :

« J'envisage notre situation avec beaucoup d'incertitude. Nous étions dans la même situation il y a trois ans. Je pensais qu'avec la “loi Rider”, ils nous embaucheraient enfin, même en passant par un sous-traitant, mais non ».

Bien que certains livreurs aient été engagés, beaucoup d'autres continuent d'exercer leur activité, comme s'ils étaient indépendants ou dans des conditions de travail informelles, sans congés payés, sans cotisation réelle et sans garantie de revenu minimum. Par ailleurs, cette précarité est exacerbée par la nature algorithmique du travail en soi. La disponibilité, la rapidité et la localisation influencent le nombre de commandes que chaque livreur reçoit, ce qui entraîne une concurrence féroce entre collègues et une pression constante de ceux-ci pour rester constamment connectés. « Si vous ne travaillez pas aux heures de pointe, vous ne recevez pas de commandes », explique M. Pérez, « et si vous n'avez pas un bon score [c.-à-d. bonnes notes des clients de la plateforme], l'algorithme vous pénalise ». Accepter ce travail « ce n'est pas seulement pédaler », insiste-t-il : « C'est vivre au rythme d'une app », une application de téléphone portable.

Selon un rapport du collectif des travailleurs de ce secteur « Riders x Rights », le revenu net moyen d'un livreur indépendant en Espagne est d'environ 4 à 6 euros de l'heure, après déduction des dépenses, telles que l'entretien du vélo ou de la moto, le carburant et le paiement de la cotisation mensuelle d'indépendant. Dans des villes comme Barcelone ou Madrid, ce niveau de revenu permet à peine de couvrir un loyer partagé et les dépenses de base. Il est donc impossible d'épargner pour l'avenir ou de cotiser pour une pension de retraite décente.

Deux luttes, une même revendication : la dignité au travail

Tant les mutualistes retraités que les livreurs sont confrontés à la précarité résultant de systèmes qui privilégient la flexibilité et l'individualisation au détriment de la sécurité et de la solidarité entre les travailleurs. Les deux groupes réclament des mesures concrètes de la part de l'État pour reconnaître leur contribution à l'économie et à la société et pour leur assurer des conditions de vie dignes.

Les premiers, après une vie entière passée à travailler avec la promesse d'une retraite stable, découvrent à la veille de leur départ à la retraite professionnelle que leur pension est insuffisante pour leur permettre de vivre. Les seconds, au cœur de leur vie active, ne peuvent planifier un avenir sans garanties et sans droits. Entre ces deux extrêmes se trouve un système qui pousse à la responsabilité individuelle sans offrir de mécanismes de protection efficaces.

La Coordinadora de Mutualistas en Lucha, avec des associations comme l'ANMARQ, noue des alliances avec des plateformes syndicales, des partis politiques et les médias afin de rendre visible la nécessité d'une réforme profonde des politiques de sécurité sociale.

« Il ne s'agit pas seulement de corriger certains problèmes, mais de repenser la manière dont nous voulons protéger ceux qui travaillent dans des conditions toujours plus volatiles », explique à Equal Times Marta Boto, assistante au secrétariat confédéral de l'action syndicale et de l'emploi de CCOO, spécialisée dans le droit du travail.

« L'économie de plateforme n'est pas une simple innovation technologique. c'est une forme d'externalisation du travail qui entraîne la perte de droits fondamentaux : la relation de travail, la représentation syndicale, la négociation collective… ».

Ce qui, en surface, peut apparaître comme une modernisation de l'emploi est en réalité un pied de biche destiné à démanteler les acquis historiques du monde du travail.

En Espagne, cependant, le syndicalisme a réagi. Et avec force. La « loi Rider » a constitué le premier grand pas. « Cette victoire a été très difficile à arracher », concède Mme Boto, « mais nous y sommes parvenus grâce à une longue trajectoire d'actions syndicales et à un accord conclu dans le cadre du dialogue social avec le gouvernement et le patronat ». Cette loi, pionnière en Europe et pratiquement unique au monde, a établi un principe fondamental : la présomption de salariat pour les livreurs travaillant pour des plateformes telles que Glovo ou Uber Eats, même lorsque les commandes leur sont transmises par un algorithme et non par un supérieur hiérarchique visible.

Dans un contexte de changements législatifs et de pression sociale, l'année 2025 s'annonce comme une période clé vers davantage de justice sociale en Espagne. La lutte des mutualistes et des livreurs peut sembler éloignée dans sa forme, mais elle converge dans son fond : exiger de l'État qu'il garantisse un avenir digne à tous ceux qui, par leur travail, assurent le fonctionnement de l'économie et des services dont la société a besoin. Comme le résume Ana, l'architecte à la retraite : « Je ne demande pas la charité, je réclame la justice. Et cette justice doit valoir pour tous : pour ceux qui ne travaillent plus et pour ceux qui continuent de lutter. »

25.06.2025 à 10:59

Diriger un syndicat à Hong Kong est « un combat de tous les instants » que certains continuent malgré toutes les difficultés

Après avoir obtenu son diplôme universitaire il y a un an, Shan Ho a décroché le travail de ses rêves. Pourtant, elle n'a jamais dit à ses parents ce qu'elle fait et se contente de parler vaguement d'un « travail de col blanc ». Ils sont au courant de son maigre salaire, mais ne connaissent pas la réalité : Mme Ho est syndicaliste. S'ils l'apprenaient, ils risquent d'en perdre le sommeil.
À Hong Kong, travailler pour un syndicat est désormais un choix de carrière potentiellement dangereux. (…)

- Actualité / , , , , , , ,

Texte intégral 4910 mots

Après avoir obtenu son diplôme universitaire il y a un an, Shan Ho a décroché le travail de ses rêves. Pourtant, elle n'a jamais dit à ses parents ce qu'elle fait et se contente de parler vaguement d'un « travail de col blanc ». Ils sont au courant de son maigre salaire, mais ne connaissent pas la réalité : Mme Ho est syndicaliste. S'ils l'apprenaient, ils risquent d'en perdre le sommeil.

À Hong Kong, travailler pour un syndicat est désormais un choix de carrière potentiellement dangereux. Au cours des dernières années, certains des syndicalistes les plus importants de la ville ont été emprisonnés ou contraints à l'exil en vertu de la vaste loi sur la sécurité nationale (LSN) promulguée par Pékin après le mouvement de protestation antigouvernemental de 2019-2020. Près de 250 syndicats ont été dissous et nombre de ceux qui subsistent sont confrontés à des défis multiples.

Les pieux mensonges de la jeune syndicaliste pour ne pas inquiéter ses parents semblent encore avoir du sens, notamment parce que le gouvernement de Hong Kong serre de plus en plus la vis sur les syndicats locaux.

En février, les autorités en charge du travail à Hong Kong, une région administrative spéciale de la Chine, ont proposé une série d'amendements à leur Ordonnance sur les syndicats. Au nom de la sécurité nationale, il a été proposé que : les syndicats doivent obtenir l'aval des autorités pour recevoir des fonds d'une quelconque « force externe », interdire définitivement aux personnes condamnées pour atteinte à la sécurité nationale de faire partie d'un syndicat, donner aux autorités le pouvoir d'entrer dans les locaux des syndicats pour saisir des documents et refuser l'enregistrement ou la fusion de syndicats, et ce, sans droit de recours.

Jusqu'à présent, les réactions publiquement exprimées au sujet des amendements proposés ont été largement positives à Hong Kong, où l'opposition au sein du pouvoir législatif a été éradiquée et où la plupart des grands médias pro-démocratie ont été fermés. Lors d'une récente mini-réunion parlementaire, Lam Chun-sing, syndicaliste et législateur pro-Pékin, a déclaré que, pendant le mouvement de 2019, de nombreux syndicats avaient organisé des « grèves politiques pour attaquer le gouvernement ». Il a exprimé l'espoir que les amendements « serviraient mieux les intérêts des travailleurs ».

Stanley Ng, législateur pro-Pékin et président de la FTU, a adopté une posture similaire, déclarant dans un communiqué de la FTU que le projet de loi permettrait d'empêcher tout groupe de « mener des activités subversives » sous le couvert du syndicalisme, tout en garantissant que les syndicats se concentrent véritablement sur les questions syndicales.

Mais Joe Wong, syndicaliste de longue date et ancien président de la désormais dissoute Confédération des syndicats de Hong Kong (HKCTU), confie à Equal Times qu'il craint que les changements proposés ne dissuadent les travailleurs de rejoindre les syndicats.

« Le syndicalisme est déjà un sujet politiquement sensible aujourd'hui, et ces amendements pourraient rendre les travailleurs encore plus frileux. Si une nouvelle règle autorise les agents du gouvernement à pénétrer dans les locaux des syndicats pour fouiller dans les documents, les travailleurs pourraient ne plus vouloir être associés au syndicat. »

Mme Ho, pour sa part, estime que l'initiative du gouvernement n'aura pas d'impact significatif sur les syndicats indépendants à Hong Kong. Selon elle, une grande partie du secteur, qui regroupe traditionnellement des cols bleus, a été durement touchée ces dernières années ; de nouvelles restrictions ne feraient pas une grande différence. Elle ajoute toutefois : « Je ne suis pas sûre que quelqu'un voudra créer de nouveaux syndicats à l'avenir. »

La nécessité d'adopter des mesures plus strictes

Le gouvernement justifie ces amendements en partie cette décision par le fait qu'en 2019 et 2020, des personnes « animées d'arrière-pensées » ont tenté de mener des actions « mettant en danger la sécurité nationale sous couvert d'actions syndicales ».

D'après les chiffres officiels, entre novembre 2019 et mai 2020, le nombre de demandes de création de syndicats a explosé pour atteindre 4.386, contre une moyenne de 15 au cours des cinq années précédentes.

Toutes les demandes n'ont pas été acceptées. Malgré cela, l'augmentation du nombre de syndicats enregistrés en 2020 a été remarquable, passant de 917 en 2019 à 1.410 en l'espace d'un an. Selon Kingsley Wong, législateur et président de la Fédération des syndicats de Hong Kong (FTU), organisation pro-Pékin, bon nombre de ces nouveaux groupes avaient un agenda politique et constituaient « une menace importante pour la sécurité nationale ».

Pour de nombreux citoyens pro-démocratie cependant, la prolifération soudaine des syndicats à cette époque a suscité un bref moment d'euphorie, faisant naître l'espoir d'un nouveau chapitre pour le mouvement syndical indépendant dans une ville hyper-capitaliste comme Hong Kong.

Cette vague de syndicalisation qui a eu lieu de la fin 2019 à la mi -2020 s'est produite à un moment où le mouvement de protestation, déclenché par un controversé projet de loi relatif à l'extradition, secouait depuis des mois le centre financier asiatique et prenait un tour de plus en plus violent. Certains Hongkongais ont commencé à penser que la grève était un moyen de faire avancer le mouvement. D'autres voyaient dans la syndicalisation un moyen de maintenir l'élan en faveur d'un changement social potentiel déclenché par le mouvement, voire de remporter un siège représentant le secteur du travail au sein du collège électoral fermé qui élit le dirigeant de la ville.

Un assistant social qui prévoyait de créer un syndicat à l'époque admet : « Remporter ce vote était la principale motivation qui nous poussait à nous syndiquer. Il n'y avait rien d'illégal là-dedans. »

Mais aucune de ces idées n'a abouti. Le mouvement de protestation a pris fin vers le milieu de l'année 2020, sous le double choc de la pandémie de Covid-19 et de la promulgation de la LSN imposée par Pékin. Cette loi criminalise la sécession, la subversion, la collusion avec des forces étrangères ainsi que le terrorisme, et prévoit des peines pouvant aller jusqu'à la prison à vie pour les contrevenants.

Selon le gouvernement hongkongais, la LSN a permis de mettre fin au chaos qui régnait à Hong Kong, d'y rétablir l'ordre et, « dans l'intérêt de la sécurité nationale », il est nécessaire de renforcer encore la réglementation applicable aux syndicats par l'intermédiaire du projet de loi modifiant l'Ordonnance sur les syndicats. Le projet de loi est actuellement examiné par le mini-parlement « exclusivement composé de patriotes » de la ville. S'il est adopté, les nouvelles règles prendront probablement effet dans le courant de l'année.

Une transformation radicale

Le projet d'amendement à la loi qui est prévu n'est en rien surprenant pour les syndicalistes indépendants, tels que Mme Ho et M. Wong. Depuis quelques années, ils assistent à une profonde mutation du secteur syndical, provoquée par la répression des manifestations de 2019 menée par les autorités et les changements politiques qui ont suivi dans la ville.

Pendant longtemps, le paysage syndical hongkongais a été dominé par la FTU, pro-Pékin. En 1990, il a commencé à se scinder en deux camps avec la création de la HKCTU, pro-démocratie, qui s'est convertie en une autre force incontournable. La FTU est toutefois restée le principal acteur, avec une taille presque trois fois supérieure à celle de la HKCTU.

En tant que plus grande confédération syndicale indépendante et pro-démocratie de Hong Kong, la HKCTU représentait environ 145.000 travailleurs issus de 93 syndicats. Outre la défense des droits des travailleurs locaux, elle était au cœur du mouvement démocratique qui, pendant des décennies, a animé Hong Kong, tout en militant pour les droits du travail en Chine continentale. La HKCTU a participé activement au mouvement pro-démocratique de 2019.

Peu après la promulgation par Pékin de la LSN à Hong Kong à la mi-2020 en vue de réprimer les manifestations, plusieurs dirigeants de la HKCTU, ainsi que d'autres activistes syndicaux, ont été victimes de la répression.

Le cofondateur et secrétaire général Lee Cheuk-yan, la présidente Carol Ng et le vice-président Leo Tang ont été arrêtés, poursuivis ou condamnés pour des faits liés aux manifestations ou à la LSN ; le directeur exécutif Mung Siu-tat s'est enfui au Royaume-Uni, invoquant « des risques politiques imminents et des craintes pour sa sécurité ». Dans le même temps, des dizaines de syndicats pro-démocratie se sont dissous les uns après les autres.

Parmi eux, l'Union des nouveaux fonctionnaires en janvier 2021 et le Syndicat des enseignants professionnels, le plus grand syndicat indépendant de la ville, en août 2021. Les craintes d'un recul des libertés civiles se sont accrues et se sont encore intensifiées en octobre 2021, lorsque la HKCTU s'est dissoute sous la pression politique croissante.

Aujourd'hui, à l'ère d'un contrôle accru de Pékin, les dirigeants pro-Pékin affirment que la stabilité a été rétablie à Hong Kong. Mais les forces étrangères qui ont à cœur des notions, telles que la liberté et la démocratie, ont un point de vue différent. Dans de nombreux indices internationaux liés aux droits et à la liberté, Hong Kong n'obtient pas de bons résultats.

Dans l'édition 2025 du Global Rights Index publié par la Confédération syndicale internationale (CSI), par exemple, Hong Kong est classée cinquième, à égalité avec l'Arabie saoudite, le Bangladesh et le Venezuela. L'indice dénonce notamment le recours généralisé à « l'ingérence extérieure ou étrangère », que la CSI considère comme une menace pour les droits démocratiques, car une telle approche cible la dissidence.

« Un combat de tous les instants »

La dissolution de l'influente HKCTU est un sérieux revers pour le syndicalisme à Hong Kong, pour les activistes et les groupes de défense des droits. Les premiers à en faire les frais sont les nombreux syndicats affiliés à la HKCTU. Le Syndicat général des travailleurs de la gestion des bâtiments et de la sécurité de Hong Kong, dont Shan Ho est la secrétaire organisatrice, est l'un d'entre eux.

Depuis la chute de la HKCTU, ce petit syndicat a du mal à survivre. La baisse spectaculaire du nombre de ses membres et le manque de fonds sont ses principaux défis. Entre 2020 et fin 2024, le nombre de ses membres a chuté de près de 85 %, passant de 474 à 74. Ses fonds s'épuisent rapidement et ne lui permettront de survivre encore qu'un an ou deux.

Selon Mme Ho, autrefois, son syndicat comptait en partie sur les formations dispensées par la HKCTU pour recruter de nouveaux membres et pouvait utiliser les bureaux de cette dernière pour ses activités syndicales, ce qui lui permettait de réaliser d'importantes économies sur les frais de loyer dans une ville où les coûts immobiliers sont exorbitants. Aujourd'hui, ces avantages ont disparu. Dans le climat politique actuel, les liens entretenus par le passé avec la HKCTU pourraient nuire encore davantage à la capacité du groupe à attirer des fonds et des membres. « Il est difficile de trouver de nouveaux membres. Je ne sais pas si cela est lié à la politique ou si cela a toujours été aussi difficile », explique-t-elle.

Faire des économies est désormais essentiel à la survie du Syndicat général des travailleurs de la gestion des bâtiments et de la sécurité. Il partage actuellement un espace de bureau dans un ancien bâtiment industriel avec un autre syndicat, le Syndicat des travailleurs du secteur des services de nettoyage. Mme Ho elle-même recherche personnellement des financements destinés aux entreprises sociales afin de subventionner son groupe. « Diriger un syndicat est un combat de tous les instants », confie-t-elle.

« Comme être mordu par un serpent et se faire amputer un membre en même temps »

M. Wong, qui dirige actuellement le syndicat des travailleurs du secteur des services de nettoyage, avait prévu ces difficultés dès 2021, lorsqu'il avait organisé, avec d'autres membres importants de la HKCTU, un vote pour décider de la dissolution de l'organisation.

Il se rappelle que « la décision de jeter l'éponge a été très difficile à prendre. C'est comme être mordu par un serpent et se faire amputer un membre en même temps. Nous savions que les syndicats indépendants seraient fortement touchés, mais nous n'avions pas d'autre choix. Nous voulions que tous les membres de la HKCTU restent en sécurité. »

À la suite de la disparition de la HKCTU, M. Wong a lui-même subi un traumatisme. Six mois après la dissolution, lui et deux de ses collègues ont été emmenés par la police nationale parce qu'ils avaient prétendument omis de fournir des informations relatives à la HKCTU. Le trio a ensuite été condamné et s'est vu infliger une petite amende. Fin avril 2023, la police frappait a de nouveau à sa porte à l'aube, cette fois-ci à propos de son projet d'organiser une marche à l'occasion de la Journée internationale des travailleurs. Il a été brièvement détenu sans pouvoir communiquer avec le monde extérieur. Après sa libération, les médias ont rapporté qu'il avait souffert d'un « effondrement émotionnel » dû à la pression intense à laquelle il avait été soumis.

M. Wong reste muet sur ce qui s'est passé ce jour-là. « Maintenant, j'aime me lever à 5 heures du matin, car ils ont sonné à 6 heures. Je m'entraîne à être bien éveillé très tôt », ironise-t-il en faisant référence à la police nationale. « Mais j'ai eu beaucoup plus de chance que de nombreux autres. »

Depuis la promulgation de la LSN, plus d'une douzaine de syndicalistes ont été arrêtés. Les anciens dirigeants de la HKCTU, Carol Ng et Lee Cheuk-yan, sont tous deux détenus depuis plus de 1.500 jours.

Mme Ng devrait être libérée en juillet 2025 après avoir purgé sa peine. M. Lee fait partie des figures pro-démocratie de Hong Kong qui ont fait l'objet du plus grand nombre d'accusations. Après avoir purgé 20 mois de prison pour quatre infractions liées à des manifestations, il est toujours en détention provisoire dans l'attente d'un procès pour atteinte à la sécurité nationale qui doit s'ouvrir en novembre de cette année. Il est accusé d'« incitation à la subversion », un chef d'accusation passible d'une peine maximale de 10 ans d'emprisonnement.

Son épouse syndicaliste Elizabeth Tang (ancienne secrétaire générale de la Fédération internationale des travailleurs domestiques) et sa sœur ont également été prises pour cible par la police chargée de la sécurité nationale : Elizabeth Tang a été arrêtée en mars 2023, puis libérée sans inculpation, tandis que sa sœur cadette Marilyn Tang a été condamnée à six mois de prison pour entrave à la justice après avoir retiré des appareils électroniques du domicile d'Elizabeth Tang peu après son arrestation.

« Si vous étiez venus plus tôt, nous aurions pu faire grève »

Selon M. Wong, en raison du changement radical du paysage politique à Hong Kong, les syndicats pro-démocratie ont perdu une grande partie de leur pouvoir de négociation pour représenter les préoccupations des travailleurs dans l'élaboration des politiques.

« Le gouvernement n'intervient pas dans les syndicats, mais les syndicats indépendants sont confrontés à de nombreux défis, allant du manque de fonds à la méfiance des travailleurs à leur égard. Tout cela semble vraiment évident », explique-t-il.

« Dans le même temps, de nombreux travailleurs pensent que, comme l'économie ne va pas bien, ils devraient s'estimer heureux d'avoir encore un emploi… et qu'il vaut mieux rester à l'écart des syndicats. »

À cause de la disparition de la HKCTU et de l'apathie généralisée des travailleurs, de nombreux syndicats indépendants doivent désormais redoubler d'efforts pour atteindre les travailleurs. Cependant, il est souvent difficile d'apporter un soutien en temps opportun.

Récemment, les agents de sécurité d'un complexe résidentiel public ont vu leur salaire réduit de près d'un cinquième après que le service de sécurité de ce complexe ait été attribué à un nouveau prestataire. La valeur du nouveau contrat est supérieure de 4 millions de dollars hongkongais (environ 446.000 euros ou 510.000 dollars US) à celle du précédent, mais cette augmentation ne parvient pas du tout aux travailleurs. À un moment donné, le syndicat de Mme Ho a entendu parler de cette affaire par ouï-dire, mais, lorsque son équipe a pu joindre les agents de sécurité, ceux-ci avaient déjà signé l'accord de réduction de leur salaire.

Au cours de la réunion, les travailleurs se sont fortement plaints, l'un d'eux déclarant à Mme Ho : « Si vous étiez venus plus tôt, nous aurions pu organiser une grève. » Mme Ho estime que les choses auraient pu se passer différemment si Hong Kong avait un paysage syndical dynamique et si son équipe avait pu être alertée plus tôt et proposer son aide.

Néanmoins, certains travailleurs choisissent de mener des actions collectives sans passer par les syndicats. En 2021, des centaines de livreurs de la plateforme de livraison de repas Foodpanda se sont mis en grève pour protester contre des réductions de leurs rémunérations ainsi que leurs conditions de travail. Comme il fallait s'y attendre au XXIe siècle, les travailleurs ont coordonné leur action à travers des groupes de discussion sur les réseaux sociaux.

Lors d'une manifestation dans la rue, la police a sommé les travailleurs en grève, nombre d'entre eux originaires de diverses régions d'Asie du Sud-Est, de se disperser. Elle a également menacé de recourir à la force s'ils n'obtempéraient pas. Les travailleurs ont finalement conclu un accord avec l'entreprise de livraison de repas, mais les problèmes fondamentaux n'ont pas été résolus. Depuis lors, les coursiers de Foodpanda et d'autres travailleurs de plateformes de livraison de repas ont organisé plusieurs autres grèves.

Dans un autre incident, un groupe d'agents de nettoyage a tenté de se syndiquer pour obtenir de meilleures conditions de travail, mais a finalement abandonné le projet à cause de la pression subie. Un agent de nettoyage à la retraite impliqué dans cette affaire, qui souhaite garder l'anonymat, a déclaré à Equal Times :

« Au moment où nous étions sur le point de rencontrer [l'employeur], les travailleurs et le superviseur ont fait machine arrière. Ils se sentaient sous pression de certaines personnes. À peu près au même moment, j'ai également reçu un appel téléphonique d'un inconnu qui m'a dit que je ferais mieux de me retirer de l'action. La voix était calme, mais je n'ai jamais su qui était cette personne. »

Le retraité, anciennement superviseur pour une entreprise de sous-traitance de nettoyage, ne donne pas plus de détails. Il se contente de dire qu'en fin de compte, les agents de nettoyage ont décidé de ne pas donner suite et de ne pas demander l'aide d'un syndicat. « Il vaut mieux ne rien faire pour l'instant. On ne peut rien faire d'autre », conclut-il.

« Si personne n'aide ces travailleurs, que va-t-il se passer ? »

Selon l'article 27 de la mini-constitution de Hong Kong, les résidents de Hong Kong jouissent de la liberté d'association, de réunion, de procession et de manifestation, ainsi que de celle de former des syndicats et d'y adhérer, ainsi que du droit de grève. Depuis que Pékin a imposé la LSN, les syndicats et les travailleurs n'ont exercé ces droits qu'avec une grande prudence, voire pas du tout. La marche annuelle du 1er mai, qui rassemblait traditionnellement des milliers de syndicalistes et de travailleurs dans les rues, n'a pas eu lieu depuis 2019. Les stands temporaires installés par les groupes syndicaux pour promouvoir les droits du travail attirent souvent l'attention de la police.

Ces dernières années, le nombre total de syndicats à Hong Kong n'a cessé de diminuer : il est passé de 1.527 en 2021 à 1.412 en 2024. Bien que 249 syndicats aient été dissous depuis 2021, de nouveaux syndicats ont vu le jour, mais le nombre de syndicats nouvellement établis a également chuté depuis son pic de 495 en 2020, puis 180 en 2021, 40 en 2022, 25 en 2023 et finalement six en 2024.

Confrontée à diverses contraintes et à de nombreux défis, la capacité des syndicats de Hong Kong à améliorer la situation des travailleurs est désormais remise en question. Un livreur de repas, qui préfère rester anonyme, confie à Equal Times : « Il n'y a pas de droit à la négociation collective à Hong Kong, donc le pouvoir des syndicats est limité aujourd'hui, en particulier pour les syndicats indépendants. Si les livreurs organisent eux-mêmes des grèves, ils n'obtiennent pas grand-chose. Nous n'avons que très peu de pouvoir de négociation. »

L'agent de nettoyage à la retraite se montre philosophe. « Attendons voir. Nous devons simplement survivre au régime », déclare-t-il. « Les syndicats ont toujours joué un rôle important dans la société, en particulier pour les travailleurs de base qui ne connaissent pas suffisamment leurs droits. »

Fay Siu, directrice générale du groupe syndical Association pour les droits des victimes d'accidents du travail, partage cet avis.

« Beaucoup de travailleurs du bâtiment ne connaissent pas leurs droits. Lorsqu'ils sont intimidés par leurs patrons ou que leur rémunération, leurs horaires ou leurs conditions de travail sont injustes, ils n'osent pas se plaindre. »

« Certains d'entre eux ne se soucient pas de la sécurité. Ils ne portent même pas de harnais de sécurité lorsqu'ils travaillent en hauteur. Une certaine forme d'héroïcité y est associée », explique Mme Siu.

« Nous avons été témoins de nombreux décès tragiques ou événements attristants au fil des années. Si personne n'aide ces travailleurs et leurs familles, que va-t-il se passer ? C'est ce qui nous motive à continuer. »

Selon Mme Siu, son groupe et les travailleurs qu'il représente ont acquis de manière inattendue une plus grande visibilité dans les médias dans le contexte de la transformation politique de Hong Kong. De nombreuses voix dissidentes ayant été réduites au silence sous le coup de la LSN, les journaux ont davantage de place pour rendre compte des accidents du travail, en particulier ceux qui entraînent des décès.

« La couverture médiatique est plus importante et il est devenu plus facile de collecter des fonds, mais tout cela pour une raison plutôt triste », déplore-t-elle.

Mme Siu souligne une autre évolution inattendue : en l'absence d'opposition, les décisions politiques ont tendance à être prises plus rapidement. « Mais les discussions restent souvent superficielles. Tout compte fait, on a l'impression que les décisions sont prises juste pour le principe », explique-t-elle. « Dans l'ensemble, des progrès constants ont été réalisés au fil des ans, mais il reste encore beaucoup à faire. »

À long terme, Mme Siu se montre pessimiste quant aux perspectives d'amélioration des droits des travailleurs de base à Hong Kong. « La force [derrière ce type de travail] s'amenuise. Nous avons l'impression d'être livrés à nous-mêmes. Auparavant, il y avait plus de gens et de groupes autour de nous. Ils pouvaient identifier nos lacunes, ce qui nous poussait à nous améliorer. Cela a contribué à créer un meilleur environnement. »

Nouveaux partenariats

Pour Joe Wong, la solution consiste à ne pas faire cavalier seul. Son syndicat collabore parfois avec des ONG pour mener des projets ou fournir des services destinés aux agents de nettoyage. « Les choses sont davantage fragmentées aujourd'hui. Les syndicats ne sont plus le seul canal qui promeut les intérêts des travailleurs. Certains groupes de défense, des activistes individuels et des groupes religieux se sont également joints au mouvement pour défendre les droits du travail. Ils peuvent être très efficaces au niveau local. »

L'un de ses collaborateurs est Lok Day Culture, une ONG qui fournit des services de soins et de soutien à la communauté. Elle s'associe au syndicat de M. Wong pour organiser des programmes tels que des visites guidées communautaires destinées au grand public afin de mieux faire comprendre le travail des éboueurs, ainsi que des massages gratuits pour les travailleurs fatigués.

Selon son fondateur, Kung Wai-lok, les cols bleus sont plus ouverts aux groupes communautaires qu'aux syndicats, notamment parce qu'ils sont considérés comme libres de tout bagage politique. Lorsqu'il y a quelques années, le centre communautaire Lok Day a ouvert ses portes dans un quartier populaire de Kowloon, M. Kung a exposé dans ses locaux des objets représentant différentes croyances et idéologies (la Bible ou des bracelets à l'effigie de Mao Zedong), en partie pour s'amuser et en partie pour éviter de se voir affublé d'une étiquette politique.

« Lorsque vous demandez à un travailleur de fournir une photo d'identité pour introduire une demande pour quelque chose, il peut se montrer très méfiant. Beaucoup de choses peuvent les pousser à être prudents et à partir », explique-t-il. « Ici, notre approche est informelle, flexible et spontanée. Nous pouvons toucher davantage de travailleurs. Il est impossible de descendre dans la rue actuellement, mais il ne faut pas pour autant être pessimiste. On peut toujours trouver de nouvelles idées. »

Les ONG, telles que Lok Day, montrent toutefois certaines limites par rapport aux syndicats. Là où les syndicats peuvent représenter les travailleurs dans les procédures judiciaires, y compris celles liées aux conflits du travail, les ONG n'ont pas ce droit. En outre, l'adhésion des travailleurs confère aux syndicats leur mandat démocratique, une caractéristique qui fait défaut aux ONG.

Pour Joe Wong, aujourd'hui quinquagénaire, l'espoir vient principalement de la jeune génération de syndicalistes et de défenseurs des droits des travailleurs. « C'est encourageant de voir des jeunes rejoindre le mouvement. Ils apportent une nouvelle énergie ainsi que de nouvelles idées. Grâce à eux, je continue de croire en l'avenir des syndicats indépendants. C'est dur, mais il y a encore de l'espoir. »

20.06.2025 à 05:00

De la honte à l'espoir : la Convention n° 190 comme bouclier contre les abus et l'impunité à l'égard des femmes athlètes

Shirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de (…)

- Actualité / , , , , , , , , , ,

Texte intégral 2428 mots

Shirin Shirzad pourrait parler pendant des heures de la violence et du harcèlement sexuel à l'encontre des athlètes féminines. Ancienne lutteuse et coach de l'équipe nationale iranienne dans cette discipline (2013-2018), elle s'est vue contrainte à l'exil suite aux menaces dont elle a fait l'objet lorsqu'elle a dénoncé les abus commis contre des membres de son équipe. « Au cours de ma carrière d'athlète et de coach professionnelle en Iran, j'ai moi-même fait l'objet d'intimidations, de discriminations et de violences psychologiques répétées. J'ai été réduite au silence à maintes reprises pour avoir dénoncé les injustices. J'ai également été la cible de remarques déplacées de la part de mes supérieurs hiérarchiques et, lorsque j'ai repoussé leurs avances, ils m'ont licenciée tout en continuant à me harceler », explique-t-elle dans un entretien avec Equal Times.

L'ancienne entraîneuse a déclaré que toutes les athlètes de l'équipe nationale iranienne avaient été victimes de harcèlement sexuel au moins une fois et qu'elle avait elle-même été témoin d'abus quotidiens. Une collègue mariée recevait des appels vidéo à quatre heures du matin de la part d'un entraîneur plus haut placé. Elle a signalé les faits à la fédération, mais en fin de compte, c'est elle qui a été sanctionnée.

Après avoir quitté l'Iran, elle s'est sentie plus en sécurité pour parler publiquement de ces abus. Lorsqu'elle a accordé sa première interview à la chaîne de télévision iranienne Iran International TV et à d'autres médias critiques à l'égard du régime, elle a immédiatement commencé à recevoir des menaces : « Ils ont dit qu'ils me renverraient en Iran de la pire manière possible », confie-t-elle. Docteure en sciences de la santé sportive et polyglotte, Shirzad a dû passer des années à vivre recluse dans un village retiré de Scandinavie. « Aujourd'hui encore, je reçois des insultes en ligne. Je continue néanmoins à apparaître à la télévision, car j'estime qu'il est important de dire la vérité. »

En Iran, le harcèlement à l'encontre des athlètes est systématique et est généralement le fait d'entraîneurs et de fonctionnaires. Rozita Aemeh-doost a dénoncé les abus sexuels dont elle et d'autres athlètes adolescentes ont fait l'objet ; Shiva Amini, ancienne joueuse de futsal, a été contrainte à l'exil après avoir dénoncé des extorsions sexuelles de la part de hauts responsables ; Elham Nikpay a accusé un dirigeant d'abus sur mineures dans une piscine où une fillette avait auparavant été assassinée, également en lien avec les abus commis à l'encontre d'athlètes féminines. Enfin, Golnar Vakil Gilani, ancienne présidente de la fédération de polo, a dénoncé des menaces de diffusion d'images privées proférées par un vice-ministre.

La plupart des victimes ne portent pas plainte par peur, et celles qui le font sont généralement sanctionnées alors que leurs agresseurs restent impunis. Il n'existe aucune voie de recours sûre et indépendante pour signaler les abus, et les obstacles structurels sont légion.

« Le système est conçu pour réduire les femmes au silence, pas pour les soutenir », dénonce Shirzad.

L'Afghanistan est un autre exemple d'abus institutionnalisés à l'encontre des femmes sportives. Ici, les victimes sont confrontées à des représailles, à la stigmatisation et au déni de justice. Haley Carter, ancienne marine et ancienne footballeuse américaine, a été assistante technique de l'équipe féminine (2016-2018) et a dénoncé des abus sexuels et physiques commis par des dirigeants, dont le président de la fédération, Keramuudin Karim, suspendu à vie par la FIFA en 2019. Après l'arrivée des talibans en 2021, Mme Carter a aidé à évacuer des joueuses. Elle défend aujourd'hui les droits des femmes depuis son équipe, les Orlando Pride (NWSL).

« L'Afghanistan affiche un bilan déplorable en matière de protection des athlètes contre les abus », explique-t-elle. Les accusations de relations sexuelles extraconjugales peuvent avoir des conséquences mortelles, ce qui explique le silence de nombreuses victimes. Pendant son séjour dans le pays, il n'existait aucun mécanisme efficace permettant de signaler ces faits en toute sécurité.

« Lorsque nous avons tenté de porter plainte auprès de la Confédération asiatique de football, celle-ci a répondu qu'elle n'accepterait la plainte que si elle émanait du président ou du secrétaire général, précisément ceux qui commettaient les abus », souligne Mme Carter. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir en 2021, l'équipe nationale féminine de football a brûlé leurs maillots et supprimé leurs comptes sur les réseaux sociaux. « Cela a marqué le début d'une campagne systématique d'effacement des femmes de la vie publique. Aujourd'hui, elles n'ont plus le droit de pratiquer de sport, une violation des droits qu'aucun autre pays n'impose », dit-elle.

Peu après la prise du pouvoir, le responsable taliban Ahmadullah Wasiq a interdit aux femmes de pratiquer des sports, et ce au motif que leurs tenues « dévoilaient trop leur corps ». Depuis lors, les mineures ont été privées du droit à l'éducation. En 2023, 80 % des filles en âge scolaire étaient déscolarisées. De plus, les femmes sont interdites d'accès aux espaces publics tels que les parcs, les gymnases ou les clubs sportifs. On estime que l'exclusion des femmes du marché du travail pourrait coûter au pays à hauteur de 1 milliard USD par an, soit 5 % du PIB.

Dans une salle de sport du centre d'Istanbul, Yağmur Nisa Dursun, 17 ans, entraîne des hommes deux fois plus âgés et deux fois plus grands qu'elle à la discipline du kickboxing. Fille de l'entraîneur national Yilmaz Dursun, elle est respectée de tous. « J'ai commencé grâce à mon père, quand j'étais toute petite. Au début, je ne voulais pas, mais en voyant les autres filles s'entraîner, j'ai commencé à être envieuse », explique-t-elle.

Plus de la moitié des personnes qui fréquentent la salle de sport sont des femmes. « Comme il y a beaucoup de cas de violence domestique en Turquie, elles viennent surtout pour apprendre à se défendre », explique-t-elle. Sur les réseaux sociaux, Dursun reçoit des commentaires tels que « un seul coup de poing et tu es au tapis ». « Ce sont des commentaires dévalorisants envers les femmes... Ils agissent de la sorte parce qu'ils se sentent inférieurs. C'est une forme de harcèlement. La misère humaine est ainsi faite ». Parmi ses élèves, il y a une femme de 50 ans qui a obtenu un ordre d'éloignement contre son ex-mari : « Elle est en instance de divorce et espère décrocher la ceinture noire ».

La Turquie n'a pas ratifié la Convention n° 190 de l'OIT, applicable au domaine du sport. Sous le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, le pays a connu un recul en matière de droits des femmes. En 2004, les haltérophiles Sibel Şimşek, Aylin Daşdelen et Şule Şahbaz ont porté plainte contre leur entraîneur, Mehmet Üstündağ, pour harcèlement sexuel et physique, déclenchant une enquête officielle. Elles ont fait état d'attouchements, de commentaires à caractère sexuel et d'agressions. Aylin Daşdelen l'a également tenu pour responsable du suicide de sa coéquipière Esma Can en 1999. Mehmet Üstündağ a été déchu de ses fonctions et cette affaire a marqué un tournant dans la lutte contre les abus dans le monde du sport, soulignant la nécessité de mettre en place des mécanismes de plainte efficaces et un soutien institutionnel aux victimes.

Par ailleurs, en 2021, Erdoğan a retiré son pays de la Convention d'Istanbul. Jeune et menue, Dursun se défend seule dans la rue grâce à sa technique de défense personnelle. « Je pense qu'il est très difficile d'aller loin dans les sports de combat en Turquie, surtout en tant que femme, car les possibilités sont très limitées. Les femmes ont besoin de plus de soutien financier et psychologique. Depuis que je dirige ma propre salle de sport, je suis plus sereine. Je souhaite être un exemple pour toutes les femmes, et qui sait même au niveau national. » La jeune femme estime que le retour à la Convention d'Istanbul et le respect de la Convention n° 190 permettraient de « sauver des vies ».

Ni les États ni les instances sportives ne sont à la hauteur

« Dans le sport mondial, l'ampleur des abus et du harcèlement est accablante. De plus, l'incapacité des institutions sportives à y répondre rend la mise en œuvre de la Convention n° 190 de l'OIT urgente et incontournable », explique à Equal Times Matthew Graham, directeur d'UNI World Players, le syndicat des athlètes qui représente 85.000 professionnels dans 60 pays.

Au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, les athlètes féminines se heurtent à une violence structurelle qui va du harcèlement sexuel à l'exclusion juridique et sociale, avec des cas documentés au Pakistan, au Maroc, en Égypte, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Liban et au Kazakhstan. Au Pakistan, pour citer un exemple, Halima Rafiq, joueuse de cricket, s'est suicidée après avoir dénoncé des abus sexuels et avoir été accusée de diffamation. Bien que certains pays aient lancé des campagnes de sensibilisation, aucun n'a mis en œuvre efficacement la Convention n° 190 dans le domaine sportif. Il existe toutefois aussi des exemples encourageants d'autonomisation par le sport. Ainsi, dans le camp de réfugiés de Shatila (Liban), un projet autour du basket-ball a permis à plus de 150 filles d'échapper à des environnements abusifs.

M. Graham souligne que dans les régions où les athlètes sont privées de droits du travail, son organisation collabore avec la Sport & Rights Alliance pour soutenir les survivantes et mener des campagnes de pression. « Dans un cas significatif, nous avons contribué à catalyser une action internationale face au scandale des abus dans le basket-ball au Mali, ce qui a conduit à l'ouverture d'une enquête externe après des années de déni institutionnel. »

Il regrette toutefois que les États et les instances sportives ne se montrent toujours pas à la hauteur, ne serait-ce que dans l'application parcellaire de la Convention n° 190.

Ce sont « les syndicats d'athlètes et la société civile qui sont au-devant des efforts pour que le sport tienne sa promesse de garantir un environnement sûr et inclusif pour toutes et tous ».

Garantir un tel environnement dans le domaine sportif reste un défi au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. « Les femmes et les athlètes iraniennes sont complètement isolées, car la République islamique ne reconnaît ni ne respecte les droits des femmes dans son système juridique. Signer un document ne suffit pas pour générer un véritable changement », met en garde Shirin Shirzad. Elle préconise des mesures telles que l'exclusion des équipes masculines des compétitions internationales si la participation des femmes n'est pas garantie, l'inclusion des femmes dans la prise de décision, la mise en place de dispositifs indépendants de signalement et des sanctions sévères à l'encontre des agresseurs. « Une pression extérieure est nécessaire », insiste-t-elle.

De son côté, Haley Carter souligne l'importance que revêt la ratification de la Convention n° 190, assortie d'une mise en œuvre effective, au moyen des mécanismes spécifiques prévus à telle fin. Elle souligne en outre l'importance de faciliter les plaintes indépendantes, de permettre aux victimes d'accéder directement aux instances internationales, de protéger les plaignantes et d'exercer une pression économique par le biais d'organismes tels que le CIO, qui, selon elle, devrait exclure les talibans du mouvement olympique. Elle appelle à la mise en place de protocoles d'urgence, d'« équipes en exil » et de réseaux clandestins pour soutenir les athlètes dans des contextes répressifs. Elle rappelle également que « les actes individuels de courage peuvent être le moteur de changements systémiques. Cet esprit inébranlable me donne de l'espoir ».

Aux Jeux olympiques de Paris en 2024, la sprinteuse Kimia Yousofi a défié l'interdiction des talibans et a concouru pour l'Afghanistan. « Je représente les rêves et les aspirations qui ont été volés aux femmes afghanes », a-t-elle déclaré.

Shirzad puise également de l'espoir chez ses compatriotes : « Le courage des femmes iraniennes, qui même dans les moments les plus sombres continuent de résister et de montrer au monde que nous méritons une vie meilleure. Lorsqu'une femme ose prendre la parole, beaucoup d'autres sont inspirées à faire de même. Cela me donne la force d'aller de l'avant. »

« Les femmes iraniennes renaîtront un jour, comme le phénix. Et oui, un jour, nous mènerons une vie normale. »

En 2024, l'organisation Human Rights Watch (HRW) a présenté à la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles dans le sport un rapport documentant le caractère systémique, mondial et persistant de cette violence, qui comprend le harcèlement sexuel, les abus physiques et émotionnels et les représailles institutionnelles à l'encontre des personnes qui la dénoncent. Parmi les cas cités figurent l'Afghanistan, le Mali, la Chine, le Japon et l'Ouganda. HRW recommande, entre autres mesures, de ratifier et mettre en œuvre la Convention n° 190 de l'OIT, adoptée le 21 juin 2019.

Début 2026, l'OIT convoquera une réunion d'experts sur l'application des principes et droits fondamentaux au travail et sur la violence et le harcèlement dans le monde du sport, où l'UNI World Players représentera les travailleuses et travailleurs. « Nous avons bon espoir que cette réunion sera l'occasion d'élaborer des normes et de formuler des orientations indispensables dans ce domaine », a conclu Matthew Graham.

17.06.2025 à 10:20

Après des années d'attaques de la part des néolibéraux pour le restreindre, le droit de grève est en danger partout dans le monde

Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les (…)

- Actualité / , , , , , , ,

Texte intégral 2824 mots

Le droit de grève est la cible des employeurs et des politiques néolibérales depuis plus d'une décennie, et subit chaque année des attaques de plus en plus alarmantes à travers le monde. Jusqu'à récemment, ce droit était unanimement considéré comme consacré par les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), un consensus international qui régit les relations professionnelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 2012, il est remis en question par les employeurs au sein même de l'organe de l'ONU. Dans la pratique, le patronat opère un boycott du fonctionnement interne de l'OIT, inédit depuis sa création en 1919 (au sein de la Société des Nations), une obstruction qui coïncide avec une augmentation alarmante des restrictions juridiques et des mesures répressives à l'encontre de ce droit sur tous les continents.

Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont les instruments les plus importants dont disposent les travailleurs pour se défendre contre une multitude d'abus dans le domaine du travail et, bien qu'il s'agisse de droits humains relativement bien ancrés dans les régions les plus développées du monde, ils subissent des pressions croissantes depuis des années. Cet inquiétant recul va de pair avec des gouvernements influencés par l'idéologie néolibérale qui tentent d'entraver et de limiter dans la pratique, par de nouvelles lois, les effets socialement perturbateurs des grèves, alors que c'est précisément en cela que réside leur force en tant qu'arme de pression et de défense des travailleurs.

Le dernier Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle que le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays au cours de l'année écoulée (87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région qui (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) connaît une tendance à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes. Parallèlement, dans 121 pays (soit 80 % ou 34 nations de plus qu'en 2014), le droit des travailleurs à la négociation collective de leurs conditions de travail a été sévèrement restreint ou est inexistant.

En Europe, fer de lance des progrès du droit du travail, l'ancien modèle social « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises, et ce, à une vitesse qui ne cesse de s'accélérer. En 2025, la protection juridique même du droit de grève avait considérablement empiré au Royaume-Uni, en Hongrie, en Albanie, en Moldavie et au Monténégro. En Belgique, en France et en Finlande, les autorités ont réprimé des travailleurs en grève, tandis que la montée de l'extrême droite accroît d'année en année le risque d'érosion des droits du travail.

Comment l'esprit du droit de grève est-il « tué » en Europe

En Europe en particulier, où, au cours de la dernière décennie, la pire détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde a été enregistrée, on observe depuis quelques années une tendance croissante à limiter la portée et les conditions dans lesquelles la grève est autorisée. Ces nouvelles politiques constituent une dérive législative, puisqu'elles visent à limiter le droit de grève en tentant d'établir une définition trop large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », afin de restreindre ou d'interdire, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail.

L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.

« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales.

« Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique laisse la grève exister, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », ajoute-t-il.

Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires. Le nouveau gouvernement travailliste britannique a annoncé en août qu'il abolirait cette loi. Pourtant, ses critères de respect du service minimum restent en vigueur, même s'ils devraient être abrogés par le parlement en juillet prochain.

Dans le cas de la France, la situation a radicalement changé depuis la grève des transports de novembre 1995. Celle-ci avait été déclenchée pour empêcher le gouvernement d'Alain Juppé de mettre en œuvre les réformes de la Sécurité sociale qui devaient affecter les travailleurs du secteur. « Pendant trois ou quatre semaines en France, […] il n'y avait plus un train […] qui circulait », se souvient M. Sirot. La mesure a été un succès pour la défense des droits des travailleurs, mais à partir de ce moment-là, « on a vu se développer de manière assez nette une rhétorique sur la grève comme un instrument de perturbation inadmissible et qu'il faut absolument encadrer, limiter et contraindre ». Dans les années qui ont suivi, les projets de loi se sont multipliés dans ce sens, en vue de limiter le droit de grève jusqu'à ce qu'il se rapproche de plus en plus du « modèle italien », où « il y a des périodes au cours desquelles il est interdit de faire grève, notamment dans le secteur des transports, par exemple au moment des départs en vacances à Noël ». Or, un rapprochement avec ce modèle risque de laisser s'échapper la pression par d'autres voies : « à partir du moment où la loi contraint tellement le droit de grève qu'elle l'empêche presque », on assiste à des « grèves sauvages » où le conflit de travail éclate déjà délibérément sans aucune volonté de se soumettre à la législation en vigueur.

L'ironie de cette situation est grande, souligne l'historien, car cela nous ramène à la situation du début du XIXe siècle, époque où la grève était interdite et où la contestation était beaucoup plus violente et aussi beaucoup plus violemment réprimée. Avoir recours à cette pratique aujourd'hui suppose un « choix politique, un choix idéologique », mais qui « ne résout pas les questions sociales. Si vous voulez, c'est plus une façon de les dissimuler ». Et cela, insiste M. Sirot, est « politiquement très dangereux », parce que « si les mécontentements sociaux ne peuvent pas s'exprimer par des dispositifs comme la manifestation ou la grève, et ben, ils s'expriment par la voie des urnes », ce qui explique en partie la montée actuelle de l'extrême droite en Europe, selon lui.

Entre-temps, « il y a une résistance que je trouve très marquée et très forte de la part des systèmes de pouvoir à l'égard des conflits sociaux », face à laquelle il n'y a plus besoin de répression, ils « attendent que les mouvements s'épuisent. Voilà, ils ne négocient même plus » avec les autres acteurs sociaux. « On parle de concertation, de consultation, mais moins de négociation », note-t-il. Historiquement, « on est beaucoup moins enclin aujourd'hui qu'il y a quelques décennies à rechercher des compromis. Et personnellement, je trouve ça vraiment très dangereux, parce qu'encore une fois, quand on ne trouve pas des compromis sociaux, ce sont des contestations politiques qui émergent » de tout le système, « et c'est ce qu'on observe aujourd'hui ».

Tenter de neutraliser le droit de grève depuis l'intérieur (… de l'OIT)

Depuis quelques années, la bataille se propage à l'OIT elle-même, qui fonctionne sur un socle tripartite, avec un dialogue social constant entre les représentants des gouvernements des 187 États membres, des employeurs et aussi des travailleurs. La Conférence internationale du travail qui coordonne les politiques de l'organisation pour l'année à venir a lieu tous les ans, en juin. Lors de la session de 2012 cependant, dans le cadre des discussions de la Commission de l'application des normes (CAS), le groupe dit « Groupe des employeurs » a remis en question ce que les experts en application des normes de l'OIT considéraient comme acquis depuis trois quarts de siècle à savoir que le droit de grève est implicitement reconnu par la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (C087) de 1948 et la Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (C098) de 1949.

« Il est impossible de comprendre la liberté syndicale sans l'exercice des trois fonctions qui la composent : la reconnaissance des syndicats (et de l'activité syndicale elle-même), la négociation collective et le droit de grève, précisément en qualité d'outil d'équilibre social permettant de conquérir des droits », explique à Equal Times l'un des grands spécialistes internationaux en la matière, l'Argentin Marcelo DiStefano, docteur en droit du travail, professeur dans deux universités publiques de Buenos Aires et membre du comité exécutif de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) au nom de la Confédération générale du travail (CGT) de son pays.

« C'est ainsi parce que la liberté syndicale est un droit à la conquête de droits, un outil qui permet de conquérir de nouveaux droits », souligne-t-il.

Lorsque, en 2012, les employeurs ont commencé à contester le fait que la Convention 87 garantissait implicitement le droit de grève, rappelle-t-il, « c'est là qu'a commencé le processus de blocage de l'un des outils les plus importants dont dispose le système de contrôle [du respect] des normes [de l'OIT], à savoir la Commission de l'application des normes », dont les capacités, notamment l'élaboration de rapports sur le respect ou non des directives de l'OIT à travers le monde, sont paralysées depuis maintenant 13 ans.

Cela signifie que, depuis 2012, les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sont aveugles, sans données unanimement établies ni interprétations autorisées par l'OIT sur les limites légales à l'exercice du droit de grève, ce qui a accru l'incertitude politique pour toutes les parties et a contribué à inciter la Confédération syndicale internationale (CSI) à élaborer, à partir de 2014, son propre rapport annuel sur l'état des conditions de travail dans le monde.

Comme l'explique M. DiStefano, pour fonctionner, la CAN « exige un consensus, mais, lorsqu'une des parties en bloque la possibilité, il est impossible de parvenir à un accord, car ce qui est en jeu ici, c'est de savoir si la Convention 87 reconnaît ou non le droit de grève. Or, comme on dit en Argentine, on ne peut pas être “un peu enceinte” : on l'est ou on ne l'est pas ».

Pendant ces 13 années de vide juridique qui ont commencé juste au moment où un syndicaliste, le Britannique Guy Ryder (ancien secrétaire général de la CSI de 2006 à 2010), est devenu directeur général de l'OIT, les représentants mondiaux du patronat ont tenté d'empêcher les travailleurs de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye en vue d'obtenir un avis consultatif.

« Ils ont tenté de négocier un protocole spécifique sur la grève [inexistant jusqu'alors dans la réglementation de l'OIT], mais le droit de grève, soit on l'a, soit on ne l'a pas », souligne M. DiStefano. « En réalité, leur intention était d'entamer un processus visant à restreindre l'exercice du droit de grève, car il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais plutôt d'un droit relatif, qui peut être encadré dans certaines circonstances… mais, dans ces cas-là, l'OIT considère que ces restrictions peuvent être imposées afin de protéger des droits essentiels, c'est-à-dire lorsque la sécurité ou la vie des personnes est mise en danger ».

En fin de compte, les travailleurs et une grande partie des États, y compris les membres de l'Union européenne et les États-Unis, ont voté pour porter la question devant la CIJ, qui doit encore se prononcer à ce sujet.

Pour leur part, les représentants des organisations patronales du monde entier semblaient chercher à affaiblir le contrôle des normes de l'OIT, afin de voir s'estomper la protection internationale du droit de grève et de permettre des interprétations plus laxistes qui permettraient de le restreindre dans la pratique. L'organisation qui les regroupe au sein de l'OIT, l'Organisation internationale des employeurs (OIE), a refusé les questions d'Equal Times, mais a renvoyé à un communiqué à ce sujet, dans lequel elle affirme que, selon elle, ainsi que « de nombreux gouvernements », l'instance compétente pour interpréter si le droit de grève est reconnu ou non par l'OIT n'est pas la CIJ, mais les réunions annuelles de la CIT… que les employeurs eux-mêmes entravent depuis 12 ans en bloquant toute mesure qui impliquerait de considérer que l'organisme des Nations unies reconnaît le droit de grève, comme cela avait été sous-entendu jusqu'en 2012, pendant trois quarts de siècle.

12.06.2025 à 08:30

Malgré une extrême répression, l'opposition contre l'oléoduc EACOP ne faiblit pas en Ouganda

Elodie Toto

« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.
« Dès qu'on peut, on va (…)

- Actualité / , , , , , , , , ,

Texte intégral 2277 mots

« On manifestera jusqu'à ce qu'on obtienne gain de cause. Ce projet n'est pas durable. Le monde est en train de se tourner vers les énergies renouvelables. L'Ouganda devrait faire pareil », explique au téléphone Ibrahim Mpiima, chef d'équipe de Justice Movement Uganda, un mouvement de protestation qui rassemble une centaine d'étudiants dans le pays contre l'East African Crude Oil Pipeline Project (ou EACOP), le plus long projet d'oléoduc chauffé au monde.

« Dès qu'on peut, on va manifester. La seule chose qui nous freine, c'est l'argent. Mais dès qu'on en récolte assez, on fait des banderoles, on achète des téléphones portables jetables, on sécurise des planques pour se réfugier en cas de problèmes, et on y va ». Ce groupe local est associé à un mouvement plus grand, StopEACOP, une coalition d'ONG internationales, qui se sont rapprochées « pour plus de solidarité, plus de visibilités et de budget », explique encore l'étudiant à l'université de Kyambogo, à Kampala.

Malgré toutes les précautions prises en amont de la manifestation du 19 mars dernier, Ibrahim Mpiima a été arrêté par la police. Il était allé manifester avec une trentaine de camarades, étudiants comme lui. Emmené de force avec trois autres militants dans la prison de haute sécurité de la capitale, il a été battu et torturé. Relâché le 3 avril, il accuse dans un récit publié sur les réseaux sociaux, des agents de sécurité de l'avoir également violé lors de cette détention.

Martha Amviko, militante au sein du mouvement Extinction Rébellion, était présente à la manifestation. « On voulait marcher jusqu'au Parlement pour leur donner notre pétition qui demandait l'arrêt du projet. À peine avons-nous déployé des banderoles que des policiers ont surgi. Moi, j'ai réussi à m'enfuir. Mais tout le monde n'a pas eu cette chance. Une fois qu'ils vous emmènent dans les voitures de police, vous savez que vous allez être sévèrement battus. La violence est systématique ».

Même si la contestation a commencé il y a quelques années, depuis un an, une centaine de personnes ont été arrêtées et menacées par la justice, en Ouganda, pour avoir participé à des manifestations pacifiques contre les projets pétroliers que le gouvernement souhaite développer.

L'oléoduc EACOP prévoit de mesurer environ 1.400 km de long, allant du Parc national Murchison Falls en Ouganda, jusqu'au port de Tanga en Tanzanie, pour acheminer du pétrole des 400 puits ougandais de Tilenga et Kingfisher jusqu'à la mer, où il pourra être vendu à l'international. Il est estimé que 246.000 barils de pétrole couleront chaque jour dans cet oléoduc, pendant les 25 années d'exploitation prévues.

Présentés comme des opportunités de développement, ces projets sont portés par les gouvernements de l'Ouganda, de la Tanzanie, ainsi que les géants pétroliers TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et ont été estimés à l'origine à 3,5 milliards de dollars US, en 2020. Mais la facture ne cesse, depuis, de s'alourdir. L'Ouganda et la Tanzanie espèrent tirer des revenus importants, mais aussi des emplois, pour faire construire puis entretenir l'infrastructure.

Car, dans un pays comme l'Ouganda, où le revenu par habitant se situe à environ 1.000 dollars par an, les gouvernements misent sur les richesses pétrolières pour sortir le pays de la pauvreté. « Nous pensons que cela devrait constituer un catalyseur pour la croissance économique », a déclaré Robert Kasande, un officiel du Ministère ougandais de l'Énergie, lors de la cérémonie de signature en 2021.

Les conditions de vie des populations affectées par les répercussions des travaux

Pourtant, sur le terrain, certains habitants font face, au contraire, à des conséquences négatives sur leur vie et leurs revenus. C'est le cas de Geoffrey Byakagaba, un agriculteur de 45 ans, père de 8 enfants, qui a été dépossédé d'une partie de sa terre au profit du projet. « En 2017, Total est devenu propriétaire de nos terres dans notre village. Il y avait plusieurs types de compensations. Moi, j'ai opté pour la solution ‘une terre pour une terre'. Ils ont pris ma terre, mais jusqu'à présent, ils ne m'ont pas dédommagé », explique-t-il.

Geoffrey Byakagaba, après avoir perdu une partie de son terrain, continue de vivre à Kasenyi, dans le district de Buliisa, là où la ville se prépare en ce moment à accueillir une centrale de traitementdu projet Tilenga. Il raconte avoir vu son niveau de vie chuter. « Avant le projet, je cultivais du manioc, des patates douces. On les mangeait et on vendait le surplus. J'avais 20 à 25 bêtes, vaches et chèvres… Aujourd'hui il ne m'en reste qu'une dizaine et ma récolte est tout juste suffisante pour nous nourrir. »

En raison de ce manque à gagner, il a dû changer ses enfants d'école. « Ils sont toujours scolarisés, mais dans des quartiers qui ne nous plaisent pas. » Depuis, Geoffrey Byakagaba survit en faisant des petits travaux et en vendant le produit de sa pêche. Toutefois, par rapport à d'autres résidents de Kasenyi, il s'estime chanceux. « Heureusement, je ne vivais pas exactement là où je cultivais, alors j'ai toujours un endroit pour vivre. Ce n'est pas le cas de tout le monde. »

Il ajoute : « Et puis, je n'ai pas accepté leur argent. L'argent de Total ne m'aurait jamais permis d'acheter une terre. Ils m'ont proposé seulement 3,5 millions de shillings par hectares [environ 850 euros], alors qu'aujourd'hui pour acheter un hectare dans les environs, il faut débourser entre 10 et 15 millions [entre 2.500 et 3.500 euros]. J'aurais été ruiné. Certains l'ont été. » Geoffrey Byakagaba représente la cinquième génération de sa famille à vivre sur cette terre. Aussi pour lui, elle a bien plus qu'une valeur marchande.

« C'est ici que j'ai grandi. J'avais neuf hectares hérités de mes parents, mais il m'en reste moins de la moitié. Si je meurs aujourd'hui, mes enfants seront sans terre. Je me bats pour mes droits, mais aussi pour laisser un héritage à mes enfants ».

En avril 2021, excédé par la situation, il décide de porter plainte pour accaparement des terres à la Haute Cour de Masindi afin d'obtenir une compensation juste, de la part des promoteurs du projet EACOP. Il confie à Equal Times qu'il a été très vite accusé d'être un saboteur par les promoteurs, mais aussi par les autorités ougandaises pour avoir osé protester et parler à une journaliste italienne, Federica Marsi. Celle-ci avait alors été arrêtée, quelque temps après, avec un défenseur des droits humains ougandais, Maxwell Atuhura.

En 2025, selon Geoffroy Byakagaba, la situation n'a pas évolué et il est toujours en attente d'une compensation. Il n'est pas le seul. L'agriculteur fait partie des quelque 118.000 personnes qui ont été totalement ou partiellement expropriées en raison des projets Tilenga et EACOP.

Tout comme la grand-mère d'Ibrahim Mpiima, l'activiste. « Elle a été expulsée de sa terre à Hoima, alors elle s'est installée avec nous à Kampala, vu la compensation qu'elle a obtenue, elle n'a pas pu se racheter une terre. À cause de cela, elle ne s'est jamais sentie en paix. Et aujourd'hui elle est décédée », raconte le jeune homme. C'est ce qui l'a poussée à s'engager contre le projet, alors qu'il était encore étudiant. « À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose d'EACOP, mais de voir ce qui est arrivé à ma grand-mère, ça m'a poussé à m'y intéresser. Puis j'ai réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien du projet et de ses effets. Certains pensent même qu'il s'agit d'un projet de développement venu sauver l'Ouganda de la pauvreté, alors qu'énormément de personnes ont perdu leur terre. On doit se battre contre cette désinformation », s'indigne -t-il.

Des opposants au projet sévèrement réprimés

Au niveau national, très vite, avant même que le projet ne soit validé, la mobilisation anti-EACOP s'est organisée. Le mouvement devient international dès 2018, au moment des grandes manifestations d'étudiants du Friday For Future. Le monde commence à entendre parler d'EACOP et de sa démesure. De la quinzaine d'aires protégées que le projet va traverser, sa proximité avec les grands lacs (lac Albert et lac Victoria), l'une des plus importantes source d'eau douce d'Afrique, de son énorme bilan carbone présumé [34 millions de tonnes de CO² par an], alors que l'Ouganda à lui seul n'en émet que 5 millions de tonnes par an, à l'heure actuelle. Toutes ces raisons poussent des scientifiques à qualifier ce projet de « bombe climatique ».

En Ouganda, les autorités répliquent. Un communiqué de presse de l'autorité pétrolière de l'Ouganda qualifiant le mouvement contestataire international #StopEacop de mouvement d'opposition malavisé, à la limite du racisme et du colonialisme. D'après une enquête du média britannique DeSmog, TotalEnergies aurait mandaté une agence de relations publiques sud-africaine pour « éliminer toutes les réactions publiques négatives » vis-à-vis de ces projets pétroliers. Pour cela, une véritable campagne dans les rues, comme sur les réseaux sociaux, est alors lancée.

Pour Dickens Kamugisha, PDG de la compagnie à but non lucratif Afiego (Africa Institute for Energy Governance) qui suit le dossier EACOP depuis des années, ce n'est pas surprenant. « Malheureusement, notre système judiciaire n'est pas bon et en même temps, le gouvernement utilise les policiers pour punir ceux dans les communautés qui parlent. Énormément de personnes ont été arrêtées, intimidées, emprisonnées… »

« Ici, quand tu t'opposes à ce que le gouvernement et la compagnie (TotalEnergies, ndlr) font, tu deviens l'ennemi et une fois qu'ils t'ont dans leur viseur, tu dois souffrir les conséquences ».

Ibrahim Mpiima a toujours été conscience des risques, lui qui a déjà été arrêté une première fois en 2023. « C'est notre responsabilité. J'ai peur de finir en prison, d'être battu. J'ai vraiment peur. Mais si nous, les personnes qui sommes informées, ne manifestons pas, alors on aura trahi tous ceux qui croient en nous, » confiait-il à Equal Times quelques jours avant d'aller manifester en mars. Joint à nouveau par téléphone après sa sortie de détention, où il a subi des actes de torture, il racontait que l'épreuve l'avait toutefois affaibli : « Je me sens déprimé. Je ne m'en suis toujours pas remis physiquement. Mentalement aussi d'ailleurs. Le sentiment est encore frais dans mon esprit, comme si ça s'était passé hier ».

Martha Amviko avait également subi une arrestation en août 2024, suivi d'une incarcération de deux semaines. « Ils nous ont emmenés à Luzira. La prison de haute sécurité. Ils m'ont mis dans la même cellule que les criminelles, que les personnes qui avaient tué, alors que j'étais poursuivie pour trouble à l'ordre public », décrit-elle. « C'était surpeuplé. De temps en temps, les gardes vous convoquent dans leurs bureaux. Là, ils nous battaient, ils faisaient tout pour briser notre esprit ». Malgré cette expérience, elle assure : « Je préfère mourir que de laisser les choses telles qu'elles sont aujourd'hui. Les personnes qui mettent en place cet oléoduc seront mortes dans 20- 30 ans. Nous, on est la génération qui devra vivre avec leurs décisions. Nous et nos enfants. On ne peut pas abandonner le combat. »

En effet, le 23 avril, malgré tout cette répression, une nouvelle manifestation s'est encore tenue à Kampala. Onze activistes ont été arrêtés à leur tour. Au moment où cet article est rédigé, ils sont toujours derrière les barreaux, à la prison de haute sécurité de Luzira.

09.06.2025 à 07:00

Risques biologiques sur les lieux de travail : une nouvelle priorité pour l'OIT

Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial. De quel « danger » parle-t-on ?
Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée (…)

- L'explication / , , , , , , , ,

Texte intégral 971 mots

Sur leur lieu de travail, les personnes peuvent être exposées à des virus ou des maladies et elles ne sont pas toujours bien protégées. Depuis la pandémie de Covid-19, la nécessité d'une régulation internationale pour prévenir et protéger les travailleurs et travailleuses pourrait amener l'Organisation internationale du travail (OIT) à élaborer une nouvelle convention au niveau mondial.

  • De quel « danger » parle-t-on ?

Un « danger biologique » est une menace sur la santé humaine causée par un agent pathogène, une substance biologique ou des circonstances sanitaires non-contrôlées. Concrètement, il peut s'agir de bactéries, virus, parasites, champignons, prions (protéines infectieuses), allergènes, toxines ou encore du matériel génétique ou des fluides corporels. Ceux-ci peuvent causer des maladies, blessures, infections, allergies ou intoxication, qui peuvent par ailleurs engendrer des séquelles. La menace peut être d'origine végétale, animale ou humaine.

Actuellement, les experts techniques sont chargés d'établir des catégories et d'harmoniser les classifications déjà établies à travers le monde. Il s'agit aussi de prendre en compte l'émergence de nouveaux dangers, comme certaines zoonoses. Ainsi, la pandémie de Covid-19, qui aurait fait près de 7 millions de morts dans le monde, a été causée par un virus zoonotique : le SARS-CoV-2.

  • Et qui doit-on ainsi protéger ?

Tous les travailleurs et leurs familles qui pourraient être exposés à ces dangers biologiques. Cependant, certains métiers sont plus à risque que d'autres, notamment ceux où il s'agit d'être en contact avec des animaux (l'élevage, principalement), ou des marchandises organiques. Dans l'agriculture, les travailleurs peuvent être aussi touchés par des maladies liées aux plantes (notamment les poussières et pollen) et aux insectes. Mais aussi les services d'entretien et de gestion des déchets, les services de santé et de techniques de laboratoire.

  • Pourquoi est-ce désormais une préoccupation prioritaire ?

Garantir un « lieu de travail sûr et sain » est un objectif que l'OIT défend depuis sa création en 1919, à travers plusieurs conventions internationales qui sont des références s'imposant aux États-membres. Il existe par exemple déjà une convention sur les dangers des produits chimiques (la Convention n°170 datant de 1990). Les organisations syndicales réclament une convention depuis 1993, mais ce n'est qu'en mars 2021 – après la pandémie de Covid-19 – que le conseil d'administration de l'OIT a convenu qu'une nouvelle norme sur la protection de la santé et de la sécurité au travail contre les risques biologiques serait négociée lors des Conférences internationales du Travail de l'OIT en 2024 et 2025.

En juin 2024, à Genève, les délégués des pays-membres ont donc participé à une première séance de la commission normative qui travaille à la rédaction d'un futur texte réglementaire. Les enseignements de la pandémie de Covid-19 et son impact parfois désastreux sur l'organisation du travail sont une base importante des discussions en cours.

  • Quels sont les principaux enjeux ?

Il s'agit encore de discuter de comment protéger les personnes affectées contre la perte de revenus ou d'emploi. La convention doit garantir que les états et les employeurs prennent en compte l'ensemble des cas de figure possibles et les personnes qui pourraient être affectées, sans oublier les travailleurs et travailleuses du secteur informel. Des questions se posent sur la vulnérabilité plus grande de certaines catégories : les femmes, les personnes âgées ou fragiles, les communautés marginalisées…etc.

Par ailleurs, le volet « prévention » sera développer. Car l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que le lieu de travail est particulièrement indiqué pour mener à bien des campagnes de santé publique, notamment sur la grippe, le paludisme, le VIH/sida ou la tuberculose.

  • Et ensuite ?

Du 2 au 13 juin 2025, la Conférence internationale du travail se réunit à nouveau pour affiner le texte sur les nouvelles normes, avec pour objectif une possible nouvelle convention et une recommandation.

Pour en savoir plus :

- Protection contre les dangers biologiques dans le milieu de travail : Projets de convention et de recommandation (ilo.org)

Positions et priorités des syndicats en amont des discussions de la Conférence mondiale du Travail 2024 (CSI).

Collecteurs de déchets médicaux : des professionnels trop souvent non protégés, non formés, sous-payés et sous-estimés (equaltimes.org)

En Inde, la pandémie n'a fait qu'aggraver la situation des agents de l'assainissement, déjà stigmatisés et exploités (equaltimes.org)

06.06.2025 à 09:03

Intelligence artificielle, déshumanisation et précarité : les traducteurs aux premières loges de la dégradation de l'emploi causé par les technologies

Les traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de (…)

- Actualité / , , , , , , ,

Texte intégral 4128 mots

Les traducteurs professionnels sont depuis des décennies aux premières loges de l'impact qu'ont les nouvelles technologies sur le monde du travail. Cette position les a forcés non seulement à s'adapter à un contexte toujours plus incertain et mouvant, mais leur a également permis d'observer, au fil du temps, comment chaque innovation technologique, tout en leur fournissant des outils utiles pour leur métier, vient généralement rajouter une couche supplémentaire de complexité, de déshumanisation et de perte de contrôle sur les conditions dans lesquelles ils traduisent, voire sur la nature même de leur travail.

Dans ce métier où la maîtrise des langues est fondamentale, avec toute la richesse des usages et des nuances, des codes linguistiques, des subtilités de ton et de sens, des doubles sens et des innombrables occasions où seules une véritable immersion culturelle et une connaissance approfondie du contexte de chaque texte permettent d'obtenir un résultat de qualité qui se lit aussi fidèlement et naturellement que dans la langue d'origine, toute la valeur du traducteur réside précisément dans l'expérience qu'il a accumulée, dans sa sensibilité et dans son appréciation personnelle.

Or, les technologies présentées comme un progrès semblent en réalité servir à orienter la profession vers une logique ultra-capitaliste, où la rentabilité compte plus que la qualité et où le travailleur n'est plus au centre de la situation (ni même à la marge parfois) ; une évolution qui semble anticiper assez précisément ce vers quoi de nombreuses autres professions spécialisées pourraient se diriger.

Avec les capacités croissantes de l'intelligence artificielle (IA), ce n'est pas seulement le monde de la traduction qui se transforme, mais aussi celui des employés de bureau, des auditeurs, des avocats, des recruteurs, des gestionnaires, des publicitaires, des analystes, des journalistes et de nombreux types d'artistes et de professionnels de la créativité, qui voient poindre à l'horizon une menace que de nombreux traducteurs affrontent déjà aujourd'hui.

Les mutations de la profession sous les effets des technologies

D'après l'une des études menées ces dernières années sur le secteur, qui avait recueilli le plus de réponses (plus de 7.000 personnes interrogées dans 178 pays), il y aurait environ 640.000 traducteurs professionnels dans le monde, dont trois quarts travaillent à leur compte. C'est précisément cette majorité de traducteurs qui subit une détérioration rapide de leur profession à cause des technologies. Dans le cadre de cet article, nous avons discuté avec une douzaine de traducteurs issus de plusieurs pays d'Europe et des Amériques. Tous exercent une partie de leur activité en tant que collaborateurs sous-traitants, régulièrement sollicités par des agences de traduction.

Jean-Jacques (nom d'emprunt, comme tous les traducteurs cités), qui peut se targuer de près de 30 ans d'expérience professionnelle avec le français, l'anglais, l'espagnol et le néerlandais, notamment, nous explique qu'après avoir satisfait à une série de tests, les traducteurs indépendants peuvent être intégrés à la base de collaborateurs de ces grandes entreprises dont « les clients ont généralement besoin de traductions régulières et d'une certaine sécurité dans leurs opérations », explique-t-il à Equal Times. « Évidemment, elles prélèvent une commission en qualité d'intermédiaire et peuvent faire pression sur les tarifs des traducteurs, car elles fournissent généralement un travail plus régulier ». Ce sont les plus grandes agences (qui captent un cinquième du marché) qui font que leur métier n'est plus ce qu'il était, car « elles intègrent de nombreuses technologies visant à accélérer le travail, réduire leurs coûts et maintenir ou augmenter leurs marges bénéficiaires », explique-t-il.

Jean-Jacques a toujours fait preuve d'ouverture d'esprit et de curiosité à l'égard des progrès technologiques dans son domaine d'activité. Il est tout le contraire d'un technophobe et, pourtant, il constate par lui-même que les conditions de travail et la nature même de son travail se sont progressivement dégradées.

L'IA et la traduction sont intimement liées depuis les années 1940, nous rappelle-t-il lui-même. Il a commencé à constater les limites des systèmes de traduction automatique dès 2003 et a assisté avec intérêt à la façon dont la traduction basée sur les réseaux neuronaux a permis, depuis 2016, aux grandes agences de l'intégrer dans leurs outils de traduction assistée par ordinateur (TAO).

« Leur principale tâche consiste à segmenter les textes en unités de traduction. Il s'agit généralement de phrases, mais il peut également s'agir d'un seul mot, faisant partie du titre d'un rapport, par exemple. Ces logiciels de TAO présentent ensuite le document à traduire sous forme de grille avec, à gauche, la phrase dans la langue d'origine et une case à droite pour insérer la traduction ». Les outils de TAO stockent ensuite chaque segment traduit dans des bases de données appelées « mémoires de traduction » (MT) qui s'enrichissent au fur et à mesure que de nombreux traducteurs y contribuent. Ces mémoires qui peuvent atteindre des tailles considérables. À titre d'exemple, les institutions européennes mettent leurs mémoires de traduction à disposition du public et contiennent des milliards de segments dont la traduction est déjà retenue pour l'avenir.

Ce faisant, « si une phrase identique ou similaire à celle à traduire apparaît dans la mémoire de traduction, les outils de TAO permettent de la suggérer au traducteur afin d'accélérer le travail », explique-t-il. « Évidemment, les agences ont sauté sur l'occasion et cette capacité à récupérer des textes préalablement traduits signifie également que l'envoi d'un texte à un traducteur lorsqu'il est accompagné d'une mémoire de traduction complète leur permet de réduire le tarif pour chaque phrase qui existe déjà dans la mémoire » avec des « tarifs différents » par mot « selon qu'il s'agit de correspondances parfaites ou d'une analogie pour chaque segment à traduire avec la mémoire de traduction ». De la sorte, si le tarif payé pour une nouvelle phrase est de 100 %, il peut tomber à 30-50 % du tarif de départ pour une phrase qui présente un taux de similitude élevé.

Cette façon de travailler, avec un prétraitement automatique des textes, s'est déjà imposée comme une norme dans le secteur, où « travailler avec des agences revient à automatiquement accepter ce type de tarification ». Qui plus est, la charge mentale et la nature même du travail sont totalement déformées en faveur d'un modèle de fonctionnement déshumanisé et aliénant.

Étant donné que les entreprises pré-traduisent automatiquement tout ce qui peut l'être, à la place d'un texte propre à traduire librement, « nous recevons presque toujours des fichiers déjà segmentés, contenant de nombreuses phrases déjà traduites et avec des suggestions de traduction automatique pour les segments qui n'ont pas d'équivalence dans la mémoire de traduction ». Ce faisant, le traducteur cesse d'être traducteur : « il ne s'agit plus tant de traduire que de réviser et corriger les segments proposés par la machine lorsqu'il existe des correspondances exactes », regrette Jean-Jacques.

Outre la charge mentale que représente le fait de corriger plutôt que de traduire librement, « ces outils ne comprennent pas le texte, ils peuvent donc proposer des traductions très proches, mais qui ne correspondent pas au contexte dans lequel elles s'inscrivent ». En d'autres termes, « même si l'on me paie moins parce que le texte semble correspondre, je dois corriger les erreurs et le réécrire entièrement ». À cela s'ajoute le fait que les outils de traduction automatique, à l'instar d'autres IA génératives, souffrent d'« hallucinations » et « peuvent subitement ajouter ou supprimer des parties d'une phrase, ce qui rend la correction de ce type de textes extrêmement fastidieuse, car il faut absolument tout vérifier ».

De véritables vaches à lait

Rosa, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol forte de deux décennies d'expériences similaires, partage entièrement l'avis de Jean-Jacques. « Beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu'une machine ne peut pas remplacer un être humain ni que la traduction automatique laisse fortement à désirer », affirme-t-elle. Bien qu'elle travaille volontiers avec ses principaux clients directs, elle explique qu'avec les agences, « seule la rentabilité compte et, dans cette optique, la traduction est devenue une marchandise qu'on nous soutire au prix le plus bas possible, au détriment des traducteurs, traités comme des vaches à lait ». Malheureusement, constate-t-elle, « tout leur est égal : depuis la qualité du produit, tant qu'il est vaguement acceptable (et je passe mon temps à corriger de véritables horreurs), jusqu'à la façon dont nous sommes traités ; elles ne pensent qu'à leurs précieux bénéfices, et ce, le plus vite possible. Ces agences sont donc celles qui exigent le plus, paient le moins et nous traitent le plus mal ».

« L'un de mes clients est une grande entreprise qui sous-traite la gestion de ses traductions à une agence, qui à son tour sous-traite les traductions à une agence de traduction. Cette dernière fait appel à des traducteurs indépendants pour que nous réalisions leurs traductions sur une plateforme infernale », explique-t-elle. « Au final, je me retrouve à traduire des segments dans de minuscules cases, où certains termes sont en outre soulignés en différentes couleurs — afin de tirer parti des mémoires de traduction du système et, bien sûr, de ne pas nous payer ces termes —, au milieu d'une page avec cinquante mille fonctions, ce qui crée une confusion extrême et est visuellement épuisant, et qui fait partie d'un système mondial extrêmement compliqué », ce qui fait perdre « énormément de temps » et d'énergie dans des tâches qui n'ont rien à voir avec la traduction proprement dite, et ce pour un prix « inférieur de moitié à ce que je touche dans des conditions normales ».

« Je l'accepte par nécessité, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de les envoyer paître », assure-t-elle, car « ils essaient d'automatiser tout au maximum, afin de réduire leurs propres coûts, tandis que nous devons investir notre temps dans une multitude de tâches administratives, informatiques et bureaucratiques pour venir à bout d'une simple traduction ou révision ».

« Et si la mécanique se grippe à cause d'une correction ou d'une erreur, la pagaille est telle qu'entre les messages et les alertes, le réviseur, en qualité de responsable final, est obligé de remplir plusieurs documents expliquant ce qui s'est passé, la façon d'éviter que cela se reproduise à l'avenir — rabaisse-toi, repens-toi ! — et il est pénalisé par une période sans travail ni révisions. C'est de la folie furieuse », explique-t-elle.

« Il s'agit de grandes entreprises qui n'y connaissent rien en traduction, mais tout en bénéfices », ajoute Rosa. « À titre d'exemple extrême, il existe des plateformes entièrement automatisées » qui paient jusqu'à 7 fois moins que dans des conditions normales et qui recrutent en envoyant « un e-mail automatisé annonçant qu'une traduction est disponible sur la plateforme. Il faut alors y accéder à toute vitesse et, comme un groupe de chiens affamés, essayer d'attraper un morceau de proie à se partager entre plusieurs, car on traduit les segments qui restent encore libres » (c'est-à-dire des mots ou des phrases hors contexte) « et, en quelques minutes, voire quelques secondes, la traduction est bouclée ».

Après une révision, « si on te corrige quelque chose, on te menace, de manière automatique également, de te déconnecter du système si des corrections devaient à nouveau être nécessaires ; des corrections qui sont parfois très discutables ». Et cette tendance à privilégier la rentabilité au détriment de la qualité est l'aspect le plus destructeur de tous : « il existe des plateformes qui mettent les traductions aux enchères et c'est la personne disposée à accepter le prix le plus bas qui remporte le marché. En plus, cette traduction passe ensuite par un réviseur qui est rémunéré en fonction des corrections qu'il apporte, lesquelles sont déduites de la rémunération du premier traducteur », déplore-t-elle. « Je ne sais pas quel type de traduction cela donne, mais permettez-moi de douter de sa qualité ainsi que, sans aucun doute, de la qualité de vie et de la satisfaction des traducteurs ».

L'IA, un outil et une menace

L'avancée technologique qui rend possible les pré-traductions automatisées et qui, dans certaines entreprises et organisations, commence déjà à remplacer le travail humain pour les textes les plus prévisibles ou impersonnels, tels que les tableaux comptables et les documents bureaucratiques, est l'IA basée sur les réseaux neuronaux que Jean-Jacques a vue émerger en 2016.

« En général, l'IA sans supervision humaine peut éventuellement servir à effectuer des tâches monotones, mais, même dans des domaines très techniques, elle se trompe souvent », explique à Equal Times José F. Morales, professeur de Logique computationnelle et chercheur au département d'IA de l'Université polytechnique de Madrid (UPM) et à l'Institut IMDEA Software.

Une IA de traduction « aura du mal à comprendre les connotations d'un texte ou à mettre de l'émotion là où il le faut », et son utilisation commence déjà à dégrader les langues : « Certains usages étranges de l'anglais sont en train d'être normalisés par les traducteurs automatiques et l'IA, ce qui les fait apparaître dans de plus en plus de textes et incite les gens à les considérer comme corrects. Ensuite, les IA elles-mêmes se nourrissent de ces textes et sont entraînées avec et la boucle est bouclée », un cercle vicieux qui pourrait s'aggraver de manière exponentielle dans les années à venir, souligne-t-il.

Pourtant, il nous assure qu'il s'agit d'un outil utile et que « pour les traductions, comme pour presque tout, l'IA fonctionne toujours de la même manière. Nous devrions traiter l'IA comme s'il s'agissait d'un étudiant que nous supervisons : nous pouvons lui demander de faire un travail à condition que nous disposions de nos propres critères nous permettant de savoir si son résultat est bon ou non ».

Il y a également un problème de lisibilité, fait remarquer Rosa : le style qui résulte d'un usage abusif de l'IA peut relever du supplice pour un lecteur humain. « Une machine ne peut pas remplacer un humain, sauf pour des textes impersonnels, répétitifs et dépourvus du moindre style littéraire », affirme-t-elle, et si les traducteurs sont mis à l'écart au point de rendre leur métier intenable, « je m'inquiète pour l'avenir, non seulement du mien, mais aussi de l'art de l'écriture, car à long terme, sans intervention, le même sort pourrait être réservé au journalisme et à la littérature ».

Pour sa part, Alina, traductrice qui travaille principalement du russe vers l'espagnol et l'anglais, et qui a également des notions d'arabe, de suédois, d'allemand, d'ukrainien, de tatar et de biélorusse, voit les choses clairement : « Le sujet de l'IA nous met face à une dichotomie éternelle, car elle est à la fois un outil et une menace », assure-t-elle. Effectivement, « le fait que l'IA apprenne de nous me donne le vertige », de sorte que « nous-mêmes, les traducteurs, lui apprenons à traduire, à s'améliorer… Nous apprenons à la machine à nous remplacer ».

Que faire : résister, comme Hollywood

En quête de réponses sur la façon de relever ce défi, Equal Times s'est entretenu avec la sociologue Lindsay Weinberg, directrice du Laboratoire de justice technologique de l'université Purdue (Indiana, États-Unis), et Robert Ovetz, politologue spécialisé dans les organisations à but non lucratif et les mouvements ouvriers, professeur à l'université d'État de San José (Californie, États-Unis). Ils suggèrent tous deux de rejeter catégoriquement l'ingérence de l'IA, la ligne rouge pouvant être tracée à la défense du travail créatif considéré comme ne pouvant être effectué (et rémunéré) que par un être humain, en s'inspirant pour cela de la résistance couronnée de succès des auteurs et scénaristes hollywoodiens.

S'ils s'y opposent, les traducteurs, « comme nous, les professeurs d'université », seront probablement présentés comme « des technophobes anxieux qui refusent de s'adapter à leur époque », plutôt que comme des défenseurs « de la qualité et de l'intégrité de nos conditions de travail », souligne Mme Weinberg. De plus, on affirmera que l'IA est « supérieure, plus efficace ou plus fiable qu'un traducteur humain », alors que d'innombrables exemples prouvent que « ce n'est pas le cas ». Face à une conception mécanique du travail, réduite à des zéros et des uns, la traduction « exige une sensibilité culturelle et une conscience du contexte, deux types de connaissances hautement qualitatives, imperméables à l'automatisation ».

Par ailleurs, les traducteurs free-lance sont isolés les uns des autres par définition, tandis que les associations professionnelles de chaque pays ou région sont généralement loin de constituer une force syndicale ou unitaire capable d'opposer une résistance organisée. Même si certains pays semblent suffisamment conscients de la nature du problème, d'autres ont une perception plus naïve de l'IA.

« Ils sont très fragmentés, ils travaillent à domicile, ils font appel à des intermédiaires » et, en outre, « ils n'ont aucun contact direct avec les utilisateurs de leur travail », observe M. Ovetz : « s'ils souhaitent remédier à cela, ils doivent cartographier la structure de leur travail et identifier qui se trouve à la fin de la chaîne d'approvisionnement de leur produit », c'est-à-dire « ils doivent identifier d'où vient le travail qui leur est confié, la façon dont il est distribué et où il va », étant donné que « la clé pour s'organiser est de comprendre la chaîne d'approvisionnement, afin de pouvoir trouver les points faibles pour la perturber et défendre leurs intérêts ».

Et c'est là que les traducteurs peuvent « trouver des alliés », car « certains de ces clients disposent de personnel syndiqué, ils pourraient donc agir conjointement avec eux, ou les amener à changer la manière dont le travail est attribué, ou dont ils sont payés, ou dont les produits finis leur sont livrés », comme c'est le cas avec les clients qui ne sont pas des agences.

De fait, il recommande d'insister pour que les traducteurs aient accès au texte original et sur « la façon dont le processus d'automatisation dégrade le produit final ». Ainsi, « la tactique consisterait à s'organiser autour de cela et à discréditer le processus de travail » automatisé, en tenant bien compte du fait que « la technologie est utilisée pour rationaliser la tâche, la diviser en petites parties et sous-traiter ou automatiser différents éléments de celle-ci, où ce qui reste est confié aux traducteurs humains ».

En effet, comme l'a souligné Jason Resnikoff, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Groningue aux Pays-Bas, lors d'une récente conférence de l'Institut syndical européen sur l'automatisation, « les discours sur le progrès technologique sont généralement défavorables aux travailleurs, et résister à ces discours est dangereux en soi », mais les syndicats et les travailleurs devraient le faire malgré tout.

« L'employeur dira, par exemple, quelque chose comme “ces gens ne sont pas réalistes, ils ne se rendent pas compte de l'évolution de l'économie” », déclare Mme Weinberg.

« Je pense que les syndicats vont devoir encaisser le coup pendant un certain temps », estime M. Resnikoff : « Il revient aux syndicats de trouver les moyens de refuser les modifications des moyens de production décidées par les employeurs sans s'opposer au progrès, ce qui les oblige à imposer leur propre définition du progrès ».

La cause des sans-patrons

Il convient peut-être à nouveau de ne pas perdre de vue cette idée de « société juste » pour que l'automatisation cesse d'être, comme elle l'a été depuis le XXe siècle, un « perturbateur du tissu de l'emploi », estime M. Resnikoff. À cela s'ajoute la question de savoir comment renverser le mouvement de dégradation supplémentaire que connaît le statut du traducteur, à l'instar d'autres emplois hautement qualifiés, qu'Elena, traductrice de l'anglais et du français vers l'espagnol avec plus de trois décennies d'expérience, dépeint très bien.

Un peu comme les « sans-culottes » de 1789, « je me considère “sans-patron” », déclare-t-elle, car « fiscalement, nous sommes traités comme une entreprise, mais je considère que nous sommes dans une catégorie inadéquate ». Elena se considère comme une « travailleuse indépendante ou indépendante involontaire », puisque, comme de nombreux collègues free-lance, elle effectue un travail similaire, dans la pratique, à celui d'un salarié, mais comme « une travailleuse qui a été déconnectée d'une entreprise employeuse et classée comme indépendante », et tout cela « en perdant les droits et les protections associés à un emploi salarié ».

C'est pourquoi elle appelle les syndicats à défendre également la cause des « employés sans patron » : « On nous traite comme une entreprise, alors que ce n'est pas le cas, parce qu'en tant qu'indépendants individuels, nous avons beau travailler dur, nous n'allons pas générer de bénéfices — comme une entreprise peut le faire — parce que notre travail échange notre temps contre de l'argent, et que notre tête et nos efforts ont une limite physique. » C'est précisément le problème que les employeurs, à travers l'IA, tentent d'éliminer de l'équation, sans tenir compte du fait que, sans traducteurs humains, la qualité nécessaire pour rendre les textes précis et utiles, voire intelligibles ou directement lisibles pour leurs lecteurs humains, est impossible.

D'où l'importance de s'organiser et de sensibiliser tout le monde à la faiblesse de ce système, insiste M. Ovetz : les traducteurs doivent sans relâche aller vers les nouveaux arrivants « de leur domaine et les préparer à ce qu'ils vont rencontrer ». Et il prévient : « ils doivent tendre la main à ces personnes et les associer à leurs efforts, faute de quoi tout le monde sera divisé ».


Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.

20 / 20