10.02.2025 à 22:00
Au Kurdistan irakien, des fonctionnaires en grève de la faim réclament le paiement de leurs salaires
Il y a un va-et-vient continu à l'intérieur de la grande tente installée face au siège des Nations Unies de la ville de Souleymanié, la deuxième ville du Kurdistan irakien. Les proches et les amis se rendent au chevet des grévistes dont les corps commencent à faiblir après quatre jours sans s'alimenter. Onze employés de la fonction publique, principalement des enseignants, ont décidé d'entamer une grève de la faim pour protester contre le non-versement de leurs salaires. Certains ont même (…)
- Actualité / Irak, Éducation, Grèves, Services publics, Politique et économie, Salaires et revenus, ManifestationsIl y a un va-et-vient continu à l'intérieur de la grande tente installée face au siège des Nations Unies de la ville de Souleymanié, la deuxième ville du Kurdistan irakien. Les proches et les amis se rendent au chevet des grévistes dont les corps commencent à faiblir après quatre jours sans s'alimenter. Onze employés de la fonction publique, principalement des enseignants, ont décidé d'entamer une grève de la faim pour protester contre le non-versement de leurs salaires. Certains ont même fait la route des villages alentour pour prendre part à la protestation. Assis sur l'un des lits de camp, Dilshad Mirani vient d'être perfusé après quatre jours de grève par l'équipe médicale qui effectue sa première visite. « Je sens que mon corps s'affaiblit, mais je suis déterminé à aller jusqu'au bout. C'est la première grève de la faim que nous organisons dans le pays en 34 ans », explique le maître d'école, à l'origine du mouvement. Il fait partie du groupe des « professeurs contestataires », créé en 2014 afin de coordonner les manifestations dans la région. « Nous avons reçu nos derniers salaires en novembre 2024, depuis plus rien. Au cours des dix dernières années, 54 salaires ne nous ont jamais été versés. Nous avons manifesté à plusieurs reprises ces dernières années, mais le gouvernement régional du Kurdistan ne nous écoute pas, donc nous avons décidé de changer nos méthodes ». Assis à ses côtés, son collègue Dilshad Baban, lui aussi sous perfusion, ajoute, « je ne me souviens pas d'une année durant laquelle j'ai reçu mes 12 mois de salaire. Certaines années, nous n'avons pas reçu jusqu'à cinq mois de salaires consécutifs ». En moyenne, le salaire d'un enseignant s'élève à 700 euros. Ce professeur de biologie a rejoint la contestation dès ses débuts il y a dix ans. « La plupart des professeurs sont obligés de trouver un deuxième emploi. Certains sont même ouvriers sur des chantiers pour pouvoir survivre. » Selon un décompte détaillé publié sur le site Kurdistan Watch en décembre dernier, entre 2015 et 2024, 58 mois de salaires ont été versés en intégralité, contre 44 mois partiellement. Le gouvernement régional du Kurdistan devrait un total d'environ 17 milliards d'euros (23 billions 116 milliards de dinars irakiens) à tous les fonctionnaires de la région – qui représentent un cinquième de la population. C'est en désespoir de cause que Fazil s'est joint au mouvement. Ses gestes sont lents, et chaque phrase est entrecoupée d'une déglutition laborieuse. Ce professeur d'arts plastiques depuis 18 ans veut montrer l'exemple à la future génération.
« Je me bats pour mes enfants et mes élèves. Je veux leur apprendre qu'ils ne vont pas simplement à l'école pour apprendre à lire et à écrire, mais aussi pour connaître leurs droits et apprendre à les défendre », explique-t-il, sa petite-fille sagement assise sur ses genoux. Sa femme, Dlsoz se tient au bout du lit, elle hoche la tête en écoutant son mari. « Il est normal de venir le soutenir. Je suis moi aussi employée de la fonction publique. Je partage la même douleur et les mêmes problèmes. Nous ne gagnons plus d'argent, nous perdons toute dignité. Comment peut-on vivre avec un salaire tous les 60 ou 70 jours ? », interroge-t-elle, « et dès que nous les recevons, nous devons rembourser nos dettes auprès de nos proches ». Un cercle vicieux intenable, d'autant que l'aide diminue, leur entourage, également issu de la fonction publique, subit la même pression. « Nous sommes fatigués de ces autorités qui prétendent être un ‘gouvernement' mais qui restent sourdes à nos demandes. Je veux recevoir mon salaire directement depuis Bagdad, comme cela a été décidé par la Cour fédérale irakienne. Je ne fais plus confiance aux autorités de la région du Kurdistan », conclut Fazil avant de s'allonger. Des liens que les personnes visées ne démentent pas, à commencer par Dilshad Mirani, dont des photos aux côtés de Rayan Al-Kildani, le chef de la milice de la Brigade de Babylon, une milice chrétienne pro-Iran, ont été partagées sur les réseaux sociaux. Le « professeur contestataire » s'en est défendu publiquement, expliquant être « prêt à travailler avec n'importe quel groupe irakien disposé à défendre leur cause ». Comment expliquer une décennie d'impasse ? Au commencement était le pétrole. Dès 2014, la guerre contre l'État islamique aggrave des tensions déjà existantes entre Erbil, la capitale régionale du Kurdistan, et Bagdad, la capitale fédérale. À cela s'ajoutent, au fil des ans, la forte baisse des prix mondiaux du pétrole et les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19, qui ont des répercussions sur les revenus du gouvernorat. En mars 2023, suite à un arbitrage, le Kurdistan irakien n'est plus autorisé à exporter du pétrole sans l'aval du gouvernement irakien. L'accord trouvé dans la foulée avait entériné la fin de l'indépendance financière de la région autonome du Kurdistan, en échange d'une redevance régulière, payée par l'État fédéral. Début février, une reprise des exportations de pétrole a été approuvée, grâce à un amendement budgétaire prévoyant une augmentation de la compensation pour les coûts de production et de transport du pétrole. Selon le président de la région autonome du Kurdistan irakien, Nechirvan Barzani, c'est « une étape prometteuse », bien qu'il faille sans doute attendre plusieurs mois avant la mise en œuvre du nouveau tarif. Par ailleurs, la plainte contre le gouvernement de la région du Kurdistan pour ses retards récurrents dans le paiement des salaires déposée il y a quelques années par des avocats et des fonctionnaires contestataires de Souleymanié auprès de la Cour suprême fédérale irakienne n'est pas restée lettre morte. Deux décisions de justice ont suivi, il y a un an : les autorités à Erbil doivent « remettre au gouvernement fédéral tous leurs revenus pétroliers et non pétroliers et se plier à un audit des comptes ». Le gouvernement fédéral est également sommé par la justice irakienne de verser directement les salaires aux fonctionnaires dans le Kurdistan, sans passer par les autorités locales. « C'est tout l'enjeu de la digitalisation et du paiement par service bancaire des salaires. La guerre se joue sur leur domiciliation », explique Tom Préel, doctorant en sciences politiques à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattaché au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP). « Le gouvernement régional du Kurdistan, sous grosse influence du PDK [Parti démocratique du Kurdistan qui domine le gouvernement kurde, ndlr] souhaite que les salaires soient domiciliés dans des banques à Erbil qui sont – pour les banques connues – assez proches de certains acteurs au sein du parti. Du côté de Bagdad, le gouvernement fédéral souhaite domicilier ces salaires dans des banques qui sont affiliées directement à l'État central irakien », poursuit le chercheur. Deux systèmes de distribution des salaires se font donc face : Myaccount, pour recevoir ses revenus depuis les banques kurdes, et Tatween, depuis la banque nationale irakienne. Ce dernier a la préférence des manifestants de Souleymanié. Tom Préel résume ainsi la situation : « C'est une lutte d'influence entre la périphérie et l'État central, dans un rapport de décentralisation-centralisation. » Une autre ligne de fracture apparaît, cette fois entre les frères ennemis : les principales formations politiques du Kurdistan autonome. L'UPK, qui contrôle le sud du Kurdistan autour de Souleymanié, en soutenant la décision de la Cour suprême fédérale et donc le système Tatween, se positionne comme un contre-acteur face au PDK. Le 1er février, au cinquième jour de la grève, trois personnes ont été hospitalisées. Le ministre des Finances du gouvernement régional du Kurdistan affichait son « bon espoir de recevoir l'argent pour payer les salaires de janvier 2025 ce dimanche 2 février ». En vain. Son homologue de Bagdad, lui, ne s'est toujours pas exprimé. En coulisses, les délégations d'Erbil et de Bagdad poursuivent leurs réunions à huis clos. Lundi 3 février, des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Souleymanié. Le gouverneur Nechirvan Barzani s'est exprimé quelques heures plus tard déclarant suivre de près la situation des grévistes et avoir reçu leur message. « Je presse les enseignants et les employés de prendre en considération leur santé et de mettre un terme à leur grève de la faim ». Malgré tout, les fonctionnaires sont déterminés à poursuivre leur mouvement jusqu'à obtenir une garantie d'un paiement régulier de leurs salaires, et cela sur le long terme. « Nous resterons ici jusqu'à récupérer nos droits ou jusqu'à la mort » affirme Fazil, son étiquette « gréviste » rouge et blanche autour du cou. Au Kurdistan irakien, l'espoir fait vivre, ou mourir de faim. Mise-à-jour (11.02.25, 9h00, CET) : Les fonctionnaires ont reçu leur salaire du mois de janvier 2025, le 10 février 2025, mais ils continuent toutefois la grève de la faim, à ce jour, car ils réclament encore le paiement de tous les arriérés de salaires, et un accord sur les modes de règlement bancaire. Mise-à-jour (11.02.25, 18h00, heure locale) : La grève de la faim a été suspendue ce mardi 11 février 2025 en fin de journée, après quinze jours, bien que toutes les revendications des grévistes n'aient pas été satisfaites, à savoir : le paiement de l'intégralité des arriérés de salaires, la garantie d'un versement mensuel régulier et un accord sur les modalités de règlement bancaire. Les fonctionnaires en grève ont été transportés à l'hôpital sous les applaudissements de plusieurs centaines de personnes rassemblées devant la tente installée deux semaines plus tôt. Texte intégral 1970 mots
Des fonctionnaires pris à la gorge économiquement
Au sixième jour de la grève de la faim, lors d'une conférence de presse, le 2 février, le porte-parole du gouvernement régional du Kurdistan, Peshawa Hawrami, a accusé les organisateurs du mouvement de s'être alliés à des chefs de milices irakiennes pour servir leur agenda. « Nous considérons que certains des enseignants grévistes agissent comme des intermédiaires pour des éléments anti-kurdes », a-t-il déclaré.Batailles politiques et luttes d'influence
Des actes, plutôt que des promesses
06.02.2025 à 11:40
Hollywood face à l'IA : la négociation collective pose les bases pour le futur du travail
À l'origine, l'avant-garde désignait le détachement de soldats précédant le gros des troupes dans un contexte militaire. Dans la sphère culturelle, le concept d'avant-garde a été redéfini par l'écrivain français Henri de Saint-Simon et repris par la suite dans la littérature et les arts pour désigner les artistes qui, à l'instar des éclaireurs militaires, se positionnent à la tête des innovations, remettant en cause les normes établies pour ouvrir la voie à de nouvelles formes d'expression. (…)
- Opinions / Etats-Unis, Monde-Global, Négociation collective, Travail décent, Travail, Arts et divertissements , Avenir du travail, Charles KatsidonisÀ l'origine, l'avant-garde désignait le détachement de soldats précédant le gros des troupes dans un contexte militaire. Dans la sphère culturelle, le concept d'avant-garde a été redéfini par l'écrivain français Henri de Saint-Simon et repris par la suite dans la littérature et les arts pour désigner les artistes qui, à l'instar des éclaireurs militaires, se positionnent à la tête des innovations, remettant en cause les normes établies pour ouvrir la voie à de nouvelles formes d'expression. Dans le cas du mouvement porté par les acteurs et scénaristes hollywoodiens en 2023, cette tradition avant-gardiste des artistes a pris un nouveau sens. Confrontés à l'impact perturbateur de l'intelligence artificielle (IA) sur leurs activités créatives, non seulement ont-ils défendu leurs droits, mais ils ont également créé un précédent historique en abordant les implications éthiques et professionnelles des technologies émergentes dans le cadre d'une négociation collective précédée d'une grève des scénaristes et des acteurs. Dans un effort conjoint entre les deux catégories de travailleurs, les négociations collectives emmenées par des syndicats, tels que celui des scénaristes (la WGA, Writers Guild of America) et celui des acteurs (la SAG-AFTRA, Screen Actors Guild‐American Federation of Television and Radio Artists) ont permis de mettre en place des accords historiques autour de l'utilisation de l'IA, qui constituent une réponse pionnière face au phénomène croissant de la « plateformisation » et de l'automatisation du travail culturel. Les artistes ont dénoncé le recours par les studios à des algorithmes pour générer des scénarios et le développement d'images et de sons numériques simulant le jeu des acteurs grâce aux technologies d'hypertrucage (« deepfake ») et à d'autres outils d'IA générative. La grève de la WGA a débuté le 2 mai 2023 et les acteurs de la SAG-AFTRA l'ont rejointe le 14 juillet de la même année, dans le cadre d'une mobilisation commune qui a duré près de six mois. Cet épisode d'une ampleur sans précédent dans l'industrie depuis 1960 s'est achevé le 9 novembre 2023, avec la signature d'un accord historique entre les syndicats et l'Alliance des producteurs de cinéma et de télévision (AMPTP, Alliance of Motion Picture and Television Producers). Pendant cette période, les productions états-uniennes ont été presque entièrement paralysées, ce qui a eu des répercussions sur les grandes productions hollywoodiennes, les séries télévisées et le contenu des plateformes de diffusion en continu (ou « streaming »). Les réunions visant à résoudre le conflit ont pour la majeure partie eu lieu à Los Angeles, épicentre de l'industrie du divertissement. Le soutien de personnalités telles que Meryl Streep, George Clooney, Jennifer Lawrence, Viola Davis et Mark Ruffalo, ainsi que des dirigeants syndicaux Fran Drescher et Duncan Crabtree-Ireland, a permis de maintenir la pression sur l'AMPTP, qui a finalement accepté d'intégrer des clauses novatrices pour réglementer l'IA et protéger les travailleurs. L'accord final conclu entre les syndicats et l'AMPTP comprend plusieurs dispositions innovantes destinées à répondre à ces préoccupations. L'une des clauses les plus importantes stipule que les studios ne peuvent pas utiliser des images, la voix ou le jeu des acteurs numérisés sans leur consentement explicite préalable. Il a également été convenu que tout recours à des doublures numériques ou à des voix de synthèse devrait être rémunéré de façon équitable. L'accord stipule également que les scénarios générés par l'IA ne peuvent pas remplacer les scénaristes humains dans le processus de création. Si un brouillon généré par l'IA est utilisé, les scénaristes doivent être rémunérés pour leurs révisions et leurs éditions, ce qui garantit leur participation active et leur reconnaissance en tant qu'auteurs de l'œuvre finale. Une innovation importante a été la création d'un comité de surveillance de l'impact de l'IA, qui évaluera chaque année l'impact de ces technologies sur l'industrie. Ce comité, composé de représentants des syndicats et des studios, aura le pouvoir de proposer des mises à jour de la convention collective afin de s'adapter aux nouveaux développements technologiques. L'accord aborde également l'utilisation de l'IA dans la personnalisation du contenu sur les plateformes de diffusion en continu. Bien que les algorithmes restent un outil important, les syndicats ont réussi à obtenir que les travailleurs créatifs soient informés de la manière dont leurs contributions seront utilisées dans ces systèmes, afin de garantir une plus grande transparence et de protéger les droits d'auteur. « Cet accord ne se contente pas de mettre en place des protections fondamentales, il crée également un précédent pour d'autres secteurs. Les travailleurs doivent avoir leur mot à dire dans l'intégration des technologies émergentes qui affectent leurs moyens de subsistance », selon M. Crabtree-Ireland. Au cours d'une activité consacrée à la négociation collective et à l'IA organisée par le ministère brésilien du Travail en collaboration avec l'OIT, le négociateur de la SAG-AFTRA a souligné que « l'accent est mis sur le droit à être informé chaque fois que l'employeur utilise un artiste de synthèse, en particulier quand cela touche aux droits d'auteur. Nous souhaitons garantir des espaces où les talents humains et créatifs peuvent trouver leur place. » Il a également souligné qu'il est possible de protéger les travailleurs. Et que la négociation collective est un « instrument fondamental qui permet à la classe ouvrière de résister et d'insister sur ses revendications sans renoncer aux avancées déjà acquises ». L'introduction d'outils d'IA générative tels que ChatGPT, Midjourney et DALL-E permet de générer des scénarios, de créer des images conceptuelles et de modifier les voix et les visages de manière hyperréaliste. Par exemple, des plateformes telles que DeepDub proposent déjà des services de doublage automatisé basé sur l'IA, tandis que des outils tels que Runway ML permettent d'éditer des vidéos complexes à l'aide de quelques instructions textuelles seulement. L'impact de ces technologies ne se limite pas à la création de contenu. Les plateformes de diffusion en continu, telles que Netflix et Amazon Prime Video, ont intégré des algorithmes d'IA pour analyser les données des consommateurs et prédire quels types de productions auront du succès, influençant ainsi les décisions créatives avant même que le processus d'écriture ne commence. Cela réduit l'autonomie des créateurs et donne la priorité à des produits conçus pour maximiser le rendement commercial plutôt que d'encourager l'originalité artistique. En outre, les acteurs vocaux et les artistes de doublage sont directement menacés par des outils, tels que Respeecher, qui peuvent synthétiser des voix pour créer des dialogues en plusieurs langues ou modifier les intonations sans intervention humaine. Cette utilisation de l'IA menace des milliers d'emplois et soulève des questions éthiques sur la propriété intellectuelle et le consentement. Le rapport récemment publié par la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs (CISAC) souligne que d'ici 2028, les auteurs de musique et de créations audiovisuelles pourraient perdre respectivement 24 % et 21 % de leurs revenus en raison de l'impact de l'IA générative sur l'industrie culturelle. Ces chiffres représentent une perte cumulée de 22 milliards d'euros (22,93 milliards de dollars US). A contrario, le marché des contenus générés par l'IA connaîtra une croissance exponentielle, passant de 3 milliards d'euros (3,12 milliards de dollars US) aujourd'hui à 64 milliards d'euros (66,55 milliards de dollars US) en 2028. Björn Ulvaeus, président de la Confédération, estime que, même si l'IA est un outil qui a le potentiel de révolutionner l'industrie, son développement ne doit pas se faire au détriment des droits des créateurs. L'organisation plaide en faveur de la transparence et de lois sur la rémunération qui permettent le partage des retombées économiques entre les entreprises technologiques du secteur et les artistes originaux. Dans le secteur de la musique, on estime que les créations générées par l'IA représenteront 20 % des revenus des plateformes de diffusion en continu et jusqu'à 60 % dans les bibliothèques musicales d'ici 2028. Cela pourrait tout particulièrement affecter les auteurs-compositeurs et les artistes indépendants, qui dépendent de plateformes telles que Spotify pour distribuer leurs œuvres. Dans le domaine de l'audiovisuel, les scénaristes et les réalisateurs sont également confrontés à une baisse potentielle de 15 à 20 %. L'impact de l'IA sur l'industrie créative soulève un dilemme fondamental : les progrès technologiques peuvent-ils coexister avec les droits des créateurs ? Les grèves à Hollywood et les rapports tels que celui de la CISAC sont les signes d'un secteur qui refuse de perdre de son identité humaine. Si l'IA promet de transformer la manière dont la culture est produite et consommée, ce progrès ne sera durable que si les droits des travailleurs créatifs sont garantis. L'expérience d'Hollywood a trouvé un écho au-delà de l'industrie du divertissement et inspiré les travailleurs d'autres secteurs touchés par l'automatisation et l'intelligence artificielle. Un cas notable est celui des youtubeurs allemands qui, avec le soutien du syndicat IG Metall, ont négocié avec des plateformes telles que YouTube pour obtenir une plus grande transparence dans les algorithmes de monétisation et garantir des revenus plus équitables. Cet exemple montre que l'organisation collective peut être efficace même dans les professions hautement numérisées. En outre, ce cas souligne la valeur du soutien du public et de la solidarité entre les travailleurs. La création de comités de surveillance et de clauses adaptées est un modèle susceptible d'être reproduit dans d'autres secteurs pour garantir que les technologies sont utilisées de manière éthique et équitable. À mesure que l'intelligence artificielle continue de transformer des industries entières, l'accord conclu à Hollywood constitue un exemple précieux pour d'autres secteurs. Qu'il s'agisse de protéger les droits des travailleurs ou de réglementer l'utilisation de technologies émergentes, cet épisode démontre l'efficacité de la négociation collective comme outil permettant de garantir les droits des travailleurs à l'ère du numérique. Texte intégral 1896 mots
Hollywood sur le pied de guerre : IA, droits du travail et clauses pionnières
Les risques pour l'industrie créative
Mobilisations dans d'autres secteurs
04.02.2025 à 08:30
Manuel Ferreira vit toujours dans la crainte que le feu ne revienne. En l'espace de cinq ans, deux grands incendies ont ravagé Figueiro da Serra, le petit village portugais où il vit. Le premier remonte à 2017. « J'ai dû raccorder une lance d'arrosage à la fontaine pour essayer d'éviter que ma ferme ne parte en flammes. J'ai dû le faire moi-même parce qu'il n'y avait pas de pompiers », se souvient cet ouvrier du bâtiment à la retraite qui a tout perdu. En 2022, le vent de panique a soufflé (…)
- Actualité / France, Portugal, Espagne, Europe-Global, Environnement, Agriculture et pêche, Crise climatique, Développement durable, DésastresManuel Ferreira vit toujours dans la crainte que le feu ne revienne. En l'espace de cinq ans, deux grands incendies ont ravagé Figueiro da Serra, le petit village portugais où il vit. Le premier remonte à 2017. « J'ai dû raccorder une lance d'arrosage à la fontaine pour essayer d'éviter que ma ferme ne parte en flammes. J'ai dû le faire moi-même parce qu'il n'y avait pas de pompiers », se souvient cet ouvrier du bâtiment à la retraite qui a tout perdu. En 2022, le vent de panique a soufflé une nouvelle fois. « En 2017 comme en 2022, il n'est pas venu d'ici, mais d'ailleurs. Quant à son origine exacte, je l'ignore », raconte-t-il. Beaucoup pensent que cet « ailleurs » désigne les plantations d'eucalyptus qui recouvrent plus d'un quart des zones forestières du Portugal et empiètent même sur des aires protégées telles que le parc national de la Serra da Estrela, où se situe le village de Figueiro da Serra. Ce cas n'est pas isolé. De fait, le Portugal n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de la façon dont l'agriculture intensive, qui s'est imposée comme modèle de culture en Europe depuis les années 1960 dans le cadre de la politique agricole commune, menace les aires protégées du réseau Natura 2000, mettant en péril à la fois la biodiversité qu'elles recèlent et les communautés avoisinantes. La campagne a cessé d'être un mode de vie pour les communautés locales et a cédé la place à la logique du profit maximum, explique Javier Guzmán, directeur de Justicia Alimentaria, une ONG qui œuvre pour le droit à l'alimentation et pour l'évolution du système agroalimentaire vers un modèle plus juste. « Ils ont misé sur la “salarisation” de l'agriculture, autrement dit sur le remplacement de la main-d'œuvre d'agriculteurs, dont la plupart étaient propriétaires, par des salariés de grandes entreprises travaillant dans des conditions précaires », explique M. Guzmán. Cette industrie agricole intensive fonde donc ses profits sur l'exploitation de travailleurs en situation vulnérable, notamment des migrants entrés en Europe dans le cadre de programmes de circularité qui les obligent à rentrer chez eux une fois la saison terminée, mais aussi sur l'extraction intensive de ressources de la nature, sans tenir compte de son impact environnemental, explique Javier Guzmán. Une tendance qui s'est exacerbée ces dernières années avec l'entrée sur le marché des grands capitaux. « On a ainsi facilité l'entrée de grands fonds d'investissement dans l'agriculture, lesquels font sentir leur présence en achetant des terres et, plus fondamentalement, l'eau », explique-t-il. Même les aires les plus protégées n'ont pas été épargnées. Créé en 1992, le réseau Natura 2000 est la pièce maîtresse de la politique de conservation de l'environnement en Europe. Avec plus de 27.000 aires protégées reconnues, le réseau couvre plus de 767.000 kilomètres carrés de zones terrestres et 450.000 kilomètres carrés de zones marines. Au sein de ce réseau, les « agro-écosystèmes » représentent en moyenne 38 % de l'ensemble de la superficie protégée, selon le rapport intitulé L'agricuture au service de Natura 2000. Ces zones agroécologiques ont pris une telle ampleur qu'elles représentent désormais près de 10,6 % de la superficie totale cultivée en Europe. Et si certaines de ces activités agricoles sont compatibles avec la conservation des espèces, dans de nombreux autres cas, l'agriculture met en péril leur survie en raison de la perte et de la fragmentation des habitats et de l'utilisation de pesticides, d'herbicides et d'autres intrants synthétiques toxiques pour la faune et la flore indigènes. Selon le rapport sur l'État de la nature dans l'UE publié par l'Agence européenne pour l'environnement, les trois quarts des habitats en Europe sont dans un état médiocre ou mauvais et un tiers continue de se dégrader. L'agriculture est la principale cause de la dégradation de ces écosystèmes, représentant 21 % de l'ensemble des pressions exercées sur eux. Tel est notamment le cas au Portugal avec les monocultures d'eucalyptus et de pins. Le Portugal est l'un des pays les plus touchés par les incendies en Europe. Selon Copernicus, en 2024, les incendies ont ravagé environ 145.000 hectares au Portugal, soit l'équivalent de 1,6 % de sa superficie, ce qui représente le chiffre le plus élevé d'Europe. En outre, la superficie annuelle moyenne incendiée entre 2006 et 2023 est proche de 94.000 hectares, ce qui constitue également la moyenne la plus élevée d'Europe. À ce propos, plusieurs études ont établi un lien de cause à effet entre ces incendies et les eucalyptus. Ainsi, une étude publiée par des chercheurs de l'Institut polytechnique de Leiria et de l'Université de Minho, tous deux au Portugal, a établi qu'entre 2015 et 2018, les eucalyptus représentaient 46 % des zones touchées par les feux de forêt, alors qu'ils n'occupent que 26 % de la surface forestière. Les chênes verts, une espèce indigène, ne représentaient en revanche que 4 % de la surface incendiée, alors qu'ils en occupaient 36 %. Comme dans le cas du Portugal, bien souvent, les pressions ne proviennent pas de l'agriculture pratiquée à l'intérieur des aires protégées, mais plutôt de celle pratiquée aux confins de celles-ci. Un autre exemple est celui du parc national de Doñana, en Espagne, où le captage de l'eau destinée à la culture en serre de fruits rouges et à d'autres cultures intensives à proximité a affecté l'aquifère dont dépend l'écosystème, et où les lagunes et les marais sont en train de se tarir. « Lorsque l'on extrait de l'eau de l'aquifère, d'une part le niveau général de l'aquifère baisse et par conséquent le niveau général des lagunes ou le régime d'inondation des lagunes diminue, d'autre part, à proximité de tous les points de captage de l'eau, un cône d'aspiration se forme, entraînant une forte dépression de la nappe phréatique dans cette zone et l'assèchement total de tout ce qui se trouve dans un rayon de quelques kilomètres de ce point de captage », explique Miguel de Felipe, chercheur de la Station biologique de Doñana. Cela a un impact direct sur les populations d'oiseaux qui dépendent de ces marais comme halte migratoire entre l'Europe et l'Afrique, et dont le nombre s'est réduit. L'impact s'est fait sentir sur tout le continent, et neuf espèces d'oiseaux (sur les 15 analysées) ont vu leur population diminuer au cours des 40 dernières années dû à la disparition de zones inondées dans les marais du parc national de Doñana. Pour le moment, l'impact des restrictions d'eau se limite à l'irrigation, cependant il n'est pas à exclure qu'elles puissent affecter les localités voisines, comme c'est déjà le cas dans d'autres régions de l'Espagne. « Ce modèle d'agriculture remonte à 40 ans. Si l'exploitation s'était déroulée à ce rythme à la fin du 19e siècle, aujourd'hui, beaucoup de ces petits villages auraient probablement dû migrer », déclare Juanjo Carmona, coordinateur de l'agence WWF de Doñana. Situées à quelques kilomètres à l'est des serres de fruits rouges de Doñana, les rizières ont un rapport différent à l'eau. Dépendant de l'écoulement de surface et non de l'aquifère, les 35.000 hectares de rizières à l'embouchure du Guadalquivir constituent également un refuge pour les oiseaux, surtout lorsque le niveau d'eau baisse dans l'aire protégée. Cependant, la concession d'eau qui leur est accordée est souvent plus restreinte que celle des serres et, ces dernières années, elles ont dû limiter le nombre d'hectares cultivés, entraînant un impact négatif sur le plan social et environnemental. « En 2023, nous n'avons rien pu cultiver. Nous parlons de plus de 5.000 emplois perdus, plus de 300.000 jours de travail », explique Eduardo de Vera, directeur général de la Fédération des riziculteurs de Séville. Les champs de culture sont toutefois aussi un piège mortel pour les oiseaux : les moissonneuses récoltent le grain avant la fin de la nidification, fauchant au passage les oisillons qui ne sont pas encore capables de voler. Pour assurer leur survie, la Ligue pour la protection des oiseaux de la région Centre-Val de Loire (LPO Centre-Val de Loire) s'est associée à des agriculteurs pour protéger les nids et repeupler cette espèce dont les effectifs sont en déclin. « Les agriculteurs sont forcément importants [pour la protection des oiseaux] dans la mesure où ils sont les propriétaires des terres, et qu'ils travaillent avec la nature, donc on ne peut pas se passer d'eux », explique Clément Delaleu, technicien du projet. L'organisation parcourt les champs avant la récolte, repère les nids et les signale au moyen d'une sorte de cage afin que les agriculteurs au volant de leurs machines puissent les éviter. En contrepartie, le busard devient à son tour un allié pour les agriculteurs, tenant à distance les nuisibles comme les souris qui se nourrissent dans les champs de céréales. « Pour nous, il n'y a pas d'effets négatifs, nous perdons tout au plus quelques mètres de culture », explique Eric Menanteau, céréalier et éleveur. « Et nous sommes conscients des avantages. Nous avons cette réputation d'être toujours contre l'environnement, mais lorsque nous pouvons faire quelque chose [de positif], nous le faisons », poursuit-il. L'avenir est désormais incertain. Le Règlement relatif à la restauration de la nature, entré en vigueur en août 2024, oblige les États membres à restaurer au moins 20 % des habitats d'ici à 2030, en donnant la priorité au réseau Natura 2000. M. Guzmán rappelle toutefois que le Pacte vert européen, qui prévoyait un ensemble de mesures visant à réduire l'impact de l'agriculture sur l'environnement, a récemment été démantelé à la suite des manifestations d'agriculteurs à l'approche des élections européennes de juin 2024. « Le pacte vert a été mis au rancart et pendant ce temps, on s'efforce de servir les intérêts des grandes entreprises. Rien n'est fait pour défendre le modèle agricole traditionnel, un modèle agricole durable, une transition plus agroécologique. Tout ce qu'il y avait de positif a été arrêté », déclare-t-il. À Serra da Lousa, ils veulent démontrer que la solution la plus durable consiste à revenir au modèle agricole traditionnel, un modèle qui revitalisait la région et la protégeait contre les incendies. « Auparavant, lorsque tout était cultivé, il n'y avait pas de grands incendies. Nous sommes en train de revenir à ce principe », explique Nik Völker, chargé de communication auprès de Veredas da Estrela, une organisation mise sur pied après l'incendie de 2022 et qui a vocation à renforcer la résilience de la communauté face au feu. « Il subsiste quelques zones de plantations privées d'eucalyptus, cependant la plupart d'entre elles sont à l'abandon et favorisent les incendies. » Avec l'aide des populations voisines, Veredas da Estrela récupère les zones abandonnées pour les remettre en culture. « Les gens d'ici s'intéressent beaucoup à ce que nous faisons, qu'ils soient jeunes ou vieux. Ils ont encore très peur des incendies », conclut M. Völker. Note : Cet article a été réalisé avec le soutien du Journalismfund Europe. Texte intégral 2290 mots
Des aires protégées cernées
Lorsque le rapport est positif
Le rapport entre l'agriculture et les zones protégées n'est pas toujours négatif. En effet, certains de ces sites ont été inclus dans le réseau précisément parce que les paysages agricoles ont créé des habitats parfaits pour la subsistance de certaines espèces. C'est le cas dans le parc naturel Loire-Anjou-Touraine, dans le centre de la France, avec le busard cendré, espèce originellement côtière qui a trouvé dans les champs céréaliers de la plaine française un site de nidification idéal.
L'avenir au service des grands intérêts et des grandes entreprises ?