04.03.2025 à 07:00
Derrière la tronçonneuse de Musk, la guerre fiscale des milliardaires
Derrière les attaques spectaculaires d'Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se prépare en coulisses : celle de l'extension des baisses d'impôts imposées par Trump en 2017, avec à la clé un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d'austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l'ensemble de la population.
En Europe, les assauts d'Elon Musk et de son DOGE contre les agences fédérales américaines occupent régulièrement la (…)
Derrière les attaques spectaculaires d'Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se prépare en coulisses : celle de l'extension des baisses d'impôts imposées par Trump en 2017, avec à la clé un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d'austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l'ensemble de la population. En Europe, les assauts d'Elon Musk et de son DOGE contre les agences fédérales américaines occupent régulièrement la une des médias depuis l'inauguration de Donald Trump. Si, chez la plupart, ses annonces choc, sa stratégie de désinformation et ses menaces contre les fonctionnaires provoquent l'affolement, une minorité rêve que le même traitement soit appliqué un jour à la France. Mais derrière les attaques idéologiques contre USAID et les administrations chargées du climat ou de la lutte contre les discriminations, cibles privilégiées de l'extrême-droite au pouvoir, il y a aussi une autre bataille, de plus grande ampleur en termes financiers, qui se joue. « Dans l'immédiat, notre équipe voit dans le nouveau département de l'efficacité gouvernementale - plus connu sous le nom de DOGE - une réelle opportunité de réduire la sur-réglementation et le gaspillage. » C'est ainsi que le groupe de pression Americans for Prosperity (AFP) envisage les actions d'Elon Musk et de ses sbires : comme une opportunité de réduire drastiquement les dépenses publiques [1]. Pour AFP et les milliardaires qui le financent, il y a urgence. À la fin de l'année 2025, plusieurs mesures d'exemptions fiscales prises par la première administration Trump avec la loi « Tax Cuts and Jobs Act » ou TCJA de 2017 sont censées prendre fin. Americans for Prosperity, une organisation fondée par les frères Koch, multi-milliardaires libertariens, est sur le pied de guerre pour obtenir leur prolongation. Une prolongation dont le coût pour les finances publiques, ajouté à d'autres promesses fiscales de Donald Trump, pourrait s'élever à plus de 4 500 milliards de dollars sur dix ans. Le TCJA est sans doute l'une des principales réalisations du premier mandat de Donald Trump. Ce paquet historique de réductions fiscales a baissé les taux d'imposition pour les sociétés (de 35 à 21 %) et pour les particuliers, augmenté divers crédits d'impôt, ou encore relevé le plafond pour être soumis à l'impôt sur les successions (de 5,6 à 11,2 millions de dollars, ou 22,4 millions pour un couple marié). Les grandes fortunes avaient mobilisé d'importants moyens d'influence pour faire adopter cette législation. Les frères Koch auraient dépensé plus de 20 millions de dollars à travers leurs think tanks et autres groupes de lobbying pour promouvoir la réforme. Cet investissement s'est révélé plus que rentable puisque, selon les calculs de l'organisation Americans for Tax Fairness, en 2018, les Koch pouvaient espérer économiser entre 1 et 1,4 milliard de dollars par an grâce au TCJA. Selon le Center for Budget and Policies Priorities, si une majorité d'États-Uniens a effectivement vu ses impôts sur le revenu baisser, ce sont les ménages les plus riches, et en particulier les 1 % les plus fortunés, qui ont le plus bénéficié de cette réforme fiscale. Des chercheurs ont aussi analysé les impacts macro-économiques du TCJA, pour en conclure que si certaines entreprises ont réinvesti une partie de l'argent économisé, elles s'en sont aussi largement servi pour des opérations de rachat d'actions, et que les hausses de croissance et de salaire promises ont été moins importantes qu'annoncé. Au final, aucun des effets positifs sur l'économie ne compense l'aggravation du déficit budgétaire causé par ces pertes de revenu massives. La fin d'une partie des baisses d'impôts du TCJA étant prévue pour fin 2025, le sujet a évidemment été au cœur de la récente campagne électorale. La candidate démocrate Kamala Harris proposait ainsi de limiter les exemptions fiscales aux personnes gagnant moins de 400 000 dollars par an. Avec l'idée de préserver la classe moyenne, tout en limitant le déficit grâce à la taxation des plus hauts revenus. De son côté, Donald Trump veut non seulement pérenniser sa loi sur les baisses d'impôts, mais aller encore plus loin en y ajoutant de nouvelles exemptions fiscales (sur les pourboires, les heures supplémentaires et les versements de la sécurité sociale) et en baissant encore davantage le taux de l'impôt sur les sociétés, de 21 à 15 %. Son élection est donc une première victoire pour les grandes fortunes qui veulent préserver leurs avantages fiscaux. Cependant, le retour de Trump à la Maison Blanche ne suffira pas. D'une part, parce que ces mesures doivent être adoptées par le Sénat et la Chambre des représentants, et d'autre part, parce que la « générosité » du nouveau président a un coût qui risque d'être insupportable pour les finances publiques : au moins 4 500 milliards de dollars sur les dix prochaines années. Pour compenser, il serait absolument nécessaire de sabrer dans les dépenses. Le 12 février dernier, la commission du budget de la Chambre des représentants a adopté un plan appelant à 2000 milliards de dollars de coupes dans le budget fédéral. Le gel des activités d'USAID, l'agence de développement des États-Unis au budget annuel d'environ 50 milliards de dollars, sera donc très, très loin de suffire. Les Républicains envisagent notamment des coupes dans Medicaid, le programme qui permet de fournir une assurance maladie aux personnes à faibles revenus. Mais il concerne des millions d'Américains et il ne sera pas si facile de le sacrifier. L'agitation et les outrances d'Elon Musk et de son DOGE, dans la logique de « submersion des médias » théorisée par Steve Bannon, sert à diffuser l'idée que l'État fédéral gaspille l'argent public et que c'est pour cette raison qu'il est indispensable de couper drastiquement dans les dépenses fédérales. En parallèle, comme en en 2017, les milliardaires et leurs think tanks se sont lancés dans la « bataille des idées ». Americans for Prosperity (AFP) a engagé une campagne à 20 millions de dollars pour pousser un narratif positif autour des exemptions fiscales, en axant leurs messages sur la protection des petites entreprises et des familles qui travaillent dur (« small businesses and hard working families ») – quand bien même les études d'impact montrent que ce ne sont pas eux qui bénéficient le plus du Tax Cuts and Job Act de 2017. Pour écraser tout débat sur la justice fiscale et la répartition de la charge de l'impôt, AFP prévoit du lobbying classique, avec un objectif de 1500 rendez-vous avec des responsables au Capitole, mais aussi une campagne de terrain avec du porte à porte, des appels téléphoniques et des actions en ligne, une forte couverture médiatique, et enfin un ciblage particulier des populations latinos, perçues comme pouvant devenir des alliées. Le but : convaincre le grand public de défendre une loi qui profite de manière disproportionnée aux plus riches. Outre les frères Koch, AFP est financé par diverses fondations et entreprises d'autres milliardaires conservateurs comme la famille DeVos, propriétaires de la multinationale Amway. L'héritière du deuxième fondateur de Amway, Barbara Van Andel-Gaby, est de son côté présidente de la Heritage Foundation, think tank ultra-influent à l'origine du « Project 2025 » (lire notre article) qui défend lui aussi les bienfaits du Tax Cuts and Job Act. Son époux, Richard Gaby, siège quant à lui au conseil d'administration du Club for Growth, un think tank également mobilisé pour pérenniser les exemptions fiscales de 2017. Ce « club » a reçu des millions de dollars des milliardaires Richard Uihlein et Jeff Yass. Selon le média Propublica, la famille Uihlein aurait bénéficié de 215 millions de dollars de déductions fiscales grâce au TCJA rien qu'en 2018. Richard Uihlen et sa femme sont également de généreux financeurs du parti Républicain, à qui ils donnent des millions de dollars à chaque cycle électoral. La future réforme fiscale de Donald Trump devra nécessairement passer par le Sénat et la Chambre des représentants, et les élus risquent donc de faire face à des choix compliqués. Avec la pression d'un gouvernement de milliardaires pour maintenir de coûteuses baisses d'impôts d'un côté, et de l'autre pour augmenter certaines dépenses comme celles allouées à la défense des frontières, les arbitrages pour limiter l'envolée du déficit seront complexes. Et pourraient bien les amener à imposer une douloureuse cure d'austérité dans les programmes qui concernent vraiment, cette fois ci, les « Américains qui travaillent dur ». De quoi provoquer de houleux débats dans les mois à venir, aux conséquences probablement plus profondes et durables que l'agitation actuelle du DOGE d'Elon Musk. Ces débats font aussi écho aux discussions budgétaires en France, où les cadeaux fiscaux faits aux entreprises et aux plus riches ces dernières années (baisse du taux des impôts sur les sociétés, exonérations de cotisations, flat tax, suppression de l'ISF…) ont également eu un coût pour les finances publiques, que certains voudraient amortir en s'attaquant aux dépenses. Cette approche, privilégiée à droite de l'échiquier politique, est aussi férocement défendue dans les médias et sur les réseaux sociaux par certains des think tanks et associations françaises liées au réseau Atlas (cf. notre enquête). L'Ifrap – dont les instances sont trustées par des grandes fortunes – appelle à des réductions « choc » des dépenses publiques, tout en s'opposant, par exemple, à la taxation des cent-millionnaires. De son côté, Contribuables associés, version française des « taxpayers associations » que l'on retrouve notamment aux États-Unis, rêve d'un Elon Musk en France, après avoir passé des années à faire de la suppression de l'ISF l'un de ses combats. La guerre fiscale qui va se jouer en 2025 outre-Atlantique, et les conséquences qu'elle aura sur les inégalités et la pauvreté pourraient bientôt trouver leur pendant en France. [1] La citation est extraite d'un mémo de 8 pages rendu public par le Guardian, dans lequel l'AFP explique sa stratégie pour prolognger les « tax cuts ». Texte intégral 2109 mots
Le TCJA, « opportunité d'une génération » pour les plus riches
Offensive au Congrès et « bataille des idées »
Gouvernement des milliardaires
13.02.2025 à 23:18
Trust et antitrust : une guerre de cent ans toujours en cours
1901. Dans la lignée des empires économiques construits autour du chemin de fer, industriels, banquiers de Wall Street et avocats d'affaires orchestrent la création aux États-Unis d'immenses monopoles dans des secteurs comme l'acier, l'électricité, les télécommunications, le tabac ou encore la viande, en mesure d'étouffer toute concurrence et d'imposer leurs tarifs et leurs pratiques aux petites entreprises et aux consommateurs. La contestation monte et finit par atteindre le Congrès et la (…)
- Multinationales. Une histoire du monde contemporain / American Tobacco, JP Morgan Chase, Swift, General Electric, États-Unis, Concentration et oligopoles, consommateurs, concurrence, normes et régulations, pouvoir des entreprises, Standard Oil, US Steel1901. Dans la lignée des empires économiques construits autour du chemin de fer, industriels, banquiers de Wall Street et avocats d'affaires orchestrent la création aux États-Unis d'immenses monopoles dans des secteurs comme l'acier, l'électricité, les télécommunications, le tabac ou encore la viande, en mesure d'étouffer toute concurrence et d'imposer leurs tarifs et leurs pratiques aux petites entreprises et aux consommateurs. La contestation monte et finit par atteindre le Congrès et la Maison Blanche. Extrait du livre Multinationales. Une histoire du monde contemporain (La Découverte, 2025). La seconde moitié du XIXe siècle a vu l'essor spectaculaire, aux États-Unis, de grandes entreprises qui se taillent d'immenses empires économiques à la faveur de l'expansion vers l'Ouest et de l'industrialisation. Mais la grogne monte dans le pays au même rythme que s'amassent les fortunes colossales des « barons voleurs », qui étranglent leurs concurrents et mettent sous leur coupe les petits producteurs. Le mouvement d'opposition aux nouveaux monopoles remporte une victoire en 1890 avec l'adoption du Sherman Act, première loi antitrust au monde, mais rien ne semble pouvoir arrêter le mouvement de concentration, qui se poursuit et s'étend à de nouveaux secteurs économiques. En 1901, la tension est à son comble. D'un côté, le banquier J. P. Morgan couronne sa carrière de bâtisseur de monopoles en orchestrant la fusion des actifs sidérurgiques d'Andrew Carnegie et de plusieurs de ses concurrents au sein de US Steel, nouveau géant de l'acier. De l'autre, le nouveau président Theodore Roosevelt se présente volontiers comme un trustbuster, un « pourfendeur de trusts ». Le locataire de la Maison Blanche ordonne des enquêtes sur les pratiques de ce même J. P. Morgan, puis sur la Standard Oil et l'American Tobacco Company, qui débouchent quelques années plus tard sur leur scission forcée. La bataille entre trusts et antitrusts ne fait que commencer. Avec le déplacement progressif de la frontière vers l'ouest, jusqu'au Pacifique, les États-Unis entament dans la seconde moitié du XIXe siècle leur intégration économique. Le pays est aussi grand qu'un continent, et les besoins sont immenses. En 1860, le contrat de construction de la première ligne de télégraphe transcontinentale est confié à Western Union. En 1862, Abraham Lincoln signe la loi qui rend possible la construction du chemin de fer transcontinental, achevé en 1869. Dans le même temps, les capitaux affluent d'Europe, de même que des vagues successives de migrants, bientôt venus aussi d'Asie, qui fournissent une main-d'œuvre corvéable à merci. C'est dans ce contexte favorable que naissent des empires industriels dont certains continueront à dominer l'économie étatsunienne, puis mondiale, jusqu'au XXIe siècle. John D. Rockefeller et le cabinet d'avocats d'affaires qui le conseille, Sullivan & Cromwell, loge ses différentes participations dans une société holding, sous la forme juridique d'une fiducie ("trust" en anglais), localisée dans le New Jersey. Les premiers monopoles se forment à l'échelle régionale, autour du télégraphe ou du transport par bateau, puis dans les chemins de fer. Après la multiplication de petites lignes commence une période de consolidation, grandement aidée par les fortunes que se sont assurées certains hommes d'affaires durant la guerre de Sécession (1861‑1865). Les compagnies ferroviaires nouent tout d'abord des accords informels pour tenter de réduire la compétition et maintenir les tarifs à un niveau élevé. Ces ententes cèdent bientôt la place à des prises de contrôle formelles. À l'époque, il est encore impossible légalement de construire des groupes économiques qui dépassent les frontières des États fédérés. John D. Rockefeller et le cabinet d'avocats d'affaires qui le conseille, Sullivan & Cromwell, trouvent la parade en 1882 en logeant ses différentes participations dans une société holding, sous la forme juridique d'une fiducie (trust en anglais, d'où le nom qui restera), localisée dans le New Jersey. Durant toutes ces années, le rail est le principal véhicule de la monopolisation. La Standard Oil de John D. Rockefeller tire une grande partie de sa puissance grâce au contrôle du transport du pétrole. À Chicago, c'est grâce à sa flotte de wagons réfrigérés que Cornelius Swift construit un empire de la viande. Andrew Carnegie bâtit sa fortune sur le contrôle de l'acier, dont l'industrie ferroviaire est si vorace. Qui contrôle le principal mode de transport des marchandises dans cet immense pays contrôle tout le reste de l'économie. Et peut imposer des tarifs prohibitifs à des clients qui n'ont pas d'autre choix que de les accepter. Le secteur agricole qui se développe dans les États du Sud et du Midwest est extrêmement dépendant du train pour écouler sa production. Les agriculteurs de ces régions ne sont en outre généralement desservis que par une compagnie unique en position de monopole, détenue par des industriels basés dans le Nord-Est ou en Californie. C'est de ce côté qu'émerge la contestation la plus précoce et la plus virulente du pouvoir des trusts. Les années 1870 et 1880 sont une époque d'intense mobilisation dans les zones rurales des États-Unis, nourrie d'une tradition de républicanisme agraire, la « démocratie jeffersonienne ». Le mouvement agrarien de La Grange, qui revendique un temps plusieurs centaines de milliers d'adhérents, cible les grandes compagnies de chemins de fer, et obtient des lois régulant les tarifs de fret ferroviaire dans plusieurs États comme l'Illinois, l'Iowa ou le Wisconsin. À l'initiative d'élus du Midwest et du Sud, le Congrès lance des commissions d'enquête sur les trusts et leurs pratiques, et adopte les premières lois antitrust. Le mouvement d'opposition aux monopoles atteint finalement la capitale fédérale. À l'initiative d'élus du Midwest et du Sud, le Congrès lance des commissions d'enquête sur les trusts et leurs pratiques, et adopte successivement deux lois historiques. L'Interstate Commerce Act de 1887 interdit les discriminations tarifaires en matière de transport ferroviaire et pose le principe que les prix doivent être « raisonnables et justes ». Le Sherman Act de 1890 s'attaque au pouvoir de monopole de certaines entreprises : les multiples manières dont certains empires industriels peuvent entraver le commerce d'autres acteurs économiques (à leurs concurrents par exemple), ou en dicter unilatéralement les conditions à leur profit. Sur le papier, ces deux législations ciblent la source même de la fortune d'entreprises comme Standard Oil, Swift & Co ou Carnegie Steel. Mais, fruits de compromis politiques difficiles, elles n'ont pas créé les outils nécessaires pour concrétiser leurs objectifs. La loi de 1887 met bien en place une commission de régulation, mais elle est dénuée de pouvoir. Quant au Sherman Act, il ne prévoit pas de sanctions administratives et confie le soin de sa mise en œuvre au Département de la Justice, qui, en cette décennie 1890, préfère ne rien faire. Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. À court terme, les nouvelles législations n'ont donc que des effets très modestes, d'autant que, dans le même temps, le droit et la jurisprudence évoluent en un sens de plus en plus favorable aux grandes entreprises. En 1895, la Cour suprême consacre une interprétation extrêmement restrictive du Sherman Act, qui est alors surtout utilisé pour poursuivre des actions syndicales sous prétexte qu'elles nuisent au commerce entre États. Par une série de décisions à la fin des années 1880 sur des affaires opposant des autorités locales à des sociétés ferroviaires ou minières, la même Cour entérine le principe selon lequel « les entreprises sont des personnes » (corporations are people) et ont droit aux mêmes protections que les individus face aux discriminations et face à l'administration. En 1889, le New Jersey, qui se distingue à l'époque par sa législation accommodante pour les affaires (ce rôle sera bientôt repris par le Delaware), adopte une nouvelle loi favorisant encore davantage l'enregistrement de trusts et de regroupements d'entreprises, une législation rapidement imitée par d'autres États. Malgré le Sherman Act, le mouvement de concentration se poursuit à vive allure et dépasse désormais le seul secteur des chemins de fer. Dans l'industrie du tabac, James B. Duke est le premier à généraliser les machines à fabriquer des cigarettes, qui augmentent le rythme de production et lui permettent de racheter ou écraser ses concurrents pour construire le quasi-monopole de l'American Tobacco Company. Swift & Co. (aujourd'hui racheté par le géant brésilien JBS) met à profit sa position dominante dans le transport réfrigéré pour étendre son empire aux entrepôts, aux abattoirs et à toute la filière bovine. L'élection en 1896 à la Maison Blanche du républicain William McKinley, qui met immédiatement en place des tarifs douaniers protectionnistes, marque le début d'une période de concentration euphorique. L'élection en 1896 à la Maison Blanche du républicain William McKinley, qui met immédiatement en place des tarifs douaniers protectionnistes pour favoriser le développement de l'industrie étatsunienne, marque le début d'une période de concentration euphorique. C'est de cette époque que date la création d'entreprises comme United Fruit (créée en 1899 par la fusion entre la Tropical Trading and Transport Company et sa rivale Boston Fruit), Quaker Oats dans l'agroalimentaire (né de la fusion de quatre firmes concurrentes en 1901, aujourd'hui filiale de PepsiCo) ou encore Amalgamated Copper dans le secteur minier (né en 1899 de la réunion autour d'Anaconda Copper, à l'initiative de John D. Rockefeller, des principales sociétés minières exploitant du cuivre). Wall Street joue un rôle central dans la création de ces nouveaux géants privés. J.P. Morgan, à lui seul, orchestre avec l'aide du cabinet Sullivan & Cromwell la création de General Electric en 1892, par réunion des entreprises de Thomas Edison avec le groupe Thomson-Houston, puis celle de US Steel en 1901, en regroupant l'entreprise sidérurgique de Carnegie avec plusieurs de ses concurrents, et celle de International Harvester en 1902 en fusionnant plusieurs compagnies de machines agricoles. En 1907, il prend le contrôle de AT&T et annonce son intention de racheter des firmes rivales, alors qu'il contrôle déjà la moitié du marché national du téléphone. Dans son livre The Truth about the Trusts (« la vérité sur les trusts »), l'analyste financier John Moody, fondateur de l'agence de crédit qui porte encore son nom, calcule en 1904 que Wall Street, au cours des années précédentes, a organisé le regroupement de 8 664 entreprises au sein de 445 trusts, dont une bonne partie enregistrée dans le New Jersey. Résultat de cette frénésie : le front des adversaires des trusts s'élargit considérablement. Aux agriculteurs du Sud et du Midwest s'ajoutent désormais les petites entreprises écrasées par les monopoles, les rivaux déchus, et tous ceux qui subissent les hausses de prix qu'ils sont désormais en mesure d'imposer. Les syndicats, eux, sont mitigés : s'ils craignent la capacité accrue des patrons à jouer sur les divisions entre travailleurs, ils estiment aussi avoir plus de chances d'obtenir des succès face aux grandes entreprises. En 1901, au moment même où la vague de concentrations atteint son apogée avec la création de US Steel, un événement inattendu change la donne politique. William McKinley est assassiné par le militant anarchiste Leon Czolgosz, ce qui ouvre les portes de la Maison Blanche à son vice- président, Theodore Roosevelt, un représentant de l'aile progressiste du Parti républicain. S'il s'est surtout fait connaître par son enthousiasme pour la guerre menée contre l'Espagne à Cuba, Roosevelt fait de la lutte contre les abus des monopoles une priorité. Cette fois, le poids du pouvoir Dès 1902, une procédure est engagée contre le « trust du bœuf », un groupe de six entreprises dominé par Swift & Co. qui se partagent le marché de la viande et dont Chicago est la plaque tournante. Le premier à se retrouver dans le viseur est J.P. Morgan. Sur instruction de la Maison Blanche, le Procureur général des États-Unis engage en 1902 des poursuites dans le cadre du Sherman Act contre le financier qui vient de se liguer avec d'autres hommes d'affaires pour fusionner trois compagnies de chemins de fer du Midwest et former le monopole de la Northern Securities Company. En 1904, la Cour suprême tranche en faveur de Roosevelt, et les trois compagnies sont à nouveau séparées. Dès 1902 également, une autre procédure est engagée contre le « trust du bœuf », un groupe de six entreprises dominé par Swift & Co. qui se partagent le marché de la viande et dont Chicago est la plaque tournante. La Cour suprême confirme les sanctions en 1905. Conforté par ces succès, le président ordonne le lancement de poursuites contre la Standard Oil en 1906, et contre American Tobacco Company en 1907. Ces procédures sont lancées sur la base des enquêtes approfondies menées par une nouvelle entité créée en 1903 au sein de l'administration fédérale : le « Bureau of Corporations » (« bureau des grandes entreprises »). Dans les deux cas, la Cour suprême tranchera à nouveau en faveur du pouvoir exécutif, et imposera en 1911 le démantèlement partiel des empires bâtis par John D. Rockefeller et James B. Duke. Si Roosevelt soigne ainsi son image de trustbuster, il est aussi très politique dans le choix de ses cibles. Il n'est pas contre la concentration et les monopoles en soi, tant qu'ils sont mis au service de l'intérêt général et de la puissance des États-Unis. Ce qu'il veut éviter, c'est que des hommes d'affaires et des chefs d'entreprise deviennent suffisamment puissants pour échapper au contrôle du pouvoir politique. Il ne souhaite pas la disparition des trusts, mais une collaboration plus étroite entre l'État fédéral et les champions industriels. C'est la vision qu'il défend sous le nom de « nouveau nationalisme » quand il se représente à l'élection présidentielle en 1912 sous la casquette du Parti progressiste (les Républicains ayant préféré la candidature de Howard Taft). Durant la campagne, il ne manque pas une occasion de vilipender les puissances de l'argent. Mais il trouve face à lui un candidat démocrate qui incarne une vision très différente de l'antitrust : Woodrow Wilson. « Si le gouvernement entreprend de réguler le monopole, le monopole veillera en retour à réguler le gouvernement. » Wilson et la majorité démocrate qui arrive au pouvoir avec lui en 1913 héritent de la tradition contestataire des États du Sud et du Midwest. Critiques de la position de Roosevelt, qu'ils décrivent comme une simple « supervision des monopoles », ils entendent s'attaquer au mal à la racine. Ils n'ont aucune confiance dans le pouvoir exécutif ou les juges pour lutter efficacement contre les trusts, les jugeant trop susceptibles d'être influencés par les industriels. Comme le dit Wilson au cours de la campagne : « Si le gouvernement entreprend de réguler le monopole, le monopole veillera en retour à réguler le gouvernement. » Certains démocrates proposent même alors des nationalisations, ou bien de rétablir un système d'autorisation préalable de la constitution de grandes sociétés à capitaux par les pouvoirs publics. Le Clayton Act, finalement adopté en 1914, est une nouvelle solution de compromis. Il ne va pas jusqu'à interdire purement la constitution de monopoles, comme le souhaitaient certains démocrates. Le caractère éventuellement abusif d'un monopole doit être tranché au cas par cas. Mais, de manière plus précise que le Sherman Act, il cible et interdit un certain nombre de pratiques constitutives du pouvoir de monopole, comme la discrimination tarifaire ou encore les participations croisées entre entreprises au niveau du capital ou des conseils d'administration. La nouvelle législation prévoit aussi, contrairement à la précédente, la mise en place d'une administration spécifiquement chargée de veiller à sa mise en œuvre : la Federal Trade Commission (FTC, Commission fédérale du commerce). La dénonciation des monopoles ne se joue pas seulement à Washington. Elle se joue aussi dans l'opinion et au niveau du droit. La première décennie du XXe siècle aux États-Unis est une période de floraison du journalisme d'investigation. Les articles de magazines et les livres d'Ida Tarbell, d'Upton Sinclair et d'autres auteurs que l'on désigne bientôt du nom de muckrakers (littéralement, « râtisseurs de fange ») portent à la connaissance du public les abus de la Standard Oil et des géants de la viande, ainsi que la corruption des politiciens. En même temps émerge une nouvelle génération de militants et d'avocats soucieux de l'intérêt public, comme Louis Brandeis. Engagé au cours des décennies précédentes dans plusieurs batailles juridiques d'ampleur contre le pouvoir des grandes entreprises, Brandeis se fait connaître en défendant avec succès une loi de l'Oregon régulant les conditions de travail en s'appuyant pour la première fois sur un ensemble de documents d'expertise et d'études sociales prouvant l'utilité de la loi dans la vie réelle. Durant la campagne électorale de 1912, Brandeis conseille Woodrow Wilson et il est l'un des inspirateurs de la création de la FTC. Au grand dam des industriels et de leurs alliés, le président démocrate le nomme à la Cour suprême en 1916. La Cour suprême finit par trancher en 1911. La Standard Oil est divisée de force en trente-quatre sociétés différentes, sur une base régionale. Entre-temps, celle-ci a fini par trancher en 1911 les deux principales procédures antitrust initiées durant le second mandat de Roosevelt. La Standard Oil est divisée de force en trente-quatre sociétés différentes, sur une base régionale. Les principales sont la Standard Oil of New Jersey (futur Exxon), la Standard Oil of New York (futur Mobil), la Standard Oil of California (futur Chevron), la Standard Oil of Ohio (qui sera rachetée par BP) et la Standard Oil of Indiana (futur Amoco, rachetée elle aussi par BP). Les plus grosses d'entre elles rejoignent bientôt l'oligopole pétrolier qui sera connu plus tard sous le nom des « sept sœurs ». En outre, les intérêts capitalistiques de la famille Rockefeller dans chacune des sociétés sont préservés, et la scission a pour résultat de gonfler la valeur cumulée des actions détenues et de faire de John D. Rockefeller – alors retiré des affaires – l'homme le plus riche du monde. La Cour suprême répartit de manière similaire les actifs d'American Tobacco Company en quatre sociétés distinctes qui avaient été regroupées par James B. Duke – American Tobacco Company, R. J. Reynolds, Liggett & Myers, et Lorillard –, et l'oblige à revendre ses parts dans British American Tobacco, la coentreprise créée avec les Britanniques d'Imperial Tobacco pour conquérir les marchés internationaux. Dans les deux cas, les monopoles sont certes démantelés, mais ils ne font que céder la place à des entreprises dont beaucoup restent très grosses et qui forment immédiatement une sorte de cartel. On reste loin de la vision « jeffersonienne » d'une redistribution radicale du pouvoir économique. Dans le cas de AT&T, c'est une autre solution que la scission qui est trouvée en 1913 par l'administration et les dirigeants de l'entreprise. Dans le cadre d'un accord extrajudiciaire, l'État fédéral renonce à ses poursuites dans le cadre du Sherman Act à condition que le géant des télécommunications cède ses parts dans Western Union et qu'il laisse ses concurrents se connecter librement à son réseau de longue distance. La position monopolistique de AT&T se trouve confortée, à condition qu'elle serve l'intérêt public sous la supervision de l'administration. Dans les années 1950, les autorités forcent AT&T à donner librement accès à certains brevets qu'elle contrôle – une mesure qui joue un rôle important dans l'émergence de la Silicon Valley Ce n'est pas la dernière fois que les fonctionnaires antitrust s'attaquent à AT&T. Dans les années 1950, ils forcent l'entreprise à donner librement accès à certains brevets qu'elle contrôle – une mesure qui joue un rôle important dans l'émergence de la Silicon Valley. Lancée dans les années 1970, une nouvelle procédure acte en 1982 la séparation de AT&T en sept sociétés différentes, sur une base régionale comme pour la Standard Oil en 1911. Mais le contexte est on ne peut plus différent. La scission de 1982 s'inscrit dans le cadre des politiques de libéralisation et d'ouverture à la concurrence qui sont lancées aux États-Unis et ensuite en Europe. L'adoption du Clayton Act dans les semaines qui suivent la déclaration de guerre en Europe marque en réalité la fin du premier âge d'or de l'antitrust, marqué par plusieurs victoires au moins symboliques. Avant même leur entrée dans le premier conflit mondial, les États-Unis passent sous un régime d'économie de guerre, où la collaboration entre administration et industriels passe au premier plan. Durant la période de boom économique des années 1920, la majorité républicaine interprète la législation antimonopole en un sens restrictif. Profitant de l'étendue de leur marché domestique, les grandes entreprises étatsuniennes continuent à grandir, et sont bientôt prêtes à conquérir le reste du monde. Sous l'impulsion de Wright Patman, représentant démocrate du Texas issu de la tradition antimonopolistique du Sud, la FTC s'attaque avec succès au pouvoir croissant de la chaîne de grande distribution A&P. Ce n'est qu'avec le New Deal que l'antitrust revient quelque peu à l'ordre du jour. Sous l'impulsion de Wright Patman, représentant démocrate du Texas issu de la tradition antimonopolistique du Sud, la FTC s'attaque avec succès au pouvoir croissant de la chaîne de grande distribution A&P, accusée d'imposer des conditions draconiennes à ses fournisseurs. Les New Dealers ciblent également le monopole d'Alcoa sur l'aluminium, avec sans doute d'autant plus d'empressement que l'entreprise appartient à Andrew Mellon, l'ancien secrétaire au Trésor, qu'ils accusent également d'évasion fiscale. Jusque dans les années 1970, l'arsenal des lois antitrust reste suffisamment dissuasif pour pousser les grandes entreprises à se développer en investissant de nouveaux secteurs plutôt qu'en rachetant leurs concurrents directs – d'où l'émergence de vastes conglomérats, comme celui de la General Electric, qui seront progressivement dépecés dans les années 1980. Symbole de ce changement d'époque : Exxon et Mobil, les deux principaux héritiers de la Standard Oil, refusionnent en 1999 avec la bénédiction du président Bill Clinton. C'est alors qu'a lieu une profonde réorientation des politiques antitrust, inspirée par des représentants de l'école de Chicago comme Richard Posner ou Robert Bork. Auteurs en 1978 respectivement de Antitrust Law : an Economical Perspective et de The Antitrust Paradox, ils argumentent que la concentration et les fusions de grandes entreprises bénéficient aux consommateurs. Ils réussissent à imposer la doctrine du « bien-être du consommateur » (consumer welfare), selon laquelle les monopoles et les grandes fusions sont légitimes tant que les entreprises concernées peuvent argumenter qu'elles se traduiront par des baisses de prix. C'est le début d'une grande vague de concentrations, alimentée par le boom des marchés financiers, qui se poursuit encore aujourd'hui. Aux États-Unis et bientôt en Europe, les autorités de concurrence approuvent sans trop sourciller tous les projets de fusion qui leur sont présentés et se préoccupent surtout de faire la chasse aux aides d'État et aux monopoles publics. Symbole de ce changement d'époque : Exxon et Mobil, les deux principaux héritiers de la Standard Oil, refusionnent en 1999 avec la bénédiction du président Bill Clinton. En 2005, cinq des sept entreprises issues du démantèlement de AT&T en 1982 sont à nouveau regroupées, et reprennent le nom de AT&T. Deux autres s'unissent pour former son principal concurrent, Verizon. Ce n'est qu'avec l'essor du numérique que la lutte contre les monopoles revient finalement sur le devant de la scène. Dès les années 1990, la législation antitrust est utilisée pour forcer Microsoft à renoncer en partie à sa stratégie consistant à profiter de la position dominante de son système d'exploitation Windows pour contrôler également le marché des logiciels et notamment de la navigation sur le web. Mais c'est surtout dans les années 2010 et 2020, avec la croissance fulgurante des Gafam, que les invocations du glorieux passé de l'antitrust se multiplient, avec des appels à démanteler les nouveaux monopoles que sont Amazon, Google et Facebook. Malgré l'éloignement apparent entre l'âge du télégraphe et du chemin de fer et celui du web et de l'intelligence artificielle, les débats actuels sur les monopoles ne sont pas sans rappeler ceux du tout début du XXe siècle. (c) La Découverte, tous droits réservés Texte intégral 4700 mots
Baronnies industrielles
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Rachats et fusions sous le signe de Wall Street
De Theodore Roosevelt à Woodrow Wilson, l'antitrust au pouvoir
exécutif est du côté de l'antitrust.Démantèlements
Une bataille sans cesse rejouée
13.02.2025 à 23:18
L'histoire des multinationales est notre histoire
Les multinationales sont omniprésentes dans le monde d'aujourd'hui. Mais comment sont-elles devenues aussi riches et aussi grosses ? Un détour par l'histoire pour comprendre le monde contemporain.
- Multinationales. Une histoire du monde contemporainMultinationales. Une histoire du monde contemporain est un livre collectif co-dirigé par Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales) et Ivan du Roy (Basta !) paru aux éditions La Découverte en février 2025. Il propose un détour par l'histoire pour pour prendre de la hauteur et mieux comprendre les enjeux brûlants d'aujourd'hui. Nous en publions quelques bonnes feuilles. Qu'on consomme leurs produits, qu'on admire leurs marques ou qu'on dénonce leurs pratiques, les multinationales sont omniprésentes. Mais les connaît-on vraiment ? Comment sont-elles devenues ce qu'elles sont aujourd'hui ? Cette somme ambitieuse, associant chercheurs et journalistes, offre une fresque mondiale et une généalogie critique inédites. Elle inscrit les entreprises et les marques dans la « grande histoire » et raconte les choix économiques, politiques, juridiques, techniques, financiers ou culturels qui ont rendu possible leur essor. De la Compagnie française des pétroles à Total, des premiers câbles télégraphiques sous-marins aux géants du Web, de Rockefeller à Elon Musk, de la Compagnie des Indes orientales au « Commodity Trading », de IG Farben au RoundUp, de la machine à coudre Singer à ChatGPT, des « républiques bananières » au lobbying intensif, ce livre retrace la montée en puissance progressive des multinationales, de la seconde moitié du xixe siècle jusqu'à nos jours, à travers une série de dates emblématiques complétées par des portraits et le récit de plusieurs épisodes clés. L'histoire des multinationales épouse celles des relations entre États, des conflits et des grandes crises, qui sont souvent des moments d'enrichissement et de rupture. Elle suit de près la trajectoire des changements technologiques, que ces entreprises ont contribué à orienter et accélérer. Elle accompagne la transformation de nos vies quotidiennes, à travers l'avènement d'une société de consommation de masse à l'échelle du globe, et aujourd'hui le tout-numérique. Elle est aussi l'histoire de la transformation de notre environnement naturel, de l'extraction des matières premières, de la production d'énergie à une échelle toujours plus importante, jusqu'à engendrer des menaces inédites. L'histoire des multinationales est donc notre histoire. Multinationales. Une histoire du monde contemporain, co-dirigé par Olivier Petitjean et Ivan du Roy, éditions La Découverte, 2025, 860 pages, 28 euros. Avec des contributions de Pauline Barraud de Lagerie, Sarah Benabou, Kenneth Bertrams, Barnabé Binctin, Olivier Blamangin, Cyprien Boganda, Christophe Bonneuil, Emma Bougerol, François Bouloc, Adrià Budry Carbo, Erika Campelo, Thomas Cantaloube, Michel Capron, Sophie Chapelle, Maxime Combes, Mickaël Correia, Sandra Cossart, Nicolas Delalande, Alain Deneault, Pierre-Yves Donzé, Vincent Drezet, François-Xavier Dudouet, Agathe Duparc, Mathilde Dupré, Olivier Favier, Jean-Baptiste Fressoz, Pauline Gensel, Aurore Gorius, Jean-Christophe Graz, Stéphane Heim, Tristan Jacques, François Jarrige, Nicolas Jounin, Rachel Knaebel, Sandrine Kott, Stéphanie Kpenou, Frédéric Lemaire, Sophie Lemaitre, Rozenn Le Saint, Nelo Molter Magalhães, Guy Pichard, Sabine Pitteloud, Dominique Plihon, Clément Séhier, Claude Serfati, Nikos Smyrnaios, Annie Thébaud-Mony, Claude Vaillancourt, Guillaume Vénetitay, Julien Vercueil, Scott Viallet-Thévenin, Gérard Vindt, Alexis Vrignon, Nolwenn Weiler. Voir la page du livre sur le site des éditions La Découverte. Un autre extrait du livre est accessible sur le site de Basta ! : 1992. Comment Total et consorts nous ont fait perdre un temps précieux dans la lutte contre le réchauffement, par Christophe Bonneuil Texte intégral 682 mots
11.02.2025 à 00:38
Intelligence artificielle : le sommet du mélange des genres
Comment les industriels de l'IA cherchent à se protéger des velléités de régulation.
- Intelligence artificielle, lobbying et conflits d'intérêts / Lobbying et influence, normes et régulations, nouvelles technologies, pouvoir des entreprises, capture, numérique, données, FranceLe Sommet international pour l'action sur l'intelligence artificielle (IA) qui a lieu à Paris en ce mois de février 2025 tient à la fois de la foire commerciale et de la grande messe où les dirigeants de multinationales et de start-ups sont conviés à s'asseoir à la même table que les gouvernements. On y parle d'intérêt général et de régulation tout en négociant des contrats et des investissements, sur fond de brouillage des frontières entre public et privé. Un entre-soi qui sert surtout à écarter les vraies questions. Le Sommet international pour l'action sur l'intelligence artificielle (IA) se tient actuellement à Paris, dont le point d'orgue est une conférence qui doit accueillir au Grand Palais des représentants d'une centaine de pays les 10 et 11 février. De nombreux événements scientifiques, culturels, économiques et politiques sont organisés à cette occasion dans la capitale française et ses environs [1]. La « Station F », incubateur de start-ups créé par Xavier Niel, abrite mardi 11 février un « Business day » pour rassembler « les acteurs de l'écosystème tech français et les acteurs économiques internationaux ». L'École Polytechnique a organisé un raout sur son campus du plateau de Saclay sous le titre « IA, science et société ». À quoi s'ajoutent des « contre-sommets » organisés par l'eurodéputé écologiste David Cormand, ou encore par le philosophe Éric Sadin et le journaliste Éric Barbier. Conséquences du déploiement de l'IA sur les professions culturelles, impact climatique, dépendance technologique, libertés et surveillance, désinformation, utilisation dans l'industrie de l'armement... Le sujet suscite en effet toutes les craintes. Et les discussions qui se tiennent ces jours-ci à Paris ne semblent pas, sur le fond et surtout sur la forme, de nature à les apaiser. Malgré son titre de « sommet international », l'événement n'a pas grand chose à voir avec la diplomatie officielle ni avec le cadre de négociations onusiennes. C'est une grande messe conçue sur le modèle du Forum économique mondial de Davos, rassemblant autour d'une même table responsables politiques, patrons de grandes entreprises et de start-ups et quelques représentants de la communauté scientifique ou de la société civile triés sur le volet. Sont annoncés le vice-président américain J.D. Vance, le premier ministre indien Narendra Modi, le chancelier allemand Olaf Scholz, la président de la Commission européen Ursula von der Leyen, le vice-premier ministre chinois Zhang Guoqing. Seront aussi présents au Grand Palais des dirigeants de firmes numériques comme Sam Altman d'Open AI, et de groupes comme Airbus ou Capgemini. Le sommet de Paris fait suite à deux rassemblements précédents, organisés à Londres en 2023 et à Séoul en 2024, dédiés en théorie à la régulation de l'intelligence artificielle, mais consacrés en pratique à faire la promotion de cette technologie, à la présenter comme inévitable et surtout à poser les industriels eux-mêmes comme acteurs incontournables de toute future réglementation. Ces sommets sont parfois présentés - abusivement, dans la mesure où ils n'ont caractère intergouvernemental officiel et de n'appuient ni ne visent la rédaction d'aucun traité – comme des « COP de l'IA ». Et pourtant, on y retrouve bien le même mélange de discussions techniques, d'annonces publicitaires et de « business as usual » qui constitue désormais la norme en matière de gouvernance mondiale. L'événement de cette année franchit cependant une nouvelle étape par rapport aux itérations précédentes, qui tentaient encore de maintenir un équilibre entre régulation et promotion. C'est qu'il s'inscrit aussi dans une autre lignée : celle des sommets « Choose France » imaginés par Emmanuel Macron. Chaque année depuis son accession à la présidence de la République, le locataire de l'Elysée se plaît à mettre en scène sa relation privilégiée avec les dirigeants de grandes multinationales et d'institutions financières à travers un rassemblement de prestige au château de Versailles, à l'occasion duquel sont traditionnellement annoncés foule de nouveaux investissements dans l'Hexagone. C'est également le cas avec ce sommet. Emmanuel Macron a annoncé à la télévision 109 milliards d'euros d'engagements dans le secteur de l'IA en France. Les Emirats arabes unis ont promis la construction d'un « campus » assorti du plus gros centre de données d' Europe, pour un montant d'entre 30 et 50 milliards. Le fonds canadien Brookfield a annoncé la construction d'un autre « data center » dans la région de Cambrai et d'infrastructures associées pour 20 milliards. Ce mélange des genres se retrouve à tous les étages de l'organisation du sommet, y compris l'événement officiel du Grand Palais. Emmanuel Macron en a confié la direction à Anne Bouverot, présidente du conseil d'administration de l'Ecole normale supérieure. Titulaire d'un doctorat dans le domaine de l'intelligence artificielle, elle cumule aussi les casquettes dans le secteur privé : près de 20 années au sein d'Orange (alors France Télécom), la direction du groupe de biométrie Morpho (2015-2017), une place aux conseils d'administration d'Edenred (2010-2021), de Capgemini (2013-2021), de Cellnex (depuis 2018) ou encore de la « licorne » française Ledger (2019-2024), et last but not least un poste de « senior advisor » pour le fonds d'investissement anglo-américain TowerBrook (actionnaire de OVHcloud). Anne Bouverot est affublée du titre d'« envoyée spéciale » d'Emmanuel Macron, au même titre que d'autres personnalités en charge de thématiques spécifiques, comme Guillaume Poupard. L'ancien directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a été pantoufler en 2022 chez Docaposte, la filiale du groupe La Poste en charge des systèmes de gestion de données et d'identification. Également administrateur de Sekoia.io, entreprise spécialisée dans la cybersécurité, il est censé plancher sur « l'IA de confiance ». Roxane Varza, la directrice de Station F, également « scout investor » chez Sequoia Capital, l'un des fonds historique de capital-risque de la Silicon Valley, et administratrice de NRJ Group, a été chargée quant à elle de l'innovation et de la culture. L'équipe est complétée par le diplomate Henri Verdier, la conseillère de l'Organisation internationale du travail Sana de Courcelles, et Martin Tisné, de la fondation Omidyar. Cette fondation lancée par l'un des créateurs d'eBay est très active sur la régulation du numérique et notamment de l'intelligence artificielle. Martin Tisné est la cheville ouvrière du projet de « fondation de l'IA pour l'intérêt public » qui doit être annoncée en grande pompe durant le sommet, et qui prévoit de lever 2,5 milliards d'euros pour des projets de bases de données à but non lucratif. On peut déjà parier que ce seront à peu près les mêmes noms ou les mêmes profils qui se retrouveront à la tête de cette nouvelle initiative « publique-privée ». Beaucoup des personnes qui ont organisé le sommet de Paris ou qui interviendront au Grand Palais se sont déjà retrouvés dans d'autres instances, comme l'institut « IA et société » de Normale Sup', dont Anne Bouverot est la secrétaire générale (et dont il sera à nouveau question plus loin), ou encore le comité sur l'intelligence artificielle générative, dont elle est la co-présidente. Mis en place par Elisabeth Borne alors qu'elle était en poste à Matignon, ce comité réunit plusieurs représentants de grandes entreprises françaises et américaines, du secteur numérique et au-delà (Google, Renault, Meta, Dassault Systèmes, Decathlon) ainsi qu'Arthur Mensch du « champion » français de l'IA Mistral AI et de son conseiller et co-actionnaire, l'ancien secrétaire d'Etat Cédric O. L'un de ses rapporteurs est aujourd'hui conseiller spécial d'Anne Bouverot pour l'organisation des événements parisiens. Lire aussi Les bonnes affaires de Cédric O, ex secrétaire d'État
Comme le rappelle le média spécialisé Synth, les géants de la tech sont passés maîtres dans l'art de s'imposer comme leurs propres régulateurs. Après le sommet de Londres en 2023 a ainsi été annoncée la création d'un « AI Safety Institute », dont les rênes ont immédiatement été confiés à un représentant du secteur du capital-risque et une cadre d'OpenAI. La France suit la même tendance, mais en limitant encore plus les ambitions en matière de régulation. Autre grand moment du sommet sur l'IA, le « Business day » qui se tient à Station F est lui aussi co-organisé par un acteur public, Bpifrance, dont les liens avec le secteur privé de la tech ne datent pas d'hier – et les deux lobbys français de la tech, France Digitale et Numeum. La page d'accueil de l'événement affiche aussi une liste impressionnante de partenaires « gold », « silver » et autres, parmi lesquels Microsoft, Uber, Bouygues, Orange et Rothschild. Comme par effet de miroir, de nombreux responsables politiques et hauts fonctionnaires viendront s'y exprimer à l'invitation du secteur privé. D'autres vont encore plus loin, à l'image des soixante entreprises regroupées au sein de l'alliance « EU AI Champions Initiative », parmi lesquelles des entreprises technologiques comme Mistral AI, AMSL ou Spotify et des groupes industriels bien établis du vieux continent comme Airbus, BNP Paribas, Mercedes ou TotalEnergies. Ces « champions de l'IA » annoncent qu'ils vont « immédiatement » commencer les discussions avec les décideurs européens pour « créer un cadre réglementaire drastiquement simplifié ». Derrière l'affichage des grands noms européens, l'initiative a été lancée par un fonds d'investissement américain, General Catalyst, et le communiqué de presse précise que des fonds comme Blackstone ou KKR se tiennent eux aussi « prêts à consacrer 150 milliards de dollars de nouveaux capitaux et de fonds déjà levés à des opportunités liées à l'IA en Europe au cours des cinq années à venir ». Lire aussi AI Act : le troublant lobbying des « champions » européens, Mistral AI et Aleph Alpha
Représentants de grands groupes et de start-ups, « venture capitalists », scientifique, responsables d'institutions publiques ou parapubliques, ou personnalités portant toutes ces casquettes à la fois... Derrière la diversité apparente des événements organisés cette semaine à Paris, il y a bien au final une forme de pensée unique. Et ce n'est pas sans conséquence sur la teneur des débats. C'est l'Institut IA et Société d'Anne Bouverot à l'Ecole normale supérieure qui a été chargé de la « consultation de la société civile et des experts » en amont du sommet. Tout le narratif qui accompagne le sommet tend à présenter le développement de l'intelligence artificielle et l'expansion de ses usages comme une dynamique irrésistible. L'ambition de la « régulation », si régulation il y a même, s'en trouve réduite, au mieux, à en limiter les effets indésirables. Jamais la question n'est posée si ce développement de l'IA est même souhaitable, dans quelle mesure et pour quels usages – et quelle forme de « régulation » pourrait être possible pour maintenir ce développement dans le cadre de fins décidées démocratiquement. C'est justement pour porter le débat sur cet enjeu de fond qu'a été lancée en France la coalition Hiatus [2], à l'initiative de la Quadrature du net, qui regroupe plusieurs organisations et mouvements de la société civile [l'Observatoire des multinationales en fait également partie, NdE]. Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. Autre exemple : la question des besoins massifs de l'intelligence artificielle en électricité et en eau pour ses data centers, et donc celles de l'impact climatique et écologique grandissant du secteur. La question est certes évoquée dans les débats, mais de manière relativement inoffensive et en évitant de donner la parole à ceux et celles qui porteraient une parole plus critique. Le ministère pour la Transition écologique organise ainsi le mardi 11 février un « Forum pour l'IA durable » où interviendront des hauts fonctionnaires nationaux et internationaux et des représentants de Google, Nvidia et Atos... mais absolument aucune association écologiste. Anne Bouverot, tête pensante du sommet, a prévenu que serait lancée à cette occasion d'une « coalition pour une IA durable », dont l'une des premières initiatives serait un partenariat entre le groupe Capgemini (au conseil d'administration duquel elle a siégé huit ans) et encore une fois son propre Institut IA et Société. Ouf, nous sommes sauvés. Article basé en partie sur des recherches de Cléa Vidal. [1] Voir la liste complète. [2] Voir son manifeste inaugural, paru initialement dans Le Monde, et son site web. Texte intégral 2635 mots
Lobbying et gros contrats
Entre soi
Le privé régule le privé
Le débat confisqué
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30.01.2025 à 12:41
Un « coup d'État silencieux ». La lettre du 30 janvier 2025
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N'hésitez pas à la faire circuler, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations. Si elle vous a été transférée, vous pouvez vous abonner ici pour la recevoir directement dans votre boîte mail.
Avec cette livraison, nous vous annonçons une grande nouvelle : notre site web s'étoffe et s'enrichit ! Nous lançons des nouvelles rubriques « à chaud et de faire passer le message autour de vous ! (…)
Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales. N'hésitez pas à la faire circuler, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations. Si elle vous a été transférée, vous pouvez vous abonner ici pour la recevoir directement dans votre boîte mail. Avec cette livraison, nous vous annonçons une grande nouvelle : notre site web s'étoffe et s'enrichit ! Nous lançons des nouvelles rubriques « à chaud » où vous trouverez plus d'actualités, plus d'informations sur les agissements des grandes entreprises françaises, plus de chiffres, plus d'infographies et plus de contrepoints à leur comm' et à leurs arguments bidon. Si vous appréciez notre travail et si vous pensez comme nous qu'il est d'utilité publique, merci de nous soutenir et de faire passer le message autour de vous ! Bonne lecture En 2019, 2020, 2021 et 2023, TotalEnergies n'a pas payé d'impôt sur les sociétés en France (et a même parfois touché de l'argent du fisc) Raison invoquée ? Les activités françaises ne sont pas profitables et « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz ». Pour inaugurer notre nouvelle rubrique « Debunk », on est allé y regarder de plus près. Cette plongée dans les documents du groupe livre quelques éléments de réponse. D'abord, certes, TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables (et surtout en Norvège et au Royaume-Uni, assez peu dans les pays d'Afrique). La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe. Ensuite, le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce. Les deux filiales de trading du groupe, dont les salariés n'ont probablement jamais vu un puits de pétrole ou de gaz, représentent 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023. Elles sont basées en Suisse, et on ne sait pas combien d'impôt sur les sociétés elles ont versé. TotalEnergies paie également beaucoup plus d'impôts en Allemagne qu'en France (600 millions d'euros pour être précis), alors que – sauf erreur de notre part – ce n'est pas un pays majeur d'extraction de pétrole et de gaz. Conclusion : la France apparaît clairement mal lotie, du fait des arbitrages financiers et des décisions des dirigeants de TotalEnergies, et leurs explications sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites. Lire l'article : Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?. Dans le livre Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie, paru en anglais en 2023 et traduit en français par les Editions critiques, les journalistes Matt Kennard et Claire Provost parcourent le monde pour montrer comment les multinationales ont imposé en quelques décennies leur pouvoir aux dépens des Etats – en commençant par les pays du Sud de la planète. Tribunaux arbitraux permettant de poursuivre les gouvernements en justice, privatisation de l'aide au développement pour servir des grands projets lucratifs aux dépens des populations locales, zones économiques spéciales où les règles communes ne s'appliquent plus, agents de sécurité privés... Le livre – pour lequel Matt Kennard et Claire Provost ont été récompensés d'un prix éthique décerné par l'association Anticor à l'occasion de sa 17e cérémonie annuelle – dépeint un monde où la souveraineté des Etats a été grignotée, neutralisée, et finalement mise au service des intérêts privés. Un monde qui est le nôtre. Dans cet entretien avec Matt Kennard, réalisé à l'occasion de son passage à Paris pour recevoir son prix, il est notamment du question du rôle des médias et pourquoi ils parlent si peu de ce « vrai monde caché » que décrit le livre, pour reprendre une expression de Noam Chomsky à son propos. À lire ici : « L'élection de Trump est la conclusion logique du coup d'État silencieux que nous racontons dans notre livre ». Notre budget annuel est insignifiant comparé aux milliards dépensés chaque année en publicité et en communication par des groupes comme Total, Vinci ou LVMH. Si nous pouvons mener notre travail de veille et d'enquête en toute indépendance, c'est grâce au soutien financier de nos lecteurs. Votre don à l'Observatoire peut être défiscalisé. Retrouvez-nous à Paris pour le lancement du livre Multinationales. Une histoire du monde contemporain. Dans deux semaines paraîtra aux éditions La Découverte un livre collectif sur les multinationales et leur histoire, publié en partenariat avec l'Observatoire des multinationales et Basta !, à la fois fresque historique et généalogie critique du monde d'aujourd'hui. À cette occasion, nous organisons une soirée-débat en présence d'auteurs et d'autrices du livre ainsi que de Sophie Binet et Lucie Pinson. Informations et inscriptions ici. La France, championne de la dérégulation à Bruxelles. Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales, que la France souhaite voir reportée sine die. Mais aussi la taxonomie verte, les garde-fous en matière de stabilité financière, l'encadrement strict de de la « titrisation » mis en place suite à la crise de 2008, les règles environnementales de la politique agricole commune, la législation en matière de déchets ou encore le tout nouveau cadre législatif sur l'intelligence artificielle. Lire notre article. Patrons français en mode Trump. Les grands patrons français cachent de moins en moins leur enthousiasme pour Donald Trump et Elon Musk. Dernier en date : Bernard Arnault, qui – peut-être pour détourner l'attention des résultats financiers annuels décevants de LVMH – s'est lancé dans une diatribe contre la régulation et contre la modeste proposition d'augmentation provisoire de l'impôt sur les sociétés en évoquant de possibles délocalisations aux États-Unis. Rappelons que Bernard Arnault avait déjà déménagé outre-Atlantique en 1981 par peur du gouvernement socialiste – c'est à cette occasion qu'il avait fait la connaissance de Donald Trump. Le PDG de LVMH était présent à la cérémonie d'investiture de ce dernier à Washington. Un autre milliardaire français était, lui aussi, discrètement dans les parages, Rodolphe Saadé, patron de CMA-CGM et du groupe de médias Altice (BFM, RMC), comme l'a révélé La Lettre. Théoriquement, la présence aux cérémonies nécessite que les entreprises versent une contribution financière, mais aussi bien LVMH que CMA-CGM assurent que ça n'a pas été le cas. Comment détruire un désert. Depuis plus de dix ans, l'entreprise Eramet, héritières des intérêts miniers coloniaux français, extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel au Sénégal. Et depuis dix ans, les riverains lui reprochent de tout détruire au passage : de précieux écosystèmes abritant un importante agriculture maraîchère, et aujourd'hui l'iconique désert de Lompoul. Mais le vent est en train de tourner, particulièrement depuis l'élection d'un nouveau gouvernement se posant en défenseur de la souveraineté sénégalaise. Lire l'article dans notre nouvelle rubrique « Sur le front » : La colère monte au Sénégal contre Eramet et ses activités minières. Bangladesh : les ouvrières du textile pas sorties de la crise. Il y a un peu plus d'un an, un mouvement social massif agitait l'industrie textile du Bangladesh pour des augmentations de salaire. Violemment réprimés, les ouvriers et ouvrières du secteur se sont vengés en participant aux manifestations de l'été 2024 qui ont mené à la chute de la Première ministre Sheikh Hasina. Mais l'activité dans le secteur a ralenti et, selon les patrons d'usines, les grandes marques occidentales ont détourné une partie de leurs commandes vers l'Inde et le Cambodge. Pire encore : malgré les interpellations de la société civile, elles n'ont pas fait le moindre geste pour s'opposer à la répression dont ouvriers et ouvrières continuent de faire l'objet. Lire l'article, également dans notre nouvelle rubrique « Sur le front » : Les grandes marques de prêt-à-porter enfoncent les ouvrières du Bangladesh dans la crise. Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean. Texte intégral 1889 mots
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En bref
28.01.2025 à 11:12
« L'histoire qu'il nous a semblé le plus important de raconter en tant que journalistes est la bataille victorieuse menée ces dernières décennies par les multinationales contre les États. » C'est ainsi que Matt Kennard décrit la genèse du livre sans concession qu'il consacre avec Claire Provost à la prise de pouvoir silencieuse des multinationales au moyen d'institutions et de mécanismes centraux dans le monde d'aujourd'hui, mais dont les médias ne parlent presque jamais. Entretien.
Dans (…)
« L'histoire qu'il nous a semblé le plus important de raconter en tant que journalistes est la bataille victorieuse menée ces dernières décennies par les multinationales contre les États. » C'est ainsi que Matt Kennard décrit la genèse du livre sans concession qu'il consacre avec Claire Provost à la prise de pouvoir silencieuse des multinationales au moyen d'institutions et de mécanismes centraux dans le monde d'aujourd'hui, mais dont les médias ne parlent presque jamais. Entretien. Dans le livre Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie, paru en anglais en 2023 et traduit en français par les Editions critiques, les journalistes Matt Kennard et Claire Provost parcourent le monde pour montrer comment les multinationales ont imposé en quelques décennies leur pouvoir aux dépens des Etats – en commençant par les pays du Sud de la planète. Tribunaux arbitraux permettant de poursuivre les gouvernements en justice, privatisation de l'aide au développement pour servir des grands projets lucratifs aux dépens des populations locales, zones économiques spéciales où les règles communes ne s'appliquent plus, agents de sécurité privés... Le livre – pour lequel Matt Kennard et Claire Provost ont été récompensés d'un prix éthique décerné par l'association Anticor à l'occasion de sa 17e cérémonie annuelle – dépeint un monde où la souveraineté des Etats a été grignotée, neutralisée, et finalement mise au service des intérêts privés. Un monde qui est le nôtre. Entretien avec Matt Kennard, de passage à Paris pour recevoir son prix. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ? Claire Provost et moi-même avons bénéficié en 2014 d'une bourse du Centre pour le journalisme d'investigation. Claire venait du Guardian, et moi du Financial Times. Les conditions étaient incroyables : deux années pour faire ce que nous voulions et un budget pour voyager. J'avais couvert la Banque mondiale à Washington et Claire avait beaucoup travaillé sur l'aide au développement. Nous avons décidé d'être aussi ambitieux que possible, pour faire en sorte de mériter cette opportunité qui nous était offerte. En discutant, nous avons tous deux convenu que l'histoire la plus importante à raconter était ce que nous avons fini par appeler le « coup d'État des grandes entreprises » – la bataille que les multinationales ont menée contre les États au cours des 500 dernières années, et qui est est maintenant presque arrivée à son stade final. Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie Par Matt Kennard et Claire Provost, éditions critiques, 2024, 400 pages, 28 euros. Traduit de l'anglais par Émilie Babef, Vivien Guarino et Fabien Trémeau. Beaucoup de gens, lorsqu'ils écrivent un livre, disent qu'il s'agit d'un voyage de découverte. Ils disent qu'ils n'avaient pas vraiment d'idée de ce qu'ils allaient écrire. Souvent, ce n'est pas vraiment vrai. Mais en fait, pour Silent Coup, c'est un peu ce qui s'est passé. Le premier article que nous avons réalisé portait sur le système de règlement des différends entre investisseurs et États. C'est toujours l'exemple emblématique de la façon dont tout cela fonctionne, mais nous n'avons pas construit le livre avant de commencer. En ce qui concerne l'ISDS, par exemple, lorsque nous avons examiné différents projets d'aide, nous avons commencé à voir la SFI, la branche de la Banque mondiale chargée des prêts au secteur privé. Ainsi, lorsque nous avons terminé l'ISDS, nous avons dit « examinons maintenant l'aide et le développement ». Et lorsque nous avons terminé cette section, nous avons réalisé que partout où nous étions allés, nous avions vu des zones économiques spéciales, et nous avons examiné toute cette idée de territoires découpés. À la fin de ce chapitre, nous avons dit « nous avons vu des gardes de sécurité qui ne font pas partie de l'État et de l'armée », et c'était le dernier chapitre. En ce sens, il s'agissait véritablement d'un voyage de découverte. Cela fonctionne bien, parce qu'il est difficile d'aborder un sujet aussi vaste que le pouvoir des entreprises au niveau conceptuel. La façon dont nous l'avons divisé en quatre parties différentes est une manière assez élégante de le faire, et cela a fonctionné comme une fenêtre sur l'ensemble de ce système, même s'il est évident qu'il comporte aussi d'autres éléments. C'est un livre de journalistes, au sens où vous emmenez le lecteur dans vos enquêtes sur le terrain, mais vous dressez aussi un tableau d'ensemble ambitieux au fur et à mesure que vous avancez. On a presque l'impression que la prochaine étape est de passer à la théorie. Le journalisme permet de comprendre le monde d'une manière beaucoup plus réelle qu'à partir de manuels académiques. On nous a reprochés de ne pas introduire assez de théorie et de donner trop d'exemples. Mais la raison pour laquelle j'aime le journalisme, c'est qu'il permet de comprendre le monde d'une manière beaucoup plus réelle qu'à partir de manuels académiques. Nous ne sommes pas dans la spéculation. Il ne s'agissait pas de proposer une théorie et de discuter abstraitement le pour et le contre. Nous sommes partis de ce que nous avons trouvé sur le terrain, et qui est une réalité indiscutable. Le livre a beaucoup plus de force ainsi. Lorsque nous avons commencé à écrire le livre, nous nous sommes rendu compte qu'il était assez aride, avec beaucoup de faits, beaucoup d'acronymes, d'institutions et de personnes dont le lecteur n'avait n'avez entendu parler. C'est pour le rendre plus accessible que nous l'avons présenté comme un processus de découverte journalistique, ce qu'il était d'ailleurs. Pour ce qui est de la théorie, au final, l'idée que nous avançons n'est pas très compliquée. Il y a deux grands centres de pouvoir dans notre société, l'État et les entreprises. Il y a eu une longue bataille entre les deux pour savoir lequel contrôlerait l'autre, et aujourd'hui, ce sont les entreprises qui l'ont emporté. Si c'est une idée simple, comment expliquez-vous que les journalistes et les médias en parlent si peu ? Vous achevez d'ailleurs votre livre sur cette question. Il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d'entre eux ne pensent pas certaines choses, et n'ont pas d'analyse critique des entreprises. Si vous viviez en Union soviétique et que vous lisiez la Pravda, vous ne vous attendriez pas à y trouver la vérité sur ce que fait l'Union soviétique, parce que la Pravda est détenue et dirigée par le gouvernement. Il en va de même pour le pouvoir des grandes entreprises aujourd'hui. Il serait naïf de penser obtenir la vérité sur la façon dont les grandes entreprises dirigent la société dans laquelle nous vivons par le biais de médias gérés par des grandes entreprises. Bien sûr, cela ne fonctionne pas aujourd'hui comme à l'époque de l'Union soviétique. On ne dit pas aux journalistes ce qu'ils doivent écrire. Mais en raison des différents filtres qui agissent sur les informations qui parviennent aux médias – la publicité, les actionnaires, les services de relations publiques des entreprises , il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d'entre eux ne pensent pas certaines choses, et n'ont pas d'analyse critique des entreprises. Même en ce qui concerne le Guardian, par exemple, une section entière de son site web, sur le développement global, est sponsorisée par la Fondation Bill Gates. Vous n'aurez jamais analyse radicale de la manière dont les entreprises dirigent notre société ou le développement lorsque vous êtes financé par l'une des institutions les plus néolibérales qui existent dans le monde du développement. La plupart des journalistes qui montent en grade dans les médias de l'establishment sont malheureusement ceux qui acceptent le monde tel qu'il est, et non ceux qui ont une analyse critique. J'ai travaillé au Financial Times pendant trois ans. Il y avait de bons journalistes aux niveaux hiérarchiques inférieurs, mais soit ils sont soit partis soit ils en sont toujours au même point. N'est-ce pas aussi que les journalistes ne se rendent pas assez sur le terrain, là où les effets de pouvoir des multinationales se font le plus sentir, comme vous l'avez fait pour ce livre? C'est vrai, mais même lorsqu'ils se rendent sur le terrain, ils évoluent au sein de l'écosystème que je viens de décrire. Lorsque je travaillais au Financial Times, j'ai été envoyé en Haïti en 2010 après le tremblement de terre. Vous atterrissez à Port-au-Prince, la capitale, et on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu'à un hôtel cinq étoiles, puis on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu'aux bureaux de la Banque mondiale. Tout est fait pour que vous ayez une certaine vision du monde, et cela vous convient parfaitement. Vous avez un travail agréable et respecté. Tout le monde pense que vous êtes intelligent. Vous avez de l'argent. Il n'y a aucune raison pour regarder au-delà de ce qu'on vous montre. En Haïti, on m'a emmené visiter des projets financés par US Aid ou la Banque mondiale. Lorsqu'il y a une catastrophe de cette ampleur et que l'on vous emmène dans des endroits où quelque chose fonctionne, vous vous dites psychologiquement « Eh bien, c'est comme ça qu'il faut faire ». Mais il y a une autre réalité, d'autres initiatives, d'autres manières de faire qui n'ont ni financement ni infrastructures derrière elles et qui ne sont jamais présentés au journaliste. Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. À la lumière de ce que vous décrivez dans votre livre, comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump? C'est du fascisme, fondamentalement. Je pense que c'est Mussolini qui a dit que le fascisme se définissait par la fusion du pouvoir de l'État et de celui des grandes entreprises. C'est ce que nous avons avec Trump. C'est un homme d'affaires, un oligarque lui-même, soutenu par les 1% et les grandes entreprises. Lors de sa précédente présidence, il a massivement réduit les impôts des riches. Son élection est presque une conclusion logique. Si le système fonctionne dans l'intérêt des entreprises et des oligarques, les choses deviennent pires pour les citoyens. Comme ils n'ont pas de médias qui les informent de ce qui se passe vraiment, ils ne comprennent pas pourquoi leur situation empire. Dès lors, les conditions sont réunies pour qu'un oligarque ou un démagogue vienne leur dire que tout est de la faute des musulmans. Donc je dirais que Trump est un résultat de ce coup d'État des entreprises que nous racontons dans notre livre. Mais cela vaut aussi pour quelqu'un comme le nouveau Premier ministre Keith Starmer au Royaume-Uni. Il n'est pas du même bord politique, mais c'est une sorte de centriste au corps vide, l'autre côté de la médaille. C'est le genre de personnages qui préparent la place aux fascistes, qui créent les conditions du fascisme. Que faites-vous aujourd'hui après ce livre ? J'ai co-fondé un média appelé Declassified UK, que j'ai quitté il y a environ trois mois. Je veux travailler sur la Palestine. Les quinze mois qui viennent de s'écouler m'ont changé en tant que personne et en tant que journaliste. La manière dont l'Empire et dont notre monde fonctionnent a été mise à nu à Gaza comme elle ne l'a jamais été. Des civils ont été tués en masse chaque jour, des enfants massacrés et mutilés - et tout cela avec le soutien de libéraux comme Biden et Starmer. Je veux me concentrer sur ça parce qu'il faut garder cette lucarne ouverte, continuer à faire passer ce message. Je ne sais pas quelle forme cela prendra, mais c'est ce que je veux faire. Propos recueillis par Olivier Petitjean Texte intégral 2448 mots
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28.01.2025 à 10:00
La colère monte au Sénégal contre Eramet et ses activités minières
Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français.
Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de (…)
Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français. Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Dakar. Sa filiale locale, Grande Côte Opération ou GCO, propriété à 10% de l'État sénégalais, en extrait divers minéraux à usage industriel comme le zircon, le rutile et l'ilménite. Le zircon, en particulier, est hautement stratégique car il est utilisé dans la construction des réacteurs nucléaires ainsi que des sarcophages censés isoler les déchets radioactifs. L'État français détient plus d'un quart du capital d'Eramet, qu'il contrôle conjointement avec la famille Duval et qui a été constitué à partir de sociétés minières coloniales comme la SLN (Nouvelle-Calédonie), la Comilog (Gabon) et les actifs miniers détenus par Elf-Aquitaine en Afrique. Depuis dix ans, les opérations de dragage menées par Eramet avancent petit à petit vers le nord de sa concession de près de 4500 kilomètres carrés. Et détruisent tout ou presque au passage. Les impacts de ce projet et les doléances des communautés locales ont été documentés il y a quelques mois dans un rapport de l'ONG FIAN dont le titre – « Extractivisme et dépossession au Sénégal » – résume bien les conclusions. Il y est question de déplacement des populations dans des villages dits de « recasement », de destruction d'écosystèmes uniques et de zones traditionnelles d'agriculture maraîchère, les Niayes, essentielles pour l'alimentation du pays, de surexploitation des ressources en eau, de pollution, de négation des droits traditionnels liés à la terre, notamment ceux des femmes, au profit de l'État sénégalais et des leaders locaux – et aussi de compensations financières ridiculement basses pour les personnes affectées. Autant d'accusations balayées par l'entreprise, qui met en avant sa contribution à l'emploi et aux revenus fiscaux du pays. Depuis dix ans, la colère gronde sur le terrain, sans trop d'écho jusqu'ici. Mais la situation est en train de changer. Depuis des semaines les manifestations sur place se multiplient, derrière le slogan GCO, dafa doy ! (« GCO, ça suffit ! » en wolof). Plusieurs titres de presse français – Reporterre et Le Monde notamment – se sont fait l'écho du mouvement ces derniers jours. Plusieurs raisons expliquent l'ampleur prise par les protestations. D'abord, Eramet a fini par atteindre le désert de Lompoul, une région emblématique de dunes brunes prisées des réalisateurs de cinéma et des éco-touristes. Exploité au moyen de la « plus grosse drague au monde », le site est en train de disparaître à vue d'œil. Le Monde s'attarde sur le rôle d'un expatrié français, vendeur de pompes à eau photovoltaïques, qui a découvert l'ampleur des dégâts causés par l'activité minière chez l'un de ses clients et qui depuis se démène avec succès sur le réseau social Linkedin pour alerter l'opinion. Le mouvement s'inscrit aussi dans le nouveau contexte politique sénégalais, avec un gouvernement élu sur la base d'un programme d'affirmation de la souveraineté sénégalaise aux dépens, notamment, de l'ancienne puissance coloniale française. Les habitants de Lampoul et de la région espèrent beaucoup du régime emmené par le président, Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko. Des députés du parti présidentiel Pastef, qui a remporté les élections législatives de novembre dernier, ont déjà annoncé la création d'une commission d'enquête et demandent en attendant un gel des activités extractives d'Eramet. Est-ce le début de la fin pour le groupe minier français au Sénégal ? Rien n'est moins sûr, car l'entreprise garde des soutiens politiques – sur place avec les autorités préfectorales et coutumières, mais aussi au sein même du parti au pouvoir. L'ancien ministre des Transports et nouveau président de l'Assemblée nationale est un ancien cadre d'Eramet. Le groupe français, de son côté, a dénoncé par le biais d'un communiqué de sa filiale GCO une « campagne de déstabilisation ». Un élément de langage lui aussi tout droit hérité de l'époque coloniale. Texte intégral 911 mots
Nouveau gouvernement
28.01.2025 à 10:00
Les grandes marques de prêt-à-porter enfoncent les ouvrières du Bangladesh dans la crise
Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux.
Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des (…)
Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux. Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des médias... sauf lorsqu'il y survient un accident mortel comme celui du Rana Plaza en avril 2013. Pourtant, le pays continue à approvisionner massivement en vêtements bon marché les enseignes de prêt-à-porter et les supermarchés européens et nord-américains. Aujourd'hui, le secteur textile bangladais est en crise. Selon les chiffres officiels, au moins 76 usines ont fermé leurs portes ces derniers mois, entraînant le licenciement de plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers, majoritairement des jeunes femmes. Cette mauvaise passe s'explique par des facteurs économiques, comme la dépréciation du taka, la monnaie nationale, face au dollar, et la hausse du prix des matières premières. Les patrons d'ateliers textiles accusent aussi les grandes marques qui achètent leur production d'avoir poussé les prix à la baisse, de 5% pour celles basées dans l'Union européenne, et de 8% pour celles des États-Unis. Ces mêmes donneurs d'ordre auraient redirigé une partie de leurs commandes vers d'autres pays comme l'Inde, le Vietnam et le Cambodge. Durant l'été 2024, les employés du secteur du vêtement ont souvent été en première ligne, avec les étudiants, des manifestations qui ont mené à la chute de la Première ministre Sheikh Hasina. Des usines appartenant à des patrons réputés proches du régime ont été ciblées et endommagées, et certains de ces hommes d'affaires ont passé du temps en prison. Quand bien même les établissements concernés ont fini par rouvrir leurs portes, ils n'ont pas forcément réembauché tous leurs anciens employés, et – à en croire certains témoignages – en auraient profité pour imposer des conditions pires qu'avant. L'instabilité politique a ralenti les commandes des acheteurs occidentaux et les a sans doute incités à aller voir ailleurs. Quelques mois avant les événements de l'été 2024, les ouvriers et ouvrières du textile avaient déjà déclenché un vaste mouvement social à l'occasion de la renégociation des salaires du secteur – renégociation qui n'a lieu que tous les cinq ans. Plusieurs semaines de manifestations massives et de répression avaient entraîné le décès d'au moins trois ouvriers du fait des violences policières, l'emprisonnement de plusieurs dizaines d'entre eux et des licenciements par dizaines de milliers. Au final, les travailleurs du textile étaient retournés au travail en n'ayant obtenu qu'une augmentation modeste par rapport à leurs revendications : +56% pour atteindre à peu près 100 euros mensuels, alors qu'ils demandaient quasiment le double en raison de l'explosion du coût de la vie depuis la dernière négociation salariale. Au pouvoir pendant deux décennies, Sheikh Hasina s'était résolument rangée du côté des patrons d'usines et avait supervisé la répression des manifestants. Ce qui explique que les ouvriers aient rejoint en masse quelques mois plus tard le mouvement initié par les étudiants. Depuis, le travail a repris dans les usines, et une nouvelle augmentation salariale de 9% a été décidée sous l'égide du gouvernement provisoire dirigé par Mohammed Yunus, pionnier du microcrédit et prix Nobel de la paix. Mais, à en croire les témoignages de certains ouvriers, ces dispositions ne sont pas forcément bien appliquées sur le terrain. Les grandes marques qui s'approvisionnement au Bangladesh n'ont pas fait le moindre geste pour soutenir le mouvement des ouvriers et ouvrières textiles et encore moins pour s'opposer à la répression dont ils ont fait l'objet. Les ONG qui soutiennent leur cause, regroupées en Europe au sein de la Clean Clothes Campaign, ont donc décidé de les interpeller directement pour qu'ils fassent pression auprès de leurs fournisseurs engagés dans la répression, notamment ceux qui ont déposé plainte contre leurs ouvriers suite aux violences. H&M, Zara, Lee, Primark ou C&A sont dans le viseur, de même que des enseignes françaises comme Carrefour, Kiabi ou Decathlon. Interrogées pour un article récent du Monde, ces dernières ont toutes assuré ne pas être concernées ou avoir engagé les démarches nécessaires pour que les plaintes soient abandonnées. Pourtant, pour l'ONG ActionAid France, qui relaie la campagne dans l'Hexagone, le compte n'y est pas. Texte intégral 962 mots
Une année de manifestations
Répression et intimidation
Plusieurs milliers d'ouvriers et ouvrières restent sous la menace, d'autant que la plupart des plaintes sont non nominatives, permettant ainsi à la police de cibler n'importe qui et d'intimider le mouvement syndical dans son ensemble. Et même une fois la menace de la répression levée, il restera aussi à trouver un modèle viable pour le secteur textile bangladais, assurant un salaire digne à ses ouvriers.
28.01.2025 à 09:59
Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales.
Dans un courrier rendu public par Politico, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que (…)
Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales. Dans un courrier rendu public par Politico et Mediapart, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que la « révision de législations, même adaptées récemment » qui ne seraient plus « adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ». En ligne de mire, notamment : la directive adoptée il y a un peu moins d'un an, qui consacre au niveau européen le principe d'une responsabilité des grandes entreprises quant au respect de l'environnement et des droits humains sur toute leur chaîne de valeur à travers le monde. Ce principe est pourtant déjà en vigueur en France depuis 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance des multinationales. Mise à l'agenda parlementaire dès 2012, cette loi avait finalement été adoptée dans les derniers jours de la présidence de François Hollande au bout d'une bataille de lobbying acharnée et malgré l'opposition des grands groupes représentés par l'Association française des entreprises privées (AFEP) et du ministre de l'Économie d'alors Emmanuel Macron (lire notre dossier Devoir de vigilance). L'AFEP avait ensuite mené l'offensive contre le projet de directive européenne. Il y a quelques jours, ce lobby, porte-parole du CAC 40, a réitéré sa revendication d'un gel de cette directive et d'autres au nom de « l'intensification de la concurrence mondiale ». Reprenant ces demandes presque mot pour mot, le gouvernement français exige désormais lui aussi un report sine die de l'application de la directive, et la suppression de la possibilité de l'étendre au secteur financier. Durant l'examen du texte à Bruxelles, la France avait bataillé ferme pour éviter que les obligations de devoir de vigilance s'appliquent à ce secteur, pour protéger les intérêts des grandes banques tricolores mais aussi de BlackRock (lire notre enquête La boîte noire de la France à Bruxelles). Elle a largement obtenu gain de cause, mais a tout de même dû accepter une clause de revoyure prévoyant que la question serait réexaminée au bout de deux ans. Clause que Paris cherche aujourd'hui à faire sauter. Ce n'est pas tout. Le gouvernement français souhaite que soient réexaminées et assouplies d'autres législations, notamment la directive sur le reporting des entreprises en matière de soutenabilité (CSRD), mais aussi la taxonomie verte, les garde-fous en matière de stabilité financière, l'encadrement strict de de la « titrisation » mis en place suite à la crise de 2008, les règles environnementales de la politique agricole commune, la législation en matière de déchets ou encore le tout nouveau cadre législatif sur l'intelligence artificielle. Au final, c'est une litanie de revendications portées de longue date par les grands intérêts économiques français, en particulier les banques, que le gouvernement ne fait que reprendre en les présentant de manière opportuniste comme une réponse au nouveau contexte international. Ces demandes françaises s'inscrivent en effet dans une série d'initiatives lancées par la Commission européenne pour renforcer la « compétitivité » du vieux continent, dans la lignée du rapport Draghi publié en juin dernier. Cette nouvelle priorité doit se traduire en particulier par un texte de dérégulation tous azimuts – l'« Omnibus de simplication » – qui sera dévoilé le 26 février prochain et est piloté par le commissaire européen français Stéphane Séjourné. D'après les documents fuités à la presse européenne, la Commission envisage entre autres d'assouplir les règles de la concurrence pour permettre aux entreprises européennes d'absorber leurs concurrentes et de devenir plus grosses (une autre revendication française de longue date), de relancer l'union des marchés de capitaux, d'introduire une préférence européenne dans les marchés publics « stratégiques », de mettre en place un « fonds de compétitivité » et plus globalement d'assurer « un alignement plus étroit entre les secteurs public et privé » pour protéger l'économie européenne et ses infrastructures. Là encore, il s'agit pour beaucoup de mesures déjà sur la table depuis un certain temps et de revendications anciennes des milieux patronaux. Le raisonnement selon lequel la principale explication des difficultés de l'économie européenne serait l'excès de transparence et de « reporting » - et non, plutôt, la fin de l'accès à l'énergie russe bon marché, le comportement rentier des grands groupes ou la faiblesse de leurs investissements sur le vieux continent – paraît pourtant léger. Jusque récemment, la Commission présentait ces régulations et le « Green New Deal » lui-même comme un facteur de compétitivité. La position française est d'autant plus étrange que plusieurs grandes multinationales ont exprimé leur soutien à l'application de la directive sur le devoir de vigilance. Il y a quelques jours encore, Ferrero, Nestlé, Primark, Unilever et d'autres groupes ont co-signé une déclaration exprimant leur « inquiétude » quant à une éventuelle remise en débat de la directive, basée selon elles sur des « standards qui font autorité » en matière de soutenabilité. De quoi on peut sans doute conclure deux choses. D'abord, que ces textes ne sont pas si contraignants et si excessifs que ne le disent les milieux d'affaires français, actuellement très prompts à surfer sur la vague « anti-régulations » incarnée par Javier Milei et Elon Musk. Deuxièmement, que l'AFEP,, prétendant parler au nom de toutes les entreprises, tend toujours à s'aligner sur le plus petit dénominateur commun, entraînant souvent le gouvernement français à sa suite. Texte intégral 1192 mots
Dernier épisode en date dans une longue bataille
Dérégulation financière
Alignement par le bas
28.01.2025 à 09:55
Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?
Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.
Le texte complet de la question était le suivant :
TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le (…)
Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté. Le texte complet de la question était le suivant : TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le cas ? La feuille d'impôts de TotalEnergies est un sujet récurrent de débat en France. Depuis plusieurs années, le groupe pétrogazier, « champion national » par excellence, est régulièrement accusé de ne payer aucun impôt dans l'Hexagone alors même qu'il affiche des bénéfices très confortables à l'échelle mondiale. Les chiffres le confirment. Les rapports de transparence fiscale publiés par le groupe indiquent qu'en 2019, 2020 et 2021, et à nouveau en 2023, TotalEnergies n'a payé aucun impôt sur les sociétés en France. De l'aveu même de ses dirigeants, cela a également été le cas entre 2011 et 2014. Et on peut même faire remonter ce débat récurrent à – au moins – 2019-2010. Même les années où TotalEnergies déclare un bénéfice en France et est effectivement censé payer l'impôt sur les sociétés, il semble y avoir toujours une raison pour laquelle le groupe arrive tout de même à réduire son ardoise finale, voire touche, en sens inverse, de l'argent du fisc. En 2023, c'était en raison du recouvrement d'un trop perçu de la part de Bercy. En 2021, c'était du fait du règlement en faveur du groupe pétro-gazier d'un litige autour du crédit impôt recherche. En 2022, sur un impôt sur les sociétés théoriques de 122 millions de dollars en France, TotalEnergies n'a versé au fisc que 19 millions. Rappelons que le groupe a affiché ces trois mêmes dernières années des profits historiques, de 14,2, 19,2 et 19,3 milliards d'euros. Les défenseurs de TotalEnergies dans les médias et sur les réseaux sociaux avancent plusieurs arguments pour défendre leur champion. D'abord, que les activités françaises seraient structurellement non profitables et déficitaires du fait de la faible compétitivité de notre économie. Et aussi, de manière qui pourrait apparaître plus convaincante de premier abord, que cette faible contribution fiscale est tout à fait normale dès lors que TotalEnergies paie surtout et avant tout ses impôts là où le groupe extrait son pétrole et son gaz, c'est-à-dire pas en France. On ne va tout de même pas prétendre confisquer aux Africains et autres les revenus fiscaux auxquels ils ont droit et dont ils ont bien besoin... Alors, que faut-il en penser ? Les citoyens et citoyennes français ont-ils raison de se plaindre que TotalEnergies ne contribue pas au budget national ? Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise. Avant toute chose, pour déblayer le terrain, précisons s'il en est besoin que nous parlons bien ici de l'impôt sur les sociétés. Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise. À l'automne 2022, en plein débat sur la taxation des « superprofits » liés à la guerre en Ukraine, le PDG Patrick Pouyanné a ainsi affirmé devant une commission parlementaire que son groupe « apporte une contribution comprise entre 1,6 et 1,9 milliard au budget français ». Or, comme le rappelait Matthieu Aron dans L'Obs, ce chiffre correspond essentiellement aux cotisations patronales (1,1 milliard) ainsi qu'à la taxation des dividendes versés (500 millions). Des sommes qui ne sont que collectées par TotalEnergies pour ses actionnaires et ses salariés, et non acquittées par le groupe. La ficelle est grosse, mais cela n'empêche pas de nombreux journalistes et responsables politiques de répéter naïvement les chiffres qui leur sont communiqués par TotalEnergies. Passons aux choses sérieuses. Premier point à rappeler : le groupe TotalEnergies ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz. Il s'est construit de manière à contrôler toute sa chaîne de valeur, depuis le forage jusqu'à la commercialisation d'essence à la pompe et d'autres produits issus du raffinage et de la pétrochimie comme le plastique, en passant par le négoce et le transport. Depuis quelques années, dans le prolongement de cette logique de concentration verticale, TotalEnergies a étendu ses activités à d'autres sources d'énergies dites « vertes » et, avec le rachat de Lampiris et de Direct Energie, il vend désormais de l'électricité et du gaz aux particuliers en France et dans d'autres pays européens. On ne voit pas pourquoi toutes ces activités autres que l'extraction (transport, négoce, raffinage, stations-services, plastique, fourniture d'énergie) ne généreraient pas de bénéfices, y compris en France, et donc de l'impôt sur les bénéfices. D'autres entreprises en sont parfaitement capables. À entendre les discours des dirigeants du groupe, TotalEnergies n'aurait essentiellement que deux activités : la production, qui aurait lieu ailleurs qu'en France, et le raffinage, qui aurait lieu en France mais qui serait structurellement déficitaire. C'est oublier un peu rapidement certaines activités intermédiaires qui peuvent s'avérer très profitables. Comme le négoce de pétrole et de gaz par exemple. Deux filiales de négoce basées en Suisse, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023. TotalEnergies passe par ses filiales de trading – Totsa pour le pétrole et Total Gas and Power Limited ou TGP pour le gaz – pour acheter et revendre les hydrocarbures qu'il extrait lui-même mais aussi ceux extraits par d'autres. Selon une enquête du Temps, ces activités feraient du groupe français l'une des plus grosses maisons de négoce de la planète aux côtés de Glencore, Vitol, Gunvor ou entre Trafigura. Ces activités, comme pour ses homologues, sont basées essentiellement... en Suisse. Le document d'enregistrement universel 2023 de TotalEnergies confirme que Totsa a enregistré cette année-là un bénéfice de près de 3 milliards d'euros (soit un septième des bénéfices globaux du groupe). Total Gas and Power Limited, basée à Londres mais possédant elle aussi une importante succursale en Suisse, affiche quant à elle en 2023 un bénéfice de plus de 2,5 milliards d'euros. Ces deux entités du groupe, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent donc à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023. Aucun chiffre spécifique sur la Suisse n'est donné dans les rapports de transparence fiscale de TotalEnergies, de sorte que l'on ne sait pas combien d'impôts exactement le groupe a versé sur ses bénéfices issus du négoce. Quant à TGP, elle déclare dans ses comptes britanniques avoir acquitté en 2023 un impôt sur les sociétés de 282 millions d'euros, soit un taux d'imposition plutôt intéressant de 10% (pour rappel, le taux nominal de l'impôt sur les sociétés en France, encore à 33% récemment, est aujourd'hui de 25%). Une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-service L'exemple des filiales de négoce nous fait toucher au fond du problème. Le groupe TotalEnergies regroupe des centaines de sociétés filiales réparties selon leur activité ou selon leur localisation géographique ou encore en fonction de considérations juridiques, comptables ou fiscales. Ces filiales sont amenées à commercer entre elles aux différentes étapes de la chaîne de valeur. Par exemple, pour simplifier et schématiser, une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-services. Chacune de ces transactions entre sociétés d'un même groupe est facturée au moyen de ce qu'on appelle les « prix de transfert », que les multinationales comme TotalEnergies peuvent fixer à leur guise avec – quoiqu'elles en disent parfois – seulement une supervision minimale de la part des administrations fiscales. Or il suffit de les manipuler un peu pour faire en sorte que telle ou telle filiale affiche des bénéfices plus ou moins grands, ou au contraire des pertes. C'est là l'un des plus importants ressorts de l'optimisation fiscale des multinationales. On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies. Il semble bien que la faiblesse récurrente des bénéfices déclarés par TotalEnergies en France soit directement liée à ce type d'arbitrages, qui sont parfois des choix d'approvisionnement auprès de différentes filiales et parfois de simples jeux d'écriture. Une note récente de l'Institut des politiques publiques, qui pose la question de pourquoi l'impôt sur les superprofits pétroliers a au final si peu rapporté au fisc français, note ainsi que « la part des profits pétroliers européens localisés en France est pratiquement nulle, quand bien même la contribution des consommateurs français au chiffre d'affaires européen de ces entreprises est très élevée ». En 2022, la France représente 51 % des ventes de TotalEnergies dans l'Union européenne, mais seulement 4 % de ses impôts, contre 19 % des ventes et 43 % des impôts en Allemagne. On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies. À cet enjeu des flux financiers intra-groupe s'ajoute un autre effet déformant, que nous avions documenté dans le cadre de notre « véritable bilan du CAC40 » de 2019 : les filiales de TotalEnergies qui s'occupent d'exploration et de production ne sont pas forcément enregistrées dans les pays où cette production a lieu. À l'époque (mais le constat vaut encore aujourd'hui), les filiales de TotalEnergies dédiées à la production étaient principalement localisées en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas, et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. La filiale qui s'occupe aujourd'hui du projet EACOP, cet oléoduc très contesté qui doit traverser l'Ouganda et la Tanzanie, a ainsi son siège social à Londres. On en trouvait aussi quelques-unes dans des paradis fiscaux comme les Bermudes ou les îles Vierges britanniques. Une répartition géographique très différente de celle des pays d'où provenaient réellement la production de pétrole et de gaz de TotalEnergies pour cette même année 2018, essentiellement en Afrique, en Russie et au Moyen-Orient, et secondairement en mer du Nord et aux États-Unis. Pour frappante qu'elle soit, la comparaison entre les cartes ne dit évidemment pas tout. Vingt filiales dans un même pays peuvent brasser moins de chiffre d'affaires et générer moins de bénéfices qu'une seule filiale dans un autre. Mais elle montre au moins une chose : l'idée selon laquelle les bénéfices issus de l'extraction de pétrole et de gaz seraient imposés « naturellement » là où cette extraction a lieu n'a rien d'évident. Que savons-nous réellement des impôts versés par TotalEnergies dans les pays où il exploite du pétrole et du gaz ? Selon le rapport de transparence fiscale de l'entreprise, les principaux pays où TotalEnergies a payé l'impôt sur les sociétés en 2023 sont effectivement des pays producteurs, à commencer par la Norvège (4,9 milliards de dollars dus), le Royaume-Uni (2,3 milliards) ou encore le Nigeria (1,2 milliards), qui à eux trois représentent les deux tiers de l'ardoise fiscale du groupe. Ils sont pourtant loin de représenter les deux tiers de sa production d'hydrocarbures. Dans les autres pays, les versements aux gouvernements – qui font l'objet depuis quelques années d'une divulgation obligatoire – se font par d'autres mécanismes que l'impôt sur les sociétés, comme des taxes spécifiques (comme aux Emirats arabes unis), des royalties ou encore le partage de la production. Si l'on tient compte de tous les paiements déclarés, les cinq premiers bénéficiaires – représentant 75% des versements de TotalEnergies - sont les Emirats arabes unis, la Norvège, la Libye, la Grande-Bretagne et l'Angola. Ils ne représentent pourtant « que » 40% de sa production la même année. Les Emirats comptent pour 28% des versements et 14% de la production, la Norvège pour 17,5% des versements contre 9,6% de la production. À l'inverse, le Nigeria représente 8,8% de la production mais 5% des versements. De même le Congo (2,8 et 1,5%) et d'autres pays aux profils variés. Ces variations sont l'effet des différences de législation et de taux d'imposition dans les différents pays. Celles-ci reflètent aussi une différence de rapport de forces entre TotalEnergies et ses gouvernements hôtes. Nul hasard sans doute à ce que les pays européens et Emirats arabes unis soient les mieux lotis. TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables. La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe. Le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce, très loin des lieux d'extraction. TotalEnergies paie aussi beaucoup plus d'impôts qu'en France dans des pays comme l'Allemagne où il n'a pas d'activité extractive et moins d'activités transverses qu'en France. La France apparaît clairement mal lotie de ce point de vue, du fait de décisions de la direction de TotalEnergies, et les explications de ses dirigeants sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites. Texte intégral 2917 mots
Pourquoi c'est une bonne question
Enfumage total
Total ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz
Une activité de négoce très lucrative
De filiale en filiale, le voyage secret des bénéfices du groupe
La France mal lotie
Une structuration juridique qui ne correspond pas à la réalité économique
Les pays où TotalEnergies extraient des hydrocarbures reçoivent-ils leur juste part ?
Et donc ?