21.10.2025 à 07:00
« La coalition derrière Trump est une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents »
Dans son essai Une première histoire du trumpisme, l'historienne Maya Kandel se penche sur les alliances, et les idéologies et intérêts parfois contradictoires de la coalition hétéroclite qui a porté Donald Trump au pouvoir pour la deuxième fois. Entretien.
Ce n'est pas un bilan, mais bien une première histoire du trumpisme. Ce que j'ai eu envie de montrer, c'est comment celui-ci a évolué de 2016 à 2024. C'est une « première histoire », car elle est encore en train de s'écrire, mais il y a (…)
Dans son essai Une première histoire du trumpisme, l'historienne Maya Kandel se penche sur les alliances, et les idéologies et intérêts parfois contradictoires de la coalition hétéroclite qui a porté Donald Trump au pouvoir pour la deuxième fois. Entretien. Dans ce premier bilan, paru peu de temps après la réélection de Donald Trump en 2024, vous parlez du soutien d'une « contre-élite hétéroclite ». Quelle est la nature de cette alliance ? Ce n'est pas un bilan, mais bien une première histoire du trumpisme. Ce que j'ai eu envie de montrer, c'est comment celui-ci a évolué de 2016 à 2024. C'est une « première histoire », car elle est encore en train de s'écrire, mais il y a déjà une profondeur historique au phénomène. Le trumpisme est profondément différent en 2024 de ce qu'il était en 2016 et je voulais analyser cette évolution, pour montrer pourquoi le second mandat ne ressemblerait pas au premier. Le trumpisme déborde désormais largement la figure de Donald Trump – c'est d'ailleurs un des points centraux du livre. Trump a catalysé des tendances politiques qui étaient à l'œuvre depuis longtemps : le virage identitaire, l'extrême- droitisation du Parti républicain, le rejet des élites. Mais son élection a conduit à donner une idéologie à tout cela. Ce qui change entre le premier mandat et le second c'est avant tout le degré de préparation en termes de programme et de personnel politique. Cette préparation a commencé dès janvier 2021, autour d'anciens de la première administration et des intellectuels nationaux-conservateurs, qui ont construit ou enrôlé des organisations bien financées. L'autre évolution vient du ralliement de certaines figures majeures de la Silicon Valley, qu'on a trop réduit à la seule figure d'Elon Musk. La coalition qui soutient Trump en 2024 est beaucoup plus large et porte au pouvoir une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents. Comment s'est construit cette coalition trumpiste ? Une première histoire du trumpisme Par Maya Kandel, Gallimard, 2025, 192 pages, 19 euros. C'est un attelage compliqué, mais ce qui réunit tout le monde, c'est la figure de Donald Trump, instrument de leur victoire dans les urnes, qui est un personnage capable de créer un chaos suffisant pour provoquer une vraie révolution politique. Parmi les think tanks derrière Trump, il y a le Claremont Institute, qui a été le premier à le soutenir, avant même sa victoire de 2016. L'obsession du Claremont, un centre californien fondé en 1979 et jusque-là marginal, consiste à revenir à l'esprit des pères fondateurs. Ils ont en cela un côté « fondamentaliste ». Ils considèrent que le système politique américain s'est dévoyé depuis la présidence de Woodrow Wilson, marquée notamment par une politique étrangère interventionniste, mais aussi par le début de l'expansion de l'appareil de sécurité nationale et de la bureaucratie, avec la création de nouvelles agences par le Congrès. Dans la lignée de Leo Strauss, leur pensée repose sur l'idée que toute bureaucratie, à force, devient antidémocratique. Il serait donc parfois nécessaire, notamment en temps de crise, d'avoir un leader fort, qui représente la vraie légitimité du peuple. C'est dans cette optique que les penseurs du Claremont dénoncent depuis des décennies l'« administrative state » (l'État administratif), synonyme du « deep state », cible de Trump et du mouvement MAGA. C'est sur le Claremont Institute que Yoram Hazony [philosophie israélo-américain, national conservateur, ndlr] s'est appuyé pour développer le mouvement national-conservateur ou NatCon, qui naît officiellement en 2019 pour proposer une théorisation des intuitions de Trump et coller au nouveau socle électoral du parti républicain. C'est ce mouvement qui va construire « l'idéologie trumpiste ». Hazony fonde la Edmund Burke Foundation, dont le siège est à la même adresse que le Conservative Partnership Institute [institut fondé par un ancien leader du mouvement du Tea Party, en 2017, pour former et financer des cadres conservateurs, ndlr]. Son objet est d'organiser les conférences annuelles du mouvement NatCon. Ce sont des moment où ces gens vont pouvoir se rencontrer, se mettre en réseau, et fédérer des secteurs de plus importants du camp conservateur. Hazony va inclure des gens et des courants qui étaient à la marge, et que Trump va intégrer dans sa coalition électorale. Quel a été le rôle des think tanks plus classiques, comme la Heritage Foundation, au sein de ces nouveaux réseaux ? La Heritage Foundation, c'est une grosse machine depuis les années 1970. Elle a été créée à cette époque pour combattre l'influence de la gauche sur le plan économique, social ou politique. Ils ont des bâtiments énormes à Washington, beaucoup de donateurs, c'est le think tank le plus important de l'écosystème conservateur. L'objectif de la Heritage depuis sa création est de peser sur les choix politiques : ils préparent tous les quatre ans un programme pour le candidat républicain. Reagan, élu en 1980, avait adopté la majorité des mesures du « Mandate for leadership » de la Heritage. Kevin Roberts a changé l'orientation et une partie du personnel de la Heritage Foundation pour s'aligner sur le trumpisme. Après la première victoire de Trump, ils ont eu un moment de flottement. Ils cherchaient un nouveau président et ont même envisagé de prendre JD Vance. Cela ne s'est finalement pas fait, mais en 2021, Kevin Roberts a pris la tête de la Heritage. L'année suivante, il va prêter allégeance au mouvement national-conservateur lors de sa réunion annuelle de 2022, à Miami. Kevin Roberts a changé l'orientation et une partie du personnel de la fondation pour s'aligner sur le trumpisme. La Heritage, avec sa force de frappe, rédige en 2023-2024 un nouveau « Mandate for Leadership » : le « Projet 2025 ». Ils vont aussi créer un genre de Linkedin pour conservateurs pour trouver des cadres pour une future administration et ne pas reproduire l'impréparation de 2016, où il n'y avait pas le personnel nécessaire derrière le nouveau Président. Bien sûr, sur certains sujets, le commerce ou la politique étrangère notamment, le trumpisme bouscule les principes de la Heritage Foundation. Mais même s'ils ne sont pas alignés sur tout, ils n'iront jamais contre un républicain occupant la Maison blanche : leur raison d'être, c'est de travailler pour le républicain qui gagne. Comment les milliardaires de la Tech se sont-ils alliés à ces réseaux conservateurs ? Peter Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l'allocution d'ouverture. Il y a d'abord eu Peter Thiel, le seul de la tech à soutenir Donald Trump dès 2016 – avec Palmer Luckey, mais qui était encore très jeune et n'avait même pas encore fondé sa société Anduril. Thiel est un peu particulier dans la Silicon Valley, c'est un investisseur mais aussi un intellectuel, il a publié deux livres en 1995 et 2014, et plusieurs textes, dont celui où il déclare qu'il ne pense plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. Il finance depuis longtemps des publications et causes conservatrices. Il est difficile à approcher mais il est toujours dans les cercles et discussions de la droite américaine. Son soutien à Trump a été une surprise, à l'époque, mais il avait un constat très sombre sur la politique et disait voir en Trump un agent du chaos capable de faire table rase du système, pour en construire un nouveau. Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l'allocution d'ouverture. Il est intervenu aussi dans les éditions suivantes, en 2021 et 2022. À partir de 2024, il n'est plus présent. Mais il a pu trouver le mouvement NatCon intéressant pour définir le trumpisme à partir de ce nouveau socle électoral. Et la place très importante qu' occupe la religion correspond à sa vision. Quelqu'un comme Elon Musk a basculé : avant, il était plutôt démocrate. Il a évolué avec le Covid, en 2020, son tweet sur la pilule rouge, et puis il y a eu sa fille transsexuelle, et il est devenu « anti-woke ». En 2022, il a contribué au financement du super PAC de Stephen Miller [proche de Donald Trump, qu'il conseillait déjà lors de son premier mandat, ndlr]. Mais à cette époque, certains pensaient pouvoir tourner la page Trump, et Musk va d'abord soutenir son concurrent républicain Ron DeSantis, tout comme David Sacks, une autre figure de la tech. Pour eux, Trump n'était pas le premier choix, et ils ont basculé tardivement. Vous étiez présente à la dernière conférence NatCon, en septembre 2025, et avez constaté des fissures dans cette alliance. Où en sont-ils ? Le meurtre de Charlie Kirk a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l'instant. C'est plus facile d'être unis dans l'opposition qu'une fois au pouvoir. A la dernière conférence NatCon, il y avait des rumeurs sur le retour de Peter Thiel, mais finalement il n'était pas là. Et les divisions étaient beaucoup plus visibles, entre des nationaux conservateurs de plus en plus centrés sur la religion pour sauver les États-Unis, et la droite tech qui a rejoint Trump en 2024. Il y avait plusieurs panels sur l'intelligence artificielle (IA), avec beaucoup d'hostilité des participants. Les milliardaires de la tech ont été très attaqués, qualifiés d'« hérétiques ». Le sénateur Josh Hawley a été très virulent contre l'IA « qui menace les travailleurs américain ». Steve Bannon, qui déteste Elon Musk depuis des années, a fait le discours de clôture avec une vraie déclaration de guerre contre les « Tech Bros », qualifiés de « ralliés de la 25e heure qui veulent capturer l'État pour leurs propres intérêts ». Il y avait devant l'hôtel où se tenait la conférence des pancartes appelant à déporter Elon Musk. On voyait de claires divergences d'intérêts également sur des sujets centraux comme la Chine ou l'immigration. Mais après cette conférence, il y a eu le meurtre de Charlie Kirk. Cela a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l'instant, autour de « l'ennemi intérieur », comme ils qualifient la gauche, en écho à Trump. Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. Est-ce que ces réseaux nationaux-conservateurs ont des liens avec l'Europe et la montée des conservatismes sur notre continent ? Oui, pour deux raisons principales. D'une part, les milieux conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni sont liés depuis longtemps. C'est culturel, historique. Il y a des Anglais qui sont passés par la Heritage Foundation, ou par l'Americain Enterprise Institute, des Américains qui vont travailler à Chatham House ou d'autres centres à Londres. Ces univers intellectuels sont liés, parfois par des réseaux anciens comme la Société du Mont Pèlerin. L'autre raison, c'est Yoram Hazony. Il a été conseiller de Benjamin Netanyahu dans les années 1990. Dès la création de la Edmund Burke Foundation et les premières conférences NatCon, il a développé une stratégie parallèle en Europe et invité des intellectuels européens. D'ailleurs, leur première conférence a eu lieu à Londres en 2019. Puis il y en a eu d'autres, à Rome, à Bruxelles aussi en 2024 : Eric Zemmour y a participé. Ces réunions leur servent à partager des éléments de langage, à se connecter tout simplement pour se relayer ensuite via les réseaux sociaux. L'agenda d'Hazony est très lié à Israël : il veut s'assurer du soutien politique de toutes les droites à l'État hébreu. Il y a aussi un angle « civilisationnel », avec l'Europe comme berceau de « l'Occident judéo-chrétien », la civilisation occidentale dont ils se disent les défenseurs. Ils ont des propos très anti-Union européenne, qui représente tout ce qu'ils détestent. Mais ils ne sont pas contre l'Europe qu'ils voient comme le berceau de l'Occident. Donc d'un côté, ils ont des propos très anti-Union européenne (UE), qui représente tout ce qu'ils détestent : le multilatéralisme, les valeurs libérales, cela représente pour eux comme une extension des démocrates américains. Mais ils ne sont pas contre l'Europe qu'ils voient comme le berceau de l'Occident. Cela explique leur soutien à des partis d'extrême droite européens très opposés à l'UE. Il y a aussi des liens étroits entre les écosystèmes conservateurs américains et hongrois, via le Danube Institute ou le Mathias Corvinus Collegium, qui a ouvert un bureau à Bruxelles. La Hongrie d'Orbán investit beaucoup d'argent pour accueillir des chercheurs comme Rod Dreher, un proche de JD Vance, qui passe son temps entre Budapest et Washington. Ces rapprochements reflètent une stratégie d'influence de longue date de Viktor Orbán. Lire aussi : Pour revenir aux États-Unis, quelle influence les milliardaires de la tech ont, aujourd'hui, sur les politiques menées par Donald Trump ? Il y a beaucoup de gens de la tech dans l'administration Trump : David Sacks est le conseiller pour l'IA, Michael Kratsios le conseiller scientifique et technologique du président, mais aussi beaucoup d'autres à des postes moins visibles au Pentagone ou dans d'autres agences de l'exécutif. Ils ont une influence, un poids sur les décisions. Kratsios a eu un rôle très important sur les politiques en matière d'IA, avec un plan d'action pour l'IA présenté comme un « nouveau plan Marshall », des investissements dans les data centers. De nombreux patrons de la Silicon Valley étaient dans la délégation du premier voyage de Donald Trump dans le Golfe. On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l'offensive contre les réglementations européennes. Mais les Tech Bros ne l'emportent pas toujours. Par exemple, la décision de faire payer 100 000 dollars pour les visas HB1 [visas pour les travailleurs étrangers qualifiés, ndlr] ne les arrange pas. Donc ils ont du pouvoir, mais ils sont comme tous les autres intérêts autour de Trump : il y a toujours le « facteur Trump » qui perturbe les plans bien ordonnés et la construction idéologique. On le voit par exemple sur les droits de douane. Les économistes de la nouvelle droite vont expliquer que les tarifs ont un intérêt pour protéger certains secteurs, certains emplois, ou pour faire rentrer des recettes. Mais Trump les utilise comme une tactique pour obtenir des concessions sur d'autres dossiers, comme par exemple pour obtenir de l'Europe qu'elle achète du pétrole et du gaz aux États-Unis plutôt qu'à d'autres pays. Les droits de douane servent aussi de menace contre l'application des règlements européens Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA), qui visent à limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Ces régulations impactent surtout les géants de la tech américains. On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l'offensive contre ces réglementations. Tous instrumentalisent la notion de liberté d'expression pour condamner ces réglementations au nom d'une soi-disant « censure » des entreprises et citoyens américains. C'est une instrumentalisation délibérée, particulièrement ironique de la part d'une administration qui attaque la liberté d'expression aux États-Unis (c'était l'objet d'un des premiers décrets de Trump en janvier 2025). Qu'est-ce qu'il en est des secteurs traditionnellement influents sur les politiques américains, comme les industries fossiles ? La question des énergies fossiles est devenue un « marqueur identitaire » dans les guerres culturelles américaines. Ce n'est pas qu'un phénomène américain. Chez les nationaux conservateurs, il y a des justifications plus élaborées : l'augmentation de la production va permettre d'améliorer la productivité américaine ; en baissant les prix, on affaiblit des pays comme la Russie et l'Iran, dont les économies sont dépendantes du prix du pétrole. Un facteur déterminant aujourd'hui, ce sont les besoins démesurés d'énergie pour les data centers nécessaires au développement de l'IA. Évidemment, Trump qui détruit le plan climat de Biden, c'est une voie royale pour la domination de la Chine dans le secteur des énergies renouvelables. Côté républicain, on va dire que certes, ils laissent la place aux Chinois pour devenir leaders dans ce domaine, mais il y aura toujours des pays sans vent et sans soleil qui auront besoin d'énergies fossiles. Surtout, pour eux, en attendant la transition, il y aura toujours besoin de pétrole, et quand ils ne considèrent pas que le changement climatique est un hoax, ils se disent que des solutions technologiques vont être trouvées. Donc que cela vaut encore le coup de faire des États-Unis le leader mondial du pétrole. Enfin, un facteur déterminant aujourd'hui, ce sont les besoins démesurés d'énergie pour les data centers nécessaires au développement de l'IA, dont les États-Unis sont en train de faire un enjeu existentiel de concurrence avec la Chine. Cela explique pourquoi les géants de la tech ont tous renié leurs engagements antérieurs sur l'énergie et le climat. Peut-on s'attendre à ce que le monde de la tech continue à s'impliquer autant dans la politique ? Depuis les présidentielles, Meta en est à son deuxième « Super PAC » pour les prochaines élections du Congrès. Ce sont des machines à faire élire. Les dépenses de campagne aux États-Unis sont de plus en plus vertigineuses, depuis que la Cour Suprême a ouvert la voie à ce financement privé avec la décision Citizens United (2010). Ils ont bien sûr des objectifs politiques. On l'a vu récemment avec un amendement proposant un moratoire de 10 ans sur toute tentative de régulation de l'IA de la part des États, qui avait été proposé dans le cadre de la « One Big Beautiful Bill » de Trump et finalement rejeté. Il pourrait revenir. Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui. La Silicon Valley investit désormais la politique comme Wall Street auparavant. La déréglementation bancaire des années 1980 et 1990 a été portée par des élus qu'ils ont financés. Même chose pour les industries de santé. Au moment des débats sur Obamacare, il avait été calculé que l'industrie de la santé avait huit lobbyistes par élu. Et c'était avant l'arrêt Citizen United, qui a torpillé les lois sur le financement des campagnes aux États-Unis en supprimant les limites des contributions financières des entreprises (ce qui explique les sommes vertigineuses que peuvent dépenser en toute légalité les Super PAC). Depuis, il y a eu une explosion des dépenses de campagnes. Les chiffres sont vertigineux. Même pour de petites élections, quand il s'agit simplement de gagner un district sur quatre cent trente-cinq. Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui. Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere Texte intégral 3857 mots
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16.10.2025 à 07:00
Depuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées (…)
- Extrême Tech / Palantir, États-Unis, nouvelles technologies, numérique, pouvoir des entreprisesDepuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées inspirent de plus en plus la politique de l'administration américaine. Entretien. Peux-tu commencer par expliquer ce que recouvre, pour vous, cette notion de « techno-fascisme », et pourquoi, selon vous, c'est le terme pertinent pour décrire ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis ? Olivier Tesquet : Ce qui nous a posé question dans ce terme quand nous nous sommes lancés dans ce livre, c'est évidemment plus le côté « fascisme » que le côté « techno ». Je pense qu'aujourd'hui, on aurait moins d'hésitations à l'utiliser. Quand on voit Trump envoyer la garde nationale à Chicago pour épauler l'ICE, c'est un marqueur assez évident. Mais il y a quelques mois, on s'était demandé : « Retrouve-t-on, dans la situation actuelle, certains des invariants des fascismes historiques ? » Quelques-uns sont apparus assez clairement. Le premier, c'est l'idée d'une contre-révolution contre la modernité politique, imprégnée de l'esprit des anti-lumières. Le deuxième, qui était moins visible à l'époque mais qui le devient de plus en plus, c'est l'idée que la civilisation occidentale serait menacée d'extinction en raison d'une série de périls existentiels – qui vont de l'immigration à la gauche, en passant par les pandémies ou l'intelligence artificielle générale – et que face à cette menace d'extinction, il y a besoin de régénérer le corps national par la purification. Les différentes factions divergent sur le rituel de purification à mettre en oeuvre, mais l'idée est la même. Enfin, il y a le primat de la race. L'espace géographique et politique de la Silicon Valley a toujours été très imprégné de théories racialistes et eugénistes, et on observe un retour de l'obsession pour le QI, le génie, l'intelligence... La référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques. Voilà pour les invariants. On a choisi d'utiliser le terme « techno-fascisme », et pas simplement fascisme, parce que la référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques. Avec le Doge ou le rôle de Palantir, nous avons des exemples très concrets d'une nouvelle architecture du pouvoir en train de se dessiner, un pouvoir techno-fasciste. Le techno-fascisme est aussi un mode de circulation des idées. C'est plus difficile à appréhender parce qu'on est face à une cohabitation entre tout un tas d'idéologies plus ou moins marginales qui vont plus ou moins bien ensemble, qui parfois se frictionnent, mais qui au final coexistent quand même au sein d'un même espace. Ce n'est pas l'idéologie totalisante de certains fascismes historiques. C'est plus une logique de « plug and play », où chacun prend un bout quelque part pour le réutiliser ailleurs, ce qui donne naissance à des sortes de « marques » du techno-fascisme : l'Argentine de Milei, le Salvador de Bukele, la France telle que la rêve Sarah Knafo, peut-être Gaza privatisée en Riviera demain. Dans des environnements différents, ce techno-fascisme s'adapte et prend des formes particulières. Ce courant est-il nouveau dans la Silicon Valley ? Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir Par Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, éditions Divergences, 2025, 200 pages, 28 euros. Pendant longtemps, on a associé la Silicon Valley à une vision du monde libertarienne : ils étaient pour l'ordre spontané du marché, mais défendaient aussi les libertés individuelles. C'était ainsi que l'on voyait Facebook à l'époque d'Obama et des printemps arabes. Mais c'était oublier l'histoire longue de la Silicon Valley, où il y a toujours eu un ferment beaucoup plus réactionnaire. Le meilleur exemple est celui de Leland Stanford, fondateur de l'université du même nom, lieu de reproduction de ces élites cognitives de la Silicon Valley, qui était un eugéniste convaincu. Le libertarianisme a toujours été une force minoritaire aux États-Unis, qui a donc cherché des alliances, parfois à droite, parfois à gauche selon les sujets. À partir des années 1990, certains penseurs comme Murray Rothbard ont lié le mouvement libertarien au mouvement paléo-conservateur, alliant l'ordre spontané du marché et un exercice autoritaire du pouvoir, avec aussi une volonté de ne vivre que parmi ses semblables. Hans-Hermann Hoppe, un penseur qui a beaucoup influencé Curtis Yarvin, a écrit en 2001 un livre intitulé Démocratie, le dieu qui a failli, qui préfigure les thèses de Peter Thiel sur l'incompatibilité entre liberté et démocratie. Dans ce livre, Hoppe dit explicitement que pour garantir la viabilité du modèle libertarien, il faut exclure physiquement de la communauté ceux qui mènent des modes de vie alternatifs, parmi lesquels il citait notamment les communistes et les homosexuels. La démocratie est vue comme un modèle condamné, qu'il faut remplacer par un modèle monarchique, qui seul garantit la perpétuation de la société – une société totalement homogène. Ce paléo-libertarianisme est la forme sécularisée de ce que nous appelons le techno-fascisme. Le techno-fascisme y ajoute une dimension religieuse, probablement liée au fait qu'il est porté aujourd'hui par des personnalités de la tech, qui est une économie de la promesse. Ils sont dans un truc mystique, à commencer par Peter Thiel et ses discours sur l'antéchrist. On retrouve ici un autre marqueur des fascismes historiques, à savoir la volonté d'une transformation anthropologique, de créer un homme nouveau. Cette dimension n'est peut-être pas (encore) visible dans la politique de l'administration Trump, mais chez ces milliardaires, c'est complètement assumé. Ils croient à tout un tas d'idéologies visant à repousser les limites cognitives, les limites biologiques, les limites terrestres de l'homme. Il est important de resituer le techno-fascisme dans l'histoire plus longue de la Silicon Valley, qui n'est pas du tout celle de la droite populiste. Il est important de resituer ce techno-fascisme dans cette histoire plus longue, qui n'est pas du tout celle de la droite populiste. C'est pour cela que quelqu'un comme Steve Bannon les déteste. L'aboutissement de la politique selon Steve Bannon, c'est le 6 janvier : le petit peuple qui reprend les institutions par les armes. Le projet des techno-fascistes, c'est au contraire d'affaiblir les institutions de l'intérieur afin qu'ensuite, pour reprendre l'expression de Yarvin, prendre le pouvoir soit aussi simple que de monter les escaliers. Quelle est la place réelle de ce techno-fascisme dans l'industrie de la tech aujourd'hui ? Quand un Mark Zuckerberg se rallie au trumpisme, est-ce le signe d'une conversion politique ? Il y a clairement un certain pragmatisme chez les élites financières de la tech, qui sont des capitalistes dont l'objectif est l'accumulation de capital. Ils ont été assez traumatisés par le Covid et par l'administration Biden. C'est pour cela qu'ils ont misé sur Trump, président de la dérégulation. Et, au-delà de ça, ils vivent de la commande publique et avaient tout intérêt à ne pas être en délicatesse avec le nouveau président. Toutes ces scènes d'humiliation collective où ils ont rivalisé de servilité pour prêter allégeance à Trump peuvent se lire à travers ce prisme. Mais pas uniquement. Il y a aussi des liens plus profonds qui renvoient au cœur de la théorie politique de la Silicon Valley. Les grands patrons de la tech, ceux qui ont un visage public comme les Zuckerberg et les Bezos, ne sont pas des idéologues. Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure ils adhèrent au programme techno-fasciste. Même Elon Musk n'est pas complètement un idéologue. Le cas d'un Peter Thiel, en revanche, est assez révélateur de la circulation des idées techno-fascistes et de l'émergence concrète d'une forme de pouvoir techno-fasciste. Il est plutôt moins riche que les autres, mais il est beaucoup plus central et il est là depuis longtemps. Pendant longtemps, il apparaissait comme une figure marginale dans la Silicon Valley, le seul à s'être rallié à Trump en 2016, ce qui à l'époque était un pari assez audacieux sur l'avenir. Aujourd'hui, il semble davantage au centre du jeu, mais en réalité il l'a toujours été. C'est quand même le cofondateur de Paypal et le premier investisseur extérieur dans Facebook. En quoi Peter Thiel est-il une figure centrale ? Pour mesurer l'importance de Peter Thiel aujourd'hui, il suffit de prendre deux exemples. D'abord, c'est lui qui a fabriqué politiquement JD Vance, qui a été son employé. Vance fait coexister le monde de la droite religieuse et celui du capital-risque. Thiel a financé sa campagne pour les midterms à hauteur de 15 millions de dollars, et il est devenu sénateur. Il ne serait jamais devenu vice-président de Trump sans cet investissement initial, qui peut être vu exactement comme un investissement dans une entreprise. C'est-à-dire que Peter Thiel a investi dans la start-up « JD Vance » en se disant que cette start-up allait peut-être devenir une très grosse entreprise, et peut-être demain JD Vance règnera sur le monde. Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd'hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis. Le second exemple, c'est celui de Palantir. Palantir est très vite devenu une grosse entreprise, et aujourd'hui c'est le bras algorithmique de la politique migratoire de Trump. Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd'hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis. Et Palantir est une entreprise valorisée à presque 400 milliards de dollars, dans le top 20 des capitalisations mondiales, qui pèse plus lourd que Coca-Cola ou Bank of America, qui dévore pour ainsi dire l'État avec son propre consentement. Dans le sous-titre de votre livre, vous allez jusqu'à dire que les techno-fascistes ont « pris le pouvoir ». Peut-on vraiment aller jusque là ? L'objectif est de tailler dans des dépenses jugées superflues, mais aussi de toucher les endroits d'où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret. Ils n'ont pas pris le pouvoir complètement et de manière irréversible, mais ils ont mis le pied dans la porte. Et cela a des traductions concrètes, avec le rôle de Palantir dont je viens de parler et la mise en place du Doge. Le Doge est une parfaite illustration du projet politique et le mode opératoire techno-fasciste. C'est-à-dire que Musk a été nommé à ce poste hybride où il avait un statut spécial, sans être ministre de plein exercice, et donc sans être soumis à aucune obligation en termes de transparence, sans avoir à se déporter quand il était en situation de conflit d'intérêts, etc. Sa fonction était de mettre en musique la purge promise par la droite conservatrice : le Doge est la matérialisation technique d'un des chapitres du « Project 2025 », cette idée qu'il faut licencier tous les employés fédéraux soupçonnés de ne pas être loyaux pour les remplacer par des fidèles. L'objectif est de tailler dans des dépenses qui non seulement sont considérées comme superflues, mais qui touchent aussi les endroits où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret. C'est pourquoi ils ont commencé par cibler l'aide au développement ou l'éducation. On revoit les scènes complètement lunaires de super-stagiaires arrivant dans les bureaux avec leurs ordinateurs, exactement comme cela a été fait chez Twitter quand Musk a pris le pouvoir : vous arrivez, vous dormez sur place et vous réécrivez tout. Ce projet s'est un peu fracassé sur le mur du réel parce qu'au final on ne code pas l'administration comme on modifie le code de Twitter, mais l'ambition était un peu la même. Ce n'était pas seulement un objectif court-termiste de tailler dans les dépenses publiques, c'était aussi d'installer un autre mode de gouvernance. Et on voit aujourd'hui que même si Musk a quitté l'administration Trump, le Doge existe toujours, sous une forme un peu différente. Et par qui est-il dirigé ? Par Russell Vought, qui était déjà à la fin du mandat précédent de Trump chargé de construire le budget. qui est l'un des rédacteurs du Project 2025. Il est moins histrionique que Musk, beaucoup plus méthodique, et il s'est soigneusement préparé à défendre devant les tribunaux les décisions qu'ils vont prendre. Russell Vought ne vient pas de la tech, mais de la droite religieuse. Cela montre la manière dont ces mondes différents peuvent se rencontrer. L'un des gros points d'interrogation aujourd'hui, c'est de savoir combien de temps ils vont réussir à faire coexister leur divergences, qui sont énormes. Les figures du techno-fascisme portent une idéologie libertarienne et élitiste, un idéal de sécession vis-à-vis des États. Comment ça s'articule avec une extrême droite qui, même aux États-Unis, a un côté très nationaliste ? C'est effectivement très paradoxal. Ce sont aussi des personnages dont leurs entreprises tirent une grande partie de leurs profits des contrats avec des gouvernements. Prenez le plan Trump pour Gaza. Ce président qui se déclare isolationniste met sur la table un projet qui est foncièrement colonial, habillé des oripeaux du capital-risque, où l'on remplace l'autodétermination des peuples par la gestion d'actifs. Cette tension n'est pas complètement résolue, parce qu'il y a des gens dans la droite américaine que cette perspective transnationale n'enchante pas. Les post-libéraux, y compris JD Vance, estiment que l'économie de marché globalisée qui a éclos à la fin de la chute de l'URSS n'a pas du tout fonctionné et qu'il faut revenir à une économie, certes toujours capitaliste, mais recentrée sur la famille, la patrie, et ainsi de suite. On ne voit pas très bien comment cette idée peut s'accommoder d'aventures loin des frontières américaines. Comment les techno-fascistes arrivent-ils à avoir une influence sur Trump et l'administration américaine ? Est-ce parce qu'ils ont de l'argent ? Qu'ils contrôlent des médias et des réseaux sociaux ? Leurs investissements politiques leur donnent de l'influence, alors qu'en fait leurs idées sont très minoritaires. Aux États-Unis, le mode de financement de la vie politique, avec ses campagnes qui coûtent de plus en plus cher, permettent de faire émerger rapidement des candidats de son choix, comme on l'a vu avec JD Vance. En France, ce serait beaucoup plus compliqué. Pour eux, la contre-révolution doit s'opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n'imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ». Pour autant, Peter Thiel n'a pas de média à sa botte, il n'est pas propriétaire d'un réseau social. Cela se fait de manière plus diffuse. Peter Thiel est très influencé par des penseurs anti-modernes qui diagnostiquent un déclin inexorable de la société occidentale. Pour lui, il faut retrouver un moteur qui va permettre de faire repartir la civilisation. Il adore parler par exemple du projet Manhattan en expliquant que c'est cela qu'il faudrait faire aujourd'hui, appuyer sur l'accélérateur et repartir en avant. Ce discours peut trouver une résonance chez des responsables politiques. Pour ces idées, comme pour l'idée de Curtis Yarvin d'un monarque-PDG, Trump est un véhicule idéal pour expérimenter, pour commencer à essayer de faire advenir leur vision, dont le but ultime est de dépasser le modèle démocratique et l'État-nation. Encore une fois, c'est assez difficile de quantifier très précisément l'influence de ces idées. Il n'y a pas de parti techno-fasciste qui se présenterait aux élections. Ce qui n'aurait d'ailleurs aucun sens, car leur vision est élitiste. Pour eux, la contre-révolution doit s'opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n'imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ». Cela se joue à un autre niveau. C'est pour cela qu'il est important de regarder où ils mettent leur argent, les portefeuilles d'investissement de types comme Peter Thiel ou Sam Altman, d'OpenAI, dont on parle beaucoup moins. Ce sont des investissements dans la longévité et la santé, dans la conquête spatiale, dans ce qu'on appelle le network state avec toutes manifestations, dans la finance alternative dont les cryptomonnaies, et aussi dans la sécurité et le militaire. Dans un projet libertarien autoritaire, il y a besoin d'avoir des armes et des outils technologiques qui vont permettre de maintenir l'ordre, parce que la transformation de la société ne peut pas se faire sans violence. Sans oublier l'énergie. Peter Thiel investit dans un ancien site industriel à Paducah, pour en faire un site d'enrichissement d'uranium. Il y a aussi une volonté de privatisation forcenée des ressources naturelles, parce que l'IA et la tech reposent sur des infrastructures qui au final fonctionnent grâce à l'extractivisme et à la prédation. Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. Curtis Yarvin ou Peter Thiel, qui auraient pu passer il y a quelques années par des hurluberlus, semblent de plus en plus pris au sérieux. Ils sont publiés dans des journaux prestigieux. Comment expliquer cette normalisation ? La couverture médiatique des conférences de de Peter Thiel sur la figure de l'antéchrist a effectivement été assez incroyable. Ils adorent entretenir cette image d'éminence grise ou de Raspoutine, notamment Curtis Yarvin. Quand il fait un entretien avec le New York Times, cela le légitime. Ce n'est pas quelqu'un qui susurre à l'oreille de Donald Trump. Et pourtant, certaines de ses préconisations sont quand même appliquées d'une certaine manière, par exemple son acronyme RAGE, pour « Retire All Government Employees », ou son plan Gaza Inc. Mais on n'en est pas encore au PDG monarque dont il rêve, et d'ailleurs il passe son temps sur son blog à dire qu'il est déçu par le trumpisme, qui n'est pas assez radical pour lui. Pourrait-on dire que d'une certaine manière Pierre-Edouard Stérin est le Peter Thiel français ? On retrouve chez les deux cette manière de faire de la politique comme du business, en investissant tous azimuts – une sorte de « venture capitalisation » de la vie politique. Le livre de Thiel Zero to One est d'ailleurs un livre de chevet de Stérin. Et évidemment ils partagent la même foi. Pour autant, Stérin est peut-être moins guidé par une angoisse existentielle que Peter Thiel. Et je pense aussi que davantage d'investissements de Peter Thiel peuvent être lus sous un prisme politique que chez Stérin. Stérin investit dans les croquettes pour chats, les matelas, les restaurants comme La Pataterie... Tout le monde loue chez lui une sorte d'intelligence entrepreneuriale, mais ce n'est clairement pas un intellectuel comme peut l'être Thiel. Tout le monde loue chez Stérin une sorte d'intelligence entrepreneuriale, mais ce n'est clairement pas un intellectuel comme peut l'être Thiel. Et surtout ils n'ont pas le même mode d'investissement dans la politique, parce que Stérin ne peut pas juste signer un chèque et créer un super PAC pour faire élire des responsables politiques. Il est condamné à financer une constellation d'organisations, de think tanks, d'associations, d'instituts de formation, qui demain permettront peut-être de faire émerger des figures politiques. Mais on retrouve tout de même chez Stérin une volonté un peu sécessionniste, dans une version assez atténuée des projets de network state américains, quand il essaie de créer des lotissements chrétiens avec Monasphère. Ce sont donc deux modes de fonctionnement assez éloignés, mais avec un projet de société au final assez proche, et la même volonté de se soustraire aux règles démocratiques. On attend toujours Stérin devant la commission d'enquête sur l'organisation des élections, et il est sous le coup d'une enquête pour financement illégal de campagne. C'est une assez bonne indication de son respect pour l'état de droit et les institutions... Peut-on s'attendre à voir arriver ce mouvement techno-fasciste ailleurs ? En France ou en Europe notamment ? On voit bien qu'il y a une forme d'internationale techno-fasciste ou réactionnaire. Quand Milei se rend compte que gérer un État, ce n'est pas complètement un exercice de pensée et qu'il a besoin d'argent, qui va-t-il voir ? Ses amis américains. La Hongrie d'Orbán reste un laboratoire intellectuel et idéologique très important. Mais au Royaume-Uni, par exemple, Peter Thiel a eu des rendez-vous avec Maurice Glasman, l'une des figures du « Blue Labour », une branche conservatrice du travaillisme qui a un peu l'oreille de Keir Starmer. On aurait pu s'attendre à ce que son interlocuteur naturel soit plutôt Nigel Farage, mais non, car Farage est plutôt un populiste de droite, quelqu'un comme Steve Bannon. Le Blue Labour, lui, reste une force minoritaire, mais peut servir dans une stratégie d'affaiblissement institutionnel progressive. On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu'un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer. On voit donc que les techno-facistes ne vont pas systématiquement vers des mouvements identifiés comme d'extrême droite, mais cherchent plutôt à identifier les meilleurs véhicules pour porter leur projet. En Europe, la plupart des mouvements d'extrême droite restent plutôt des mouvements populistes. On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu'un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer. Cela s'est vu par exemple quand elle a été écumer les plateaux télévisés avec sa liste de dépenses de l'Agence française pour le développement, pour expliquer qu'il fallait tailler dans ces horribles dépenses progressistes qui ne servent à rien et qui financent les ennemis à combattre. Je pense qu'il faut être assez attentif à tous les mouvements qui naissent de la fragmentation des partis traditionnels – par exemple, en France, l'UDR de Ciotti, qui est une coquille vide. Ce n'est pas un hasard si un Stérin s'y intéresse : c'est peut-être à l'UDR qu'il est possible de faire émerger des personnalités politiques, au besoin à un horizon de dix ou quinze ans. C'est donc une approche très différente de celle d'un Steve Bannon quand il est arrivé avec son Mouvement, en prétendant faire l'alliance de toutes les extrêmes-droites et en visant la conquête du pouvoir. Cela n'a pas marché parce que chacun défendait son bout de gras. Ce qui se dessine avec le techno-fascisme, c'est quelque chose de beaucoup plus souple idéologiquement, de beaucoup plus progressif. Cela ne veut pas dire qu'ils ont un projet ou une stratégie délibérée pour l'Europe. C'est aussi une manière de saper l'Europe de l'intérieur, cette Europe qui veut réguler la tech et l'IA et qui représente tout ce qu'ils détestent, le progressisme et le libéralisme heureux. Ils ont un mépris absolu pour l'Europe, comme on l'a vu que JD Vance a quitté le sommet sur l'IA sans même écouter Ursula von der Leyen. En même temps, paradoxalement, ils restent un peu fascinés par l'Europe et leur projet est tout de même au final de maintenir l'identité européenne des États-Unis. Ils ont un sens de l'histoire qui parfois est un peu particulier... Texte intégral 4580 mots
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16.10.2025 à 06:30
Dans le rapprochement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite, les « venture capitalists » jouent un rôle central. Qui sont ces financiers, et pourquoi s'engagent-ils avec la droite extrême ? L'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France est-elle le signe que la tech française pourrait suivre le même chemin que la Silicon Valley ?
Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks ou encore Marc Andreessen aux États-Unis, Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France... (…)
Dans le rapprochement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite, les « venture capitalists » jouent un rôle central. Qui sont ces financiers, et pourquoi s'engagent-ils avec la droite extrême ? L'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France est-elle le signe que la tech française pourrait suivre le même chemin que la Silicon Valley ? Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks ou encore Marc Andreessen aux États-Unis, Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France... L'alignement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite paraît de plus en plus évident, et un certain type d'homme d'affaires semble jouer un rôle central dans ce rapprochement : les financiers. On a beaucoup glosé ces derniers mois sur l'engagement des géants du numérique aux côtés de Trump et de la mouvance MAGA, mais ce ralliement concerne davantage les patrons-fondateurs comme Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, et surtout les grands investisseurs du secteur, business angels et venture capitalists (« capital-risqueurs » en français). Comme le rappelle Fabien Foureault, sociologue au Centre des sociologie des organisations de Sciences Po, il faut en effet – dans cette industrie comme dans beaucoup d'autres – distinguer entre le positionnement politique des salariés et celui des dirigeants, les premiers penchant beaucoup plus à gauche, même aux États-Unis [1]. À l'inverse, c'est du sommet de la pyramide, à la croisée entre le secteur de la finance et celui de la tech, que viennent les principaux soutiens politiques de l'extrême droite. Qui sont ces venture capitalists ? Leurs affinités avec la droite extrême sont-elles nouvelles, et comment s'expliquent-elles ? Peut-on vraiment comparer ce qui se passe aux États-Unis avec Peter Thiel et Elon Musk avec l'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France ? Telles sont les questions auxquelles nous apportons des réponses dans cet article Le rôle éminent du capital-risque dans l'économie numérique est le pendant du modèle de la « start-up ». Dans les secteurs d'activité traditionnels, les besoins de financement des entreprises émergentes ou établies sont assurés par les banques, qui leur distribuent des crédits après avoir évalué les risques selon des critères bien rodés. Dans l'économie numérique, ce sont les business angels (qui placent leur propre argent, comme c'est le cas de Pierre-Édouard Stérin) et les fonds de capital-risque (qui gèrent l'argent confié par des investisseurs institutionnels) qui jouent ce rôle, intervenant à des stades extrêmement précoces où les entreprises n'existent parfois encore qu'à l'état de concept. Ils acceptent de prendre des risques largement supérieurs à ce qui serait acceptable pour des banques traditionnelles, parce qu'ils attendent, en cas de succès – c'est-à-dire si la start-up grandit et finit par être introduite en bourse ou rachetée par une entreprise plus grosse – une plus-value colossale. Ils acceptent de prendre des risques largement supérieurs à ce qui serait acceptable pour des banques, parce qu'ils attendent, en cas de succès, une plus-value colossale. Le capital-risque a été inventé aux États-Unis dans l'après-guerre. Un professeur d'origine française, Georges Doriot, largement considéré comme le père du « venture capital », a créé le premier fonds de ce type après avoir travaillé pour le département de recherche du Pentagone. Les liens étroits du secteur avec la Silicon Valley datent des années 1960 et 1970, mais il ne connaîtra véritablement son envol que dans les décennies suivantes avec l'essor de l'économie numérique et de ses champions. Une autre particularité de ces investisseurs par rapport aux intermédiaires financiers traditionnels comme les banques est qu'ils interviennent activement dans la gestion des entreprises qu'ils soutiennent. Ils apportent non seulement leur argent, mais aussi leurs conseils et leurs réseaux, les mettant en contact avec des partenaires potentiels et avec d'autres financeurs. Le capital-risque est un petit monde, tissé de réseaux formels ou informels. Les relations entre startuppers et les investisseurs sont très encadrées, sur la base de « business plans » extrêmement précis et codifiés. Autant de facteurs qui peuvent expliquer le silence gêné que tend à provoquer l'évocation de la croisade politique de Pierre-Édouard Stérin dans le milieu de la « French Tech » (lire notre récente enquête). Le poids du capital-risque explique les stratégies de construction de monopoles des GAFAM. Il a aussi encouragé les pratiques agressives consistant à avancer en ignorant délibérément les régulations en place. Le « venture capitalism » est un modèle où l'échec programmé et accepté de 99 investissements sur 100 est largement compensé par la réussite du dernier, s'il devient une « licorne » valorisée à plus d'un milliard de dollars, ou un géant mondial comme Facebook. Le poids du capital-risque a largement contribué à orienter le développement des entreprises de la Silicon Valley. Il explique en grande partie les stratégies de construction de monopoles géants écrasant la concurrence, comme le sont devenu les GAFAM. Il a aussi encouragé les pratiques agressives de « fait accompli », consistant à avancer en ignorant ou en piétinant délibérément les régulations en place, comme l'a fait Uber par exemple. Dans son livre World Eaters. How Venture Capital is Cannibalizing the Economy (« Mangeurs de monde. Comment le capital-risque cannibalise l'économie »), paru en mars 2025, l'activiste américaine de la tech Catherine Bracy montre comment, dans leur recherche de plus-value massive et rapide, les fonds de capital-risque poussent toutes les entreprises de leur portefeuille à aller très vite, à oublier toute prudence et à viser des valorisations à plusieurs milliards d'euros. « Le but est la vitesse, pas l'efficience, explique-t-elle. Je pense qu'on le voit dans la manière dont opère Elon – comme un marteau plutôt que comme un scalpel. (…) Il en résulte des coûts qui sont supportés par nous autres. Ces entreprises contournent les régulations. Elles exploitent les travailleurs. Elles vendent des produits de mauvaise qualité ou risqués pour les consommateurs. Elles partent avec la caisse. Cela attire les escrocs. » D'où nombre de scandales ou des échecs retentissants. Ces stratégies ont cependant permis aux grands venture capitalists d'amasser des fortunes personnelles considérables (13 milliards de dollars pour Peter Thiel, 8 milliards de dollars pour Doug Leone, 2 milliards de dollars pour Marc Andreessen). Aujourd'hui, ce sont encore eux qui investissent massivement dans le développement de l'IA ou des cryptomonnaies et qui accompagnent les entreprises de ces secteurs et façonnent leurs stratégies. Difficile de comparer les business angels français avec leurs homologues américains en termes de poids économique et financier. Pierre-Édouard Stérin a réinvesti l'argent gagné grâce à la Smartbox dans toute une gamme d'entreprises diverses et variées, dont seule une petite partie relève du secteur de la tech (lire nos explications : Le système Stérin). S'il a récemment mis en place un véhicule d'investissement spécialisé avec le fonds Resonance, et s'il est tout de même présent au capital de deux licornes françaises (Payfit et Owkin), il n'opère pas à la même échelle que les financiers de la Silicon Valley. Sur sa page LinkedIn, on le voit surtout fourmiller d'idées relativement terre-à-terre comme celle d'« ubériser » le nettoyage des gouttières. Les grands investisseurs de la Silicon Valley sont peu présents dans la French Tech, si ce n'est dans certains grands noms comme Mistral AI (où a investi le fonds de Marc Andreessen). À l'inverse, les acteurs français, en concurrence avec des fonds américains bien plus gros qu'eux, sont davantage tentés de solliciter l'appui des pouvoirs publics. Dans la lignée des discours d'Emmanuel Macron sur la « start-up nation », les pouvoirs publics français ont mis en place une politique de soutien aux entreprises émergentes et à leur financement, via en particulier Bpifrance, qui a fait de la « French Tech » une sorte de partenariat public-privé qui reprend en partie les codes et la vision du monde du capital-risque. En 2016, Peter Thiel avait été le seul ou presque à soutenir le candidat républicain. Huit ans plus tard le ralliement a été massif. Au-delà du cas d'Elon Musk, David Sacks (Craft Ventures), Ben Horowitz et Marc Andreessen (Andreessen & Horowitz), Doug Leone (Sequoia Capital), Ken Howery, Joe Lonsdale, Antonio Gracias ont déboursé des milliers, voire des millions de dollars pour financer les campagnes de Trump et des Républicains. Beaucoup d'entre eux sont liés de près ou de loin à deux entreprises en particulier : Paypal (que Musk, Thiel, Howery, Lonsdale, Sacks et Gracias ont co-fondé, d'où le surnom de « Paypal Mafia ») et l'entreprise très controversée de surveillance et de mégadonnées Palantir. Cette dernière a tissé ses réseaux dans l'administration Trump et collabore activement, en particulier, à sa politique anti-migrants (lire notre article). D'autres acteurs éminents du capital-risque français partagent les mêmes sensibilités politiques que Pierre-Édouard Stérin. En France, l'engagement politique de Pierre-Édouard Stérin est largement connu. Il a mis sa fortune au service de l'extrême droite, d'abord discrètement à travers une série de prêts à des candidats du Rassemblement national et le financement d'associations chrétiennes traditionalistes, puis ouvertement depuis la révélation par L'Humanité du « projet Périclès », doté de 150 millions d'euros et dont l'objectif affiché est de faciliter la victoire électorale de l'extrême droite. Mais il n'est pas le seul. D'autres acteurs éminents du capital-risque français partagent les mêmes sensibilités politiques. C'est le cas de Pierre Entremont, de Frst (lire notre article) ou encore de Charles Beigbeder. Cette figure de la Manif pour tous, partisan de l'union des droites, qui a financé le magazine L'Incorrect et qui a un temps brigué la présidence du Medef, fondateur d'entreprises comme Selftrade et Poweo, est aujourd'hui à la tête d'Audacia et du fonds Quantonation, spécialisé dans les technologies quantiques. Julien Madar, l'ancien financier du candidat Éric Zemmour et fondateur de la start-up Checkmyguest, gravite lui aussi du milieu du capital-risque. Le ralliement des grandes fortunes de la Silicon Valley à Trump a clairement été très opportuniste. Pour Théo Bourgeron, sociologue à l'université d'Édimbourg et co-auteur avec Marlène Benquet de La finance autoritaire (Raisons d'agir, 2021), le soutien d'une partie des milieux d'affaires à la droite extrême a avant tout des motivations économiques. Et pas seulement à un niveau général, dans la dénonciation partagée de l'impôt, des régulations et des services publics. « Certains secteurs peuvent avoir des intérêts spécifiques à s'aligner sur l'extrême droite. C'est le cas de la finance alternative [dont fait partie le capital-risque], comme on l'a vu au moment du Brexit, ou encore du milieu des énergies fossiles. Ce qui est important, c'est que ce sont plutôt en réalité des sous-secteurs. Une partie du secteur financier, la finance alternative, va contester les acteurs traditionnels dominants, qui sont les grandes banques. Une partie du secteur de l'énergie va défendre les hydrocarbures contre les politiques de soutien aux renouvelables. Le rapprochement du secteur de la tech français avec la droite extrême peut s'expliquer, de même, par leur intérêt à sécuriser des marchés publics aux dépens des grands acteurs américains. » Le ralliement des grandes fortunes de la Silicon Valley à Trump et aux républicains a clairement été très opportuniste. Il s'explique en grande partie par une réaction aux politiques de l'administration Biden, et depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, ils ont été largement récompensés de leur soutien (lire notre enquête en deux volets ici et là). Ce qui ne les empêche pas de continuer à financer, par ailleurs, des personnalités politiques et des think tanks liés au parti démocrate, pour les pousser sur la même pente pro-business et pro-innovation, à travers notamment la campagne « Abundance ». Dans la même enquête Le « venture capitalism » est souvent associé à une culture du risque et de l'audace – l'idée qu'il est possible de changer le monde en s'obstinant et en passant en force si besoin – de même qu'à une certaine vision darwinienne du monde où les faibles sont appelés à disparaître et où seule une élite survit pour conquérir le droit de dominer le monde. Autant de facteurs qui prédisposeraient le secteur du capital-risque à un engagement politique très à droite ? « Il y a toujours eu des liens avec la politique, relativise Fabien Foureault, mais dans une démarche assez classique de lobbying et de proximité cultivée avec les administrations et élus en place, pour obtenir des soutiens et des règles plus favorables. Les grands noms du secteur préféraient généralement rester discrets. Ce qui est nouveau, c'est l'émergence de figures très politisées, une forme de radicalisation qui cible notamment contre le surpoids des régulations et des taxes. Cela vaut particulièrement pour certains secteurs comme les cryptomonnaies. » « Cette radicalisation s'explique peut-être par la déstabilisation du pacte social autour de l'économie numérique, suggère le chercheur. Les levées de fonds se font moins faciles, et des tensions sociales ont pu heurter certains patrons de la tech. Marc Andreessen a explicitement lié son engagement politique au fait d'avoir vu arriver des employés « woke » dans ses entreprises. Pour ces acteurs, la mentalité dominante est qu'il faut aller vite et éviter à tout prix toute forme de contrainte, y compris en matière de diversité ou de responsabilité sociale. » C 'est un pari sur l'avenir, et en attendant, on vend des belles histoires. D'où une tendance à l'hyperbole. C'est aussi une vision très orientée vers le futur. L'engagement à droite des barons de la Silicon Valley prend parfois aussi sa source dans des convictions idéologiques ou religieuses, comme le christianisme apocalyptique de Peter Thiel. Ces courants radicaux souterrains du secteur de la tech, qui semblaient jusqu'ici relativement marginaux, s'affichent désormais au grand jour, amalgamés avec la détestation des régulations, de l'État social, des minorités et du progressisme libéral. Le « style » très particulier de certains venture capitalists n'est pas sans relation avec la manière dont ils conçoivent leur rôle dans l'économie et au-delà, en n'hésitant pas à se poser en prophètes sur l'avenir de la civilisation. « Le côté démesuré s'explique par le modèle même du capital-risque, poursuit Fabien Foureault. On prend des parts dans des entreprises qui n'ont pas de marché établi, pas de profits. C 'est un pari sur l'avenir, et en attendant, on vend des belles histoires. D'où une tendance à l'hyperbole. On le voit clairement aujourd'hui avec l'IA. C'est aussi une vision très orientée vers le futur. » Les financiers de la tech tendent à ne pas faire de réelle différence entre leur action dans la sphère économique et dans la sphère politique. Dans la philosophie du département DOGE, mis en place par Elon Musk après l'élection de Trump avec l'aide de plusieurs figures du capital-risque, les compétences et les technologies de la Silicon Valley, notamment l'intelligence artificielle, allaient aider à mieux gérer l'État et les services publics, en licenciant au passage des milliers de fonctionnaires. Dans une version encore plus extrême, celle d'un Thiel ou d'un Curtis Yarvin, la démocratie et même l'État-nation sont considérés comme dépassés comme forme d'organisation sociale, et devraient laisser la place à des entreprises géantes dirigées par des leaders charismatiques. Pierre-Édouard Stérin adore raconter comment il note tous ses interlocuteurs de 1 à 10 – une habitude qui semble renvoyer à l'exercice de jugement et de sélection des "business angels". En France, le modus operandi de Pierre-Édouard Stérin illustre à sa manière ce même mélange des genres. Le milliardaire et ses proches adorent raconter comment il note tous ses interlocuteurs, y compris les hommes et femmes politiques qu'il rencontre, de 1 à 10 – une habitude qui semble renvoyer à l'exercice de jugement et de sélection des projets les plus prometteurs qui est le propre des business angels. On le voit ainsi soutenir à la fois des start-ups (via le fonds Resonance), des associations chrétiennes ou natalistes (via le Fonds du bien commun) et des think tanks et organisations politiques (via le projet Périclès) en utilisant le même langage du « seed funding » et souvent les mêmes personnes, en mélangeant allégrement prêts, subventions et portage salarial. Des pratiques qui viennent là aussi droit des États-Unis, comme le rappelle Théo Bourgeron : « Les fondations comme celle de Bill Gates ou d'autres font peu de dons. Elles passent beaucoup par des investissements, des partenariats, des prêts, des choses comme ça. L'usage de la langue des KPI et du « venture capital » pour décrire une entreprise de changement de régime est en effet frappante. On la retrouvait déjà dans certains discours d'Elon Musk lors de la campagne électorale américaine de 2024. » Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40. Peut-on considérer dès lors Pierre-Édouard Stérin comme une sorte de « Peter Thiel français » ? Pour Nastasia Hadjadji, qui vient de faire paraître avec Olivier Tesquet Apocalypse Nerds aux éditions Divergences, il y a effectivement des parallèles : « un profil d'investisseur libéral-conservateur, engagé dans une guerre idéologique qui dépasse très largement la simple consolidation économique de son empire, un financier qui mobilise la religion à des fins politiques et dont le portefeuille d'investissement peut se lire comme un manifeste ». L'homme d'affaires français aurait d'ailleurs fait de Zero to One, l'ouvrage de Peter Thiel, son livre de chevet. Stérin est contraint par les règles de financement de la vie politique en France. Il ne peut pas investir massivement dans un candidat comme l'a fait Thiel avec J.D. Vance aux États-Unis Cependant, si Stérin et Thiel partagent la même volonté de retour à un ordre antérieur, basé sur la tradition, la religion et la naturalisation des hiérarchies de genre et de race, la journaliste pointe aussi des divergences. « Thiel a une dimension plus exaltée et utopiste. Sa théologie politique puise autant dans la tradition des anti-lumières, l'autoritarisme schmittien et les théories de la violence mimétique de René Girard, que dans un répertoire futuriste propre aux pensées du transhumanisme. Il investit massivement dans des technologies visant à dépasser les limites et les finitudes, qu'elles soient d'ordre cognitif (médecine psychédélique) ou corporelles (longévité, dépassement de la mort) et terrestres. Au regard de ce modernisme réactionnaire, Stérin apparaît comme nettement plus traditionaliste et pas spécialement habité par le fait de maximiser le potentiel de l'espèce humaine sur des milliers de milliards d'années. » Il y a une autre différence de poids, souligne Olivier Tesquet : « Stérin est contraint par les règles de financement de la vie politique en France. Il ne peut pas investir massivement dans un candidat comme l'a fait Thiel avec J.D. Vance aux États-Unis. » Si les barons de la Silicon Valley financent directement les campagnes de candidats républicains (ou démocrates), ce n'est pas possible pour Pierre-Édouard Stérin, qui doit se contenter de financer « une constellation de think tanks, d'écoles, d'associations, en espérant faire émerger des personnalités politiques ». L'hommes d'affaires est d'ailleurs sous le coup d'une enquête judiciaire suite à une série de prêts accordés au Rassemblement national via des sociétés écran. Si Stérin et d'autres capital-risqueurs français sont clairement des admirateurs et à certains égards des émules de Peter Thiel ou Elon Musk, ils sont loin d'avoir le même poids économique ni, pour l'instant au moins, la même possibilité d'influer sur les élections. De ce point de vue, la stratégie de bataille politique et culturelle développée en France par Pierre-Édouard Stérin a moins à voir avec les outrances de la Silicon Valley qu'avec les financements de milliardaires ultraconservateurs comme les frères Koch ou Robert Mercer, le fondateur de Renaissance Technologies. Pour Théo Bourgeron, « la stratégie déployée avec le Fonds du bien commun et le projet Périclès fait beaucoup penser à ce qui a été fait aux États-Unis, où un maillage de think tanks et d'associations culturelles ont servi à essaimer la pensée de droite. » C'est probablement là, via les réseaux de l'internationale réactionnaire comme Atlas Network (lire notre série d'enquêtes), la première source d'inspiration de Pierre-Édouard Stérin. Du moins pour l'instant. [1] Voir notamment cette étude : « Liberal and anti-establishment : An exploration of the political ideologies of American tech workers » par Niels Selling et Pontus Strimling, 2023 Texte intégral 4305 mots
C'est quoi au juste le « venture capital » ?
Comment les capital-risqueurs ont façonné le secteur de la tech
Des penchants affirmés pour l'extrême droite
Un engagement qui s'explique par des raisons économiques
Une vision du monde bien particulière
Le mélange entre politique et business
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Stérin, un « Peter Thiel français » ?