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11.02.2025 à 00:38

Intelligence artificielle : le sommet du mélange des genres

Olivier Petitjean

Texte intégral 2635 mots

Le Sommet international pour l'action sur l'intelligence artificielle (IA) qui a lieu à Paris en ce mois de février 2025 tient à la fois de la foire commerciale et de la grande messe où les dirigeants de multinationales et de start-ups sont conviés à s'asseoir à la même table que les gouvernements. On y parle d'intérêt général et de régulation tout en négociant des contrats et des investissements, sur fond de brouillage des frontières entre public et privé. Un entre-soi qui sert surtout à écarter les vraies questions.

Le Sommet international pour l'action sur l'intelligence artificielle (IA) se tient actuellement à Paris, dont le point d'orgue est une conférence qui doit accueillir au Grand Palais des représentants d'une centaine de pays les 10 et 11 février.

De nombreux événements scientifiques, culturels, économiques et politiques sont organisés à cette occasion dans la capitale française et ses environs [1]. La « Station F », incubateur de start-ups créé par Xavier Niel, abrite mardi 11 février un « Business day » pour rassembler « les acteurs de l'écosystème tech français et les acteurs économiques internationaux ». L'École Polytechnique a organisé un raout sur son campus du plateau de Saclay sous le titre « IA, science et société ». À quoi s'ajoutent des « contre-sommets » organisés par l'eurodéputé écologiste David Cormand, ou encore par le philosophe Éric Sadin et le journaliste Éric Barbier. Conséquences du déploiement de l'IA sur les professions culturelles, impact climatique, dépendance technologique, libertés et surveillance, désinformation, utilisation dans l'industrie de l'armement... Le sujet suscite en effet toutes les craintes. Et les discussions qui se tiennent ces jours-ci à Paris ne semblent pas, sur le fond et surtout sur la forme, de nature à les apaiser.

Lobbying et gros contrats

Malgré son titre de « sommet international », l'événement n'a pas grand chose à voir avec la diplomatie officielle ni avec le cadre de négociations onusiennes. C'est une grande messe conçue sur le modèle du Forum économique mondial de Davos, rassemblant autour d'une même table responsables politiques, patrons de grandes entreprises et de start-ups et quelques représentants de la communauté scientifique ou de la société civile triés sur le volet. Sont annoncés le vice-président américain J.D. Vance, le premier ministre indien Narendra Modi, le chancelier allemand Olaf Scholz, la président de la Commission européen Ursula von der Leyen, le vice-premier ministre chinois Zhang Guoqing. Seront aussi présents au Grand Palais des dirigeants de firmes numériques comme Sam Altman d'Open AI, et de groupes comme Airbus ou Capgemini.

Le sommet de Paris fait suite à deux rassemblements précédents, organisés à Londres en 2023 et à Séoul en 2024, dédiés en théorie à la régulation de l'intelligence artificielle, mais consacrés en pratique à faire la promotion de cette technologie, à la présenter comme inévitable et surtout à poser les industriels eux-mêmes comme acteurs incontournables de toute future réglementation. Ces sommets sont parfois présentés - abusivement, dans la mesure où ils n'ont caractère intergouvernemental officiel et de n'appuient ni ne visent la rédaction d'aucun traité – comme des « COP de l'IA ». Et pourtant, on y retrouve bien le même mélange de discussions techniques, d'annonces publicitaires et de « business as usual » qui constitue désormais la norme en matière de gouvernance mondiale.

L'événement de cette année franchit cependant une nouvelle étape par rapport aux itérations précédentes, qui tentaient encore de maintenir un équilibre entre régulation et promotion. C'est qu'il s'inscrit aussi dans une autre lignée : celle des sommets « Choose France » imaginés par Emmanuel Macron. Chaque année depuis son accession à la présidence de la République, le locataire de l'Elysée se plaît à mettre en scène sa relation privilégiée avec les dirigeants de grandes multinationales et d'institutions financières à travers un rassemblement de prestige au château de Versailles, à l'occasion duquel sont traditionnellement annoncés foule de nouveaux investissements dans l'Hexagone. C'est également le cas avec ce sommet. Emmanuel Macron a annoncé à la télévision 109 milliards d'euros d'engagements dans le secteur de l'IA en France. Les Emirats arabes unis ont promis la construction d'un « campus » assorti du plus gros centre de données d' Europe, pour un montant d'entre 30 et 50 milliards. Le fonds canadien Brookfield a annoncé la construction d'un autre « data center » dans la région de Cambrai et d'infrastructures associées pour 20 milliards.

Entre soi

Ce mélange des genres se retrouve à tous les étages de l'organisation du sommet, y compris l'événement officiel du Grand Palais. Emmanuel Macron en a confié la direction à Anne Bouverot, présidente du conseil d'administration de l'Ecole normale supérieure. Titulaire d'un doctorat dans le domaine de l'intelligence artificielle, elle cumule aussi les casquettes dans le secteur privé : près de 20 années au sein d'Orange (alors France Télécom), la direction du groupe de biométrie Morpho (2015-2017), une place aux conseils d'administration d'Edenred (2010-2021), de Capgemini (2013-2021), de Cellnex (depuis 2018) ou encore de la « licorne » française Ledger (2019-2024), et last but not least un poste de « senior advisor » pour le fonds d'investissement anglo-américain TowerBrook (actionnaire de OVHcloud).

Anne Bouverot est affublée du titre d'« envoyée spéciale » d'Emmanuel Macron, au même titre que d'autres personnalités en charge de thématiques spécifiques, comme Guillaume Poupard. L'ancien directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a été pantoufler en 2022 chez Docaposte, la filiale du groupe La Poste en charge des systèmes de gestion de données et d'identification. Également administrateur de Sekoia.io, entreprise spécialisée dans la cybersécurité, il est censé plancher sur « l'IA de confiance ». Roxane Varza, la directrice de Station F, également « scout investor » chez Sequoia Capital, l'un des fonds historique de capital-risque de la Silicon Valley, et administratrice de NRJ Group, a été chargée quant à elle de l'innovation et de la culture. L'équipe est complétée par le diplomate Henri Verdier, la conseillère de l'Organisation internationale du travail Sana de Courcelles, et Martin Tisné, de la fondation Omidyar. Cette fondation lancée par l'un des créateurs d'eBay est très active sur la régulation du numérique et notamment de l'intelligence artificielle.

Martin Tisné est la cheville ouvrière du projet de « fondation de l'IA pour l'intérêt public » qui doit être annoncée en grande pompe durant le sommet, et qui prévoit de lever 2,5 milliards d'euros pour des projets de bases de données à but non lucratif. On peut déjà parier que ce seront à peu près les mêmes noms ou les mêmes profils qui se retrouveront à la tête de cette nouvelle initiative « publique-privée ». Beaucoup des personnes qui ont organisé le sommet de Paris ou qui interviendront au Grand Palais se sont déjà retrouvés dans d'autres instances, comme l'institut « IA et société » de Normale Sup', dont Anne Bouverot est la secrétaire générale (et dont il sera à nouveau question plus loin), ou encore le comité sur l'intelligence artificielle générative, dont elle est la co-présidente. Mis en place par Elisabeth Borne alors qu'elle était en poste à Matignon, ce comité réunit plusieurs représentants de grandes entreprises françaises et américaines, du secteur numérique et au-delà (Google, Renault, Meta, Dassault Systèmes, Decathlon) ainsi qu'Arthur Mensch du « champion » français de l'IA Mistral AI et de son conseiller et co-actionnaire, l'ancien secrétaire d'Etat Cédric O. L'un de ses rapporteurs est aujourd'hui conseiller spécial d'Anne Bouverot pour l'organisation des événements parisiens.

Lire aussi Les bonnes affaires de Cédric O, ex secrétaire d'État

Le privé régule le privé

Comme le rappelle le média spécialisé Synth, les géants de la tech sont passés maîtres dans l'art de s'imposer comme leurs propres régulateurs. Après le sommet de Londres en 2023 a ainsi été annoncée la création d'un « AI Safety Institute », dont les rênes ont immédiatement été confiés à un représentant du secteur du capital-risque et une cadre d'OpenAI. La France suit la même tendance, mais en limitant encore plus les ambitions en matière de régulation.

Autre grand moment du sommet sur l'IA, le « Business day » qui se tient à Station F est lui aussi co-organisé par un acteur public, Bpifrance, dont les liens avec le secteur privé de la tech ne datent pas d'hier – et les deux lobbys français de la tech, France Digitale et Numeum. La page d'accueil de l'événement affiche aussi une liste impressionnante de partenaires « gold », « silver » et autres, parmi lesquels Microsoft, Uber, Bouygues, Orange et Rothschild. Comme par effet de miroir, de nombreux responsables politiques et hauts fonctionnaires viendront s'y exprimer à l'invitation du secteur privé.

D'autres vont encore plus loin, à l'image des soixante entreprises regroupées au sein de l'alliance « EU AI Champions Initiative », parmi lesquelles des entreprises technologiques comme Mistral AI, AMSL ou Spotify et des groupes industriels bien établis du vieux continent comme Airbus, BNP Paribas, Mercedes ou TotalEnergies. Ces « champions de l'IA » annoncent qu'ils vont « immédiatement » commencer les discussions avec les décideurs européens pour « créer un cadre réglementaire drastiquement simplifié ». Derrière l'affichage des grands noms européens, l'initiative a été lancée par un fonds d'investissement américain, General Catalyst, et le communiqué de presse précise que des fonds comme Blackstone ou KKR se tiennent eux aussi « prêts à consacrer 150 milliards de dollars de nouveaux capitaux et de fonds déjà levés à des opportunités liées à l'IA en Europe au cours des cinq années à venir ».

Lire aussi AI Act : le troublant lobbying des « champions » européens, Mistral AI et Aleph Alpha

Le débat confisqué

Représentants de grands groupes et de start-ups, « venture capitalists », scientifique, responsables d'institutions publiques ou parapubliques, ou personnalités portant toutes ces casquettes à la fois... Derrière la diversité apparente des événements organisés cette semaine à Paris, il y a bien au final une forme de pensée unique.

Et ce n'est pas sans conséquence sur la teneur des débats. C'est l'Institut IA et Société d'Anne Bouverot à l'Ecole normale supérieure qui a été chargé de la « consultation de la société civile et des experts » en amont du sommet. Tout le narratif qui accompagne le sommet tend à présenter le développement de l'intelligence artificielle et l'expansion de ses usages comme une dynamique irrésistible. L'ambition de la « régulation », si régulation il y a même, s'en trouve réduite, au mieux, à en limiter les effets indésirables. Jamais la question n'est posée si ce développement de l'IA est même souhaitable, dans quelle mesure et pour quels usages – et quelle forme de « régulation » pourrait être possible pour maintenir ce développement dans le cadre de fins décidées démocratiquement.

C'est justement pour porter le débat sur cet enjeu de fond qu'a été lancée en France la coalition Hiatus [2], à l'initiative de la Quadrature du net, qui regroupe plusieurs organisations et mouvements de la société civile [l'Observatoire des multinationales en fait également partie, NdE].

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Autre exemple : la question des besoins massifs de l'intelligence artificielle en électricité et en eau pour ses data centers, et donc celles de l'impact climatique et écologique grandissant du secteur. La question est certes évoquée dans les débats, mais de manière relativement inoffensive et en évitant de donner la parole à ceux et celles qui porteraient une parole plus critique. Le ministère pour la Transition écologique organise ainsi le mardi 11 février un « Forum pour l'IA durable » où interviendront des hauts fonctionnaires nationaux et internationaux et des représentants de Google, Nvidia et Atos... mais absolument aucune association écologiste. Anne Bouverot, tête pensante du sommet, a prévenu que serait lancée à cette occasion d'une « coalition pour une IA durable », dont l'une des premières initiatives serait un partenariat entre le groupe Capgemini (au conseil d'administration duquel elle a siégé huit ans) et encore une fois son propre Institut IA et Société. Ouf, nous sommes sauvés.

Article basé en partie sur des recherches de Cléa Vidal.


[1] Voir la liste complète.

[2] Voir son manifeste inaugural, paru initialement dans Le Monde, et son site web.

30.01.2025 à 12:41

Un « coup d'État silencieux ». La lettre du 30 janvier 2025

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Bonne lecture

Mauvais citoyen ?

En 2019, 2020, 2021 et 2023, TotalEnergies n'a pas payé d'impôt sur les sociétés en France (et a même parfois touché de l'argent du fisc)

Raison invoquée ? Les activités françaises ne sont pas profitables et « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz ».

Pour inaugurer notre nouvelle rubrique « Debunk », on est allé y regarder de plus près.

Cette plongée dans les documents du groupe livre quelques éléments de réponse.

D'abord, certes, TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables (et surtout en Norvège et au Royaume-Uni, assez peu dans les pays d'Afrique).

La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe.

Ensuite, le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce. Les deux filiales de trading du groupe, dont les salariés n'ont probablement jamais vu un puits de pétrole ou de gaz, représentent 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023. Elles sont basées en Suisse, et on ne sait pas combien d'impôt sur les sociétés elles ont versé.

TotalEnergies paie également beaucoup plus d'impôts en Allemagne qu'en France (600 millions d'euros pour être précis), alors que – sauf erreur de notre part – ce n'est pas un pays majeur d'extraction de pétrole et de gaz.

Conclusion : la France apparaît clairement mal lotie, du fait des arbitrages financiers et des décisions des dirigeants de TotalEnergies, et leurs explications sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites.

Lire l'article : Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?.

Le « vrai monde caché »

Dans le livre Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie, paru en anglais en 2023 et traduit en français par les Editions critiques, les journalistes Matt Kennard et Claire Provost parcourent le monde pour montrer comment les multinationales ont imposé en quelques décennies leur pouvoir aux dépens des Etats – en commençant par les pays du Sud de la planète.

Tribunaux arbitraux permettant de poursuivre les gouvernements en justice, privatisation de l'aide au développement pour servir des grands projets lucratifs aux dépens des populations locales, zones économiques spéciales où les règles communes ne s'appliquent plus, agents de sécurité privés... Le livre – pour lequel Matt Kennard et Claire Provost ont été récompensés d'un prix éthique décerné par l'association Anticor à l'occasion de sa 17e cérémonie annuelle – dépeint un monde où la souveraineté des Etats a été grignotée, neutralisée, et finalement mise au service des intérêts privés. Un monde qui est le nôtre.

Dans cet entretien avec Matt Kennard, réalisé à l'occasion de son passage à Paris pour recevoir son prix, il est notamment du question du rôle des médias et pourquoi ils parlent si peu de ce « vrai monde caché » que décrit le livre, pour reprendre une expression de Noam Chomsky à son propos.

À lire ici : « L'élection de Trump est la conclusion logique du coup d'État silencieux que nous racontons dans notre livre ».

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En bref

Retrouvez-nous à Paris pour le lancement du livre Multinationales. Une histoire du monde contemporain. Dans deux semaines paraîtra aux éditions La Découverte un livre collectif sur les multinationales et leur histoire, publié en partenariat avec l'Observatoire des multinationales et Basta !, à la fois fresque historique et généalogie critique du monde d'aujourd'hui. À cette occasion, nous organisons une soirée-débat en présence d'auteurs et d'autrices du livre ainsi que de Sophie Binet et Lucie Pinson. Informations et inscriptions ici.

La France, championne de la dérégulation à Bruxelles. Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales, que la France souhaite voir reportée sine die. Mais aussi la taxonomie verte, les garde-fous en matière de stabilité financière, l'encadrement strict de de la « titrisation » mis en place suite à la crise de 2008, les règles environnementales de la politique agricole commune, la législation en matière de déchets ou encore le tout nouveau cadre législatif sur l'intelligence artificielle. Lire notre article.

Patrons français en mode Trump. Les grands patrons français cachent de moins en moins leur enthousiasme pour Donald Trump et Elon Musk. Dernier en date : Bernard Arnault, qui – peut-être pour détourner l'attention des résultats financiers annuels décevants de LVMH – s'est lancé dans une diatribe contre la régulation et contre la modeste proposition d'augmentation provisoire de l'impôt sur les sociétés en évoquant de possibles délocalisations aux États-Unis. Rappelons que Bernard Arnault avait déjà déménagé outre-Atlantique en 1981 par peur du gouvernement socialiste – c'est à cette occasion qu'il avait fait la connaissance de Donald Trump. Le PDG de LVMH était présent à la cérémonie d'investiture de ce dernier à Washington. Un autre milliardaire français était, lui aussi, discrètement dans les parages, Rodolphe Saadé, patron de CMA-CGM et du groupe de médias Altice (BFM, RMC), comme l'a révélé La Lettre. Théoriquement, la présence aux cérémonies nécessite que les entreprises versent une contribution financière, mais aussi bien LVMH que CMA-CGM assurent que ça n'a pas été le cas.

Comment détruire un désert. Depuis plus de dix ans, l'entreprise Eramet, héritières des intérêts miniers coloniaux français, extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel au Sénégal. Et depuis dix ans, les riverains lui reprochent de tout détruire au passage : de précieux écosystèmes abritant un importante agriculture maraîchère, et aujourd'hui l'iconique désert de Lompoul. Mais le vent est en train de tourner, particulièrement depuis l'élection d'un nouveau gouvernement se posant en défenseur de la souveraineté sénégalaise. Lire l'article dans notre nouvelle rubrique « Sur le front » : La colère monte au Sénégal contre Eramet et ses activités minières.

Bangladesh : les ouvrières du textile pas sorties de la crise. Il y a un peu plus d'un an, un mouvement social massif agitait l'industrie textile du Bangladesh pour des augmentations de salaire. Violemment réprimés, les ouvriers et ouvrières du secteur se sont vengés en participant aux manifestations de l'été 2024 qui ont mené à la chute de la Première ministre Sheikh Hasina. Mais l'activité dans le secteur a ralenti et, selon les patrons d'usines, les grandes marques occidentales ont détourné une partie de leurs commandes vers l'Inde et le Cambodge. Pire encore : malgré les interpellations de la société civile, elles n'ont pas fait le moindre geste pour s'opposer à la répression dont ouvriers et ouvrières continuent de faire l'objet. Lire l'article, également dans notre nouvelle rubrique « Sur le front » : Les grandes marques de prêt-à-porter enfoncent les ouvrières du Bangladesh dans la crise.

Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.

28.01.2025 à 11:12

« L'élection de Trump est la conclusion logique du coup d'État silencieux que nous racontons dans notre livre »

« L'histoire qu'il nous a semblé le plus important de raconter en tant que journalistes est la bataille victorieuse menée ces dernières décennies par les multinationales contre les États. » C'est ainsi que Matt Kennard décrit la genèse du livre sans concession qu'il consacre avec Claire Provost à la prise de pouvoir silencieuse des multinationales au moyen d'institutions et de mécanismes centraux dans le monde d'aujourd'hui, mais dont les médias ne parlent presque jamais. Entretien.
Dans (…)

- Entretiens / ,

Texte intégral 2448 mots

« L'histoire qu'il nous a semblé le plus important de raconter en tant que journalistes est la bataille victorieuse menée ces dernières décennies par les multinationales contre les États. » C'est ainsi que Matt Kennard décrit la genèse du livre sans concession qu'il consacre avec Claire Provost à la prise de pouvoir silencieuse des multinationales au moyen d'institutions et de mécanismes centraux dans le monde d'aujourd'hui, mais dont les médias ne parlent presque jamais. Entretien.

Dans le livre Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie, paru en anglais en 2023 et traduit en français par les Editions critiques, les journalistes Matt Kennard et Claire Provost parcourent le monde pour montrer comment les multinationales ont imposé en quelques décennies leur pouvoir aux dépens des Etats – en commençant par les pays du Sud de la planète.

Tribunaux arbitraux permettant de poursuivre les gouvernements en justice, privatisation de l'aide au développement pour servir des grands projets lucratifs aux dépens des populations locales, zones économiques spéciales où les règles communes ne s'appliquent plus, agents de sécurité privés... Le livre – pour lequel Matt Kennard et Claire Provost ont été récompensés d'un prix éthique décerné par l'association Anticor à l'occasion de sa 17e cérémonie annuelle – dépeint un monde où la souveraineté des Etats a été grignotée, neutralisée, et finalement mise au service des intérêts privés. Un monde qui est le nôtre. Entretien avec Matt Kennard, de passage à Paris pour recevoir son prix.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ?

Claire Provost et moi-même avons bénéficié en 2014 d'une bourse du Centre pour le journalisme d'investigation. Claire venait du Guardian, et moi du Financial Times. Les conditions étaient incroyables : deux années pour faire ce que nous voulions et un budget pour voyager. J'avais couvert la Banque mondiale à Washington et Claire avait beaucoup travaillé sur l'aide au développement. Nous avons décidé d'être aussi ambitieux que possible, pour faire en sorte de mériter cette opportunité qui nous était offerte. En discutant, nous avons tous deux convenu que l'histoire la plus importante à raconter était ce que nous avons fini par appeler le « coup d'État des grandes entreprises » – la bataille que les multinationales ont menée contre les États au cours des 500 dernières années, et qui est est maintenant presque arrivée à son stade final.

Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie

Par Matt Kennard et Claire Provost, éditions critiques, 2024, 400 pages, 28 euros. Traduit de l'anglais par Émilie Babef, Vivien Guarino et Fabien Trémeau.

Beaucoup de gens, lorsqu'ils écrivent un livre, disent qu'il s'agit d'un voyage de découverte. Ils disent qu'ils n'avaient pas vraiment d'idée de ce qu'ils allaient écrire. Souvent, ce n'est pas vraiment vrai. Mais en fait, pour Silent Coup, c'est un peu ce qui s'est passé.

Le premier article que nous avons réalisé portait sur le système de règlement des différends entre investisseurs et États. C'est toujours l'exemple emblématique de la façon dont tout cela fonctionne, mais nous n'avons pas construit le livre avant de commencer. En ce qui concerne l'ISDS, par exemple, lorsque nous avons examiné différents projets d'aide, nous avons commencé à voir la SFI, la branche de la Banque mondiale chargée des prêts au secteur privé. Ainsi, lorsque nous avons terminé l'ISDS, nous avons dit « examinons maintenant l'aide et le développement ». Et lorsque nous avons terminé cette section, nous avons réalisé que partout où nous étions allés, nous avions vu des zones économiques spéciales, et nous avons examiné toute cette idée de territoires découpés. À la fin de ce chapitre, nous avons dit « nous avons vu des gardes de sécurité qui ne font pas partie de l'État et de l'armée », et c'était le dernier chapitre. En ce sens, il s'agissait véritablement d'un voyage de découverte.

Cela fonctionne bien, parce qu'il est difficile d'aborder un sujet aussi vaste que le pouvoir des entreprises au niveau conceptuel. La façon dont nous l'avons divisé en quatre parties différentes est une manière assez élégante de le faire, et cela a fonctionné comme une fenêtre sur l'ensemble de ce système, même s'il est évident qu'il comporte aussi d'autres éléments.

C'est un livre de journalistes, au sens où vous emmenez le lecteur dans vos enquêtes sur le terrain, mais vous dressez aussi un tableau d'ensemble ambitieux au fur et à mesure que vous avancez. On a presque l'impression que la prochaine étape est de passer à la théorie.

Le journalisme permet de comprendre le monde d'une manière beaucoup plus réelle qu'à partir de manuels académiques.

On nous a reprochés de ne pas introduire assez de théorie et de donner trop d'exemples. Mais la raison pour laquelle j'aime le journalisme, c'est qu'il permet de comprendre le monde d'une manière beaucoup plus réelle qu'à partir de manuels académiques. Nous ne sommes pas dans la spéculation. Il ne s'agissait pas de proposer une théorie et de discuter abstraitement le pour et le contre. Nous sommes partis de ce que nous avons trouvé sur le terrain, et qui est une réalité indiscutable. Le livre a beaucoup plus de force ainsi.

Lorsque nous avons commencé à écrire le livre, nous nous sommes rendu compte qu'il était assez aride, avec beaucoup de faits, beaucoup d'acronymes, d'institutions et de personnes dont le lecteur n'avait n'avez entendu parler. C'est pour le rendre plus accessible que nous l'avons présenté comme un processus de découverte journalistique, ce qu'il était d'ailleurs.

Pour ce qui est de la théorie, au final, l'idée que nous avançons n'est pas très compliquée. Il y a deux grands centres de pouvoir dans notre société, l'État et les entreprises. Il y a eu une longue bataille entre les deux pour savoir lequel contrôlerait l'autre, et aujourd'hui, ce sont les entreprises qui l'ont emporté.

Si c'est une idée simple, comment expliquez-vous que les journalistes et les médias en parlent si peu ? Vous achevez d'ailleurs votre livre sur cette question.

Il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d'entre eux ne pensent pas certaines choses, et n'ont pas d'analyse critique des entreprises.

Si vous viviez en Union soviétique et que vous lisiez la Pravda, vous ne vous attendriez pas à y trouver la vérité sur ce que fait l'Union soviétique, parce que la Pravda est détenue et dirigée par le gouvernement. Il en va de même pour le pouvoir des grandes entreprises aujourd'hui. Il serait naïf de penser obtenir la vérité sur la façon dont les grandes entreprises dirigent la société dans laquelle nous vivons par le biais de médias gérés par des grandes entreprises. Bien sûr, cela ne fonctionne pas aujourd'hui comme à l'époque de l'Union soviétique. On ne dit pas aux journalistes ce qu'ils doivent écrire. Mais en raison des différents filtres qui agissent sur les informations qui parviennent aux médias – la publicité, les actionnaires, les services de relations publiques des entreprises , il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d'entre eux ne pensent pas certaines choses, et n'ont pas d'analyse critique des entreprises. Même en ce qui concerne le Guardian, par exemple, une section entière de son site web, sur le développement global, est sponsorisée par la Fondation Bill Gates. Vous n'aurez jamais analyse radicale de la manière dont les entreprises dirigent notre société ou le développement lorsque vous êtes financé par l'une des institutions les plus néolibérales qui existent dans le monde du développement.

La plupart des journalistes qui montent en grade dans les médias de l'establishment sont malheureusement ceux qui acceptent le monde tel qu'il est, et non ceux qui ont une analyse critique. J'ai travaillé au Financial Times pendant trois ans. Il y avait de bons journalistes aux niveaux hiérarchiques inférieurs, mais soit ils sont soit partis soit ils en sont toujours au même point.

N'est-ce pas aussi que les journalistes ne se rendent pas assez sur le terrain, là où les effets de pouvoir des multinationales se font le plus sentir, comme vous l'avez fait pour ce livre?

C'est vrai, mais même lorsqu'ils se rendent sur le terrain, ils évoluent au sein de l'écosystème que je viens de décrire. Lorsque je travaillais au Financial Times, j'ai été envoyé en Haïti en 2010 après le tremblement de terre. Vous atterrissez à Port-au-Prince, la capitale, et on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu'à un hôtel cinq étoiles, puis on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu'aux bureaux de la Banque mondiale. Tout est fait pour que vous ayez une certaine vision du monde, et cela vous convient parfaitement. Vous avez un travail agréable et respecté. Tout le monde pense que vous êtes intelligent. Vous avez de l'argent. Il n'y a aucune raison pour regarder au-delà de ce qu'on vous montre. En Haïti, on m'a emmené visiter des projets financés par US Aid ou la Banque mondiale. Lorsqu'il y a une catastrophe de cette ampleur et que l'on vous emmène dans des endroits où quelque chose fonctionne, vous vous dites psychologiquement « Eh bien, c'est comme ça qu'il faut faire ». Mais il y a une autre réalité, d'autres initiatives, d'autres manières de faire qui n'ont ni financement ni infrastructures derrière elles et qui ne sont jamais présentés au journaliste.

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À la lumière de ce que vous décrivez dans votre livre, comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump?

C'est du fascisme, fondamentalement. Je pense que c'est Mussolini qui a dit que le fascisme se définissait par la fusion du pouvoir de l'État et de celui des grandes entreprises. C'est ce que nous avons avec Trump. C'est un homme d'affaires, un oligarque lui-même, soutenu par les 1% et les grandes entreprises. Lors de sa précédente présidence, il a massivement réduit les impôts des riches. Son élection est presque une conclusion logique. Si le système fonctionne dans l'intérêt des entreprises et des oligarques, les choses deviennent pires pour les citoyens. Comme ils n'ont pas de médias qui les informent de ce qui se passe vraiment, ils ne comprennent pas pourquoi leur situation empire. Dès lors, les conditions sont réunies pour qu'un oligarque ou un démagogue vienne leur dire que tout est de la faute des musulmans.

Donc je dirais que Trump est un résultat de ce coup d'État des entreprises que nous racontons dans notre livre. Mais cela vaut aussi pour quelqu'un comme le nouveau Premier ministre Keith Starmer au Royaume-Uni. Il n'est pas du même bord politique, mais c'est une sorte de centriste au corps vide, l'autre côté de la médaille. C'est le genre de personnages qui préparent la place aux fascistes, qui créent les conditions du fascisme.

Que faites-vous aujourd'hui après ce livre ?

J'ai co-fondé un média appelé Declassified UK, que j'ai quitté il y a environ trois mois. Je veux travailler sur la Palestine. Les quinze mois qui viennent de s'écouler m'ont changé en tant que personne et en tant que journaliste. La manière dont l'Empire et dont notre monde fonctionnent a été mise à nu à Gaza comme elle ne l'a jamais été. Des civils ont été tués en masse chaque jour, des enfants massacrés et mutilés - et tout cela avec le soutien de libéraux comme Biden et Starmer. Je veux me concentrer sur ça parce qu'il faut garder cette lucarne ouverte, continuer à faire passer ce message. Je ne sais pas quelle forme cela prendra, mais c'est ce que je veux faire.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

28.01.2025 à 10:00

La colère monte au Sénégal contre Eramet et ses activités minières

Olivier Petitjean

Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français.
Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de (…)

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Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français.

Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Dakar. Sa filiale locale, Grande Côte Opération ou GCO, propriété à 10% de l'État sénégalais, en extrait divers minéraux à usage industriel comme le zircon, le rutile et l'ilménite. Le zircon, en particulier, est hautement stratégique car il est utilisé dans la construction des réacteurs nucléaires ainsi que des sarcophages censés isoler les déchets radioactifs.

L'État français détient plus d'un quart du capital d'Eramet, qu'il contrôle conjointement avec la famille Duval et qui a été constitué à partir de sociétés minières coloniales comme la SLN (Nouvelle-Calédonie), la Comilog (Gabon) et les actifs miniers détenus par Elf-Aquitaine en Afrique.

Depuis dix ans, les opérations de dragage menées par Eramet avancent petit à petit vers le nord de sa concession de près de 4500 kilomètres carrés. Et détruisent tout ou presque au passage. Les impacts de ce projet et les doléances des communautés locales ont été documentés il y a quelques mois dans un rapport de l'ONG FIAN dont le titre – « Extractivisme et dépossession au Sénégal » – résume bien les conclusions. Il y est question de déplacement des populations dans des villages dits de « recasement », de destruction d'écosystèmes uniques et de zones traditionnelles d'agriculture maraîchère, les Niayes, essentielles pour l'alimentation du pays, de surexploitation des ressources en eau, de pollution, de négation des droits traditionnels liés à la terre, notamment ceux des femmes, au profit de l'État sénégalais et des leaders locaux – et aussi de compensations financières ridiculement basses pour les personnes affectées. Autant d'accusations balayées par l'entreprise, qui met en avant sa contribution à l'emploi et aux revenus fiscaux du pays.

Depuis dix ans, la colère gronde sur le terrain, sans trop d'écho jusqu'ici. Mais la situation est en train de changer. Depuis des semaines les manifestations sur place se multiplient, derrière le slogan GCO, dafa doy ! (« GCO, ça suffit ! » en wolof). Plusieurs titres de presse français – Reporterre et Le Monde notamment – se sont fait l'écho du mouvement ces derniers jours.

Nouveau gouvernement

Plusieurs raisons expliquent l'ampleur prise par les protestations. D'abord, Eramet a fini par atteindre le désert de Lompoul, une région emblématique de dunes brunes prisées des réalisateurs de cinéma et des éco-touristes. Exploité au moyen de la « plus grosse drague au monde », le site est en train de disparaître à vue d'œil. Le Monde s'attarde sur le rôle d'un expatrié français, vendeur de pompes à eau photovoltaïques, qui a découvert l'ampleur des dégâts causés par l'activité minière chez l'un de ses clients et qui depuis se démène avec succès sur le réseau social Linkedin pour alerter l'opinion.

Le mouvement s'inscrit aussi dans le nouveau contexte politique sénégalais, avec un gouvernement élu sur la base d'un programme d'affirmation de la souveraineté sénégalaise aux dépens, notamment, de l'ancienne puissance coloniale française. Les habitants de Lampoul et de la région espèrent beaucoup du régime emmené par le président, Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko. Des députés du parti présidentiel Pastef, qui a remporté les élections législatives de novembre dernier, ont déjà annoncé la création d'une commission d'enquête et demandent en attendant un gel des activités extractives d'Eramet.

Est-ce le début de la fin pour le groupe minier français au Sénégal ? Rien n'est moins sûr, car l'entreprise garde des soutiens politiques – sur place avec les autorités préfectorales et coutumières, mais aussi au sein même du parti au pouvoir. L'ancien ministre des Transports et nouveau président de l'Assemblée nationale est un ancien cadre d'Eramet.

Le groupe français, de son côté, a dénoncé par le biais d'un communiqué de sa filiale GCO une « campagne de déstabilisation ». Un élément de langage lui aussi tout droit hérité de l'époque coloniale.

28.01.2025 à 10:00

Les grandes marques de prêt-à-porter enfoncent les ouvrières du Bangladesh dans la crise

Olivier Petitjean

Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux.
Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des (…)

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Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux.

Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des médias... sauf lorsqu'il y survient un accident mortel comme celui du Rana Plaza en avril 2013. Pourtant, le pays continue à approvisionner massivement en vêtements bon marché les enseignes de prêt-à-porter et les supermarchés européens et nord-américains.

Aujourd'hui, le secteur textile bangladais est en crise. Selon les chiffres officiels, au moins 76 usines ont fermé leurs portes ces derniers mois, entraînant le licenciement de plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers, majoritairement des jeunes femmes. Cette mauvaise passe s'explique par des facteurs économiques, comme la dépréciation du taka, la monnaie nationale, face au dollar, et la hausse du prix des matières premières. Les patrons d'ateliers textiles accusent aussi les grandes marques qui achètent leur production d'avoir poussé les prix à la baisse, de 5% pour celles basées dans l'Union européenne, et de 8% pour celles des États-Unis. Ces mêmes donneurs d'ordre auraient redirigé une partie de leurs commandes vers d'autres pays comme l'Inde, le Vietnam et le Cambodge.

Une année de manifestations

Durant l'été 2024, les employés du secteur du vêtement ont souvent été en première ligne, avec les étudiants, des manifestations qui ont mené à la chute de la Première ministre Sheikh Hasina. Des usines appartenant à des patrons réputés proches du régime ont été ciblées et endommagées, et certains de ces hommes d'affaires ont passé du temps en prison. Quand bien même les établissements concernés ont fini par rouvrir leurs portes, ils n'ont pas forcément réembauché tous leurs anciens employés, et – à en croire certains témoignages – en auraient profité pour imposer des conditions pires qu'avant. L'instabilité politique a ralenti les commandes des acheteurs occidentaux et les a sans doute incités à aller voir ailleurs.

Quelques mois avant les événements de l'été 2024, les ouvriers et ouvrières du textile avaient déjà déclenché un vaste mouvement social à l'occasion de la renégociation des salaires du secteur – renégociation qui n'a lieu que tous les cinq ans. Plusieurs semaines de manifestations massives et de répression avaient entraîné le décès d'au moins trois ouvriers du fait des violences policières, l'emprisonnement de plusieurs dizaines d'entre eux et des licenciements par dizaines de milliers. Au final, les travailleurs du textile étaient retournés au travail en n'ayant obtenu qu'une augmentation modeste par rapport à leurs revendications : +56% pour atteindre à peu près 100 euros mensuels, alors qu'ils demandaient quasiment le double en raison de l'explosion du coût de la vie depuis la dernière négociation salariale.

Au pouvoir pendant deux décennies, Sheikh Hasina s'était résolument rangée du côté des patrons d'usines et avait supervisé la répression des manifestants. Ce qui explique que les ouvriers aient rejoint en masse quelques mois plus tard le mouvement initié par les étudiants. Depuis, le travail a repris dans les usines, et une nouvelle augmentation salariale de 9% a été décidée sous l'égide du gouvernement provisoire dirigé par Mohammed Yunus, pionnier du microcrédit et prix Nobel de la paix. Mais, à en croire les témoignages de certains ouvriers, ces dispositions ne sont pas forcément bien appliquées sur le terrain.

Répression et intimidation

Les grandes marques qui s'approvisionnement au Bangladesh n'ont pas fait le moindre geste pour soutenir le mouvement des ouvriers et ouvrières textiles et encore moins pour s'opposer à la répression dont ils ont fait l'objet. Les ONG qui soutiennent leur cause, regroupées en Europe au sein de la Clean Clothes Campaign, ont donc décidé de les interpeller directement pour qu'ils fassent pression auprès de leurs fournisseurs engagés dans la répression, notamment ceux qui ont déposé plainte contre leurs ouvriers suite aux violences.

H&M, Zara, Lee, Primark ou C&A sont dans le viseur, de même que des enseignes françaises comme Carrefour, Kiabi ou Decathlon. Interrogées pour un article récent du Monde, ces dernières ont toutes assuré ne pas être concernées ou avoir engagé les démarches nécessaires pour que les plaintes soient abandonnées.

Pourtant, pour l'ONG ActionAid France, qui relaie la campagne dans l'Hexagone, le compte n'y est pas.
Plusieurs milliers d'ouvriers et ouvrières restent sous la menace, d'autant que la plupart des plaintes sont non nominatives, permettant ainsi à la police de cibler n'importe qui et d'intimider le mouvement syndical dans son ensemble. Et même une fois la menace de la répression levée, il restera aussi à trouver un modèle viable pour le secteur textile bangladais, assurant un salaire digne à ses ouvriers.

28.01.2025 à 09:59

Devoir de vigilance, stabilité financière... Le gouvernement français se fait le champion de la dérégulation à Bruxelles

Olivier Petitjean

Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales.
Dans un courrier rendu public par Politico, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que (…)

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Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales.

Dans un courrier rendu public par Politico et Mediapart, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que la « révision de législations, même adaptées récemment » qui ne seraient plus « adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ».

En ligne de mire, notamment : la directive adoptée il y a un peu moins d'un an, qui consacre au niveau européen le principe d'une responsabilité des grandes entreprises quant au respect de l'environnement et des droits humains sur toute leur chaîne de valeur à travers le monde. Ce principe est pourtant déjà en vigueur en France depuis 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance des multinationales.

Dernier épisode en date dans une longue bataille

Mise à l'agenda parlementaire dès 2012, cette loi avait finalement été adoptée dans les derniers jours de la présidence de François Hollande au bout d'une bataille de lobbying acharnée et malgré l'opposition des grands groupes représentés par l'Association française des entreprises privées (AFEP) et du ministre de l'Économie d'alors Emmanuel Macron (lire notre dossier Devoir de vigilance). L'AFEP avait ensuite mené l'offensive contre le projet de directive européenne. Il y a quelques jours, ce lobby, porte-parole du CAC 40, a réitéré sa revendication d'un gel de cette directive et d'autres au nom de « l'intensification de la concurrence mondiale ».

Reprenant ces demandes presque mot pour mot, le gouvernement français exige désormais lui aussi un report sine die de l'application de la directive, et la suppression de la possibilité de l'étendre au secteur financier. Durant l'examen du texte à Bruxelles, la France avait bataillé ferme pour éviter que les obligations de devoir de vigilance s'appliquent à ce secteur, pour protéger les intérêts des grandes banques tricolores mais aussi de BlackRock (lire notre enquête La boîte noire de la France à Bruxelles). Elle a largement obtenu gain de cause, mais a tout de même dû accepter une clause de revoyure prévoyant que la question serait réexaminée au bout de deux ans. Clause que Paris cherche aujourd'hui à faire sauter.

Dérégulation financière

Ce n'est pas tout. Le gouvernement français souhaite que soient réexaminées et assouplies d'autres législations, notamment la directive sur le reporting des entreprises en matière de soutenabilité (CSRD), mais aussi la taxonomie verte, les garde-fous en matière de stabilité financière, l'encadrement strict de de la « titrisation » mis en place suite à la crise de 2008, les règles environnementales de la politique agricole commune, la législation en matière de déchets ou encore le tout nouveau cadre législatif sur l'intelligence artificielle.

Au final, c'est une litanie de revendications portées de longue date par les grands intérêts économiques français, en particulier les banques, que le gouvernement ne fait que reprendre en les présentant de manière opportuniste comme une réponse au nouveau contexte international.

Ces demandes françaises s'inscrivent en effet dans une série d'initiatives lancées par la Commission européenne pour renforcer la « compétitivité » du vieux continent, dans la lignée du rapport Draghi publié en juin dernier. Cette nouvelle priorité doit se traduire en particulier par un texte de dérégulation tous azimuts – l'« Omnibus de simplication » – qui sera dévoilé le 26 février prochain et est piloté par le commissaire européen français Stéphane Séjourné.

D'après les documents fuités à la presse européenne, la Commission envisage entre autres d'assouplir les règles de la concurrence pour permettre aux entreprises européennes d'absorber leurs concurrentes et de devenir plus grosses (une autre revendication française de longue date), de relancer l'union des marchés de capitaux, d'introduire une préférence européenne dans les marchés publics « stratégiques », de mettre en place un « fonds de compétitivité » et plus globalement d'assurer « un alignement plus étroit entre les secteurs public et privé » pour protéger l'économie européenne et ses infrastructures.

Alignement par le bas

Là encore, il s'agit pour beaucoup de mesures déjà sur la table depuis un certain temps et de revendications anciennes des milieux patronaux. Le raisonnement selon lequel la principale explication des difficultés de l'économie européenne serait l'excès de transparence et de « reporting » - et non, plutôt, la fin de l'accès à l'énergie russe bon marché, le comportement rentier des grands groupes ou la faiblesse de leurs investissements sur le vieux continent – paraît pourtant léger. Jusque récemment, la Commission présentait ces régulations et le « Green New Deal » lui-même comme un facteur de compétitivité.

La position française est d'autant plus étrange que plusieurs grandes multinationales ont exprimé leur soutien à l'application de la directive sur le devoir de vigilance. Il y a quelques jours encore, Ferrero, Nestlé, Primark, Unilever et d'autres groupes ont co-signé une déclaration exprimant leur « inquiétude » quant à une éventuelle remise en débat de la directive, basée selon elles sur des « standards qui font autorité » en matière de soutenabilité.

De quoi on peut sans doute conclure deux choses. D'abord, que ces textes ne sont pas si contraignants et si excessifs que ne le disent les milieux d'affaires français, actuellement très prompts à surfer sur la vague « anti-régulations » incarnée par Javier Milei et Elon Musk. Deuxièmement, que l'AFEP,, prétendant parler au nom de toutes les entreprises, tend toujours à s'aligner sur le plus petit dénominateur commun, entraînant souvent le gouvernement français à sa suite.

28.01.2025 à 09:55

Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?

Olivier Petitjean

Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.
Le texte complet de la question était le suivant :
TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le (…)

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Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.

Le texte complet de la question était le suivant :

TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le cas ?

Question posée par Robert Zimmermann le 24 mai 2024 (nous poser une question ?)

Pourquoi c'est une bonne question

La feuille d'impôts de TotalEnergies est un sujet récurrent de débat en France. Depuis plusieurs années, le groupe pétrogazier, « champion national » par excellence, est régulièrement accusé de ne payer aucun impôt dans l'Hexagone alors même qu'il affiche des bénéfices très confortables à l'échelle mondiale.

Les chiffres le confirment. Les rapports de transparence fiscale publiés par le groupe indiquent qu'en 2019, 2020 et 2021, et à nouveau en 2023, TotalEnergies n'a payé aucun impôt sur les sociétés en France. De l'aveu même de ses dirigeants, cela a également été le cas entre 2011 et 2014. Et on peut même faire remonter ce débat récurrent à – au moins – 2019-2010.

Même les années où TotalEnergies déclare un bénéfice en France et est effectivement censé payer l'impôt sur les sociétés, il semble y avoir toujours une raison pour laquelle le groupe arrive tout de même à réduire son ardoise finale, voire touche, en sens inverse, de l'argent du fisc. En 2023, c'était en raison du recouvrement d'un trop perçu de la part de Bercy. En 2021, c'était du fait du règlement en faveur du groupe pétro-gazier d'un litige autour du crédit impôt recherche. En 2022, sur un impôt sur les sociétés théoriques de 122 millions de dollars en France, TotalEnergies n'a versé au fisc que 19 millions. Rappelons que le groupe a affiché ces trois mêmes dernières années des profits historiques, de 14,2, 19,2 et 19,3 milliards d'euros.

Les défenseurs de TotalEnergies dans les médias et sur les réseaux sociaux avancent plusieurs arguments pour défendre leur champion. D'abord, que les activités françaises seraient structurellement non profitables et déficitaires du fait de la faible compétitivité de notre économie. Et aussi, de manière qui pourrait apparaître plus convaincante de premier abord, que cette faible contribution fiscale est tout à fait normale dès lors que TotalEnergies paie surtout et avant tout ses impôts là où le groupe extrait son pétrole et son gaz, c'est-à-dire pas en France. On ne va tout de même pas prétendre confisquer aux Africains et autres les revenus fiscaux auxquels ils ont droit et dont ils ont bien besoin...

Alors, que faut-il en penser ? Les citoyens et citoyennes français ont-ils raison de se plaindre que TotalEnergies ne contribue pas au budget national ?

Enfumage total

Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise.

Avant toute chose, pour déblayer le terrain, précisons s'il en est besoin que nous parlons bien ici de l'impôt sur les sociétés. Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise. À l'automne 2022, en plein débat sur la taxation des « superprofits » liés à la guerre en Ukraine, le PDG Patrick Pouyanné a ainsi affirmé devant une commission parlementaire que son groupe « apporte une contribution comprise entre 1,6 et 1,9 milliard au budget français ». Or, comme le rappelait Matthieu Aron dans L'Obs, ce chiffre correspond essentiellement aux cotisations patronales (1,1 milliard) ainsi qu'à la taxation des dividendes versés (500 millions). Des sommes qui ne sont que collectées par TotalEnergies pour ses actionnaires et ses salariés, et non acquittées par le groupe.

La ficelle est grosse, mais cela n'empêche pas de nombreux journalistes et responsables politiques de répéter naïvement les chiffres qui leur sont communiqués par TotalEnergies.

Total ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz

Passons aux choses sérieuses. Premier point à rappeler : le groupe TotalEnergies ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz. Il s'est construit de manière à contrôler toute sa chaîne de valeur, depuis le forage jusqu'à la commercialisation d'essence à la pompe et d'autres produits issus du raffinage et de la pétrochimie comme le plastique, en passant par le négoce et le transport. Depuis quelques années, dans le prolongement de cette logique de concentration verticale, TotalEnergies a étendu ses activités à d'autres sources d'énergies dites « vertes » et, avec le rachat de Lampiris et de Direct Energie, il vend désormais de l'électricité et du gaz aux particuliers en France et dans d'autres pays européens.

On ne voit pas pourquoi toutes ces activités autres que l'extraction (transport, négoce, raffinage, stations-services, plastique, fourniture d'énergie) ne généreraient pas de bénéfices, y compris en France, et donc de l'impôt sur les bénéfices. D'autres entreprises en sont parfaitement capables.

Une activité de négoce très lucrative

À entendre les discours des dirigeants du groupe, TotalEnergies n'aurait essentiellement que deux activités : la production, qui aurait lieu ailleurs qu'en France, et le raffinage, qui aurait lieu en France mais qui serait structurellement déficitaire. C'est oublier un peu rapidement certaines activités intermédiaires qui peuvent s'avérer très profitables. Comme le négoce de pétrole et de gaz par exemple.

Deux filiales de négoce basées en Suisse, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

TotalEnergies passe par ses filiales de trading – Totsa pour le pétrole et Total Gas and Power Limited ou TGP pour le gaz – pour acheter et revendre les hydrocarbures qu'il extrait lui-même mais aussi ceux extraits par d'autres. Selon une enquête du Temps, ces activités feraient du groupe français l'une des plus grosses maisons de négoce de la planète aux côtés de Glencore, Vitol, Gunvor ou entre Trafigura. Ces activités, comme pour ses homologues, sont basées essentiellement... en Suisse. Le document d'enregistrement universel 2023 de TotalEnergies confirme que Totsa a enregistré cette année-là un bénéfice de près de 3 milliards d'euros (soit un septième des bénéfices globaux du groupe). Total Gas and Power Limited, basée à Londres mais possédant elle aussi une importante succursale en Suisse, affiche quant à elle en 2023 un bénéfice de plus de 2,5 milliards d'euros. Ces deux entités du groupe, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent donc à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

Aucun chiffre spécifique sur la Suisse n'est donné dans les rapports de transparence fiscale de TotalEnergies, de sorte que l'on ne sait pas combien d'impôts exactement le groupe a versé sur ses bénéfices issus du négoce. Quant à TGP, elle déclare dans ses comptes britanniques avoir acquitté en 2023 un impôt sur les sociétés de 282 millions d'euros, soit un taux d'imposition plutôt intéressant de 10% (pour rappel, le taux nominal de l'impôt sur les sociétés en France, encore à 33% récemment, est aujourd'hui de 25%).

De filiale en filiale, le voyage secret des bénéfices du groupe

Une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-service

L'exemple des filiales de négoce nous fait toucher au fond du problème. Le groupe TotalEnergies regroupe des centaines de sociétés filiales réparties selon leur activité ou selon leur localisation géographique ou encore en fonction de considérations juridiques, comptables ou fiscales. Ces filiales sont amenées à commercer entre elles aux différentes étapes de la chaîne de valeur. Par exemple, pour simplifier et schématiser, une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-services.

Chacune de ces transactions entre sociétés d'un même groupe est facturée au moyen de ce qu'on appelle les « prix de transfert », que les multinationales comme TotalEnergies peuvent fixer à leur guise avec – quoiqu'elles en disent parfois – seulement une supervision minimale de la part des administrations fiscales. Or il suffit de les manipuler un peu pour faire en sorte que telle ou telle filiale affiche des bénéfices plus ou moins grands, ou au contraire des pertes. C'est là l'un des plus importants ressorts de l'optimisation fiscale des multinationales.

La France mal lotie

On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Il semble bien que la faiblesse récurrente des bénéfices déclarés par TotalEnergies en France soit directement liée à ce type d'arbitrages, qui sont parfois des choix d'approvisionnement auprès de différentes filiales et parfois de simples jeux d'écriture.

Une note récente de l'Institut des politiques publiques, qui pose la question de pourquoi l'impôt sur les superprofits pétroliers a au final si peu rapporté au fisc français, note ainsi que « la part des profits pétroliers européens localisés en France est pratiquement nulle, quand bien même la contribution des consommateurs français au chiffre d'affaires européen de ces entreprises est très élevée ».

En 2022, la France représente 51 % des ventes de TotalEnergies dans l'Union européenne, mais seulement 4 % de ses impôts, contre 19 % des ventes et 43 % des impôts en Allemagne. On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Une structuration juridique qui ne correspond pas à la réalité économique

À cet enjeu des flux financiers intra-groupe s'ajoute un autre effet déformant, que nous avions documenté dans le cadre de notre « véritable bilan du CAC40 » de 2019 : les filiales de TotalEnergies qui s'occupent d'exploration et de production ne sont pas forcément enregistrées dans les pays où cette production a lieu.

À l'époque (mais le constat vaut encore aujourd'hui), les filiales de TotalEnergies dédiées à la production étaient principalement localisées en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas, et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. La filiale qui s'occupe aujourd'hui du projet EACOP, cet oléoduc très contesté qui doit traverser l'Ouganda et la Tanzanie, a ainsi son siège social à Londres. On en trouvait aussi quelques-unes dans des paradis fiscaux comme les Bermudes ou les îles Vierges britanniques. Une répartition géographique très différente de celle des pays d'où provenaient réellement la production de pétrole et de gaz de TotalEnergies pour cette même année 2018, essentiellement en Afrique, en Russie et au Moyen-Orient, et secondairement en mer du Nord et aux États-Unis.

Pour frappante qu'elle soit, la comparaison entre les cartes ne dit évidemment pas tout. Vingt filiales dans un même pays peuvent brasser moins de chiffre d'affaires et générer moins de bénéfices qu'une seule filiale dans un autre. Mais elle montre au moins une chose : l'idée selon laquelle les bénéfices issus de l'extraction de pétrole et de gaz seraient imposés « naturellement » là où cette extraction a lieu n'a rien d'évident.

Les pays où TotalEnergies extraient des hydrocarbures reçoivent-ils leur juste part ?

Que savons-nous réellement des impôts versés par TotalEnergies dans les pays où il exploite du pétrole et du gaz ?

Selon le rapport de transparence fiscale de l'entreprise, les principaux pays où TotalEnergies a payé l'impôt sur les sociétés en 2023 sont effectivement des pays producteurs, à commencer par la Norvège (4,9 milliards de dollars dus), le Royaume-Uni (2,3 milliards) ou encore le Nigeria (1,2 milliards), qui à eux trois représentent les deux tiers de l'ardoise fiscale du groupe.

Ils sont pourtant loin de représenter les deux tiers de sa production d'hydrocarbures. Dans les autres pays, les versements aux gouvernements – qui font l'objet depuis quelques années d'une divulgation obligatoire – se font par d'autres mécanismes que l'impôt sur les sociétés, comme des taxes spécifiques (comme aux Emirats arabes unis), des royalties ou encore le partage de la production.

Si l'on tient compte de tous les paiements déclarés, les cinq premiers bénéficiaires – représentant 75% des versements de TotalEnergies - sont les Emirats arabes unis, la Norvège, la Libye, la Grande-Bretagne et l'Angola. Ils ne représentent pourtant « que » 40% de sa production la même année. Les Emirats comptent pour 28% des versements et 14% de la production, la Norvège pour 17,5% des versements contre 9,6% de la production. À l'inverse, le Nigeria représente 8,8% de la production mais 5% des versements. De même le Congo (2,8 et 1,5%) et d'autres pays aux profils variés.

Ces variations sont l'effet des différences de législation et de taux d'imposition dans les différents pays. Celles-ci reflètent aussi une différence de rapport de forces entre TotalEnergies et ses gouvernements hôtes. Nul hasard sans doute à ce que les pays européens et Emirats arabes unis soient les mieux lotis.

Et donc ?

TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables. La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe.

Le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce, très loin des lieux d'extraction. TotalEnergies paie aussi beaucoup plus d'impôts qu'en France dans des pays comme l'Allemagne où il n'a pas d'activité extractive et moins d'activités transverses qu'en France.

La France apparaît clairement mal lotie de ce point de vue, du fait de décisions de la direction de TotalEnergies, et les explications de ses dirigeants sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites.

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