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28.01.2025 à 10:00

La colère monte au Sénégal contre Eramet et ses activités minières

Olivier Petitjean

Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français.
Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de (…)

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Texte intégral 911 mots

Le groupe français Eramet extrait du zircon et d'autres minéraux à usage industriel sur la côte du Sénégal, détruisant au passage des écosystèmes uniques et provoquant la colère des riverains. Mais le vent est peut-être en train de tourner pour cette entreprise héritière des intérêts coloniaux français.

Depuis plus de dix ans, l'entreprise minière Eramet s'est lancée dans l'exploitation des sables minéralisés du Sénégal, sur la côte Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Dakar. Sa filiale locale, Grande Côte Opération ou GCO, propriété à 10% de l'État sénégalais, en extrait divers minéraux à usage industriel comme le zircon, le rutile et l'ilménite. Le zircon, en particulier, est hautement stratégique car il est utilisé dans la construction des réacteurs nucléaires ainsi que des sarcophages censés isoler les déchets radioactifs.

L'État français détient plus d'un quart du capital d'Eramet, qu'il contrôle conjointement avec la famille Duval et qui a été constitué à partir de sociétés minières coloniales comme la SLN (Nouvelle-Calédonie), la Comilog (Gabon) et les actifs miniers détenus par Elf-Aquitaine en Afrique.

Depuis dix ans, les opérations de dragage menées par Eramet avancent petit à petit vers le nord de sa concession de près de 4500 kilomètres carrés. Et détruisent tout ou presque au passage. Les impacts de ce projet et les doléances des communautés locales ont été documentés il y a quelques mois dans un rapport de l'ONG FIAN dont le titre – « Extractivisme et dépossession au Sénégal » – résume bien les conclusions. Il y est question de déplacement des populations dans des villages dits de « recasement », de destruction d'écosystèmes uniques et de zones traditionnelles d'agriculture maraîchère, les Niayes, essentielles pour l'alimentation du pays, de surexploitation des ressources en eau, de pollution, de négation des droits traditionnels liés à la terre, notamment ceux des femmes, au profit de l'État sénégalais et des leaders locaux – et aussi de compensations financières ridiculement basses pour les personnes affectées. Autant d'accusations balayées par l'entreprise, qui met en avant sa contribution à l'emploi et aux revenus fiscaux du pays.

Depuis dix ans, la colère gronde sur le terrain, sans trop d'écho jusqu'ici. Mais la situation est en train de changer. Depuis des semaines les manifestations sur place se multiplient, derrière le slogan GCO, dafa doy ! (« GCO, ça suffit ! » en wolof). Plusieurs titres de presse français – Reporterre et Le Monde notamment – se sont fait l'écho du mouvement ces derniers jours.

Nouveau gouvernement

Plusieurs raisons expliquent l'ampleur prise par les protestations. D'abord, Eramet a fini par atteindre le désert de Lompoul, une région emblématique de dunes brunes prisées des réalisateurs de cinéma et des éco-touristes. Exploité au moyen de la « plus grosse drague au monde », le site est en train de disparaître à vue d'œil. Le Monde s'attarde sur le rôle d'un expatrié français, vendeur de pompes à eau photovoltaïques, qui a découvert l'ampleur des dégâts causés par l'activité minière chez l'un de ses clients et qui depuis se démène avec succès sur le réseau social Linkedin pour alerter l'opinion.

Le mouvement s'inscrit aussi dans le nouveau contexte politique sénégalais, avec un gouvernement élu sur la base d'un programme d'affirmation de la souveraineté sénégalaise aux dépens, notamment, de l'ancienne puissance coloniale française. Les habitants de Lampoul et de la région espèrent beaucoup du régime emmené par le président, Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko. Des députés du parti présidentiel Pastef, qui a remporté les élections législatives de novembre dernier, ont déjà annoncé la création d'une commission d'enquête et demandent en attendant un gel des activités extractives d'Eramet.

Est-ce le début de la fin pour le groupe minier français au Sénégal ? Rien n'est moins sûr, car l'entreprise garde des soutiens politiques – sur place avec les autorités préfectorales et coutumières, mais aussi au sein même du parti au pouvoir. L'ancien ministre des Transports et nouveau président de l'Assemblée nationale est un ancien cadre d'Eramet.

Le groupe français, de son côté, a dénoncé par le biais d'un communiqué de sa filiale GCO une « campagne de déstabilisation ». Un élément de langage lui aussi tout droit hérité de l'époque coloniale.

28.01.2025 à 10:00

Les grandes marques de prêt-à-porter enfoncent les ouvrières du Bangladesh dans la crise

Olivier Petitjean

Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux.
Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des (…)

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Texte intégral 962 mots

Après un mouvement social massif il y a un an pour des augmentations de salaires, et après la révolte de l'été 2024 qui a conduit au départ de la Première ministre en place, l'industrie textile du Bangladesh sort difficilement de la crise. Quant aux ouvriers et aux ouvrières du secteur, ils ne voient pas leur condition s'améliorer et restent vulnérables à la répression, avec le silence complice des donneurs d'ordre occidentaux.

Les usines textiles du Bangladesh font rarement la une des médias... sauf lorsqu'il y survient un accident mortel comme celui du Rana Plaza en avril 2013. Pourtant, le pays continue à approvisionner massivement en vêtements bon marché les enseignes de prêt-à-porter et les supermarchés européens et nord-américains.

Aujourd'hui, le secteur textile bangladais est en crise. Selon les chiffres officiels, au moins 76 usines ont fermé leurs portes ces derniers mois, entraînant le licenciement de plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers, majoritairement des jeunes femmes. Cette mauvaise passe s'explique par des facteurs économiques, comme la dépréciation du taka, la monnaie nationale, face au dollar, et la hausse du prix des matières premières. Les patrons d'ateliers textiles accusent aussi les grandes marques qui achètent leur production d'avoir poussé les prix à la baisse, de 5% pour celles basées dans l'Union européenne, et de 8% pour celles des États-Unis. Ces mêmes donneurs d'ordre auraient redirigé une partie de leurs commandes vers d'autres pays comme l'Inde, le Vietnam et le Cambodge.

Une année de manifestations

Durant l'été 2024, les employés du secteur du vêtement ont souvent été en première ligne, avec les étudiants, des manifestations qui ont mené à la chute de la Première ministre Sheikh Hasina. Des usines appartenant à des patrons réputés proches du régime ont été ciblées et endommagées, et certains de ces hommes d'affaires ont passé du temps en prison. Quand bien même les établissements concernés ont fini par rouvrir leurs portes, ils n'ont pas forcément réembauché tous leurs anciens employés, et – à en croire certains témoignages – en auraient profité pour imposer des conditions pires qu'avant. L'instabilité politique a ralenti les commandes des acheteurs occidentaux et les a sans doute incités à aller voir ailleurs.

Quelques mois avant les événements de l'été 2024, les ouvriers et ouvrières du textile avaient déjà déclenché un vaste mouvement social à l'occasion de la renégociation des salaires du secteur – renégociation qui n'a lieu que tous les cinq ans. Plusieurs semaines de manifestations massives et de répression avaient entraîné le décès d'au moins trois ouvriers du fait des violences policières, l'emprisonnement de plusieurs dizaines d'entre eux et des licenciements par dizaines de milliers. Au final, les travailleurs du textile étaient retournés au travail en n'ayant obtenu qu'une augmentation modeste par rapport à leurs revendications : +56% pour atteindre à peu près 100 euros mensuels, alors qu'ils demandaient quasiment le double en raison de l'explosion du coût de la vie depuis la dernière négociation salariale.

Au pouvoir pendant deux décennies, Sheikh Hasina s'était résolument rangée du côté des patrons d'usines et avait supervisé la répression des manifestants. Ce qui explique que les ouvriers aient rejoint en masse quelques mois plus tard le mouvement initié par les étudiants. Depuis, le travail a repris dans les usines, et une nouvelle augmentation salariale de 9% a été décidée sous l'égide du gouvernement provisoire dirigé par Mohammed Yunus, pionnier du microcrédit et prix Nobel de la paix. Mais, à en croire les témoignages de certains ouvriers, ces dispositions ne sont pas forcément bien appliquées sur le terrain.

Répression et intimidation

Les grandes marques qui s'approvisionnement au Bangladesh n'ont pas fait le moindre geste pour soutenir le mouvement des ouvriers et ouvrières textiles et encore moins pour s'opposer à la répression dont ils ont fait l'objet. Les ONG qui soutiennent leur cause, regroupées en Europe au sein de la Clean Clothes Campaign, ont donc décidé de les interpeller directement pour qu'ils fassent pression auprès de leurs fournisseurs engagés dans la répression, notamment ceux qui ont déposé plainte contre leurs ouvriers suite aux violences.

H&M, Zara, Lee, Primark ou C&A sont dans le viseur, de même que des enseignes françaises comme Carrefour, Kiabi ou Decathlon. Interrogées pour un article récent du Monde, ces dernières ont toutes assuré ne pas être concernées ou avoir engagé les démarches nécessaires pour que les plaintes soient abandonnées.

Pourtant, pour l'ONG ActionAid France, qui relaie la campagne dans l'Hexagone, le compte n'y est pas.
Plusieurs milliers d'ouvriers et ouvrières restent sous la menace, d'autant que la plupart des plaintes sont non nominatives, permettant ainsi à la police de cibler n'importe qui et d'intimider le mouvement syndical dans son ensemble. Et même une fois la menace de la répression levée, il restera aussi à trouver un modèle viable pour le secteur textile bangladais, assurant un salaire digne à ses ouvriers.

28.01.2025 à 09:59

Devoir de vigilance, stabilité financière... Le gouvernement français se fait le champion de la dérégulation à Bruxelles

Olivier Petitjean

Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales.
Dans un courrier rendu public par Politico, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que (…)

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Texte intégral 1192 mots

Prenant prétexte de l'élection de Donald Trump et de ses menaces de guerre commerciale, le gouvernement français a remis à l'ordre du jour à Bruxelles toute une série de vieilles revendications patronales. En ligne de mire, notamment, la récente directive sur le devoir de vigilance des multinationales.

Dans un courrier rendu public par Politico et Mediapart, le gouvernement français, par la voix du ministre de l'Économie Éric Lombard, demande à Bruxelles « une pause réglementaire massive », ainsi que la « révision de législations, même adaptées récemment » qui ne seraient plus « adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ».

En ligne de mire, notamment : la directive adoptée il y a un peu moins d'un an, qui consacre au niveau européen le principe d'une responsabilité des grandes entreprises quant au respect de l'environnement et des droits humains sur toute leur chaîne de valeur à travers le monde. Ce principe est pourtant déjà en vigueur en France depuis 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance des multinationales.

Dernier épisode en date dans une longue bataille

Mise à l'agenda parlementaire dès 2012, cette loi avait finalement été adoptée dans les derniers jours de la présidence de François Hollande au bout d'une bataille de lobbying acharnée et malgré l'opposition des grands groupes représentés par l'Association française des entreprises privées (AFEP) et du ministre de l'Économie d'alors Emmanuel Macron (lire notre dossier Devoir de vigilance). L'AFEP avait ensuite mené l'offensive contre le projet de directive européenne. Il y a quelques jours, ce lobby, porte-parole du CAC 40, a réitéré sa revendication d'un gel de cette directive et d'autres au nom de « l'intensification de la concurrence mondiale ».

Reprenant ces demandes presque mot pour mot, le gouvernement français exige désormais lui aussi un report sine die de l'application de la directive, et la suppression de la possibilité de l'étendre au secteur financier. Durant l'examen du texte à Bruxelles, la France avait bataillé ferme pour éviter que les obligations de devoir de vigilance s'appliquent à ce secteur, pour protéger les intérêts des grandes banques tricolores mais aussi de BlackRock (lire notre enquête La boîte noire de la France à Bruxelles). Elle a largement obtenu gain de cause, mais a tout de même dû accepter une clause de revoyure prévoyant que la question serait réexaminée au bout de deux ans. Clause que Paris cherche aujourd'hui à faire sauter.

Dérégulation financière

Ce n'est pas tout. Le gouvernement français souhaite que soient réexaminées et assouplies d'autres législations, notamment la directive sur le reporting des entreprises en matière de soutenabilité (CSRD), mais aussi la taxonomie verte, les garde-fous en matière de stabilité financière, l'encadrement strict de de la « titrisation » mis en place suite à la crise de 2008, les règles environnementales de la politique agricole commune, la législation en matière de déchets ou encore le tout nouveau cadre législatif sur l'intelligence artificielle.

Au final, c'est une litanie de revendications portées de longue date par les grands intérêts économiques français, en particulier les banques, que le gouvernement ne fait que reprendre en les présentant de manière opportuniste comme une réponse au nouveau contexte international.

Ces demandes françaises s'inscrivent en effet dans une série d'initiatives lancées par la Commission européenne pour renforcer la « compétitivité » du vieux continent, dans la lignée du rapport Draghi publié en juin dernier. Cette nouvelle priorité doit se traduire en particulier par un texte de dérégulation tous azimuts – l'« Omnibus de simplication » – qui sera dévoilé le 26 février prochain et est piloté par le commissaire européen français Stéphane Séjourné.

D'après les documents fuités à la presse européenne, la Commission envisage entre autres d'assouplir les règles de la concurrence pour permettre aux entreprises européennes d'absorber leurs concurrentes et de devenir plus grosses (une autre revendication française de longue date), de relancer l'union des marchés de capitaux, d'introduire une préférence européenne dans les marchés publics « stratégiques », de mettre en place un « fonds de compétitivité » et plus globalement d'assurer « un alignement plus étroit entre les secteurs public et privé » pour protéger l'économie européenne et ses infrastructures.

Alignement par le bas

Là encore, il s'agit pour beaucoup de mesures déjà sur la table depuis un certain temps et de revendications anciennes des milieux patronaux. Le raisonnement selon lequel la principale explication des difficultés de l'économie européenne serait l'excès de transparence et de « reporting » - et non, plutôt, la fin de l'accès à l'énergie russe bon marché, le comportement rentier des grands groupes ou la faiblesse de leurs investissements sur le vieux continent – paraît pourtant léger. Jusque récemment, la Commission présentait ces régulations et le « Green New Deal » lui-même comme un facteur de compétitivité.

La position française est d'autant plus étrange que plusieurs grandes multinationales ont exprimé leur soutien à l'application de la directive sur le devoir de vigilance. Il y a quelques jours encore, Ferrero, Nestlé, Primark, Unilever et d'autres groupes ont co-signé une déclaration exprimant leur « inquiétude » quant à une éventuelle remise en débat de la directive, basée selon elles sur des « standards qui font autorité » en matière de soutenabilité.

De quoi on peut sans doute conclure deux choses. D'abord, que ces textes ne sont pas si contraignants et si excessifs que ne le disent les milieux d'affaires français, actuellement très prompts à surfer sur la vague « anti-régulations » incarnée par Javier Milei et Elon Musk. Deuxièmement, que l'AFEP,, prétendant parler au nom de toutes les entreprises, tend toujours à s'aligner sur le plus petit dénominateur commun, entraînant souvent le gouvernement français à sa suite.

28.01.2025 à 09:55

Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?

Olivier Petitjean

Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.
Le texte complet de la question était le suivant :
TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le (…)

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Texte intégral 2917 mots

Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu'il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c'est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.

Le texte complet de la question était le suivant :

TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le cas ?

Question posée par Robert Zimmermann le 24 mai 2024 (nous poser une question ?)

Pourquoi c'est une bonne question

La feuille d'impôts de TotalEnergies est un sujet récurrent de débat en France. Depuis plusieurs années, le groupe pétrogazier, « champion national » par excellence, est régulièrement accusé de ne payer aucun impôt dans l'Hexagone alors même qu'il affiche des bénéfices très confortables à l'échelle mondiale.

Les chiffres le confirment. Les rapports de transparence fiscale publiés par le groupe indiquent qu'en 2019, 2020 et 2021, et à nouveau en 2023, TotalEnergies n'a payé aucun impôt sur les sociétés en France. De l'aveu même de ses dirigeants, cela a également été le cas entre 2011 et 2014. Et on peut même faire remonter ce débat récurrent à – au moins – 2019-2010.

Même les années où TotalEnergies déclare un bénéfice en France et est effectivement censé payer l'impôt sur les sociétés, il semble y avoir toujours une raison pour laquelle le groupe arrive tout de même à réduire son ardoise finale, voire touche, en sens inverse, de l'argent du fisc. En 2023, c'était en raison du recouvrement d'un trop perçu de la part de Bercy. En 2021, c'était du fait du règlement en faveur du groupe pétro-gazier d'un litige autour du crédit impôt recherche. En 2022, sur un impôt sur les sociétés théoriques de 122 millions de dollars en France, TotalEnergies n'a versé au fisc que 19 millions. Rappelons que le groupe a affiché ces trois mêmes dernières années des profits historiques, de 14,2, 19,2 et 19,3 milliards d'euros.

Les défenseurs de TotalEnergies dans les médias et sur les réseaux sociaux avancent plusieurs arguments pour défendre leur champion. D'abord, que les activités françaises seraient structurellement non profitables et déficitaires du fait de la faible compétitivité de notre économie. Et aussi, de manière qui pourrait apparaître plus convaincante de premier abord, que cette faible contribution fiscale est tout à fait normale dès lors que TotalEnergies paie surtout et avant tout ses impôts là où le groupe extrait son pétrole et son gaz, c'est-à-dire pas en France. On ne va tout de même pas prétendre confisquer aux Africains et autres les revenus fiscaux auxquels ils ont droit et dont ils ont bien besoin...

Alors, que faut-il en penser ? Les citoyens et citoyennes français ont-ils raison de se plaindre que TotalEnergies ne contribue pas au budget national ?

Enfumage total

Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise.

Avant toute chose, pour déblayer le terrain, précisons s'il en est besoin que nous parlons bien ici de l'impôt sur les sociétés. Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise. À l'automne 2022, en plein débat sur la taxation des « superprofits » liés à la guerre en Ukraine, le PDG Patrick Pouyanné a ainsi affirmé devant une commission parlementaire que son groupe « apporte une contribution comprise entre 1,6 et 1,9 milliard au budget français ». Or, comme le rappelait Matthieu Aron dans L'Obs, ce chiffre correspond essentiellement aux cotisations patronales (1,1 milliard) ainsi qu'à la taxation des dividendes versés (500 millions). Des sommes qui ne sont que collectées par TotalEnergies pour ses actionnaires et ses salariés, et non acquittées par le groupe.

La ficelle est grosse, mais cela n'empêche pas de nombreux journalistes et responsables politiques de répéter naïvement les chiffres qui leur sont communiqués par TotalEnergies.

Total ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz

Passons aux choses sérieuses. Premier point à rappeler : le groupe TotalEnergies ne fait pas qu'extraire du pétrole et du gaz. Il s'est construit de manière à contrôler toute sa chaîne de valeur, depuis le forage jusqu'à la commercialisation d'essence à la pompe et d'autres produits issus du raffinage et de la pétrochimie comme le plastique, en passant par le négoce et le transport. Depuis quelques années, dans le prolongement de cette logique de concentration verticale, TotalEnergies a étendu ses activités à d'autres sources d'énergies dites « vertes » et, avec le rachat de Lampiris et de Direct Energie, il vend désormais de l'électricité et du gaz aux particuliers en France et dans d'autres pays européens.

On ne voit pas pourquoi toutes ces activités autres que l'extraction (transport, négoce, raffinage, stations-services, plastique, fourniture d'énergie) ne généreraient pas de bénéfices, y compris en France, et donc de l'impôt sur les bénéfices. D'autres entreprises en sont parfaitement capables.

Une activité de négoce très lucrative

À entendre les discours des dirigeants du groupe, TotalEnergies n'aurait essentiellement que deux activités : la production, qui aurait lieu ailleurs qu'en France, et le raffinage, qui aurait lieu en France mais qui serait structurellement déficitaire. C'est oublier un peu rapidement certaines activités intermédiaires qui peuvent s'avérer très profitables. Comme le négoce de pétrole et de gaz par exemple.

Deux filiales de négoce basées en Suisse, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

TotalEnergies passe par ses filiales de trading – Totsa pour le pétrole et Total Gas and Power Limited ou TGP pour le gaz – pour acheter et revendre les hydrocarbures qu'il extrait lui-même mais aussi ceux extraits par d'autres. Selon une enquête du Temps, ces activités feraient du groupe français l'une des plus grosses maisons de négoce de la planète aux côtés de Glencore, Vitol, Gunvor ou entre Trafigura. Ces activités, comme pour ses homologues, sont basées essentiellement... en Suisse. Le document d'enregistrement universel 2023 de TotalEnergies confirme que Totsa a enregistré cette année-là un bénéfice de près de 3 milliards d'euros (soit un septième des bénéfices globaux du groupe). Total Gas and Power Limited, basée à Londres mais possédant elle aussi une importante succursale en Suisse, affiche quant à elle en 2023 un bénéfice de plus de 2,5 milliards d'euros. Ces deux entités du groupe, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent donc à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

Aucun chiffre spécifique sur la Suisse n'est donné dans les rapports de transparence fiscale de TotalEnergies, de sorte que l'on ne sait pas combien d'impôts exactement le groupe a versé sur ses bénéfices issus du négoce. Quant à TGP, elle déclare dans ses comptes britanniques avoir acquitté en 2023 un impôt sur les sociétés de 282 millions d'euros, soit un taux d'imposition plutôt intéressant de 10% (pour rappel, le taux nominal de l'impôt sur les sociétés en France, encore à 33% récemment, est aujourd'hui de 25%).

De filiale en filiale, le voyage secret des bénéfices du groupe

Une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-service

L'exemple des filiales de négoce nous fait toucher au fond du problème. Le groupe TotalEnergies regroupe des centaines de sociétés filiales réparties selon leur activité ou selon leur localisation géographique ou encore en fonction de considérations juridiques, comptables ou fiscales. Ces filiales sont amenées à commercer entre elles aux différentes étapes de la chaîne de valeur. Par exemple, pour simplifier et schématiser, une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-services.

Chacune de ces transactions entre sociétés d'un même groupe est facturée au moyen de ce qu'on appelle les « prix de transfert », que les multinationales comme TotalEnergies peuvent fixer à leur guise avec – quoiqu'elles en disent parfois – seulement une supervision minimale de la part des administrations fiscales. Or il suffit de les manipuler un peu pour faire en sorte que telle ou telle filiale affiche des bénéfices plus ou moins grands, ou au contraire des pertes. C'est là l'un des plus importants ressorts de l'optimisation fiscale des multinationales.

La France mal lotie

On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Il semble bien que la faiblesse récurrente des bénéfices déclarés par TotalEnergies en France soit directement liée à ce type d'arbitrages, qui sont parfois des choix d'approvisionnement auprès de différentes filiales et parfois de simples jeux d'écriture.

Une note récente de l'Institut des politiques publiques, qui pose la question de pourquoi l'impôt sur les superprofits pétroliers a au final si peu rapporté au fisc français, note ainsi que « la part des profits pétroliers européens localisés en France est pratiquement nulle, quand bien même la contribution des consommateurs français au chiffre d'affaires européen de ces entreprises est très élevée ».

En 2022, la France représente 51 % des ventes de TotalEnergies dans l'Union européenne, mais seulement 4 % de ses impôts, contre 19 % des ventes et 43 % des impôts en Allemagne. On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Une structuration juridique qui ne correspond pas à la réalité économique

À cet enjeu des flux financiers intra-groupe s'ajoute un autre effet déformant, que nous avions documenté dans le cadre de notre « véritable bilan du CAC40 » de 2019 : les filiales de TotalEnergies qui s'occupent d'exploration et de production ne sont pas forcément enregistrées dans les pays où cette production a lieu.

À l'époque (mais le constat vaut encore aujourd'hui), les filiales de TotalEnergies dédiées à la production étaient principalement localisées en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas, et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. La filiale qui s'occupe aujourd'hui du projet EACOP, cet oléoduc très contesté qui doit traverser l'Ouganda et la Tanzanie, a ainsi son siège social à Londres. On en trouvait aussi quelques-unes dans des paradis fiscaux comme les Bermudes ou les îles Vierges britanniques. Une répartition géographique très différente de celle des pays d'où provenaient réellement la production de pétrole et de gaz de TotalEnergies pour cette même année 2018, essentiellement en Afrique, en Russie et au Moyen-Orient, et secondairement en mer du Nord et aux États-Unis.

Pour frappante qu'elle soit, la comparaison entre les cartes ne dit évidemment pas tout. Vingt filiales dans un même pays peuvent brasser moins de chiffre d'affaires et générer moins de bénéfices qu'une seule filiale dans un autre. Mais elle montre au moins une chose : l'idée selon laquelle les bénéfices issus de l'extraction de pétrole et de gaz seraient imposés « naturellement » là où cette extraction a lieu n'a rien d'évident.

Les pays où TotalEnergies extraient des hydrocarbures reçoivent-ils leur juste part ?

Que savons-nous réellement des impôts versés par TotalEnergies dans les pays où il exploite du pétrole et du gaz ?

Selon le rapport de transparence fiscale de l'entreprise, les principaux pays où TotalEnergies a payé l'impôt sur les sociétés en 2023 sont effectivement des pays producteurs, à commencer par la Norvège (4,9 milliards de dollars dus), le Royaume-Uni (2,3 milliards) ou encore le Nigeria (1,2 milliards), qui à eux trois représentent les deux tiers de l'ardoise fiscale du groupe.

Ils sont pourtant loin de représenter les deux tiers de sa production d'hydrocarbures. Dans les autres pays, les versements aux gouvernements – qui font l'objet depuis quelques années d'une divulgation obligatoire – se font par d'autres mécanismes que l'impôt sur les sociétés, comme des taxes spécifiques (comme aux Emirats arabes unis), des royalties ou encore le partage de la production.

Si l'on tient compte de tous les paiements déclarés, les cinq premiers bénéficiaires – représentant 75% des versements de TotalEnergies - sont les Emirats arabes unis, la Norvège, la Libye, la Grande-Bretagne et l'Angola. Ils ne représentent pourtant « que » 40% de sa production la même année. Les Emirats comptent pour 28% des versements et 14% de la production, la Norvège pour 17,5% des versements contre 9,6% de la production. À l'inverse, le Nigeria représente 8,8% de la production mais 5% des versements. De même le Congo (2,8 et 1,5%) et d'autres pays aux profils variés.

Ces variations sont l'effet des différences de législation et de taux d'imposition dans les différents pays. Celles-ci reflètent aussi une différence de rapport de forces entre TotalEnergies et ses gouvernements hôtes. Nul hasard sans doute à ce que les pays européens et Emirats arabes unis soient les mieux lotis.

Et donc ?

TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables. La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe.

Le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce, très loin des lieux d'extraction. TotalEnergies paie aussi beaucoup plus d'impôts qu'en France dans des pays comme l'Allemagne où il n'a pas d'activité extractive et moins d'activités transverses qu'en France.

La France apparaît clairement mal lotie de ce point de vue, du fait de décisions de la direction de TotalEnergies, et les explications de ses dirigeants sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites.

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