07.03.2025 à 06:00
Ce récit a été imaginé et écrit en arabe par Majd Kayyal, auteur palestinien d'Haïfa, dans le but de récolter des fonds en solidarité avec la population de Gaza. C'est dans le même esprit que Rania Samara l'a gracieusement traduit. En le diffusant, Orient XXI encourage nos lecteurs et lectrices à faire un don à l'organisation palestinienne Rawa, volonté de l'auteur. Du sang, partout dans la maison. La mère, couverte de sang aussi, était recroquevillée par terre dans un coin de sa (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Littérature, Récit , Livres, Gaza 2023-2025Ce récit a été imaginé et écrit en arabe par Majd Kayyal, auteur palestinien d'Haïfa, dans le but de récolter des fonds en solidarité avec la population de Gaza. C'est dans le même esprit que Rania Samara l'a gracieusement traduit. En le diffusant, Orient XXI encourage nos lecteurs et lectrices à faire un don à l'organisation palestinienne Rawa, volonté de l'auteur. Du sang, partout dans la maison. La mère, couverte de sang aussi, était recroquevillée par terre dans un coin de sa chambre, ses cris déchiraient notre rue. Une voix nous parvenait de la télévision dans le séjour annonçant les actualités. Les gémissements de la jeune mère jaillissaient du plus profond de son corps. Elle serrait dans sa main un petit camion en plastique et l'utilisait pour frapper le mur, à la cadence de ses lamentations. Les lambeaux de l'enfant étaient dispersés tout autour d'elle, sur les draps, sur le lit, sur le chargeur du portable, sur le miroir de la coiffeuse, sur les boucles d'oreilles posées sur la table et sur ses vêtements. Lorsque nous arrivâmes sur place, on nous interdit de toucher au couteau planté dans la poitrine du petit ou à toute autre chose avant l'arrivée de la police. Gênés devant le corps dénudé de la femme, les uns sortirent, d'autres, ne pouvant supporter la vue des petits membres sectionnés, se précipitèrent dehors à la recherche d'indices. Ils examinèrent la porte, les empreintes digitales et les traces des pas, ils cherchèrent le verre brisé après la bagarre, les caméras des environs, ils questionnèrent les voisins. Quelques minutes plus tard, certains revinrent, accompagnant une jeune adolescente qui frissonnait de tous ses membres. Ils dirent qu'elle était la baby-sitter de l'enfant assassiné. Les yeux grands ouverts, les pupilles figées, la jeune fille entra. Elle ne pleurait pas, elle ne parlait pas, elle se contentait de pousser des soupirs. On l'éloigna rapidement puis on nous informa qu'elle avait l'habitude de s'occuper de l'enfant chaque après-midi, avant le retour de la mère de son travail. Elle dira plus tard à la police que la mère était rentrée plus tôt que d'habitude ce jour-là : « Quelque chose la terrifiait », elle semblait « en colère, furieuse », elle parlait « avec passion et comme absente ». La mère avait surgi dans la maison, en maillot de bain, les cheveux mouillés, disait des choses bizarres « comme si elle était possédée par les djinns. » Elle avait ensuite attrapé son portefeuille, l'avait lancé à la tête de la jeune fille avant de la mettre à la porte. La police nous poussa dehors et nous nous retrouvâmes dans la rue, la voix de la mère nous parvenait quand même du cœur de la maison. Elle criait sans arrêt : « J'ai rien fait ! Mon Dieu ! J'ai rien fait… » Blafarde, la baby-sitter accompagnait les cris de la mère en sanglotant sur le trottoir où la foule se bousculait. Elle pleurait, se frappait le visage, se tapait la tête contre la vitre d'une Tesla blanche garée devant l'immeuble. Quelques jeunes gens accoururent pour tenter de la calmer, mais la jeune fille ne cessait de répéter le nom de l'enfant. C'était un gosse pétillant et rieur. Il dansait déjà avant de savoir marcher. Le jour où il réussit à se tenir debout tout seul, il avait tenté de donner des gifles aux personnages de la télé. Il apprit à chantonner avant même d'apprendre à parler. Son premier mot fut « ms », pour dire « maison ». Ensuite il prononça « heur », pour dire « peur » parce qu'il venait d'entendre le ricanement des hyènes surgir des profondeurs de la montagne. Il piquait une colère si quelqu'un tentait de l'aider alors qu'il voulait faire quelque chose par la seule force de son corps tenu. Sur le trottoir, la baby-sitter criait son nom ; dans l'immeuble, la mère continuait de hurler : « J'ai rien fait ! J'ai rien fait ! » Quelques minutes plus tard, un jeune homme, la trentaine, sortit à la hâte de l'immeuble voisin et, sans un mot, s'installa au volant de la Tesla blanche et partit la garer un peu plus loin, tandis que les jeunes du quartier, stupéfaits et admiratifs, échangeaient des réflexions sur le moteur silencieux du véhicule. La ville ne connut pas le sommeil au cours de cette nuit alors que la pleine lune dissipait l'obscurité des rues. Le silence était si tranchant et si oppressant que l'humidité de l'air n'en devenait que plus intolérable et envahissait nos œsophages comme autant de lamelles de cuivre rouillées. Nous vîmes les voisins regarder par les fenêtres, fumer sur les balcons, errer au hasard dans la rue, fixer les yeux sur le lointain, et ce silence… ce silence… ce silence… ce silence… Le communiqué de la police disait : selon les enquêtes préliminaires, la mère (32 ans, issue de la communauté arabe) se trouvait sous l'emprise d'une crise psychotique soudaine qui l'avait conduite à poignarder son enfant et à le démembrer. Elle fut transférée dans un hôpital psychiatrique dans le nord du pays. La police déclara ne pas suivre d'autres pistes ni investiguer sur aucun autre suspect, mettant les citoyens en garde contre la propagation des rumeurs à propos d'un hypothétique tueur en série qui, selon un rapport factice diffusé sur Internet, cherchait à tuer les premiers-nés, dans le but de reproduire les plaies de l'Égypte du Livre biblique de l'Exode. Nous, nous connaissions la vérité, mais nous refusions d'y ajouter foi. La femme était une personne digne et respectée par les habitants du quartier, personne de l'avait jamais vue mal agir. Venant de sa maison, nous n'entendions rien d'autre que le rire de l'enfant, les chansons et les chaînes d'information à la télévision. Quand le nourrisson faisait ses dents, les gens du quartier supportaient ses pleurnicheries avec patience et bienveillance. Nous le maudissions en secret, nous lui faisions des câlins dans la rue, nous passions à sa mère nos vieilles recettes en pensant à nos enfants et en regardant nos vies passer. L'enfant — que Dieu lui accorde Sa miséricorde et qu'Il fasse de lui un ange parmi les anges du ciel — était le chouchou du quartier. Il pourchassait les chats et les pigeons sous le bâtiment, ses vêtements sentaient toujours le parfum de l'assouplissant. Il tendait la main, saluait les passants et acceptait d'aller dans les bras de n'importe quel inconnu. Nous étions incapables de décrire la scène. Cette nuit-là, chaque fois que la question était posée, les mots s'engluaient comme une poignée de sable dans nos gorges. Nous secouions la tête, prenions de profondes inspirations qui ne tardaient pas à s'échapper pourtant de nos gorges comme si, terrorisées, elles s'enfuyaient d'une grotte hantée. Nos genoux tremblaient et nos doigts s'engourdissaient. Nous avions l'impression que des barbelés nous tenaillaient depuis les yeux jusqu'au cœur au point de les rompre, nos nuques semblaient criblées de l'intérieur. Les mots devenaient des fourmis mortes dans nos bouches, et nous, les habitants du quartier, nous étions pareils à un seul poète, muet et amputé des mains. Comme par hasard, pendant ces heures nocturnes, un jeune poète se tenait sur la plage de la Colline aux Poissons. Il avait apporté un cahier et un stylo et essayait d'écrire un poème pour son amoureuse qui venait de rompre brusquement avec lui. Avec un silence glacial et un mépris stupide, elle avait cessé de répondre à ses messages et à ses appels. Les étrangers appellent cette condition « ghosting », ce qui veut dire que l'amant disparaît d'un coup, à l'instar d'un fantôme. Le plus bizarre avec ce terme, c'est que les fantômes n'ont aucune signification s'ils viennent à disparaître, ils ne deviennent des fantômes que lorsqu'ils nous pourchassent et nous hantent. Cette nuit-là, le poète avait écrit dans son carnet : Il supprima ensuite ces trois lignes, planta son stylo dans le sable humide et lança son carnet à la mer. Le poète avait vingt ans et gardait l'apparence d'un adolescent. Il était grand, malvoyant et passionné de cinéma. Ni ses larges épaules ni sa mâchoire carrée ne lui étaient d'aucun secours pour surmonter son extrême timidité ou son introversion. Il était tombé amoureux d'elle alors qu'il suivait son atelier concernant le courant néoréaliste du cinéma italien. Sa dulcinée, qui dirigeait le département cinéma et télévision au centre culturel, était un peu plus âgée que lui. Elle n'avait pas encore trente ans, était charmante et d'une douceur fascinante. Fille d'un cheikh bien connu dans un village non loin de Haïfa, elle portait le voile. Elle aimait les cerises vertes et son père, détestait ses frères, qui, à leur tour, détestaient Haïfa. Le poète n'aimait pas du tout le centre culturel. Il admirait le vieux bâtiment et son emplacement au milieu de l'agglomérat des maisons de Wadi Nisnas, mais détestait le fréquenter. Son père, un écrivain célèbre, en était le directeur. Les employés, les visiteurs et tous les gens en général exécraient son père à cause de son autoritarisme irascible, de sa personnalité grossière et du sarcasme que sa bouche crachait constamment. Nonobstant, le poète s'était inscrit au centre pour apprendre à connaître le « néoréalisme ». Lors de la dernière séance, pendant la pause, l'enseignante le surprit dans les toilettes du sous-sol, l'embrassa et l'accula à lui faire l'amour hâtivement. Sous le choc, il tomba immédiatement amoureux d'elle et passa la dernière heure du cours, fixant, bouche bée, son amante qui parlait de Pasolini. Cette nuit-là, le carnet flotta sur la mer, se balança d'avant en arrière sur la mousse de la vague. Puis les pages commencèrent à prendre l'eau, à devenir plus lourdes avant de sombrer. Le jeune homme se leva, entra dans l'eau, nageant dans sa tristesse, les rochers lui meurtrissant les pieds alors qu'il continuait à plonger dans les reflets de la lune. Vers deux heures du matin, il se précipita hors de l'eau en vociférant. Ses bras frappaient l'air, avant qu'il ne s'effondre sur le sable en sanglotant. Il criait, trébuchait et pleurait tout à la fois. Enfin il s'empara de son téléphone cellulaire et appela son amante à plusieurs reprises. Ne recevant aucune réponse, il bondit dans sa voiture et se précipita chez elle. Il sonna avec insistance, sonna avec insistance, sonna avec obstination, puis il frappa la porte de ses mains, dit qu'il avait besoin d'elle, répéta encore et encore qu'il avait besoin d'elle. Il haussa la voix pour dire qu'il avait vu sa voiture garée devant l'immeuble et qu'il savait qu'elle était à l'intérieur. Tremblante, la jeune femme finit par lui ouvrir la porte, cherchant à le calmer par tous les moyens. Le poète s'élança, se jeta sur elle avec frénésie, lui serra le visage entre ses mains, s'abattit sur elle. Il lui tira les cheveux, tenta de lui baiser le visage et les épaules, ses dents lui griffèrent la peau. La jeune femme poussait des cris, appelait au secours. Un homme, dissimulé jusque-là, sortit de la chambre, il n'avait sur lui qu'un large caleçon à rayures. Il fondit sur le poète, le poussa et le jeta par terre sur le seuil de la maison. Avant que la porte ne se referme, le poète vit le visage de l'homme : c'était son père. Le même éminent romancier qui avait dit à sa famille qu'il partait à Ramallah pour participer à la rencontre des plus grands écrivains palestiniens sur le rôle de la culture pour mettre fin à la guerre, du secours apporté à notre peuple, du soutien à la résistance de notre peuple dans la bande de Gaza. Les laves se mirent à bouillonner dans le cerveau du poète. Il courut à sa voiture et démarra à une vitesse volcanique. Il entra ensuite via Facebook en contact avec l'un des frères de la jeune femme. Lorsque ce dernier lui répondit, il lui dit de se rendre immédiatement chez sa « traîtresse » de sœur. Il poursuivit sa route vers Stella Maris en admirant la beauté de la mer sur sa gauche, avant d'accélérer et se diriger vers Wadi Nisnas. Arrivé au centre culturel, il gara sa voiture, escalada le portail de derrière, sauta dans la cour et brisa le loquet d'une porte latérale qu'il savait défectueux. Il prit d'assaut le centre, brisa les baies vitrées des bureaux, détruisit les ordinateurs et les photocopieuses. Il se rendit ensuite au magasin des produits d'art, prit de la peinture bleue pour tracer sur le mur de la cuisine des employés le mot : « Trahison ». Puis il revint au magasin et, avec un couteau, éventra les canettes de Tinner, que les artistes utilisent pour diluer la peinture à l'huile, les emporta en courant dans les couloirs du bâtiment et s'arrêta à la bibliothèque. Là, il ouvrit une porte latérale derrière laquelle se trouvaient le générateur de secours et les jerricanes de fioul. Il les prit, en aspergea les portes en bois, la clôture et les arbres environnants. C'est ainsi que le poète mit le feu avant de s'enfuir. L'incendie se propagea à l'extérieur des murs du centre et atteignit les immeubles avoisinants. La première maison à brûler était celle d'une femme qui aimait cuisiner et gérait une page TikTok sur laquelle elle publiait ses recettes. Le feu atteignit la bonbonne de gaz, la cuisine explosa. Pendant plus d'une heure, des explosions successives résonnèrent dans toute la ville. Les vents marins attisaient le feu, les flammes faisaient rage comme si les géhennes étaient en travail. Les détonations arrivèrent jusqu'à l'immeuble où habitait son amante. Dans les escaliers, les frères de la jeune femme s'arrêtèrent en se demandant d'où venaient ces bruits. Ils frappèrent à la porte, mais leur sœur n'ouvrit pas. Ils entendaient pourtant du remue-ménage à l'intérieur de la maison. L'aîné haussa la voix, dit qu'il voulait lui parler calmement, et que, quoi qu'elle ait fait, elle sera toujours leur sœur, leur chair et leur sang, il promit de ne pas s'en prendre à elle ni lui faire du mal. Elle ne leur ouvrit pas. Le plus jeune frère retourna prendre dans la voiture un énorme marteau et revint l'abattre sur la serrure. La jeune femme appela plusieurs fois la police secours sans jamais recevoir de réponse, car le commissariat était inondé de plaintes concernant les incendies. Elle finit par ouvrir la porte, l'aîné entra, se précipita sur sa sœur et la jeta par terre, le plus jeune lui écrasa la bouche de son pied. L'aîné fouilla les autres pièces et trouva le romancier — sélectionné sur la liste courte des candidats au Prix Booker — qui se cachait en tremblotant dans la buanderie. Il lui tira dessus à plusieurs reprises, les balles atteignirent sa tête ainsi que le flacon de l'adoucissant parfumé à la lavande qui se répandit sur le cadavre. L'autre frère tira sa sœur par les cheveux, la traîna jusqu'à la grande fenêtre donnant sur la ville, attendit l'arrivée de son frère aîné avant de la descendre. La vitre se recouvrit de taches de sang et de fragments de cervelle qui scintillaient sous les lumières lointaines du port et les réverbérations de la lune. Les deux frères s'enfuirent à bord de leur voiture qui avalait l'asphalte de la route. Arrivés sur la voie périphérique de Wadi Nisnas, ils virent les flammes engloutir les maisons. L'incendie exacerbait leur peur et la vitesse de la voiture, tandis que les résidents du quartier fuyaient les maisons en feu dans leurs vêtements d'intérieur avec leurs enfants sur leurs épaules, ils fuyaient les ruelles étroites du quartier vers la grande rue afin de se mettre à l'abri des flammes qui faisaient rage. La voiture rugissait bruyamment sans jamais s'arrêter près des attroupements de gens qui fuyaient l'incendie, heurtant des dizaines de femmes, d'enfants et d'hommes agglutinés dans la rue. Les plus chanceux furent propulsés dans les airs, alors que les moins chanceux se faisaient écraser sous les pneus de la Mercedes Classe G. Parvenus au virage, ils se retrouvèrent nez à nez avec un camion de pompiers qui roulait à toute allure dans la direction opposée et qui était suivi de près par les voitures de la police. La voiture des frères percuta le véhicule des pompiers alors que les voitures de la police se tamponnaient les unes les autres. Quelques instants plus tard, l'un des frères réussit à sortir de la voiture alors que son frère demeurait immobile. Il aperçut ensuite les policiers approcher en brandissant leurs armes, il leva alors sa propre arme et ouvrit le feu. Ils répliquèrent par une rafale de balles qui les tua tous les deux, ainsi que les quelques survivants de l'incendie de la vallée qui se trouvaient là. Il y avait sept victimes exactement, toutes tuées par les balles perdues des policiers terrorisés. Une heure auparavant, alors que le poète sortait de la mer en criant, en courant, en tombant et en sanglotant, deux pêcheurs se tenaient sur des rochers non loin de lui. Leur longue conversation s'interrompit, ils abandonnèrent leurs cannes à pêche pour observer l'étrange jeune homme qui s'enfuyait au volant de sa voiture. L'un des pêcheurs remarqua que la ligne de son camarade restait coincée entre les rochers. Il se proposa de descendre dans l'eau pour la dégager, l'autre se porta volontaire aussi. Ils renchérirent l'un et l'autre sur lequel des deux allait accomplir cette fastidieuse corvée. Leur amitié n'était pas naturellement agréée dans notre ville. Ils étaient camarades de classe et venaient de deux familles qui nourrissaient l'une pour l'autre de vieilles vindictes et un long conflit. Les deux familles étaient rebutées par cette amitié et les cousins y voyaient du mépris pour le sang versé par leurs pères et par leurs frères, assassinés tout au long de vingt ans. Les deux jeunes gens firent donc en sorte de réduire leurs apparitions ensemble en ville et les soirées passées à la pêche constituaient ainsi leur seul refuge contre les animosités des deux clans ennemis. L'un d'eux disparut quelques minutes sous l'eau, alors que l'autre attendait de le voir sortir parmi les rochers. Soudain, il l'entendit crier, le vit surgir des flots, courir vers le rivage, trébucher, heurter les rochers, se relever, courir et tomber à nouveau. Le jeune homme courut vers son ami et en approchant, il vit qu'il était couvert de sang et délirait comme un fou : « Le sang est devenu de l'eau ! Le sang est devenu comme de l'eau ! » Le jeune homme ne réussit pas à contrôler son ami qui lui donnait des coups de pied, le frappait tout en criant et reprenant la même phrase, une fois avec un hurlement de loup, une autre fois avec la voix d'un enfant, avec un cri perçant, ou avec un murmure, comme s'il s'adressait à des fantômes. Après plusieurs tentatives laborieuses, le jeune homme dut recourir aux coups pour calmer son ami, il réussit enfin à l'installer dans la Land Rover. Il prit ensuite une corde pour l'attacher au siège et démarra pendant que son ami essayait de se dégager en vociférant, en se tapant la tête contre le dossier du siège et en répétant les mêmes mots. Ils atteignirent ainsi les abords du quartier de Halisa, à l'est de la ville. Il ouvrit alors la portière, défit les nœuds de la corde, déposa son ami devant chez lui et déguerpit en vitesse. La voiture fut aperçue par quelques jeunes qui fumaient le narguilé devant la boutique d'Abu Tafech, à l'entrée de la rue. Lorsque les habitants de la maison se réveillèrent et virent leur fils en train de délirer, couvert de sang et de marques de cordes sur le corps, ils rassemblèrent les jeunes gens de leur famille à la hâte, et l'information se répandit vite que le fils de l'autre famille était à l'origine du malheur qui s'était abattu sur le leur. Sans preuve aucune, ils étaient certains que le fils de la famille adverse avait glissé un comprimé hallucinogène dans la boisson de leur cousin. Pourtant ils avaient toujours méprisé ce dernier, affirmaient qu'il n'était qu'un bon à rien, répétaient la même vieille histoire, celle du jour où il s'était évanoui en voyant un chat de gouttière trépasser suite à la morsure d'un serpent. Mais, au fond d'eux-mêmes, ils étaient conscients qu'il était le seul homme instruit de la famille, qu'il ressemblait à un espoir, que leurs enfants pourraient suivre son exemple s'ils désiraient quitter les sentiers du sang où sombraient les destinées de leurs pères. En une demi-heure, les jeunes gens déterrèrent leurs armes, montèrent dans leurs voitures et se dirigèrent jusqu'à la lisière de l'autre quartier. Au courant déjà de l'incident, la famille adverse se tenait prête à riposter. Dans la nuit longue et silencieuse, avec la pleine lune et la vue dégagée, nous entendîmes soudain des coups de feu ininterrompus et entrecroisés. Les explosions reprirent et ne s'arrêtèrent plus. Nous ignorions alors que les hostilités avaient repris entre les deux familles. En arrivant sur les lieux, nous vîmes les cadavres joncher la rue. Venant de directions inconnues et opposées, les tirs nous prirent pour cible, certains d'entre nous furent blessés et d'autres tués. Même ceux qui ne faisaient que regarder depuis leurs balcons et fenêtres furent touchés par les tirs. Nous nous empressâmes de nous éloigner. Le bilan s'éleva à une vingtaine de morts et une soixantaine de blessés. L'échange de tirs se poursuivit au-delà d'une heure. Des maisons, des voitures, des magasins furent incendiés, le feu se propagea ensuite à sept autres bâtiments, dont la plupart des habitants avaient réussi à s'échapper. Seuls périrent dans l'incendie : une femme âgée et alitée, un jeune autiste, une femme qui avait pris des somnifères et un homme qui n'ayant pas trouvé ses clés, venait de sauter du cinquième étage. Entre-temps, la police avait arrêté le poète sans difficulté aucune. Les inspecteurs décrétèrent immédiatement qu'il n'était pas sain d'esprit. Ils le conduisirent aux urgences de l'hôpital pour le faire examiner par un psychiatre. Le poète, avec son riche langage, son éloquence subtile et sa passion pour l'œuvre du poète libanais Ounsi al-Hajj, n'était capable de prononcer qu'un seul mot et de le répéter avec frénésie : « Trahison… Trahison… Trahison… Trahison… » Autour du poète qui avait perdu sa langue, le service des urgences se remplissait de dizaines de personnes blessées dans l'incendie ou dans les accidents de la route à Wadi Nisnas. Les lits manquant, les blessés, enveloppés du noir de la carbonisation, s'étaient dispersés à même le sol du service. Des odeurs de brûlé régnaient, celle des peaux brûlées, des cheveux brûlés et des cris brûlés ; les infirmières régurgitaient, les médecins s'évanouissaient. À mesure que les cris se faisaient plus forts, la voix du poète montait : « Trahison ! » Ensuite les blessés de Halisa arrivèrent, couverts de sang et de trous de balle. Les gardes-frontières surgirent au service des urgences en vue de maîtriser la situation. En même temps, l'hélicoptère transportait un soldat blessé, touché par un obus tiré par les résistants depuis le Sud-Liban. Les parents des blessés de Halisa des deux clans se rassemblèrent sur le parking, près de la piste d'atterrissage de l'hélicoptère. À l'entrée de l'hôpital, une nouvelle bagarre éclata entre les jeunes des deux familles armés de couteaux, de bâtons et de pierres arrachées au trottoir et qui servaient à assener les coups sur les têtes. Les gardes-frontières quittèrent enfin l'hôpital, lançant d'abord des bombes sonores, puis tirant des coups de feu sur un jeune homme qui brandissait un couteau. Lorsque des balles réelles furent tirées, les jeunes prirent la fuite en direction de la piste d'atterrissage. En voyant les Arabes courir dans leur direction, les soldats autour de l'avion se mirent à tirer sur les têtes des enfants de notre quartier. Les jeunes rebroussèrent chemin dans la direction opposée et coururent se réfugier au camp naval. Des dizaines de soldats sortirent du camp, en pyjama et armés pour tirer sur les attaquants arabes. En même temps, les gardes-frontières lançaient des bombes lacrymogènes, que l'air marin portait jusqu'à l'hôpital, puis dans les bouches d'aération de la climatisation, arrivant même jusqu'au service des urgences. Les blessés et les brûlés suffoquaient, toussaient, criaient, s'effondraient. La voix du poète s'amenuisait de plus en plus alors qu'il continuait à brailler le même mot, mais, sa gorge le trahissant, il n'avait plus de voix quand il essayait de clamer : « … » Nous nous chargeâmes d'enterrer les restes de l'enfant avant l'aube, les incendies de la ville n'étaient pas encore étouffés. Notre ville vivait sous l'impact d'une seule et unique folie qui provoqua la mort de plus de quatre-vingts personnes, les incendies et la panique générale. Les soldats du « Front intérieur » furent convoqués pour régenter la situation. Certaines des familles dont les maisons avaient été incendiées à Wadi Nisnas partirent trouver refuge auprès de leurs proches restés dans leurs villages d'origine en Galilée, d'autres familles, isolées et sans parentèle, quittèrent les tentes pour rejoindre le « Verger communiste ». À Halisa, nous avions verrouillé portes et fenêtres, interdisant à nos enfants ne serait-ce que de jeter un coup d'œil à l'extérieur. Les gardes-frontières étaient déployés partout dans le quartier. Nous avions regardé les chaînes de télévision, mais nous n'étions même pas cités sur le bandeau déroulant d'information. Au journal de six heures du matin sur la chaîne israélienne, nous apprîmes que l'état du soldat blessé transporté par hélicoptère s'était stabilisé et qu'il avait été transféré sous haute surveillance dans un service spécial, situé dans les salles souterraines de l'hôpital, construites en béton armé. Quant à la chaîne Al-Jazira, elle commença par rapporter les nouvelles nous concernant, alors que les gens croyaient que les évènements étaient dus aux bombardements et que les tirs n'étaient revendiqués par personne. Les chaînes reprirent rapidement l'information à propos de la Grande Guerre, nous donnant le sentiment que nous étions totalement abandonnés à nous-mêmes et que personne ne s'intéressait à notre sort. Nous avions tort de penser que la ville serait ébranlée de fond en comble le lendemain matin, car, avec la lumière du matin, nous entendîmes le mugissement des bus comme tous les autres matins, ainsi que le vacarme des camions de marchandises, des cloches des écoles, puis celui des appels téléphoniques des banques et des agences de collecte d'impôt. Chaque indice de la réalité vibrante nous acculait un peu plus dans un coin sombre de nous-mêmes, avec l'impression que tous les fils réunis de nos vies n'enrichissaient ni ne réduisaient les entrelacs captivants et harmonieux de la vie. À mesure que le soleil montait, la honte et la confusion nous envahissaient. Nous nous sentions coupables de constituer comme un obstacle dans une ville qui avait soif de progrès. Haïfa nous secouait comme de la farine pulvérisée sur ses habits. Les gens dirent que le massacre de Halisa n'était qu'une rixe entre deux familles de gangsters. Nous avions gardé le silence quand l'Internet s'en était gaussé : « C'est une aubaine qu'elles se soient entretuées ! » Toutes les victimes venaient de notre quartier et, malgré la guerre ostentatoire qui durait depuis des décennies entre les deux clans, il ne s'agissait en aucun cas d'un conflit banal. Au cours des journées ordinaires que les récits ne consignent pas, les victimes sont vivantes et nous ressemblent. Il est peut-être vrai qu'elles se mettent en colère plus vite que les autres, que leurs voitures bloquent la rue plus longtemps que les autres et qu'elles tirent des coups de feu aux mariages. Oui, mais ces choses ne sont que des brindilles de paille éparpillées dans la trame d'un immense tapis. Il est vrai que nous ne nous réjouissions pas particulièrement de leurs vendettas, nous connaissons malgré tout la sincérité de leurs sentiments face à la perte de leurs proches, disparus trop tôt. Nous étions conscients que la logique seule ne pouvait soulager la douleur humaine dans un quartier qui n'était pas plus important qu'un mégot de cigarette éteint. La ville compatissait pour les maisons incendiées à Wadi Nisnas. La plupart des gens ne s'étaient pas souciés du fait que l'incendie ait commencé dans le centre culturel. En fait, seuls quelques citadins avaient déjà fréquenté le centre. L'assassinat du grand romancier, de la jeune femme et de ses deux frères fut enfoui dans le secret et le scandale enterré sous les monceaux de cadavres. En termes compassés, les intellectuels firent l'éloge funèbre de l'écrivain, certains militants politiques relatèrent l'incident de l'hélicoptère, quelques membres arabes de la Knesset rendirent visite à leurs partisans dans la ville. Alors que le soleil continuait à monter dans le zénith en se brisant et en répandant incongruités, mensonges, actes héroïques, sophismes, analyses et métaphysiques spirituelles qui, comme les éoliennes, s'alignaient et tournaient stupidement le long des champs académiques. En quelques heures, nous, les témoins de ces évènements, nous étions dégoûtés de nous-mêmes, de ce qui s'était passé et de tout ce qui avait été raconté à propos de cette nuit. Les écoles publiques de Halisa et de Wadi Nisnas décrétèrent la suspension des classes. Les autres écoles, notamment les privées, n'en firent rien de tel. Quelques professeurs arrivèrent, ainsi qu'un grand nombre d'élèves qui habitaient dans d'autres quartiers et qui ne s'étaient jamais retrouvés autour de la même natte que nous. Quant à nos enfants, ils restaient confinés dans les maisons claquemurées. Quelques-uns de nos enfants fréquentaient les écoles privées, nous les considérions comme nos émissaires et espérions qu'ils y trouveraient la voie du salut. À midi, quelques-uns, au nombre de six exactement, de la onzième classe à l'école des Grecs orthodoxes, entrèrent en communication avec leurs camarades des autres quartiers et décidèrent de rejoindre leur école, même s'il était déjà midi passé. Les mères furent terrifiées et les pères s'y opposèrent d'instinct. Nous avions le sentiment lourd et envahissant que nos soucis de montagnards gâchaient la douceur de la vie, que nous représentions un fardeau sombre et puant sur l'épaule de la ville prospère. Quelques pères pourtant s'étaient levés, accordant aux six élèves la permission de sortir. Deux pères furent chargés de les accompagner jusqu'à ce qu'ils se fussent éloignés du quartier. Nous ne savions pas grand-chose à ce moment-là. Nous avions vu la mère qui avait tué son enfant apparaître en maillot de bain, mais nous n'y avions prêté aucune attention. Nous ignorions tout de la nuit du poète, de son carnet ou de sa baignade, des deux amis qui se rendaient à la pêche à la Colline aux poissons. Nous ignorions aussi que nos enfants avaient secrètement convenu avec les enfants des autres quartiers de se retrouver à l'entrée de l'école pour se rendre ensemble à la plage et se purifier des horreurs de cette nuit. Ils étaient quinze élèves, filles et garçons, tous originaires de Haïfa ou des villages du Carmel. En chemin, ils échangèrent les rumeurs et les interprétations répandues à propos de cette terrible nuit, et, en arrivant, ils se dévêtirent de la nuit et de leurs uniformes scolaires, prirent leurs maillots de bain dans leurs sacs, deux bouteilles de vodka et des cigarettes. Ils burent et fumèrent à satiété, car la Colline aux Poissons était la seule plage sûre à laquelle la police municipale ne pouvait accéder. Ensuite, ils plongèrent dans l'eau en rigolant et en plaisantant lourdement, en s'exhortant bruyamment, se taquinant les uns les autres et échangeant des blagues sur les évènements de la veille. Les garçons s'approchèrent des filles, tentèrent leurs premiers attouchements d'adolescents dans l'eau salée. C'était la fin du mois de mai et l'été n'avait pas encore mûri, les vents batifolaient encore sur l'eau, la mer agitée rendait la danse parmi les vagues plus amusante et la quiétude plus difficile. Les jeunes s'étaient dispersés dans l'eau à quelques mètres les uns des autres et seules leurs têtes ou leurs mains étaient visibles au-dessus de l'eau. Une fille fit signe au garçon qu'elle chérissait. Le garçon s'approcha de la fille qu'il aimait depuis la classe de sixième et lui toucha la main sous l'eau. Soudain, la fille regarda son amoureux avec horreur, mais il ne comprit pas son regard. Elle s'éloigna brusquement. Il sentit quelque chose dans l'eau, paniqué il se mit à donner des coups de pied à l'aveuglette. La fille eut peur, elle recula en hurlant de terreur. Les autres les regardèrent en éclatant de rire. C'est alors qu'un cadavre fit son apparition sur la surface de l'eau. Les élèves poussèrent un immense cri à l'unisson. Sous le choc, le garçon avala de l'eau, une vague l'enveloppa et, lorsqu'il releva la tête, il se retrouva pris entre les jambes d'un autre cadavre nu. Son amie frappait l'eau à l'aveuglette comme pour s'échapper et, quand elle se retrouva à côté d'un autre camarade, elle s'accrocha à son cou, le tirant ainsi avec elle vers le bas. Il étouffa, la repoussa, mais elle s'agrippait toujours à lui et lui à elle. Les vagues les submergèrent tous les deux, le sel de l'eau leur coula dans le nez et la gorge. Les pieds d'une autre élève qui nageait un peu plus loin touchèrent le fond marin et, au troisième pas, elle écrasa quelque chose d'étrangement glissant. Une tête coupée surgit de l'eau, paralysant la fille d'un coup. Une énorme vague lui arriva dessus et l'engloutit. Un autre élève observait la scène de loin, il donna un coup de poing à son camarade qui, incapable de respirer, lui demandait son aide. Ils en vinrent aux mains, leur lutte se poursuivit sous l'eau, ils s'écroulèrent sur un tas de cadavres que les gros loups de mer étaient en train de dévorer. Une autre élève tendit le bras vers son ami pour qu'il l'aide, elle s'accrocha au bras tendu, mais ne se sentit pas délivrée de l'eau et, en levant le regard, elle se rendit compte qu'elle agrippait une main coupée et que son ami avait complètement disparu. Un autre corps apparut au-dessus de l'eau, puis encore un autre, puis une tête, ensuite le corps d'un enfant, la tête d'une fillette, plusieurs membres amputés, des moitiés de corps, des cervelles et, avec l'eau que les élèves avalaient se trouvaient des dents arrachées qui les firent suffoquer. Il y eut d'autres corps. Certains étaient carbonisés, d'autres étaient criblés de balles, d'autres laissaient apparaître des squelettes aux os saillants, dont certaines étaient plantées de bouts de fer pointus. La clameur des élèves diminua, ces derniers devenaient des cadavres qui s'enfonçaient dans les profondeurs de l'eau. Certains avaient résisté plus que d'autres, ils avaient eu des crampes aux bras ou aux jambes et étaient paralysés par la peur. Les autres s'étaient agrippés les uns aux autres jusqu'à ce que la mort les emporte tous, car aucun ne réussit à sauver aucun autre et c'est justement cette action-là qui cause habituellement les noyades. Malgré cela, tout le monde continuait à s'accrocher à tout le monde, tout le monde frappait tout le monde. Ils s'entretuaient tous dans une vaine tentative pour survivre. Il n'y avait que cet unique jeune garçon, Ahmad était son nom, il est né dans notre quartier, avait grandi dans nos maisons, goûté à notre cuisine, et de notre côté, nous avions assisté aux mariages de ses frères. Seul ce garçon, Ahmad, fut capable de nager avec une force dépassant le septième degré de la nature et réussit à vaincre les vagues. Debout sur le rivage, les gens l'observaient, et dès qu'il fut visible, ils se précipitèrent pour l'aider. Il sortit indemne de l'eau et se mit à courir sur les rochers vers le rivage. De son pied droit, Ahmad écrasa les algues vertes gorgées d'eau, brillantes et glissantes. Il fut propulsé vers l'avant, sa tête heurta le bord d'un rocher pointu, son crâne se fendit en deux, il mourut à l'instant. En moins d'une demi-heure, les équipes de secours entreprirent leur besogne avec l'aide des bateaux et des plongeurs. Les pêcheurs arrivés de Jisr al-Zarqa et de plusieurs autres lieux se portèrent volontaires pour dégager les cadavres. Nous pensions que cela ne prendrait que quelques heures, car la Marine était arrivée peu de temps après la noyade de nos enfants. Pourtant les recherches se poursuivirent pendant plusieurs jours, la ville oublia l'incendie de Wadi Nisnas ainsi que le massacre de Halisa pour s'occuper des élèves décédés. Certains évoquaient le recours aux techniques de l'intelligence artificielle pour accélérer les opérations. Pourtant, une semaine plus tard, la police israélienne annonça l'interruption de toutes les opérations de sauvetage, car aucun cadavre d'enfant de Haïfa n'avait été retrouvé. Le porte-parole de la police expliqua que tous les corps retrouvés jusqu'à cette heure avaient apparemment été charriés par les courants de la Méditerranée depuis le littoral de Gaza. Rawa est une initiative palestinienne qui œuvre dans l'ensemble de la Palestine historique. © Toutes les illustrations sont de Thomas Azuélos
Texte intégral 8678 mots
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06.03.2025 à 06:00
Syrie. La victoire relative de la Turquie
Entre le 27 novembre et le 8 décembre 2024, l'offensive des ex-rebelles a eu raison du régime de Bachar Al-Assad, qui prétendait avoir gagné la guerre, six ans auparavant. Cette victoire a révélé que la géopolitique régionale s'était profondément modifiée. De ces changements, la Turquie sort gagnante, mais elle est confrontée à de nouveaux défis. La chute du régime syrien, que Recep Tayyip Erdoğan a appelé « la révolution magnifique » (muhteşem devrim), a mis en lumière une nouvelle (…)
- Magazine / Syrie, Iran, Israël, Turquie, Union européenne (UE), Russie, Géopolitique, Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Arabie saoudite, Rojava, États-Unis, Accord d'Astana , Kurdistan syrienEntre le 27 novembre et le 8 décembre 2024, l'offensive des ex-rebelles a eu raison du régime de Bachar Al-Assad, qui prétendait avoir gagné la guerre, six ans auparavant. Cette victoire a révélé que la géopolitique régionale s'était profondément modifiée. De ces changements, la Turquie sort gagnante, mais elle est confrontée à de nouveaux défis. La chute du régime syrien, que Recep Tayyip Erdoğan a appelé « la révolution magnifique » (muhteşem devrim), a mis en lumière une nouvelle géopolitique du Proche-Orient affectée par nombre de conflits : la guerre en Ukraine et celle de Gaza, sans oublier les prolongements régionaux (notamment libanais) de cette dernière. La Turquie n'est pas restée inactive diplomatiquement et militairement alors que la région se transformait. Dès 2023, elle avait renoué avec le régime syrien, à l'occasion de contacts officieux, cédant aux pressions de ses partenaires russe et iranien du processus d'Astana1, voire des pays du Golfe qui ont consenti au retour de Damas dans la Ligue arabe. Par ailleurs, les autorités turques ont été impliquées dans la gouvernance d'Idlib et dans la mise sur pied du Commandement des opérations militaires (Al-Fatah al-Moubin) qui a déclenché l'offensive le 27 novembre 2024. Cependant, elles ont veillé à ménager la susceptibilité de Moscou et de Téhéran par une série de contacts permanents (y compris l'accueil du ministre des affaires étrangères iranien, Abbas Araghchi, le 2 décembre 2024, à Ankara). Au cours de ces échanges, elles ont continué à inciter le président Bachar Al-Assad à négocier avec l'opposition et à promouvoir une transition. Depuis 2019, les Russes et les Iraniens n'avaient eu de cesse de faire pression sur la Turquie pour qu'elle évacue Idlib et les autres territoires syriens qu'elle occupait. Mais, à Doha, le 7 décembre 2024, ils n'ont pu que constater qu'en fin de compte c'était eux qui allaient devoir se retirer, et qu'ils avaient perdu la partie. Désormais en position de force, la Turquie n'est pas pour autant seule en Syrie. De nombreux acteurs s'y côtoient. Rares sont les pays à abriter simultanément une présence militaire et politique de protagonistes aussi variés que les États-Unis, la Turquie, la Russie et Israël… Dans ces conditions, pour le nouveau régime, une clarification s'impose. Elle est lisible dans les premiers contacts et déplacements officiels de ses dirigeants, qui façonnent au jour le jour sa politique étrangère. Concernant la Turquie, le gain géopolitique principal de la « révolution magnifique » est bien sûr le sévère coup porté à la présence russe et iranienne, qui l'a souvent préoccupée sur sa frontière méridionale au cours de la dernière décennie. On sait que Moscou est parvenue à maintenir le contact avec les nouveaux dirigeants de Damas. Néanmoins, la première délégation envoyée dans la capitale syrienne, le 28 janvier 2025, n'a pas réussi à garantir la pérennité de leurs bases militaires de Tartous et Hmeimim, leurs interlocuteurs ayant préalablement évoqué la nécessité de mettre en place un processus de justice transitionnelle et exigeant l'extradition de Bachar Al-Assad. Moscou risque donc de devoir relocaliser ses points d'appui militaires de Méditerranée orientale en Libye. Cela ne serait pas sans conséquences pour la Turquie, aussi présente dans ce pays, mais pour y soutenir des acteurs différents2. Quant à l'Iran, il semble durablement exclu du territoire syrien. Significativement, son ambassade a été mise à sac lors de la chute de Damas. Avec la Russie et Israël, il fait partie des pays dont les produits sont désormais interdits d'importation. Réconcilié depuis deux ans avec les pays du Golfe, Erdoğan est ainsi en mesure de réaliser son rêve de 2015 : faire de la Syrie, expurgé de l'Iran et de ses alliés, un espace ami et le lieu d'une convergence forte avec le monde arabe, en particulier l'Arabie saoudite. Cette année-là, Ankara avait ostensiblement soutenu l'intervention saoudienne au Yémen, en dénonçant la « tentation hégémonique régionale » de l'Iran, voire du « chiisme »3. Le président turc pensait qu'un soutien résolu de son pays et de la monarchie saoudienne à l'opposition syrienne permettrait à cette dernière de l'emporter. Le cours des événements a contrarié ses plans, éloignant Ankara de Riyad, tandis que, dans le cadre du processus d'Astana, il allait même devoir se rapprocher de Téhéran. Depuis, l'Arabie saoudite est revenue dans le jeu syrien et s'y pose comme une sérieuse concurrente pour la Turquie. Celle-ci n'est pas arabe et sera perçue comme l'héritière de l'ancienne puissance tutélaire ottomane si elle se révèle trop envahissante. Avant même sa chute, les Saoudiens étaient parvenus, à la différence des Turcs, à rétablir leurs relations diplomatiques avec Bachar Al-Assad. Certes, ils ne se sont pas précipités pour rouvrir leur ambassade à Damas, contrairement aux Turcs et à leurs alliés qataris. Mais ils ont efficacement œuvré à la levée des sanctions internationales contre la Syrie et peuvent jouer un rôle important dans la reconstruction du pays. C'est d'ailleurs chez eux qu'Ahmed Al-Charaa, le nouveau président syrien, a effectué sa première sortie officielle à l'étranger. De son côté, la Turquie, au moment même où elle essaie de relancer sa candidature et surtout de faire aboutir les négociations d'actualisation de l'accord d'union douanière avec l'Union européenne, n'a pas ménagé ses efforts pour convaincre celle-ci d'accélérer la levée de ses sanctions, nécessaire pour permettre une reprise économique vitale pour la Syrie. Le 27 janvier 2025, l'Union européenne (UE) a soumis la suspension de ces sanctions au respect par le nouveau régime d'un mode de gouvernance respectant les minorités et les droits humains. À la veille de cette décision, Kaja Kallas, la nouvelle haute représentante de l'UE pour les affaires étrangères, s'est rendue à Ankara, où elle a aussi souligné l'importance stratégique des relations turco-européennes. La Turquie fait donc jouer sa relation avec les Vingt-Sept pour lever leurs dernières réticences à l'égard d'Ahmed Al-Charaa, au moment où un dialogue est en train de s'établir entre celui-ci et les principaux dirigeants européens (invitation du président syrien à Paris par Emmanuel Macron, premier échange téléphonique avec le chancelier allemand d'alors, Olaf Scholz…). Lors de la conversation téléphonique qu'il a eue avec son homologue français, le 7 février 2025, Erdoğan, a ostensiblement salué la levée graduelle des sanctions européennes, et l'échange a donné lieu à des propos soulignant à nouveau l'intérêt stratégique de la Turquie pour la région. Dans le contexte du retour au pouvoir de Donald Trump à Washington et des incertitudes qui l'accompagnent, l'esquisse de ce rapprochement turco-européen mérite d'être soulignée. D'autant que cette nouvelle géopolitique proche-orientale, même si elle paraît favorable à la Turquie, n'est pas non plus pour elle sans risques et sans incertitudes. Toutefois, les dirigeants européens n'ont pas encore défini la place qu'ils entendaient réserver à la Turquie dans la nouvelle architecture de la défense européenne dont ils débattent actuellement face aux décisions de Donald Trump qui ébranlent l'OTAN jour après jour. Dès lors, il n'est pas étonnant qu'Ankara continue de ménager sa relation avec Moscou et plus généralement avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) . Le 24 février 2025, recevant son homologue russe à Ankara, le ministre turc des affaires étrangères Hakan Fidan a rappelé les déboires de la candidature turque à l'Union européenne et réaffirmé le souhait de son pays d'adhérer au BRICS. Le principal sujet d'inquiétude de la Turquie dans la nouvelle configuration syrienne demeure la question kurde ou, plus exactement, le devenir du Rojava, cette région autonome qui s'est constituée dans le nord-est de la Syrie depuis les débuts de la guerre civile. Pendant l'offensive menée par les ex-rebelles fin 2024, l'Armée nationale syrienne (ANS), une organisation proche des Turcs, a forcé les milices kurdes, les Unités de protection du peuple (YPG) à abandonner la province de Manbij. Par la suite, le ministère turc des affaires étrangères n'a cessé d'affirmer qu'il était exclu que le Rojava voie son statut institutionnel consacré dans la nouvelle Syrie, le président Erdoğan envisageant même de nouvelles opérations militaires transfrontalières si nécessaire. Il reste que le sort de l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (AANES), pour utiliser sa dénomination officielle, ne dépend pas que de la Turquie, mais d'autres acteurs avec lesquels celle-ci est susceptible de s'accorder ou d'entrer en conflit. Le premier d'entre eux est bien sûr le nouveau régime syrien. Pendant l'offensive des ex-rebelles, on a pu observer que l'hostilité de l'ANS à l'égard des Kurdes était loin d'être partagée par toutes les factions de l'opposition. Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) ayant facilité leur évacuation d'Alep. Les Kurdes reconnaissaient d'ailleurs entretenir le dialogue avec l'organisation dominante du Commandement des opérations militaires. Le nouveau régime a ensuite donné des gages à Ankara. Lors de la visite qu'il a effectuée en Turquie, le 4 février 2025, Ahmed Al-Charaa a déclaré qu'il n'y aurait « pas de tolérance envers des groupes armés, en particulier ceux qui menacent la Turquie ». Il a ajouté que son pays prendrait « toutes les mesures pour assurer la sécurité des frontières turques », ciblant à demi-mot les milices kurdes, mais sans les nommer. Toutefois, il faut voir si ces assurances de principe seront suivies d'effets. Car, au moment où il s'emploie à stabiliser le pays et à promouvoir une gouvernance respectueuse des minorités, le nouveau régime hésitera à s'engager dans un conflit avec les Kurdes. Les autres protagonistes dont dépend le Rojava sont bien sûr les États-Unis. Dans les dernières semaines de la présidence Joe Biden, la Turquie n'a cessé de demander l'arrêt du soutien militaire et financier américain apporté aux milices kurdes. Si Recep Erdoğan a par la suite salué la victoire de Donald Trump, en disant sa conviction qu'elle le verrait relancer son projet de retrait des forces spéciales américaines, esquissé en 2019 lors de son premier mandat. Ce scénario ne s'est pas encore confirmé et il pourrait être contrarié par la présence de conseillers pro-kurdes autour du 47e président des États-Unis4 et surtout par le souhait de Washington de conserver des points d'appui dans les zones kurdes, tant irakiennes que syriennes, notamment pour lutter contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) en pleine recomposition, au moment où le départ annoncé des Américains du Proche-Orient semble une fois de plus différé. D'autre part, le retournement syrien contribue à rapprocher géographiquement et dangereusement la Turquie d'Israël, qui de surcroît a profité de la chute de Bachar Al-Assad pour étendre sa mainmise sur le Golan5. Avant ces événements, au plus fort des bombardements israéliens qui se sont abattus sur le Liban (et aussi sur la Syrie, l'Irak et l'Iran) à l'automne 2024, le président Erdoğan avait déjà sonné l'alarme en déclarant que son pays pouvait être « la prochaine cible d'Israël »6. Ce propos entendait aussi exploiter l'inquiétude de la société turque qui redoutait alors d'avoir à subir les conséquences de cette escalade, au moins de façon indirecte (notamment sur les plans économique et surtout migratoire). De son côté, Israël perçoit désormais la présence turque en Syrie comme une « menace », la comparant à celle qu'a pu représenter antérieurement celle de l'Iran7. L'hypothèse d'une confrontation entre Israël et la Turquie, sans être probable, n'est désormais plus exclue, les relations mutuelles entre les deux s'étant encore dégradées depuis le 7 octobre 2023. Ainsi, si la nouvelle donne syrienne peut tendre à rapprocher la Turquie des Européens, en revanche, elle induit une relation plus complexe avec les États-Unis et surtout avec Israël. Certes, les trois protagonistes se sont réjouis de voir l'Iran exclu de la nouvelle carte syrienne, mais les dimensions israéliennes et kurdes de celle-ci peuvent être sources de conflits ravivés ou inédits pour Ankara. Le 14 février 2025, le président Erdoğan s'est permis une première critique en règle de la politique de Donald Trump au Proche-Orient, estimant que les États-Unis avaient une « approche erronée » de la région, et regrettant qu'ils ignorent « son histoire » et « sa géographie ». Le 18 février, la rencontre américano-russe à Riyad a par ailleurs un peu plus éloigné Ankara de Washington. Car l'Arabie saoudite a pris dans le règlement de la guerre en Ukraine la place de médiateur que la Turquie rêvait de tenir en accueillant des négociateurs des deux pays le 18 février ; le même jour, Recep Tayyip Erdoğan recevait chaleureusement le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son épouse à Ankara, et expliquait que son pays était le « lieu idéal » pour tenir des négociations visant à mettre un terme au conflit8. Tout dépendra encore de l'approche américaine de la question kurde et des rapports qu'entretiendra Tel-Aviv avec le nouveau régime de Damas, voire avec les Kurdes. Car depuis la guerre de Gaza, le positionnement de ces derniers a évolué. Face à la Turquie et ses mercenaires syriens, ils pourraient être tentés de se rapprocher d'Israël, c'est du moins ce que certains à Tel-Aviv espèrent9. Mais toutes les tensions pourraient être atténuées par des développements intérieurs à la Turquie. Depuis le mois d'octobre 2024, le gouvernement turc a repris le processus de règlement avec les Kurdes, qu'il avait brutalement interrompu, il y a dix ans. Une délégation du Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples (DEM), la formation parlementaire kurde de Turquie, a mené une série de déplacements sur l'île d'Imralı où Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) purge une peine d'emprisonnement à vie. Le 27 février 2025, Öcalan a appelé le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à déposer les armes et à se dissoudre. Ce processus a été soutenu par le gouvernement régional kurde d'Erbil et bien accueilli par les instances kurdes du Rojava, tandis que le gouvernement turc affirmait qu'il est en passe de « résoudre la question kurde ». Pourtant on ne peut manquer d'observer que, depuis le début de l'année 2025, une vague de répression sans précédent s'est abattue sur des élus et militants de l'opposition ou de la société civile, le plus souvent accusés de façon fallacieuse « d'entretenir des relations avec le terrorisme ». Il faut donc rester prudent quant aux résultats d'une entreprise de réconciliation qui est aussi liée à la recherche par Recep Tayyip Erdoğan de solutions lui permettant de modifier la constitution et de briguer un nouveau mandat. 1L'accord d'Astana est un traité signé le 4 mai 2017 par la Russie, l'Iran et la Turquie et portant sur un cessez-le-feu dans quatre zones tenues par l'opposition en Syrie. À l'issue de ce processus, seule la région d'Idlib est restée autonome par rapport à Damas. 2NDLR. La Turquie soutient Abdel Hamid Dbeibah, le chef du gouvernement d'union nationale (GUN) à Tripoli, tandis que la Russie soutient les autorités de l'est du maréchal Khalifa Haftar. 3Jean-Paul Burdy & Jean Marcou, « La Turquie et le Yémen : une longue histoire conflictuelle », OVIPOT (Observatoire de la vie politique turque), 31 mars 2015. 4Jean Marcou, « La Turquie et le retour de Trump », Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES), 26 novembre 2024. 5NDLR. Des photos satellites attestent que l'armée israélienne a établi, au 5 mars 2025, au moins sept bases fortifiées allant du versant syrien du mont Hermon (hors de la partie nord de la “zone de désengagement”) jusqu'à Tell Kudna, dans la partie sud, près du “Triangle” [Ha'Meshullash], un territoire où se jouxtent les lignes de cessez-le-feu et les frontières entre Israël, la Syrie et la Jordanie. 6« Israel next target will be Türkiye, Erdogan say », Turkish Daily News, 1er décembre 2024. 7« La commission Nagel met en garde contre une éventuelle guerre avec la Turquie, tout en appelant à la confrontation avec l'Iran », All Israel News, 4 mars 2025. 8« Türkiye ideal venue for Russia-Ukraine peace talks : Erdoğan », Hürriyet Daily News, 18 février 2025. 9Ofra Bengio, « Why Syria's Kurds are calling for a strategic alliance with Israel ? », Haaretz, 14 janvier 2025 Texte intégral 4007 mots
Partie perdue pour l'Iran et la Russie
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05.03.2025 à 06:00
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Deux jours après le cessez-le-feu à Gaza qui n'a pas arrêté le compteur du nombre de morts dans l'enclave — 110 personnes au moins ont été tuées depuis l'arrêt officiel de la guerre génocidaire le 19 janvier —, le gouvernement israélien a lancé une vaste opération militaire en Cisjordanie occupée. Elle cible particulièrement les villes de Jénine et Tulkarem, dans le nord du territoire. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a tué 946 Palestiniens en Cisjordanie occupée, dont 187 enfants, parmi (…)
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Pour la première fois depuis la fin de deuxième intifada (2000 - 2005), Tel-Aviv a déployé des chars en Cisjordanie occupée, territoire qu'elle a également bombardé. Dans un communiqué du 23 février 2025, le ministre israélien de la défense Israël Katz a annoncé l'interdiction faite aux habitants des camps de réfugiés de retourner dans leurs foyers. Il a également adjuré ses soldats de se préparer à un déploiement prolongé, pouvant durer jusqu'à un an. Récit illustré à Jénine. Le camp de réfugiés de Jénine, considéré comme un des principaux bastions de la résistance palestinienne armée en Cisjordanie, abrite environ 30 000 habitants, tous descendants de réfugiés de la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont été chassés de leurs villes et villages. Ces réfugiés sont privés de liberté de mouvement et doivent solliciter des autorisations auprès des autorités israéliennes, souvent difficiles à obtenir, pour se rendre dans ces villes, à Jérusalem ou à la mosquée Al-Aqsa. Les incursions régulières des militaires israéliens ont détruit les infrastructures, les canalisations et les réseaux électriques. Les résidents sont régulièrement plongés dans l'obscurité qui, combinée avec les tirs nourris qui se font entendre, terrorise les enfants. Le 21 janvier 2025, l'armée israélienne a lancé des raids aériens et des incursions au sol, impliquant le Shin Bet — l'une des principales agences israéliennes de renseignement aux côtés du Mossad — et la police aux frontières (Magav). Si les Israéliens affirment se battre contre des « terroristes », dans les faits, ce sont les civils qui se retrouvent en première ligne. « Encore une énième Nakba », nous soufflent les habitants exténués. Les manœuvres des forces d'occupation ont laissé les 30 000 habitants du camp de réfugiés de Jénine sans issue. « On estime que 100 maisons ont été détruites ou fortement endommagées. Les résidents de ce camp ont enduré l'impossible. Selon nos informations, ils ont tous quitté le camp depuis ce matin », a déclaré depuis Amman (Jordanie) Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA, l'Agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens. Elle alerte sur une situation « catastrophique » : de vastes parcelles du camp ont été entièrement détruites par une série d'explosions provoquées par l'armée israélienne. Ceux qui ont pu fuir se retrouvent dispersés dans les environs chez leurs proches, précise-t-elle. Selon l'ONU, dimanche 2 février a été la journée la plus violente, marquée par une explosion dévastatrice, précisément au moment où les écoliers devaient reprendre le chemin de l'école. Selon l'UNRWA, 13 écoles du camp et de ses environs sont fermées, bouleversant ainsi la vie de 5 000 enfants dans la région. Les petites filles palestiniennes ne rêvent que d'école. « Ma place est dans une salle de classe, pas au milieu des ruines », proteste l'une d'entre elles. « C'est tellement injuste, pourquoi nous prive-t-on de nos droits humains ? Le peuple palestinien n'est-il pas humain ? » En signe de soutien et réconfort, un père et ses deux filles offrent un peu de café aux journalistes dépêchés sur place. À droite, la petite Nour, 5 ans, s'écrie : « Regardez, il y a plein de soldats d'occupation ! » Son père lui demande : « As-tu peur ? » « Non », répond-elle timidement, tandis qu'au-dessus de leurs têtes, les drones israéliens, surnommés zannana en arabe — la bourdonneuse — ne cesse de voler. Selon le ministère palestinien de la santé et le site Shireen 1, le bilan est déjà accablant : le 21 janvier, plus de 40 personnes ont été blessées et 12 Palestiniens ont été tués, en majorité des civils. Parmi eux, Moataz Imad Abou Tabakh, un adolescent de 16 ans qui rêvait déjà à ses études, ou d'autres hommes, plus âgés, tels qu'Amine Salah Al-Asmar, 60 ans, ou encore Raed Hussein Abou Al-Saba, 53 ans. Le 26 janvier 2025, alors que la famille Al-Khatib préparait le dîner, leur maison a été encerclée par des soldats. Layla Al-Khatib, deux ans, a été atteinte à la tête par une balle explosive, tirée par un sniper israélien. « Quel était son crime ? » interrogent ses proches à bout de souffle, brisés. Au total, 9 enfants ont été abattus en Cisjordanie occupée depuis le lancement de l'opération du 21 janvier. Mohammed Amer Zakarna, 17 ans, a été tué le 24 janvier par un bombardement alors qu'il se trouvait à proximité d'un centre médical à Qabatiya, près de Jénine. Ahmed Abdelhalim Al-Saadi, 14 ans, a été tué le 1er février par un drone qui ciblait un groupe de citoyens près d'Al-Saadi Diwan, dans le quartier-Est de Jénine. Saddam Hussein Iyad Rajab, 10 ans, est décédé le 7 février à Tulkarem des suites de graves blessures causées par des tirs israéliens, alors qu'il se trouvait à terre, pleurant et implorant de l'aide. La scène a été filmée et a rapidement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant une vague d'émoi et d'indignation. Mohamed Ghassan Abou Abed, 16 ans, a été tué lors d'affrontements avec les forces israéliennes dans le camp de réfugiés de Nour Chams à Tulkarem, le 12 février 2025. Cinq jours plus tard, c'est Dhiaeddine Ahmed Omar Saba'a, 15 ans, qui succombera aux balles israéliennes à Qabatiya. Enfin, le 21 février 2025, Ayman Nassar Al-Himouni et Rimas Omar Amory ont été tués, le premier à Hébron, la seconde dans le camp de réfugiés de Jénine. Tous les deux étaient âgés de 13 ans. Rimas a été tuée près de chez elle, sans raison, par des tireurs d'élite. Les Palestiniens ont été empêchés de porter les corps sur les civières sur leurs épaules — comme le veut la tradition — jusqu'à leurs tombeaux. Ce sont les ambulanciers du Croissant-Rouge palestinien (PRCS), une organisation humanitaire qui fournit des services médicaux et de secours aux Palestiniens, qui transportent les corps des personnes tuées jusqu'au cimetière. 1Observatoire dédié à la documentation des crimes de guerre d'Israël, fondé par des journalistes en hommage à leur consœur de la chaîne qatarie Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, assassinée à Jénine par un sniper le 11 mai 2022. Texte intégral 6877 mots
L'opération actuelle, débutée le 21 janvier, a déjà coûté la vie à au moins 63 Palestiniens, majoritairement des civils, et contraint plus de 40 000 autres à des déplacements forcés, les obligeant à quitter leur maison dans les camps de réfugiés de Nour Shams, Tulkarem et Jénine.« Encore une énième Nakba »
Le maire de Jénine, Mohammed Jarrar, a souligné que les destructions massives ont privé près de 40 % des quartiers de la ville de tout accès à l'eau.Une majorité de civils tués
Des cortèges funèbres interdits
04.03.2025 à 06:00
Les dessous de la percée chinoise au Proche-Orient
Jamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ? Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du (…)
- Magazine / Égypte, Émirats arabes unis (EAU), Koweït, Qatar, Chine, Pays du Golfe, Golfe Arabo-Persique , Mer Rouge , Arabie saoudite, États-Unis, Canal de SuezJamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ? Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du Proche-Orient et l'un des tout premiers investisseurs de la région (à la première ou la deuxième place, en fonction des années), détrônant les États-Unis. Selon la société arabe de garantie des investissements et des crédits à l'exportation (Dhaman), elle y détient désormais un tiers des investissements directs étrangers (IDE). Dix-sept ans plus tôt, sa présence était estimée à… 1 %. Ce parcours fulgurant tient à une convergence inédite des stratégies de tous les acteurs concernés. Du côté chinois, aux intérêts mercantiles classiques — assurer ses approvisionnements énergétiques et conquérir des marchés — s'ajoute l'ambition de devenir une puissance mondiale, apte à rassembler les pays du Sud autour de ses propres normes et de ses valeurs. Cela passe par le déploiement de la Nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) dont l'histoire prestigieuse et ses interactions avec le monde arabo-musulman sont habilement remises au goût du jour. Pour John Fulton, l'un des grands spécialistes des relations sino-arabes, « la Chine reste avant tout un acteur économique, avec un engagement politique et diplomatique croissant, et encore peu de rôles en matière de sécurité1 ». Mais elle travaille ce troisième volet, à bas bruit. Du côté des pays du Golfe, mais aussi de l'Égypte, la volonté de sortir du tête-à-tête avec les États-Unis, de se développer au moindre coût et de ne plus être cantonnés dans leur fonction de fournisseurs d'énergie constitue un puissant aiguillon pour renforcer les liens avec Pékin. C'est ainsi que la « Vision 2030 », grandiose projet de transformation de l'Arabie saoudite imaginé par le prince héritier Mohammed Ben Salmane (fréquemment désigné par ses initiales MBS) rencontre la pieuvre BRI concoctée par le président Xi Jinping. Même constat pour le plus discret plan « Vision 2031 », porté par le président des Émirats arabes unis (EAU), Mohammed Ben Sayed (dit MBZ). Comme l'écrit la chercheuse invitée au Conseil européen pour les Relations internationales (ECFR) Camille Lons : L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des puissances moyennes de premier plan, motivées par leur ambition de jouer un rôle dans un ordre mondial en mutation et dans la concurrence géopolitique croissante entre la Chine et les États-Unis2. Du côté américain justement, le temps où les relations avec les pays du Golfe étaient entièrement structurées par l'or noir est révolu. Le pétrole « drilled in America » (« foré aux États-Unis »), pour reprendre l'expression du président Donald Trump, a pris le relais, et les États-Unis en sont désormais les premiers producteurs sur la planète (19,4 millions de barils par jour en 2023 contre 11,4 pour l'Arabie Saoudite). D'ailleurs, dès la fin de son second mandat, l'ancien président américain Barack Obama pouvait parler de « pivoter vers l'Asie » — non sans inquiéter, au passage, les gouvernants de la région ne se sentant plus vraiment protégés. Toutefois, Washington ne se déleste pas de la carte moyen-orientale et maintient ses bases militaires et/ou ses troupes aux EAU, au Qatar, à Bahreïn, en Arabie Saoudite, en Jordanie… La Chine, elle, occupe exactement la position inverse. Son appétit de pétrole structure ses relations internationales, sans qu'elle soit en mesure de mobiliser un appareil sécuritaire à l'américaine, malgré sa base à Djibouti. Elle va donc asseoir sa présence en se servant des liens économiques pour avancer ses pions stratégiques. Si les rapports commerciaux ne datent pas d'aujourd'hui, le « pivot chinois » vers le Golfe s'est vraiment concrétisé au cours de la dernière décennie. En 2016, Pékin publie son premier livre blanc sur « la politique arabe de la Chine », pointant cinq domaines de coopération : énergie, technologie, aérospatial, finance et culture. Six ans plus tard, en décembre 2022, Xi Jinping est accueilli à Riyad avec une mise en scène grandiose. Son avion est « escorté par quatre avions de chasse dans le ciel saoudien, puis une fois posé sur le tarmac, survolé par six autres jets, laissant dans leur sillage une traînée rouge et jaune, les couleurs du drapeau chinois » (Le Monde, 9 décembre 2022) ! Trois sommets sont alors organisés : en bilatéral avec MBS et ses conseillers ; au niveau régional avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui comprend les six monarchies ; enfin un sommet sino-arabe plus large englobant l'Égypte, la Tunisie, la Palestine… Des contrats d'une valeur de 50 milliards de dollars (47 milliards d'euros) auraient été signés, mais il est difficile de faire la part des engagements fermes et des promesses vagues. Reste que, quelques mois plus tôt, le 7 juillet 2022, le président américain Joe Biden, lui, était reçu chichement par MBS. Un contraste saisissant. Entre 2016 et 2022, les échanges commerciaux chinois avec les membres du CCG ont plus que doublé. Avec en première ligne, l'Arabie saoudite (125 milliards de dollars – 119 milliards d'euros), suivie des EAU (95,2 milliards de dollars — 90,7 milliards d'euros), d'Oman (40,4 milliards de dollars — 38,5 milliards d'euros), du Koweït (31,5 milliards de dollars — 30 milliards d'euros), du Qatar (24,5 milliards de dollars — 23,3 milliards d'euros), selon les données tirées de l'administration des douanes et du ministère du commerce chinois ainsi que de l'Observatoire des routes de la soie. Sans surprise, les produits énergétiques et pétrochimiques occupent le haut du panier et représentent toujours entre les trois quarts et les deux cinquièmes des exportations des membres du CCG vers la Chine. Les co-entreprises (sino-saoudiennes, sino-émiratis…) prolifèrent et des investissements croisés se développent : la compagnie saoudienne Aramco alliée à Sinopec dans le Fujian (Chine) ou co-propriétaire de l'un des géants de la pétrochimie Rongsheng, ou l'Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc) avec China National Petroleum Company (CNPC)…. Les entreprises chinoises participent également à la construction de ports souvent assortis de vastes ensembles industriels, voire immobiliers. Comme, en Arabie saoudite, la zone économique de Jazan (sur la mer Rouge) aux avantages financiers et fiscaux considérables, ainsi que les ports de Yanbu et de Jeddah (mer Rouge) destinés à servir de plaques tournantes commerciales. On pourrait tout aussi bien citer le terminal du port de Khalifa aux Émirats arabes unis ou encore la vaste zone économique du canal de Suez où des sociétés chinoises (publiques et privées) se sont engagées à investir plus de 8 milliards de dollars (7,6 milliards d'euros) ces prochaines années. Ces plateformes portuaires et industrielles présentent un intérêt économique pour tous, en facilitant la connexion entre les pays asiatiques, africains et européens. Mais elles offrent également un intérêt sécuritaire essentiel à la Chine, car le détroit de Bab El-Mandeb et le canal de Suez peuvent se transformer en verrous hermétiques pour qui les maîtrise. C'est la hantise de Pékin, en cas d'affrontement avec son concurrent américain, car les deux tiers de ses marchandises transitent par mer. La coopération économique va au-delà de ces secteurs traditionnels. Elle répond aussi aux choix stratégiques des dirigeants du Golfe d'utiliser les ressources du pétrole pour sortir de leur dépendance au pétrole et moderniser leur pays. Les « énergies vertes » et les projets liés à l'hydrogène ont fait leur apparition, avec l'appui et le savoir-faire de la Chine, numéro un dans ce domaine. Ses entreprises participent aux deux plus grands projets d'énergie solaire au monde : les parcs solaires Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum à Dubaï et Noor à Abou Dhabi. Un exemple entre autres. La percée chinoise la plus spectaculaire s'est faite dans les télécommunications, l'e-commerce, et l'intelligence artificielle (IA). Huawei a déployé son réseau 5G dans toutes les monarchies du Golfe dès 2019, en partenariat avec les entreprises locales. Le groupe, si rejeté par les pays occidentaux, singulièrement par Washington qui l'a interdit, « a joué un rôle pivot (…) pour la transformation numérique de la région3 », que ce soit dans le domaine des « villes intelligentes »4, des centres de données, de la biogénétique, de la reconnaissance faciale ou de… la surveillance des populations. En septembre dernier, les Émirats déployaient le premier réseau d'IA dans les pays arabes. Fin janvier 2025, l'Arabie Saoudite accueillait un centre de stockage de données cloud pour la région mis en place par le groupe chinois Tencent. De plus, Camille Lons assure : Des professeurs d'origine chinoise ou sino-américaine dirigent certaines des meilleures institutions et entreprises de recherche sur l'IA (…) telles que l'Université des sciences et technologies du roi Abdallah en Arabie saoudite, et l'Université Mohammed Ben Zayed d'intelligence artificielle (MBZAI) aux Émirats arabes unis. L'objectif est d'entraîner les modèles numériques à la langue arabe et de construire des économies innovantes, dans un secteur jusqu'alors dominé par les groupes américains fermés (Microsoft, OpenAI, Google, etc.) ; les sociétés chinoises cherchent à s'adapter. Pas étonnant que les Émirats (en 2019) et l'Arabie saoudite (en 2023) aient introduit l'enseignement du mandarin dans les écoles et les collèges. Pour la Chine, la conquête de marchés constitue toujours un ressort puissant, mais on aurait tort de n'y voir que l'aspect économique. Pékin cherche surtout à partager, voire à imposer, ses normes technologiques, nœuds à la fois technique et idéologique de la compétition avec les États-Unis. En effet, tout le monde sait que l'IA et ses multiples applications ne sont pas neutres. La concurrence entre la Chine et les États-Unis ne vient pas, comme du temps de la guerre froide, d'une opposition entre systèmes antagoniques. Tous deux carburent au capitalisme (juste un peu plus étatique dans un cas que dans l'autre). Le match se joue entre des conceptions différentes d'un monde multipolaire où la Chine entend gagner en influence stratégique, notamment dans le Sud global. Autre symbole fort, le début de l'utilisation des devises locales dans les échanges commerciaux. Les sommes demeurent modestes, mais sonnent comme le début d'une déconnexion possible de la monnaie unique de transaction, le dollar américain. L'embargo contre la Russie, débranchée du système financier international (Swift), n'a pas manqué d'inquiéter les gouvernants et les affairistes, biberonnés aux pétrodollars. Que les États-Unis le décident et leurs placements sont bloqués. Les fonds souverains richement dotés5 ont commencé à diversifier leurs placements vers l'immobilier et les startups technologiques en Chine. Dans la foulée et pour la première fois, le gouvernement chinois a émis des obligations d'État (la dette souveraine) sur le marché financier de Riyad. Alors qu'il ambitionnait de récolter 2 milliards de dollars (1,9 milliard d'euros), les ordres d'achat ont atteint… 40 milliards (38 milliards d'euros) — preuve de la confiance des magnats et riches familles dans l'économie chinoise, même ralentie. Et surtout, Pékin a montré qu'il pouvait devenir un acteur important du recyclage de ces fameux pétrodollars, jusqu'à présent entre les mains de Washington. De quoi secouer le système financier international si la logique était poussée jusqu'au bout. Il ne s'agit pour l'heure que de donner un signe. Si la Chine tisse habilement sa toile, les États-Unis demeurent un acteur majeur sinon déterminant dans le domaine militaire, stratégique, diplomatique et économique. Ainsi Trump (1er mandat) puis Biden ont fait pression sur MBZ pour qu'il réduise la voilure des investissements chinois dans le port de Khalifa, à quelques encablures des forces américaines de la base aérienne d'Al-Dhafra. Pour montrer qu'ils ne plaisantaient pas, Abou Dhabi a été privé des avions F-35 et des drones MQ-9 qu'il voulait acheter. De même, la société émiratie d'intelligence artificielle G42 qui avait noué des accords avec BytDance, la maison mère chinoise de TikTok, a dû s'en séparer pour pouvoir travailler avec Microsoft6. Peu probable, cependant, que cela suffise à stopper l'évolution en cours. D'une part, les dirigeants arabes naviguent au mieux de leurs intérêts dans cette concurrence acharnée : « Nous n'avons aucun intérêt à choisir un camp entre les grandes puissances », assurait il y a peu le conseiller diplomatique du président Mohammed Ben Zayed. Ils peuvent même exercer un doux chantage pour tirer le meilleur des deux compétiteurs. D'autre part, la Chine évite toute injonction à choisir son camp tout en labourant la région avec constance (diplomatiquement parlant). Elle « cultive de manière proactive des liens avec les sunnites et les chiites, les républiques et les monarchies, l'Iran et les pays arabes, en se conformant aux attentes et aux préférences des élites dirigeantes », montrent les trois chercheurs chinois Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si7. Elle articule les relations bilatérales et l'intégration dans des organisations multilatérales. Ainsi, l'Arabie saoudite, les EAU, l'Égypte (ainsi que l'Iran) ont été élevés au rang de « partenaires stratégiques globaux », le niveau le plus haut dans la hiérarchie diplomatique de la Chine. Ils ont été intégrés au groupe des BRICS+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et depuis 2023, l'Éthiopie, l'Égypte, l'Iran, les EAU et l'Arabie saoudite), même si Riyad reste sur sa réserve, se contentant d'envoyer au dernier sommet à Kazan, les 22 et 23 octobre 2024, son seul ministre des affaires étrangères. Ils sont aussi invités comme « partenaires de discussion » à l'Organisation de coopération de Shanghai, qui met l'accent sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Enfin, ils sont partie prenante des initiatives internationales lancées par Xi Jinping, pour la sécurité mondiale, pour le développement8. De plus, Pékin clame que la Chine « n'a pas l'intention de dépasser ou de remplacer qui que ce soit dans la région » (Xinhua, 24 janvier 2025). Pas plus qu'elle ne se veut chef de file d'un clan, à la manière de feu l'Union soviétique. Le pouvoir chinois soutient les Palestiniens, réclame une solution à deux États et a même réussi à rassembler toutes les factions en juillet dernier à Pékin (Hamas et Fatah compris). Mais il a continué à commercer comme si de rien n'était ou presque avec Israël — ce qui n'est pas pour gêner Abou Dhabi ou même Riyad. Au total, la politique chinoise remporte un certain succès auprès d'une partie des élites arabes. Son « modèle de ”la paix par le développement”, très différent du modèle occidental qui met l'accent sur le déficit de démocratie ou d'hégémonie », assurent Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si, serait « la clé de la résolution des conflits dans le Golfe ». On n'en voit guère le signe, mis à part le rapprochement (fragile) entre l'Iran et l'Arabie saoudite. En revanche, l'image de la Chine, qui a sérieusement pâli en Occident, s'est mise à briller un peu plus. Comme l'expliquent les chercheurs de l'université Deakin, Shahram Akbarzadeh et Arif Saba, son « plan ambitieux de projection de soft power tire parti de son poids économique et promeut les valeurs associées à un État fort et à la stabilité sociale », très prisées par les régimes autoritaires du Golfe. Son « système politique est également considéré comme attrayant »9. Il faut toujours se méfier des sondages, mais les deux chercheurs montrent que, si 65 % des répondants de l'Arabie saoudite et 63 % des Émirats estiment qu'il faut rester neutre dans l'affrontement sino-américain, 29 % des sondés saoudiens et 26 % émiratis pencheraient pour la Chine s'il fallait choisir son camp, contre respectivement 6 % et 11 % pour les États-Unis. Sacré retournement de l'histoire… qui n'est pas la fin de l'histoire. Pour l'heure, Washington garde de puissantes armes de conviction (pétrole, armée, dollars…) et un grand pouvoir de négociations. La brutalité de Donald Trump peut néanmoins fragiliser la position américaine. 1Jonathan Fulton, « China's strategic objectives in the Middle East », Atlantic Council, 19 avril 2024. 2Camille Lons, « East meets Middle : China's blossoming relationship with Saudi Arabia and the UAE », Policy Brief, European Council on Foreign relations, 20 mai 2024. 3Diane Choyleva, « Pétrodollar to digital yuan », Asia society policy institute (ASPI) et Enodo Economica, janvier 2025. 4La « ville intelligente », ou smart city, est un concept de développement urbain qui repose sur l'utilisation des nouvelles technologies afin d'améliorer la qualité des services et de réduire leurs coûts. 5Fonds public d'investissement d'Arabie saoudite (Public Investment Fund, PIF) : 925 milliards de dollars d'actifs (881 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement d'Abou Dhabi (Abu Dhabi Investment Authority, Adia) : 1 100 milliards (1 048 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement du Koweït (Kuwait Investment Authority, KIA) : 970 milliards (924 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement du Qatar (Qatar Investment Authority, QIA) : 520 milliards (495 milliards d'euros) 6Andrew G. Clemmensen, Rebecca Redlich, Grant Rumley, « G42 and the China-UAE-US Triangle », The Washington Institute for Near East Policy, 3 avril 2024. 7Sun Degang Yang Yingqi et Liu Si, « China's Hedging Strategy in the Gulf : A Case of ‘Even-handedness' Diplomacy” », Asian Journal of Middle Eastern and Islamic Studies, Vol.18, n°3, octobre 2024. 8Cf. Martine Bulard, « Le rejet de l'Amérique fait le succès du Sud » in Bertrand Badie et Dominique Vidal, L'Heure du Sud ou l'invention d'un nouvel ordre mondial, Les Liens qui Libèrent, 2024. 9Sahram Akbarzadeh et Arif Saba, « China's Soft power : views from Saudi Arabia and UAE », Global Studies Quaterly, 2025. Texte intégral 4415 mots
Synergie Riyad, Abou Dhabi et Pékin
Joe Biden accueilli chichement
Cap sur les ports et l'Intelligence artificielle
Enseignement du mandarin dans les écoles
Vers des pétro-yuans ?
« S'il faut choisir son camp… »
04.03.2025 à 06:00
« Rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi.
Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Dimanche 2 mars 2025. Cette fois, je vous écris enfin depuis notre appartement, à Gaza-ville ! Nous voici enfin dans notre appartement du neuvième étage, accompagné du bourdonnement incessant des drones, qui sont encore plus bruyants quand on se trouve en hauteur. Vendredi, Sabah et moi avons pris la décision de rentrer. Nos minces bagages étaient déjà prêts : quelques sacs de vêtements qui nous accompagnent à chaque déplacement, ainsi que le panneau solaire que j'avais acheté dans le sud, avec sa batterie système D, qui nous donnent un peu de lumière et assez d'électricité pour recharger les portables. On a laissé les matelas et les couvertures, parce qu'on savait que, chez nous, on trouverait tout ce dont on aura besoin. À 11 heures, nous avons pris la route Salaheddine à bord d'une voiture Jeep louée à un ami. L'autre grand axe de Gaza, la route côtière Al-Rachid, est quant à lui réservé aux piétons. Il faisait beau. Une journée de printemps après des semaines hivernales de froid et de pluie. Depuis Nuseirat, où nous avions loué un petit appartement, il n'y a que dix kilomètres pour rejoindre la ville de Gaza. Nous sommes rapidement arrivés au barrage central, au niveau de ce qu'on appelait le corridor de Netzarim, qui coupe la bande de Gaza en deux, une partie nord et une partie sud. À présent, la route est ouverte, mais il y a un checkpoint. L'attente peut prendre plusieurs heures. Nous avons eu la chance de passer seulement une heure et demie dans la file de véhicules chargés de bagages. Nous n'avons vu aucun militaire israélien. Nous avons d'abord eu affaire à des militaires égyptiens, en tenue marron et au visage masqué, appartenant à ce qu'on appelle la « Commission qatarie-égyptienne » créée dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu. L'agent égyptien qui s'est penché au-dessus de la portière de la voiture se montre convivial : « La route n'a pas été trop longue ? » Il doit quand même nous demander s'il y a des armes à bord de la voiture, et d'attendre un peu pour passer sous un grand portique blanc — un scanner —, à côté duquel est stationné un gros 4X4 américain, blanc lui aussi, hérissé d'antennes et de paraboles. Une fois le scanner passé, nous sommes dirigés vers l'une des cinq voies d'inspection, devant lesquelles attend un militaire égyptien, tout aussi souriant que le premier : « Vous allez bien ? » Pas vraiment de fouille, il faut juste ouvrir le coffre et baisser la vitre. Il regarde combien de personnes il y a dans la voiture, et nous tend une bouteille d'eau pour chacun. Il nous offre aussi des clémentines, avant de nous souhaiter « une bonne fin de voyage » et « bienvenue à Gaza ». Tout cela dans ce dialecte égyptien que nous aimons bien et qui amène toujours un sourire sur les lèvres des Gazaouis. Trois mètres plus loin, l'atmosphère change. La route est bordée de talus sur lesquels sont plantés des miradors abritant des hommes au look de mercenaires : t-shirts, tatouages et lunettes de soleil. D'autres sont plantés au bord de la route et observent les voitures, mais sans dire un mot. Ce sont les Israéliens — pardon, les Américains, c'est la même chose — d'une société privée, qui contrôlent le checkpoint avec les Égyptiens. Nous sommes entrés dans le quartier Zeitoun de Gaza-ville. La route, défoncée, est jalonnée à droite et à gauche de levées de terre en forme de carrés dans lesquelles les Israéliens positionnaient leurs chars. On voit partout des traces de chenilles. Ces anciens postes militaires font figure d'îlots dans un océan de décombres. L'ampleur de la destruction est inimaginable. J'avais vu les images sur les réseaux sociaux, mais comme on dit ici, parler, ce n'est pas comme voir. C'est comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu. Des bâches et des tentes ont été installées sur les amas de gravats. Après le quartier Zeitoun, au rond-point Doula, nous avons pris la route 8, vers l'ouest. Je n'ai même pas reconnu le chemin. Les maisons, entièrement détruites, ont été regroupées au bulldozer pour former des collines de gravats. Personne ne peut plus savoir où se trouve son domicile. J'ai continué à conduire jusqu'au quartier de Tell Al-Hawa, où se trouvaient jadis de nombreux immeubles. Là aussi, la destruction est totale : des bâtiments aplatis, d'autres à moitié détruits, certains ont les derniers étages en morceaux, ou sont coupés en deux, d'autres encore ressemblent à des mille-feuilles avec leurs étages aplatis les uns sur les autres. Enfin, au rond-point de Nuseirat, j'ai pris la rue Charles de Gaulle, je suis passé devant le Centre culturel français dont le mur est intact, avec les drapeaux français et européens qui flottent toujours, mais une fumée noire qui s'élevait à l'intérieur. Le centre est fermé, on dit qu'il a été incendié. C'est dans la rue Charles de Gaulle que se trouve notre immeuble. Il est toujours debout, alors que le bâtiment voisin a été détruit. Debout, mais pas en très bon état. Le dernier étage, visé par plusieurs obus de char, alors que nous étions encore là, n'existe plus. C'était le dixième, et nous habitons au neuvième. Par miracle, notre étage est resté à peu près intact, comme me l'on dit des voisins qui étaient restés là. Arrivé devant l'immeuble, j'ai vu un attroupement : il y avait là nos voisins, nos amis, ceux qui étaient restés malgré les ordres d'évacuation, ceux qui étaient rentrés avant nous, comme notre ami Hassoun que j'avais prévenu de notre retour. C'est lui qui avait organisé ce comité d'accueil. On s'est embrassés, on s'est pris dans les bras, on s'est félicités d'être toujours en vie après le génocide. Il y avait là beaucoup d'enfants qui avaient grandi, que je n'avais pas vus depuis un an et demi. À l'entrée de l'immeuble Oum Chahine (« la mère de Chahine », formule de politesse désignant une femme par le nom de son fils aîné), qui est un peu notre mère à tous, nous attendait. Elle fait partie des gens qui n'ont pas quitté Gaza-ville. Elle allait se réfugier ailleurs à chaque incursion israélienne, puis elle revenait. Elle a pris Ramzi et Sabah dans ses bras. Elle s'est étonnée de voir combien Walid avait grandi. On est restés à discuter avec tout le monde, à saluer ceux qui arrivaient encore. Et puis on est montés à pied, car il n'y a plus d'électricité, et de toute façon avec le bombardement du dixième étage, l'ascenseur est hors d'usage. Pour le moment, avec la pénurie de matériaux, on ne sait pas quand on pourra le réparer. À chaque étage, des voisins nous attendaient pour nous souhaiter la bienvenue. L'un d'entre eux, Fadi, un costaud que tout le monde appelle « le moustachu » nous a préparé un poulet au four. Arrivé au neuvième, j'ai dit à Walid d'ouvrir la porte. Il a dû pousser fort, elle était un peu coincée après le bombardement. Nous avons retrouvé notre appartement presque tel que nous l'avions quitté ! Dès le cessez-le-feu, nos amis se sont mis au travail et ils ont tout nettoyé, tout remis en place. J'étais ému par tant d'attention, je les ai remerciés du fond du cœur. Je voyais que Walid essayait de reconnecter avec ce passé dont il n'avait pas tout à fait le souvenir. Il avait deux ans quand nous avons dû partir, mais Sabah lui montrait souvent les vidéos que j'avais tournées avant de quitter l'appartement, pour nous en souvenir. Il a vu le salon, la pièce où se trouve la télé. Je lui ai dit : « Tu ne veux pas voir ta chambre ? » Il ne savait plus où elle était. Une fois dedans, il a vu ses jouets, sa Mercedes électrique, sa moto électrique, son train, ses modèles d'engins de travaux publics qu'il aimait beaucoup, sa bétonnière, son bulldozer… Il a sauté dans sa voiture, qui était un peu poussiéreuse et dont la batterie était vide, mais il m'a demandé de le pousser pour pouvoir conduire. Ses yeux brillaient, il a dit : « Papa, ici c'est chez nous, je ne veux pas retourner à la villa », en référence à notre tente à Deir el-Balah. J'étais si content de voir qu'il se souvenait des vidéos et qu'il avait si vite réadopté notre maison ! Il est monté sur son lit à étages, et s'est mis à sauter dessus. C'était la première fois depuis un an et demi qu'il voyait un lit. Notre chambre a elle aussi été nettoyée de fond en comble par nos amis. Ils avaient remplacé les vitres, toutes cassées, par du nylon qui nous empêche malheureusement de bien profiter de la vue panoramique sur la mer. Walid regarde et dit : « Papa, tout est cassé ! Qui a fait ça ? » J'évite de parler des Israéliens, alors il trouve un coupable : « C'est la police ! » Pour moi, le plus grand soulagement, c'est quand je suis entré dans notre chambre, et que je me suis allongé sur mon lit. Pour la première fois depuis un an et demi, nous n'allions pas dormir sur un matelas posé par terre. En face du lit, il y a une grande armoire à glace. C'était aussi la première fois depuis notre expulsion que je me voyais dans un miroir. Je ne me suis pas reconnu tout de suite dans cet homme vieilli, l'air fatigué, avec des cheveux blancs et des poches sous les yeux. Le reflet a provoqué un flash-back. J'ai rembobiné mentalement le film depuis le début, depuis le matin du 7 octobre 2023, jusqu'à notre retour aujourd'hui : notre fuite sous les balles des snipers israéliens, notre installation à Rafah dans un deux-pièces partagé avec une autre famille, puis de nouveau la fuite pour planter une tente à Deir-el-Balah où la vie devenait de plus en plus précaire, les amis et les membres de la famille tués par les bombes et les drones, et puis une dernière étape dans un autre appartement loué, la naissance de Ramzi, notre dernier-né, symbole de l'espoir… Walid aussi se regarde dans la glace. Lui, c'est la première fois de sa vie qu'il a conscience de se voir dans un miroir. Et c'est un sacré étonnement. Je le regarde à la dérobée. Il touche son visage, ses cheveux, ses mains, ses pieds, il se découvre lui-même. Bien sûr, notre appartement n'est plus aussi confortable qu'avant. Sans électricité, les climatiseurs ne fonctionnent plus ni les deux grands écrans de télévision. Sans eau courante, on ne peut pas prendre une vraie douche dans les deux salles de bain avec jacuzzi. Nous avons tout de même de l'eau, Hassoun a mis un grand réservoir de 500 litres dans la cuisine avant notre arrivée. Merci à lui. C'est comme vivre dans un palais, mais un palais du Moyen-Âge. Heureusement, on a quand même une bouteille de gaz pour la cuisine, c'est un grand progrès par rapport au four en argile où l'on faisait parfois brûler des morceaux de plastique. Mais rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire. Je pensais ne plus revoir notre foyer. Je m'attendais à un transfert vers l'étranger, je me disais que notre tour allait être détruite, comme presque toutes les autres. Nous avons eu beaucoup de chance. Cette première nuit, nous avons dormi dans notre grand lit, tous les trois ensemble, avec Walid au milieu. Nous avons dormi comme des bébés, d'ailleurs, même le bébé ne s'est pas réveillé toutes les demi-heures comme les nuits précédentes. Bien sûr, il y a toujours le bourdonnement des drones. Walid les pense toujours inoffensifs, comme je le lui ai fait croire. Il dit : « Papa, le drone va nous rendre visite, il va entrer dans notre appart. » Je lui réponds : « Oui, il va venir jouer avec toi, comme les oiseaux. » Ici, nous allons tourner la page de la guerre. Certes, il y aura toujours de la souffrance, de la non-vie, mais au moins nous sommes parmi les survivants de ce génocide. Et notre famille s'est agrandie. Nous sommes partis à trois, nous sommes rentrés à quatre. Nous avons réussi à nous en sortir, après avoir vécu des mois dans les pires conditions. Là encore, nous allons nous adapter. Mais Ramzi nous apporte la joie. Nous allons commencer cette nouvelle vie avec courage. Et nous allons relever tous les défis. Journal de bord de Gaza Texte intégral 3063 mots
« Bienvenue à Gaza »
Comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu
« Je ne veux pas retourner à la villa »
Ici, nous allons tourner la page de la guerre
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
03.03.2025 à 06:00
Jordanie – Égypte. Quand la chaîne Al-Jazira allume le feu
La couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les (…)
- Magazine / Égypte, Bande de Gaza, Jordanie, Diplomatie, Médias, États-UnisLa couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les gouvernements occidentaux, il a également réactivé des rancœurs passées entre pays arabes. La couverture pour le moins maladroite par Al-Jazira de la rencontre entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump l'a bien montré. Moins de dix jours après son investiture pour un second mandat, ce dernier a présenté son projet de nettoyage ethnique par la déportation des habitants de Gaza vers l'Égypte et la Jordanie. Les ministres des affaires étrangères de l'Égypte, de la Jordanie, des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite, du Qatar, un représentant de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le secrétaire général de la Ligue arabe y ont réagi dans un communiqué en date du 1er février 2025. Ils y refusaient catégoriquement « l'idée de déporter les Palestiniens de leur terre sous quelque circonstance que ce soit. » Le Caire et Amman étant concernés en première ligne, une coordination égypto-jordanienne s'est traduite par la visite du prince héritier jordanien Hussein chez le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, le 16 février 2025. Le communiqué du palais royal jordanien qui s'en est suivi a souligné la nécessité de reconstruire la bande de Gaza « sans déporter le peuple palestinien frère ». Suite au communiqué conjoint du 1er février, la Maison Blanche a invité le roi jordanien ainsi que le président égyptien à Washington. Si le palais royal a répondu présent, l'Égypte a fini par refuser l'invitation après la rencontre du président étatsunien et du roi Abdallah II, le 11 février. Durant la rencontre avec le président étatsunien, en présence de la presse, le souverain jordanien a exprimé sa confiance en la capacité de Trump d'« instaurer la paix au Proche-Orient ». Cependant, il a évité de répondre aux attentes des États-Unis concernant l'accueil d'une partie des Palestiniens déportés. Lorsque Trump a fini par poser lui-même la question au roi, celui-ci a rappelé que toute décision s'appuiera sur un plan arabe commun avec l'Égypte et l'Arabie saoudite. La chaîne qatarie Al-Jazira n'a pas retransmis cette rencontre en direct, mais en a rendu compte au fur et à mesure, à travers des bandeaux signalant les titres urgents. Voici la liste des alertes dans l'ordre où elles ont été diffusées : Trump : « Ce qui sera proposé sera extraordinaire pour les Palestiniens. Je connais bien le domaine immobilier et je pense que les Palestiniens apprécieront ce qu'on leur proposera. » Le roi de Jordanie : « Nous discuterons en Arabie saoudite comment travailler avec les États-Unis sur Gaza. Il y aura des réactions internationales. » Le roi de Jordanie : « Ce que nous pouvons faire immédiatement, c'est accueillir 2 000 enfants malades de Gaza. Nous attendons que l'Égypte présente de son côté un plan. » Le roi de Jordanie concernant l'accueil de Palestiniens : « Il faut prendre en compte la manière de faire cela de sorte à servir les intérêts de tous. » Le roi de Jordanie concernant la disponibilité d'une terre où les Palestiniens pourraient s'installer : « Je dois faire ce qui est dans l'intérêt de mon pays. » Sorties de leur contexte, ces citations, émanant de dépêches de l'agence Reuters, ont donné l'impression que le roi Abdallah II acceptait le plan de Trump, et qu'il comptait accueillir les Palestiniens en Jordanie. Or, à aucun moment, le roi n'a émis le moindre consentement quant à ce plan. Il a seulement déclaré que tout ce que son pays pouvait faire dans l'immédiat, c'était d'accueillir 2 000 enfants gazaouis atteints de cancer ou dont l'état de santé était particulièrement dégradé. Une initiative que le président étatsunien a qualifiée de « belle » en affirmant qu'il venait d'en apprendre l'existence. Ensuite, Abdallah II n'a pas parlé de la troisième minute de la conférence de presse à la huitième minute. Il n'a repris la parole que lorsqu'un journaliste lui a demandé son avis sur le souhait des États-Unis de contrôler Gaza. Évitant de répondre directement à la question, il a plutôt réaffirmé qu'il fallait attendre que l'Égypte présente son plan et ne pas précipiter les choses. Lorsque le journaliste a de nouveau demandé au roi si des terres jordaniennes seraient allouées pour accueillir les Gazaouis, celui-ci a répondu qu'il devait penser en priorité à l'intérêt de son pays. Il a ajouté que le président étatsunien appréciait la décision jordanienne d'accueillir les 2 000 enfants. Cette dernière proposition s'est avérée bien pratique pour permettre au souverain jordanien de ne pas se prononcer sur des plans futurs ni de consentir au projet des États-Unis. Comme dans le reste du monde arabe, la chaîne Al-Jazira est l'une des chaînes d'information continue les plus suivies en Jordanie. Elle l'est d'autant plus depuis le 7 octobre, grâce à sa couverture de la guerre génocidaire à Gaza rendue possible par un large réseau de correspondants dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Mais la manière dont elle a rendu compte de la rencontre entre les dirigeants jordanien et étatsunien a mis le feu aux poudres en Jordanie. Certains étaient en colère, pensant que le roi avait consenti à « vendre Gaza » et « trahir la cause [palestinienne] ». D'autres en voulaient à la chaîne qatarie, l'accusant de « ternir l'image de la Jordanie » et de son roi en « diffusant de fausses informations ». Enfin, les soutiens du gouvernement jordanien ont rappelé que les intérêts de la Jordanie passaient avant tout. Dans la même soirée, le ministre jordanien des affaires étrangères Ahmed Safadi est intervenu sur plusieurs chaînes de la télévision pour clarifier les déclarations du roi et lever le quiproquo. Il a souligné que le roi n'a, à aucun moment, émis d'accord sur le plan de Trump de déporter les habitants de Gaza. Mais les réactions ne se sont pas limitées à la Jordanie. Les réseaux sociaux égyptiens se sont enflammés à leur tour, accusant le roi d'avoir « vendu » Gaza. Ils reprochaient aussi à la Jordanie de se mettre en retrait pour laisser l'Égypte assumer toute la responsabilité, jugeant par ailleurs la présence et les déclarations d'Abdallah II « plutôt faibles ». Des internautes ont même mobilisé l'histoire, rappelant comment la famille royale hachémite s'est retrouvée à la tête du royaume, ou encore les critiques acerbes du président Gamal Abdel Nasser à l'encontre du défunt roi Hussein, père de Abdallah II1. Une bataille s'est enclenchée sur les réseaux sociaux entre Égyptiens et Jordaniens. Ces derniers défendaient la position du roi, arguant que ce dernier avait su éviter les pièges qui lui avaient été tendus par Washington. Ils sont allés jusqu'à accuser les Frères musulmans, qui jouissent depuis septembre 2024 d'une majorité relative au Parlement, d'alimenter ces critiques. Voulant calmer le jeu, la porte-parole de la Maison Blanche Karoline Leavitt a tenu une conférence de presse le lendemain. Elle a confirmé que le roi Abdallah II a formellement refusé la proposition de président Trump, ce qui a mis fin à tout débat autour de la déportation des Palestiniens. Quelques heures après ces déclarations, la Maison Blanche a publié un message d'une quarantaine de secondes remerciant le roi Abdallah II et son peuple, suite à sa visite. Le secrétaire d'État aux affaires étrangères Marco Rubio a déclaré deux jours plus tard que « pour le moment, le seul plan — bien qu'il ne plaise pas [aux pays arabes] — est celui proposé par Trump. S'ils ont une meilleure proposition, il est temps de la présenter. » Une proposition jordano-égyptienne, ainsi que la visite de Sissi à Washington, est prévue dans la foulée du sommet urgent de la Ligue arabe, qui se tiendra le 4 mars, convoqué par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane. Rubio a également déclaré : « Tous ces pays accordent une grande attention aux Palestiniens, mais aucun d'entre eux ne veut les accueillir, et, historiquement, aucun d'eux n'a rien fait pour Gaza. » Ainsi, le responsable de la politique étrangère étatsunien ne semble pas au courant qu'une grande partie du peuple jordanien est d'origine palestinienne ni que la Syrie et le Liban accueillent déjà, depuis plusieurs décennies, des réfugiés palestiniens. À cause de cette polémique, des voix ont appelé sur les réseaux sociaux en Jordanie à boycotter Al-Jazira. Au-delà de l'actualité extrêmement tendue, les conséquences de cette couverture décontextualisée montrent la permanence de vieilles rancœurs arabes, que seul peut contrebalancer l'attachement des populations arabes à la question palestinienne. 1NDLR. Les deux dirigeants entretenaient des relations assez exécrables, Nasser accusant le roi jordanien d'être l'allié de l'impérialisme britannique, tandis que Hussein se sentait menacé par le panarabisme prôné par Nasser. Il arrivait alors souvent à ce dernier de traiter le monarque de tous les noms d'oiseaux lors de ses discours. Texte intégral 2135 mots
Des « alertes » décontextualisées
Vague de colère à Amman et au Caire
Intervention de la Maison Blanche
28.02.2025 à 06:00
Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de (…)
- Lu, vu, entendu / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Médias, Génocide, Témoignage , Les livres d'Orient XXI , Gaza 2023-2025Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Orient XXI cherchait pour porter la voix de Gaza un professionnel indépendant qui puisse travailler dans des circonstances aussi dramatiques, et qui rende compte par l'écriture. Rami est tout cela. Il raconte avec rigueur les guerres internes entre le Hamas et les clans mafieux, analyse les projets israéliens, trouve en permanence des sujets qui rendent compte du lent étouffement de toute une société, dans la terreur des bombardements. Cela va des ravages causés par la pénurie de cigarettes à la destruction systématique du cadastre, aux descriptions cliniques de la faim qui tord le ventre des enfants, aux drones armés qui rôdent comme des oiseaux de proie. Rami décrypte la stratégie israélienne pour rendre invivable la bande de Gaza, de l'arme de la famine à l'interdiction de tout produit d'hygiène, moyens d'un nettoyage ethnique à l'issue duquel les 2,3 millions d'habitants seront chassés d'une façon ou d'une autre. Ce génocide, mot prononcé sans hésitation, Rami l'illustre en outre en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d'un premier mariage. Après le 7 Octobre, ils entament un itinéraire sans but qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de la ville de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l'Égypte, au sud, qu'ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l'arrivée de nouveaux déplacés. Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L'humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l'humiliation de vivre sous une tente avec les mouches et les serpents, l'humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l'observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu'il ne pouvait plus la décrire de l'extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l'obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit, « sacrifier sa vie privée ». Le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l'intimité familiale. Rami Abou Jamous a choisi de faire entrer ses lecteurs français dans cette intimité, des conversations avec sa femme aux détails les plus crus de leur vie de déplacés. Quand la famille atteint la dernière étape de son exil à l'intérieur de la bande de Gaza, la tente plantée sur le sable, Rami annonce aux enfants : « Ce n'est pas une tente, c'est notre villa, on va faire un jardin, on a nos propres toilettes, notre propre cuisine, on va faire des barbecues avec du bois, ce sera comme des vacances au bord de la mer. » Les enfants le croient, pour un moment peut-être. Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l'histoire de la littérature de l'anéantissement, auprès de Primo Levi ou d'Imre Kertész. Cette guerre, c'est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne…Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu'un est éjecté du mixeur parce qu'il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et dans la peur, dans l'inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n'arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Pour son style, pour son travail, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a remporté trois récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024. Deux de ces trophées, le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France, couronnent son « Journal de bord de Gaza » publié sur Orient XXI plusieurs fois par semaine depuis février 2024.
L'équipe du média en ligne a voulu rassembler dans un livre l'essentiel de ces chroniques du désastre. En les distinguant, les jurys du prix Bayeux ont affirmé clairement que l'on pouvait être palestinien et journaliste. Je n'en avais jamais douté. Lorsque j'ai découvert, il y a plusieurs mois, les chroniques de Rami dans Orient XXI, j'ai tout de suite pensé que c'était exactement ce qui manquait dans le paysage médiatique français qui couvre la tragédie de Gaza : une chronique qui restitue aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars, mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie. Depuis plus d'un an que dure ce processus génocidaire, que Rami appelle judicieusement « un Gazacide », on a l'impression à la lecture de la plupart des articles ou en observant les débats télévisés qu'il faut choisir son camp, avec les uns, contre les autres. Comme si l'on était incapable de penser ensemble la réalité terrible que vivent les Palestiniens, les Israéliens et aujourd'hui les
Libanais. L'interdiction d'entrer de tout journaliste pour couvrir la guerre à Gaza ajoute à ce sentiment d'abstraction, de fiction, comme si l'on se trouvait face à un film de science-fiction, une dystopie où des immeubles entiers s'écrasent comme des châteaux de cartes. Les gouvernements du monde américain, européen et arabe n'ont toujours pas réussi à imposer un cessez-le-feu ou des sanctions contre Israël. La diplomatie internationale ou le Conseil de sécurité des Nations unies ont perdu toute crédibilité aux yeux des sociétés civiles, qui assistent impuissantes à l'anéantissement d'une société entière, où tout est détruit : maisons, hôpitaux, écoles, infrastructures d'eau et d'électricité. Et le nombre de victimes – plus de 43 000 morts à l'heure où j'écris ces lignes – qui augmente chaque jour dans l'indifférence fait presque partie de la routine. Rami a pris l'initiative de montrer qui sont ces victimes palestiniennes qu'on appelle trop souvent des « terroristes », comme si les 2,3 millions d'habitants de Gaza, femmes et enfants inclus, étaient tous affiliés au Hamas et comme s'ils étaient responsables des choix faits par ce mouvement. Pour moi, Rami a inventé une nouvelle forme de journalisme de guerre qui restitue l'humanité, l'universalité de la souffrance dans les situations de guerre et d'occupation. Son récit est personnel, sensible, teinté d'empathie pour toutes les victimes, mais jamais idéologique. Il est avant tout humain, proche de la réalité quotidienne pour mieux la transmettre au lecteur. Il ne comporte ni
haine ni appel à la vengeance, mais le souci de montrer qui sont les Palestiniens si longtemps occultés ; comme si les reconnaître en tant qu'habitants de la Palestine historique depuis des siècles était une manière de nier la réalité horrible de la Shoah. C'est une accusation terrible, injustifiable et mensongère, surtout après la reconnaissance en 1988 par l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de l'État d'Israël dans les frontières de 1967. Rony Brauman, fondateur et président d'honneur de Médecins sans frontières, organisation dont les membres font un travail remarquable en Palestine, payant souvent de leurs vies leur engagement, a très justement déclaré : Les articles et photos que Rami Abou Jamous envoie sont indispensables non seulement pour la population française, mais aussi pour le peuple israélien auquel il n'est pas donné de voir les images de l'écrasement de la bande de Gaza et l'étendue de sa destruction. Ces propos réintroduisent le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes, sans exclusivité, ni en Palestine ni en Israël, ni en Ukraine ni en Russie, encore moins au Soudan dont la guerre civile est très partiellement couverte par la presse ; comme si dans le Sud global, Afrique subsaharienne incluse, on tuait par nature ou par culture ; comme si nous n'étions pas, en Europe, concernés par tout cela, parce que nous serions « civilisés » comme l'a déclaré Nétanyahou. Rami a mérité ces prix décernés par le jury de Bayeux et de Ouest-France. Il avait déjà le « prix » de ses milliers de lecteurs français, lui qui a longtemps travaillé comme « fixeur » pour les journalistes occidentaux qui débarquaient à Gaza sans rien connaître de son passé ou de son présent. Très vite, il décide avec son ami et partenaire Bilal Jadallah de fonder Gaza Press, un bureau assurant des contacts locaux pour les journalistes étrangers. Bilal Jadallah a été tué le 19 novembre 2023, comme plus de 130 journalistes palestiniens recensés par Reporters sans frontières depuis le 7 octobre 2023. Car les autorités militaires israéliennes ciblent les médias et les journalistes, souvent abattus par des drones et que l'intelligence artificielle désigne comme cibles. La non-dénonciation de ces crimes de guerre et de ces crimes contre l'humanité de la part des gouvernements du monde, qui se sont totalement pliés à l'interdiction totale de l'entrée de tout journaliste étranger à Gaza, est scandaleuse. Elle constitue un précédent très grave pour le droit de la presse et pour le droit à l'information, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que dans le droit international. Le prix Bayeux pour les correspondants de guerre sauve l'honneur en reconnaissant le travail courageux et exemplaire de ces journalistes palestiniens qui continuent à informer, analyser et montrer aux sociétés civiles et aux peuples du monde qu'ils n'ont pas cessé, depuis plus d'un an, et souvent depuis cinquante-sept ans, de dénoncer les violations du droit dans les territoires palestiniens occupés. C'est de là que viendra un jour la construction de la paix bâtie sur le droit et la coexistence. Merci Abou Walid. Journal de bord de Gaza Texte intégral 4290 mots
Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de plusieurs articles, est disponible depuis février 2025.
Nous vous proposons de lire des extraits de la préface et de la présentation écrites par Leïla Shahid et Pierre Prier.Une littérature de l'anéantissement
Préface de Leïla Shahid
« Le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes »
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros
28.02.2025 à 06:00
« Une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Médias, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Jeudi 27 février 2025. Aujourd'hui, cela fait un an qu'Orient XXI me donne la possibilité de m'exprimer. C'est grâce à eux qu'on parle de la Palestine, et surtout de ce qui se passe à Gaza. C'est une amie journaliste, Gwenaëlle Lenoir, la femme de mon grand frère Pierre Prier, qui a eu l'idée de ce journal et qui m'a suggéré de le proposer à Orient XXI. Le but était de toucher ainsi un public plus large que celui de mon groupe WhatsApp, qui compte environ 150 personnes, dont de nombreux journalistes français. La rédaction a accepté, et on a commencé tout de suite. Avec les moyens du bord : à l'époque, je n'avais pas de d'ordinateur portable, seulement un vieux smartphone. La méthode s'est imposée : je dicte, en français, Pierre retranscrit, et la rédaction édite l'article. Je voudrais remercier toute l'équipe, Alain Gresh, Sarra Grira et tous les autres que je ne connais pas. Je parlais juste à 150 personnes et tout à coup, me voilà écrivant pour des milliers de lecteurs et de lectrices francophones, en France et ailleurs. Dans cet espace qui m'était offert, comment faire entendre la voix de Gaza ? Je ne pouvais pas vraiment faire mon travail de journaliste, par manque de moyens. Quand j'étais encore à Gaza ville, notre quartier était encerclé, et je ne pouvais pas bouger. Quand nous avons dû nous réfugier à Rafah, dans le sud, il n'y avait guère plus de possibilités de se déplacer librement pour enquêter. Alors j'ai décidé de parler de moi et de ma famille. Je fais partie des 2,3 millions de personnes qui vivent ce génocide. Je suis juste un exemple parmi d'autres. À travers notre histoire, celle de Sabah, mon épouse, de mon fils Walid et maintenant de Ramzi, notre nouveau-né, je parle de celle de Gaza. Orient XXI, c'est là où je peux dire ce que je vois, ce que je ressens, ce dont j'ai peur, et faire part de mes analyses même si elles ne sont pas optimistes. Tout ce que je ne peux pas faire avec ma famille, mes amis, mes voisins, à qui je veux toujours remonter le moral. Je portais un masque, pas seulement avec mon fils Walid, âgé de trois ans. J'avais l'impression de vivre une vie parallèle où tout allait bien. C'était difficile de tout porter dans mon corps, comme on dit chez nous, de traîner ce fardeau. Et pour faire sortir tout cela, il y a eu Orient XXI, où je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire. La majorité de mes amis ici ne lisent pas le français. Au début, c'était pour moi un espace pour espérer, pour m'exprimer. Et aussi pour compenser l'injustice médiatique. Ici, j'ai vraiment un espace de liberté, où je peux écrire des mots que l'on ne peut ni écrire ni prononcer dans d'autres médias où l'on craint l'accusation d'antisémitisme, si l'on critique trop ouvertement Israël et Nétanyahou. Le génocide se déroule aussi au niveau des médias, un « médiacide » en quelque sorte : tout est permis, les falsifications de la réalité, l'inversion des rôles entre bourreaux et victimes, l'écrasement d'un peuple sous la caricature et le mépris. Je connais bien les médias francophones. Je les suis quand j'arrive à me connecter. Je sais que des journalistes ont été licenciés de la radio à cause de Gaza, que des humoristes ne trouvent plus de travail parce qu'ils ont parlé de l'agression israélienne. Les Palestiniens doivent être des victimes gentilles, qui ne doivent pas se plaindre, qui ne doivent pas dire « ça suffit », qui ne doivent pas parler des tortures dans les prisons israéliennes. Sois une victime et tais-toi. Nous devons être raisonnables et accepter la loi du plus fort. Mais tous les journalistes ne sont pas dupes de la propagande israélienne. J'ai pu le comprendre en obtenant deux récompenses pour mon Journal de bord sur Orient XXI au prix Bayeux des correspondants de guerre : celui de la presse écrite, décerné par un jury de confrères, et celui du grand quotidien régional Ouest-France, qui publie souvent, je le sais, des articles représentant le point de vue des Palestiniens. Ce prix prestigieux a prouvé au monde entier que l'on pouvait être journaliste et palestinien, contrairement à ce qu'il se dit et s'écrit souvent. Il dit aussi qu'il n'est pas si difficile de voir de quel côté est la justice. Selon un proverbe arabe, on ne peut cacher le soleil avec un tamis. Ces prix sont une victoire pour moi, celle d'une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique. Ce que j'ai aimé aussi dans mon expérience avec Orient XXI, c'est d'avoir trouvé une grande famille en France. Au début, ma famille française, c'était mes amis journalistes avec qui j'avais travaillé quand ils pouvaient encore entrer à Gaza. Cette famille s'est élargie à des milliers de lecteurs et de lectrices. Je reçois de nombreux messages, transmis par la rédaction. Des lecteurs me remercient de leur faire connaître l'humanité des Gazaouis, d'autres me demandent comment ils peuvent me soutenir. Malheureusement, je ne suis pas trop réseaux sociaux, je n'ai de compte ni sur Facebook ni sur X. J'utilise seulement WhatsApp. Parler de moi ou de ma famille, cela ne me vient pas naturellement. Ma vie privée est quelque chose d'important pour moi. Mais j'ai exceptionnellement enfreint cette règle. J'ai sacrifié ma vie privée pour parler de Gaza et de la Palestine à travers notre expérience personnelle. Je ne le regrette pas, car ma famille aujourd'hui compte des milliers de personnes. Je ne fais pas de propagande, je parle seulement de ma vie, de ce que je vois, de ce que je vis. Je ne diffuse aucune idéologie, je parle seulement de justice. Je parle au nom d'un peuple qui est occupé depuis 1948, et qui maintenant subit un génocide que l'on veut invisibiliser. Je sais que beaucoup de gens ont découvert mon journal grâce au livre publié chez Libertalia. Après sa publication, j'ai reçu de nombreux messages de lecteurs qui avaient découvert mon travail par hasard, en entrant dans une librairie. Et maintenant, un deuxième tirage voit le jour, qui ajoute de nouvelles pages de journal ! C'est grâce à vous, lecteurs et lectrices, que des milliers de personne comprennent ce que nous vivons à Gaza. Je remercie cette nouvelle famille, et j'espère être à la hauteur de sa confiance. Journal de bord de Gaza Texte intégral 1897 mots
Je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire
De nombreux messages, transmis par la rédaction
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
27.02.2025 à 06:00
Liban. Des funérailles historiques pour le chef du Hezbollah
Dans le sud de Beyrouth, et malgré quelques tentatives de dissuasion, des centaines de milliers de Libanais, auxquels se sont jointes des délégations internationales, sont venus accompagner le cortège funèbre de Hassan Nasrallah. Reportage. Dès que les deux cercueils sont apparus sur la piste de la Cité sportive Camille Chamoun, dans le sud de Beyrouth, la voix de Hassan Nasrallah a retenti dans l'enceinte du stade. Dans cet extrait audio devenu célèbre après la guerre livrée par Israël (…)
- Magazine / Liban, Iran, Israël, Hezbollah, Reportage, Chiisme, Gaza 2023-2025Dans le sud de Beyrouth, et malgré quelques tentatives de dissuasion, des centaines de milliers de Libanais, auxquels se sont jointes des délégations internationales, sont venus accompagner le cortège funèbre de Hassan Nasrallah. Reportage. Dès que les deux cercueils sont apparus sur la piste de la Cité sportive Camille Chamoun, dans le sud de Beyrouth, la voix de Hassan Nasrallah a retenti dans l'enceinte du stade. Dans cet extrait audio devenu célèbre après la guerre livrée par Israël contre le Liban en juillet 2006, l'homme s'adressait à ce « peuple de la résistance » qui revenait chez lui, dans ses villages du Sud-Liban, dès la fin de la guerre, et l'apostrophait : « Ya achrafa al-nass ! » (Ô vous, gens les plus honorables !). En entendant cette voix familière, la foule qui remplissait les gradins a tressailli. Les cris et les pleurs de plus de 90 000 personnes se sont élevés dans les airs, puis, comme un seul homme, l'assistance a scandé : « Labbayka ya Nasrallah ! » (À ton appel nous répondons, Nasrallah), enchaînant avec le célèbre mot d'ordre du secrétaire général du Hezbollah : « Hayhat menna adhella ! » (L'humiliation n'aura certainement pas raison de nous !). On aurait dit qu'un courant d'électricité traversait ces corps serrés les uns contre les autres, transformant le lieu en une masse compacte d'individus secoués par une seule et même émotion. Les hommes laissaient couler leurs larmes, et les femmes se frappaient la poitrine de chagrin, comme le font les chiites le jour d'Achoura1. Le déni n'était plus possible : « Al-Sayyed »2 a bel et bien été tué3. Son cercueil était suivi par celui de l'homme qui avait été préparé pour lui succéder, à savoir Hachem Safieddine. Ce dernier n'aura rempli cette mission que pendant quelques jours, avant d'être assassiné à son tour par Israël en octobre 2024. Bien qu'il s'agisse des funérailles officielles des deux secrétaires généraux du Parti de Dieu, la foule, certes attachée aux deux figures, attendait surtout celui qu'elle avait l'habitude d'appeler affectueusement « Al-Sayyed ». Après son assassinat le 27 septembre 2024 dans un bombardement où 85 tonnes de bombes américaines anti-bunker ont été lâchées sur un immeuble de la banlieue sud de Beyrouth, les funérailles de Nasrallah ont été reportées. Cinq mois se sont écoulés jusqu'au jour de ses funérailles, le dimanche 23 février, durant lesquels la situation régionale et mondiale a connu des changements majeurs, comme la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine et la prise du pouvoir en Syrie par Abou Mohamed Al-Joulani, désormais connu sous son nom civil d'Ahmad Al-Charaa, et son auto-proclamation comme président par intérim. Avec l'effondrement du régime de Bachar Al-Assad, les points de passage depuis la Syrie voisine ont été fermés, empêchant l'arrivée de tout soutien militaire au Hezbollah. De son côté, Israël s'est avancé pour occuper de larges pans du territoire syrien, dont certains ont un impact stratégique sur la frontière orientale du Liban. Et malgré la signature d'un cessez-le-feu avec Beyrouth fin novembre 2024 sur la base de la mise en œuvre de la résolution 1701, Tel-Aviv ne cesse de violer l'accord pour instaurer une sorte d'occupation de fait. En plus de ces changements profonds, la priorité de la résistance libanaise était de rétablir un équilibre des forces que l'assassinat avait bouleversé, de reprendre le contrôle militaire et politique de la situation et de repousser une agression israélienne féroce et destructrice, qui violait toutes les lois de la guerre. Autant de circonstances qui ont eu pour conséquence de retarder les funérailles de plusieurs mois. Mais sitôt la date rendue publique, ceux qui niaient jusque-là l'assassinat de Nasrallah ont dû s'y résigner, tout en guettant avec impatience, et non sans émotion, le jour de la cérémonie. D'autres par contre ont exprimé sur les réseaux sociaux l'animosité et la rancœur qu'ils témoignaient à l'encontre du personnage. L'annonce officielle n'a pas manqué non plus de faire réagir Étatsuniens et Israéliens, qui ont fait pression sur les autorités libanaises pour limiter l'ampleur de l'événement. Répondant à la pression américaine et aux menaces explicites israéliennes de bombardement, Beyrouth a empêché, une semaine avant les funérailles, les avions iraniens d'atterrir dans son aéroport. Des centaines de Libanais se sont ainsi retrouvés bloqués à l'aéroport de Téhéran après l'annulation de leurs vols. Aucune alternative ne leur a été proposée. Exaspéré par ce comportement jugé à juste titre hostile, l'Iran a pris l'initiative d'appliquer le principe de réciprocité, en empêchant à son tour l'atterrissage de la compagnie aérienne libanaise Middle East Airlines sur son sol. Cette dernière avait en effet proposé d'opérer des vols vers Téhéran pour rapatrier les Libanais bloqués. Après négociations, il a été décidé que les voyageurs seraient transportés par avion iranien jusqu'à Bagdad, où une compagnie irakienne se chargerait de leur rapatriement, la Middle East les empêchant de voyager avec bagages — une mesure sans précédent. Arrivés à l'aéroport Rafik Al-Hariri de Beyrouth, les voyageurs ont été empêchés d'exhiber les portraits de Nasrallah qu'ils transportaient avec eux. Des témoins nous ont également rapporté que la veille des funérailles, de nombreux vols en provenance de Turquie avaient été reportés. D'autres en provenance d'Europe à la même date ont aussi été annulés, selon l'aéroport de Beyrouth. Nulle part n'était précisé si cela était dû à une volonté de pénaliser les sympathisants du Hezbollah, ou bien à la fermeture de l'aéroport pendant quatre heures le jour des funérailles, ou bien encore à d'autres raisons liées aux craintes d'un bombardement israélien de l'aéroport, comme le répétait la chaîne locale MTV, qui ne cache pas son hostilité au parti. Cette télévision a également évoqué la possibilité qu'Israël bombarde le cortège funèbre. Enfin, des Irakiens ont témoigné sur les réseaux sociaux des restrictions de visas qui leur ont été imposées par le Liban, alors qu'ils avaient déjà payé au prix fort leur billet d'avion, la route terrestre qui passe par la Syrie, certes moins chère, étant trop dangereuse. Pour la base du Hezbollah comme pour ses médias, il s'agissait de manœuvres visant à empêcher l'organisation correcte des funérailles et à en limiter la portée symbolique. Dans ce contexte, les représentants de l'État libanais dissimulaient difficilement leur gêne : devraient-ils participer aux funérailles ? Finalement, Nabih Berri était présent en sa qualité de président du Parlement et du mouvement Amal, mais aussi au nom du président Joseph Aoun, tandis que le Premier ministre Nawaf Salam se faisait représenter par son ministre du travail Mohamed Haydar. Le tout sous l'œil vigilant d'une coordination sécuritaire entre l'armée libanaise et les responsables du Hezbollah. Plus surprenante était l'annonce de l'arrivée de deux avions iraniens — ils seront finalement six — transportant le président du Parlement Mohammad Ghalibaf, et le ministre des affaires étrangères Abbas Araghchi, accompagnés d'une importante délégation de haut rang. Téhéran avait également annoncé une rencontre — qui a effectivement eu lieu — avec « les trois présidents » libanais — autrement dit, le président de la République, le Premier ministre et le président du Parlement. Dans le sud du pays et dans la plaine de la Bekaa, la marche vers le lieu où devait se tenir la cérémonie avait commencé dès le 21 février, soit deux jours avant les funérailles. Anticipant les obstacles qui les empêcheraient de monter vers la capitale dimanche, beaucoup ont trouvé refuge chez leurs proches dans la banlieue sud de Beyrouth. De sorte qu'avant même que le cortège funèbre ne s'ébranle, les rues menant à la cité sportive étaient bondées, tandis que les gradins du stade avaient été pris d'assaut avant l'aube par ceux qui avaient passé la nuit sur place, dans leurs voitures. Leur anticipation s'expliquait. Très tôt déjà le matin du 23 février, les routes menant à la capitale en provenance de la Bekaa, du sud, mais aussi du nord ne désemplissaient pas. La veille, une cinquantaine d'avions avaient atterri à l'aéroport de Beyrouth, transportant des sympathisants venus de Tunisie, d'Égypte, de Turquie, d'Afrique du Sud, du Pakistan, du Nigéria, d'Irlande, de France, d'Allemagne, de Suisse, du Yémen, d'Irak, d'Algérie, du Soudan, d'Australie, des États-Unis, du Chili ou du Brésil… Une marée humaine aux convictions révolutionnaires différentes, dont le point de rencontre est la lutte contre l'impérialisme américain et le fascisme israélien. Tous sont venus dire adieu à celui que beaucoup d'entre eux ont décrit comme un « combattant internationaliste ». Si l'agence Reuters a estimé la foule à des centaines de milliers de personnes, la chaîne de télévision libanaise Al-Jadeed a parlé d'un million de personnes selon une source sécuritaire officielle, tandis que les organisateurs ont avancé le chiffre d'un 1,4 million, soit l'équivalent d'un quart de la population libanaise. Une présence rassurante pour le Hezbollah, après les interrogations sur les conséquences qu'allait avoir la guerre sur sa base. Censées durer quatre heures, les funérailles se sont prolongées pendant dix heures, les véhicules devant avancer très lentement au milieu d'une foule très dense. Cette présence importante de la base du parti semblait ainsi confirmer la doctrine du « sang qui l'emporte sur l'épée », une référence constante dans les discours de Nasrallah et dans la littérature du Hezbollah. Il s'agit en quelque sorte de l'équivalent chiite d'un principe révolutionnaire : la foi en la victoire finale de ceux qui restent fidèles à leurs combats plutôt que d'accepter de vivre dans l'humiliation, même si cela doit leur coûter la vie. La référence chiite en la matière n'est autre que le calvaire de Hussein Ibn Ali, le petit-fils du prophète. Cet « imam » selon la terminologie chiite a été massacré ainsi que sa famille et quelques-uns de ses fidèles par ses ennemis en 680 à Karbala (aujourd'hui en Irak), pour avoir refusé de se rendre et d'accepter l'humiliation de renoncer à ses convictions. Celles-ci sont toutefois devenues immortelles grâce à son sacrifice. Il aura ainsi triomphé par son sang et son sacrifice de la puissance de ses ennemis, comme font souvent les révolutionnaires. Bien entendu, Israël aussi a marqué sa présence ce dimanche. En plus des quatorze raids lancés sur le reste du territoire, des avions israéliens ont survolé à deux reprises et à basse altitude le lieu de la cérémonie, pendant la procession funèbre ainsi que pendant le discours du secrétaire général du parti Naïm Qassem. Dans une allocution diffusée sur écran, ce dernier a rappelé que le Hezbollah a respecté le cessez-le-feu, au contraire d'Israël, qui ne commet plus seulement des violations, mais une agression et une occupation flagrante. Qassem a insisté : La résistance est notre choix politique et religieux, tant que l'occupation existe. Nous exerçons notre droit à la résistance, que nous évaluons en fonction de nos intérêts et des circonstances. Nous continuons à suivre les démarches du gouvernement pour tenter de mettre fin à l'occupation en mobilisant la voie diplomatique, puis nous aviserons en fonction des résultats. Le secrétaire général a également rappelé que « la Palestine est notre boussole ». Sur le plan intérieur, il a appuyé sur la participation de son parti « à la construction d'un État fort et juste (…) sous l'égide de l'accord de Taëf4 et autour de trois piliers : l'expulsion de l'occupant, le retour des prisonniers et la reconstruction comme engagement fondamental de l'État ». Qassem a également souligné l'engagement du Hezbollah en faveur de « l'unité nationale et de la paix civile » : « Pour nous, le Liban est une patrie définitive pour tous ses enfants, et nous en faisons partie. » Après le discours, le camion plateau sur lequel se trouvait les deux cercueils a fait le tour du stade. Ceux dans la foule qui en étaient les plus proches ont jeté leurs keffiehs et leurs écharpes aux hommes à bord. Ces derniers touchaient les cercueils avec ces tissus ainsi devenus reliques, avant de les rendre à leurs propriétaires. Pendant ce temps, les drapeaux du Liban, de la Palestine, du Hezbollah et le drapeau rouge du Parti communiste (PCL) flottaient au-dessus des gradins. Traduit de l'arabe par Sarra Grira 1NDLR. Achoura correspond au dixième jour de mouharram, premier mois du calendrier musulman, durant lequel a eu lieu le martyre de Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, et figure centrale de l'islam chiite. 2NDLR. Titre honorifique chez les chiites duodécimains accordé aux religieux qui seraient de la descendance du prophète Mohamed. 3NDLR. Dans les semaines qui ont suivi l'assassinat de Hassan Nasrallah, de nombreux soutiens du Hezbollah refusaient de croire à sa mort, pensant qu'il s'agissait d'une stratégie. 4NDLR. Accord ayant vu le jour dans la ville saoudienne de Taëf en octobre 1989 et qui a mis fin à la guerre civile libanaise. Texte intégral 3002 mots
Un événement ardemment attendu
Manœuvres et pressions
Une foule internationale
Triompher de la puissance de ses ennemis
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