21.07.2025 à 06:00
Achoura à Beyrouth, entre deuil collectif et poursuite de la lutte
Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage. Chaque année, les chiites du monde entier (…)
- Magazine / Liban, Israël, Hezbollah, Beyrouth, Photoreportage, Chiisme, Guerre du Liban (2024)Cette année, la commémoration du martyre d'Hussein a pris une dimension politique et sécuritaire inédite. Marquée par la mort du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah et la guerre menée par Israël contre le Liban, en particulier le Sud, elle est devenue un moment de mobilisation collective pour les chiites. Dans la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, cérémonies religieuses et résistance armée se sont entremêlées. Reportage. Chaque année, les chiites du monde entier commémorent le martyre du petit-fils du prophète Mohammed, Hussein, tombé à Kerbala en l'an 6801. Au Liban, pendant dix jours, les quartiers à majorité chiite se parent de noir. Des haut-parleurs diffusent des élégies funèbres, la nourriture est offerte en bord de route, et des milliers de personnes défilent en cortège pour pleurer ensemble la tragédie fondatrice de l'islam chiite. En ce début juillet 2025, la commémoration d'Achoura dépasse largement le cadre spirituel. La mort du chef historique du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l'attaque des bipeurs, le génocide en cours à Gaza et les violations permanentes du cessez-le-feu au Sud-Liban font, plus que jamais, de Kerbala un événement réactualisé dans le quotidien des chiites libanais. Pour le Hezbollah, c'est aussi un moyen de réaffirmer sa volonté de poursuivre la lutte, alors que la nouvelle présidence libanaise envisage d'imposer le monopole militaire de l'État face au parti de Dieu. Durant la période d'Achoura, des majalis sont organisés dans les quartiers chiites, et ce dans les mosquées, les salles communautaires et même les hôtels. Il s'agit d'assemblées funèbres où un religieux relate les épisodes du martyre, puis invite les fidèles à pratiquer les pleurs collectifs, souvent accompagnés par les chants déchirants d'un chantre qui entonne la passion de Hussein. Dans le quartier mixte de classe moyenne de Hamra, au cœur de Beyrouth, un majlis se tient au Commodore Hotel. Les religieux se succèdent pour raconter l'histoire de Hussein — la soif, la peur, la solitude dans le désert irakien —, mais aussi pour établir des ponts avec l'époque actuelle : l'abandon par la communauté musulmane, la trahison des gouvernants, l'injustice politique et morale. Un parallèle explicite est ainsi fait entre les sentiments de trahison et d'abandon ressentis aujourd'hui par les populations chiites du Liban ou les Palestiniens de Gaza, face à ce qui est perçu comme de l'indifférence de la part du reste du monde musulman. « Tout le monde est contre nous [la communauté chiite] : les pays du Golfe, les États arabes, les États-Unis, Israël... », dit une personne âgée présente au majlis. Une jeune femme de la communauté, non voilée et employée dans une ONG occidentale, confie : « Cette année, il y a beaucoup plus de monde aux assemblées funèbres que les années passées. » À quelques semaines d'Achoura, les tensions sécuritaires ont resurgi dans la banlieue sud de Beyrouth. Des informations sur une possible résurgence de la menace djihadiste ont ravivé la peur des attentats. La chaîne Al-Manar, affiliée au Hezbollah, a rapporté l'arrestation d'une cellule de l'Organisation de l'État islamique (OEI) et prétendument liée au Mossad, dans le quartier de Borj Al-Barajneh. Quelques jours plus tard, le quotidien Al-Akhbar, également proche de la formation chiite, a réitéré ces accusations et a affirmé que les services israéliens mobilisaient des éléments de l'OEI à l'intérieur du Liban. Ce climat s'est encore assombri après l'attentat-suicide du 22 juin à Damas, lorsqu'un kamikaze s'est fait exploser dans l'église orthodoxe Mar Elias. Dans ce contexte, les dix jours de commémorations d'Achoura se sont déroulés sous très haute sécurité à Dahiyeh2. L'incertitude a plané jusqu'à la veille sur l'autorisation de couverture pour les journalistes étrangers. L'accès au faubourg a été strictement filtré. Aucune moto extérieure n'était autorisée à entrer et seuls les piétons pouvaient traverser les check-points de l'armée libanaise, postée à chaque entrée du quartier. Un second contrôle était ensuite assuré par le Hezbollah. Les papiers d'identité, les caméras et les équipements étaient minutieusement vérifiés avant la distribution d'un badge qui permettait l'accès aux zones de procession. Une Jeep aux vitres teintées escortait ensuite les journalistes autorisés jusqu'à la rue principale. C'est là que s'étaient déroulées, en novembre 2024, les célébrations du cessez-le-feu avec l'armée israélienne. À cette présence militaire visible s'ajoute une pression psychologique constante : les drones israéliens, en vol permanent au-dessus de Beyrouth et du Sud-Liban, ont installé un traumatisme profond chez une grande partie de la population. Pour beaucoup, le bourdonnement lointain des drones évoque non seulement la surveillance, mais aussi la possibilité permanente d'une frappe ciblée. « Il y a beaucoup moins de monde dans les rues cette année, les gens ont peur d'une attaque probable de l'Organisation de l'État islamique », confie un fidèle croisé à Dahiyeh au petit matin. Dans le bastion historique du Hezbollah collé à Beyrouth, les habitants installent des salles éphémères. On y distribue de la nourriture et l'on pratique les latmiyya, un rituel de deuil accompagné de frappes rythmées sur la poitrine. C'est là que Hussein, 16 ans, originaire du Sud-Liban, a découvert pour la première fois la commémoration d'Achoura : Nous avons été déplacés du Sud à cause de l'agression israélienne. On a tout quitté, j'ai perdu beaucoup d'amis. Chacun est parti dans une région différente chez ses proches. Nous, on est venus dans la banlieue. Ma première expérience d'Achoura, je l'ai vécue ici, c'était magnifique. Après avoir perdu mes amis, j'ai ressenti un profond vide en moi. Je me sentais seul, j'avais le mal du pays… Là, même si c'était un moment triste — parce qu'on se souvient de Kerbala —, j'ai ressenti une vraie solidarité entre les gens, comme si j'étais de retour dans le Sud. Dans ces salles et dans les mosquées, des photos de civils et de combattants morts dans les bombardements d'Israël tapissent les murs, considérés comme martyrs, même au-delà des partisans du Hezbollah. On aperçoit aussi des fidèles dans la foule, tout de noir vêtus, le visage mutilé, une main en moins ou en béquilles : ce sont des survivants de l'attaque des bipeurs ou des bombardements des quartiers chiites. Cependant, le parti de Dieu affiche partout sa volonté de continuer la lutte. Sur les bannières accrochées dans les rues de Dahiyeh, sur les boîtes de nourriture distribuées, sur les drapeaux brandis par des enfants, un même slogan revient en boucle : « Nous ne rendrons pas les armes. » Pendant Achoura, les hommes du parti arpentent les rues de Dahiyeh pour prendre noms et numéros de téléphone des potentiels recrutés. Devant les mosquées des quartiers chiites et les salles de majlis, des files d'attente s'étirent devant les stands de recrutement du Hezbollah. Cette mobilisation — visible, parfois discrète, mais souvent assumée — traduit un regain d'engagement militant, alimenté par le contexte régional et les tensions croissantes. Un combattant confie : Cette année, beaucoup ont rejoint le Hezbollah, de tous âges. Pour chaque martyr tombé, un nouveau résistant s'est levé. Après les annonces américaines de protection sur Beyrouth, l'ennemi a pourtant frappé. L'opération Bipeurs a été une humiliation. Nous sommes les fils de Hussein : nous refusons l'humiliation et nous nous battrons jusqu'au bout. Ce climat de résistance exaltée, mêlant douleur, fierté et mobilisation, donne à Achoura une portée bien au-delà du religieux. Elle devient un moment charnière où le politique et le sacré s'enchevêtrent dans les rues de Dahiyeh. Les paroles de Hassan Nasrallah sont diffusées en boucle dans les salles de majlis, dans les rues de Dahiyeh, et dans les mosquées. Cette omniprésence confirme les récits des fidèles dans les rues. Ils poursuivent la ligne de l'ancien chef du Hezbollah et la vision eschatologique : « Notre choix est husseinien. Nous poursuivrons et nous affronterons. » Loin d'être une posture idéologique figée, cette logique du sacrifice est le fruit de l'histoire vécue et politique du Sud-Liban, marquée par les occupations israéliennes de 1978, 1982 et 2006. Une partie de la population estime ainsi qu'il ne s'agit pas d'un choix mais d'une réaction. Un combattant du Hezbollah confie : « La résistance est le droit de chaque citoyen que l'État a échoué à protéger contre une force étrangère. » Pour les militants du parti, la lutte armée devient ainsi la forme la plus haute de l'existence, et Achoura en est la liturgie. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). 1NDLR. La bataille de Kerbala a eu lieu le 10 octobre 680 en Irak. La bataille opposait la puissante armée de Yazid Ier, deuxième calife omeyyade, au groupe des 72 partisans qui entouraient Hussein, fils d'Ali et petit-fils du prophète Mohammed. 2NDLR. Littéralement « banlieue » en arabe, le terme désigne en général la banlieue sud de Beyrouth, collée à la capitale. Texte intégral 4529 mots
Le martyr comme langage collectif
Climat de tension et haute sécurité à Dahiyeh
La continuité dans le sacrifice
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17.07.2025 à 06:00
Abdelwahab Meddeb, carnets de voyage en Orient
Dans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ? D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses (…)
- Lu, vu, entendu / Maghreb, Proche-Orient, Europe, LivresDans son dernier ouvrage posthume, l'écrivain et essayiste tuniso-français interroge la relation complexe entre l'Occident et l'Orient, tout en posant une question primordiale : pourquoi l'Occident refuse-t-il d'accepter son propre lien avec l'Orient ? D'après l'introduction de cet opus posthume d'Abdelwahab Meddeb, nous n'avons pas fini de lire cet auteur prolifique — essayiste, écrivain et poète — qui a pourtant quitté le monde en 2014. Ce n'est en effet qu'une petite partie de ses carnets de voyage, découverts par son épouse et sa fille après son décès, qui nous est livrée ici sous le titre de Vers l'Orient. Notre Orient en fait, qui va de Tanger à la Palestine, les dernières pages concernant le Japon ne s'accordant que d'assez loin au reste de l'ouvrage. Dans cet épais corpus, on retrouve l'ensemble des lignes de force qui ont structuré la pensée de l'écrivain tout au long des nombreux ouvrages qu'il a publiés de son vivant, mais de façon un peu différente. Destinait-il ces carnets à la publication ? On n'en saura évidemment rien puisqu'il n'est plus là pour nous le dire, mais cela n'est pas impossible tant la phrase est léchée, peaufinée dans un déluge de références savantes, non dénuées parfois de pédanterie qu'on lui pardonnera vu la qualité du voyage que ce livre nous propose de parcourir avec lui. À mesure qu'il avance dans cet Orient qui va de l'extrême Occident des Arabes, le Maghreb, à cette région en feu qu'est désormais le binôme Palestine-Israël, en passant par l'Espagne, la Tunisie, l'Italie, l'Égypte et la Bosnie, Meddeb cherche invariablement les traces du mélange immémorial entre l'Occident et l'Orient. Il repère ce qu'il y a d'Orient en Occident et d'Occident en Orient, en posant une question essentielle : pourquoi l'Occident s'entête-t-il dans le déni de son Orient ? Pourquoi refuse-t-il que l'islam soit aussi une religion européenne ? Car l'incroyant épicurien qu'est Meddeb, amateur de bonne chère et de bons vins, revient toujours à la question religieuse pour explorer les pans les plus universels qu'il y a en chacune d'elles et tenter de les faire se rejoindre. On voyagera donc avec plaisir et curiosité dans ses carnets où le constant souci d'érudition est tempéré par la poésie du périple et de la découverte. On ne se lassera pas avec lui de parcourir les échelles de cette Méditerranée, terre de tant de mythes, de croyances et de paradoxes qui le fascinent et l'interrogent. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). Abdelwahab Meddeb Texte intégral 858 mots
L'Occident dans le déni de son Orient
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Vers l'Orient, carnets de voyage de Tanger à Kyoto
Stock, Paris, 2025
512 pages
23,90 €
17.07.2025 à 06:00
Les camps de concentration, de l'Algérie à Gaza
L'annonce faite par Israël de l'établissement de « zones de transit humanitaire » n'est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d'un contrôle fantasmé sur les corps colonisés. Dans la guerre d'anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l'historien de la guerre coloniale d'Algérie voit, non sans (…)
- Magazine / Algérie, Israël, Palestine, Bande de Gaza, France, Histoire, ColonisationL'annonce faite par Israël de l'établissement de « zones de transit humanitaire » n'est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d'un contrôle fantasmé sur les corps colonisés. Dans la guerre d'anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l'historien de la guerre coloniale d'Algérie voit, non sans effroi, rejoués en Palestine occupée des évènements historiques qui lui sont très familiers. Ainsi, l'attaque sanglante du 7 octobre 2023 contre des forces de l'ordre israéliennes et des civils a rappelé celle d'août 1955 déclenchée par le Front de libération nationale (FLN) dans le Nord-Constantinois, au cours de laquelle 171 personnes furent massacrées ; une même explosion meurtrière de haine du colonialisme et des colons, accumulée durant des décennies. Elle fut suivie d'une répression indiscriminée et massive tuant jusqu'à 10 000 civils, au nom, déjà, d'une « guerre contre le terrorisme » s'exonérant de toute contrainte légale et morale1. Depuis le 7 octobre, par bien des aspects, les réactions d'Israël à l'attaque du Hamas ont été du même ordre que celles de la France en Algérie : massacres selon le principe de la responsabilité collective, abolition de toute distinction entre civils désarmés et combattants, usage d'armes interdites, disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, enfermements extra-judiciaires d'adultes et d'enfants. Le tout sur fond d'une déshumanisation systémique des colonisés, même si celle qui s'exprime sans vergogne en Israël, au gouvernement et dans la société, dépasse par son caractère ouvertement génocidaire le niveau déjà très élevé de racisme colonial qui prévalait en Algérie. Or voilà que ces jours-ci a ressurgi à Gaza un autre spectre colonial avec le projet ahurissant de créer d'immenses camps de concentration baptisés de façon orwellienne « humanitaires ». Un message posté sur le réseau X par le journaliste israélien Yinon Magal dès le 19 mars 2025 annonçait clairement la couleur : L'armée israélienne a l'intention (…) d'évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une nouvelle zone humanitaire qui sera mise en place pour un séjour de longue durée, sera fermée et toute personne y entrant sera d'abord contrôlée pour s'assurer qu'elle n'est pas un terroriste. L'armée israélienne ne permettra pas à une population rebelle de ne pas évacuer cette fois-ci. Toute personne qui reste en dehors de la zone humanitaire sera poursuivie. Depuis, si l'on en croit notamment l'agence Reuters, ce projet semble avoir pris corps et avoir reçu l'aval des États-Unis, dans le cadre de la Gaza Humanitarian Foundation, qui gère désormais de manière exclusive la distribution de l'aide humanitaire dans la zone de Rafah, et qui a été dénoncée comme une imposture criminelle par toutes les ONG2. C'est durant ses « distributions » que des dizaines de jeunes Palestiniens sont tous les jours tués par les balles de l'armée israélienne en embuscade qui leur tire dessus. On parle de la création d'une « zone de transit humanitaire « (ZTH). Les historiens connaissent bien ces euphémismes employés pour désigner des camps de concentration. Ils étaient nommés en Algérie « centres de tri et de transit », « d'hébergement », de « regroupement ». Lors de l'indépendance en 1962, un quart de la population algérienne s'y trouvait enfermée, souvent depuis des années. Ici, il s'agirait du regroupement forcé de centaines de milliers de Gazaouis dans « huit camps », à Gaza mais aussi en dehors (l'Égypte et Chypre sont mentionnés), afin que celui-là même qui les a affamés et brutalisés puisse leur apporter une « aide humanitaire ». Il s'agira aussi, dit-on, de les « déradicaliser », intention typique du fantasme colonial de contrôle total des corps et des esprits des masses colonisées, déjà prégnant en Algérie. Très tôt, dans sa guerre pour anéantir la résistance algérienne, la France opéra en effet ainsi à très grande échelle dans les zones rurales qu'elle estimait « pourries » ou « infectées » par le nationalisme, accélérant le processus à partir de 1959. Pour vaincre une organisation clandestine réputée être « comme un poisson dans l'eau » d'une population colonisée, il fallait « vider le bocal ». Fut-ce au prix du crime de déplacements forcés massifs, ce que l'abolition de fait de toute loi permet de faire en situation de guerre coloniale, aujourd'hui comme hier. Des centaines de milliers de villageois furent contraints manu militari de quitter leurs villages. Ils furent enfermés dans des milliers de camps, souvent éloignés et regroupant jusqu'à plusieurs milliers de personnes. Entourés de barbelés, gardés par l'armée, gérés souvent par les fameuses Sections administratives spéciales (SAS), les déportés dont la survie dépendait bien souvent de l'aide « humanitaire », étaient censés être « rééduqués » — on ne parlait pas encore de déradicalisation — pour devenir anti-FLN. L'historien de ces camps, Fabien Sacriste, écrit que « les chefs des SAS s'évertuent à obtenir l'adhésion, sinon l'engagement des Algérien ne s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion ». L'échec complet de cette politique de « rééducation » des colonisés est amplement documenté. Les conditions de survie dans ces camps de dimensions très variables étaient terribles, comme le révéla la publication en 1959 du rapport d'un jeune énarque stagiaire nommé Michel Rocard3. Fabien Sacriste estime que « près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie », du fait de la misère qui y régnait souvent. Parallèlement, d'immenses régions vidées de leurs habitants, dont les villages étaient rasés, étaient déclarées « zones interdites ». L'armée avait l'ordre d'y abattre toute personne s'y trouvant. Relisez les déclarations israéliennes relatives au projet de « ZTH » : la ressemblance est saisissante. Bien sûr, des différences notables existent entre les pratiques françaises en Algérie et celles d'Israël à Gaza et en Cisjordanie. L'une de ces différences est que la France était sous la surveillance redoutée d'une communauté internationale, voire d'une partie de son opinion publique, ce qui lui imposait de modérer quelque peu la violence exercée contre les colonisés, tout au moins de la dissimuler autant que possible. Rien de tel ne retient malheureusement Israël aujourd'hui dans la réalisation de ce qui est le fantasme ultime de toute colonie de peuplement : faire disparaître physiquement le peuple colonisé qui résiste. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). 1Voir Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, Payot, 2011. 2Jonathan Landay et Aram Roston, « Exclusive : Proposal outlines large-scale 'Humanitarian Transit Areas' for Palestinians in Gaza », Reuters, 11 juin 2025. 3Michel Rocard, Vincent Duclert, Pierre Encrevé, Claire Andrieu, Gilles Morin, et al.. Rapport sur les camps de regroupement : et autres textes sur la guerre d'Algérie. Vincent Duclert ; Pierre Encrevé ; Claire Andrieu ; Gilles Morin ; Sylvie Thénault. Éditions Mille et Une Nuits, pp.322, 2003. Texte intégral 1991 mots
Le fantasme colonial de la déradicalisation
La « rééducation » des colonisés
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16.07.2025 à 06:00
« Walid sort petit à petit du monde imaginaire que j'avais créé pour lui »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Dimanche 13 juillet 2025. Voilà l'échange que j'ai eu avec mon fils Walid l'autre jour. Depuis quelque temps, des drones et des hélicoptères tournent au-dessus de nous, on les voit très bien de notre neuvième étage du centre de Gaza-ville, un des rares immeubles à être restés debout. Alors qu'on discutait, un missile était parti d'un des hélicoptères dans un sifflement. Nous l'avons vu détruire une partie d'un immeuble à quelques centaines de mètres du nôtre. C'est ce que Walid appelle, dans son français enfantin, des « tartifices ». Depuis le début de la guerre, je lui ai fait croire que les missiles et les bombes n'étaient que des feux d'artifice. Mais à l'approche de ses quatre ans, il commence à comprendre que ces « feux d'artifice » peuvent être dangereux, et que les hélicoptères ne sont pas là pour parachuter de l'aide humanitaire, comme l'avaient fait des avions au début de l'invasion israélienne. C'est pour cela qu'il voulait appeler la police : cet hélicoptère n'utilisait pas bien les feux d'artifice, il s'en servait pour détruire des maisons. Walid sort petit à petit du monde imaginaire que j'avais créé pour lui, pour lui éviter la réalité mortelle que nous sommes en train de vivre. En même temps, il conçoit qu'il doit y avoir une forme de justice sur terre. Il voulait « appeler la police » pour faire valoir le droit. Il aime bien les hélicoptères, il rêve de monter un jour dans l'un d'entre eux pour faire danser des feux d'artifice et lâcher des parachutes. Mais là, il trouvait que cet hélicoptère abusait. La justice, c'est quelque chose d'inné chez les êtres humains, c'est universel. Mais pas quand il s'agit des Palestiniens. Nous vivons l'injustice depuis 1948. Cette fois, elle se manifeste au grand jour. L'Occident ne cherche plus à la dissimuler sous des récits de propagande. Il ne ferme plus les yeux. Je ne parle pas des gens, parmi les populations occidentales, qui manifestent pour la justice et pour les Palestiniens. Pour la majorité des dirigeants, l'injustice s'exerce contre Israël. La France et l'Italie ont autorisé l'avion de Nétanyahou à survoler leur espace aérien, ignorant ainsi le mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) contre lui. Non seulement on ne l'arrête pas, mais on continue à le soutenir en lui livrant du matériel militaire. Par contre, Microsoft licencie des employés qui avaient manifesté pour Gaza. Des banques empêchent des associations de virer des fonds pour Gaza. Les États-Unis sanctionnent les magistrats de la CPI et tous ceux qui n'approuvent pas Israël. Ils ont récemment ajouté à leur liste Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l'ONU, l'une des rares personnalités de stature internationale à dénoncer un génocide dans la bande de Gaza. Elle est sanctionnée parce qu'elle a dit la vérité. Petit à petit, on découvre la réalité de ces « valeurs » dont l'Occident nous parle surtout quand il vient conquérir nos territoires : « Nous voulons vous libérer de l'injustice, vous donner la démocratie et les droits humains », disent depuis toujours les dirigeants occidentaux. Nous avons bien compris que ce ne sont que des mots, que le véritable moteur, c'est le profit. Nous voyons bien que ni cette justice ni cette démocratie n'existent, et que c'est la loi coloniale, celle du plus fort, qui impose l'ordre du jeu. C'est exactement ce que fait l'armée d'occupation. Le 7 octobre a été un grand cadeau pour Israël, il lui permet de faire aujourd'hui ce qu'il n'a pas pu faire depuis 1948 : expulser toute la population palestinienne de Gaza. Le débat sur l'emploi ou non du mot de génocide cache la réalité du projet israélien : la déportation par la force de toute la population de Gaza. Et si ça ne marche pas avec la force, ça marchera avec encore plus de force. C'est-à-dire plus de massacres, de boucheries, d'« israéleries » pour faire bouger les Gazaouis. Récemment, le ministre de la défense israélien — le ministre de la guerre plutôt — a annoncé la volonté de créer une « ville humanitaire » à Rafah. Il n'y a plus de vie à Rafah, il n'y a plus un seul bâtiment debout. Les Israéliens en ont fait un terrain vague, justement pour y construire cette « ville humanitaire ». Elle accueillera, selon le ministre, 600 000 personnes dans un premier temps, avec la possibilité d'y conduire, à terme, la totalité de la population de Gaza. Ces 600 000 personnes, ce sont les Gazaouis qui vivent dans la « zone tampon » décrétée par Israël, sur deux ou trois kilomètres de large à partir de la frontière qui sépare Gaza d'Israël. Autrement dit, environ 40 % de la surface de Gaza transformés en no man's land. Cette ville n'est ni une ville ni humanitaire : elle n'aura aucune des infrastructures d'une vraie cité. Ce sera un camp. Les entrées seront filtrées. Les membres d'un parti ou d'une faction ne pourront pas y entrer. L'entrée sera « volontaire », mais, une fois qu'on y sera, on ne pourra pas en sortir, sauf pour partir en exil dans un pays étranger. Une décision qui sera, elle aussi, « volontaire ». Le ministre espère ainsi couvrir son plan d'un vernis légal, comme Israël l'a toujours fait. Même là-bas, des avocats, des associations, et maintenant des personnalités politiques ont donné son vrai nom à ce projet : « Je suis désolé, mais c'est un camp de concentration », a ainsi déclaré le 13 juillet l'ancien premier ministre Ehud Olmert dans une interview au quotidien britannique The Guardian, ajoutant : « On ne peut pas comprendre autrement cette stratégie. Elle ne vise pas à sauver les Palestiniens, mais à les déporter, à les pousser, à les jeter dehors. » Ces mots — « camp de concentration », « déportation » — pèsent lourd quand ils sont prononcés par un homme politique israélien. Nul doute que beaucoup plus de gens les utiliseront quand il n'y aura plus personne à Gaza, parce que tout le monde aura été tué ou déporté. Et à ce moment-là, le monde ajoutera : « C'était bien un génocide. » Un génocide inédit dans notre siècle. Walid croit toujours à une justice qui peut empêcher les « tartifices ». Ceux qui dirigent le monde n'y croient pas. Un enfant de quatre ans peut faire la distinction entre le bien et le mal, eux ne le peuvent pas. L'Occident, et en premier lieu les États-Unis, veut faire croire au monde que, tout ce que fait Israël contre la population palestinienne, c'est la faute des Palestiniens. Selon ce narratif, Israël cherche surtout à améliorer la vie des Palestiniens. C'est le Hamas qui prend les 2,3 millions de Gazaouis en otage. On détruit les hôpitaux à cause du Hamas, les infrastructures à cause du Hamas, les écoles à cause du Hamas, les universités à cause du Hamas. On détruit 2,3 millions de personnes à cause du Hamas — et parce qu'en 2006, les Palestiniens ont voté pour le Hamas. C'était l'Occident qui avait incité les Palestiniens à tenir des élections législatives, mais, quand le Hamas a gagné, l'Occident n'a pas accepté la démocratie, parce que le résultat des élections ne lui convenait pas. Cela me fait sourire quand j'entends dire qu'Israël est « la seule démocratie du Proche-Orient ». On devrait plutôt parler d'« ethnocratie » face à un pays qui s'est défini lui-même, par une loi de juillet 2018, comme « l'État-nation du peuple juif ». Moi, je conseille aux Occidentaux, s'ils veulent se rapprocher de la réalité, de dire qu'Israël est « le seul État ethnocratique du Proche-Orient ». Et au nom de l'ethnocratie, cet État bien organisé emprisonne, tue, torture, occupe des territoires, et projette d'expulser les Palestiniens de leur terre. La population de Gaza est sur-épuisée. D'un déplacement à l'autre, d'un bombardement à l'autre, d'un massacre à l'autre, d'un génocide à l'autre. Elle vit une famine qui s'accélère avec, pour seul remède, les aumônes du bourreau qui prétend nous donner à boire et à manger, seulement pour jouer avec nous aux hunger games : dans les centres de distribution, les plus forts peuvent attraper un carton de nourriture, les plus faibles sont tués par les balles et les obus de l'armée israélienne en embuscade. Cela se déroule sous les yeux du monde entier, où la plupart des gens n'ont ni les yeux ni le cœur de Walid, pour distinguer entre le bien et le mal. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). Journal de bord de Gaza Texte intégral 2562 mots
— Papa regarde, il y a un hélicoptère au-dessus de nous
— Oui, Walid, j'ai vu. C'est joli.
— Non, papa, c'est pas pour les parachutes, c'est pour les tartifices [feux d'artifice].
— Oui, mais même les tartifices, c'est joli, non ?
— Papa, ces tartifices font mal. Ils détruisent des maisons. Regarde ce qu'ils ont fait la dernière fois. Ils ont détruit des maisons.
— Mais non Walid, là, ce n'est pas des destructions de maisons, c'est des feux d'artifice. C'est une erreur.
— Non, papa, je vais appeler la police. Il faut qu'ils arrêtent les tartifices.La loi coloniale impose l'ordre du jeu
Ni une ville, ni humanitaire : un camp de concentration
La seule ethnocratie du Proche-Orient
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
15.07.2025 à 07:00
Campagne de dons. Un grand merci à nos donateurs et donatrices
Notre campagne de financement participatif de l'été 2025 vient de s'achever. Nous avons obtenu 71 745 euros, soit 110 % de notre objectif. Grâce à ces dons nous allons pouvoir continuer notre travail d'information dans un paysage médiatique marqué par l'influence néfaste et grandissante des puissances de l'argent, et par un esprit moutonnier qui a amené nombre de médias à relayer la propagande du gouvernement israélien sur le génocide à Gaza. Les lettres qui ont accompagné les dons pour (…)
- Magazine / Campagne de donsNotre campagne de financement participatif de l'été 2025 vient de s'achever. Nous avons obtenu 71 745 euros, soit 110 % de notre objectif. Grâce à ces dons nous allons pouvoir continuer notre travail d'information dans un paysage médiatique marqué par l'influence néfaste et grandissante des puissances de l'argent, et par un esprit moutonnier qui a amené nombre de médias à relayer la propagande du gouvernement israélien sur le génocide à Gaza. Les lettres qui ont accompagné les dons pour Orient XXI témoignent d'un attachement profond à notre journal, à ses orientations et surtout à son indépendance. Elles nous obligent. Nous continuerons à relier les événements dramatiques qui se déploient à Gaza à l'histoire déjà longue de la colonisation israélienne des territoires palestiniens, à éclairer les évolutions de la région, de son histoire, de sa culture. Cette région à laquelle, quoiqu'on en dise, nous sommes unis par mille et un liens. Nous continuerons donc, grâce à ces dons, mais aussi grâce à toutes celles et tous ceux qui participent à l'animation du site, écrivent ou traduisent pour nous de manière bénévole. Lire 250 mots
14.07.2025 à 06:00
Iran. La diaspora monarchiste prend l'antenne
L'opposition monarchiste iranienne peut compter sur les chaînes satellitaires persanophones basées à l'étranger pour diffuser ses idées en Iran, jusque dans les zones périurbaines et les milieux populaires. Bénéficiant de fonds étrangers, exilée, elle se tient hors de portée de la répression de Téhéran. A-t-elle pour autant l'oreille de la population ? À l'issue de la guerre de douze jours entre l'Iran, Israël et les États-Unis, déclenchée le 13 juin, qui a causé près d'un millier de (…)
- Magazine / Iran, Israël, Télévision , Médias, Monarchie, Guerre Israël-Iran 2025L'opposition monarchiste iranienne peut compter sur les chaînes satellitaires persanophones basées à l'étranger pour diffuser ses idées en Iran, jusque dans les zones périurbaines et les milieux populaires. Bénéficiant de fonds étrangers, exilée, elle se tient hors de portée de la répression de Téhéran. A-t-elle pour autant l'oreille de la population ? À l'issue de la guerre de douze jours entre l'Iran, Israël et les États-Unis, déclenchée le 13 juin, qui a causé près d'un millier de morts côté iranien, provoqué l'exode temporaire de centaines de milliers d'habitants de Téhéran et semé la peur dans tout le pays, une partie de la diaspora, notamment monarchiste et proche de Reza Pahlavi, le fils du dernier Chah d'Iran, a ouvertement soutenu l'intervention israélienne, y voyant une chance historique de renverser la République islamique. Principalement basés en Amérique du Nord et en Europe, les monarchistes ont connu un regain d'influence ces dernières années largement porté par la montée en puissance de chaînes satellitaires. À travers ces plateformes, ils ont réussi à promouvoir un narratif royaliste et nostalgique de l'époque prérévolutionnaire et à répandre une position pro-israélienne. En façonnant les récits, les identités et les perceptions, y compris et de plus en plus au sein des classes populaires iraniennes, ces chaînes sont devenues les instruments puissants d'une guerre psychologique et informationnelle plus large. Manoto TV et Iran International (I.I.), deux chaînes persanophones basées à Londres, ont permis une relecture complète de l'histoire contemporaine de l'Iran, en nourrissant un imaginaire révisionniste, et en réhabilitant des figures associées aux rouages les plus répressifs de l'ancien régime. La majorité des Iraniens n'étaient pas nés à l'époque du Chah. Leur compréhension de l'histoire — en dehors de la version officielle de l'État — a été largement façonnée par une centaine de chaînes satellitaires émettant depuis l'étranger et bénéficiant de fonds en provenance des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Arabie saoudite et de la Turquie, pour ne citer que les principales sources. En Iran, l'information télévisuelle reste sous le monopole du groupe national Seda o Sima (« Voix et vision de la République islamique d'Iran »). Mais dès la fin des années 1990, les paraboles satellitaires fleurissent sur les toits des villes et villages, contournant la censure d'État. Aujourd'hui, une majorité de foyers iraniens accèdent quotidiennement à ces chaînes de la diaspora. C'est dans ce contexte que naît, en 2010, Manoto TV, proche des milieux monarchistes. D'abord axée sur le divertissement culturel grand public, la chaîne diffuse films, séries et émissions de variétés sans publicité, renforçant son attractivité. Mais c'est surtout par ses documentaires que Manoto s'engage dans une guerre mémorielle majeure, en dépeignant la monarchie Pahlavi comme une époque de progrès et de fierté nationale. L'appareil répressif de l'époque, les tortures, les exécutions de dissidents, la misère des bidonvilles alors que les élites vivaient dans le luxe disparaissent presque entièrement de ce récit. Le point culminant de cette réécriture intervient en 2024, lorsque Manoto donne la parole à Parviz Sabeti, ancien haut responsable de la Savak (les services de renseignements du Chah) dans une interview de sept heures, où il a pu publiquement justifier et glorifier sa politique de la terreur, sans contradiction ni remise en cause. La chaîne s'est aussi imposée face à la télévision d'État et aux autres chaînes satellitaires grâce à des formats novateurs, tels que le « journalisme citoyen », qui consiste à diffuser des vidéos envoyées par des Iraniens de l'intérieur, documentant les échecs des institutions, la pauvreté et la répression quotidienne. Ce faisant, Manoto parvient à capter un public bien plus large, notamment au sein des classes populaires — celles-là mêmes dont les parents avaient porté la révolution de 1979 — en leur offrant un miroir critique du présent. Ce discours nostalgique d'une monarchie éclairée, plus libre et plus prospère, trouve un terreau particulièrement fertile du fait de la pauvreté, du chômage massif et des restrictions sociales étouffantes de la République islamique. Autre facteur favorable à ce discours : l'absence d'alternative politique en Iran même, l'opposition ayant été largement laminée par la répression sanglante de l'État. D'après Abolfazl Hajizadegan, doctorant en sociologie de l'université de Téhéran, Manoto figurait en 2023 comme la neuvième page persanophone la plus suivie sur les réseaux, comptant plus de 17 millions d'abonnés à ce jour. Elle est parvenue à se hisser au deuxième rang des chaînes en persan, derrière BBC Persian, pilier du soft power britannique, et composée de nombreux journalistes issus du courant réformiste iranien. Historiquement, le monarchisme était porté en diaspora par les élites ayant fui la révolution de 1979. Plusieurs facteurs ont contribué à élargir cette base : la généralisation de la parabole satellitaire, l'effondrement de la confiance dans les institutions, la lassitude et le rejet face au discours officiel, et le rôle central de la télévision dans la vie domestique iranienne. C'est dans ce contexte que Manoto a dépassé les quartiers aisés du nord de Téhéran pour progressivement gagner les zones périurbaines, rurales et provinciales, traditionnellement plus conservatrices. La chaîne y diffuse non seulement une image idéalisée du passé monarchique, mais impose des modes de vie et normes culturelles alternatifs à ceux du régime. À travers des émissions de cuisine et de musique, la chaîne met en scène le quotidien des Iraniens de la diaspora en Occident, et leurs références et normes culturelles inédites dans les années 2010 : absence de codes religieux visibles, style vestimentaire occidentalisé, pratiques de consommation globalisées (musique, voyages, gastronomie, culture pop), modèles familiaux plus libres et individualisés. Ce phénomène peut expliquer l'amplification de slogans monarchistes lors des soulèvements populaires de 2018, 2019 et 2022-2023. Les milieux monarchistes ont trouvé dans le soulèvement « Femme, vie, liberté » un tremplin inédit. Commencé en septembre 2022, après la mort de Jina Mahsa Amini, une jeune Kurde de Saqqez, des suites de violences infligées par la police des mœurs, le mouvement s'inscrit dans la continuité des luttes féministes de la gauche kurde, adoptant le slogan « Jin, Jîyan, Azadî », hérité du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et du Komala, mouvement maoïste kurde iranien. Très vite, la contestation dépasse les milieux militants et s'étend à l'ensemble du territoire iranien, unifiant des groupes sociaux jusqu'alors fragmentés : jeunesse urbaine des classes moyennes et aisées, citoyens appauvris par la crise économique et les sanctions, minorités ethniques marginalisées, et habitants des périphéries en révolte contre la prédation et la corruption. La mobilisation surgit en effet dans un contexte de récession, alors que les Gardiens de la révolution, à la tête de conglomérats, contrôlent près de 40 % de l'économie nationale. Progressivement, les réseaux monarchistes cherchent à imposer leur leadership sur le mouvement, alors même qu'ils n'ont aucun lien organique avec les révoltes populaires du début. Ironie de l'histoire : le grand-père de Jina fut exécuté par le régime Pahlavi. Dans un contexte de coupure partielle d'Internet et de censure de réseaux sociaux imposées par les autorités iraniennes, les chaînes satellitaires comme Manoto et Iran International deviennent les principales interfaces entre l'intérieur et l'extérieur du pays. Parallèlement, l'Alliance pour la démocratie et la liberté en Iran est formée en 2023, aux États-Unis, à l'initiative d'un groupe de militants des droits de l'homme et de personnalités médiatiques ou politiques, parmi lesquelles l'actrice Golshifteh Farahani, la journaliste et militante féministe Masih Alinejad, la prix Nobel de la paix (en 2003) Shirin Ebadi, ou encore… Reza Pahlavi1. Ce dernier tente d'introduire de nouveaux profils monarchistes dans la coalition afin d'en renforcer l'assise politique. Les tensions qui en découlent, couplées à des blocages internes, conduisent à l'éclatement rapide de ce mouvement. Cet épisode révèle la volonté de confiscation du mouvement « Femme, vie, liberté » par une élite diasporique, dont les intérêts et codes culturels ne coïncident pas forcément avec ceux de la majorité des manifestants de l'intérieur. Pour rappel, les pertes humaines les plus lourdes proviennent des groupes les plus marginalisés du pays : plus de la moitié des victimes appartiennent aux minorités kurde et baloutche, qui ne représentent pourtant que 13 % de la population iranienne. De plus, la majorité des prisonniers exécutés sont issus des milieux populaires, qu'ils viennent des grandes villes ou des périphéries. Cette fracture de représentation est aussi reproduite à l'international, où journalistes, responsables politiques et organisations non gouvernementales (ONG) reprennent les récits de la diaspora sans toujours en questionner les angles morts. Le danger, ici, est double : une partie du soulèvement est invisibilisée, tandis que les figures les plus médiatisées imposent une vision biaisée, souvent calquée sur des références occidentales, en se focalisant par exemple sur le voile. En filigrane se dessine une dynamique néocoloniale, où l'Occident délègue à une élite en exil la production des récits de changement de régime. Exemple frappant : l'invitation, le 25 novembre 2022 au Sénat — et leur accueil par le républicain Bruno Retailleau, alors président du groupe de liaison pour les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient — de Farah Pahlavi, épouse de Mohammed Reza Pahlavi, le dernier chah d'Iran, et de sa petite-fille Nour, pour une conférence consacrée à « Femmes, vie, liberté ! — Iran, révolte ou révolution ? ». Ces gestes ont un effet autoréalisateur : ils légitiment publiquement la prétention monarchiste à incarner l'opposition. La rue iranienne, pourtant, ne s'y trompe pas quand elle entonne l'un des célèbres slogans de manifestation : « Mort à l'oppresseur, qu'il soit Chah ou Guide suprême ! » Des messages que ces chaînes satellitaires ont le plus souvent omis de mettre en avant… Face à cette guerre des récits, la question du financement des chaînes satellitaires est essentielle. Tandis que celui de Manoto reste opaque, le Guardian a révélé en 2018 qu'Iran International était financé par un homme d'affaires saoudien proche du prince héritier saoudien Mohammed ben Salman. C'est d'ailleurs I.I qui a diffusé le premier les documents médicaux contredisant la version officielle de l'État sur la mort de Jina. Selon le média londonien Amwaj.Media, d'après les déclarations du quotidien israélien Maariv le 11 juillet 2024, le groupe de hackers ayant transmis les documents à la chaîne était lié aux services de renseignements israéliens. Si ces révélations sont essentielles au vu du contexte répressif iranien, elles soulignent les intérêts d'États en jeu et éclairent l'alliance croissante entre Pahlavi et Israël dans un contexte de tensions régionales exacerbées. Utilisant les symboles de « Femme, vie, liberté » pour asseoir une posture de défenseur des droits, Reza Pahlavi, accompagné de son épouse, effectue en avril 2023 un voyage en Israël digne d'une visite d'État. Il y rencontre le premier ministre Benyamin Nétanyahou, le président Isaac Herzog ainsi que la ministre des renseignements Gila Gamliel. À quelques mois de la guerre à Gaza et de ses plus de 50 milliers de morts, ce déplacement vise l'alignement stratégique sur l'extrême droite israélo-américaine et le renforcement de sa légitimité médiatique. Ce faisant, il revendique une tradition ininterrompue de respect envers les juifs, de Cyrus le Grand, fondateur de l'Empire perse, à son père, Mohammad Reza Pahlavi, présentant la République islamique comme un contraire — négationniste — du sionisme et de l'amitié projuive de sa dynastie. Une lecture simplifiée de l'histoire. Si l'alliance Iran-Israël à l'époque monarchique est documentée, l'Iran reconnaissant l'État d'Israël dès 1950, la posture du Chah reste ambivalente : vote contre le plan de partage de 1947, critiques de l'occupation post-1967 et soutien à la résolution onusienne de 1975 assimilant le sionisme au racisme. En 1976, il évoque même le « lobby juif » qui contrôle les médias et la finance, frôlant l'antisémitisme. Le soutien inconditionnel du prince héritier Reza Pahlavi à Israël remonte à 1982. Après la mort du dernier chah d'Iran, en 1980, Reza Pahlavi revendique le trône depuis Le Caire. Deux ans plus tard, le renseignement israélien tentera de l'installer à Téhéran par un coup d'État. Ce projet, initié par un appel de Reza Pahlavi à Yaakov Nimrodi, officier du Mossad ayant participé à la création de la police secrète monarchiste Savak, prévoyait le transfert de 800 millions de dollars (environ 684 millions d'euros) d'équipements militaires, avec le soutien d'Ariel Sharon, alors ministre de la défense. L'opération tourne court et Reza Pahlavi se retire finalement dans son domaine en Virginie (États-Unis), loin des champs de bataille. Le prince a depuis multiplié les déclarations de soutien à Israël tout en affichant sa proximité avec les milieux républicains radicaux. Soutien de Donald Trump et de la stratégie de « pression maximale » sur l'Iran, il affirme dans un entretien au New York Post le 11 mai 2025 que les sanctions économiques brutales sont « ce que veulent les Iraniens », tout en reprenant le slogan : « Make Iran Great Again. » Alors que Gaza devient le théâtre de massacres, les partisans du prince manifestent aux côtés de l'extrême droite pro-israélienne aux États-Unis et en Europe, brandissant portraits de Pahlavi et drapeaux monarchistes. Des lobbys comme le National Union for Democracy in Iran, créé en 2003 à Los Angeles, ciblent les Irano-Américains critiques d'Israël. Reza Pahlavi cherche ainsi à instrumentaliser le conflit et la frustration populaire iranienne pour accélérer la chute de la République islamique, jusqu'à soutenir l'intervention militaire de mi-juin2. Dans ce climat de guerre psychologique, les chaînes Manoto et I.I. viennent appuyer ce discours. Elles sont également devenues de puissants relais d'une rhétorique antipalestinienne en ancrant chez de nombreux Iraniens l'idée selon laquelle Gaza et le Liban auraient « volé » l'argent du pays, via le soutien iranien au Hezbollah et au Hamas. Alignés sur Trump et Benyamin Nétanyahou, les monarchistes en sont paradoxalement venus à ressembler aux ultraconservateurs du régime iranien, partageant leur opposition aux militants prodémocratie, ainsi que leur xénophobie envers les Afghans ou leur centralisme marginalisant les populations périphériques. Force est de constater que l'appel en juin, depuis l'étranger, de Reza Pahlavi au soulèvement national est resté, pour l'heure, inaudible. La mobilisation diasporique contraste avec la présence en Iran de nombreuses figures engagées pour la démocratie et la justice sociale, souvent emprisonnées, comme la lauréate en 2023 du prix Nobel de la paix Narges Mohammadi, l'avocate Nasrin Sotoudeh, la militante féministe kurde Pakhshan Azizi ou encore le syndicaliste Reza Shahabi. Nombre de ces militants ont signé une lettre, en 2023, diffusée sur le Net par l'International Emergency Campaign to Free Iran's Political Prisoners Now (la Campagne internationale d'urgence pour la libération des prisonniers politiques iraniens). Ils soulignent que le slogan « Femme, vie, liberté » appelle à défendre la dignité humaine et à lutter contre tous les fondamentalismes, discriminations, violences d'État, qu'il s'agisse de l'Iran ou d'Israël. Mais la base sociale de ces acteurs demeure limitée, en raison de la répression exercée par l'État iranien, qui fragmente les dynamiques de mobilisation. En cause également : un accès inégal aux ressources médiatiques, qui engendre une profonde asymétrie dans la distribution du pouvoir et de la parole au sein du champ politique iranien contemporain. Dans les jours suivant les frappes israéliennes, fidèle à sa mécanique, la République islamique a relancé la répression au moyen d'emprisonnements massifs sous prétexte d'espionnage au service d'Israël et au nom de la raison d'État. Au fond, bien plus qu'un choix entre Chah ou Guide suprême, c'est d'une véritable démocratisation dont l'Iran a besoin. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). 1L'Alliance comptait également : Abdullah Mohtadi, le secrétaire général de Komala, parti kurde d'inspiration maoïste ; l'actrice Nazanin Boniadi ; le footballer Ali Karimi ; ainsi que Hamed Esmaeilion, activiste, père et époux de deux victimes du crash du vol PS752, abattu par les Gardiens de la révolution en 2020. 2Dès le 13 juin, sa famille relaie ouvertement cette ligne belliciste : sa femme Yasmine publie sur X : « Frappez-les, Israël, nous sommes derrière vous », et sa fille Farah affirme : « Nos amis à Téhéran veulent plus de bombes. » Texte intégral 3668 mots
La production de la nostalgie
Le pont médiatique social de Manoto TV
Le mouvement « Femme, vie, liberté » et la guerre des récits
Reza Pahlavi et l'effacement de la Palestine
Une dynamique de mobilisation fragmentée
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11.07.2025 à 06:00
François Abou Salem, un pionnier du théâtre palestinien
Najla Nakhlé-Cerruti, actuellement responsable de l'antenne d'Amman de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), poursuit l'analyse de terrain qu'elle mène depuis de nombreuses années sur le théâtre contemporain en arabe. Dans Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, elle témoigne du rôle et de l'action du cofondateur du Théâtre national palestinien Al-Hakawati (Jérusalem-Est) dont les archives lui ont été ouvertes par Amer Khalil, son actuel directeur. Disparu en 2011 à tout (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Jérusalem-Est, Biographie, ThéâtreNajla Nakhlé-Cerruti, actuellement responsable de l'antenne d'Amman de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo), poursuit l'analyse de terrain qu'elle mène depuis de nombreuses années sur le théâtre contemporain en arabe. Dans Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, elle témoigne du rôle et de l'action du cofondateur du Théâtre national palestinien Al-Hakawati (Jérusalem-Est) dont les archives lui ont été ouvertes par Amer Khalil, son actuel directeur. Disparu en 2011 à tout juste soixante ans à Tira, au pied de Ramallah, François Abou Salem reste une figure charismatique pour tous ceux qui l'ont approché. Sa grande silhouette demeure associée à un visage à la fois joyeux et ouvert, tourmenté et grave, qui renvoyait souvent les secousses de désespérance dont il était assailli. Né en France, il passe son enfance et son adolescence à Jérusalem-Est où s'étaient installés ses parents puis poursuit des études à Beyrouth. D'origine hongroise, son père, Lorand Gaspar, était un chirurgien, poète et auteur de renom dont l'ouvrage emblématique Une Histoire en Palestine a fait date. Francine, sa mère, est une artiste, sculptrice et scénographe. Revenu en France en 1968, il se forme au théâtre, notamment à Strasbourg et au Théâtre du Soleil de la Cartoucherie de Vincennes près de Paris, mais son ambition est de revenir en Palestine pour y créer un théâtre palestinien, ce qu'il fera deux ans plus tard tout en continuant à se former en Europe. La guerre de juin 1967 a mis Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza sous domination israélienne et rendu la vie insupportable aux Palestiniens. François Lorand Gaspar, qui s'est toujours considéré comme palestinien, change alors son nom en Abou Salem. Il envisage d'abord de faire des films, mais les difficultés de réalisation et de diffusion le ramènent au théâtre. Il fonde la troupe amateure Al-Balâlin (les Ballons), en 1971 avec son ex-épouse Jackie Lubeck et des comédiens de Galilée et des territoires palestiniens. Malgré une scission en 1974 à partir de divergences de vues et de fonctionnement quand une partie de la troupe devient Bilâ-lîn (Sans concession), leur activité connaît une pérennité exceptionnelle. Ils parviennent à tourner dans les territoires palestiniens et mènent de front une activité d'éducation populaire culturelle, en particulier dans les villages, les écoles, les communautés marginalisées qui n'ont pas accès au théâtre. En 1977, les deux troupes fusionnent à nouveau et vont créer Al-Hakawati (Le Conteur) qui deviendra le Théâtre national palestinien (TNP) et ouvrira ses portes à Jérusalem-Est dans un ancien cinéma de la rue Salah Eddin le 9 mai 1984. Deux salles restaurées et équipées vont permettre au lieu de devenir un point de convergence pour le monde du théâtre, et une scène culturelle offrant au public de nombreuses pièces aux styles et esthétiques variés. Il servira aussi d'espace de rencontres, notamment pour des mobilisations et manifestations, mais son activité est surveillée, entravée ; des comédiens sont fouillés, interrogés, voire arrêtés, certaines pièces sont censurées et le théâtre est fermé à plusieurs reprises par les autorités israéliennes. Auteur, acteur et metteur en scène, François Abou Salem a engagé ses forces et sa vie pour créer et faire connaître un théâtre palestinien en arabe dialectal, populaire et poétique, détaché du modèle européen dominant. Il voulait à la fois développer une recherche esthétique et s'engager dans la conservation de la mémoire palestinienne, singulière et plurielle. Il recevra le prix Palestine des mains de Yasser Arafat en 1998, pour s'être consacré corps et âme au projet du TNP dont il restera le codirecteur, avec son collègue et ami Amer Khalil, jusqu'à sa disparition. Abou Salem faisait sans cesse l'aller-retour entre la Palestine et le reste du monde. Il a adapté des pièces de Dario Fo et de Bertold Brecht, chez qui il voyait un engagement politique et esthétique qui allait toucher le public palestinien. Il s'intéressait au jeu de la commedia dell'arte et aux textes des auteurs du répertoire européen qu'il a contribué à populariser. Il s'est consacré à la professionnalisation d'Al-Hakawati et a cherché à lui donner une visibilité à l'international. Mais malgré des tournées — dont L'Histoire de Kufur Shamma1 en Europe et aux États-Unis en 1988 et 1989 —, le travail de la compagnie reste longtemps peu connu à l'extérieur de la Palestine. Au début des années 2000, Al-Hakawati va accentuer ses partenariats avec des artistes et des théâtres européens pour permettre la mutualisation des conditions de création, des lieux et des financements, même s'ils sont souvent très déséquilibrés et peuvent interférer sur les processus de création. Cela permet néanmoins aux théâtres palestiniens de jouer en dehors de leurs frontières et de donner une visibilité à la situation politique des Palestiniens. François Abou Salem parviendra à monter Shams and Co, un projet qui voulait mettre en relation et sur les planches des Palestiniens du nord de la Cisjordanie et en France, des habitants de la Seine–Saint-Denis (Montreuil, Bagnolet, Le Blanc-Mesnil), sur trois ans. Si le dernier volet n'a pu aboutir faute de soutiens et de moyens, l'expérience d'accueil des Palestiniens en France en 2001, et celle des habitants de la Seine–Saint-Denis en Palestine l'année suivante ont été fondatrices pour tous les participants. Amer Khalil va prolonger la démarche d'inviter des artistes étrangers à venir travailler au TNP après la disparition de François Abou Salem. Un partenariat important est ainsi mis en place avec le Théâtre des Quartiers d'Ivry codirigé par Adel Hakim et Élisabeth Chailloux. La pièce Antigone, créée à Jérusalem en 2011 puis en tournée en France, reçoit ainsi le prix du meilleur spectacle étranger du Syndicat de la critique (théâtre) en 2012. Créée en 2015 à Jérusalem, Des roses et du jasmin couvre la dépossession palestinienne et l'occupation israélienne sur quarante ans. La troupe viendra à Ivry en 2017, juste avant le décès d'Adel Hakim en 2018. Ce ne sont que quelques moments de l'activité d'Al-Hakawati qui a aussi et surtout compté pour élaborer, avec d'autres théâtres et comédiens, un théâtre palestinien dans les territoires palestiniens. Cette visibilité et cette reconnaissance poursuivies par Amer Khalil dans des conditions qui se sont terriblement durcies, en particulier depuis le 7 octobre 2023, ont été rendues possibles par l'expérience unique d'action et d'engagement de François Abou Salem. La pièce About François2 écrite et mise en scène par l'allemande Lydia Ziemke en 2018, qui rassemble des artistes européens et palestiniens, contribue aussi à faire connaître cette histoire et à garder vivante la figure d'Abou Salem. Dans son ouvrage en trois parties passionnantes (« François Abou Salem et les débuts du théâtre palestinien : des troupes amatrices à l'institution » ; « Le parti pris esthétique au profit des territoires palestiniens » ; « Le théâtre palestinien de François Abou Salem en exil »), où elle contextualise la création et les conditions de travail en Palestine, Najla Nakhlé-Cerruti a aussi inséré un précieux cahier de photographies issues pour la plupart du Fonds François Abou Salem3. Un fonds considérable avec des notes, des dessins, des photos, des vidéos, des articles de presse, éléments de décor, etc., inventorié avec Héléna Rigaud. Dans la préface, Olivier Py écrit : La superposition de la figure de Bashar Murkus à celle du fondateur du théâtre palestinien nous interdit de désespérer. Rappelons qu'il fut le premier à programmer une pièce palestinienne, Le musée, de Bashar Murkous et Khulood Basel, dans le « in » du Festival d'Avignon en 2021. Ces deux fondateurs, avec d'autres artistes, de l'Ensemble Khashabi de Haïfa et seul théâtre palestinien indépendant en Israël, y joueront de nouveau les 23, 24 et 25 juillet 2025 leur dernière création, Yes Daddy. Signalons également, à l'initiative des Amis de l'Huma et d'Orient XXI, la rencontre et lecture, « Voix palestiniennes — voix de résistance », le 18 juillet 2025 de 18 h 30 à 20 h à la Maison Jean Vilar, à laquelle contribueront, entre autres, Najla Nakhlé-Cerruti et Nada Yafi, traductrice des textes poétiques de Gaza Que ma mort apporte l'espoir (Libertalia, collection Orient XXI, 2024). Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). Najla Nakhlé-Cerruti 1« A Video of the Performance of « Kufur Shamma », Written and Directed by Francois abu Salem, Amsterdam, 1989 », The Palestinian Digital Museum Archive. 2Astrid Chabrat-Kajdan, « “About François”, retour sur une pièce de théâtre de François Abou Salem (3) », Les Carnets de l'Ifpo, 1er juillet 2020. 3NDLR. Ce fonds se trouve au TNP, à Jérusalem-Est. Texte intégral 2339 mots
Créer une scène palestinienne
Une visibilité à l'international
Dans le prolongement de l'action de François Abou Salem
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Le théâtre palestinien et François Abou Salem
Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre
Juin 2025
144 pages
14 euros
10.07.2025 à 06:00
Liban. À Tripoli, le renouveau de la culture alternative
Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage. Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a (…)
- Lu, vu, entendu / Liban, Résistance, Musique, Reportage, Tripoli (Liban)Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage. Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a été considérée comme le cœur de la vie culturelle — non seulement du Liban, mais aussi pour une grande partie de la région. Cette centralisation a toutefois rendu la culture inaccessible pour de nombreux habitants en dehors de Beyrouth, renforçant les divisions de classe, l'isolement spatial et un sentiment de marginalisation parmi les populations du nord avec Tripoli comme principal centre urbain, du sud autour de Tyr, et de la Bekaa avec la ville de Baalbek. Autre particularité de la scène culturelle beyrouthine : son rapport à la mondialisation. Les jeunes générations de la capitale et du Mont-Liban sont attirées par l'esthétique occidentale, que ce soit en termes de productions artistiques ou de mode de vie, souvent au détriment d'expressions plus locales. Si les formes culturelles traditionnelles n'ont pas disparu, elles sont perçues comme dépassées ou peu commercialisables et reléguées à une place subalterne. Après le soulèvement d'octobre 2019, une nouvelle vague d'artistes arabophones locaux — groupes indépendants, rappeurs — s'est à nouveau imposée sur la scène musicale libanaise. Un processus lent, mais efficace, dans lequel la langue, le rythme et les récits régionaux ont repris le devant de la scène.
Depuis le début du génocide à Gaza et l'offensive israélienne contre le Liban, ce changement culturel s'est pérennisé. La violence crue et le silence mondial face à ce que vivent les Palestiniens et les Libanais provoquent une rupture, amenant beaucoup de personnes à une remise en question de leur mode de consommation culturelle. Il y a depuis un intérêt croissant envers la production culturelle locale, non seulement comme forme d'art, mais aussi comme forme de résistance, notamment à travers le fait de se reconnecter au patrimoine. Rumman (Grenade, en arabe) est un espace culturel alternatif de la ville de Tripoli, située à 80 km au nord de la capitale et qui accueille divers événements. Fondé par Mohamed Tannir et Alex Baladi, le lieu a officiellement ouvert ses portes en 2021. Les débuts sont hésitants, autour d'ateliers d'art pour enfants et de rassemblements. Mohamed, originaire de Beyrouth, a été attiré par cette ville riche en patrimoines culturels divers, mais longtemps négligée par les politiques nationales, et quelque peu méprisée dans le traitement médiatique : On a vu que la ville disposait d'un vrai potentiel de transformations porté par une base populaire appelant au changement et aimant profondément sa ville. Mais cette énergie a été paralysée par des politiques et des politiciens qui ont appauvri sa population. Pourtant, rappelle-t-il, « les premiers cinémas du Liban ont ouvert ici, à Tripoli ». Cette mémoire a inspiré le choix du lieu pour Rumman, installé dans une salle de cinéma abandonnée, jadis appelée Stereo Kawalis (Coulisses stéréo). Pour eux, c'était un signe : « Nous avons rénové la salle tout en essayant de conserver son authenticité. Nous avions le sentiment que la ville et les habitants avaient besoin d'un rappel de leur riche passé. » Au-delà de l'esthétique, la philosophie de Rumman est de bousculer l'idée selon laquelle l'art serait un luxe, réservé à ceux qui ont du temps, les moyens d'y accéder et des relations dans le milieu. Cette réflexion centrée sur la notion d'accessibilité est radicale dans sa simplicité : elle affirme que la culture ne devrait pas être un privilège. On peut venir de tout milieu — ouvrier agricole, étudiant, peu importe — et apprécier l'art. Nous voulons supprimer les divisions socioéconomiques dans la culture et la rendre accessible à toutes et tous, y compris aux artistes eux-mêmes. Dans cet esprit, Rumman a accueilli des performances musicales très variées, du classique tarab au rap, du rock métal aux sons expérimentaux. Le public est tout aussi diversifié, y compris entre Tripolitains ou visiteurs venant d'autres villes libanaises. En plus de sa fonction culturelle, Rumman devient rapidement un espace de cohésion sociale, rassemblant des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Alors qu'une grande partie du Liban est marquée par la fragmentation politique et la géographie confessionnelle, Rumman propose de se rencontrer autour d'expériences partagées et d'échanges créatifs. Samia, blogueuse et passionnée de culture originaire de Beyrouth, raconte sa première visite à ce lieu, en septembre 2024 : Rumman organisait un festival de trois jours avec beaucoup d'artistes que je voulais voir depuis longtemps. J'ai adoré la programmation. Pour moi, la distance ne posait pas problème. J'étais ravie de découvrir un nouvel espace en dehors de la capitale. Au-delà de la musique, l'événement lui permet de tisser des liens avec des personnes issues de communautés avec lesquelles elle n'avait jamais interagi auparavant : « Je rencontre chaque fois de nouvelles personnes, qu'il s'agisse d'organisateurs ou de spectateurs. Je me familiarise de plus en plus avec la ville. Elle commence vraiment à me plaire. » Une programmation l'a particulièrement marquée en février 2025 : South Goes North, un festival réunissant principalement des rappeurs originaires du Sud-Liban. C'était puissant. On se sentait en connexion avec les artistes et les autres participants. Je pense qu'il est essentiel de faire l'effort d'aller ailleurs. J'aimerais vraiment faire cela davantage — me rendre dans le Sud, dans la Bekaa, partout hors de Beyrouth, pour assister à des événements culturels. Cet échange interrégional, si étroit soit-il, est au cœur de la mission de Rumman. « Des artistes viennent de partout, note Mohamed, mais nous faisons aussi en sorte de mettre en avant ceux de Tripoli, pour créer des ponts et leur permettre de se faire connaître dans le reste du pays. » L'importance d'une communauté artistique et attachée à la production culturelle est d'autant plus centrale dans un pays qui vit une succession de crises nationales et régionales — l'effondrement économique, l'explosion du port de Beyrouth en 2020 ou les guerres israéliennes et l'occupation du sud du pays —, et où l'État ne répond pas présent. « C'était beau de voir ces acteurs, souvent sans revenus, se mobiliser pour l'aide de première nécessité, que ce soit après l'explosion ou pendant la guerre », se souvient Mohamed. Des espaces résonnent également avec la douleur, la colère ou la désillusion des jeunes face à l'incurie des institutions et aux récits dominants. Alors que les pays occidentaux soutiennent le génocide à Gaza ou l'occupation du Liban — et plus récemment les bombardements contre l'Iran —, beaucoup se sont sentis aliénés non seulement par l'ordre international, mais aussi par la culture globale à laquelle ils s'étaient autrefois identifiés. De plus en plus, des espaces similaires germent à Tripoli, ici dans des théâtres autogérés, là dans des cinémas restaurés, devenus scènes de solidarité, dans tous les sens du terme. Le cas de Rumman reflète une évolution plus large, plus profonde. Le Liban assiste à une puissante reconnexion : à sa langue, à son héritage artistique, aux formes d'expression culturelle qui ont porté ses communautés pendant des décennies de guerre, de douleur et de bouleversements. Ce qui était autrefois jugé démodé ou marginal fait désormais l'objet d'une réappropriation plus dynamique et percutante.
Dans un pays marqué par les guerres et l'oubli forcé, la production culturelle s'avère une forme de mémoire politique. Chanter en arabe, écrire sur sa terre, rassembler les gens par la musique ou la danse sont autant de moyens de refuser l'oubli. Dans un monde qui tente d'effacer, de lisser, de dépolitiser ou de revaloriser l'identité arabe comme une simple marchandise, la création culturelle devient une ligne de front. Comme une façon de dire : « Nous sommes toujours là, et nous nous souvenons de nos racines. » À travers ces espaces, un autre Liban prend alors forme. Un pays qui commence à écouter de nouveau sa propre voix. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). Cet article a été publié initialement sur Mashallah News Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI. Texte intégral 2351 mots
Raviver le passé
Réparer le tissu social
Une mémoire politique
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Traduit de l'anglais par Léonard Sompairac.
Le Réseau des médias indépendants sur le monde arabe coordonné par Orient XXI vous propose une rencontre à Paris avec les journalistes des médias du Réseau autour de ce dossier.
RDV le jeudi 26 juin aux Amarres, à 19h.
09.07.2025 à 06:00
Kneecap, au nom de la Palestine
La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza. Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un (…)
- Lu, vu, entendu / Irlande du Nord , Censure, Musique, Liberté d'expression, Gaza 2023-2025La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza. Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un certain temps, et que personne ne s'empressera de les enlever. La fraternité entre l'Irlande et la Palestine est connue pour leur communauté de destin : la colonisation britannique. Le battage récent autour de Kneecap, groupe de punk rap qui a sorti le gaélique de la musique traditionnelle et de la pop, remet cette solidarité au cœur d'une guerre culturelle et politique. Le trio, originaire de Belfast-Ouest (quartier à majorité catholique) et de Derry, fervent défenseur de la cause palestinienne, participe activement à tous les « Gigs for Gaza », ces concerts organisés en soutien à Gaza. Lors de la plupart de leurs shows, Liam Óg Ó hAnnaidh, Naoise Ó Cairealláin et JJ Ó Dochartaigh — connus sur scène sous les noms de Mo Chara, Móglaí Bap et DJ Próvaí — invitent le public à scander avec eux le slogan : « Free, Free Palestine ». Tirant son nom du « kneecapping » — cette méthode punitive qui consiste à tirer dans les rotules, utilisée par les paramilitaires en Irlande du Nord et par l'armée israélienne contre les Palestiniens lors de la « marche du retour » en 2018 à Gaza —, le groupe cultive l'art de la provocation. Un film récent, sobrement intitulé Kneecap, interprété par les membres du groupe et retraçant (très) librement leurs débuts — faits de drogues, de rap et d'indépendantisme — ajoute une pierre de plus à la légende qu'ils se construisent. Le long-métrage a déjà reçu le prix du public au Festival du cinéma américain de Sundance, après avoir raflé sept British Independent Film Awards (BIFA), dont celui du meilleur film britannique indépendant. Le quotidien britannique de centre-gauche The Guardian les chouchoute et les qualifie de « groupe parmi les plus controversés en Grande-Bretagne et en Irlande depuis les Sex Pistols », tandis que le tabloïd conservateur The Daily Mail, les appelle les « “Anti-British” rappers » (rappeurs « anti-britanniques »). Le trio, dont un des tubes reprend le slogan républicain « Brits out »1, assume pleinement ces attaques et répond : Ils n'apprécient pas que nous nous opposions à la domination britannique, que nous ne croyions pas que l'Angleterre serve qui que ce soit en Irlande. Que nous disions que les classes ouvrières des deux côtés de la communauté méritent mieux, des financements publics, des services de santé mentale appropriés, méritent de célébrer la musique et l'art et méritent la liberté d'exprimer notre culture.2 Avec Kneecap, les mots sont des balles. Au Coachella Valley Music and Arts Festival, en Californie, ils ont clamé sur scène : Fuck Israël. Les Palestiniens n'ont nulle part où aller. C'est là qu'ils vivent, bordel ! Et on les bombarde depuis le ciel ! […] Israël commet un génocide contre le peuple palestinien, rendu possible par le gouvernement américain, qui arme et finance Israël. Sur l'écran géant de la scène, on pouvait lire : « Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. » Un scandale est né. Le producteur américain du groupe, la société Independent Artist Group (IAG), s'est désengagé suite à la controverse, entraînant l'invalidation de leurs visas de travail. En Europe, sous la pression de groupes pro-israéliens, plusieurs festivals de musique ont revu leur programmation. En Allemagne, le Hurricane Festival et le Southside Festival ont déprogrammé leurs concerts prévus en juin.
Les membres du groupe n'en font pas un drame à ce stade : Nous sommes en train de déposer une nouvelle demande de visa [d'entrée aux États-Unis]. J'espère que ça marchera. Mais si ça ne marche pas, je pourrai vaquer à mes occupations sans avoir à me soucier de mon prochain repas ou d'un bombardement de ma famille. Visa révoqué, je pourrai m'en remettre.3 Le groupe est désormais habitué. Ce n'est pas la première fois qu'il se retrouve au cœur d'une polémique pour ses prises de position. Le 18 juin, Mo Chara comparaissait devant le tribunal de première instance de Westminster à Londres pour « apologie du terrorisme ». Il était accusé d'avoir déployé un drapeau du Hezbollah lors d'un concert londonien le 21 novembre 2024, au moment de l'offensive terrestre israélienne contre le Liban. L'audience a été reportée au 20 août pour vice de forme. À la sortie du tribunal, devant une foule de fans et de curieux, Mo Chara a entonné son slogan favori « Free Free Palestine ». Le public suit. Pour les fans, « il défend l'Irlande et la Palestine en même temps, c'est normal ». Il n'y a aucun autre endroit au monde où le sort de la Palestine est spontanément associé au destin local et avec autant de conviction. Et où un groupe musical remet la question de cette solidarité sur le tapis avec un savoir-faire inédit, où la provocation ne compromet pas le message politique. En mai 2025, ils ont reversé leurs recettes du Wide Awake Festival à Médecins Sans Frontières. Rebelote à Glastonbury le 28 juin dernier. Avant l'ouverture du festival, soutenu par des députés conservateurs, le premier ministre travailliste Keir Starmer avait appelé à l'annulation du concert et à la censure du groupe : « Ils ne devraient pas être autorisés à jouer sur scène, a-t-il argué, ce n'est pas correct. » La BBC, partenaire du festival, a ensuite déprogrammé la retransmission du concert en direct. Réponse lapidaire de Kneecap : « Tu sais quoi, Keir, ce qui n'est pas correct c'est d'armer un putain de génocide. » Quand on les accuse de tirades outrancières, ils rétorquent : Si vous pensez qu'un groupe satirique, qui singe des personnages sur scène, est plus scandaleux que le meurtre de Palestiniens innocents, alors vous devriez vous poser des questions.4 En attendant le début du concert, la foule de Glastonbury agitait des dizaines de drapeaux palestiniens géants. Sur un écran, un montage reprenait les nombreux appels à censurer le groupe pour chauffer le public. Et lançait un rendez-vous : « Venez nombreux au procès du 20 août à Londres. » Sur la scène, Kneecap truffe ses prises de parole de « Fuck Keir Starmer ». « Fuck the Daily Mail »… « Jamais vu autant de monde à un concert », commente Móglaí Bap, « la foule est bourrée de “Fenian bastards” » (« salauds de nationalistes irlandais », l'insulte est affective). Sur d'autres scènes de Glastonbury, des artistes prennent parti pour les Gazaouis, au premier rang desquels le duo punk Bob Vylan, qui a déclenché un énorme scandale en exhortant les fans à chanter « Death, death to the IDF » (« Mort, mort à l'armée d'Israël »). Le groupe est lui aussi privé de visas américains et fait face à plusieurs annulations en Europe, notamment en France, où leur concert prévu au Kave Fest, dans l'Eure, a été déprogrammé. Non loin de là, sur une scène dédiée aux débats dans l'enceinte du festival, Gary Lineker, l'ancien international de foot anglais et défenseur de la cause palestinienne, évoque ses démêlés avec la BBC. Présentateur vedette de « Match of the Day », l'émission de foot culte de la chaîne publique britannique, il a dû quitter cette dernière après avoir été accusé d'antisémitisme : « J'ai été traumatisé par les images des enfants à Gaza », s'est-il défendu, « je veux prêter ma voix à ceux qui n'en ont pas… ». Au cours de la dernière décennie, Israël est devenu un point de convergence pour l'extrême droite mondiale. Il est perçu par celle-ci comme le fer de lance de la croisade civilisationnelle contre la supposée « barbarie » arabe ou musulmane. L'adhésion à Israël s'accompagne souvent, pour les droites radicales, d'un programme autoritaire — destruction des acquis démocratiques, contrôle des médias, suppression du pluralisme. Inversement, la Palestine devient nœud et point ralliement global de l'opinion publique démocratique, antiraciste et anticoloniale. Ce qui se passe au Proche-Orient marque dorénavant une ligne de faille géostratégique et militaire et nourrit en même temps un front culturel lui aussi planétaire. Les millions de jeunes qui rejoignent les manifestations pour Gaza ou la Palestine, partout dans le monde, dans les métropoles, mais aussi dans des petites villes et des banlieues éloignées, témoignent de cette nouvelle géographie culturelle du monde contemporain. Dans cette guerre de tranchées, Kneecap a choisi de s'afficher avec le cran et l'art de la provocation qu'on lui connaît désormais. Comme aucun autre acteur culturel aujourd'hui, à cause de leur héritage anticolonial, social et politique, Kneecap affiche les tropes de nouvelles batailles culturelles et idéologiques. Il le fait sur une scène musicale et culturelle, en dehors des logiques de parti, organisationnelles et associatives. Et de manière folle et échevelée. La dérision et l'hilarité, l'obscénité anti-bourgeoise, l'esprit tapageur et anarchisant acquièrent avec Kneecap une vitalité positive. Les ambiguïtés affichées par ce groupe de bouffons héritiers du républicanisme irlandais ne sont jamais fortuites, elles ont valeur de paradoxe électrique et subversif. Quelques minutes après le concert de Kneecap à Glastonbury, Alexis Petridis, critique musical du Guardian, écrivait : La notoriété actuelle de Kneecap sera-t-elle un bref éclair, un phénomène durable, ou au contraire les conduira-t-elle à leur perte ? Cela reste à voir. Pour l'instant, devant ce public, ils triomphent5 Mais si Kneecap doit tomber, ce ne sera pas à cause de son manque de convictions. Wait and see. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). Kneecap jouera en France : 1NDLR. « Get your brits out » (Sortez vos britanniques) (2019) est aussi un jeu de mot avec l'expression Get your tits out, qui signifie de façon vulgaire « Montre tes seins ». La chanson se moque ouvertement d'importantes figures politiques du Democratic Unionist Party (DUP), le parti loyaliste d'Irlande du Nord. 2Post de Kneecap sur le compte X du groupe, publié le 29 novembre 2024. 3Shaad D'Souza, « “We just want to stop people being murdered” : Kneecap on Palestine, protest and provocation », The Guardian, 27 juin 2025. 4op. cit. 5Alexis Petridis, « Kneecap at Glastonbury review – sunkissed good vibes are banished by rap trio's feral, furious flows », The Guardian, 28 juin 2025. Texte intégral 2866 mots
Annulations en Europe et révocation de visas américains
« Ce qui n'est pas correct, c'est d'armer un putain de génocide »
La Palestine, catalyseur d'une bataille culturelle globale
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08.07.2025 à 06:00
Chypre, porte-avions britannique au service d'Israël
Ancienne colonie britannique, longtemps soutien de la cause palestinienne, incarné par son premier président Mgr Makarios, Chypre est devenue un partenaire d'Israël sur fond de rivalités avec la Turquie. Toujours présentes sur l'île, les bases britanniques jouent un rôle crucial dans cette alliance. « De Chypre à la Palestine, l'occupation est un crime », « Nikos [Christodoulides] on sait que tu soutiens le génocide »… Les opposants à la normalisation des relations entre Nicosie et (…)
- Magazine / Liban, Israël, Bande de Gaza, Royaume-Uni, Chypre, Coopération militaire, Gaza 2023-2025Ancienne colonie britannique, longtemps soutien de la cause palestinienne, incarné par son premier président Mgr Makarios, Chypre est devenue un partenaire d'Israël sur fond de rivalités avec la Turquie. Toujours présentes sur l'île, les bases britanniques jouent un rôle crucial dans cette alliance. « De Chypre à la Palestine, l'occupation est un crime », « Nikos [Christodoulides] on sait que tu soutiens le génocide »… Les opposants à la normalisation des relations entre Nicosie et Tel-Aviv se sont fait entendre avant la visite, le 4 mai 2025, du président chypriote en Israël, où il devait rencontrer le premier ministre Benyamin Nétanyahou, visé par un mandat d'arrêt international pour crimes contre l'humanité. En fustigeant la colonisation israélienne et le génocide à Gaza, les manifestants ont rappelé le devoir moral et historique de Chypre, dont une partie du territoire demeure sous occupation turque. Ils ont ainsi souligné que les violations du droit international mettent en péril l'intégrité de la République. Quelques jours plus tôt, le 2 mai, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s'était rendu en République turque de Chypre nord1 avec un agenda séparatiste explicite : une solution à deux États marquerait alors le passage d'une occupation illégale à une annexion définitive. Dans le cadre de sa rivalité historique avec Ankara, Nicosie cherche à garantir sa sécurité face à l'occupation turque et entretient, en ce sens, une alliance étroite avec Tel-Aviv, ainsi que des partenariats stratégiques. Ces derniers se sont renforcés après la découverte, en septembre 2011, de gisements de gaz naturel en mer, qui a poussé le gouvernement turc à réaffirmer ses ambitions territoriales. Chypre s'est alors tournée vers Israël pour défendre et sécuriser l'exploitation de ces ressources2. Cette alliance s'est aussi accentuée dans le secteur de la défense avec des manœuvres communes, une coopération entre services de renseignement et un approvisionnement de matériel militaire. Cette alliance militaire s'est illustrée notamment par d'importants exercices menés par l'armée israélienne en juin 2017 puis en juin 2022 dans les montagnes du Troodos, dont la topographie évoque celle du sud du Liban. Ces manœuvres ont ensuite servi lors des récentes invasions et de l'occupation militaire de cette région du territoire libanais. Parallèlement, cette coopération militaire s'est matérialisée avec l'acquisition, par Nicosie, d'équipements technologiques de contrôle et de surveillance des frontières. Ainsi, en octobre 2019, Chypre a annoncé l'achat de drones à Israël pour protéger sa zone économique exclusive (ZEE) d'éventuelles violations turques. En novembre 2021, Chypre a délégué à l'armée israélienne le dispositif de surveillance pour contrôler les activités le long de la zone tampon séparant les parties grecque et turque de l'île3. Ce système est le même que celui utilisé pour la barrière de séparation entre Israël et la Cisjordanie occupée, la Palestine servant de laboratoire pour les exportations israéliennes de technologies de contrôle et de surveillance dans le monde entier4. En décembre 2024, Chypre a également reçu un système de défense anti-aérien développé en Israël. Or, cette commande, passée par le précédent gouvernement dans le cadre d'un programme de modernisation militaire, contrevenait aux engagements internationaux de Nicosie. En effet, lors de l'assemblée générale des Nations unies en septembre 2024, Chypre avait voté en faveur d'une résolution imposant des sanctions et un embargo sur les armes déployées dans le cadre de la politique illégale de colonisation et d'occupation israélienne dans les territoires palestiniens. Aujourd'hui, la normalisation de cette coopération a pour toile de fond la campagne dévastatrice d'Israël contre Gaza. En juin 2024, du fait de son rôle stratégique comme base logistique en Méditerranée, la République de Chypre a été visée par des menaces explicites de Hassan Nasrallah, alors secrétaire générale du Hezbollah. Peter Stano, porte-parole de l'Union européenne (UE) a dû mettre en garde qu'une attaque envers l'un de ses États membres (depuis 2004) serait considérée comme une agression contre l'ensemble des 27 conformément à la clause de défense mutuelle. Rappelons que Chypre a obtenu son indépendance du Royaume-Uni en 1960. Toutefois, Londres a pu imposer le maintien de deux bases militaires, Akrotiri et Dhekelia, qui s'étendent sur 250 km², soit 3 % du territoire chypriote. Ces enclaves autonomes, héritage colonial, sont essentielles aux intérêts stratégiques américano-britanniques, mais aussi à ceux de l'allié israélien. Elles sont actuellement directement impliquées dans les opérations israéliennes contre Gaza. C'est de Chypre que décollent discrètement des avions de reconnaissance britanniques et américains, des appareils de transport militaire et des vols des forces spéciales. Or, l'utilisation de ses bases pour des opérations secrètes soulève la question de la complicité de Londres dans des crimes contre l'humanité commis à Gaza. Le gouvernement britannique n'a jamais cessé de délivrer des licences d'exportation d'armes vers Israël, même s'il s'est engagé publiquement en faveur d'un cessez-le-feu et du déblocage de l'aide humanitaire à Gaza. Sollicité à différentes reprises, il s'est refusé à répondre au sujet des activités menées dans et à partir des bases militaires d'Akrotiri et Dhekelia en invoquant la protection de la sécurité des opérations. L'arrivée au pouvoir en juillet 2024 d'un gouvernement travailliste n'a pas changé la donne, au contraire. Le premier ministre Keir Starmer a visité la base d'Akrotiri en décembre 2024 et les vols des forces spéciales américaines vers Israël ont doublé, selon le site d'investigation britannique Declassified UK5 . Sur près d'un an et demi, le Royaume-Uni a offert une assistance militaire à Israël en assurant 645 vols de surveillance, soit 47 % des vols au-dessus de Gaza (33 % pour les États-Unis et 20 % pour Israël), selon une enquête d'Al Jazeera6. Entre le 3 décembre 2023 et le 6 juin 2024, la Royal Air Force a effectué 250 vols de reconnaissance entre Akrotiri et Gaza, soit un à deux vols par jour, à l'exception des samedis, précise un rapport du British Palestinian Committee (BPC)7. Ce pont aérien, combiné aux vols de surveillance et de ravitaillement, a participé au nettoyage ethnique en cours à Gaza et dans les territoires occupés et, au-delà, à des campagnes de bombardements visant le Liban, le Yémen et la Syrie. Alors même que s'organisent des mobilisations pour entraver les transferts d'armements vers Israël, comme en témoignent l'embargo décrété par le gouvernement espagnol ou encore la grève des dockers grecs et marocains pour bloquer les déchargements de matériel militaire à destination des ports israéliens. Malgré les critiques d'organisations humanitaires, le gouvernement travailliste ne renonce pas. Au contraire, il criminalise les associations pro-palestiniennes qui s'y opposent. Londres, piégé par sa « relation spéciale » avec Washington, risque d'être exposé aux conséquences légales de ses opérations à Chypre devant la justice internationale. Sa responsabilité pourrait être engagée, notamment sur les fondements de complicité de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Ainsi, Chypre, héritier d'un long combat contre la colonisation britannique et l'occupation militaire turque, se retrouve face au peuple palestinien, lui aussi en lutte pour mettre fin à la domination coloniale israélienne. Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables). 1NDLR. État reconnu uniquement par Ankara depuis l'invasion partielle par la Turquie en 1974. 2« Cyprus buys Israel drones to monitor waters amid Turkey natural gas tensions », The Times of Israel, 7 octobre 2019). 3« Buffer zone surveillance deal signed with Israel », Cyprus Mail, 4 novembre 2021 ; Daniel Avis, « Israel to Build Surveillance System for Cyprus Green Line », Bloomberg, 4 novembre 2021. 4Antony Loewenstein, The Palestine Laboratory. How Israel Exports the Technology of Occupation around the World, Verso, Londres/New York, 2023. 5Matt Kennard, “U.S. special ops flights to Israel from UK's Cyprus base surger under Starmer”, UK Declassified, 10 octobre 2024. 6Al Jazeera, « What impact has US, UK military assistance had on Israel's war ambitions ? », 23 octobre 2023. 7« British military collaboration with Israel », British Palestinian Committee, janvier 2025 Texte intégral 2224 mots
Exercices militaires conjoints et transferts d'armement
Des bases militaires britanniques complices du génocide
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