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27.02.2025 à 07:22

Salaire, carrière, retraite : pourquoi la ménopause est une question d'égalité pour les travailleuses

María : « Je souffre de troubles anxieux et d'insomnie. À cela s'ajoutent tachycardie, fatigue, bouffées de chaleur et sueurs. J'ai quitté mon boulot, c'est devenu intenable ».
Caro : « Les maux de tête sont éreintants, parfois j'aimerais rester chez moi à dormir ».
Inés : « Un jour, je n'ai pas pu aller au travail, pas moyen de sortir du lit. J'ai le cœur qui bat très fort, je le sens dans tout mon corps ».
Eva : « J'ai peur, mon travail implique le contact avec le public, je ne sais (…)

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Texte intégral 4104 mots

María : « Je souffre de troubles anxieux et d'insomnie. À cela s'ajoutent tachycardie, fatigue, bouffées de chaleur et sueurs. J'ai quitté mon boulot, c'est devenu intenable ».

Caro : « Les maux de tête sont éreintants, parfois j'aimerais rester chez moi à dormir ».

Inés : « Un jour, je n'ai pas pu aller au travail, pas moyen de sortir du lit. J'ai le cœur qui bat très fort, je le sens dans tout mon corps ».

Eva : « J'ai peur, mon travail implique le contact avec le public, je ne sais pas combien de temps je vais tenir ».

Tous ces témoignages ont été extraits d'un forum ouvert sur Internet en 2019. Le relevé d'une longue conversation dans laquelle des dizaines de femmes partagent leurs doutes, leurs inquiétudes et leurs expériences autour de la ménopause. Elles partagent ce qu'elles ne savent – ou ne peuvent – pas raconter en public, car jusqu'à récemment, la ménopause – de même que les menstruations – était un sujet tabou, un sujet que l'on cachait, ou dont on ne parlait qu'en messe basse.

La même année, une enquête menée au Royaume-Uni a mis en évidence ce que l'on savait déjà dans les forums, à savoir que la ménopause marque la vie de nombreuses femmes non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan social et professionnel. L'impact a même été quantifié : près de 900.000 femmes dans le pays avaient quitté leur travail, le jugeant incompatible avec les symptômes ou les changements associés à cette étape de leur vie.

Ce chiffre scandaleux a conduit la Commission de l'égalité du Parlement britannique à lancer une enquête en 2021, dont les résultats ont confirmé qu'il ne s'agissait ni d'une question individuelle ni d'une question privée. Mais qu'il s'agissait d'un facteur qui venait expliquer pourquoi de nombreuses femmes approchant la cinquantaine choisissent de réduire leur temps de travail, demandent des congés plus longs ou quittent tout simplement leur emploi, se dérobant par la porte arrière. La ménopause ne constitue pas uniquement un sujet médical, pas plus qu'elle n'est un enjeu « de femmes » ; en revanche, c'est un enjeu de rupture d'égalité. Un de plus.

Que savons-nous de la ménopause ?

La ménopause est généralement considérée comme la période de la vie d'une femme qui marque la fin de sa vie reproductive. Ce que l'on sait peut-être moins, c'est que le terme fait référence à un moment très précis, à savoir douze mois consécutifs sans menstruation, et que cette période n'est qu'une phase d'un cycle beaucoup plus long et traversé par des changements – appelé climatère – qui s'étend généralement de 45 à 55 ans.

Toutes les femmes passeront par cette étape, mais toutes ne la vivront pas de la même manière. Cela dépendra de leur génétique, de leur environnement, de leurs habitudes et de leurs conditions de vie. Quoi qu'il en soit, huit femmes sur dix seront confrontées, à des degrés divers, à des altérations physiques, mentales et émotionnelles. Des altérations résultant du changement hormonal qui, en plus des bouffées de chaleur bien connues, comprennent l'insomnie, les douleurs articulaires, la fatigue, les migraines, les palpitations, l'irritabilité, le brouillard cérébral, les problèmes de concentration et de mémoire ou les crises d'anxiété, entre autres.

« Un beau jour, vous vous réveillez et vous vous sentez mal. Vous n'êtes plus vous-même. Votre corps change, vous ne vous reconnaissez plus », explique dans un entretien avec Equal Times Marvi Lárez, administratrice d'une communauté WhatsApp où une centaine de femmes parlent de leur ménopause. « Pour beaucoup d'entre nous, l'impact a été très fort. Nous avons pu recenser plus de quarante symptômes au total. »

Spécialiste de la santé communautaire, Carolina Ackermann préfère parler de changements ou de signes plutôt que de symptômes, car la ménopause n'est pas une maladie. Également présidente de l'association La vida en rojo, spécialisée dans la recherche et l'éducation sur les cycles de vie des femmes, Mme Ackermann s'intéresse avant tout à la phase initiale du climatère, à savoir la périménopause, qui précède l'arrêt des règles et marque le début de tous ces changements.

Les femmes arrivent à ce stade sans information – selon une récente enquête internationale, seulement 27 % des femmes de moins de 45 ans en ont entendu parler – et n'en sont pas informées non plus lorsqu'elles consultent leur médecin.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) elle-même reconnaît que les professionnels de la santé ne sont pas suffisamment formés dans ce domaine. Ce manque d'information, et de soutien, alimente le seul symptôme que toutes les femmes ménopausées, sans exception, partagent : le silence, le tabou.

« Le tabou part de l'idée que la ménopause est une fin, et non une nouvelle étape. Elle est associée à un processus de finitude, de perte d'utilité. Historiquement, le rôle des femmes a été circonscrit à la reproduction. Lorsque cette étape prend fin, les femmes passent au second plan », explique Clara Selva, professeure d'études en psychologie à l'Universitat Oberta de Catalunya (UOC).

C'est pourquoi les femmes elles-mêmes ne parlent pas de ce qui leur arrive, elles le cachent, elles dissimulent leurs symptômes, elles vivent cela dans la honte, elles endurent la douleur et, quand celle-ci devient insupportable, elles partent. L'image culturelle construite autour de la ménopause – le fait même d'attribuer une connotation péjorative au terme « ménopausée » – est aussi pesante que la pire des bouffées de chaleur, elle exacerbe les symptômes et détermine la façon dont cette étape est vécue.

« Il s'agit d'un récit dénigrant, teinté de peurs et d'incertitudes, et c'est pourquoi l'impact psychosocial est encore plus important que l'impact physique. L'anxiété, la dépression, la baisse de l'estime de soi sont liées aux fluctuations hormonales, mais aussi à la pression sociale. Le tabou éloigne les femmes de la sphère publique. »

Deuxième plafond de verre

Les femmes quittent le marché du travail avant les hommes. Il s'agit d'une réalité sur laquelle différentes études attirent l'attention depuis longtemps. Ce phénomène porte un nom : le « deuxième plafond de verre ». Il est ainsi nommé, car après avoir traversé le premier, lié à la maternité et aux difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie privée, les femmes se heurtent à un nouvel obstacle qui les empêche de continuer à progresser à un moment charnière dans leur carrière.

Un sondage réalisé en 2023 auprès de femmes des quatre continents cite parmi les causes principales les soins aux parents ou aux enfants, les préjugés de genre et le manque d'opportunités. Selon 21 % des femmes interrogées, le plafond est imposé par leur propre corps. Les perturbations telles que l'insomnie, les bouffées de chaleur, la fatigue ou le manque de concentration qui affectent leurs performances quotidiennes, entraînent une baisse de rendement, faisant d'elles des femmes qui travaillent dans un état de malaise.

Des études montrent que pour gérer leurs symptômes, certaines – jusqu'à 30 % d'entre elles – envisagent de réduire leur temps de travail. « Cela entraîne une perte économique à court terme, mais aussi à moyen et à long terme, car vous cessez d'occuper certains postes et de postuler à certaines promotions », avertit la députée européenne et sociologue Lina Gálvez, la première à soulever cette question auprès des institutions européennes.

« Nous nous trouvons face à un problème à la fois social et politique » : Dans une société où seules 9 % des entreprises sont dotées d'un conseil d'administration paritaire, c'est-à-dire où les femmes ont plus de mal à accéder à des postes de pouvoir, le plafond de la ménopause ne fait qu'aggraver les disparités existantes, telles que les écarts de salaire, particulièrement importants chez les femmes âgées, ou les écarts de pension, où la différence de revenus entre les hommes et les femmes atteint 40 %.

De nombreuses autres travailleuses ne modifient pas leurs horaires, mais contournent leurs symptômes en prenant des congés maladie (les absences peuvent varier en moyenne entre 15 et 20 jours par an). C'est le cas d'Adriana, employée dans le secteur immobilier. « J'ai vécu une transition très difficile, j'avais des bouffées de chaleur, des migraines, de l'anxiété. J'ai dû m'absenter du travail pendant plusieurs jours. » Elle a cependant cherché, comme la majorité de ses consœurs, à cacher le vrai motif.

« Je n'osais pas dire ce qui m'arrivait. Mon chef était un jeune homme, j'étais gênée, je pensais qu'il ne comprendrait pas. J'ai été tentée de démissionner », confie-t-elle à Equal Times.

Une travailleuse ménopausée sur six envisage, comme Adriana, d'arrêter de travailler. « Elles quittent leur poste parce qu'elles ne se sentent pas comprises », explique Marvi Lárez. « Souvent, au travail, on vous colle une étiquette. Si vous prenez un congé de maladie, à votre retour, on vous change de poste. Cela est arrivé à des filles de notre groupe. » Face à ce constat, « la ménopause peut-elle être considérée comme un enjeu professionnel ? », commence à se demander l'Organisation internationale du travail (OIT), non seulement en raison de ses effets qu'elle a en termes d'appauvrissement des femmes, mais aussi en raison de la perte de talents qu'elle implique pour les entreprises et la société en général. Cela dit, la question n'est peut-être pas bien formulée. Ce n'est pas tant la ménopause qui pose problème, mais la manière dont elle est gérée.

Comme explique Marvi Lárez : « Les femmes ne partent pas, on les pousse à partir parce qu'elles n'ont pas le soutien nécessaire pour pouvoir continuer ».

Aménagements raisonnables

En 2022, encouragée par les études menées au Royaume-Uni, Lina Gálvez a soumis au Parlement européen une question inédite : de quelles données disposait-on sur l'impact de la ménopause sur le lieu de travail et quelles mesures étaient prévues pour l'atténuer ? La réponse ne l'a guère surprise. « Personne ne s'y attendait. Il n'y avait rien de prévu, pas même la moindre information à ce sujet. »

Cela fait des années que les femmes ont massivement intégré le monde du travail, mais celui-ci ne s'est pas soucié de répondre à leurs besoins. « Un voile d'invisibilité entoure la biologie féminine. Même la taille des uniformes ou des outils est adaptée aux hommes », souligne Monica Ricou, professeure en droit du travail à l'UOC. Les syndicats et les institutions telles que l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail réclament depuis longtemps la prise en compte de la dimension de genre dans la prévention des risques professionnels. Mme Ricou abonde en ce sens :

« On ne peut plus ignorer le fait que les entreprises emploient des hommes et des femmes. On sait qu'un même facteur de risque peut avoir des effets différents sur les femmes et les hommes. Qui plus est, du fait de leur fonction reproductive, les femmes connaissent des changements pendant la menstruation, la grossesse et la ménopause. Tout cela devrait être pris en compte dans les évaluations. »

Jusqu'à présent, le Royaume-Uni a été le premier pays à adopter des mesures. Après que l'enquête parlementaire a été rendue publique, une norme a été établie en 2023 – la norme BS 30416 – avec des recommandations à l'intention des responsables et des spécialistes des ressources humaines. Les syndicats britanniques ont élaboré leur propre guide, tandis que certaines entreprises ont pris un engagement public et ont même mis en place un label « menopause friendly ». Dans tous ces cas de figure, la réponse au problème repose essentiellement sur des « aménagements raisonnables » pour améliorer la qualité de vie des travailleuses, comme par exemple en révisant le contrôle de la température et de la ventilation, en fournissant un accès à l'eau potable et à des espaces de repos, en modifiant les uniformes, en accordant des horaires plus flexibles, en facilitant le télétravail lorsque cela est possible et surtout en formant les managers et les autres membres de l'équipe, afin de créer un climat qui permette aux femmes de parler et de demander de l'aide si elles en ont besoin.

« Si pendant la grossesse, le poste est adapté en réponse aux changements physiques, à la ménopause, les conditions physiques changent également. Les femmes devraient avoir la liberté d'expliquer leur situation et de demander que leur poste soit adapté », insiste Monica Ricou.

L'exemple britannique a inspiré des pays comme l'Australie, les États-Unis ou la Norvège, toujours dans l'optique des recommandations. Sur le plan politique, toutefois, aucun progrès n'a encore été accompli. De fait, le Parlement britannique lui-même a refusé d'inclure la ménopause dans sa loi sur l'égalité. « C'est extrêmement important d'un point de vue politique », s'insurge Lina Gálvez, avant d'ajouter que son groupe inclura cette question dans une prochaine initiative non législative sur la santé des femmes.

« Les solutions doivent être abordées sur tous les fronts, que les entreprises prennent des engagements, que la perspective de genre soit prise en compte dans les négociations collectives. Cependant, l'État doit, lui aussi, imposer des obligations par le biais de la législation », déclare dans le même sens Alicia Ruiz, spécialiste du département des femmes du syndicat UGT. À cette fin, les syndicats eux-mêmes devront également inclure la ménopause dans leurs programmes, une question qui, comme l'admet Mme Ruiz, « demande à être développée plus avant ».

Le dilemme des congés

Parmi les mesures envisagées pour faire face à la ménopause au travail figurent les congés payés, des congés de plusieurs jours par an ou par mois destinés spécifiquement aux femmes dont les symptômes les empêchent de travailler. La Bank of Ireland a été l'une des premières à appliquer cette mesure – dans son cas, dix jours par an – à l'instar de ce qui existe déjà dans d'autres pays comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan ou l'Espagne s'agissant des menstruations douloureuses.

Les résultats, encore mitigés, de cette disposition suscitent une certaine controverse. Tout d'abord, parce que très peu de femmes y ont recours. En Espagne, par exemple, moins de 1.500 congés de ce type ont été traités au cours de la première année d'application de la loi. Avocate spécialisée en droit du travail, Lidia de la Iglesia Aza souligne dans une enquête les causes : si les femmes ne demandent pas de congé, c'est parce qu'elles ont honte, qu'elles ont peur d'être pointées du doigt, peur d'être discriminées au travail.

De la même manière que ces congés contribuent à rendre la menstruation visible, ils perpétuent également le stéréotype du « sexe faible ». Quelque chose de similaire pourrait survenir dans le cas de la ménopause.

« Il est difficile de savoir exactement où se situe le point de bascule entre protection et paternalisme. Il existe un risque d'effet boomerang, à savoir qu'en voulant protéger les femmes, nous engendrions chez les employeurs le sentiment qu'elles constituent une charge. Il est plus facile de discriminer un groupe qui est déjà discriminé. D'autres options pourraient éventuellement être envisagées, comme permettre à celles qui le peuvent de travailler à domicile ou de prévoir des pauses de repos convenues. »

En Catalogne, le gouvernement de la Generalitat (communauté autonome) a opté en 2023 pour une solution intermédiaire, à savoir la possibilité de demander huit heures de congé par mois pour cause de menstruation ou de ménopause, à récupérer dans les mois suivants. Pour l'instant, la mesure a eu « un effet limité », admettent les membres du syndicat CCOO qui ont négocié l'accord. Ils n'ont pas encore analysé pourquoi, mais ils soulignent déjà combien il est important de commencer à travailler sur cette question « dans une perspective culturelle », de s'attaquer au tabou et aux préjugés avant toute autre mesure.

« Il est nécessaire de réaliser une étude approfondie et la première chose à faire est d'interroger les femmes concernées, d'identifier leurs besoins », suggère Mme De la Iglesia. « Les expériences personnelles évoluent elle aussi avec le temps. Dans certains cas, les symptômes les plus graves se manifestent uniquement au cours des premières années, toutefois, si les travailleuses concernées ne peuvent pas s'adapter durant cette période, elles quitteront le marché et il sera alors très difficile de revenir. »

« Dites-le haut et fort »


Poser la question aux femmes concernées, c'est précisément ce qu'a fait la professeure Clara Selva. Elle a réuni des femmes de différents secteurs d'activité, toutes ménopausées. « La première chose que j'ai découverte, c'est qu'il n'y a pas deux ménopauses identiques. Le contexte socioéconomique joue également un rôle déterminant. Les femmes occupant des emplois précaires ont moins accès aux ressources médicales, aux modalités de travail flexibles et aux traitements pour gérer les symptômes. Tous ces éléments doivent être pris en compte à l'heure de proposer des mesures. »

Interrogée à propos des demandes formulées par les femmes, la professeure répond : « Tout d'abord, des informations contrastées. Nous ne pouvons pas atteindre la ménopause sans savoir de quoi il s'agit. Ensuite, pouvoir en parler ouvertement avec les proches, les amis, les collègues, les professionnels de la santé. Prévoir de petits ajustements – dans le tissu de l'uniforme, l'accès à des sources d'eau, une meilleure aération –, faire en sorte que les dirigeants d'entreprise soient davantage sensibilisés, que la ménopause soit acceptée comme une étape de plus dans la vie. » Tout cela implique de « déconstruire » le récit teinté qui, jusqu'à présent, entourait ce moment vital.

« Le combat consiste à ce que ces sujets soient débattus, à ce qu'il soit possible d'en parler sur le lieu de travail, d'en parler avec compréhension, dans le but de retenir les talents, de créer des espaces où les femmes se sentent accompagnées et écoutées », insiste Carolina Ackermann.

La présidente de l'association La vida en rojo parle de « socialiser la ménopause » et de le faire par le biais de la recherche, de l'éducation et d'une attention médicale adéquate.

« Il faut faire une révolution », déclare Marvi Lárez. Au nom de la centaine de femmes qui composent sa communauté WhatsApp et qui ont encore peur de raconter ce qui leur arrive, Mme Lárez demande à ce que « l'on commence par les médecins, puis par les entreprises », et surtout par elles-mêmes. « Je ne cesse de les encourager : dites-le haut et fort, je suis ménopausée. Il n'y a pas de quoi avoir honte, c'est une chose naturelle. »


Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement de LO Norway.

25.02.2025 à 05:00

Boranas : la brûlure du ciel

Lucien Migné

Au sud de l'Éthiopie, dans un territoire de 45.435 km², frontalier du Kenya et composé à 75 % de plaines arides, vivent les Boranas. Estimés à 1,1 million, ces semi-nomades pastoraux, dont le troupeau est source de fierté et de statut social, vivent traditionnellement de l'élevage bovin. Alors que leur empreinte carbone a toujours été presque inexistante, ils sont, à l'heure actuelle, directement victimes du réchauffement climatique.
2024 a été la cinquième année de sécheresses (…)

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Texte intégral 1755 mots

Au sud de l'Éthiopie, dans un territoire de 45.435 km², frontalier du Kenya et composé à 75 % de plaines arides, vivent les Boranas. Estimés à 1,1 million, ces semi-nomades pastoraux, dont le troupeau est source de fierté et de statut social, vivent traditionnellement de l'élevage bovin. Alors que leur empreinte carbone a toujours été presque inexistante, ils sont, à l'heure actuelle, directement victimes du réchauffement climatique.

2024 a été la cinquième année de sécheresses consécutives dans la Corne de l'Afrique, du jamais-vu depuis le début des premiers relevés pluviométriques en Éthiopie. Depuis 2020, 3,5 millions de bovins sont morts de faim et de soif, soit 90 % du cheptel de la zone de Borana, provoquant une véritable catastrophe humanitaire. La grande saison des pluies, ganaa, entre mars et mai et la petite saison des pluies, hagayya, entre septembre et octobre, ont disparu. Partout dans la région, de nombreux habitants ruinés, dont les troupeaux ont été décimés par la soif, ont dû quitter leurs villages pour rejoindre les camps aux abords des villes, où vivent près de 240.000 personnes.

Aujourd'hui, ces agriculteurs se tournent vers les mines d'or et l'extraction du sel, deux activités dangereuses qui ternissent leur avenir. Pour regagner une vie pastorale, il ne leur manque pourtant que la pluie. Equal Times publie le reportage du photojournaliste français Lucien Migné, qui s'est rendu en Éthiopie, en août 2023, à la rencontre de ce peuple.

À Dembalabuyo, la sécheresse a tué les 580 bovins du village. Août 2023.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Des 150 Boranas qui habitaient le village de Dembalabuyo, il n'en reste plus qu'une vingtaine. La plupart sont partis en 2021 et se sont installés dans le camp pour personnes déplacées d'El Soda.

Jarso Tatatche, 80 ans, est aveugle. Il a abandonné son village Ana Liban, à 70 kilomètres de Dubuluk, lorsque la dernière de ses 42 vaches a succombé à la sécheresse en mai 2021.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Inédite par son ampleur, cette sécheresse à répétition est à l'origine d'un violent choc social et culturel chez les Boranas. Leur mode de vie traditionnel, qui perdurait depuis des siècles, est aujourd'hui menacé.

Il ne reste à Guyo Catelo, 30 ans, plus que 30 des 140 vaches qu'il possédait.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Pour que ses vaches puissent survivre pendant la sécheresse, Guyo Catelo, a dû faire venir de l'herbe d'Addis-Abeba. Ne possédant plus de taureaux pour déclencher le cycle des lactations, une seule de ses vaches donne à présent du lait, destiné à sa consommation personnelle.

En août 2023, le camp pour personnes déplacées de Dubuluk, situé à côté de la route nationale, abritait environ 28.000 réfugiés climatiques boranas.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Le camp pour personnes déplacées de Dubuluk est financé par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). En 2023, on estimait à environ 260.000 le nombre de réfugiés climatiques dans la zone de Borana vivant dans des camps pour personnes déplacées.

Faute d'ambulance pour venir la chercher, Godana Kenshora, 40 ans, amène sur sa moto Tio Babo, 18 ans, à l'hôpital de la ville de Dubuluk. Elle est atteinte de malnutrition aigüe.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Les conditions de vie dans les camps pour personnes déplacées sont extrêmement précaires. Alors que leur troupeau leur assurait une épargne et un moyen de subsistance, une grande partie de la communauté borana vit à l'heure actuelle dans une grande pauvreté, et ce, malgré l'aide humanitaire de l'OIM et de l'USAID.

Dama Boru Dabasso, 53 ans, est venue en minibus depuis la ville de Madaccio pour acheter du bétail au marché aux bestiaux de Dubuluk. Elle le revendra plus cher par la suite.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Lors de la dernière sécheresse, 75 des vaches que Dama Boru Dabasso venait d'acheter (d'une valeur d'environ 300 euros chacune) sont mortes de soif. Elle explique : « J'ai peur de la prochaine sécheresse, mais je vais cette fois changer ma méthode et vendre mon bétail rapidement avant la saison sèche ».

Didwardy, 16 ans, Elguda Guyo, 56 ans et Tume Belisso, 30 ans, sont employés par un agriculteur de la ville de Dubuluk pour gérer les réserves de foin pour le bétail en prévision de la prochaine saison sèche. Ils sont chacun payés 300 birrs par jour, soit environ 5 euros.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

En alternative à l'élevage, beaucoup d'entre eux ont été forcés à développer rapidement une autre activité. Certains se sont tournés vers l'agriculture, aux rendements très incertains en raison du manque d'eau et de la pénurie de fertilisants.

Gargalo Gababa et Jarso Gofu ramènent sur la berge la boue de sel noir récupérée par Adissou au fond du lac du cratère d'El Soda. Pour ce travail, ils sont rémunérés 250 birrs (4 euros) par jour.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

D'autres Boranas en sont réduits à la coupe d'arbustes et à la vente de fagots de bois ou de charbon au bord des routes. Alors qu'une grande partie des hommes vont travailler dans les mines d'or de Dambi ou Dabel, quelques-uns se consacrent à l'extraction du sel dans le cratère d'El Soda, deux activités pénibles et dangereuses.

Karu Ulufa, 46 ans, se rend à pied depuis la ville de Moyale, frontalière avec le Kenya, jusqu'à la petite mine d'or de Dambi, où elle compte rester travailler une semaine pour nourrir ses 6 enfants qui l'attendent chez elle. C'est la seule femme de la mine.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Les Boranas n'ont pourtant pas perdu espoir de racheter un jour du bétail et d'aller repeupler leurs villages abandonnés.

Elema Dulatcha Libano, 70 ans, implore des mains Waaqa, le Dieu suprême de la religion Waaqeffanna, pour qu'il mette un terme à la sécheresse qui sévit dans la zone de Borana depuis l'année 2020. « J'avais une belle maison avant de venir ici, et une belle vie. Tout mon troupeau est mort à présent », explique-t-elle.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

En oromo, la langue parlée par les Boranas, il existe deux termes pour désigner la pluie : robha, qui signifie « la pluie à venir » et boqa, qui signifie « la pluie tombée ». Régulièrement, lors de cérémonies religieuses, les Boranas font appel à Waaqa, leur Dieu suprême, pour qu'enfin ils puissent employer à nouveau le mot boqa.

20.02.2025 à 05:00

En Allemagne, la lutte du mouvement syndical contre l'extrême droite et pour la solidarité

Guillaume Amouret

Il est six heures du matin à Riesa (Saxe), lorsque déjà, des trains bondés affluent depuis les villes voisines de Leipzig et de Dresde. Plusieurs milliers de manifestants se rassemblent devant la gare de la petite ville est-allemande. Ils sont venus en ce samedi 11 janvier pour perturber la tenue du congrès du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD, « Alternative pour l'Allemagne », en français). Aux voyageurs en train s'ajoutent plus de 200 bus venus de tout le pays pour (…)

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Texte intégral 2215 mots

Il est six heures du matin à Riesa (Saxe), lorsque déjà, des trains bondés affluent depuis les villes voisines de Leipzig et de Dresde. Plusieurs milliers de manifestants se rassemblent devant la gare de la petite ville est-allemande. Ils sont venus en ce samedi 11 janvier pour perturber la tenue du congrès du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD, « Alternative pour l'Allemagne », en français). Aux voyageurs en train s'ajoutent plus de 200 bus venus de tout le pays pour l'occasion. Sur le parking du Palais des Congrès, une grande scène, digne des meilleurs festivals, accueille les participants.

Parmi eux, plusieurs arborent les couleurs des syndicats allemands. En aval de la manifestation, la deutscher Gewerkschaftsbund (DGB), la fédération des organisations syndicales, a réservé les espaces publicitaires de Riesa pour y afficher l'appel à la lutte contre la menace fasciste.

« ‘Le fascisme, plus jamais', ça a toujours été un devoir pour nous, les syndicats ! » […] « Les populistes de droite et les racistes ne représentent pas les intérêts des salariés », écrit l'union syndicale dans son appel à la manifestation. L'enjeu est palpable, car le 23 février prochain, l'Allemagne doit élire son nouveau Parlement et par conséquent son futur gouvernement [le chancelier étant proposé par la coalition victorieuse, ndlr].

Dans les derniers sondages, l'AfD est donnée deuxième, derrière les conservateurs de la CDU et avec une augmentation de 13 points des intentions de vote, en comparaison à 2021. Mesures islamophobes, politique nataliste « contre l'immigration », projet de déportation des immigrés dans leurs pays d'origine, défense du modèle familial patriarcal, suppressions de mesures de protection du climat, référendum sur la sortie de l'euro… Le programme du parti est résolument ancré à l'extrême droite du spectre politique.

« Remettre la lutte des classes au goût du jour »

Carsten, employé d'un équipementier automobile dans la région de Dresde, est venu à Riesa avec le drapeau d'IG Metall sur l'épaule. Pour lui, le problème est profondément politique : « Ces trente dernières années, le socialisme a été diabolisé ». Pour le quinquagénaire, l'action syndicale est nécessaire pour retrouver l'idéal de solidarité, valeur cardinale des mouvements de gauche.

Son entreprise a récemment accordé une augmentation de 16 % des salaires sur deux ans et demi à la suite de négociations au sein du conseil d'entreprise. « Aujourd'hui, le combat contre le fascisme doit aller de pair avec les revendications économiques et politiques de la classe ouvrière », explique Carsten. Pour lui, IG Metall doit être en première ligne de ce combat.

« Le meilleur moyen de soutenir la démocratie pour un syndicat, c'est de lutter pour de meilleures conventions collectives », ajoute Orry Mittenmayer.

Livreur de repas à vélo à partir de 2016, il participe un an plus tard à la création du premier conseil d'entreprise au sein de l'entreprise de portage Deliveroo. Aujourd'hui, il s'occupe – à titre bénévole – des questions relatives au secteur des bas salaires pour la DGB (« Niedriglohnsektor »).

Dans son récent livre, Ausgeliefert (terme à double sens signifiant « livré » et « être à la merci »), Orry Mittenmayer revient sur son expérience de livreur syndiqué. Comme personne de couleur et malentendante, il y souligne les pendants classicistes, racistes de la société allemande et, plus encore, son paternalisme envers les personnes handicapées. En revanche, il déplore que l'on ne se tourne plus vers les syndicats pour lutter contre ces problèmes.

« Il est toujours plus difficile de mobiliser dans les entreprises, à l'exception des situations de crises extrêmes, il y a un repli sur soi général », remarque le sociologue et spécialiste des syndicats et de l'extrême droite, Klaus Dörre. Il y a, selon lui, une tendance à la désolidarisation entre travailleurs et travailleuses.

« L'évolution est tellement avancée, notamment à l'est, que les syndicats perdent le pouvoir de définition sur les questions sociales », déplore M. Dörre. En l'espace de 30 ans, la confédération des syndicats, la DGB, a perdu la moitié de ses adhérents. Forte de 11,8 millions d'adhérents à la réunification de l'Allemagne, elle n'en compte aujourd'hui que 5,6 millions.

Pour les syndicats, la conjoncture est difficile

Mais, au sein de l'entreprise, les souffrances n'ont pas disparu pour autant. Chez les salariés, les électeurs de l'AfD se plaignent plus de mauvaises conditions de travail et de manque de reconnaissance que la moyenne, selon une étude de l'institut des études économiques et sociales (Wirtschafts-und Sozialwissenschaftliche Institut, WSI) de la fondation Hans Böckler. Et pour la directrice de la WSI, Bettina Kohlrausch, ce mal-être est concomitant du vote à l'extrême droite :

« L'expérience du manque de participation sociale et démocratique, tout particulièrement dans le contexte du salariat, ainsi que les préoccupations matérielles sont étroitement liées au vote pour l'AfD ».

Aux dernières élections européennes en juin 2024, les travailleurs et travailleuses syndiqués étaient plus de 18 % à voter pour le parti nationaliste. Environ 4 % de plus que l'ensemble des électeurs et 6 % de plus qu'aux dernières élections fédérales. Selon M. Dörre, la lutte se mène pour certains « avec le syndicat dans l'entreprise et avec l'AfD dans la société ».

Le syndicat industriel, IG Metall, a certes voulu réagir à cette tendance. « Ceux qui prônent l'exclusion seront exclus » [« Wer hetzt, der fliegt », selon la formule en allemand] avait annoncé en 2015, le secrétaire général d'alors, Jörg Hoffmann. « Mais cette annonce est restée sans grandes conséquences », remarque Klaus Dörre.

La tâche n'est pas simple, comme l'a encore tout récemment montré le cas Jens Keller. À la fois délégué syndical chez Ver.di au sein du service communal de ramassage des déchets à Hanovre et cadre local de l'AfD, Jens Keller a fait l'objet d'une demande d'exclusion de la part du conseil syndical régional. En cause, son activité au sein d'un parti considéré « antidémocratique » par le syndicat. Contestant la décision devant le tribunal, M. Keller a finalement eu gain de cause. Il reste membre Ver.di, bien qu'il ait dû quitter son poste de délégué syndical.

En 2023, l'élection de Christiane Benner à la tête d'IG Metall marque cependant un tournant. Très tôt, elle a affiché un engagement clair contre l'AfD, annonçant « IG Metall est ouvert à tous, sauf aux fascistes, racistes et autres réactionnaires », et a appelé à en faire de même dans les conseils d'entreprise. Une nouvelle affirmation que M. Dörre accueille volontiers, même si, pour lui, il s'agirait de remettre surtout la lutte des classes au goût du jour.

Pour Hans-Jürgen Urban, membre du comité directeur d'IG Metall, il est d'autant plus urgent d'organiser les travailleurs et les travailleuses qu'il leur faut accompagner la transformation écologique de la société. « Nous ne pouvons faire comme si rien allait changer, mais nous devons [en tant que société] leur donner une perspective, des emplois et des compétences », défendait-il au micro de la radio publique WDR, le 4 février 2025 . La transition écologique nécessite d'être accompagnée d'une transition sociale.

Et la lutte en vaut la peine. De 2023 à 2024, les syndicats de cheminots et l'union syndicale Ver.di ont lutté, avec succès, pour de meilleurs salaires. En conséquence, Ver.di a, pour la première fois depuis sa fondation en 2001, gagné de nouveaux membres. « Les syndicats gagnent de nouveaux membres lorsqu'ils sont visibles et en lutte », résume le sociologue.

Pour Orry Mittenmayer, il est aujourd'hui urgent d'intégrer les étrangers à l'action syndicale. S'ils représentent, selon l'agence allemande des statistiques, 15 % des actifs en Allemagne, leur part atteint les 32,2 % dans le secteur des bas salaires.

Le plus difficile reste de les convaincre : « La classe ouvrière est aujourd'hui bien plus diverse qu'autrefois, beaucoup de travailleurs viennent de pays où les conditions de travail sont plus dures qu'ici », dit-il. Dans bien des cas, le salaire minimum est en Allemagne bien plus rémunérateur que dans les pays d'origine des travailleurs immigrés.

Syndicalisme à l'ère TikTok

Pour atteindre un public plus divers, IG Metall mise sur les réseaux sociaux. À l'automne 2023, le syndicat industriel crée le canal @IGMetaller_innen sur TikTok. « Notre objectif est de parler à un public plus jeune et féminin », explique la responsable du projet, Mariya Vyalykh. Tout en surfant sur les tendances du réseau social aux courtes vidéos, Mme Vyalykh et son équipe sensibilisent à l'action syndicale et mettent en avant les combats féministes et antiracistes.

Dans un TikTok publié l'été dernier, @IGMetaller_innen faisait, par exemple, la promotion d'une campagne contre le racisme lancée par plusieurs organisations syndicales et antiracistes à l'occasion de la coupe d'Europe de football, respekt.tv. « Personne ne fuit son pays de plein gré », explique un des influenceurs dans une autre vidéo, avant de lister les revendications d'IG Metall sur le droit à l'asile et la nécessité de protéger les réfugiés.

À ce jour, @IGMetaller_innen comptabilise près de 14.000 followers et certaines vidéos comptabilisent plusieurs millions de vues. Là aussi, la lutte politique prend un tournant concret. « Nous sommes conscients qu'il faut construire un contre-discours sur TikTok », explique Mariya Vyalykh, face aux comptes qui multiplient les récits d'extrême droite. Le terrain de lutte est également virtuel.

Plusieurs vidéos ont été enregistrées en polonais ou en ukrainien pour médiatiser le syndicat auprès de communautés non germanophones. « À la suite de ces TikTok, nous avons reçu des retours par messages privés de personnes qui souhaitaient s'informer sur IG Metall », dit Mariya Vyalykh, qui se félicite que les vidéos aient été partagées dans les communautés concernées.

La convergence des luttes est nécessaire

Retour au réel. Riesa était la première d'une longue série de manifestations jusqu'au jour du vote. Chaque weekend, la population se retrouve à plusieurs dizaines de milliers pour manifester contre l'extrême droite dans toutes les villes allemandes. Entre le 2 et le 3 février, des rassemblements dans toute l'Allemagne ont réuni au total près de 300.000 participants. Dans bien des cas, la branche locale de la DGB s'associe aux organisations environnementales à l'instar de Fridays for Future ou Letzte Generation pour organiser les rassemblements, prolongeant l'expérience de l'année dernière.

Après les révélations du média Correctiv sur la participation de l'AfD à l'élaboration d'un « plan de rémigration », en janvier 2024, syndicats, écologistes et associations antiracistes et antifascistes avaient coordonné leurs efforts pour organiser des manifestations très populaires. Malgré les élections à la fin du mois, l'ampleur des manifestations a toutefois largement diminué par rapport à 2024, où les Allemands sont descendus dans la rue par millions pour protester contre l'AfD.

« Les syndicats sont bien avisés de collaborer avec les organisations écologistes », remarque le sociologue Klaus Dörre. « Les syndicats remarquent alors que les combats des écologistes ne leur sont pas si éloignés et les écologistes adoptent un discours plus pragmatique », analyse-t-il. La lutte commune rapproche les mouvements sociaux. C'est peut-être là le meilleur moyen de combattre l'extrême droite.

19.02.2025 à 06:30

En Asie du Sud, la politique étrangère interventionniste de Modi provoque le rejet de l'Inde par ses voisins

Aurélie Leroy

La « super année électorale » 2024 a marqué un tournant pour l'Asie du Sud, avec des élections dans tous les pays de la région : Bhoutan, Bangladesh, Pakistan, Sri Lanka, Népal, Maldives et bien sûr, Inde. Deux tendances communes sont à souligner. Tout d'abord, une exaspération généralisée envers les régimes autoritaires en place. Les manifestations massives des derniers mois et le vent de révolte qui a soufflé au Bangladesh, au Sri Lanka et au Pakistan ont été qualifiés par certains (…)

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La « super année électorale » 2024 a marqué un tournant pour l'Asie du Sud, avec des élections dans tous les pays de la région : Bhoutan, Bangladesh, Pakistan, Sri Lanka, Népal, Maldives et bien sûr, Inde. Deux tendances communes sont à souligner. Tout d'abord, une exaspération généralisée envers les régimes autoritaires en place. Les manifestations massives des derniers mois et le vent de révolte qui a soufflé au Bangladesh, au Sri Lanka et au Pakistan ont été qualifiés par certains observateurs locaux de « printemps sud-asiatiques ». Les revendications démocratiques et de justice sociale, ainsi que la lutte contre la corruption ont aussi été au cœur des soulèvements, qui visaient à bousculer un statu quo devenu intolérable.

Mais des slogans tels que « India Out » ont également résonné lors de ces contestations, témoignant de l'échec de la politique interventionniste de Narendra Modi. Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, le Premier ministre indien a orienté sa stratégie diplomatique sur le « voisinage d'abord » et cherché à positionner son pays comme la puissance dominante d'Asie du Sud. Néanmoins, malgré ces efforts, la région est devenue le théâtre de la rivalité entre la Chine et l'Inde.

Si les ouvertures de la Chine, telles que les initiatives économiques et stratégiques, expliquent en partie la prise de distance de plusieurs pays vis-à-vis de l'Inde, l'arrogance perçue de New Delhi, qui s'affirme comme l'« allié naturel » et le « grand frère » autoritaire, a nourri un sentiment anti-indien répandu dans la région. Ce rejet découle des ingérences et des pressions exercées de longue date dans les affaires internes de ses voisins, notamment lors de la signature d'un accord énergétique déséquilibré entre Dacca et le groupe Adani, un consortium proche du régime de Modi, ou encore quand le gouvernement indien a émis des objections concernant l'escale d'un navire de recherche chinois dans un port sri-lankais.

Cette méfiance à l'égard de l'Inde ne trouve toutefois pas son explication dans la seule histoire récente. Le conflit indo-pakistanais autour du Cachemire est un point de friction qui remonte à la Partition de 1947 et qui persiste dans la politique étrangère indienne. La révocation de l'autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire en 2019 a exacerbé les tensions et terni l'image de l'Inde, perçue davantage après cet épisode, comme une puissance dominatrice imposant sa volonté et ses intérêts.

Bangladesh : soulèvements et reconstruction démocratique à distance de l'Inde

Épisode emblématique exposant les failles d'une telle approche : l'effondrement du régime autoritaire de Sheikh Hasina, au Bangladesh. En janvier 2024, celle que l'on appelait « la dame de fer », remportait sans surprise un quatrième mandat consécutif après un simulacre d'élection. Son parti, la Ligue Awami, contrôlait le pays, réprimant systématiquement les oppositions, notamment les travailleurs et leurs représentants.

La corruption gangrenait le gouvernement et les rouages de l'administration, favorisant un capitalisme de connivence au profit des élites, tandis que la population – en particulier les jeunes – souffrait de l'inflation, d'une croissance sans emploi et de l'accaparement des opportunités économiques par l'entourage du régime.

En juillet 2024, le rétablissement d'un système de quotas dans la fonction publique, favorisant les proches du pouvoir, déclencha un soulèvement massif, nourri par des années de frustration. La réponse fut brutale : couvre-feu, coupure d'internet et répression sanglante. Alors que les affrontements atteignaient leur paroxysme, Sheikh Hasina, lâchée par l'armée, s'enfuyait du pays. Quelques jours plus tard, un gouvernement intérimaire dirigé par Muhammad Yunnus, prix Nobel de la paix en 2006, prêtait serment.

Pendant quinze ans, l'Inde a soutenu indéfectiblement Hasina, fermant les yeux sur les abus et les dérives autoritaires.

Cet appui s'est encore manifesté par l'invitation du Bangladesh au G20, présidé par l'Inde, en 2023 – une première historique pour le pays et un gage de légitimité internationale, et ce soutien a encore perduré jusqu'à l'approche du scrutin de 2024, malgré les critiques internationales.

En retour, le Bangladesh a concédé à son grand voisin des avantages commerciaux illustrant un rapport d'exploitation et de soumission. Ces ententes ont porté notamment sur le « partage » de ressources hydrauliques, des facilités pour le transport de marchandises, ou la coopération dans la lutte contre le militantisme islamique. Cette relation asymétrique a nourri un sentiment d'hostilité.

En misant exclusivement sur son alliance avec Sheikh Hasina, le gouvernement Modi a négligé les dynamiques internes du Bangladesh et fragilisé sa propre influence régionale, après le changement de régime.

Par ailleurs, les discours haineux des nationalistes hindous qualifiant les Bangladais de « termites » et d' « immigrants illégaux », ont attisé le rejet et la défiance. Ces déclarations, associées à des politiques discriminatoires contre des musulmans indiens et à l'ingérence dans les affaires internes du Bangladesh, ont exacerbé l'hostilité envers l'Inde. Ce climat de suspicion a non seulement affaibli l'influence de l'Inde, mais aussi entaché sa réputation, marquant un revers stratégique majeur.

Reconfiguration des équilibres politiques en Asie du Sud

Le Sri Lanka et le Pakistan ont également été secoués par de vastes mouvements de protestation exigeant le départ de leurs dirigeants, jugés incapables de gouverner de manière juste, transparente et efficace.

Au Sri Lanka, la crise économique a été marquée par une dette insoutenable, des pénuries généralisées et une hausse du coût de la vie. Le taux de pauvreté a presque doublé entre 2021 et 2022, dépassant les 25% et un demi-million de travailleurs ont perdu leur emploi en 2022, provoquant une émigration massive de travailleurs. L'effondrement économique, couplé à des années de mauvaise gestion, a attisé le mécontentement, conduisant à la démission du président Gotabaya Rajapaksa. En 2024, Anura Kumara Dissanayake (« AKD ») a été élu à la tête d'une coalition de gauche. Porté par un élan populaire en faveur d'un « changement de système », AKD a incarné l'espoir d'un renouveau, dans un pays rongé par la corruption et la mauvaise gestion.

Au Pakistan, c'est la gouvernance désastreuse du pays et la destitution d'Imran Khan, l'ex-Premier ministre aujourd'hui emprisonné, qui ont été le catalyseur des mobilisations.

Dans les deux cas, les citoyens ont dénoncé un système politique oligarchique déconnecté des réalités, ainsi que l'influence démesurée de l'armée dans les affaires civiles. Ces mouvements ont exprimé un désir de réformes démocratiques et de justice sociale.

Bien que les soulèvements populaires au Sri Lanka et au Pakistan trouvent leurs origines dans des dynamiques internes, ils s'inscrivent dans un contexte de contestation du leadership de l'Inde. Fort de sa taille géographique et de son poids politique, New Delhi a cherché à imposer sa domination sur la région, en adoptant une « diplomatie coercitive », reposant sur des stratégies de l'influence et de la menace, et en s'érigeant en arbitre des relations internationales de ses voisins.

La montée au pouvoir de dirigeants moins alignés sur les intérêts indiens, comme AKD au Sri Lanka ou le gouvernement intérimaire de Muhammad Yunus au Bangladesh ; ou encore l'ascension de Mohammed Muizzu à la présidence des Maldives, qui a fait campagne sur le thème « India Out », ou le retour du Premier ministre népalais KP Sharma Oli, dont les relations avec New Delhi ont été houleuses par le passé, ont marqué un tournant dans les relations régionales.

Sans faire table rase du passé, ces nouveaux acteurs ont affiché leur volonté de tempérer les prétentions indiennes, pour préserver leur souveraineté nationale et maintenir un équilibre délicat entre l'Inde et la Chine. La stratégie de contrôle et l'ambition hégémonique de Modi ont incité les « petits » États du Sud asiatique à diversifier leurs partenariats et à exploiter les opportunités offertes par la rivalité sino-indienne, en évitant de tomber dans l'orbite de l'une des deux puissances.

Le rapport de force avec la Chine

L'Inde fait face à un double problème d'asymétrie en Asie du Sud. Le premier tient à la taille, la démographie, l'économie, la politique étrangère de l'Inde, qui en font un géant en comparaison de ses voisins. Le second réside dans le rapport de force déséquilibré qui existe entre la Chine et l'Inde. Dans de nombreux domaines – économique, industriel, technologique, diplomatique, militaire, en matière de développement humain, etc. – Pékin surpasse son rival. L'Inde est aussi dépendante de la Chine pour une part importante de ses importations.

Dans ce contexte, l'expansionnisme chinois dans la zone d'influence traditionnelle indienne, à travers des investissements dans des infrastructures via la Belt and Road Initiative (BRI) et des alliances stratégiques avec des pays riverains de l'océan indien, a été perçu par New Delhi comme une menace directe à sa prééminence régionale.

À l'entame de son troisième mandat, Narendra Modi est confronté à des défis majeurs. Pour surmonter sa « débâcle diplomatique » en Asie du Sud, New Delhi doit repenser son approche. Elle doit s'extraire d'une logique fondée sur la seule obsession de refoulement de la Chine et sur ses seuls intérêts hégémoniques pour envisager un développement commun et prendre en compte les intérêts et les besoins des autres pays de la région. La région ne pourra s'élever qu'ensemble. Nombre d'enjeux dépassent les frontières : pollution de l'air, pénurie de l'eau, migrations, inégalités économiques, infrastructures, connectivité, etc. L'avenir d'un quart de la population mondiale en dépend.

18.02.2025 à 05:00

Derrière la plainte de la RD-Congo contre Apple, l'appel des Congolais à une meilleure répartition des profits générés par les matières premières

Bernadette Vivuya

C'était le 17 décembre dernier et l'annonce a fait l'effet d'une petite bombe dans le monde de la tech' : l'État congolais, propriétaire de l'une des plus vastes réserves de minerais essentiels à la production d'appareils électroniques de pointe, a déposé plainte contre l'entreprise américaine Apple. Kinshasa accuse la marque à la pomme de s'approvisionner en minerais congolais pillés dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC) et exportés illégalement via le Rwanda, avec l'aide (…)

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C'était le 17 décembre dernier et l'annonce a fait l'effet d'une petite bombe dans le monde de la tech' : l'État congolais, propriétaire de l'une des plus vastes réserves de minerais essentiels à la production d'appareils électroniques de pointe, a déposé plainte contre l'entreprise américaine Apple. Kinshasa accuse la marque à la pomme de s'approvisionner en minerais congolais pillés dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC) et exportés illégalement via le Rwanda, avec l'aide du groupe rebelle M23.

Dans l'opinion publique congolaise, qui dénonce régulièrement le pillage des richesses de son sous-sol par des intermédiaires liés au pays voisin, l'initiative a été plutôt bien perçue. Mugisha [prénom d'emprunt pour raison de sécurité liée à la prise de la ville de Goma par le M23], un membre de l'organisation faitière congolaise Société Civile (qui regroupe diverses organisations locales), partage ce sentiment.

« Depuis des années, les minerais congolais sont exportés illégalement à travers le monde via le Rwanda voisin, sans que cela ne profite à la RDC, mais en profitant à des acteurs armés qui pullulent dans la région. La population congolaise est ainsi deux fois victimes : d'abord du vol de ses richesses, qui ne contribuent pas à la construction du pays ; ensuite de la guerre, qui est alimentée par les bénéfices tirés du commerce illégal de minerais », résume-t-il. « Tout le monde le sait, notamment les sociétés de la tech' qui achètent ces minerais essentiels à leurs affaires. Mais tout le monde ferme les yeux. »

« Dans ce contexte, nous accueillons favorablement le dépôt de cette plainte, qui vise à mettre fin à la guerre et à ce que les Congolais profitent enfin des richesses de leur terre. Le gouvernement doit y apporter tout le suivi possible. »

L'enthousiasme généré par l'annonce de cette initiative est toutefois vite relativisé. En cause : l'inaction de la communauté internationale, alors que le conflit dans l'est de la RDC dure depuis près de 30 ans. Le déploiement, à partir de 2010, d'une large force d'interposition onusienne, la MONUSCO, qui a succédé à la MONUC, déployée depuis 1999, et de multiples promesses de mettre fin à la guerre et à l'exploitation illégale des ressources naturelles n'ont abouti à rien, suscitant la méfiance vis-à-vis de toute tentative de gouvernance globale.

Le lancement du processus de certification ITSCI (International Tin Supply Chain Initiative), en 2010, devait contribuer, en surveillant les chaînes d'approvisionnement, à mettre un terme à ce que beaucoup qualifient de pillage de la région. « Mais il a été démontré depuis que ce label est largement contourné et ne règle rien », reprend Mugisha. Une enquête documentée de l'ONG Global Witness parle de la “laverie” ITSCI, et accuse le label d'être si peu exigeant qu'il permettrait un vaste blanchiment des minerais volés.

L'administration d'une partie de la zone de production par les rebelles du M23 (notamment les importantes mines congolaises de Rubaya, qui produisent du coltan, du tungstène et de l'étain), ainsi que la corruption qui gangrène le pays (classé 162e par l'indice de corruption de Transparency International) empêche de fait toute procédure efficace de contrôle sur le terrain.

L'enjeu clé de la traçabilité

La déception vis-à-vis de la communauté internationale est alimentée par de sérieux soupçons portant sur la volonté de certains pays de s'accaparer les minerais congolais.

« En février 2024, l'UE a signé avec le Rwanda un protocole d'accord sur les chaînes de valeur durables pour les matières premières. Cela vise à soutenir l'exportation via le pays de minerais, alors que l'on sait que le pays [le Rwanda, NDA] n'en produit que très peu, et que la plupart sont extraits au Congo voisin », dénonce Alexis Muhima, de l'Observatoire de la société civile congolaise pour les minerais de paix (OSCMP).

« Cette plainte est donc un message adressé à la communauté internationale et à toutes les multinationales : il est temps qu'ils comprennent qu'ils ne peuvent pas piller impunément les richesses de la RDC ». Il appelle les différentes entreprises du secteur technologique à mettre en place un commerce respectueux des droits humains.

Alors que les autorités congolaises misent sur leur plainte pour attirer l'attention de l'opinion publique internationale sur la question des minerais de conflit, des chercheurs et activistes congolais préfèrent insister sur le besoin de mettre en place des chaînes de valeur propres et durables, conditions indispensables pour que l'exploitation minière du sous-sol congolais bénéficie à sa population.

« Avec cette plainte, Kinshasa cherche à mettre la pression sur le Rwanda, alors que les relations avec Kigali sont au plus bas. Mais le véritable enjeu est d'établir des chaînes de valeur exemptes de minerais venus de mines qui ne respectent pas les normes fixées au niveau national et international », souligne Josaphat Musamba, chercheur et membre du groupe d'études sur les conflits et la sécurité humaine, une unité de recherche du Centre de recherches universitaire du Kivu (Institut supérieur pédagogique, Bukavu). « Cela nécessite une traçabilité accrue. Et de ce côté-là, il y a de nombreux efforts à faire en interne », ajoute-t-il.

La RDC s'est dotée d'un mécanisme de contrôle des mines, qui les autorise ou non à commercialiser leur production, en fonction du respect ou non d'un certain nombre de règles.

« Pour le moment, on constate que des minerais exportés légalement depuis des mines congolaises incluent des minerais extraits sur des sites non certifiés. Il est indispensable d'améliorer la traçabilité des minerais congolais, mais il ne faut pas croire que le problème n'est dû qu'à la politique du Rwanda. Cette plainte ne va donc pas tout régler. »

À l'échelle internationale, le manque de transparence des multinationales est également pointé du doigt. Celle-ci est pourtant indispensable pour assurer la traçabilité des minerais. Suite à la plainte déposée par la RDC à Paris et Bruxelles contre les filiales française et belge d'Apple pour « recel de crimes de guerre, blanchiment de faux et tromperie des consommateurs », le groupe a annoncé « ne plus s'approvisionner en minerais venant de RDC et du Rwanda ».

Il reste toutefois très flou sur cette démarche, ne donnant pas plus d'informations sur la date de la prise de cette décision, ni ce qui l'a motivée, et ne souhaitant pas la commenter de manière plus précise (Apple, contactée à ce sujet par Equal Times, l'entreprise n'a pas donné suite à la demande). La marque compte néanmoins sur cette annonce pour nier l'accusation de recours à des « minerais de sang » qui alimentent le conflit en cours dans la région. Un conflit qui s'est intensifié ces dernières semaines avec notamment la prise de la capitale de la province, Goma, au terme de violents combats dans le centre-ville. Le bilan provisoire fait état d'environ 3.000 morts et des milliers de blessés.

Cette tentative d'Apple d'apporter des garanties sur l'absence de recours à des minerais de conflit ne convainc toutefois pas les organisations congolaises qui plaident pour la structuration de chaînes de valeur durables.

« Les multinationales doivent être plus précises dans l'information aux consommateurs », plaide Mugisha. « Les appareils vendus devraient spécifier la provenance des matières premières utilisées, en stipulant par exemple le lieu de fabrication et les lieux de provenance des minerais utilisés. Cela permettra au consommateur de disposer d'un jugement objectif avant d'acheter un appareil, et aux actionnaires de savoir d'où viennent les bénéfices de leurs entreprises. Mais bien sûr, cela suppose l'existence d'un système de certification fiable. Il faut reprendre les efforts pour mettre cela en place au niveau régional, et donc avec les pays voisins, et garantir la réalité des contrôles sur le terrain. »

Des retombées positives pour les communautés locales

Dans les vertes collines du Sud-Kivu éventrées de sites boueux par l'exploitation du coltan, tungstène et étain, l'annonce de la plainte déposée par Kinshasa et ses potentielles retombées posent question.

« L'exploitation minière est une source de revenus importante et assure les moyens de subsistance de l'essentiel de la population. Au moins 60% de la population, 80% des jeunes, vivent du travail de mines. L'exploitation minière nous permet donc de faire vivre nos familles et de scolariser nos enfants », explique John, chargé d'administration et finances d'une mine au Sud-Kivu. [John souhaite lui aussi utiliser un prénom d'emprunt, car il est actuellement en fuite devant l'avancée des rebelles du M23. Comme lui, de nombreux membres de l'administration des mines de la région ont fui, tandis que les rebelles tentent de mettre en place une administration parallèle].

Du fait de cette manne financière nécessaire, l'appel au boycott déjà lancé en septembre dernier par des organisations de la diaspora congolaise à boycotter l'iPhone 16 pour pointer la responsabilité supposée d'Apple dans l'usage de minerais de conflit inquiétaient certains acteurs locaux. « Ces minerais, ce sont les revenus de notre communauté, de nos villages, de nos familles. Si demain tous les acheteurs refusent ce qui est extrait du Congo, on va se retrouver en difficulté », prévient Roger Rugwiza, creuseur artisanal et chargé du devoir de diligence pour Cooperama, une coopérative minière de Rubaya (Nord Kivu).

Sa mise en garde illustre bien l'inquiétude de la corporation, coincée entre la volonté d'améliorer les conditions de travail et les revenus, tout en ne mettant pas en danger ce qui fait vivre leurs familles, aussi insuffisant cela soit-il.

« Au-delà de la plainte contre les filiales d'Apple, la vraie question à poser est celle des retombées positives de l'exploitation minière pour les communautés locales », reprend Josaphat Musamba.

« Pour cela, nous devons développer une industrie locale de transformation des minerais. Ils se vendent plus cher transformés que bruts, et génèrent des emplois locaux. »

Une piste vers laquelle abonde Mugisha. « La création de chaînes de valeur durables, sans minerais issus de zones de conflit, doit être un premier pas pour mener notre pays à capter une part plus importante de la valeur créée et être moins dépendant des faibles revenus générés par les minerais bruts. Cela implique de créer une industrie capable de transformer localement le minerai brut. C'est ainsi que nous collecterons l'argent dont nous avons besoin pour assurer la sécurité, construire des écoles, des infrastructures de transports, et tout ce dont nous avons besoin pour vivre décemment. »

Le Kenya voisin, bien que moins riche en minerais, a annoncé en octobre dernier son intention de restreindre temporairement les exportations de plusieurs ressources minières à l'état brut pour promouvoir la transformation locale, afin d'augmenter les recettes du secteur minier, et de le porter de 1 à 10% du PIB d'ici 2030. Josaphat Musamba alerte toutefois : « Générer plus de revenus est un point de départ important. Je reste toutefois très prudent, car il faut assurer que cet argent profite aux travailleurs et aux communautés, et n'aille pas uniquement dans les poches de la classe dirigeante ».

L'accueil positif réservé à la plainte déposée par la RDC semble ainsi plus relever d'un souhait de voir l'exploitation des matières premières bénéficier plus largement aux communautés locales. Entre espoir et scepticisme, les réactions témoignent toutefois d'une détermination réaffirmée à prendre le contrôle sur les richesses naturelles du pays.

13.02.2025 à 17:14

Attention : amour fragile

María José Carmona

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13.02.2025 à 10:53

Au Panama, des syndicalistes et des écologistes dénoncent le sabotage de leurs droits et de leurs libertés

La clôture des comptes bancaires de SUNTRACS, le Syndicat unique des travailleurs de la construction et assimilés au Panama (Sindicato Único Nacional de Trabajadores de la Industria de la Construcción y Similares), a suscité de vives inquiétudes chez de nombreux acteurs sociaux et observateurs concernant le niveau de respect des droits et libertés syndicaux (et de l'activisme en général) dans ce pays d'Amérique centrale.
Les représentants syndicaux et environnementaux ont qualifié cet acte (…)

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La clôture des comptes bancaires de SUNTRACS, le Syndicat unique des travailleurs de la construction et assimilés au Panama (Sindicato Único Nacional de Trabajadores de la Industria de la Construcción y Similares), a suscité de vives inquiétudes chez de nombreux acteurs sociaux et observateurs concernant le niveau de respect des droits et libertés syndicaux (et de l'activisme en général) dans ce pays d'Amérique centrale.

Les représentants syndicaux et environnementaux ont qualifié cet acte de mesure coercitive suite à la participation de SUNTRACS aux mobilisations sociales massives — actives depuis des mois — visant à éliminer le contrat de concession minière entre l'État panaméen et Minera Panamá S.A., une filiale de First Quantum Minerals, une compagnie transnationale canadienne, à la fin de l'année 2023. Enfin, le 28 novembre de cette même année, la Cour suprême de justice (CSJ) a déclaré inconstitutionnelle la loi 406, qui avait permis d'approuver le contrat de concession.

« La persécution contre le syndicat est brutale et affecte notre capacité de fonctionnement », a déclaré Saúl Méndez, secrétaire général de SUNTRACS, à Equal Times.

C'est à la mi-novembre 2023 que Caja de Ahorros (CA), l'une des deux banques nationales, a clôturé les comptes bancaires de SUNTRACS, y compris les comptes individuels de plusieurs de ses dirigeants. La banque a déclaré, en application de politiques internes et du contrat de services bancaires, qu'elle avait détecté des « mouvements suspects » de fonds pour un présumé « financement d'activités terroristes ».

M. Méndez rejette catégoriquement cette affirmation. Il a ajouté que son principal financement provenait des 2 % du montant des cotisations syndicales. Ces cotisations, ajoute-t-il, représentent un pourcentage du salaire des travailleurs affiliés et servent à financer divers services et activités du syndicat, notamment la défense des droits du travail, l'organisation de grèves et de manifestations ainsi que l'aide sociale et économique à ses membres.

« Cela signifie que les ressources du syndicat sont légitimes, car elles proviennent des travailleurs et de leur salaire. Tout cet argent est déposé sur un compte bancaire [et sert] à honorer ses engagements », précise-t-il encore, soulignant qu'après avoir été client de la banque pendant 30 ans sans le moindre problème, la clôture des comptes n'était pas seulement une surprise, mais aussi un acte « arbitraire, illégal, inconstitutionnel et criminel ».

C'est ce dossier (qui entremêle d'importantes restrictions à la liberté d'expression et de réunion, ainsi que la détention arbitraire de membres de syndicats) qui a valu au Panama d'être épinglé dans l'Indice mondial des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) ; un indice qui évalue le niveau de respect des droits et libertés fondamentaux des travailleurs et des syndicats à travers le monde.

En outre, le Service de médiation (Defensoría del Pueblo) du Panama a identifié « une violation des droits humains en matière d'association et de liberté syndicale », au détriment de SUNTRACS. L'Organisation internationale du travail (OIT), en réponse à une lettre envoyée par le syndicat, a confirmé qu'elle s'était penchée sur la situation et qu'elle attendait une réponse du gouvernement (qui n'a pas encore été fournie). Elle a également mis en exergue l'usage excessif de la force lors des manifestations de protestation contre le contrat d'exploitation minière.

Bien que la liberté syndicale soit reconnue dans la Constitution panaméenne, ainsi que dans de nombreux traités internationaux dont le Panama est signataire, Eduardo Gil, secrétaire général de Convergencia Sindical (CS), a averti qu'en matière de mise en œuvre (et compte tenu de la détérioration des droits et libertés syndicaux observée au cours des dernières décennies), des progrès s'imposent de toute urgence.

De plus, M. Gil estime que l'on est désormais davantage conscient du fait que la liberté syndicale est déjà violée au Panama et qu'il existe une intention politique de contrôler ces groupes, « en commençant précisément par le syndicat le plus puissant [en nombre de dirigeants syndicaux et de travailleurs affiliés] ».

Un autre défi auquel est confronté le pays est l'absence de protection adéquate pour les défenseurs ou activistes environnementaux, a déclaré à Equal Times Lilian González Guevara, directrice générale du CIAM (Centro de Incidencia Ambiental de Panamá), le Centre de plaidoyer environnemental du Panama.

Mme González explique que les activistes environnementaux se trouvent dans une « situation singulière », car ils ne disposent d'aucune législation spécifique pour leur protection. Elle reconnaît toutefois que la ratification par le Panama de l'Accord d'Escazú est un premier pas : l'État panaméen est désormais tenu de garantir un environnement propice au travail des défenseurs de l'environnement et de prendre des mesures adaptées, efficaces et opportunes pour prévenir, investiguer et sanctionner les attaques, les menaces ou les intimidations dont les défenseurs de l'environnement peuvent être l'objet.

Les experts consultés pour cet article s'accordent à dire que, compte tenu de ce contexte, il est clairement nécessaire de renforcer la protection des droits syndicaux et des droits des défenseurs de l'environnement au Panama et de veiller à ce que les actions des institutions respectent ces droits fondamentaux, étant donné les risques de menaces, de mort et de persécution politique.

Des attaques contre les activistes de plus en plus nombreuses

Cet appel intervient après les conséquences tragiques des manifestations contre le contrat minier : quatre activistes ont été tués lors de la répression des manifestations, selon le rapport Missing Voices de Global Witness 2024.

Cette organisation, qui souligne que « l'Amérique latine enregistre systématiquement le plus grand nombre d'assassinats avérés de défenseurs du sol et de l'environnement », a présenté une donnée inquiétante concernant le Panama : si cinq décès ont été signalés dans ce pays entre 2012 et 2023, l'année 2023 s'est achevée sur un bilan de quatre morts.

La directrice générale du CIAM rappelle qu'un autre cas emblématique des manifestations de 2023 a été l'agression du photographe et activiste Aubrey Baxter, qui a perdu un œil à cause d'un plomb tiré par la police nationale alors qu'il couvrait les manifestations. En 2024, un rapport mondial de l'UNESCO a signalé que 7 journalistes environnementaux sur 10 avaient été victimes d'agressions dans le cadre de leur travail.

Parallèlement, suite à la participation de SUNTRACS aux manifestations contre l'exploitation minière, la CSI a dénoncé la persécution des dirigeants syndicaux de la part des autorités panaméennes. Elle a notamment mentionné que le secrétaire général de SUNTRACS et Jaime Caballero, secrétaire aux relations extérieures, ont été poursuivis par le ministère public, accusés d'avoir commis des crimes contre la liberté et l'ordre économique préjudiciables à la société panaméenne. Jaime Caballero a été arrêté le 26 février 2024. Peu de temps après, le 10 mars 2024, les bureaux de SUNTRACS dans la province de Panama Ouest étaient incendiés.

« Ces violations dressent un tableau inquiétant de la situation des droits des travailleurs dans le pays », prévient la CSI dans son rapport.

Pour M. Méndez, cette mention de la CSI attire l'attention de tous sur une réalité souvent occultée. Il rappelle que ce n'est pas la première fois que le Panama figure dans un rapport sur les violations des droits fondamentaux, étant donné que des jugements ont été rendus par la Cour interaméricaine des droits de l'homme et l'OIT, et que plusieurs plaintes concernant les droits syndicaux ont été déposées auprès de cette dernière.

Justement, l'OIT, à travers le rapport sur l'Application des normes internationales du travail 2024, a identifié des inquiétudes sur la liberté syndicale et la protection des droits des travailleurs à s'organiser et à négocier collectivement au Panama. L'organisme a recommandé au pays de renforcer les garanties pour les syndicats et de veiller à ce qu'il n'y ait pas de représailles contre les dirigeants syndicaux.

Multiplication des défis

Jusqu'à présent, les poursuites judiciaires engagées à la suite de manifestations sociales, et à plusieurs reprises contre des dirigeants, restent l'un des principaux défis pour les syndicats, déclare M. Gil.

La directrice générale du CIAM a également déclaré que le fait d'être la cible de poursuites, qu'elles soient pénales ou criminelles (en d'autres termes, d'être confronté à une utilisation stratégique du système juridique pour discréditer, réduire au silence ou harceler), ouvre la porte à l'intimidation ou à la persécution par des acteurs privés contre les activistes. Plus grave encore, ajoute-t-elle, est le risque d'atteinte à la vie et à l'intégrité physique.

Par exemple, M. González explique qu'ils ont suivi au moins deux dossiers. Le premier concerne le directeur de la Fondation Agua y Tierra, Jacinto Rodríguez, qui a fait l'objet d'une procédure administrative devant un juge de paix intentée par une société immobilière, en réponse à la plainte déposée par M. Rodríguez au sujet d'un projet situé à proximité d'une plage de nidification des tortues. Le promoteur immobilier demandait une compensation de 10.000 dollars US ( soit environ 9.600 euros).

« Tant le directeur de la fondation que la société ont reçu un avertissement écrit pour violation de la coexistence pacifique. Bien qu'il s'agisse d'une sanction mineure, les autorités ont manqué de diligence, tant dans l'application de la loi spéciale pour la protection des tortues que dans le soutien apporté au défenseur dans le processus », reproche la directrice générale du CIAM.

D'autres défis mentionnés par le secrétaire général de CS ont trait aux exigences bureaucratiques pour l'enregistrement d'un syndicat et aux procédures ordinaires du ministère du Travail et du Développement de l'emploi (Mitradel), qui non seulement rendent l'exercice du syndicalisme difficile, mais privent également les travailleurs de toute défense.

En guise de répression économique, ajoute-t-il, on peut citer la clôture ou la suspension des comptes bancaires, ainsi que la non-distribution des ressources de formation syndicale qui sont garanties par divers instruments réglementaires.

La capacité à construire un espace civique pour une participation effective à la prise de décision, le manque de soutien aux organisations, l'accès insuffisant à l'information, la lenteur des procédures de plaintes juridiques, le risque de répression ou de violence policière sont autant de défis supplémentaires mentionnés par la directrice générale du CIAM.

Pression internationale

Au titre des enseignements tirés, le secrétaire général de CS reconnaît que la pression internationale est essentielle pour que le Panama respecte la liberté syndicale et les droits du travail et de la négociation collective. Pour ce faire, ajoute-t-il, il est essentiel que les syndicats soient en mesure de défendre leurs positions dans les instances internationales (en particulier l'OIT) et de les argumenter.

« Nous savons que, dans ces instances, il nous incombe de prouver que le pays mène une politique antisyndicale visant à restreindre la participation des syndicats, mais également d'agression à l'encontre des dirigeants », souligne M. Gil.

« Même si cela peut affecter la réputation internationale du pays, nous sommes conscients qu'il s'agit d'un mécanisme habituellement utilisé lorsque les canaux de dialogue sont fermés et qu'il n'y a pas de possibilité d'accord ou de mécanismes qui garantissent effectivement ces droits », ajoute-t-il.

La directrice générale du CIAM estime que, bien que le Panama soit encore à la traîne en matière de respect total de la liberté syndicale et de la protestation sociale, le pays dispose encore du temps nécessaire pour appuyer sur « le frein » et défendre les droits humains avant que de graves scénarios ne se produisent comme dans d'autres pays de la région, à l'instar du Mexique et de la Colombie.

« Le Panama est encore en mesure d'œuvrer à la défense des droits humains et à leur respect », déclare-t-elle.

Le secrétaire général de SUNTRACS insiste sur le fait que, malheureusement, toute personne qui élève la voix pour protester fait l'objet d'une série d'accusations visant à la discréditer, à la diaboliser et à distordre les informations lorsqu'elle adopte des positions contraires à celles des employeurs et du gouvernement. « Telle est la situation que nous vivons actuellement », explique-t-il.

Il rappelle que la clôture de ses comptes a considérablement affecté la capacité de SUNTRACS à gérer ses finances et à effectuer les paiements à ses membres et à ses fournisseurs. Face à cette situation, poursuit-il, le syndicat a exploré d'autres solutions pour assurer la continuité de ses opérations financières, y compris la possibilité d'ouvrir des comptes dans des banques à l'étranger.

Bien que les démarches à l'étranger se poursuivent, M. Méndez a déclaré que l'un des principaux problèmes détectés est que, même si l'argent se trouve dans des banques étrangères, il est impossible de le renvoyer au Panama si aucune banque ne l'accepte.

« Tout cela fait partie de la stratégie d'encerclement mise en place par le système financier, qui ne nous permet pas d'opérer à l'échelle nationale ou internationale. Malgré tout, nous prenons bel et bien des mesures pour transférer une partie de nos ressources à l'étranger », avoue le secrétaire général de SUNTRACS.

En décembre 2024, la troisième chambre de la CSJ a reconnu le bien-fondé de la plainte déposée par SUNTRACS contre la banque CA. Actuellement, le syndicat attend la suite de la procédure judiciaire.

En leur qualité de représentants du gouvernement, Equal Times a tenté d'interviewer Eduardo Leblanc, le Médiateur (Defensor del Pueblo), et Jackeline Muñoz, la ministre du Travail et du Développement de l'emploi, afin d'approfondir les réalités entourant la liberté et les droits des activistes syndicaux et environnementaux, mais nous n'avions reçu aucune réponse au moment de clôturer cet article.

10.02.2025 à 22:00

Au Kurdistan irakien, des fonctionnaires en grève de la faim réclament le paiement de leurs salaires

Marion Fontenille

Il y a un va-et-vient continu à l'intérieur de la grande tente installée face au siège des Nations Unies de la ville de Souleymanié, la deuxième ville du Kurdistan irakien. Les proches et les amis se rendent au chevet des grévistes dont les corps commencent à faiblir après quatre jours sans s'alimenter. Onze employés de la fonction publique, principalement des enseignants, ont décidé d'entamer une grève de la faim pour protester contre le non-versement de leurs salaires. Certains ont même (…)

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Texte intégral 1970 mots

Il y a un va-et-vient continu à l'intérieur de la grande tente installée face au siège des Nations Unies de la ville de Souleymanié, la deuxième ville du Kurdistan irakien. Les proches et les amis se rendent au chevet des grévistes dont les corps commencent à faiblir après quatre jours sans s'alimenter. Onze employés de la fonction publique, principalement des enseignants, ont décidé d'entamer une grève de la faim pour protester contre le non-versement de leurs salaires. Certains ont même fait la route des villages alentour pour prendre part à la protestation.

Assis sur l'un des lits de camp, Dilshad Mirani vient d'être perfusé après quatre jours de grève par l'équipe médicale qui effectue sa première visite. « Je sens que mon corps s'affaiblit, mais je suis déterminé à aller jusqu'au bout. C'est la première grève de la faim que nous organisons dans le pays en 34 ans », explique le maître d'école, à l'origine du mouvement. Il fait partie du groupe des « professeurs contestataires », créé en 2014 afin de coordonner les manifestations dans la région.

« Nous avons reçu nos derniers salaires en novembre 2024, depuis plus rien. Au cours des dix dernières années, 54 salaires ne nous ont jamais été versés. Nous avons manifesté à plusieurs reprises ces dernières années, mais le gouvernement régional du Kurdistan ne nous écoute pas, donc nous avons décidé de changer nos méthodes ».

Des fonctionnaires pris à la gorge économiquement

Assis à ses côtés, son collègue Dilshad Baban, lui aussi sous perfusion, ajoute, « je ne me souviens pas d'une année durant laquelle j'ai reçu mes 12 mois de salaire. Certaines années, nous n'avons pas reçu jusqu'à cinq mois de salaires consécutifs ». En moyenne, le salaire d'un enseignant s'élève à 700 euros. Ce professeur de biologie a rejoint la contestation dès ses débuts il y a dix ans. « La plupart des professeurs sont obligés de trouver un deuxième emploi. Certains sont même ouvriers sur des chantiers pour pouvoir survivre. »

Selon un décompte détaillé publié sur le site Kurdistan Watch en décembre dernier, entre 2015 et 2024, 58 mois de salaires ont été versés en intégralité, contre 44 mois partiellement. Le gouvernement régional du Kurdistan devrait un total d'environ 17 milliards d'euros (23 billions 116 milliards de dinars irakiens) à tous les fonctionnaires de la région – qui représentent un cinquième de la population.

C'est en désespoir de cause que Fazil s'est joint au mouvement. Ses gestes sont lents, et chaque phrase est entrecoupée d'une déglutition laborieuse. Ce professeur d'arts plastiques depuis 18 ans veut montrer l'exemple à la future génération.

« Je me bats pour mes enfants et mes élèves. Je veux leur apprendre qu'ils ne vont pas simplement à l'école pour apprendre à lire et à écrire, mais aussi pour connaître leurs droits et apprendre à les défendre », explique-t-il, sa petite-fille sagement assise sur ses genoux.

Sa femme, Dlsoz se tient au bout du lit, elle hoche la tête en écoutant son mari. « Il est normal de venir le soutenir. Je suis moi aussi employée de la fonction publique. Je partage la même douleur et les mêmes problèmes. Nous ne gagnons plus d'argent, nous perdons toute dignité. Comment peut-on vivre avec un salaire tous les 60 ou 70 jours ? », interroge-t-elle, « et dès que nous les recevons, nous devons rembourser nos dettes auprès de nos proches ». Un cercle vicieux intenable, d'autant que l'aide diminue, leur entourage, également issu de la fonction publique, subit la même pression.

« Nous sommes fatigués de ces autorités qui prétendent être un ‘gouvernement' mais qui restent sourdes à nos demandes. Je veux recevoir mon salaire directement depuis Bagdad, comme cela a été décidé par la Cour fédérale irakienne. Je ne fais plus confiance aux autorités de la région du Kurdistan », conclut Fazil avant de s'allonger.


Au sixième jour de la grève de la faim, lors d'une conférence de presse, le 2 février, le porte-parole du gouvernement régional du Kurdistan, Peshawa Hawrami, a accusé les organisateurs du mouvement de s'être alliés à des chefs de milices irakiennes pour servir leur agenda. « Nous considérons que certains des enseignants grévistes agissent comme des intermédiaires pour des éléments anti-kurdes », a-t-il déclaré.

Des liens que les personnes visées ne démentent pas, à commencer par Dilshad Mirani, dont des photos aux côtés de Rayan Al-Kildani, le chef de la milice de la Brigade de Babylon, une milice chrétienne pro-Iran, ont été partagées sur les réseaux sociaux. Le « professeur contestataire » s'en est défendu publiquement, expliquant être « prêt à travailler avec n'importe quel groupe irakien disposé à défendre leur cause ».

Batailles politiques et luttes d'influence

Comment expliquer une décennie d'impasse ? Au commencement était le pétrole. Dès 2014, la guerre contre l'État islamique aggrave des tensions déjà existantes entre Erbil, la capitale régionale du Kurdistan, et Bagdad, la capitale fédérale. À cela s'ajoutent, au fil des ans, la forte baisse des prix mondiaux du pétrole et les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19, qui ont des répercussions sur les revenus du gouvernorat.

En mars 2023, suite à un arbitrage, le Kurdistan irakien n'est plus autorisé à exporter du pétrole sans l'aval du gouvernement irakien. L'accord trouvé dans la foulée avait entériné la fin de l'indépendance financière de la région autonome du Kurdistan, en échange d'une redevance régulière, payée par l'État fédéral. Début février, une reprise des exportations de pétrole a été approuvée, grâce à un amendement budgétaire prévoyant une augmentation de la compensation pour les coûts de production et de transport du pétrole. Selon le président de la région autonome du Kurdistan irakien, Nechirvan Barzani, c'est « une étape prometteuse », bien qu'il faille sans doute attendre plusieurs mois avant la mise en œuvre du nouveau tarif.

Par ailleurs, la plainte contre le gouvernement de la région du Kurdistan pour ses retards récurrents dans le paiement des salaires déposée il y a quelques années par des avocats et des fonctionnaires contestataires de Souleymanié auprès de la Cour suprême fédérale irakienne n'est pas restée lettre morte. Deux décisions de justice ont suivi, il y a un an : les autorités à Erbil doivent « remettre au gouvernement fédéral tous leurs revenus pétroliers et non pétroliers et se plier à un audit des comptes ».

Le gouvernement fédéral est également sommé par la justice irakienne de verser directement les salaires aux fonctionnaires dans le Kurdistan, sans passer par les autorités locales.

« C'est tout l'enjeu de la digitalisation et du paiement par service bancaire des salaires. La guerre se joue sur leur domiciliation », explique Tom Préel, doctorant en sciences politiques à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattaché au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP).

« Le gouvernement régional du Kurdistan, sous grosse influence du PDK [Parti démocratique du Kurdistan qui domine le gouvernement kurde, ndlr] souhaite que les salaires soient domiciliés dans des banques à Erbil qui sont – pour les banques connues – assez proches de certains acteurs au sein du parti. Du côté de Bagdad, le gouvernement fédéral souhaite domicilier ces salaires dans des banques qui sont affiliées directement à l'État central irakien », poursuit le chercheur.

Deux systèmes de distribution des salaires se font donc face : Myaccount, pour recevoir ses revenus depuis les banques kurdes, et Tatween, depuis la banque nationale irakienne. Ce dernier a la préférence des manifestants de Souleymanié.

Tom Préel résume ainsi la situation : « C'est une lutte d'influence entre la périphérie et l'État central, dans un rapport de décentralisation-centralisation. » Une autre ligne de fracture apparaît, cette fois entre les frères ennemis : les principales formations politiques du Kurdistan autonome. L'UPK, qui contrôle le sud du Kurdistan autour de Souleymanié, en soutenant la décision de la Cour suprême fédérale et donc le système Tatween, se positionne comme un contre-acteur face au PDK.

Des actes, plutôt que des promesses

Le 1er février, au cinquième jour de la grève, trois personnes ont été hospitalisées. Le ministre des Finances du gouvernement régional du Kurdistan affichait son « bon espoir de recevoir l'argent pour payer les salaires de janvier 2025 ce dimanche 2 février ». En vain. Son homologue de Bagdad, lui, ne s'est toujours pas exprimé. En coulisses, les délégations d'Erbil et de Bagdad poursuivent leurs réunions à huis clos.

Lundi 3 février, des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Souleymanié. Le gouverneur Nechirvan Barzani s'est exprimé quelques heures plus tard déclarant suivre de près la situation des grévistes et avoir reçu leur message. « Je presse les enseignants et les employés de prendre en considération leur santé et de mettre un terme à leur grève de la faim ».

Malgré tout, les fonctionnaires sont déterminés à poursuivre leur mouvement jusqu'à obtenir une garantie d'un paiement régulier de leurs salaires, et cela sur le long terme. « Nous resterons ici jusqu'à récupérer nos droits ou jusqu'à la mort » affirme Fazil, son étiquette « gréviste » rouge et blanche autour du cou. Au Kurdistan irakien, l'espoir fait vivre, ou mourir de faim.


Mise-à-jour (11.02.25, 9h00, CET) : Les fonctionnaires ont reçu leur salaire du mois de janvier 2025, le 10 février 2025, mais ils continuent toutefois la grève de la faim, à ce jour, car ils réclament encore le paiement de tous les arriérés de salaires, et un accord sur les modes de règlement bancaire.

Mise-à-jour (11.02.25, 18h00, heure locale) : La grève de la faim a été suspendue ce mardi 11 février 2025 en fin de journée, après quinze jours, bien que toutes les revendications des grévistes n'aient pas été satisfaites, à savoir : le paiement de l'intégralité des arriérés de salaires, la garantie d'un versement mensuel régulier et un accord sur les modalités de règlement bancaire. Les fonctionnaires en grève ont été transportés à l'hôpital sous les applaudissements de plusieurs centaines de personnes rassemblées devant la tente installée deux semaines plus tôt.

06.02.2025 à 11:40

Hollywood face à l'IA : la négociation collective pose les bases pour le futur du travail

À l'origine, l'avant-garde désignait le détachement de soldats précédant le gros des troupes dans un contexte militaire. Dans la sphère culturelle, le concept d'avant-garde a été redéfini par l'écrivain français Henri de Saint-Simon et repris par la suite dans la littérature et les arts pour désigner les artistes qui, à l'instar des éclaireurs militaires, se positionnent à la tête des innovations, remettant en cause les normes établies pour ouvrir la voie à de nouvelles formes d'expression. (…)

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À l'origine, l'avant-garde désignait le détachement de soldats précédant le gros des troupes dans un contexte militaire. Dans la sphère culturelle, le concept d'avant-garde a été redéfini par l'écrivain français Henri de Saint-Simon et repris par la suite dans la littérature et les arts pour désigner les artistes qui, à l'instar des éclaireurs militaires, se positionnent à la tête des innovations, remettant en cause les normes établies pour ouvrir la voie à de nouvelles formes d'expression.

Dans le cas du mouvement porté par les acteurs et scénaristes hollywoodiens en 2023, cette tradition avant-gardiste des artistes a pris un nouveau sens. Confrontés à l'impact perturbateur de l'intelligence artificielle (IA) sur leurs activités créatives, non seulement ont-ils défendu leurs droits, mais ils ont également créé un précédent historique en abordant les implications éthiques et professionnelles des technologies émergentes dans le cadre d'une négociation collective précédée d'une grève des scénaristes et des acteurs.

Dans un effort conjoint entre les deux catégories de travailleurs, les négociations collectives emmenées par des syndicats, tels que celui des scénaristes (la WGA, Writers Guild of America) et celui des acteurs (la SAG-AFTRA, Screen Actors Guild‐American Federation of Television and Radio Artists) ont permis de mettre en place des accords historiques autour de l'utilisation de l'IA, qui constituent une réponse pionnière face au phénomène croissant de la « plateformisation » et de l'automatisation du travail culturel.

Les artistes ont dénoncé le recours par les studios à des algorithmes pour générer des scénarios et le développement d'images et de sons numériques simulant le jeu des acteurs grâce aux technologies d'hypertrucage (« deepfake ») et à d'autres outils d'IA générative.

Hollywood sur le pied de guerre : IA, droits du travail et clauses pionnières

La grève de la WGA a débuté le 2 mai 2023 et les acteurs de la SAG-AFTRA l'ont rejointe le 14 juillet de la même année, dans le cadre d'une mobilisation commune qui a duré près de six mois. Cet épisode d'une ampleur sans précédent dans l'industrie depuis 1960 s'est achevé le 9 novembre 2023, avec la signature d'un accord historique entre les syndicats et l'Alliance des producteurs de cinéma et de télévision (AMPTP, Alliance of Motion Picture and Television Producers).

Pendant cette période, les productions états-uniennes ont été presque entièrement paralysées, ce qui a eu des répercussions sur les grandes productions hollywoodiennes, les séries télévisées et le contenu des plateformes de diffusion en continu (ou « streaming »). Les réunions visant à résoudre le conflit ont pour la majeure partie eu lieu à Los Angeles, épicentre de l'industrie du divertissement.

Le soutien de personnalités telles que Meryl Streep, George Clooney, Jennifer Lawrence, Viola Davis et Mark Ruffalo, ainsi que des dirigeants syndicaux Fran Drescher et Duncan Crabtree-Ireland, a permis de maintenir la pression sur l'AMPTP, qui a finalement accepté d'intégrer des clauses novatrices pour réglementer l'IA et protéger les travailleurs.

L'accord final conclu entre les syndicats et l'AMPTP comprend plusieurs dispositions innovantes destinées à répondre à ces préoccupations. L'une des clauses les plus importantes stipule que les studios ne peuvent pas utiliser des images, la voix ou le jeu des acteurs numérisés sans leur consentement explicite préalable. Il a également été convenu que tout recours à des doublures numériques ou à des voix de synthèse devrait être rémunéré de façon équitable.

L'accord stipule également que les scénarios générés par l'IA ne peuvent pas remplacer les scénaristes humains dans le processus de création. Si un brouillon généré par l'IA est utilisé, les scénaristes doivent être rémunérés pour leurs révisions et leurs éditions, ce qui garantit leur participation active et leur reconnaissance en tant qu'auteurs de l'œuvre finale.

Une innovation importante a été la création d'un comité de surveillance de l'impact de l'IA, qui évaluera chaque année l'impact de ces technologies sur l'industrie. Ce comité, composé de représentants des syndicats et des studios, aura le pouvoir de proposer des mises à jour de la convention collective afin de s'adapter aux nouveaux développements technologiques.

L'accord aborde également l'utilisation de l'IA dans la personnalisation du contenu sur les plateformes de diffusion en continu. Bien que les algorithmes restent un outil important, les syndicats ont réussi à obtenir que les travailleurs créatifs soient informés de la manière dont leurs contributions seront utilisées dans ces systèmes, afin de garantir une plus grande transparence et de protéger les droits d'auteur.

« Cet accord ne se contente pas de mettre en place des protections fondamentales, il crée également un précédent pour d'autres secteurs. Les travailleurs doivent avoir leur mot à dire dans l'intégration des technologies émergentes qui affectent leurs moyens de subsistance », selon M. Crabtree-Ireland.

Au cours d'une activité consacrée à la négociation collective et à l'IA organisée par le ministère brésilien du Travail en collaboration avec l'OIT, le négociateur de la SAG-AFTRA a souligné que « l'accent est mis sur le droit à être informé chaque fois que l'employeur utilise un artiste de synthèse, en particulier quand cela touche aux droits d'auteur. Nous souhaitons garantir des espaces où les talents humains et créatifs peuvent trouver leur place. »

Il a également souligné qu'il est possible de protéger les travailleurs. Et que la négociation collective est un « instrument fondamental qui permet à la classe ouvrière de résister et d'insister sur ses revendications sans renoncer aux avancées déjà acquises ».

Les risques pour l'industrie créative

L'introduction d'outils d'IA générative tels que ChatGPT, Midjourney et DALL-E permet de générer des scénarios, de créer des images conceptuelles et de modifier les voix et les visages de manière hyperréaliste. Par exemple, des plateformes telles que DeepDub proposent déjà des services de doublage automatisé basé sur l'IA, tandis que des outils tels que Runway ML permettent d'éditer des vidéos complexes à l'aide de quelques instructions textuelles seulement.

L'impact de ces technologies ne se limite pas à la création de contenu. Les plateformes de diffusion en continu, telles que Netflix et Amazon Prime Video, ont intégré des algorithmes d'IA pour analyser les données des consommateurs et prédire quels types de productions auront du succès, influençant ainsi les décisions créatives avant même que le processus d'écriture ne commence.

Cela réduit l'autonomie des créateurs et donne la priorité à des produits conçus pour maximiser le rendement commercial plutôt que d'encourager l'originalité artistique.

En outre, les acteurs vocaux et les artistes de doublage sont directement menacés par des outils, tels que Respeecher, qui peuvent synthétiser des voix pour créer des dialogues en plusieurs langues ou modifier les intonations sans intervention humaine. Cette utilisation de l'IA menace des milliers d'emplois et soulève des questions éthiques sur la propriété intellectuelle et le consentement.

Le rapport récemment publié par la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs (CISAC) souligne que d'ici 2028, les auteurs de musique et de créations audiovisuelles pourraient perdre respectivement 24 % et 21 % de leurs revenus en raison de l'impact de l'IA générative sur l'industrie culturelle. Ces chiffres représentent une perte cumulée de 22 milliards d'euros (22,93 milliards de dollars US). A contrario, le marché des contenus générés par l'IA connaîtra une croissance exponentielle, passant de 3 milliards d'euros (3,12 milliards de dollars US) aujourd'hui à 64 milliards d'euros (66,55 milliards de dollars US) en 2028.

Björn Ulvaeus, président de la Confédération, estime que, même si l'IA est un outil qui a le potentiel de révolutionner l'industrie, son développement ne doit pas se faire au détriment des droits des créateurs.

L'organisation plaide en faveur de la transparence et de lois sur la rémunération qui permettent le partage des retombées économiques entre les entreprises technologiques du secteur et les artistes originaux.

Dans le secteur de la musique, on estime que les créations générées par l'IA représenteront 20 % des revenus des plateformes de diffusion en continu et jusqu'à 60 % dans les bibliothèques musicales d'ici 2028. Cela pourrait tout particulièrement affecter les auteurs-compositeurs et les artistes indépendants, qui dépendent de plateformes telles que Spotify pour distribuer leurs œuvres.

Dans le domaine de l'audiovisuel, les scénaristes et les réalisateurs sont également confrontés à une baisse potentielle de 15 à 20 %.

Mobilisations dans d'autres secteurs

L'impact de l'IA sur l'industrie créative soulève un dilemme fondamental : les progrès technologiques peuvent-ils coexister avec les droits des créateurs ? Les grèves à Hollywood et les rapports tels que celui de la CISAC sont les signes d'un secteur qui refuse de perdre de son identité humaine.

Si l'IA promet de transformer la manière dont la culture est produite et consommée, ce progrès ne sera durable que si les droits des travailleurs créatifs sont garantis.

L'expérience d'Hollywood a trouvé un écho au-delà de l'industrie du divertissement et inspiré les travailleurs d'autres secteurs touchés par l'automatisation et l'intelligence artificielle. Un cas notable est celui des youtubeurs allemands qui, avec le soutien du syndicat IG Metall, ont négocié avec des plateformes telles que YouTube pour obtenir une plus grande transparence dans les algorithmes de monétisation et garantir des revenus plus équitables. Cet exemple montre que l'organisation collective peut être efficace même dans les professions hautement numérisées.

En outre, ce cas souligne la valeur du soutien du public et de la solidarité entre les travailleurs. La création de comités de surveillance et de clauses adaptées est un modèle susceptible d'être reproduit dans d'autres secteurs pour garantir que les technologies sont utilisées de manière éthique et équitable.

À mesure que l'intelligence artificielle continue de transformer des industries entières, l'accord conclu à Hollywood constitue un exemple précieux pour d'autres secteurs. Qu'il s'agisse de protéger les droits des travailleurs ou de réglementer l'utilisation de technologies émergentes, cet épisode démontre l'efficacité de la négociation collective comme outil permettant de garantir les droits des travailleurs à l'ère du numérique.

04.02.2025 à 08:30

En Europe, l'agriculture intensive menace les aires protégées Natura 2000 et érode l'emploi dans les zones rurales

Manuel Ferreira vit toujours dans la crainte que le feu ne revienne. En l'espace de cinq ans, deux grands incendies ont ravagé Figueiro da Serra, le petit village portugais où il vit. Le premier remonte à 2017. « J'ai dû raccorder une lance d'arrosage à la fontaine pour essayer d'éviter que ma ferme ne parte en flammes. J'ai dû le faire moi-même parce qu'il n'y avait pas de pompiers », se souvient cet ouvrier du bâtiment à la retraite qui a tout perdu. En 2022, le vent de panique a soufflé (…)

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Manuel Ferreira vit toujours dans la crainte que le feu ne revienne. En l'espace de cinq ans, deux grands incendies ont ravagé Figueiro da Serra, le petit village portugais où il vit. Le premier remonte à 2017. « J'ai dû raccorder une lance d'arrosage à la fontaine pour essayer d'éviter que ma ferme ne parte en flammes. J'ai dû le faire moi-même parce qu'il n'y avait pas de pompiers », se souvient cet ouvrier du bâtiment à la retraite qui a tout perdu. En 2022, le vent de panique a soufflé une nouvelle fois. « En 2017 comme en 2022, il n'est pas venu d'ici, mais d'ailleurs. Quant à son origine exacte, je l'ignore », raconte-t-il.

Beaucoup pensent que cet « ailleurs » désigne les plantations d'eucalyptus qui recouvrent plus d'un quart des zones forestières du Portugal et empiètent même sur des aires protégées telles que le parc national de la Serra da Estrela, où se situe le village de Figueiro da Serra. Ce cas n'est pas isolé. De fait, le Portugal n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de la façon dont l'agriculture intensive, qui s'est imposée comme modèle de culture en Europe depuis les années 1960 dans le cadre de la politique agricole commune, menace les aires protégées du réseau Natura 2000, mettant en péril à la fois la biodiversité qu'elles recèlent et les communautés avoisinantes.

La campagne a cessé d'être un mode de vie pour les communautés locales et a cédé la place à la logique du profit maximum, explique Javier Guzmán, directeur de Justicia Alimentaria, une ONG qui œuvre pour le droit à l'alimentation et pour l'évolution du système agroalimentaire vers un modèle plus juste.

« Ils ont misé sur la “salarisation” de l'agriculture, autrement dit sur le remplacement de la main-d'œuvre d'agriculteurs, dont la plupart étaient propriétaires, par des salariés de grandes entreprises travaillant dans des conditions précaires », explique M. Guzmán.

Cette industrie agricole intensive fonde donc ses profits sur l'exploitation de travailleurs en situation vulnérable, notamment des migrants entrés en Europe dans le cadre de programmes de circularité qui les obligent à rentrer chez eux une fois la saison terminée, mais aussi sur l'extraction intensive de ressources de la nature, sans tenir compte de son impact environnemental, explique Javier Guzmán. Une tendance qui s'est exacerbée ces dernières années avec l'entrée sur le marché des grands capitaux. « On a ainsi facilité l'entrée de grands fonds d'investissement dans l'agriculture, lesquels font sentir leur présence en achetant des terres et, plus fondamentalement, l'eau », explique-t-il.

Même les aires les plus protégées n'ont pas été épargnées. Créé en 1992, le réseau Natura 2000 est la pièce maîtresse de la politique de conservation de l'environnement en Europe. Avec plus de 27.000 aires protégées reconnues, le réseau couvre plus de 767.000 kilomètres carrés de zones terrestres et 450.000 kilomètres carrés de zones marines. Au sein de ce réseau, les « agro-écosystèmes » représentent en moyenne 38 % de l'ensemble de la superficie protégée, selon le rapport intitulé L'agricuture au service de Natura 2000. Ces zones agroécologiques ont pris une telle ampleur qu'elles représentent désormais près de 10,6 % de la superficie totale cultivée en Europe.

Et si certaines de ces activités agricoles sont compatibles avec la conservation des espèces, dans de nombreux autres cas, l'agriculture met en péril leur survie en raison de la perte et de la fragmentation des habitats et de l'utilisation de pesticides, d'herbicides et d'autres intrants synthétiques toxiques pour la faune et la flore indigènes. Selon le rapport sur l'État de la nature dans l'UE publié par l'Agence européenne pour l'environnement, les trois quarts des habitats en Europe sont dans un état médiocre ou mauvais et un tiers continue de se dégrader. L'agriculture est la principale cause de la dégradation de ces écosystèmes, représentant 21 % de l'ensemble des pressions exercées sur eux.

Tel est notamment le cas au Portugal avec les monocultures d'eucalyptus et de pins. Le Portugal est l'un des pays les plus touchés par les incendies en Europe. Selon Copernicus, en 2024, les incendies ont ravagé environ 145.000 hectares au Portugal, soit l'équivalent de 1,6 % de sa superficie, ce qui représente le chiffre le plus élevé d'Europe. En outre, la superficie annuelle moyenne incendiée entre 2006 et 2023 est proche de 94.000 hectares, ce qui constitue également la moyenne la plus élevée d'Europe. À ce propos, plusieurs études ont établi un lien de cause à effet entre ces incendies et les eucalyptus.

Ainsi, une étude publiée par des chercheurs de l'Institut polytechnique de Leiria et de l'Université de Minho, tous deux au Portugal, a établi qu'entre 2015 et 2018, les eucalyptus représentaient 46 % des zones touchées par les feux de forêt, alors qu'ils n'occupent que 26 % de la surface forestière. Les chênes verts, une espèce indigène, ne représentaient en revanche que 4 % de la surface incendiée, alors qu'ils en occupaient 36 %.

Des aires protégées cernées

Comme dans le cas du Portugal, bien souvent, les pressions ne proviennent pas de l'agriculture pratiquée à l'intérieur des aires protégées, mais plutôt de celle pratiquée aux confins de celles-ci. Un autre exemple est celui du parc national de Doñana, en Espagne, où le captage de l'eau destinée à la culture en serre de fruits rouges et à d'autres cultures intensives à proximité a affecté l'aquifère dont dépend l'écosystème, et où les lagunes et les marais sont en train de se tarir.

« Lorsque l'on extrait de l'eau de l'aquifère, d'une part le niveau général de l'aquifère baisse et par conséquent le niveau général des lagunes ou le régime d'inondation des lagunes diminue, d'autre part, à proximité de tous les points de captage de l'eau, un cône d'aspiration se forme, entraînant une forte dépression de la nappe phréatique dans cette zone et l'assèchement total de tout ce qui se trouve dans un rayon de quelques kilomètres de ce point de captage », explique Miguel de Felipe, chercheur de la Station biologique de Doñana. Cela a un impact direct sur les populations d'oiseaux qui dépendent de ces marais comme halte migratoire entre l'Europe et l'Afrique, et dont le nombre s'est réduit. L'impact s'est fait sentir sur tout le continent, et neuf espèces d'oiseaux (sur les 15 analysées) ont vu leur population diminuer au cours des 40 dernières années dû à la disparition de zones inondées dans les marais du parc national de Doñana.

Pour le moment, l'impact des restrictions d'eau se limite à l'irrigation, cependant il n'est pas à exclure qu'elles puissent affecter les localités voisines, comme c'est déjà le cas dans d'autres régions de l'Espagne.

« Ce modèle d'agriculture remonte à 40 ans. Si l'exploitation s'était déroulée à ce rythme à la fin du 19e siècle, aujourd'hui, beaucoup de ces petits villages auraient probablement dû migrer », déclare Juanjo Carmona, coordinateur de l'agence WWF de Doñana.

Situées à quelques kilomètres à l'est des serres de fruits rouges de Doñana, les rizières ont un rapport différent à l'eau. Dépendant de l'écoulement de surface et non de l'aquifère, les 35.000 hectares de rizières à l'embouchure du Guadalquivir constituent également un refuge pour les oiseaux, surtout lorsque le niveau d'eau baisse dans l'aire protégée. Cependant, la concession d'eau qui leur est accordée est souvent plus restreinte que celle des serres et, ces dernières années, elles ont dû limiter le nombre d'hectares cultivés, entraînant un impact négatif sur le plan social et environnemental. « En 2023, nous n'avons rien pu cultiver. Nous parlons de plus de 5.000 emplois perdus, plus de 300.000 jours de travail », explique Eduardo de Vera, directeur général de la Fédération des riziculteurs de Séville.

Lorsque le rapport est positif

Le rapport entre l'agriculture et les zones protégées n'est pas toujours négatif. En effet, certains de ces sites ont été inclus dans le réseau précisément parce que les paysages agricoles ont créé des habitats parfaits pour la subsistance de certaines espèces. C'est le cas dans le parc naturel Loire-Anjou-Touraine, dans le centre de la France, avec le busard cendré, espèce originellement côtière qui a trouvé dans les champs céréaliers de la plaine française un site de nidification idéal.

Les champs de culture sont toutefois aussi un piège mortel pour les oiseaux : les moissonneuses récoltent le grain avant la fin de la nidification, fauchant au passage les oisillons qui ne sont pas encore capables de voler. Pour assurer leur survie, la Ligue pour la protection des oiseaux de la région Centre-Val de Loire (LPO Centre-Val de Loire) s'est associée à des agriculteurs pour protéger les nids et repeupler cette espèce dont les effectifs sont en déclin. « Les agriculteurs sont forcément importants [pour la protection des oiseaux] dans la mesure où ils sont les propriétaires des terres, et qu'ils travaillent avec la nature, donc on ne peut pas se passer d'eux », explique Clément Delaleu, technicien du projet.

L'organisation parcourt les champs avant la récolte, repère les nids et les signale au moyen d'une sorte de cage afin que les agriculteurs au volant de leurs machines puissent les éviter. En contrepartie, le busard devient à son tour un allié pour les agriculteurs, tenant à distance les nuisibles comme les souris qui se nourrissent dans les champs de céréales.

« Pour nous, il n'y a pas d'effets négatifs, nous perdons tout au plus quelques mètres de culture », explique Eric Menanteau, céréalier et éleveur. « Et nous sommes conscients des avantages. Nous avons cette réputation d'être toujours contre l'environnement, mais lorsque nous pouvons faire quelque chose [de positif], nous le faisons », poursuit-il.

L'avenir au service des grands intérêts et des grandes entreprises ?

L'avenir est désormais incertain. Le Règlement relatif à la restauration de la nature, entré en vigueur en août 2024, oblige les États membres à restaurer au moins 20 % des habitats d'ici à 2030, en donnant la priorité au réseau Natura 2000. M. Guzmán rappelle toutefois que le Pacte vert européen, qui prévoyait un ensemble de mesures visant à réduire l'impact de l'agriculture sur l'environnement, a récemment été démantelé à la suite des manifestations d'agriculteurs à l'approche des élections européennes de juin 2024. « Le pacte vert a été mis au rancart et pendant ce temps, on s'efforce de servir les intérêts des grandes entreprises. Rien n'est fait pour défendre le modèle agricole traditionnel, un modèle agricole durable, une transition plus agroécologique. Tout ce qu'il y avait de positif a été arrêté », déclare-t-il.

À Serra da Lousa, ils veulent démontrer que la solution la plus durable consiste à revenir au modèle agricole traditionnel, un modèle qui revitalisait la région et la protégeait contre les incendies.

« Auparavant, lorsque tout était cultivé, il n'y avait pas de grands incendies. Nous sommes en train de revenir à ce principe », explique Nik Völker, chargé de communication auprès de Veredas da Estrela, une organisation mise sur pied après l'incendie de 2022 et qui a vocation à renforcer la résilience de la communauté face au feu.

« Il subsiste quelques zones de plantations privées d'eucalyptus, cependant la plupart d'entre elles sont à l'abandon et favorisent les incendies. » Avec l'aide des populations voisines, Veredas da Estrela récupère les zones abandonnées pour les remettre en culture. « Les gens d'ici s'intéressent beaucoup à ce que nous faisons, qu'ils soient jeunes ou vieux. Ils ont encore très peur des incendies », conclut M. Völker.


Note : Cet article a été réalisé avec le soutien du Journalismfund Europe.

30.01.2025 à 08:00

Radiographie de la santé d'un travailleur des plates-formes digitales

Recrutés dans la froide vitrine du clic, ils sont le maillon ultime d'un modèle d'affaires qui a réussi à se répandre et à coloniser pratiquement tout : du transport à la livraison de nourriture en passant par le ménage à domicile, la garde d'enfants et de personnes âgées, ou encore tout autre type de travail en ligne.
Quel que soit le secteur, une légion plus ou moins visible de professionnels à travers le monde partage le même modèle : ils travaillent au service d'applications qui leur (…)

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Recrutés dans la froide vitrine du clic, ils sont le maillon ultime d'un modèle d'affaires qui a réussi à se répandre et à coloniser pratiquement tout : du transport à la livraison de nourriture en passant par le ménage à domicile, la garde d'enfants et de personnes âgées, ou encore tout autre type de travail en ligne.

Quel que soit le secteur, une légion plus ou moins visible de professionnels à travers le monde partage le même modèle : ils travaillent au service d'applications qui leur assignent des tâches, à la merci d'algorithmes qui supervisent celles-ci et de clients qui les notent. Un modèle de travail fragmenté qui promet liberté et flexibilité des horaires, mais qui a donné naissance à un système compétitif, hypersurveillé, précaire et épuisant. Un modèle qui menace la santé.

« L'impact sur la santé est direct, surtout pour ceux dont le revenu dépend entièrement de ces plates-formes numériques », explique à Equal Times Nuria Matilla-Santander, épidémiologiste spécialiste de la santé au travail et membre du projet GIG-OSH qui analyse la santé des travailleurs des plates-formes dans plusieurs pays d'Europe. Les résultats préliminaires indiquent qu'ils présentent « davantage de douleurs musculo-squelettiques, de fatigue visuelle, de maux de tête et d'une moins bonne santé mentale ».

Les risques les plus courants auxquels sont confrontés ces travailleurs sont les risques psychosociaux, tels que la fatigue, le stress, l'anxiété, la dépression, et ce, qu'ils travaillent sur site (comme chauffeurs ou livreurs) ou sur écran. Ces risques découlent principalement de l'instabilité du travail lui-même et de leurs faibles revenus.

« Le salaire est l'un des principaux problèmes affectant leur santé mentale et physique », déclare la chercheuse. « Sur les plates-formes, huit travailleurs sur dix ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté ».

Cette précarité dans un environnement hautement compétitif oblige les travailleurs à rester connectés en permanence afin de pouvoir choisir davantage de tâches, d'allonger leurs heures de travail — dans certains cas, plus de 12 heures par jour — et de continuellement brouiller la frontière entre vie privée et vie professionnelle. « L'“e-précariat” subit des risques amplifiés par rapport au simple précariat », explique Henar Álvarez, maîtresse de conférences en droit du travail à l'Université de León, en Espagne. « À la précarité s'ajoute un stress accru dû à l'obligation d'être toujours disponible. Tout cela génère une charge mentale, des exigences envers soi-même et des maladies, telles que la techno-anxiété ou la techno-dépendance ».

Par ailleurs, la flexibilité et la liberté ne sont pas de mise dans un système où les travailleurs vivent en permanence sous le contrôle d'un algorithme. S'ils rejettent une tâche, s'ils prennent plus de temps que prévu, s'ils ne répondent pas aux attentes du client et que ce dernier leur donne une mauvaise note, l'algorithme l'enregistre et, selon des critères peu clairs, peut les pénaliser (en leur attribuant des plages de travail moins favorables, en leur confiant moins de tâches, etc.). Il peut même les « déconnecter », c'est-à-dire les expulser de l'application. Une pression qui se traduit par un stress, une anxiété et un épuisement accrus.

« C'est un modèle basé sur la coercition constante », confirme Nuria Soto, du collectif espagnol Riders X Derechos (« Livreurs pour leurs droits », ndt). « Vous n'êtes qu'un numéro, pas une personne ».

Entre 1 % et 3 % de la main-d'œuvre mondiale est aujourd'hui exposée à ces risques pour la santé ; soit environ 28 millions de personnes en Europe, nombre qui devrait atteindre 43 millions à l'horizon 2025, date à laquelle on ignore encore comment et par qui ces personnes devraient être protégées.

Des protections pour les salariés, pas pour les indépendants

Parmi les plus de 500 plates-formes opérationnelles en Europe, 79 % d'entre elles ne travaillent pas avec des travailleurs contractuels ; ceux qui occupent ce dernier maillon de la chaîne sont considérés comme des travailleurs indépendants. Jusqu'à présent, les entreprises se sont justifiées en se présentant comme de simples intermédiaires, jusqu'à ce que les tribunaux commencent à leur donner tort, en démontrant dans certains cas qu'il existe une relation de travail, une dépendance et que le travailleur est soumis à un contrôle, à une organisation ou à des prix imposés par la plate-forme.

Aujourd'hui encore, ce sont les tribunaux qui décident au cas par cas de la classification correcte comme indépendant ou employé, ce qui a également des conséquences sur la santé. En effet, les plates-formes sont soumises à l'obligation de veiller à la sécurité, de fournir des moyens de protection ou des formations, mais uniquement pour leurs employés. Les travailleurs indépendants — comme le rappelle Mme Álvarez — ont « l'obligation et la responsabilité » d'assurer leur propre protection.

C'est pourquoi les syndicats et les collectifs, tels que Riders X Derechos, réclament que la première mesure de sécurité à prendre soit une clarification du statut juridique des travailleurs. « Travailler en tant que faux indépendant implique une plus grande précarité et un plus grand risque pour la santé. C'est pourquoi il faut d'abord déterminer la nature de la relation de travail, pas en se basant sur ce que veulent les parties, mais sur ce que dit le cadre réglementaire », défend José Varela, responsable de la numérisation de l'UGT Espagne. « La santé est liée à la reconnaissance de la relation de travail », estime elle aussi Nuria Soto.

D'ailleurs, une nouvelle directive de l'Union européenne approuvée en 2024 va dans ce sens. Sur le modèle de la loi pionnière « Rider » en Espagne, elle établit la présomption d'employabilité dans le monde des plates-formes. Autrement dit, les travailleurs seront employés par défaut et, dans tous les cas, il appartiendra aux entreprises de démontrer pourquoi ils ne le sont pas. La directive, saluée par les syndicats européens, laisse toutefois le dernier mot à chaque État : chacun pourra fixer ses propres règles pour déterminer si cette présomption est respectée ou non, ce qui laisse présager une application inégale de la directive.

En outre, même si de nombreux indépendants seront requalifiés en salariés et que leurs droits à un salaire minimum, à des congés, à des équipements de santé ou à une protection sociale sont reconnus, la question est de savoir ce qu'il adviendra de ceux qui ne le sont pas. « Les défis associés au statut d'indépendant persisteront », prévient l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, qui souligne avec inquiétude le cas de ceux qui travaillent à la demande sur des plates-formes dans le secteur domestique, des soins ou du travail en ligne — en particulier ceux qui sont mis en concurrence pour réaliser de simples micro-tâches, dont beaucoup sont liées à l'entraînement des intelligences artificielles. C'est-à-dire tous ceux qui sont moins visibles que les livreurs et les chauffeurs, qui sont plus isolés, moins organisés, qui souffrent des mêmes problèmes d'épuisement, de stress et de précarité.

Outre ces derniers, les centaines de milliers de travailleurs informels n'ont aucune protection, car ils ne sont même pas déclarés comme indépendants et qu'ils sont légion dans les emplois en ligne, dans le secteur des soins, mais aussi dans la livraison (une activité devenue un point d'accès au marché du travail pour de nombreux migrants sans papiers qui louent les comptes d'autres livreurs dans l'invisibilité la plus absolue).

Sécurité pour tous

Pour réduire l'écart de santé entre les travailleurs des plates-formes, certains avancent la possibilité d'étendre la protection à tous les travailleurs, indépendamment de leur statut contractuel. « Personne n'est contre une classification correcte, car c'est le postulat de départ. Chaque personne doit être classée dans sa catégorie, qu'il s'agisse d'un travailleur salarié ou d'un travailleur indépendant, mais pourquoi la santé du travailleur salarié a-t-elle plus de valeur que celle du travailleur indépendant ? Ne serait-il pas normal que des droits fondamentaux tels que la santé soient universels ? », demande María Luz Rodríguez, maîtresse de conférences en droit du travail à l'université de Castille-La Manche et consultante dans le domaine de l'économie des plates-formes.

Quant à savoir qui doit couvrir ces nouvelles protections, l'universitaire désigne sans hésiter les plates-formes. « Ce sont elles qui engagent ces personnes et qui doivent garantir leur santé », affirme-t-elle. « En la matière, l'Union européenne n'est pas compétente, mais les pays le sont. Il serait possible de le faire par l'intermédiaire d'une loi ».

Mme Rodríguez mentionne certaines législations qui ont permis d'avancer dans ce sens, à l'instar de la loi El Khomri de 2016 en France, qui, sur la base du concept de « responsabilité sociale », oblige les plates-formes à payer une assurance accident et à reconnaître le droit à la formation pour l'ensemble de leur main-d'œuvre.

Une autre solution pour améliorer les conditions de travail et de santé, rappelle-t-elle, passe par la négociation collective, un outil jusqu'ici exclu pour les indépendants en raison des lois sur la concurrence, un écueil que la nouvelle directive cherche également à modifier. Il existe déjà quelques exemples, comme l'accord signé au Danemark entre la plate-forme de services de traduction Voocali et le syndicat HK Privat, qui a permis de fixer, entre autres, un salaire minimum pour les travailleurs indépendants.

« Avant, les syndicats n'étaient même pas mentionnés, mais, aujourd'hui, la directive reconnaît que nous sommes des acteurs sociaux nécessaires », reconnaît M. Varela de l'UGT Espagne.

Hors Union européenne, au niveau mondial, les syndicats se mobilisent actuellement pour obtenir une norme internationale contraignante (plus précisément une Convention et une Recommandation dans le cadre de l'Organisation internationale du Travail, OIT) qui clarifie la relation entre les plates-formes et les travailleurs qui produisent de la valeur pour ces dernières. Le droit d'association et le droit à la négociation collective, mais aussi, et de manière très significative, la protection (pour tous les travailleurs des plates-formes) qui découle de toutes les conventions de l'OIT sur la sécurité et la santé au travail, sont deux des priorités que le monde syndical souhaite voir figurer dans cet instrument international.

Un modèle plus sain est-il possible ?

À l'heure actuelle, il n'existe pas de statistiques sur les accidents survenus dans le cadre des plates-formes ni de données précises sur le nombre de personnes qui y travaillent. Ce que l'on sait en revanche, c'est que le modèle « est encore loin de satisfaire aux normes fondamentales du travail décent », comme le conclut le dernier rapport mondial du projet Fairwork sur l'état des plates-formes.

La concurrence, la pression, le rythme de travail effréné, ainsi que les risques psychosociaux, peuvent déboucher sur des actes imprudents, des blessures ou des accidents qui, dans le cas des chauffeurs ou des livreurs à domicile, peuvent même être mortels. Parallèlement, la tyrannie de l'algorithme et l'importance des commentaires des clients accroissent non seulement le stress, mais privent également les travailleurs de toute protection contre les abus, le harcèlement ou la discrimination.

« Une asymétrie de pouvoir existe entre les clients et les travailleurs », affirme Olivia Blanchard, chercheuse spécialisée dans les soins à domicile à travers les plates-formes. « On a signalé des cas où les travailleurs sont contraints d'effectuer davantage de tâches que prévu ou confrontés à des clients qui menacent de leur donner des avis négatifs ».

« Souvent, les évaluations ne sont pas neutres », ajoute la maîtresse de conférence Henar Álvarez. « Elles intègrent des biais. » « On peut citer le cas de chauffeurs qui reçoivent de moins bonnes évaluations parce qu'ils sont immigrés ou de livreuses qui reçoivent de moins bonnes notes pour des raisons sexistes. L'algorithme amplifie ces biais ».

La gestion des algorithmes figure également parmi les questions abordées par la directive européenne qui obligera les plates-formes à être plus transparentes et à fournir des informations sur leur mode de fonctionnement ainsi que les critères qu'elles utilisent pour noter les travailleurs. Il s'agit également de l'une des demandes des syndicats au niveau mondial, à intégrer dans la norme internationale contraignante qui doit entrer en vigueur, en principe, en 2026.

« Nous devons comprendre quel est le modèle qui se cache derrière l'outil, car, pour l'instant, ce modèle accorde principalement de l'importance à l'efficacité, à la réduction des coûts, au fait de faire les choses le plus rapidement possible, alors que ces mêmes technologies pourraient être utilisées au profit du travailleur », explique Olivia Blanchard.

D'autres types d'algorithmes « plus humains » peuvent-ils être conçus — ou négociés avec les syndicats et les travailleurs — pour fixer d'autres règles du jeu moins agressives pour la santé ? La réponse est oui et c'est ce que font déjà les différentes coopératives créées à travers le monde par d'anciens travailleurs des plates-formes.

« Chez nous, tout est en règle, nous respectons la réglementation en matière de droit du travail, nous avons suivi une formation en prévention des risques, nous disposons d'une application dotée d'un algorithme à code source ouvert. Il n'y a pas de système de notation qui affecte la quantité de travail attribué ni de système construit pour générer de la concurrence : les modèles sont basés sur la coopération », explique Nuria Soto à propos de Mensakas, la coopérative de coursiers dont elle est membre.

Un autre point important de ce modèle « plus humain » est la réduction de l'automatisation. « Il y a toujours une personne vers qui les travailleurs peuvent se tourner », insiste Mme Soto, une leçon dont les plates-formes conventionnelles pourraient également s'inspirer.

« Nous ne devons pas non plus adopter une position manichéenne et penser que tout ce qui nous attend avec le développement des plates-formes est pervers », rappelle la maîtresse de conférences en droit du travail María Luz Rodríguez dans ses travaux. En effet, selon elle, ce modèle a également permis « à des groupes rencontrant davantage de difficultés d'accéder à l'emploi ». Le défi consiste peut-être à s'assurer que toutes les personnes qui travaillent aujourd'hui ne finissent pas par tomber malades.

29.01.2025 à 06:00

L'adaptation au changement climatique doit impliquer des droits pour les travailleurs

Conformément aux prévisions des climatologues, les phénomènes climatiques extrêmes, conséquences des changements climatiques anthropogéniques, ne cessent de s'aggraver.
Des incendies de forêt dévastateurs aux États-Unis et au Canada aux sècheresses extrêmes au Brésil, en passant par les canicules sans précédent qui ont déferlé sur l'Europe et, plus récemment, les inondations catastrophiques survenues en Espagne, l'année écoulée a vu une succession de phénomènes climatiques extrêmes qui ont (…)

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Texte intégral 1488 mots

Conformément aux prévisions des climatologues, les phénomènes climatiques extrêmes, conséquences des changements climatiques anthropogéniques, ne cessent de s'aggraver.

Des incendies de forêt dévastateurs aux États-Unis et au Canada aux sècheresses extrêmes au Brésil, en passant par les canicules sans précédent qui ont déferlé sur l'Europe et, plus récemment, les inondations catastrophiques survenues en Espagne, l'année écoulée a vu une succession de phénomènes climatiques extrêmes qui ont coûté des milliers de vies, et entraîné des déplacements de populations massifs, outre des préjudices économiques et environnementaux colossaux à l'échelle mondiale.

Les législateurs européens sont appelés à intensifier leurs efforts, non seulement en termes de réduction des changements climatiques mais aussi sur le plan de l'adaptation. Bien que le Pacte vert pour l'Europe comprenne une stratégie d'adaptation de l'UE, les instruments adoptés au cours des cinq dernières années se sont concentrés avant tout sur l'atténuation au travers de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Un aspect crucial auquel il convient de prêter attention est l'impact des changements climatiques sur les lieux de travail, plus particulièrement en ce qui concerne la santé et la sécurité des travailleurs.

Les risques comprennent la chaleur extrême, les phénomènes météorologiques extrêmes, le rayonnement ultraviolet, la pollution atmosphérique et les maladies à transmission vectorielle. Les chiffres avancés par l'Organisation internationale du travail (OIT) sont particulièrement saisissants : chaque année, au moins 2,41 milliards de travailleurs de par le monde sont exposés à une chaleur excessive.

L'élaboration de protections légales solides pour les travailleurs constitue un élément essentiel des efforts d'adaptation. À ce titre, les dispositions prises par l'Espagne en réponse aux inondations catastrophiques survenues à Valence, en novembre dernier, offrent un exemple édifiant : par décret royal, le gouvernement a instauré un « bouclier du travail » comprenant à la fois des mesures temporaires en matière de travail et de sécurité sociale pour les travailleurs touchés, ainsi que des dispositions permanentes en cas de phénomènes futurs – une approche qui mérite une prise en considération plus large au niveau de l'Union européenne.

L'exemple espagnol

Les quatre dispositions permanentes du règlement espagnol représentent une avancée politique significative, soulignant le rôle essentiel des droits des travailleurs, de la protection sociale, de la participation des travailleurs et de la négociation collective dans l'adaptation au changement climatique.

En premier lieu, le règlement introduit un « congé payé climatique » de quatre jours avec possibilité de prolongation, qui sera applicable lorsque les travailleurs ne peuvent pas accéder à leur lieu de travail en cas d'alerte des autorités publiques liée à des risques météorologiques graves. Si le télétravail s'avère irréalisable au-delà de cette période, des dispositions prévoient la suspension du contrat ou la réduction des heures de travail, assorties de mesures de protection des revenus.

Deuxièmement, les employeurs sont tenus d'informer les travailleurs des alertes aux catastrophes et aux intempéries, conformément aux protocoles d'information et de consultation existants en matière de santé et de sécurité. Cela permet d'établir un canal de communication crucial entre les travailleurs et les services d'alerte publique par l'intermédiaire des employeurs.

Troisièmement, le règlement prévoit l'adoption, par le biais de conventions collectives, de plans d'action comprenant des mesures spécifiques de prévention des risques liés aux catastrophes naturelles et aux phénomènes météorologiques extrêmes. Bien qu'il reste à déterminer la portée précise de ces plans d'action, cette disposition est néanmoins significative dans la mesure où elle met l'accent sur le rôle clé des syndicats et de la négociation collective dans l'adaptation climatique des lieux de travail.

En quatrième et dernier lieu, le gouvernement s'engage à élaborer un règlement global sur la protection des travailleurs contre les risques liés aux changements climatiques, et ce à l'intérieur d'un délai de 12 mois – une première en Europe. Si certains pays ont mis en œuvre des mesures limitées, comme la restriction temporaire imposée par la Grèce au travail en extérieur lorsque les températures ont atteint des pics extrêmes en juin, aucun cadre législatif global ne s'attaque actuellement aux risques liés au climat.

Lacunes existantes et prochaines étapes

Le discours européen sur les droits des travailleurs dans le contexte climatique s'est surtout concentré sur les implications des politiques climatiques pour les industries et les emplois, en soulignant la nécessité d'une transition socialement juste vers le zéro net. L'arrêté espagnol, quant à lui, représente un progrès crucial en ce qu'il reconnait les perturbations directes que le changement climatique entraîne pour les conditions de travail, et devrait servir de catalyseur à l'élaboration de politiques plus larges.

La législation européenne existante en matière de santé et de sécurité au travail aborde ces risques de manière limitée et fragmentée. Elle offre une protection insuffisante pour les travailleurs les plus vulnérables au changement climatique et omet d'identifier explicitement les liens entre les dangers et le changement climatique – des liens pourtant cruciaux pour l'élaboration de cadres de protection efficaces.

Les syndicats ont joué un rôle essentiel dans la protection des travailleurs lors des inondations en Espagne. Ils ont systématiquement plaidé en faveur d'une protection accrue contre les risques climatiques.

Par exemple, l'appel lancé par la Confédération européenne des syndicats (CES) en 2019 pour une action de l'UE en matière de protection contre le stress thermique, réitéré cette année, témoigne d'une pression soutenue en faveur d'une intervention législative.

Une législation spécifique portant sur des risques particuliers, parallèlement à un cadre global couvrant les risques plus généraux liés au climat, tel que celui envisagé par l'Espagne, faciliterait l'adoption de mesures structurelles donnant la priorité à une gestion proactive des risques plutôt qu'à des réponses réactives aux situations d'urgence. Les décideurs politiques européens et nationaux doivent agir de manière décisive en apportant des réponses systématiques plutôt que d'attendre qu'une catastrophe survienne.


Cet article a été initialement publié en anglais par Social Europe, le 20 décembre 2024. Il a été adapté en français et mis à jour.

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