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20.02.2025 à 05:00

En Allemagne, la lutte du mouvement syndical contre l'extrême droite et pour la solidarité

Guillaume Amouret

Il est six heures du matin à Riesa (Saxe), lorsque déjà, des trains bondés affluent depuis les villes voisines de Leipzig et de Dresde. Plusieurs milliers de manifestants se rassemblent devant la gare de la petite ville est-allemande. Ils sont venus en ce samedi 11 janvier pour perturber la tenue du congrès du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD, « Alternative pour l'Allemagne », en français). Aux voyageurs en train s'ajoutent plus de 200 bus venus de tout le pays pour (…)

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Il est six heures du matin à Riesa (Saxe), lorsque déjà, des trains bondés affluent depuis les villes voisines de Leipzig et de Dresde. Plusieurs milliers de manifestants se rassemblent devant la gare de la petite ville est-allemande. Ils sont venus en ce samedi 11 janvier pour perturber la tenue du congrès du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD, « Alternative pour l'Allemagne », en français). Aux voyageurs en train s'ajoutent plus de 200 bus venus de tout le pays pour l'occasion. Sur le parking du Palais des Congrès, une grande scène, digne des meilleurs festivals, accueille les participants.

Parmi eux, plusieurs arborent les couleurs des syndicats allemands. En aval de la manifestation, la deutscher Gewerkschaftsbund (DGB), la fédération des organisations syndicales, a réservé les espaces publicitaires de Riesa pour y afficher l'appel à la lutte contre la menace fasciste.

« ‘Le fascisme, plus jamais', ça a toujours été un devoir pour nous, les syndicats ! » […] « Les populistes de droite et les racistes ne représentent pas les intérêts des salariés », écrit l'union syndicale dans son appel à la manifestation. L'enjeu est palpable, car le 23 février prochain, l'Allemagne doit élire son nouveau Parlement et par conséquent son futur gouvernement [le chancelier étant proposé par la coalition victorieuse, ndlr].

Dans les derniers sondages, l'AfD est donnée deuxième, derrière les conservateurs de la CDU et avec une augmentation de 13 points des intentions de vote, en comparaison à 2021. Mesures islamophobes, politique nataliste « contre l'immigration », projet de déportation des immigrés dans leurs pays d'origine, défense du modèle familial patriarcal, suppressions de mesures de protection du climat, référendum sur la sortie de l'euro… Le programme du parti est résolument ancré à l'extrême droite du spectre politique.

« Remettre la lutte des classes au goût du jour »

Carsten, employé d'un équipementier automobile dans la région de Dresde, est venu à Riesa avec le drapeau d'IG Metall sur l'épaule. Pour lui, le problème est profondément politique : « Ces trente dernières années, le socialisme a été diabolisé ». Pour le quinquagénaire, l'action syndicale est nécessaire pour retrouver l'idéal de solidarité, valeur cardinale des mouvements de gauche.

Son entreprise a récemment accordé une augmentation de 16 % des salaires sur deux ans et demi à la suite de négociations au sein du conseil d'entreprise. « Aujourd'hui, le combat contre le fascisme doit aller de pair avec les revendications économiques et politiques de la classe ouvrière », explique Carsten. Pour lui, IG Metall doit être en première ligne de ce combat.

« Le meilleur moyen de soutenir la démocratie pour un syndicat, c'est de lutter pour de meilleures conventions collectives », ajoute Orry Mittenmayer.

Livreur de repas à vélo à partir de 2016, il participe un an plus tard à la création du premier conseil d'entreprise au sein de l'entreprise de portage Deliveroo. Aujourd'hui, il s'occupe – à titre bénévole – des questions relatives au secteur des bas salaires pour la DGB (« Niedriglohnsektor »).

Dans son récent livre, Ausgeliefert (terme à double sens signifiant « livré » et « être à la merci »), Orry Mittenmayer revient sur son expérience de livreur syndiqué. Comme personne de couleur et malentendante, il y souligne les pendants classicistes, racistes de la société allemande et, plus encore, son paternalisme envers les personnes handicapées. En revanche, il déplore que l'on ne se tourne plus vers les syndicats pour lutter contre ces problèmes.

« Il est toujours plus difficile de mobiliser dans les entreprises, à l'exception des situations de crises extrêmes, il y a un repli sur soi général », remarque le sociologue et spécialiste des syndicats et de l'extrême droite, Klaus Dörre. Il y a, selon lui, une tendance à la désolidarisation entre travailleurs et travailleuses.

« L'évolution est tellement avancée, notamment à l'est, que les syndicats perdent le pouvoir de définition sur les questions sociales », déplore M. Dörre. En l'espace de 30 ans, la confédération des syndicats, la DGB, a perdu la moitié de ses adhérents. Forte de 11,8 millions d'adhérents à la réunification de l'Allemagne, elle n'en compte aujourd'hui que 5,6 millions.

Pour les syndicats, la conjoncture est difficile

Mais, au sein de l'entreprise, les souffrances n'ont pas disparu pour autant. Chez les salariés, les électeurs de l'AfD se plaignent plus de mauvaises conditions de travail et de manque de reconnaissance que la moyenne, selon une étude de l'institut des études économiques et sociales (Wirtschafts-und Sozialwissenschaftliche Institut, WSI) de la fondation Hans Böckler. Et pour la directrice de la WSI, Bettina Kohlrausch, ce mal-être est concomitant du vote à l'extrême droite :

« L'expérience du manque de participation sociale et démocratique, tout particulièrement dans le contexte du salariat, ainsi que les préoccupations matérielles sont étroitement liées au vote pour l'AfD ».

Aux dernières élections européennes en juin 2024, les travailleurs et travailleuses syndiqués étaient plus de 18 % à voter pour le parti nationaliste. Environ 4 % de plus que l'ensemble des électeurs et 6 % de plus qu'aux dernières élections fédérales. Selon M. Dörre, la lutte se mène pour certains « avec le syndicat dans l'entreprise et avec l'AfD dans la société ».

Le syndicat industriel, IG Metall, a certes voulu réagir à cette tendance. « Ceux qui prônent l'exclusion seront exclus » [« Wer hetzt, der fliegt », selon la formule en allemand] avait annoncé en 2015, le secrétaire général d'alors, Jörg Hoffmann. « Mais cette annonce est restée sans grandes conséquences », remarque Klaus Dörre.

La tâche n'est pas simple, comme l'a encore tout récemment montré le cas Jens Keller. À la fois délégué syndical chez Ver.di au sein du service communal de ramassage des déchets à Hanovre et cadre local de l'AfD, Jens Keller a fait l'objet d'une demande d'exclusion de la part du conseil syndical régional. En cause, son activité au sein d'un parti considéré « antidémocratique » par le syndicat. Contestant la décision devant le tribunal, M. Keller a finalement eu gain de cause. Il reste membre Ver.di, bien qu'il ait dû quitter son poste de délégué syndical.

En 2023, l'élection de Christiane Benner à la tête d'IG Metall marque cependant un tournant. Très tôt, elle a affiché un engagement clair contre l'AfD, annonçant « IG Metall est ouvert à tous, sauf aux fascistes, racistes et autres réactionnaires », et a appelé à en faire de même dans les conseils d'entreprise. Une nouvelle affirmation que M. Dörre accueille volontiers, même si, pour lui, il s'agirait de remettre surtout la lutte des classes au goût du jour.

Pour Hans-Jürgen Urban, membre du comité directeur d'IG Metall, il est d'autant plus urgent d'organiser les travailleurs et les travailleuses qu'il leur faut accompagner la transformation écologique de la société. « Nous ne pouvons faire comme si rien allait changer, mais nous devons [en tant que société] leur donner une perspective, des emplois et des compétences », défendait-il au micro de la radio publique WDR, le 4 février 2025 . La transition écologique nécessite d'être accompagnée d'une transition sociale.

Et la lutte en vaut la peine. De 2023 à 2024, les syndicats de cheminots et l'union syndicale Ver.di ont lutté, avec succès, pour de meilleurs salaires. En conséquence, Ver.di a, pour la première fois depuis sa fondation en 2001, gagné de nouveaux membres. « Les syndicats gagnent de nouveaux membres lorsqu'ils sont visibles et en lutte », résume le sociologue.

Pour Orry Mittenmayer, il est aujourd'hui urgent d'intégrer les étrangers à l'action syndicale. S'ils représentent, selon l'agence allemande des statistiques, 15 % des actifs en Allemagne, leur part atteint les 32,2 % dans le secteur des bas salaires.

Le plus difficile reste de les convaincre : « La classe ouvrière est aujourd'hui bien plus diverse qu'autrefois, beaucoup de travailleurs viennent de pays où les conditions de travail sont plus dures qu'ici », dit-il. Dans bien des cas, le salaire minimum est en Allemagne bien plus rémunérateur que dans les pays d'origine des travailleurs immigrés.

Syndicalisme à l'ère TikTok

Pour atteindre un public plus divers, IG Metall mise sur les réseaux sociaux. À l'automne 2023, le syndicat industriel crée le canal @IGMetaller_innen sur TikTok. « Notre objectif est de parler à un public plus jeune et féminin », explique la responsable du projet, Mariya Vyalykh. Tout en surfant sur les tendances du réseau social aux courtes vidéos, Mme Vyalykh et son équipe sensibilisent à l'action syndicale et mettent en avant les combats féministes et antiracistes.

Dans un TikTok publié l'été dernier, @IGMetaller_innen faisait, par exemple, la promotion d'une campagne contre le racisme lancée par plusieurs organisations syndicales et antiracistes à l'occasion de la coupe d'Europe de football, respekt.tv. « Personne ne fuit son pays de plein gré », explique un des influenceurs dans une autre vidéo, avant de lister les revendications d'IG Metall sur le droit à l'asile et la nécessité de protéger les réfugiés.

À ce jour, @IGMetaller_innen comptabilise près de 14.000 followers et certaines vidéos comptabilisent plusieurs millions de vues. Là aussi, la lutte politique prend un tournant concret. « Nous sommes conscients qu'il faut construire un contre-discours sur TikTok », explique Mariya Vyalykh, face aux comptes qui multiplient les récits d'extrême droite. Le terrain de lutte est également virtuel.

Plusieurs vidéos ont été enregistrées en polonais ou en ukrainien pour médiatiser le syndicat auprès de communautés non germanophones. « À la suite de ces TikTok, nous avons reçu des retours par messages privés de personnes qui souhaitaient s'informer sur IG Metall », dit Mariya Vyalykh, qui se félicite que les vidéos aient été partagées dans les communautés concernées.

La convergence des luttes est nécessaire

Retour au réel. Riesa était la première d'une longue série de manifestations jusqu'au jour du vote. Chaque weekend, la population se retrouve à plusieurs dizaines de milliers pour manifester contre l'extrême droite dans toutes les villes allemandes. Entre le 2 et le 3 février, des rassemblements dans toute l'Allemagne ont réuni au total près de 300.000 participants. Dans bien des cas, la branche locale de la DGB s'associe aux organisations environnementales à l'instar de Fridays for Future ou Letzte Generation pour organiser les rassemblements, prolongeant l'expérience de l'année dernière.

Après les révélations du média Correctiv sur la participation de l'AfD à l'élaboration d'un « plan de rémigration », en janvier 2024, syndicats, écologistes et associations antiracistes et antifascistes avaient coordonné leurs efforts pour organiser des manifestations très populaires. Malgré les élections à la fin du mois, l'ampleur des manifestations a toutefois largement diminué par rapport à 2024, où les Allemands sont descendus dans la rue par millions pour protester contre l'AfD.

« Les syndicats sont bien avisés de collaborer avec les organisations écologistes », remarque le sociologue Klaus Dörre. « Les syndicats remarquent alors que les combats des écologistes ne leur sont pas si éloignés et les écologistes adoptent un discours plus pragmatique », analyse-t-il. La lutte commune rapproche les mouvements sociaux. C'est peut-être là le meilleur moyen de combattre l'extrême droite.

19.02.2025 à 06:30

En Asie du Sud, la politique étrangère interventionniste de Modi provoque le rejet de l'Inde par ses voisins

Aurélie Leroy

La « super année électorale » 2024 a marqué un tournant pour l'Asie du Sud, avec des élections dans tous les pays de la région : Bhoutan, Bangladesh, Pakistan, Sri Lanka, Népal, Maldives et bien sûr, Inde. Deux tendances communes sont à souligner. Tout d'abord, une exaspération généralisée envers les régimes autoritaires en place. Les manifestations massives des derniers mois et le vent de révolte qui a soufflé au Bangladesh, au Sri Lanka et au Pakistan ont été qualifiés par certains (…)

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Texte intégral 1832 mots

La « super année électorale » 2024 a marqué un tournant pour l'Asie du Sud, avec des élections dans tous les pays de la région : Bhoutan, Bangladesh, Pakistan, Sri Lanka, Népal, Maldives et bien sûr, Inde. Deux tendances communes sont à souligner. Tout d'abord, une exaspération généralisée envers les régimes autoritaires en place. Les manifestations massives des derniers mois et le vent de révolte qui a soufflé au Bangladesh, au Sri Lanka et au Pakistan ont été qualifiés par certains observateurs locaux de « printemps sud-asiatiques ». Les revendications démocratiques et de justice sociale, ainsi que la lutte contre la corruption ont aussi été au cœur des soulèvements, qui visaient à bousculer un statu quo devenu intolérable.

Mais des slogans tels que « India Out » ont également résonné lors de ces contestations, témoignant de l'échec de la politique interventionniste de Narendra Modi. Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, le Premier ministre indien a orienté sa stratégie diplomatique sur le « voisinage d'abord » et cherché à positionner son pays comme la puissance dominante d'Asie du Sud. Néanmoins, malgré ces efforts, la région est devenue le théâtre de la rivalité entre la Chine et l'Inde.

Si les ouvertures de la Chine, telles que les initiatives économiques et stratégiques, expliquent en partie la prise de distance de plusieurs pays vis-à-vis de l'Inde, l'arrogance perçue de New Delhi, qui s'affirme comme l'« allié naturel » et le « grand frère » autoritaire, a nourri un sentiment anti-indien répandu dans la région. Ce rejet découle des ingérences et des pressions exercées de longue date dans les affaires internes de ses voisins, notamment lors de la signature d'un accord énergétique déséquilibré entre Dacca et le groupe Adani, un consortium proche du régime de Modi, ou encore quand le gouvernement indien a émis des objections concernant l'escale d'un navire de recherche chinois dans un port sri-lankais.

Cette méfiance à l'égard de l'Inde ne trouve toutefois pas son explication dans la seule histoire récente. Le conflit indo-pakistanais autour du Cachemire est un point de friction qui remonte à la Partition de 1947 et qui persiste dans la politique étrangère indienne. La révocation de l'autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire en 2019 a exacerbé les tensions et terni l'image de l'Inde, perçue davantage après cet épisode, comme une puissance dominatrice imposant sa volonté et ses intérêts.

Bangladesh : soulèvements et reconstruction démocratique à distance de l'Inde

Épisode emblématique exposant les failles d'une telle approche : l'effondrement du régime autoritaire de Sheikh Hasina, au Bangladesh. En janvier 2024, celle que l'on appelait « la dame de fer », remportait sans surprise un quatrième mandat consécutif après un simulacre d'élection. Son parti, la Ligue Awami, contrôlait le pays, réprimant systématiquement les oppositions, notamment les travailleurs et leurs représentants.

La corruption gangrenait le gouvernement et les rouages de l'administration, favorisant un capitalisme de connivence au profit des élites, tandis que la population – en particulier les jeunes – souffrait de l'inflation, d'une croissance sans emploi et de l'accaparement des opportunités économiques par l'entourage du régime.

En juillet 2024, le rétablissement d'un système de quotas dans la fonction publique, favorisant les proches du pouvoir, déclencha un soulèvement massif, nourri par des années de frustration. La réponse fut brutale : couvre-feu, coupure d'internet et répression sanglante. Alors que les affrontements atteignaient leur paroxysme, Sheikh Hasina, lâchée par l'armée, s'enfuyait du pays. Quelques jours plus tard, un gouvernement intérimaire dirigé par Muhammad Yunnus, prix Nobel de la paix en 2006, prêtait serment.

Pendant quinze ans, l'Inde a soutenu indéfectiblement Hasina, fermant les yeux sur les abus et les dérives autoritaires.

Cet appui s'est encore manifesté par l'invitation du Bangladesh au G20, présidé par l'Inde, en 2023 – une première historique pour le pays et un gage de légitimité internationale, et ce soutien a encore perduré jusqu'à l'approche du scrutin de 2024, malgré les critiques internationales.

En retour, le Bangladesh a concédé à son grand voisin des avantages commerciaux illustrant un rapport d'exploitation et de soumission. Ces ententes ont porté notamment sur le « partage » de ressources hydrauliques, des facilités pour le transport de marchandises, ou la coopération dans la lutte contre le militantisme islamique. Cette relation asymétrique a nourri un sentiment d'hostilité.

En misant exclusivement sur son alliance avec Sheikh Hasina, le gouvernement Modi a négligé les dynamiques internes du Bangladesh et fragilisé sa propre influence régionale, après le changement de régime.

Par ailleurs, les discours haineux des nationalistes hindous qualifiant les Bangladais de « termites » et d' « immigrants illégaux », ont attisé le rejet et la défiance. Ces déclarations, associées à des politiques discriminatoires contre des musulmans indiens et à l'ingérence dans les affaires internes du Bangladesh, ont exacerbé l'hostilité envers l'Inde. Ce climat de suspicion a non seulement affaibli l'influence de l'Inde, mais aussi entaché sa réputation, marquant un revers stratégique majeur.

Reconfiguration des équilibres politiques en Asie du Sud

Le Sri Lanka et le Pakistan ont également été secoués par de vastes mouvements de protestation exigeant le départ de leurs dirigeants, jugés incapables de gouverner de manière juste, transparente et efficace.

Au Sri Lanka, la crise économique a été marquée par une dette insoutenable, des pénuries généralisées et une hausse du coût de la vie. Le taux de pauvreté a presque doublé entre 2021 et 2022, dépassant les 25% et un demi-million de travailleurs ont perdu leur emploi en 2022, provoquant une émigration massive de travailleurs. L'effondrement économique, couplé à des années de mauvaise gestion, a attisé le mécontentement, conduisant à la démission du président Gotabaya Rajapaksa. En 2024, Anura Kumara Dissanayake (« AKD ») a été élu à la tête d'une coalition de gauche. Porté par un élan populaire en faveur d'un « changement de système », AKD a incarné l'espoir d'un renouveau, dans un pays rongé par la corruption et la mauvaise gestion.

Au Pakistan, c'est la gouvernance désastreuse du pays et la destitution d'Imran Khan, l'ex-Premier ministre aujourd'hui emprisonné, qui ont été le catalyseur des mobilisations.

Dans les deux cas, les citoyens ont dénoncé un système politique oligarchique déconnecté des réalités, ainsi que l'influence démesurée de l'armée dans les affaires civiles. Ces mouvements ont exprimé un désir de réformes démocratiques et de justice sociale.

Bien que les soulèvements populaires au Sri Lanka et au Pakistan trouvent leurs origines dans des dynamiques internes, ils s'inscrivent dans un contexte de contestation du leadership de l'Inde. Fort de sa taille géographique et de son poids politique, New Delhi a cherché à imposer sa domination sur la région, en adoptant une « diplomatie coercitive », reposant sur des stratégies de l'influence et de la menace, et en s'érigeant en arbitre des relations internationales de ses voisins.

La montée au pouvoir de dirigeants moins alignés sur les intérêts indiens, comme AKD au Sri Lanka ou le gouvernement intérimaire de Muhammad Yunus au Bangladesh ; ou encore l'ascension de Mohammed Muizzu à la présidence des Maldives, qui a fait campagne sur le thème « India Out », ou le retour du Premier ministre népalais KP Sharma Oli, dont les relations avec New Delhi ont été houleuses par le passé, ont marqué un tournant dans les relations régionales.

Sans faire table rase du passé, ces nouveaux acteurs ont affiché leur volonté de tempérer les prétentions indiennes, pour préserver leur souveraineté nationale et maintenir un équilibre délicat entre l'Inde et la Chine. La stratégie de contrôle et l'ambition hégémonique de Modi ont incité les « petits » États du Sud asiatique à diversifier leurs partenariats et à exploiter les opportunités offertes par la rivalité sino-indienne, en évitant de tomber dans l'orbite de l'une des deux puissances.

Le rapport de force avec la Chine

L'Inde fait face à un double problème d'asymétrie en Asie du Sud. Le premier tient à la taille, la démographie, l'économie, la politique étrangère de l'Inde, qui en font un géant en comparaison de ses voisins. Le second réside dans le rapport de force déséquilibré qui existe entre la Chine et l'Inde. Dans de nombreux domaines – économique, industriel, technologique, diplomatique, militaire, en matière de développement humain, etc. – Pékin surpasse son rival. L'Inde est aussi dépendante de la Chine pour une part importante de ses importations.

Dans ce contexte, l'expansionnisme chinois dans la zone d'influence traditionnelle indienne, à travers des investissements dans des infrastructures via la Belt and Road Initiative (BRI) et des alliances stratégiques avec des pays riverains de l'océan indien, a été perçu par New Delhi comme une menace directe à sa prééminence régionale.

À l'entame de son troisième mandat, Narendra Modi est confronté à des défis majeurs. Pour surmonter sa « débâcle diplomatique » en Asie du Sud, New Delhi doit repenser son approche. Elle doit s'extraire d'une logique fondée sur la seule obsession de refoulement de la Chine et sur ses seuls intérêts hégémoniques pour envisager un développement commun et prendre en compte les intérêts et les besoins des autres pays de la région. La région ne pourra s'élever qu'ensemble. Nombre d'enjeux dépassent les frontières : pollution de l'air, pénurie de l'eau, migrations, inégalités économiques, infrastructures, connectivité, etc. L'avenir d'un quart de la population mondiale en dépend.

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