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04.03.2025 à 21:09

Les fantaisies bellicistes ne sauveront pas l’Ukraine

Ingar Solty
Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre […]

Texte intégral 1658 mots

Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre d’Ukraine est un cas d’école d’impérialisme contemporain. Russe d’abord, sous la forme de l’invasion brutale du pays, américain ensuite, avec un plan de mise sous tutelle économique. Elle constitue également une leçon intellectuelle : durant deux ans et demi, commentateurs, éditorialistes et « analystes » auront promu une explication psychologisante et dépolitisante du conflit. Il est urgent pour la gauche de l’abandonner, à l’heure où les morts continuent de s’empiler sur le front – et où les États européens évoquent un plan de militarisation à marche forcée, au détriment des systèmes sociaux du Vieux continent.

Dès le commencement de l’invasion du pays, de nombreux commentateurs ont cherché à expliquer les objectifs du Kremlin sur la base d’un folklore ultranationaliste russe, destiné à flatter l’opinion intérieure. L’histoire récente du pays, son économie politique, sa place dans l’arène géopolitique mondiale et sa stratégie militaire concrète vis-à-vis de l’Ukraine semblaient n’avoir que peu d’importance. Ce choix – y compris à gauche -, consistant à évincer tout prisme matérialiste, a laissé la place à des analyses discursives superficielles, souvent alignées sur les éléments de langage des États occidentaux.

Préférant s’en tenir aux discours plutôt qu’aux faits, ces brillants analystes ont relevé que Vladimir Poutine avait qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et mis en doute l’existence de l’Ukraine comme État-nation. Ils en ont ainsi déduit que la Russie ne se contenterait pas d’envahir l’Ukraine, mais finirait par s’en prendre à l’ensemble de l’espace post-soviétique, y compris à des États non membres de l’OTAN comme la Géorgie, la Moldavie ou le Kazakhstan, voire aux pays baltes protégés par l’Alliance atlantique mais abritant d’importantes minorités russes.

Des analyses de cette nature, qui ont nourrit un alarmisme légitimant la militarisation occidentale, font pourtant abstraction du décalage flagrant entre les intentions supposées et les capacités réelles. Pire : elles se maintiennent envers et contre tout, y compris face à la contradiction évidente entre ces craintes et la stratégie militaire effective de la Russie au début du conflit.

Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main.

Personne ne se lancerait dans la conquête d’un pays de 44 millions d’habitants s’étendant sur 600 000 km² – soit presque deux fois la taille de l’Allemagne – avec seulement 190.000 soldats. À titre de comparaison, en 1939, l’Allemagne nazie a envahi la Pologne avec 1,5 million de soldats, appuyés par près de 900 bombardiers et plus de 400 avions de chasse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle a lancé son offensive contre l’Union soviétique, elle a mobilisé trois millions d’hommes – la plus grande force d’invasion de l’histoire –, un effort qui s’est pourtant soldé par un échec.

Ceux qui s’attachent à étudier l’histoire plutôt qu’à analyser les discours des uns et des autres auraient pu voir, dès le départ, que la configuration des forces russes trahissait des objectifs plus limités. Au-delà des objectifs de politique intérieure, les objectifs de Poutine étaient clairs : (1) annexer officiellement le Donbass et transformer Kherson et Zaporijjia en nouvelles régions russes – des cartes avaient déjà été imprimées en ce sens –, (2) établir un corridor terrestre vers la Crimée, annexée en 2014, et (3) provoquer un changement de régime à Kiev afin d’assurer que l’Ukraine, déchirée entre l’Est et l’Ouest, reste neutre et ne devienne pas un avant-poste de l’OTAN et de l’influence américaine.

Mais pourquoi s’embarrasser d’une analyse fondée sur l’histoire globale et régionale, l’économie politique internationale, les théories de l’impérialisme et les études stratégiques, lorsqu’on peut tout simplement répéter les éléments de langage des uns et des autres ?

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Il est en effet plus simple de s’en tenir à une rhétorique qui banalise la mémoire de la Shoah, selon laquelle Poutine serait un nouvel Hitler, sa guerre en Ukraine une « guerre d’anéantissement » – comme l’a affirmé Berthold Kohler, rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, relativisant ainsi l’extermination menée par l’Allemagne nazie à l’Est, qui, en moins de quatre ans, a coûté la vie à vingt-sept millions de Soviétiques. Selon cette logique, la Russie s’apprêterait à « envahir l’Europe », et si d’ici 2029 le continent ne devient pas « apte à la guerre » et ne se transforme pas en État-caserne autoritaire, alors Moscou marchera sur Varsovie avant de défiler sous la porte de Brandebourg, à en croire la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts).

Les mêmes qui assurent que la Russie, malgré l’échec manifeste de son offensive en Ukraine, aurait les moyens de défier l’OTAN et de conquérir l’Union européenne, sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main. Il suffirait, affirment-ils, d’une dernière livraison d’armes occidentales, d’une mobilisation forcée massive et du recrutement économique de la jeunesse ouvrière ukrainienne sous la contrainte.

Mais revenons aux grilles de lecture, ces clés de compréhension du réel. Certains continuent d’« analyser » le basculement de la politique étrangère américaine, de Joe Biden à Donald Trump, ainsi que le conflit ouvert entre l’administration Trump et Zelensky, en invoquant des facteurs aussi réducteurs que la personnalité des dirigeants, leur idéologie ou même leur supposée irrationalité, entre caprices d’enfant, narcissisme et égoïsme.

Un exemple parmi tant d’autres : Katrin Eigendorf, correspondante de guerre pour l’Europe de l’Est à la télévision publique allemande ZDF, suivie par près de 70 000 personnes, qui, comme 99 % des commentateurs libéraux, n’a sans doute pas regardé l’intégralité des quarante-neuf minutes du débat en question. Elle a pourtant affirmé que « rarement Trump et [J.D.] Vance auront montré si clairement qui était leur ami et qui était leur ennemi », ajoutant que « le président américain est l’homme de Poutine et reprend ses mensonges ». Une lecture intellectuellement indigente, digne des théories du « grand homme » de l’histoire du XIXe siècle.

Où en sommes-nous donc après cette confrontation mise en scène, vendredi dernier, dans le Bureau ovale, entre Donald Trump, son vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky ? Trump s’adressait à sa base MAGA et, plus largement, à l’électorat américain. Zelensky, lui, jouait un numéro pour son propre camp, celui-là même qui pourrait finir par le liquider, et plus encore pour les Européens, dans l’espoir de les entraîner vers un accroissement du soutien militaire.

Autant d’évidences que certains ont refusé de voir. Les interprétations libérales les plus absurdes ont immédiatement attribué à Poutine le coup politique de Trump – autrement dit, l’exploitation coloniale de l’Ukraine à ce moment charnière de rivalité géopolitique, de reconfiguration étatique et de guerre. Pour ces commentateurs, la Russie, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, aurait mis les États-Unis « dans sa poche ». En d’autres termes, les libéraux inversent la logique des rapports de force, tout en s’obstinant à aboyer du mauvais côté, dans une simplification binaire des plus grossières.

Aussi absurdes soient-elles, ces analyses ont envahi les réseaux sociaux. Les hashtags #TrumpIsARussianAsset, #PutinsPuppet et #PutinsPuppets se sont répandus avec une viralité à en faire frémir les bots russes.

Si quelque chose doit émerger de cette effusion de sang, c’est bien un retour à une analyse matérialiste, afin d’éviter que la tragédie ukrainienne ne se répète sous forme de farce. Plus encore dans un contexte où le Pentagone et les élites européennes convergent pour demander au Vieux continent de sacrifier ses États-providences sur l’autel de Raytheon, Lockheed Martin, Northrop Grumman, Rheinmetall et Thalès.

Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Liberal Delusions Won’t Save Ukraine »

01.03.2025 à 20:18

Italie : fuite en avant répressive du gouvernement Meloni

Carlotta Caciagli
La loi 1660, approuvé par les députés italiens en septembre 2024, envoyait un message clair : ordre et répression. Elle dévoile toute sa dimension anti-sociale. Prévoyant de sanctionner plus fermement les contestations, elle durcit également les conditions imposées aux détenus dans les prisons – et ouvre la voie aux entreprises dans le système pénitentiaire. Par Carlotta Caciagli, […]

Texte intégral 1122 mots

La loi 1660, approuvé par les députés italiens en septembre 2024, envoyait un message clair : ordre et répression. Elle dévoile toute sa dimension anti-sociale. Prévoyant de sanctionner plus fermement les contestations, elle durcit également les conditions imposées aux détenus dans les prisons – et ouvre la voie aux entreprises dans le système pénitentiaire. Par Carlotta Caciagli, traduction Letizia Freitas [1].

Radicalisation de mesures pré-existantes

De nombreuses larmes de crocodile ont été versées, de Marco Minniti [ancien ministre de l’Intérieur NDLR] et Maurizio Lupi [ancien ministre des Infrastructures et des Transports NDLR] jusqu’au dernier maire ayant mis en application le décret Daspo [qui interdit d’accès à un lieu déterminé pour des raisons d’ordre public NDLR]. Parmi les voix qui, aujourd’hui, s’indignent, de nombreuses ont soutenu des décrets répressifs ces quinze dernières années.

De quelle manière le débat a-t-il pu se détériorer au point que la question des inégalités sociales et de la pauvreté puisse être traitée comme un simple problème d’ordre public ? Les mesures auparavant en vigueur étaient déjà inadaptées et, à bien des égards, anticonstitutionnelles. Une détérioration ultérieure était difficile à imaginer, mais le gouvernement italien y est parvenu. Comment ? Principalement par des modifications ad hoc et quelque peu artificielles du code de procédure pénale.

Préparer une force de travail docile et peu chère au service du privé

Le projet de loi intervient essentiellement dans trois domaines : gestion des comportements individuels et collectifs dans l’espace public, conditions imposées aux détenus dans les prisons et prérogatives des forces de l’ordre. Si chacune des mesures se traduit par une réduction des droits sociaux et humains, elle sous-traite également à des acteurs privés des tâches autrefois assumées par les pouvoirs publics.

En ce qui concerne l’espace public et urbain, des actions telles que « l’occupation arbitraire d’immeubles destinés à l’habitation d’autrui » sont qualifiées de criminelles. Une peine allant de deux à sept ans de réclusion est prévue pour toute personne qui occuperait des habitations ou des dépendances (garages, jardins, terrasses). Le projet ne prévoit pas de circonstances atténuantes pour l’occupant, mais uniquement des circonstances aggravantes fondées sur le profil du propriétaire dont le bien est occupé.

Mais sur cette mesure comme sur d’autres, il faut bien reconnaître que Giorgia Meloni ne part pas de zéro. L’ancien ministre Maurizio Lupi n’avait-il pas ouvert la voie à l’actuelle réforme avec le Piano Casa, ce décret de 2014 visant à protéger le droit de propriété des immeubles contre les mouvements sociaux en faveur du droit au logement ?

L’introduction d’une règle surnommée « anti-Gandhi » est plus digne d’attention encore. Elle vise à punir d’emprisonnement quiconque bloque une route ou une voie ferrée. Si les participants sont nombreux – c’est-à-dire si l’action prend une dimension politique – les peines sont durcies. Si, au cours de la manifestation, des dommages (de toute nature, y compris morale) sont causés à des agents publics, la peine est majorée. Tout comme elle l’est si « la violence ou la menace est commise dans le but d’empêcher la réalisation d’un ouvrage public ou d’une infrastructure stratégique ».

Stratégique, comme le pont du détroit de Messine, comme la Tav [Treno ad alta velocità, TGV, NDLR] Turin-Lyon, et comme tous les incinérateurs, gazéificateurs et bases militaires que l’on tente régulièrement d’implanter sur le territoire. De plus, le Code pénal sera à son tour modifié afin de punir davantage les auteurs de délits commis à proximité des gares.

Américanisation du système pénitentiaire ?

En ce qui concerne la prison, le projet de loi intervient de deux manières. Tout d’abord, en tentant de réglementer les émeutes dans les établissements pénitentiaires – caractérisées comme des actes de violence, de menaces ou de résistance aux ordres – en introduisant le délit de « résistance passive ». Par « résistance passive », il faut entendre « les conduites qui, compte tenu du nombre de personnes impliquées et du contexte dans lequel opèrent les agents publics ou les chargés d’une mission de service public, empêchent l’accomplissement des actes nécessaires à la gestion de l’ordre et de la sécurité ». Sont ainsi visées les révoltes contre la malnutrition et les conditions dégradantes d’incarcération.

Mais il y a plus : désormais, l’organisation du travail des détenus est révisée par décret. Les initiatives de promotion du travail entendent davantage impliquer… les entreprises privées. En somme, il s’agit de préparer une force de travail docile et peu chère à se mettre au service du privé.

Limitations généralisée des droits ? Pas pour les forces de l’ordre. En plus de permettre aux policiers et aux gendarmes de porter leur arme en-dehors des heures de service, le projet introduit la possibilité, sans aucune contrainte, pour le personnel de police, de s’équiper de « dispositifs de vidéosurveillance portables adaptés à l’enregistrement de l’activité opérationnelle et de son déroulement ». Des appareils qui peuvent également être utilisés dans n’importe quel lieu où sont détenues des personnes soumises à une restriction de leur liberté personnelle.

Ces mesures pourront être financées grâce à une autorisation de dépenses pour les années 2024, 2025 et 2026. Pour promouvoir le travail en milieu carcéral, on y fait entrer les entreprises, tandis que pour les « body cam » des agents de la Police ferroviaire, l’addition sera payée par les contribuables…

Face à une attaque aussi massive contre les droits individuels et sociaux, s’indigner et dénoncer les « mesures fascistes » ne suffira pas. Il est nécessaire de reconstruire des organisations professionnelles, des syndicats et des partis d’opposition. Un exercice face auquel l’opposition italienne bute depuis des décennies.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin Italia sous le titre « La repressione è servita », traduit pour LVSL par Letizia Freitas.

26.02.2025 à 15:55

Johann Chapoutot, Eugénie Mérieau : nazisme, impérialisme et avenir de la démocratie française

la Rédaction
Répression dans le sang des Gilets jaunes, usage intempestif du 49-3, provocations mémorielles : Emmanuel Macron aura abîmé la culture démocratique française, avec une légèreté qui a choqué jusque ses premiers soutiens. Sur le plan international, outre ses provocations multiples, Emmanuel Macron a fait voler en éclats l’illusion d’une France attachée aux Droits de l’Homme en […]

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Répression dans le sang des Gilets jaunes, usage intempestif du 49-3, provocations mémorielles : Emmanuel Macron aura abîmé la culture démocratique française, avec une légèreté qui a choqué jusque ses premiers soutiens. Sur le plan international, outre ses provocations multiples, Emmanuel Macron a fait voler en éclats l’illusion d’une France attachée aux Droits de l’Homme en affichant un soutient de fait à l’État d’Israël, dans son entreprise d’épuration ethnique à Gaza. Pour analyser cette évolution des institutions, nous recevons deux personnalités dont les travaux jettent un nouveau regard sur le clair-obscur actuel.

👤 Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste du nazisme

👤 Eugénie Mérieau, constitutionnaliste, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne

24.02.2025 à 20:43

Ce que pensent les classes populaires ukrainiennes de la guerre

Daria Saburova
« Il faut écouter les voix ukrainiennes ». Cet impératif, répété légitimement depuis février 2022, n’a paradoxalement permis qu’aux classes sociales ukrainiennes les plus privilégiées de s’exprimer. Pourtant le discours des classes populaires ukrainiennes sur la guerre est intéressant à bien des égards. À rebours de l’interprétation de l’« intelligentsia national-libérale » qui « voit dans l’agression russe la manifestation […]

Texte intégral 2888 mots

« Il faut écouter les voix ukrainiennes ». Cet impératif, répété légitimement depuis février 2022, n’a paradoxalement permis qu’aux classes sociales ukrainiennes les plus privilégiées de s’exprimer. Pourtant le discours des classes populaires ukrainiennes sur la guerre est intéressant à bien des égards. À rebours de l’interprétation de l’« intelligentsia national-libérale » qui « voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien », un matérialisme intuitif les fait chercher les origines du conflit dans des causes économiques et géopolitiques concrètes. Par ailleurs, si elles ne font pas preuve de russophobie indiscriminée, les classes populaires ukrainiennes – fait trop souvent négligé à gauche – adhèrent sincèrement au projet national ukrainien, et à la résistance armée face à l’agresseur russe. Ce sont ces autres voix que nous permet d’entendre le livre de Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (éditions du Croquant, 2024), fruit d’une enquête de terrain dans la ville de Kryvyï Rih, ancien centre industriel dans l’Est de l’Ukraine. Extrait.

Tant que les opérations militaires restaient limitées au Donbass, les travailleurs et les travailleuses de Kryvyï Rih ne se sentaient pas personnellement affectés par les événements. L’invasion du 24 février 2022, qui a commencé avec des bombardements massifs de l’ensemble du territoire ukrainien, a tout fait basculer. La guerre est brutalement entrée dans le quotidien de chacun et chacune, ne laissant place à aucune ambiguïté sur la question de savoir qui est l’agresseur et qui est l’agressé. L’une des choses qui m’a toutefois le plus frappée dans les discussions sur la guerre que j’ai eues avec mes enquêtés, c’est l’absence quasi-totale chez eux d’intérêt pour la question des raisons de l’invasion de l’Ukraine. D’une certaine manière, le choc produit par les premières explosions est toujours là : « je n’arrive toujours pas à croire que c’est la guerre. Je n’arrive pas à le faire rentrer dans ma tête », me dit Olga, travailleuse sociale et bénévole. En même temps, la guerre s’impose comme un fait irrévocable. Peu de gens suivent ce qui se passe actuellement en Russie. On évite de parler d’« eux ». La seule chose qui importe, c’est de savoir ce que l’on peut faire ici et maintenant, comment on peut agir de son côté : aider les combattants, collecter de l’argent, trouver le matériel nécessaire, venir en aide aux personnes vulnérables. L’ « Autre » n’est plus présent dans les conversations que sous les traits de l’armée d’occupation.

Parmi les hypothèses qui ont toutefois été exprimées, et contrairement au discours essentialisant de l’intelligentsia national-libérale, qui voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien, chez mes enquêtés prédominent des explications politiques, économiques et géostratégiques. Plusieurs personnes considèrent que la prise de contrôle du couloir terrestre vers la Crimée était l’objectif principal de cette nouvelle phase de la guerre. D’autres supposent que la Russie cherche à s’emparer des ressources naturelles minières et agricoles et de la force de travail ukrainiennes. Une interlocutrice pense que la Russie veut disposer ses armes et ses troupes sur le territoire ukrainien, comme c’était déjà le cas à Sébastopol, en Crimée, avant la guerre. Mais elle n’en conclut pas qu’il aurait fallu opter pour la neutralité : la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne ne sont pas des prétextes légitimes de l’invasion. Au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, mes interlocuteurs sont généralement en colère contre le pouvoir post-Maïdan, auquel ils reprochent d’avoir laissé la Russie occuper la Crimée sans résistance et d’avoir échoué à préparer le pays à une guerre de cette ampleur, malgré les huit années de combats et d’expérience accumulée dans le Donbass.

Sur les 43 personnes que j’ai interviewées, toutes villes et milieux sociaux confondus, 2 personnes seulement ont affirmé qu’elles croyaient la conclusion d’un accord de paix avec la Russie possible et qu’elles souhaitaient qu’elle intervienne rapidement. Taras, jeune syndicaliste et infirmier qui soigne régulièrement les blessés, y compris les prisonniers de guerre, est terrifié par le nombre de victimes que la guerre a déjà causées. Il pense que la libération du Donbass et de la Crimée sont des objectifs irréalistes. La poursuite de la guerre de position n’a selon lui aucun sens : « C’est juste un broyage inutile de vies humaines, de soldats, de combattants, des deux côtés. Pour quoi faire ? Je ne comprends absolument pas. » À partir du moment où les contre-offensives ne parviennent plus à faire bouger la ligne de démarcation, les négociations s’imposent. Il est préférable que :

Tout le monde reste sur ses positions : on forme une zone neutre, on fixe les frontières qui ont été conquises, on conclut un accord de paix et tout reste là où ça en est maintenant. Je suis triste que cela entraîne de lourdes pertes humaines. Après cette guerre, beaucoup de gens seront handicapés physiquement et moralement et c’est très, très triste. Les personnes qui prennent les armes, d’un côté ou de l’autre, n’ont pas toutes envie de le faire. Et c’est ce qui est le plus grave.

Au moment de mon enquête, cette position était très marginale parmi les enquêtés. Dans les mois qui ont suivi, les avis semblent avoir davantage évolué dans le sens de l’opinion exprimée par Taras, sur fond d’un certain découragement produit par la contre-offensive, mais cette tendance est restée minoritaire. Un sondage national effectué en juin 2023 a révélé que 10,4 % seulement des citoyens ukrainiens seraient favorables à un accord de paix immédiat impliquant des concessions territoriales, contre 65,3 % qui restent convaincus de la nécessité de poursuivre la résistance jusqu’à la libération de toutes les terres occupées1. Sans doute, l’implication active de mes enquêtés dans les initiatives bénévoles les prédispose à accepter davantage de sacrifices et à exprimer de plus forts espoirs quant à la possibilité d’une victoire militaire, malgré l’échec rencontré par la contre-offensive menée au cours du printemps et de l’été 2023. Mais le rejet des négociations et des solutions diplomatiques partielles est également lié à une profonde méfiance envers les mécanismes internationaux censés garantir la validité des accords. Dans un contexte de désagrégation croissante de l’ordre international supposé garantir la sécurité et l’intégrité des frontières, s’installe la conviction que seule la guerre défensive menée par les Ukrainiens et les Ukrainiennes est capable d’arrêter la dynamique expansionniste de la Russie :

La Russie a bafoué tout ce qui pouvait l’être. Lorsque l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires, ils ont garanti l’intégrité du pays. C’est sur ce point déjà qu’ils ont rompu leur promesse. Ensuite, il y eu Minsk I, Minsk II, tous ces accords… Comment pouvons-nous trouver un accord s’ils disent une chose et qu’une minute plus tard, ils en font une autre ? […] C’est sûr qu’ils veulent négocier. Ou plutôt s’asseoir pour négocier maintenant, c’est-à-dire faire une pause pour se reposer. Il est clair qu’ils sont aussi fatigués de tout cela… Eh bien, comme le dit notre président : « Nous sommes pour les négociations. Si vous voulez discuter, retirez vos troupes et nous discuterons. Pourquoi ne voulez-vous pas quitter notre territoire ? » Ils ont donc leur propre intérêt dans les négociations.

Kostia, cheminot, syndicaliste.

Pour parler de l’occupation, plusieurs enquêtés évoquent la métaphore de la maison, qui reflète l’intrusion brutale de la guerre dans la sphère privée, son inscription dans l’intimité de chacun. L’agression coloniale ne perturbe pas uniquement l’aspect matériel du quotidien, elle touche au sentiment de dignité :

Notre peuple est très laborieux. Les gars défendent ce qui est à eux. On vient chez moi et on me met à la porte ? Comment peut-on me mettre à la porte ? Et s’ils étaient venus en France ou en Allemagne et avaient dit : « C’est notre territoire. » ? Comment ça votre territoire, si c’est mon territoire ? N’est-ce pas ? C’est mon appartement, mon territoire. Pourquoi es-tu venu chez moi ? On ne te l’a pas demandé, alors pourquoi es-tu venu ? Tu penses que c’est gratos ? Tu veux qu’on travaille pour toi ? Et bien on ne peut pas le faire. Nos grands-parents, nos parents, tout le monde a travaillé pour vous, combien de temps va-t-on continuer à travailler pour vous ?

Natacha, ouvrière à la retraite, militante syndicale

Après qu’ils ont honteusement occupé la Crimée et ont commencé à attaquer, de quel accord diplomatique peut-il être question ? Il [Poutine] a mis en avant ses revendications : « cédez-nous [des territoires] ». Comment ça ? Tu es venu chez moi, qu’est-ce que je dois te céder ? Dois-je te donner une chambre ou deux et vivre dans la salle de bain ? Comment vous imaginez ça ? Il ne peut y avoir de diplomatie quand on vient avec les armes. Quelle diplomatie ?

Macha, retraitée, bénévole.

Macha compte tout aussi peu sur les transformations politiques internes en Russie. Elle ne croit pas en la possibilité d’un soulèvement populaire contre le régime poutinien dans un futur proche. En même temps, elle fait très clairement la distinction entre la société russe et le gouvernement et rejette la logique de la responsabilité collective. Le mouvement antiguerre russe fut tué dans l’oeuf par un appareil répressif qui, depuis des années, s’applique à éradiquer toute forme d’organisation collective et de voix dissidente au sein de la société russe. La peur empêche les gens de se soulever :

Le peuple ne se soulèvera pas. Ni en Biélorussie, ni en Russie, le peuple ne se soulèvera pas, parce que, regarde… Les jeunes réfléchissent j’ai l’impression, mais la majorité – la génération intermédiaire et les personnes âgées – sont impénétrables, zombifiées. Les Biélorusses, c’est pareil. Les Biélorusses ont très peur, c’est des gens très gentils. Partout où nous sommes allés, partout les gens sont gentils. Nous étions au Daghestan, là-bas aussi les gens sont gentils. En Biélorussie les gens sont gentils et ils sont très patients. Tu vois, ils ont essayé [de se révolter]2, mais ça n’a pas marché, et ils ont baissé la tête. […] Les gens ne sont pas stupides non plus. Peut-être que lorsqu’un grand nombre de gens comprendront que l’Ukraine va vraiment gagner, ils changeront d’avis. Ou bien ils vont se taire, auront peur des représailles. Peut-être qu’ils commenceront à bouger. Mais qu’ils se soulèvent par eux-mêmes et fassent une révolution ou un coup d’État – je n’y crois pas.

La déception face à l’échec du mouvement anti-guerre russe est renforcée par le fait que la majorité de mes interlocuteurs ont des liens personnels et familiaux très forts avec la Russie, du fait de mariages mixtes ou de migrations de main-d’oeuvre. Suite à l’invasion, la plupart des gens ont rompu les relations avec les membres de la famille russes ou résidant en Russie. Macha a rompu toute relation avec sa soeur et sa tante, qui vivent à Nijnevartovsk : « Elles sont tarées, prorusses. Je ne veux pas leur parler. Je leur racontais ce qui se passe ici, j’expliquais, je montrais les photos des endroits que nous avons visités. Rien à faire. » Elle maintient cependant le contact avec le cousin de son mari, un éditeur originaire de Poltava qui vit à Moscou, ainsi qu’avec des amis biélorusses qui « appellent tout le temps et s’inquiètent beaucoup ».

Pas plus que chez Macha, on ne trouvera chez Katia de la russophobie indiscriminée. C’est l’appareil répressif et idéologique de l’État russe qui porte selon elle la responsabilité de cette guerre, et non les citoyens ordinaires qui subissent un endoctrinement puissant par le biais des médias officiels :

Nous avons tous de la famille là-bas. Des parents proches. Notre oncle vit à Moscou. Oui, maintenant il s’est disputé avec nous, il nous maudit et pense qu’il faut nous tuer. Il dit que nous sommes des fascistes. Et c’est le frère de ma mère ! Notre cousin, avec qui nous avons été en contact toute notre vie, nous traite maintenant de nazis, de fascistes, tu vois… ça passera, ça passera quoi qu’il en soit. Leur régime tombera. Leur cerveau sera nettoyé de ce Spoutnik3, parce que notre principale hypothèse c’est qu’on leur a injecté quelque chose avec le Spoutnik, je ne vois pas d’autre explication.

Quelques personnes continuent à parler aux membres de leur famille malgré leur adhésion tacite à la guerre de Poutine. C’est le cas de Lera, assistante technique à l’école maternelle et bénévole, dont le fils s’est marié avec une habitante pro-russe de la Crimée occupée. Ils ont deux enfants et vivent avec les parents de cette dernière. Deux jours après le début de l’invasion, Lera s’est disputée avec le père de sa belle-fille à propos de la guerre. Depuis, elle dit éviter les « sujets politiques » : « Sinon on va juste arrêter de se parler. Pour mes petits-enfants, je suis prête à me taire. On parle tous les jours de la météo… Même quand il y a des sirènes ou des coupures d’électricité, on se cache, on ne leur dit rien… » Elle espère que la Crimée sera libérée un jour pour qu’elle puisse à nouveau rendre visite à ses petits-enfants, même si elle craint l’extension des opérations militaires. Kira, bénévole dans un atelier autogéré qui produit des grenades fumigènes, se trouve dans une situation semblable. Son fils vit en Russie depuis 2014 :

Il ne reviendra pas… il est là-bas depuis 2014, il s’est marié et vit là-bas, et il y a très peu de chances qu’il revienne ici. Heureusement, il comprend la situation, il est de notre côté, mais nous comprenons qu’il ne reviendra pas ici. Il est là-bas, il s’est déjà installé là-bas, laissons-les vivre, que tout se passe bien pour eux, mais je ne veux rien avoir à faire avec ce pays. […] J’espère que mon enfant quittera ce pays un jour, qu’il changera d’une manière ou d’une autre et qu’il pourra revenir ici, je serais très heureuse, mais ce peuple, qu’il reste là-bas, qu’ils vivent, qu’ils aillent bien, mais seulement chez eux, à l’écart du reste du monde.

Dans l’ensemble, on peut voir que malgré la terrible guerre coloniale menée contre l’Ukraine par l’armée russe, la russophobie indiscriminée ne semble pas être un trait caractéristique des classes populaires de Kryvyï Rih. Mes interlocuteurs maintiennent volontiers des relations avec les amis ou les membres de leur famille qui sont opposés aux actions de leur propre gouvernement. Ils saluent le courage des personnes qui luttent contre Poutine à l’intérieur de la Russie, mais ne blâment pas ceux qui ont peur de manifester leur désaccord. Ils ont tendance à replacer l’invasion dans un cadre politique déterminé : c’est le régime poutinien et la machine propagandiste qui sont responsables de la situation et non le peuple russe dans son ensemble.

Notes :

1 Demokratychni Initsiatyvy, « Viïna, myr, peremoha, maïboutne » [La guerre, la paix, la victoire, l’avenir], Kiev, juin 2023. En ligne : https:// www.oporaua.org/viyna/analitichnii-zvit-za-pidsumkami-opituvannia- viina-mir-peremoga-maibutnie-24828.

2 Macha fait référence aux soulèvements de 2020-2021 contre le régime d’Alexandre Loukachenko.

3 Spoutnik V est le nom du vaccin contre le Covid-19 de production russe.

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