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27.02.2025 à 07:22

Salaire, carrière, retraite : pourquoi la ménopause est une question d'égalité pour les travailleuses

María : « Je souffre de troubles anxieux et d'insomnie. À cela s'ajoutent tachycardie, fatigue, bouffées de chaleur et sueurs. J'ai quitté mon boulot, c'est devenu intenable ».
Caro : « Les maux de tête sont éreintants, parfois j'aimerais rester chez moi à dormir ».
Inés : « Un jour, je n'ai pas pu aller au travail, pas moyen de sortir du lit. J'ai le cœur qui bat très fort, je le sens dans tout mon corps ».
Eva : « J'ai peur, mon travail implique le contact avec le public, je ne sais (…)

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Texte intégral 4104 mots

María : « Je souffre de troubles anxieux et d'insomnie. À cela s'ajoutent tachycardie, fatigue, bouffées de chaleur et sueurs. J'ai quitté mon boulot, c'est devenu intenable ».

Caro : « Les maux de tête sont éreintants, parfois j'aimerais rester chez moi à dormir ».

Inés : « Un jour, je n'ai pas pu aller au travail, pas moyen de sortir du lit. J'ai le cœur qui bat très fort, je le sens dans tout mon corps ».

Eva : « J'ai peur, mon travail implique le contact avec le public, je ne sais pas combien de temps je vais tenir ».

Tous ces témoignages ont été extraits d'un forum ouvert sur Internet en 2019. Le relevé d'une longue conversation dans laquelle des dizaines de femmes partagent leurs doutes, leurs inquiétudes et leurs expériences autour de la ménopause. Elles partagent ce qu'elles ne savent – ou ne peuvent – pas raconter en public, car jusqu'à récemment, la ménopause – de même que les menstruations – était un sujet tabou, un sujet que l'on cachait, ou dont on ne parlait qu'en messe basse.

La même année, une enquête menée au Royaume-Uni a mis en évidence ce que l'on savait déjà dans les forums, à savoir que la ménopause marque la vie de nombreuses femmes non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan social et professionnel. L'impact a même été quantifié : près de 900.000 femmes dans le pays avaient quitté leur travail, le jugeant incompatible avec les symptômes ou les changements associés à cette étape de leur vie.

Ce chiffre scandaleux a conduit la Commission de l'égalité du Parlement britannique à lancer une enquête en 2021, dont les résultats ont confirmé qu'il ne s'agissait ni d'une question individuelle ni d'une question privée. Mais qu'il s'agissait d'un facteur qui venait expliquer pourquoi de nombreuses femmes approchant la cinquantaine choisissent de réduire leur temps de travail, demandent des congés plus longs ou quittent tout simplement leur emploi, se dérobant par la porte arrière. La ménopause ne constitue pas uniquement un sujet médical, pas plus qu'elle n'est un enjeu « de femmes » ; en revanche, c'est un enjeu de rupture d'égalité. Un de plus.

Que savons-nous de la ménopause ?

La ménopause est généralement considérée comme la période de la vie d'une femme qui marque la fin de sa vie reproductive. Ce que l'on sait peut-être moins, c'est que le terme fait référence à un moment très précis, à savoir douze mois consécutifs sans menstruation, et que cette période n'est qu'une phase d'un cycle beaucoup plus long et traversé par des changements – appelé climatère – qui s'étend généralement de 45 à 55 ans.

Toutes les femmes passeront par cette étape, mais toutes ne la vivront pas de la même manière. Cela dépendra de leur génétique, de leur environnement, de leurs habitudes et de leurs conditions de vie. Quoi qu'il en soit, huit femmes sur dix seront confrontées, à des degrés divers, à des altérations physiques, mentales et émotionnelles. Des altérations résultant du changement hormonal qui, en plus des bouffées de chaleur bien connues, comprennent l'insomnie, les douleurs articulaires, la fatigue, les migraines, les palpitations, l'irritabilité, le brouillard cérébral, les problèmes de concentration et de mémoire ou les crises d'anxiété, entre autres.

« Un beau jour, vous vous réveillez et vous vous sentez mal. Vous n'êtes plus vous-même. Votre corps change, vous ne vous reconnaissez plus », explique dans un entretien avec Equal Times Marvi Lárez, administratrice d'une communauté WhatsApp où une centaine de femmes parlent de leur ménopause. « Pour beaucoup d'entre nous, l'impact a été très fort. Nous avons pu recenser plus de quarante symptômes au total. »

Spécialiste de la santé communautaire, Carolina Ackermann préfère parler de changements ou de signes plutôt que de symptômes, car la ménopause n'est pas une maladie. Également présidente de l'association La vida en rojo, spécialisée dans la recherche et l'éducation sur les cycles de vie des femmes, Mme Ackermann s'intéresse avant tout à la phase initiale du climatère, à savoir la périménopause, qui précède l'arrêt des règles et marque le début de tous ces changements.

Les femmes arrivent à ce stade sans information – selon une récente enquête internationale, seulement 27 % des femmes de moins de 45 ans en ont entendu parler – et n'en sont pas informées non plus lorsqu'elles consultent leur médecin.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) elle-même reconnaît que les professionnels de la santé ne sont pas suffisamment formés dans ce domaine. Ce manque d'information, et de soutien, alimente le seul symptôme que toutes les femmes ménopausées, sans exception, partagent : le silence, le tabou.

« Le tabou part de l'idée que la ménopause est une fin, et non une nouvelle étape. Elle est associée à un processus de finitude, de perte d'utilité. Historiquement, le rôle des femmes a été circonscrit à la reproduction. Lorsque cette étape prend fin, les femmes passent au second plan », explique Clara Selva, professeure d'études en psychologie à l'Universitat Oberta de Catalunya (UOC).

C'est pourquoi les femmes elles-mêmes ne parlent pas de ce qui leur arrive, elles le cachent, elles dissimulent leurs symptômes, elles vivent cela dans la honte, elles endurent la douleur et, quand celle-ci devient insupportable, elles partent. L'image culturelle construite autour de la ménopause – le fait même d'attribuer une connotation péjorative au terme « ménopausée » – est aussi pesante que la pire des bouffées de chaleur, elle exacerbe les symptômes et détermine la façon dont cette étape est vécue.

« Il s'agit d'un récit dénigrant, teinté de peurs et d'incertitudes, et c'est pourquoi l'impact psychosocial est encore plus important que l'impact physique. L'anxiété, la dépression, la baisse de l'estime de soi sont liées aux fluctuations hormonales, mais aussi à la pression sociale. Le tabou éloigne les femmes de la sphère publique. »

Deuxième plafond de verre

Les femmes quittent le marché du travail avant les hommes. Il s'agit d'une réalité sur laquelle différentes études attirent l'attention depuis longtemps. Ce phénomène porte un nom : le « deuxième plafond de verre ». Il est ainsi nommé, car après avoir traversé le premier, lié à la maternité et aux difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie privée, les femmes se heurtent à un nouvel obstacle qui les empêche de continuer à progresser à un moment charnière dans leur carrière.

Un sondage réalisé en 2023 auprès de femmes des quatre continents cite parmi les causes principales les soins aux parents ou aux enfants, les préjugés de genre et le manque d'opportunités. Selon 21 % des femmes interrogées, le plafond est imposé par leur propre corps. Les perturbations telles que l'insomnie, les bouffées de chaleur, la fatigue ou le manque de concentration qui affectent leurs performances quotidiennes, entraînent une baisse de rendement, faisant d'elles des femmes qui travaillent dans un état de malaise.

Des études montrent que pour gérer leurs symptômes, certaines – jusqu'à 30 % d'entre elles – envisagent de réduire leur temps de travail. « Cela entraîne une perte économique à court terme, mais aussi à moyen et à long terme, car vous cessez d'occuper certains postes et de postuler à certaines promotions », avertit la députée européenne et sociologue Lina Gálvez, la première à soulever cette question auprès des institutions européennes.

« Nous nous trouvons face à un problème à la fois social et politique » : Dans une société où seules 9 % des entreprises sont dotées d'un conseil d'administration paritaire, c'est-à-dire où les femmes ont plus de mal à accéder à des postes de pouvoir, le plafond de la ménopause ne fait qu'aggraver les disparités existantes, telles que les écarts de salaire, particulièrement importants chez les femmes âgées, ou les écarts de pension, où la différence de revenus entre les hommes et les femmes atteint 40 %.

De nombreuses autres travailleuses ne modifient pas leurs horaires, mais contournent leurs symptômes en prenant des congés maladie (les absences peuvent varier en moyenne entre 15 et 20 jours par an). C'est le cas d'Adriana, employée dans le secteur immobilier. « J'ai vécu une transition très difficile, j'avais des bouffées de chaleur, des migraines, de l'anxiété. J'ai dû m'absenter du travail pendant plusieurs jours. » Elle a cependant cherché, comme la majorité de ses consœurs, à cacher le vrai motif.

« Je n'osais pas dire ce qui m'arrivait. Mon chef était un jeune homme, j'étais gênée, je pensais qu'il ne comprendrait pas. J'ai été tentée de démissionner », confie-t-elle à Equal Times.

Une travailleuse ménopausée sur six envisage, comme Adriana, d'arrêter de travailler. « Elles quittent leur poste parce qu'elles ne se sentent pas comprises », explique Marvi Lárez. « Souvent, au travail, on vous colle une étiquette. Si vous prenez un congé de maladie, à votre retour, on vous change de poste. Cela est arrivé à des filles de notre groupe. » Face à ce constat, « la ménopause peut-elle être considérée comme un enjeu professionnel ? », commence à se demander l'Organisation internationale du travail (OIT), non seulement en raison de ses effets qu'elle a en termes d'appauvrissement des femmes, mais aussi en raison de la perte de talents qu'elle implique pour les entreprises et la société en général. Cela dit, la question n'est peut-être pas bien formulée. Ce n'est pas tant la ménopause qui pose problème, mais la manière dont elle est gérée.

Comme explique Marvi Lárez : « Les femmes ne partent pas, on les pousse à partir parce qu'elles n'ont pas le soutien nécessaire pour pouvoir continuer ».

Aménagements raisonnables

En 2022, encouragée par les études menées au Royaume-Uni, Lina Gálvez a soumis au Parlement européen une question inédite : de quelles données disposait-on sur l'impact de la ménopause sur le lieu de travail et quelles mesures étaient prévues pour l'atténuer ? La réponse ne l'a guère surprise. « Personne ne s'y attendait. Il n'y avait rien de prévu, pas même la moindre information à ce sujet. »

Cela fait des années que les femmes ont massivement intégré le monde du travail, mais celui-ci ne s'est pas soucié de répondre à leurs besoins. « Un voile d'invisibilité entoure la biologie féminine. Même la taille des uniformes ou des outils est adaptée aux hommes », souligne Monica Ricou, professeure en droit du travail à l'UOC. Les syndicats et les institutions telles que l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail réclament depuis longtemps la prise en compte de la dimension de genre dans la prévention des risques professionnels. Mme Ricou abonde en ce sens :

« On ne peut plus ignorer le fait que les entreprises emploient des hommes et des femmes. On sait qu'un même facteur de risque peut avoir des effets différents sur les femmes et les hommes. Qui plus est, du fait de leur fonction reproductive, les femmes connaissent des changements pendant la menstruation, la grossesse et la ménopause. Tout cela devrait être pris en compte dans les évaluations. »

Jusqu'à présent, le Royaume-Uni a été le premier pays à adopter des mesures. Après que l'enquête parlementaire a été rendue publique, une norme a été établie en 2023 – la norme BS 30416 – avec des recommandations à l'intention des responsables et des spécialistes des ressources humaines. Les syndicats britanniques ont élaboré leur propre guide, tandis que certaines entreprises ont pris un engagement public et ont même mis en place un label « menopause friendly ». Dans tous ces cas de figure, la réponse au problème repose essentiellement sur des « aménagements raisonnables » pour améliorer la qualité de vie des travailleuses, comme par exemple en révisant le contrôle de la température et de la ventilation, en fournissant un accès à l'eau potable et à des espaces de repos, en modifiant les uniformes, en accordant des horaires plus flexibles, en facilitant le télétravail lorsque cela est possible et surtout en formant les managers et les autres membres de l'équipe, afin de créer un climat qui permette aux femmes de parler et de demander de l'aide si elles en ont besoin.

« Si pendant la grossesse, le poste est adapté en réponse aux changements physiques, à la ménopause, les conditions physiques changent également. Les femmes devraient avoir la liberté d'expliquer leur situation et de demander que leur poste soit adapté », insiste Monica Ricou.

L'exemple britannique a inspiré des pays comme l'Australie, les États-Unis ou la Norvège, toujours dans l'optique des recommandations. Sur le plan politique, toutefois, aucun progrès n'a encore été accompli. De fait, le Parlement britannique lui-même a refusé d'inclure la ménopause dans sa loi sur l'égalité. « C'est extrêmement important d'un point de vue politique », s'insurge Lina Gálvez, avant d'ajouter que son groupe inclura cette question dans une prochaine initiative non législative sur la santé des femmes.

« Les solutions doivent être abordées sur tous les fronts, que les entreprises prennent des engagements, que la perspective de genre soit prise en compte dans les négociations collectives. Cependant, l'État doit, lui aussi, imposer des obligations par le biais de la législation », déclare dans le même sens Alicia Ruiz, spécialiste du département des femmes du syndicat UGT. À cette fin, les syndicats eux-mêmes devront également inclure la ménopause dans leurs programmes, une question qui, comme l'admet Mme Ruiz, « demande à être développée plus avant ».

Le dilemme des congés

Parmi les mesures envisagées pour faire face à la ménopause au travail figurent les congés payés, des congés de plusieurs jours par an ou par mois destinés spécifiquement aux femmes dont les symptômes les empêchent de travailler. La Bank of Ireland a été l'une des premières à appliquer cette mesure – dans son cas, dix jours par an – à l'instar de ce qui existe déjà dans d'autres pays comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan ou l'Espagne s'agissant des menstruations douloureuses.

Les résultats, encore mitigés, de cette disposition suscitent une certaine controverse. Tout d'abord, parce que très peu de femmes y ont recours. En Espagne, par exemple, moins de 1.500 congés de ce type ont été traités au cours de la première année d'application de la loi. Avocate spécialisée en droit du travail, Lidia de la Iglesia Aza souligne dans une enquête les causes : si les femmes ne demandent pas de congé, c'est parce qu'elles ont honte, qu'elles ont peur d'être pointées du doigt, peur d'être discriminées au travail.

De la même manière que ces congés contribuent à rendre la menstruation visible, ils perpétuent également le stéréotype du « sexe faible ». Quelque chose de similaire pourrait survenir dans le cas de la ménopause.

« Il est difficile de savoir exactement où se situe le point de bascule entre protection et paternalisme. Il existe un risque d'effet boomerang, à savoir qu'en voulant protéger les femmes, nous engendrions chez les employeurs le sentiment qu'elles constituent une charge. Il est plus facile de discriminer un groupe qui est déjà discriminé. D'autres options pourraient éventuellement être envisagées, comme permettre à celles qui le peuvent de travailler à domicile ou de prévoir des pauses de repos convenues. »

En Catalogne, le gouvernement de la Generalitat (communauté autonome) a opté en 2023 pour une solution intermédiaire, à savoir la possibilité de demander huit heures de congé par mois pour cause de menstruation ou de ménopause, à récupérer dans les mois suivants. Pour l'instant, la mesure a eu « un effet limité », admettent les membres du syndicat CCOO qui ont négocié l'accord. Ils n'ont pas encore analysé pourquoi, mais ils soulignent déjà combien il est important de commencer à travailler sur cette question « dans une perspective culturelle », de s'attaquer au tabou et aux préjugés avant toute autre mesure.

« Il est nécessaire de réaliser une étude approfondie et la première chose à faire est d'interroger les femmes concernées, d'identifier leurs besoins », suggère Mme De la Iglesia. « Les expériences personnelles évoluent elle aussi avec le temps. Dans certains cas, les symptômes les plus graves se manifestent uniquement au cours des premières années, toutefois, si les travailleuses concernées ne peuvent pas s'adapter durant cette période, elles quitteront le marché et il sera alors très difficile de revenir. »

« Dites-le haut et fort »


Poser la question aux femmes concernées, c'est précisément ce qu'a fait la professeure Clara Selva. Elle a réuni des femmes de différents secteurs d'activité, toutes ménopausées. « La première chose que j'ai découverte, c'est qu'il n'y a pas deux ménopauses identiques. Le contexte socioéconomique joue également un rôle déterminant. Les femmes occupant des emplois précaires ont moins accès aux ressources médicales, aux modalités de travail flexibles et aux traitements pour gérer les symptômes. Tous ces éléments doivent être pris en compte à l'heure de proposer des mesures. »

Interrogée à propos des demandes formulées par les femmes, la professeure répond : « Tout d'abord, des informations contrastées. Nous ne pouvons pas atteindre la ménopause sans savoir de quoi il s'agit. Ensuite, pouvoir en parler ouvertement avec les proches, les amis, les collègues, les professionnels de la santé. Prévoir de petits ajustements – dans le tissu de l'uniforme, l'accès à des sources d'eau, une meilleure aération –, faire en sorte que les dirigeants d'entreprise soient davantage sensibilisés, que la ménopause soit acceptée comme une étape de plus dans la vie. » Tout cela implique de « déconstruire » le récit teinté qui, jusqu'à présent, entourait ce moment vital.

« Le combat consiste à ce que ces sujets soient débattus, à ce qu'il soit possible d'en parler sur le lieu de travail, d'en parler avec compréhension, dans le but de retenir les talents, de créer des espaces où les femmes se sentent accompagnées et écoutées », insiste Carolina Ackermann.

La présidente de l'association La vida en rojo parle de « socialiser la ménopause » et de le faire par le biais de la recherche, de l'éducation et d'une attention médicale adéquate.

« Il faut faire une révolution », déclare Marvi Lárez. Au nom de la centaine de femmes qui composent sa communauté WhatsApp et qui ont encore peur de raconter ce qui leur arrive, Mme Lárez demande à ce que « l'on commence par les médecins, puis par les entreprises », et surtout par elles-mêmes. « Je ne cesse de les encourager : dites-le haut et fort, je suis ménopausée. Il n'y a pas de quoi avoir honte, c'est une chose naturelle. »


Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement de LO Norway.

25.02.2025 à 05:00

Boranas : la brûlure du ciel

Lucien Migné

Au sud de l'Éthiopie, dans un territoire de 45.435 km², frontalier du Kenya et composé à 75 % de plaines arides, vivent les Boranas. Estimés à 1,1 million, ces semi-nomades pastoraux, dont le troupeau est source de fierté et de statut social, vivent traditionnellement de l'élevage bovin. Alors que leur empreinte carbone a toujours été presque inexistante, ils sont, à l'heure actuelle, directement victimes du réchauffement climatique.
2024 a été la cinquième année de sécheresses (…)

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Texte intégral 1755 mots

Au sud de l'Éthiopie, dans un territoire de 45.435 km², frontalier du Kenya et composé à 75 % de plaines arides, vivent les Boranas. Estimés à 1,1 million, ces semi-nomades pastoraux, dont le troupeau est source de fierté et de statut social, vivent traditionnellement de l'élevage bovin. Alors que leur empreinte carbone a toujours été presque inexistante, ils sont, à l'heure actuelle, directement victimes du réchauffement climatique.

2024 a été la cinquième année de sécheresses consécutives dans la Corne de l'Afrique, du jamais-vu depuis le début des premiers relevés pluviométriques en Éthiopie. Depuis 2020, 3,5 millions de bovins sont morts de faim et de soif, soit 90 % du cheptel de la zone de Borana, provoquant une véritable catastrophe humanitaire. La grande saison des pluies, ganaa, entre mars et mai et la petite saison des pluies, hagayya, entre septembre et octobre, ont disparu. Partout dans la région, de nombreux habitants ruinés, dont les troupeaux ont été décimés par la soif, ont dû quitter leurs villages pour rejoindre les camps aux abords des villes, où vivent près de 240.000 personnes.

Aujourd'hui, ces agriculteurs se tournent vers les mines d'or et l'extraction du sel, deux activités dangereuses qui ternissent leur avenir. Pour regagner une vie pastorale, il ne leur manque pourtant que la pluie. Equal Times publie le reportage du photojournaliste français Lucien Migné, qui s'est rendu en Éthiopie, en août 2023, à la rencontre de ce peuple.

À Dembalabuyo, la sécheresse a tué les 580 bovins du village. Août 2023.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Des 150 Boranas qui habitaient le village de Dembalabuyo, il n'en reste plus qu'une vingtaine. La plupart sont partis en 2021 et se sont installés dans le camp pour personnes déplacées d'El Soda.

Jarso Tatatche, 80 ans, est aveugle. Il a abandonné son village Ana Liban, à 70 kilomètres de Dubuluk, lorsque la dernière de ses 42 vaches a succombé à la sécheresse en mai 2021.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Inédite par son ampleur, cette sécheresse à répétition est à l'origine d'un violent choc social et culturel chez les Boranas. Leur mode de vie traditionnel, qui perdurait depuis des siècles, est aujourd'hui menacé.

Il ne reste à Guyo Catelo, 30 ans, plus que 30 des 140 vaches qu'il possédait.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Pour que ses vaches puissent survivre pendant la sécheresse, Guyo Catelo, a dû faire venir de l'herbe d'Addis-Abeba. Ne possédant plus de taureaux pour déclencher le cycle des lactations, une seule de ses vaches donne à présent du lait, destiné à sa consommation personnelle.

En août 2023, le camp pour personnes déplacées de Dubuluk, situé à côté de la route nationale, abritait environ 28.000 réfugiés climatiques boranas.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Le camp pour personnes déplacées de Dubuluk est financé par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). En 2023, on estimait à environ 260.000 le nombre de réfugiés climatiques dans la zone de Borana vivant dans des camps pour personnes déplacées.

Faute d'ambulance pour venir la chercher, Godana Kenshora, 40 ans, amène sur sa moto Tio Babo, 18 ans, à l'hôpital de la ville de Dubuluk. Elle est atteinte de malnutrition aigüe.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Les conditions de vie dans les camps pour personnes déplacées sont extrêmement précaires. Alors que leur troupeau leur assurait une épargne et un moyen de subsistance, une grande partie de la communauté borana vit à l'heure actuelle dans une grande pauvreté, et ce, malgré l'aide humanitaire de l'OIM et de l'USAID.

Dama Boru Dabasso, 53 ans, est venue en minibus depuis la ville de Madaccio pour acheter du bétail au marché aux bestiaux de Dubuluk. Elle le revendra plus cher par la suite.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Lors de la dernière sécheresse, 75 des vaches que Dama Boru Dabasso venait d'acheter (d'une valeur d'environ 300 euros chacune) sont mortes de soif. Elle explique : « J'ai peur de la prochaine sécheresse, mais je vais cette fois changer ma méthode et vendre mon bétail rapidement avant la saison sèche ».

Didwardy, 16 ans, Elguda Guyo, 56 ans et Tume Belisso, 30 ans, sont employés par un agriculteur de la ville de Dubuluk pour gérer les réserves de foin pour le bétail en prévision de la prochaine saison sèche. Ils sont chacun payés 300 birrs par jour, soit environ 5 euros.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

En alternative à l'élevage, beaucoup d'entre eux ont été forcés à développer rapidement une autre activité. Certains se sont tournés vers l'agriculture, aux rendements très incertains en raison du manque d'eau et de la pénurie de fertilisants.

Gargalo Gababa et Jarso Gofu ramènent sur la berge la boue de sel noir récupérée par Adissou au fond du lac du cratère d'El Soda. Pour ce travail, ils sont rémunérés 250 birrs (4 euros) par jour.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

D'autres Boranas en sont réduits à la coupe d'arbustes et à la vente de fagots de bois ou de charbon au bord des routes. Alors qu'une grande partie des hommes vont travailler dans les mines d'or de Dambi ou Dabel, quelques-uns se consacrent à l'extraction du sel dans le cratère d'El Soda, deux activités pénibles et dangereuses.

Karu Ulufa, 46 ans, se rend à pied depuis la ville de Moyale, frontalière avec le Kenya, jusqu'à la petite mine d'or de Dambi, où elle compte rester travailler une semaine pour nourrir ses 6 enfants qui l'attendent chez elle. C'est la seule femme de la mine.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

Les Boranas n'ont pourtant pas perdu espoir de racheter un jour du bétail et d'aller repeupler leurs villages abandonnés.

Elema Dulatcha Libano, 70 ans, implore des mains Waaqa, le Dieu suprême de la religion Waaqeffanna, pour qu'il mette un terme à la sécheresse qui sévit dans la zone de Borana depuis l'année 2020. « J'avais une belle maison avant de venir ici, et une belle vie. Tout mon troupeau est mort à présent », explique-t-elle.
Photo: Lucien Migné/Agence Zeppelin

En oromo, la langue parlée par les Boranas, il existe deux termes pour désigner la pluie : robha, qui signifie « la pluie à venir » et boqa, qui signifie « la pluie tombée ». Régulièrement, lors de cérémonies religieuses, les Boranas font appel à Waaqa, leur Dieu suprême, pour qu'enfin ils puissent employer à nouveau le mot boqa.

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