05.03.2025 à 06:00
Palestine. En Cisjordanie, Israël sème la mort et la terreur
Deux jours après le cessez-le-feu à Gaza qui n'a pas arrêté le compteur du nombre de morts dans l'enclave — 110 personnes au moins ont été tuées depuis l'arrêt officiel de la guerre génocidaire le 19 janvier —, le gouvernement israélien a lancé une vaste opération militaire en Cisjordanie occupée. Elle cible particulièrement les villes de Jénine et Tulkarem, dans le nord du territoire. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a tué 946 Palestiniens en Cisjordanie occupée, dont 187 enfants, parmi (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Cisjordanie, Photoreportage, Occupation, ColonialismeDeux jours après le cessez-le-feu à Gaza qui n'a pas arrêté le compteur du nombre de morts dans l'enclave — 110 personnes au moins ont été tuées depuis l'arrêt officiel de la guerre génocidaire le 19 janvier —, le gouvernement israélien a lancé une vaste opération militaire en Cisjordanie occupée. Elle cible particulièrement les villes de Jénine et Tulkarem, dans le nord du territoire. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a tué 946 Palestiniens en Cisjordanie occupée, dont 187 enfants, parmi lesquel L'objectif de cette opération est de neutraliser les groupes de résistance armée responsables d'attaques contre des colons en Cisjordanie occupée, lesquels agressent régulièrement — et tuent — avec toutes sortes d'armes les habitants palestiniens. Le tout dans un territoire que le ministre des finances et suprémaciste juif Bezalel Smotrich a promis d'annexer le 11 novembre 2024. Pour la première fois depuis la fin de deuxième intifada (2000 - 2005), Tel-Aviv a déployé des chars en Cisjordanie occupée, territoire qu'elle a également bombardé. Dans un communiqué du 23 février 2025, le ministre israélien de la défense Israël Katz a annoncé l'interdiction faite aux habitants des camps de réfugiés de retourner dans leurs foyers. Il a également adjuré ses soldats de se préparer à un déploiement prolongé, pouvant durer jusqu'à un an. Récit illustré à Jénine. Le camp de réfugiés de Jénine, considéré comme un des principaux bastions de la résistance palestinienne armée en Cisjordanie, abrite environ 30 000 habitants, tous descendants de réfugiés de la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont été chassés de leurs villes et villages. Ces réfugiés sont privés de liberté de mouvement et doivent solliciter des autorisations auprès des autorités israéliennes, souvent difficiles à obtenir, pour se rendre dans ces villes, à Jérusalem ou à la mosquée Al-Aqsa. Les incursions régulières des militaires israéliens ont détruit les infrastructures, les canalisations et les réseaux électriques. Les résidents sont régulièrement plongés dans l'obscurité qui, combinée avec les tirs nourris qui se font entendre, terrorise les enfants. Le 21 janvier 2025, l'armée israélienne a lancé des raids aériens et des incursions au sol, impliquant le Shin Bet — l'une des principales agences israéliennes de renseignement aux côtés du Mossad — et la police aux frontières (Magav). Si les Israéliens affirment se battre contre des « terroristes », dans les faits, ce sont les civils qui se retrouvent en première ligne. « Encore une énième Nakba », nous soufflent les habitants exténués. Les manœuvres des forces d'occupation ont laissé les 30 000 habitants du camp de réfugiés de Jénine sans issue. « On estime que 100 maisons ont été détruites ou fortement endommagées. Les résidents de ce camp ont enduré l'impossible. Selon nos informations, ils ont tous quitté le camp depuis ce matin », a déclaré depuis Amman (Jordanie) Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA, l'Agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens. Elle alerte sur une situation « catastrophique » : de vastes parcelles du camp ont été entièrement détruites par une série d'explosions provoquées par l'armée israélienne. Ceux qui ont pu fuir se retrouvent dispersés dans les environs chez leurs proches, précise-t-elle. Selon l'ONU, dimanche 2 février a été la journée la plus violente, marquée par une explosion dévastatrice, précisément au moment où les écoliers devaient reprendre le chemin de l'école. Selon l'UNRWA, 13 écoles du camp et de ses environs sont fermées, bouleversant ainsi la vie de 5 000 enfants dans la région. Les petites filles palestiniennes ne rêvent que d'école. « Ma place est dans une salle de classe, pas au milieu des ruines », proteste l'une d'entre elles. « C'est tellement injuste, pourquoi nous prive-t-on de nos droits humains ? Le peuple palestinien n'est-il pas humain ? » En signe de soutien et réconfort, un père et ses deux filles offrent un peu de café aux journalistes dépêchés sur place. À droite, la petite Nour, 5 ans, s'écrie : « Regardez, il y a plein de soldats d'occupation ! » Son père lui demande : « As-tu peur ? » « Non », répond-elle timidement, tandis qu'au-dessus de leurs têtes, les drones israéliens, surnommés zannana en arabe — la bourdonneuse — ne cesse de voler. Selon le ministère palestinien de la santé et le site Shireen 1, le bilan est déjà accablant : le 21 janvier, plus de 40 personnes ont été blessées et 12 Palestiniens ont été tués, en majorité des civils. Parmi eux, Moataz Imad Abou Tabakh, un adolescent de 16 ans qui rêvait déjà à ses études, ou d'autres hommes, plus âgés, tels qu'Amine Salah Al-Asmar, 60 ans, ou encore Raed Hussein Abou Al-Saba, 53 ans. Le 26 janvier 2025, alors que la famille Al-Khatib préparait le dîner, leur maison a été encerclée par des soldats. Layla Al-Khatib, deux ans, a été atteinte à la tête par une balle explosive, tirée par un sniper israélien. « Quel était son crime ? » interrogent ses proches à bout de souffle, brisés. Au total, 9 enfants ont été abattus en Cisjordanie occupée depuis le lancement de l'opération du 21 janvier. Mohammed Amer Zakarna, 17 ans, a été tué le 24 janvier par un bombardement alors qu'il se trouvait à proximité d'un centre médical à Qabatiya, près de Jénine. Ahmed Abdelhalim Al-Saadi, 14 ans, a été tué le 1er février par un drone qui ciblait un groupe de citoyens près d'Al-Saadi Diwan, dans le quartier-Est de Jénine. Saddam Hussein Iyad Rajab, 10 ans, est décédé le 7 février à Tulkarem des suites de graves blessures causées par des tirs israéliens, alors qu'il se trouvait à terre, pleurant et implorant de l'aide. La scène a été filmée et a rapidement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant une vague d'émoi et d'indignation. Mohamed Ghassan Abou Abed, 16 ans, a été tué lors d'affrontements avec les forces israéliennes dans le camp de réfugiés de Nour Chams à Tulkarem, le 12 février 2025. Cinq jours plus tard, c'est Dhiaeddine Ahmed Omar Saba'a, 15 ans, qui succombera aux balles israéliennes à Qabatiya. Enfin, le 21 février 2025, Ayman Nassar Al-Himouni et Rimas Omar Amory ont été tués, le premier à Hébron, la seconde dans le camp de réfugiés de Jénine. Tous les deux étaient âgés de 13 ans. Rimas a été tuée près de chez elle, sans raison, par des tireurs d'élite. Les Palestiniens ont été empêchés de porter les corps sur les civières sur leurs épaules — comme le veut la tradition — jusqu'à leurs tombeaux. Ce sont les ambulanciers du Croissant-Rouge palestinien (PRCS), une organisation humanitaire qui fournit des services médicaux et de secours aux Palestiniens, qui transportent les corps des personnes tuées jusqu'au cimetière. 1Observatoire dédié à la documentation des crimes de guerre d'Israël, fondé par des journalistes en hommage à leur consœur de la chaîne qatarie Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, assassinée à Jénine par un sniper le 11 mai 2022. Texte intégral 6877 mots
L'opération actuelle, débutée le 21 janvier, a déjà coûté la vie à au moins 63 Palestiniens, majoritairement des civils, et contraint plus de 40 000 autres à des déplacements forcés, les obligeant à quitter leur maison dans les camps de réfugiés de Nour Shams, Tulkarem et Jénine.« Encore une énième Nakba »
Le maire de Jénine, Mohammed Jarrar, a souligné que les destructions massives ont privé près de 40 % des quartiers de la ville de tout accès à l'eau.Une majorité de civils tués
Des cortèges funèbres interdits
04.03.2025 à 06:00
Les dessous de la percée chinoise au Proche-Orient
Jamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ? Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du (…)
- Magazine / Égypte, Émirats arabes unis (EAU), Koweït, Qatar, Chine, Pays du Golfe, Golfe Arabo-Persique , Mer Rouge , Arabie saoudite, États-Unis, Canal de SuezJamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ? Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du Proche-Orient et l'un des tout premiers investisseurs de la région (à la première ou la deuxième place, en fonction des années), détrônant les États-Unis. Selon la société arabe de garantie des investissements et des crédits à l'exportation (Dhaman), elle y détient désormais un tiers des investissements directs étrangers (IDE). Dix-sept ans plus tôt, sa présence était estimée à… 1 %. Ce parcours fulgurant tient à une convergence inédite des stratégies de tous les acteurs concernés. Du côté chinois, aux intérêts mercantiles classiques — assurer ses approvisionnements énergétiques et conquérir des marchés — s'ajoute l'ambition de devenir une puissance mondiale, apte à rassembler les pays du Sud autour de ses propres normes et de ses valeurs. Cela passe par le déploiement de la Nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) dont l'histoire prestigieuse et ses interactions avec le monde arabo-musulman sont habilement remises au goût du jour. Pour John Fulton, l'un des grands spécialistes des relations sino-arabes, « la Chine reste avant tout un acteur économique, avec un engagement politique et diplomatique croissant, et encore peu de rôles en matière de sécurité1 ». Mais elle travaille ce troisième volet, à bas bruit. Du côté des pays du Golfe, mais aussi de l'Égypte, la volonté de sortir du tête-à-tête avec les États-Unis, de se développer au moindre coût et de ne plus être cantonnés dans leur fonction de fournisseurs d'énergie constitue un puissant aiguillon pour renforcer les liens avec Pékin. C'est ainsi que la « Vision 2030 », grandiose projet de transformation de l'Arabie saoudite imaginé par le prince héritier Mohammed Ben Salmane (fréquemment désigné par ses initiales MBS) rencontre la pieuvre BRI concoctée par le président Xi Jinping. Même constat pour le plus discret plan « Vision 2031 », porté par le président des Émirats arabes unis (EAU), Mohammed Ben Sayed (dit MBZ). Comme l'écrit la chercheuse invitée au Conseil européen pour les Relations internationales (ECFR) Camille Lons : L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des puissances moyennes de premier plan, motivées par leur ambition de jouer un rôle dans un ordre mondial en mutation et dans la concurrence géopolitique croissante entre la Chine et les États-Unis2. Du côté américain justement, le temps où les relations avec les pays du Golfe étaient entièrement structurées par l'or noir est révolu. Le pétrole « drilled in America » (« foré aux États-Unis »), pour reprendre l'expression du président Donald Trump, a pris le relais, et les États-Unis en sont désormais les premiers producteurs sur la planète (19,4 millions de barils par jour en 2023 contre 11,4 pour l'Arabie Saoudite). D'ailleurs, dès la fin de son second mandat, l'ancien président américain Barack Obama pouvait parler de « pivoter vers l'Asie » — non sans inquiéter, au passage, les gouvernants de la région ne se sentant plus vraiment protégés. Toutefois, Washington ne se déleste pas de la carte moyen-orientale et maintient ses bases militaires et/ou ses troupes aux EAU, au Qatar, à Bahreïn, en Arabie Saoudite, en Jordanie… La Chine, elle, occupe exactement la position inverse. Son appétit de pétrole structure ses relations internationales, sans qu'elle soit en mesure de mobiliser un appareil sécuritaire à l'américaine, malgré sa base à Djibouti. Elle va donc asseoir sa présence en se servant des liens économiques pour avancer ses pions stratégiques. Si les rapports commerciaux ne datent pas d'aujourd'hui, le « pivot chinois » vers le Golfe s'est vraiment concrétisé au cours de la dernière décennie. En 2016, Pékin publie son premier livre blanc sur « la politique arabe de la Chine », pointant cinq domaines de coopération : énergie, technologie, aérospatial, finance et culture. Six ans plus tard, en décembre 2022, Xi Jinping est accueilli à Riyad avec une mise en scène grandiose. Son avion est « escorté par quatre avions de chasse dans le ciel saoudien, puis une fois posé sur le tarmac, survolé par six autres jets, laissant dans leur sillage une traînée rouge et jaune, les couleurs du drapeau chinois » (Le Monde, 9 décembre 2022) ! Trois sommets sont alors organisés : en bilatéral avec MBS et ses conseillers ; au niveau régional avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui comprend les six monarchies ; enfin un sommet sino-arabe plus large englobant l'Égypte, la Tunisie, la Palestine… Des contrats d'une valeur de 50 milliards de dollars (47 milliards d'euros) auraient été signés, mais il est difficile de faire la part des engagements fermes et des promesses vagues. Reste que, quelques mois plus tôt, le 7 juillet 2022, le président américain Joe Biden, lui, était reçu chichement par MBS. Un contraste saisissant. Entre 2016 et 2022, les échanges commerciaux chinois avec les membres du CCG ont plus que doublé. Avec en première ligne, l'Arabie saoudite (125 milliards de dollars – 119 milliards d'euros), suivie des EAU (95,2 milliards de dollars — 90,7 milliards d'euros), d'Oman (40,4 milliards de dollars — 38,5 milliards d'euros), du Koweït (31,5 milliards de dollars — 30 milliards d'euros), du Qatar (24,5 milliards de dollars — 23,3 milliards d'euros), selon les données tirées de l'administration des douanes et du ministère du commerce chinois ainsi que de l'Observatoire des routes de la soie. Sans surprise, les produits énergétiques et pétrochimiques occupent le haut du panier et représentent toujours entre les trois quarts et les deux cinquièmes des exportations des membres du CCG vers la Chine. Les co-entreprises (sino-saoudiennes, sino-émiratis…) prolifèrent et des investissements croisés se développent : la compagnie saoudienne Aramco alliée à Sinopec dans le Fujian (Chine) ou co-propriétaire de l'un des géants de la pétrochimie Rongsheng, ou l'Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc) avec China National Petroleum Company (CNPC)…. Les entreprises chinoises participent également à la construction de ports souvent assortis de vastes ensembles industriels, voire immobiliers. Comme, en Arabie saoudite, la zone économique de Jazan (sur la mer Rouge) aux avantages financiers et fiscaux considérables, ainsi que les ports de Yanbu et de Jeddah (mer Rouge) destinés à servir de plaques tournantes commerciales. On pourrait tout aussi bien citer le terminal du port de Khalifa aux Émirats arabes unis ou encore la vaste zone économique du canal de Suez où des sociétés chinoises (publiques et privées) se sont engagées à investir plus de 8 milliards de dollars (7,6 milliards d'euros) ces prochaines années. Ces plateformes portuaires et industrielles présentent un intérêt économique pour tous, en facilitant la connexion entre les pays asiatiques, africains et européens. Mais elles offrent également un intérêt sécuritaire essentiel à la Chine, car le détroit de Bab El-Mandeb et le canal de Suez peuvent se transformer en verrous hermétiques pour qui les maîtrise. C'est la hantise de Pékin, en cas d'affrontement avec son concurrent américain, car les deux tiers de ses marchandises transitent par mer. La coopération économique va au-delà de ces secteurs traditionnels. Elle répond aussi aux choix stratégiques des dirigeants du Golfe d'utiliser les ressources du pétrole pour sortir de leur dépendance au pétrole et moderniser leur pays. Les « énergies vertes » et les projets liés à l'hydrogène ont fait leur apparition, avec l'appui et le savoir-faire de la Chine, numéro un dans ce domaine. Ses entreprises participent aux deux plus grands projets d'énergie solaire au monde : les parcs solaires Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum à Dubaï et Noor à Abou Dhabi. Un exemple entre autres. La percée chinoise la plus spectaculaire s'est faite dans les télécommunications, l'e-commerce, et l'intelligence artificielle (IA). Huawei a déployé son réseau 5G dans toutes les monarchies du Golfe dès 2019, en partenariat avec les entreprises locales. Le groupe, si rejeté par les pays occidentaux, singulièrement par Washington qui l'a interdit, « a joué un rôle pivot (…) pour la transformation numérique de la région3 », que ce soit dans le domaine des « villes intelligentes »4, des centres de données, de la biogénétique, de la reconnaissance faciale ou de… la surveillance des populations. En septembre dernier, les Émirats déployaient le premier réseau d'IA dans les pays arabes. Fin janvier 2025, l'Arabie Saoudite accueillait un centre de stockage de données cloud pour la région mis en place par le groupe chinois Tencent. De plus, Camille Lons assure : Des professeurs d'origine chinoise ou sino-américaine dirigent certaines des meilleures institutions et entreprises de recherche sur l'IA (…) telles que l'Université des sciences et technologies du roi Abdallah en Arabie saoudite, et l'Université Mohammed Ben Zayed d'intelligence artificielle (MBZAI) aux Émirats arabes unis. L'objectif est d'entraîner les modèles numériques à la langue arabe et de construire des économies innovantes, dans un secteur jusqu'alors dominé par les groupes américains fermés (Microsoft, OpenAI, Google, etc.) ; les sociétés chinoises cherchent à s'adapter. Pas étonnant que les Émirats (en 2019) et l'Arabie saoudite (en 2023) aient introduit l'enseignement du mandarin dans les écoles et les collèges. Pour la Chine, la conquête de marchés constitue toujours un ressort puissant, mais on aurait tort de n'y voir que l'aspect économique. Pékin cherche surtout à partager, voire à imposer, ses normes technologiques, nœuds à la fois technique et idéologique de la compétition avec les États-Unis. En effet, tout le monde sait que l'IA et ses multiples applications ne sont pas neutres. La concurrence entre la Chine et les États-Unis ne vient pas, comme du temps de la guerre froide, d'une opposition entre systèmes antagoniques. Tous deux carburent au capitalisme (juste un peu plus étatique dans un cas que dans l'autre). Le match se joue entre des conceptions différentes d'un monde multipolaire où la Chine entend gagner en influence stratégique, notamment dans le Sud global. Autre symbole fort, le début de l'utilisation des devises locales dans les échanges commerciaux. Les sommes demeurent modestes, mais sonnent comme le début d'une déconnexion possible de la monnaie unique de transaction, le dollar américain. L'embargo contre la Russie, débranchée du système financier international (Swift), n'a pas manqué d'inquiéter les gouvernants et les affairistes, biberonnés aux pétrodollars. Que les États-Unis le décident et leurs placements sont bloqués. Les fonds souverains richement dotés5 ont commencé à diversifier leurs placements vers l'immobilier et les startups technologiques en Chine. Dans la foulée et pour la première fois, le gouvernement chinois a émis des obligations d'État (la dette souveraine) sur le marché financier de Riyad. Alors qu'il ambitionnait de récolter 2 milliards de dollars (1,9 milliard d'euros), les ordres d'achat ont atteint… 40 milliards (38 milliards d'euros) — preuve de la confiance des magnats et riches familles dans l'économie chinoise, même ralentie. Et surtout, Pékin a montré qu'il pouvait devenir un acteur important du recyclage de ces fameux pétrodollars, jusqu'à présent entre les mains de Washington. De quoi secouer le système financier international si la logique était poussée jusqu'au bout. Il ne s'agit pour l'heure que de donner un signe. Si la Chine tisse habilement sa toile, les États-Unis demeurent un acteur majeur sinon déterminant dans le domaine militaire, stratégique, diplomatique et économique. Ainsi Trump (1er mandat) puis Biden ont fait pression sur MBZ pour qu'il réduise la voilure des investissements chinois dans le port de Khalifa, à quelques encablures des forces américaines de la base aérienne d'Al-Dhafra. Pour montrer qu'ils ne plaisantaient pas, Abou Dhabi a été privé des avions F-35 et des drones MQ-9 qu'il voulait acheter. De même, la société émiratie d'intelligence artificielle G42 qui avait noué des accords avec BytDance, la maison mère chinoise de TikTok, a dû s'en séparer pour pouvoir travailler avec Microsoft6. Peu probable, cependant, que cela suffise à stopper l'évolution en cours. D'une part, les dirigeants arabes naviguent au mieux de leurs intérêts dans cette concurrence acharnée : « Nous n'avons aucun intérêt à choisir un camp entre les grandes puissances », assurait il y a peu le conseiller diplomatique du président Mohammed Ben Zayed. Ils peuvent même exercer un doux chantage pour tirer le meilleur des deux compétiteurs. D'autre part, la Chine évite toute injonction à choisir son camp tout en labourant la région avec constance (diplomatiquement parlant). Elle « cultive de manière proactive des liens avec les sunnites et les chiites, les républiques et les monarchies, l'Iran et les pays arabes, en se conformant aux attentes et aux préférences des élites dirigeantes », montrent les trois chercheurs chinois Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si7. Elle articule les relations bilatérales et l'intégration dans des organisations multilatérales. Ainsi, l'Arabie saoudite, les EAU, l'Égypte (ainsi que l'Iran) ont été élevés au rang de « partenaires stratégiques globaux », le niveau le plus haut dans la hiérarchie diplomatique de la Chine. Ils ont été intégrés au groupe des BRICS+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et depuis 2023, l'Éthiopie, l'Égypte, l'Iran, les EAU et l'Arabie saoudite), même si Riyad reste sur sa réserve, se contentant d'envoyer au dernier sommet à Kazan, les 22 et 23 octobre 2024, son seul ministre des affaires étrangères. Ils sont aussi invités comme « partenaires de discussion » à l'Organisation de coopération de Shanghai, qui met l'accent sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Enfin, ils sont partie prenante des initiatives internationales lancées par Xi Jinping, pour la sécurité mondiale, pour le développement8. De plus, Pékin clame que la Chine « n'a pas l'intention de dépasser ou de remplacer qui que ce soit dans la région » (Xinhua, 24 janvier 2025). Pas plus qu'elle ne se veut chef de file d'un clan, à la manière de feu l'Union soviétique. Le pouvoir chinois soutient les Palestiniens, réclame une solution à deux États et a même réussi à rassembler toutes les factions en juillet dernier à Pékin (Hamas et Fatah compris). Mais il a continué à commercer comme si de rien n'était ou presque avec Israël — ce qui n'est pas pour gêner Abou Dhabi ou même Riyad. Au total, la politique chinoise remporte un certain succès auprès d'une partie des élites arabes. Son « modèle de ”la paix par le développement”, très différent du modèle occidental qui met l'accent sur le déficit de démocratie ou d'hégémonie », assurent Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si, serait « la clé de la résolution des conflits dans le Golfe ». On n'en voit guère le signe, mis à part le rapprochement (fragile) entre l'Iran et l'Arabie saoudite. En revanche, l'image de la Chine, qui a sérieusement pâli en Occident, s'est mise à briller un peu plus. Comme l'expliquent les chercheurs de l'université Deakin, Shahram Akbarzadeh et Arif Saba, son « plan ambitieux de projection de soft power tire parti de son poids économique et promeut les valeurs associées à un État fort et à la stabilité sociale », très prisées par les régimes autoritaires du Golfe. Son « système politique est également considéré comme attrayant »9. Il faut toujours se méfier des sondages, mais les deux chercheurs montrent que, si 65 % des répondants de l'Arabie saoudite et 63 % des Émirats estiment qu'il faut rester neutre dans l'affrontement sino-américain, 29 % des sondés saoudiens et 26 % émiratis pencheraient pour la Chine s'il fallait choisir son camp, contre respectivement 6 % et 11 % pour les États-Unis. Sacré retournement de l'histoire… qui n'est pas la fin de l'histoire. Pour l'heure, Washington garde de puissantes armes de conviction (pétrole, armée, dollars…) et un grand pouvoir de négociations. La brutalité de Donald Trump peut néanmoins fragiliser la position américaine. 1Jonathan Fulton, « China's strategic objectives in the Middle East », Atlantic Council, 19 avril 2024. 2Camille Lons, « East meets Middle : China's blossoming relationship with Saudi Arabia and the UAE », Policy Brief, European Council on Foreign relations, 20 mai 2024. 3Diane Choyleva, « Pétrodollar to digital yuan », Asia society policy institute (ASPI) et Enodo Economica, janvier 2025. 4La « ville intelligente », ou smart city, est un concept de développement urbain qui repose sur l'utilisation des nouvelles technologies afin d'améliorer la qualité des services et de réduire leurs coûts. 5Fonds public d'investissement d'Arabie saoudite (Public Investment Fund, PIF) : 925 milliards de dollars d'actifs (881 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement d'Abou Dhabi (Abu Dhabi Investment Authority, Adia) : 1 100 milliards (1 048 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement du Koweït (Kuwait Investment Authority, KIA) : 970 milliards (924 milliards d'euros) ; Autorité d'investissement du Qatar (Qatar Investment Authority, QIA) : 520 milliards (495 milliards d'euros) 6Andrew G. Clemmensen, Rebecca Redlich, Grant Rumley, « G42 and the China-UAE-US Triangle », The Washington Institute for Near East Policy, 3 avril 2024. 7Sun Degang Yang Yingqi et Liu Si, « China's Hedging Strategy in the Gulf : A Case of ‘Even-handedness' Diplomacy” », Asian Journal of Middle Eastern and Islamic Studies, Vol.18, n°3, octobre 2024. 8Cf. Martine Bulard, « Le rejet de l'Amérique fait le succès du Sud » in Bertrand Badie et Dominique Vidal, L'Heure du Sud ou l'invention d'un nouvel ordre mondial, Les Liens qui Libèrent, 2024. 9Sahram Akbarzadeh et Arif Saba, « China's Soft power : views from Saudi Arabia and UAE », Global Studies Quaterly, 2025. Texte intégral 4415 mots
Synergie Riyad, Abou Dhabi et Pékin
Joe Biden accueilli chichement
Cap sur les ports et l'Intelligence artificielle
Enseignement du mandarin dans les écoles
Vers des pétro-yuans ?
« S'il faut choisir son camp… »
04.03.2025 à 06:00
« Rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi.
Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Dimanche 2 mars 2025. Cette fois, je vous écris enfin depuis notre appartement, à Gaza-ville ! Nous voici enfin dans notre appartement du neuvième étage, accompagné du bourdonnement incessant des drones, qui sont encore plus bruyants quand on se trouve en hauteur. Vendredi, Sabah et moi avons pris la décision de rentrer. Nos minces bagages étaient déjà prêts : quelques sacs de vêtements qui nous accompagnent à chaque déplacement, ainsi que le panneau solaire que j'avais acheté dans le sud, avec sa batterie système D, qui nous donnent un peu de lumière et assez d'électricité pour recharger les portables. On a laissé les matelas et les couvertures, parce qu'on savait que, chez nous, on trouverait tout ce dont on aura besoin. À 11 heures, nous avons pris la route Salaheddine à bord d'une voiture Jeep louée à un ami. L'autre grand axe de Gaza, la route côtière Al-Rachid, est quant à lui réservé aux piétons. Il faisait beau. Une journée de printemps après des semaines hivernales de froid et de pluie. Depuis Nuseirat, où nous avions loué un petit appartement, il n'y a que dix kilomètres pour rejoindre la ville de Gaza. Nous sommes rapidement arrivés au barrage central, au niveau de ce qu'on appelait le corridor de Netzarim, qui coupe la bande de Gaza en deux, une partie nord et une partie sud. À présent, la route est ouverte, mais il y a un checkpoint. L'attente peut prendre plusieurs heures. Nous avons eu la chance de passer seulement une heure et demie dans la file de véhicules chargés de bagages. Nous n'avons vu aucun militaire israélien. Nous avons d'abord eu affaire à des militaires égyptiens, en tenue marron et au visage masqué, appartenant à ce qu'on appelle la « Commission qatarie-égyptienne » créée dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu. L'agent égyptien qui s'est penché au-dessus de la portière de la voiture se montre convivial : « La route n'a pas été trop longue ? » Il doit quand même nous demander s'il y a des armes à bord de la voiture, et d'attendre un peu pour passer sous un grand portique blanc — un scanner —, à côté duquel est stationné un gros 4X4 américain, blanc lui aussi, hérissé d'antennes et de paraboles. Une fois le scanner passé, nous sommes dirigés vers l'une des cinq voies d'inspection, devant lesquelles attend un militaire égyptien, tout aussi souriant que le premier : « Vous allez bien ? » Pas vraiment de fouille, il faut juste ouvrir le coffre et baisser la vitre. Il regarde combien de personnes il y a dans la voiture, et nous tend une bouteille d'eau pour chacun. Il nous offre aussi des clémentines, avant de nous souhaiter « une bonne fin de voyage » et « bienvenue à Gaza ». Tout cela dans ce dialecte égyptien que nous aimons bien et qui amène toujours un sourire sur les lèvres des Gazaouis. Trois mètres plus loin, l'atmosphère change. La route est bordée de talus sur lesquels sont plantés des miradors abritant des hommes au look de mercenaires : t-shirts, tatouages et lunettes de soleil. D'autres sont plantés au bord de la route et observent les voitures, mais sans dire un mot. Ce sont les Israéliens — pardon, les Américains, c'est la même chose — d'une société privée, qui contrôlent le checkpoint avec les Égyptiens. Nous sommes entrés dans le quartier Zeitoun de Gaza-ville. La route, défoncée, est jalonnée à droite et à gauche de levées de terre en forme de carrés dans lesquelles les Israéliens positionnaient leurs chars. On voit partout des traces de chenilles. Ces anciens postes militaires font figure d'îlots dans un océan de décombres. L'ampleur de la destruction est inimaginable. J'avais vu les images sur les réseaux sociaux, mais comme on dit ici, parler, ce n'est pas comme voir. C'est comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu. Des bâches et des tentes ont été installées sur les amas de gravats. Après le quartier Zeitoun, au rond-point Doula, nous avons pris la route 8, vers l'ouest. Je n'ai même pas reconnu le chemin. Les maisons, entièrement détruites, ont été regroupées au bulldozer pour former des collines de gravats. Personne ne peut plus savoir où se trouve son domicile. J'ai continué à conduire jusqu'au quartier de Tell Al-Hawa, où se trouvaient jadis de nombreux immeubles. Là aussi, la destruction est totale : des bâtiments aplatis, d'autres à moitié détruits, certains ont les derniers étages en morceaux, ou sont coupés en deux, d'autres encore ressemblent à des mille-feuilles avec leurs étages aplatis les uns sur les autres. Enfin, au rond-point de Nuseirat, j'ai pris la rue Charles de Gaulle, je suis passé devant le Centre culturel français dont le mur est intact, avec les drapeaux français et européens qui flottent toujours, mais une fumée noire qui s'élevait à l'intérieur. Le centre est fermé, on dit qu'il a été incendié. C'est dans la rue Charles de Gaulle que se trouve notre immeuble. Il est toujours debout, alors que le bâtiment voisin a été détruit. Debout, mais pas en très bon état. Le dernier étage, visé par plusieurs obus de char, alors que nous étions encore là, n'existe plus. C'était le dixième, et nous habitons au neuvième. Par miracle, notre étage est resté à peu près intact, comme me l'on dit des voisins qui étaient restés là. Arrivé devant l'immeuble, j'ai vu un attroupement : il y avait là nos voisins, nos amis, ceux qui étaient restés malgré les ordres d'évacuation, ceux qui étaient rentrés avant nous, comme notre ami Hassoun que j'avais prévenu de notre retour. C'est lui qui avait organisé ce comité d'accueil. On s'est embrassés, on s'est pris dans les bras, on s'est félicités d'être toujours en vie après le génocide. Il y avait là beaucoup d'enfants qui avaient grandi, que je n'avais pas vus depuis un an et demi. À l'entrée de l'immeuble Oum Chahine (« la mère de Chahine », formule de politesse désignant une femme par le nom de son fils aîné), qui est un peu notre mère à tous, nous attendait. Elle fait partie des gens qui n'ont pas quitté Gaza-ville. Elle allait se réfugier ailleurs à chaque incursion israélienne, puis elle revenait. Elle a pris Ramzi et Sabah dans ses bras. Elle s'est étonnée de voir combien Walid avait grandi. On est restés à discuter avec tout le monde, à saluer ceux qui arrivaient encore. Et puis on est montés à pied, car il n'y a plus d'électricité, et de toute façon avec le bombardement du dixième étage, l'ascenseur est hors d'usage. Pour le moment, avec la pénurie de matériaux, on ne sait pas quand on pourra le réparer. À chaque étage, des voisins nous attendaient pour nous souhaiter la bienvenue. L'un d'entre eux, Fadi, un costaud que tout le monde appelle « le moustachu » nous a préparé un poulet au four. Arrivé au neuvième, j'ai dit à Walid d'ouvrir la porte. Il a dû pousser fort, elle était un peu coincée après le bombardement. Nous avons retrouvé notre appartement presque tel que nous l'avions quitté ! Dès le cessez-le-feu, nos amis se sont mis au travail et ils ont tout nettoyé, tout remis en place. J'étais ému par tant d'attention, je les ai remerciés du fond du cœur. Je voyais que Walid essayait de reconnecter avec ce passé dont il n'avait pas tout à fait le souvenir. Il avait deux ans quand nous avons dû partir, mais Sabah lui montrait souvent les vidéos que j'avais tournées avant de quitter l'appartement, pour nous en souvenir. Il a vu le salon, la pièce où se trouve la télé. Je lui ai dit : « Tu ne veux pas voir ta chambre ? » Il ne savait plus où elle était. Une fois dedans, il a vu ses jouets, sa Mercedes électrique, sa moto électrique, son train, ses modèles d'engins de travaux publics qu'il aimait beaucoup, sa bétonnière, son bulldozer… Il a sauté dans sa voiture, qui était un peu poussiéreuse et dont la batterie était vide, mais il m'a demandé de le pousser pour pouvoir conduire. Ses yeux brillaient, il a dit : « Papa, ici c'est chez nous, je ne veux pas retourner à la villa », en référence à notre tente à Deir el-Balah. J'étais si content de voir qu'il se souvenait des vidéos et qu'il avait si vite réadopté notre maison ! Il est monté sur son lit à étages, et s'est mis à sauter dessus. C'était la première fois depuis un an et demi qu'il voyait un lit. Notre chambre a elle aussi été nettoyée de fond en comble par nos amis. Ils avaient remplacé les vitres, toutes cassées, par du nylon qui nous empêche malheureusement de bien profiter de la vue panoramique sur la mer. Walid regarde et dit : « Papa, tout est cassé ! Qui a fait ça ? » J'évite de parler des Israéliens, alors il trouve un coupable : « C'est la police ! » Pour moi, le plus grand soulagement, c'est quand je suis entré dans notre chambre, et que je me suis allongé sur mon lit. Pour la première fois depuis un an et demi, nous n'allions pas dormir sur un matelas posé par terre. En face du lit, il y a une grande armoire à glace. C'était aussi la première fois depuis notre expulsion que je me voyais dans un miroir. Je ne me suis pas reconnu tout de suite dans cet homme vieilli, l'air fatigué, avec des cheveux blancs et des poches sous les yeux. Le reflet a provoqué un flash-back. J'ai rembobiné mentalement le film depuis le début, depuis le matin du 7 octobre 2023, jusqu'à notre retour aujourd'hui : notre fuite sous les balles des snipers israéliens, notre installation à Rafah dans un deux-pièces partagé avec une autre famille, puis de nouveau la fuite pour planter une tente à Deir-el-Balah où la vie devenait de plus en plus précaire, les amis et les membres de la famille tués par les bombes et les drones, et puis une dernière étape dans un autre appartement loué, la naissance de Ramzi, notre dernier-né, symbole de l'espoir… Walid aussi se regarde dans la glace. Lui, c'est la première fois de sa vie qu'il a conscience de se voir dans un miroir. Et c'est un sacré étonnement. Je le regarde à la dérobée. Il touche son visage, ses cheveux, ses mains, ses pieds, il se découvre lui-même. Bien sûr, notre appartement n'est plus aussi confortable qu'avant. Sans électricité, les climatiseurs ne fonctionnent plus ni les deux grands écrans de télévision. Sans eau courante, on ne peut pas prendre une vraie douche dans les deux salles de bain avec jacuzzi. Nous avons tout de même de l'eau, Hassoun a mis un grand réservoir de 500 litres dans la cuisine avant notre arrivée. Merci à lui. C'est comme vivre dans un palais, mais un palais du Moyen-Âge. Heureusement, on a quand même une bouteille de gaz pour la cuisine, c'est un grand progrès par rapport au four en argile où l'on faisait parfois brûler des morceaux de plastique. Mais rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire. Je pensais ne plus revoir notre foyer. Je m'attendais à un transfert vers l'étranger, je me disais que notre tour allait être détruite, comme presque toutes les autres. Nous avons eu beaucoup de chance. Cette première nuit, nous avons dormi dans notre grand lit, tous les trois ensemble, avec Walid au milieu. Nous avons dormi comme des bébés, d'ailleurs, même le bébé ne s'est pas réveillé toutes les demi-heures comme les nuits précédentes. Bien sûr, il y a toujours le bourdonnement des drones. Walid les pense toujours inoffensifs, comme je le lui ai fait croire. Il dit : « Papa, le drone va nous rendre visite, il va entrer dans notre appart. » Je lui réponds : « Oui, il va venir jouer avec toi, comme les oiseaux. » Ici, nous allons tourner la page de la guerre. Certes, il y aura toujours de la souffrance, de la non-vie, mais au moins nous sommes parmi les survivants de ce génocide. Et notre famille s'est agrandie. Nous sommes partis à trois, nous sommes rentrés à quatre. Nous avons réussi à nous en sortir, après avoir vécu des mois dans les pires conditions. Là encore, nous allons nous adapter. Mais Ramzi nous apporte la joie. Nous allons commencer cette nouvelle vie avec courage. Et nous allons relever tous les défis. Journal de bord de Gaza Texte intégral 3063 mots
« Bienvenue à Gaza »
Comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu
« Je ne veux pas retourner à la villa »
Ici, nous allons tourner la page de la guerre
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
03.03.2025 à 06:00
Jordanie – Égypte. Quand la chaîne Al-Jazira allume le feu
La couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les (…)
- Magazine / Égypte, Bande de Gaza, Jordanie, Diplomatie, Médias, États-UnisLa couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les gouvernements occidentaux, il a également réactivé des rancœurs passées entre pays arabes. La couverture pour le moins maladroite par Al-Jazira de la rencontre entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump l'a bien montré. Moins de dix jours après son investiture pour un second mandat, ce dernier a présenté son projet de nettoyage ethnique par la déportation des habitants de Gaza vers l'Égypte et la Jordanie. Les ministres des affaires étrangères de l'Égypte, de la Jordanie, des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite, du Qatar, un représentant de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le secrétaire général de la Ligue arabe y ont réagi dans un communiqué en date du 1er février 2025. Ils y refusaient catégoriquement « l'idée de déporter les Palestiniens de leur terre sous quelque circonstance que ce soit. » Le Caire et Amman étant concernés en première ligne, une coordination égypto-jordanienne s'est traduite par la visite du prince héritier jordanien Hussein chez le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, le 16 février 2025. Le communiqué du palais royal jordanien qui s'en est suivi a souligné la nécessité de reconstruire la bande de Gaza « sans déporter le peuple palestinien frère ». Suite au communiqué conjoint du 1er février, la Maison Blanche a invité le roi jordanien ainsi que le président égyptien à Washington. Si le palais royal a répondu présent, l'Égypte a fini par refuser l'invitation après la rencontre du président étatsunien et du roi Abdallah II, le 11 février. Durant la rencontre avec le président étatsunien, en présence de la presse, le souverain jordanien a exprimé sa confiance en la capacité de Trump d'« instaurer la paix au Proche-Orient ». Cependant, il a évité de répondre aux attentes des États-Unis concernant l'accueil d'une partie des Palestiniens déportés. Lorsque Trump a fini par poser lui-même la question au roi, celui-ci a rappelé que toute décision s'appuiera sur un plan arabe commun avec l'Égypte et l'Arabie saoudite. La chaîne qatarie Al-Jazira n'a pas retransmis cette rencontre en direct, mais en a rendu compte au fur et à mesure, à travers des bandeaux signalant les titres urgents. Voici la liste des alertes dans l'ordre où elles ont été diffusées : Trump : « Ce qui sera proposé sera extraordinaire pour les Palestiniens. Je connais bien le domaine immobilier et je pense que les Palestiniens apprécieront ce qu'on leur proposera. » Le roi de Jordanie : « Nous discuterons en Arabie saoudite comment travailler avec les États-Unis sur Gaza. Il y aura des réactions internationales. » Le roi de Jordanie : « Ce que nous pouvons faire immédiatement, c'est accueillir 2 000 enfants malades de Gaza. Nous attendons que l'Égypte présente de son côté un plan. » Le roi de Jordanie concernant l'accueil de Palestiniens : « Il faut prendre en compte la manière de faire cela de sorte à servir les intérêts de tous. » Le roi de Jordanie concernant la disponibilité d'une terre où les Palestiniens pourraient s'installer : « Je dois faire ce qui est dans l'intérêt de mon pays. » Sorties de leur contexte, ces citations, émanant de dépêches de l'agence Reuters, ont donné l'impression que le roi Abdallah II acceptait le plan de Trump, et qu'il comptait accueillir les Palestiniens en Jordanie. Or, à aucun moment, le roi n'a émis le moindre consentement quant à ce plan. Il a seulement déclaré que tout ce que son pays pouvait faire dans l'immédiat, c'était d'accueillir 2 000 enfants gazaouis atteints de cancer ou dont l'état de santé était particulièrement dégradé. Une initiative que le président étatsunien a qualifiée de « belle » en affirmant qu'il venait d'en apprendre l'existence. Ensuite, Abdallah II n'a pas parlé de la troisième minute de la conférence de presse à la huitième minute. Il n'a repris la parole que lorsqu'un journaliste lui a demandé son avis sur le souhait des États-Unis de contrôler Gaza. Évitant de répondre directement à la question, il a plutôt réaffirmé qu'il fallait attendre que l'Égypte présente son plan et ne pas précipiter les choses. Lorsque le journaliste a de nouveau demandé au roi si des terres jordaniennes seraient allouées pour accueillir les Gazaouis, celui-ci a répondu qu'il devait penser en priorité à l'intérêt de son pays. Il a ajouté que le président étatsunien appréciait la décision jordanienne d'accueillir les 2 000 enfants. Cette dernière proposition s'est avérée bien pratique pour permettre au souverain jordanien de ne pas se prononcer sur des plans futurs ni de consentir au projet des États-Unis. Comme dans le reste du monde arabe, la chaîne Al-Jazira est l'une des chaînes d'information continue les plus suivies en Jordanie. Elle l'est d'autant plus depuis le 7 octobre, grâce à sa couverture de la guerre génocidaire à Gaza rendue possible par un large réseau de correspondants dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Mais la manière dont elle a rendu compte de la rencontre entre les dirigeants jordanien et étatsunien a mis le feu aux poudres en Jordanie. Certains étaient en colère, pensant que le roi avait consenti à « vendre Gaza » et « trahir la cause [palestinienne] ». D'autres en voulaient à la chaîne qatarie, l'accusant de « ternir l'image de la Jordanie » et de son roi en « diffusant de fausses informations ». Enfin, les soutiens du gouvernement jordanien ont rappelé que les intérêts de la Jordanie passaient avant tout. Dans la même soirée, le ministre jordanien des affaires étrangères Ahmed Safadi est intervenu sur plusieurs chaînes de la télévision pour clarifier les déclarations du roi et lever le quiproquo. Il a souligné que le roi n'a, à aucun moment, émis d'accord sur le plan de Trump de déporter les habitants de Gaza. Mais les réactions ne se sont pas limitées à la Jordanie. Les réseaux sociaux égyptiens se sont enflammés à leur tour, accusant le roi d'avoir « vendu » Gaza. Ils reprochaient aussi à la Jordanie de se mettre en retrait pour laisser l'Égypte assumer toute la responsabilité, jugeant par ailleurs la présence et les déclarations d'Abdallah II « plutôt faibles ». Des internautes ont même mobilisé l'histoire, rappelant comment la famille royale hachémite s'est retrouvée à la tête du royaume, ou encore les critiques acerbes du président Gamal Abdel Nasser à l'encontre du défunt roi Hussein, père de Abdallah II1. Une bataille s'est enclenchée sur les réseaux sociaux entre Égyptiens et Jordaniens. Ces derniers défendaient la position du roi, arguant que ce dernier avait su éviter les pièges qui lui avaient été tendus par Washington. Ils sont allés jusqu'à accuser les Frères musulmans, qui jouissent depuis septembre 2024 d'une majorité relative au Parlement, d'alimenter ces critiques. Voulant calmer le jeu, la porte-parole de la Maison Blanche Karoline Leavitt a tenu une conférence de presse le lendemain. Elle a confirmé que le roi Abdallah II a formellement refusé la proposition de président Trump, ce qui a mis fin à tout débat autour de la déportation des Palestiniens. Quelques heures après ces déclarations, la Maison Blanche a publié un message d'une quarantaine de secondes remerciant le roi Abdallah II et son peuple, suite à sa visite. Le secrétaire d'État aux affaires étrangères Marco Rubio a déclaré deux jours plus tard que « pour le moment, le seul plan — bien qu'il ne plaise pas [aux pays arabes] — est celui proposé par Trump. S'ils ont une meilleure proposition, il est temps de la présenter. » Une proposition jordano-égyptienne, ainsi que la visite de Sissi à Washington, est prévue dans la foulée du sommet urgent de la Ligue arabe, qui se tiendra le 4 mars, convoqué par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane. Rubio a également déclaré : « Tous ces pays accordent une grande attention aux Palestiniens, mais aucun d'entre eux ne veut les accueillir, et, historiquement, aucun d'eux n'a rien fait pour Gaza. » Ainsi, le responsable de la politique étrangère étatsunien ne semble pas au courant qu'une grande partie du peuple jordanien est d'origine palestinienne ni que la Syrie et le Liban accueillent déjà, depuis plusieurs décennies, des réfugiés palestiniens. À cause de cette polémique, des voix ont appelé sur les réseaux sociaux en Jordanie à boycotter Al-Jazira. Au-delà de l'actualité extrêmement tendue, les conséquences de cette couverture décontextualisée montrent la permanence de vieilles rancœurs arabes, que seul peut contrebalancer l'attachement des populations arabes à la question palestinienne. 1NDLR. Les deux dirigeants entretenaient des relations assez exécrables, Nasser accusant le roi jordanien d'être l'allié de l'impérialisme britannique, tandis que Hussein se sentait menacé par le panarabisme prôné par Nasser. Il arrivait alors souvent à ce dernier de traiter le monarque de tous les noms d'oiseaux lors de ses discours. Texte intégral 2135 mots
Des « alertes » décontextualisées
Vague de colère à Amman et au Caire
Intervention de la Maison Blanche
28.02.2025 à 06:00
Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de (…)
- Lu, vu, entendu / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Médias, Génocide, Témoignage , Les livres d'Orient XXI , Gaza 2023-2025Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Orient XXI cherchait pour porter la voix de Gaza un professionnel indépendant qui puisse travailler dans des circonstances aussi dramatiques, et qui rende compte par l'écriture. Rami est tout cela. Il raconte avec rigueur les guerres internes entre le Hamas et les clans mafieux, analyse les projets israéliens, trouve en permanence des sujets qui rendent compte du lent étouffement de toute une société, dans la terreur des bombardements. Cela va des ravages causés par la pénurie de cigarettes à la destruction systématique du cadastre, aux descriptions cliniques de la faim qui tord le ventre des enfants, aux drones armés qui rôdent comme des oiseaux de proie. Rami décrypte la stratégie israélienne pour rendre invivable la bande de Gaza, de l'arme de la famine à l'interdiction de tout produit d'hygiène, moyens d'un nettoyage ethnique à l'issue duquel les 2,3 millions d'habitants seront chassés d'une façon ou d'une autre. Ce génocide, mot prononcé sans hésitation, Rami l'illustre en outre en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d'un premier mariage. Après le 7 Octobre, ils entament un itinéraire sans but qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de la ville de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l'Égypte, au sud, qu'ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l'arrivée de nouveaux déplacés. Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L'humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l'humiliation de vivre sous une tente avec les mouches et les serpents, l'humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l'observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu'il ne pouvait plus la décrire de l'extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l'obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit, « sacrifier sa vie privée ». Le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l'intimité familiale. Rami Abou Jamous a choisi de faire entrer ses lecteurs français dans cette intimité, des conversations avec sa femme aux détails les plus crus de leur vie de déplacés. Quand la famille atteint la dernière étape de son exil à l'intérieur de la bande de Gaza, la tente plantée sur le sable, Rami annonce aux enfants : « Ce n'est pas une tente, c'est notre villa, on va faire un jardin, on a nos propres toilettes, notre propre cuisine, on va faire des barbecues avec du bois, ce sera comme des vacances au bord de la mer. » Les enfants le croient, pour un moment peut-être. Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l'histoire de la littérature de l'anéantissement, auprès de Primo Levi ou d'Imre Kertész. Cette guerre, c'est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne…Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu'un est éjecté du mixeur parce qu'il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et dans la peur, dans l'inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n'arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Pour son style, pour son travail, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a remporté trois récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024. Deux de ces trophées, le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France, couronnent son « Journal de bord de Gaza » publié sur Orient XXI plusieurs fois par semaine depuis février 2024.
L'équipe du média en ligne a voulu rassembler dans un livre l'essentiel de ces chroniques du désastre. En les distinguant, les jurys du prix Bayeux ont affirmé clairement que l'on pouvait être palestinien et journaliste. Je n'en avais jamais douté. Lorsque j'ai découvert, il y a plusieurs mois, les chroniques de Rami dans Orient XXI, j'ai tout de suite pensé que c'était exactement ce qui manquait dans le paysage médiatique français qui couvre la tragédie de Gaza : une chronique qui restitue aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars, mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie. Depuis plus d'un an que dure ce processus génocidaire, que Rami appelle judicieusement « un Gazacide », on a l'impression à la lecture de la plupart des articles ou en observant les débats télévisés qu'il faut choisir son camp, avec les uns, contre les autres. Comme si l'on était incapable de penser ensemble la réalité terrible que vivent les Palestiniens, les Israéliens et aujourd'hui les
Libanais. L'interdiction d'entrer de tout journaliste pour couvrir la guerre à Gaza ajoute à ce sentiment d'abstraction, de fiction, comme si l'on se trouvait face à un film de science-fiction, une dystopie où des immeubles entiers s'écrasent comme des châteaux de cartes. Les gouvernements du monde américain, européen et arabe n'ont toujours pas réussi à imposer un cessez-le-feu ou des sanctions contre Israël. La diplomatie internationale ou le Conseil de sécurité des Nations unies ont perdu toute crédibilité aux yeux des sociétés civiles, qui assistent impuissantes à l'anéantissement d'une société entière, où tout est détruit : maisons, hôpitaux, écoles, infrastructures d'eau et d'électricité. Et le nombre de victimes – plus de 43 000 morts à l'heure où j'écris ces lignes – qui augmente chaque jour dans l'indifférence fait presque partie de la routine. Rami a pris l'initiative de montrer qui sont ces victimes palestiniennes qu'on appelle trop souvent des « terroristes », comme si les 2,3 millions d'habitants de Gaza, femmes et enfants inclus, étaient tous affiliés au Hamas et comme s'ils étaient responsables des choix faits par ce mouvement. Pour moi, Rami a inventé une nouvelle forme de journalisme de guerre qui restitue l'humanité, l'universalité de la souffrance dans les situations de guerre et d'occupation. Son récit est personnel, sensible, teinté d'empathie pour toutes les victimes, mais jamais idéologique. Il est avant tout humain, proche de la réalité quotidienne pour mieux la transmettre au lecteur. Il ne comporte ni
haine ni appel à la vengeance, mais le souci de montrer qui sont les Palestiniens si longtemps occultés ; comme si les reconnaître en tant qu'habitants de la Palestine historique depuis des siècles était une manière de nier la réalité horrible de la Shoah. C'est une accusation terrible, injustifiable et mensongère, surtout après la reconnaissance en 1988 par l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de l'État d'Israël dans les frontières de 1967. Rony Brauman, fondateur et président d'honneur de Médecins sans frontières, organisation dont les membres font un travail remarquable en Palestine, payant souvent de leurs vies leur engagement, a très justement déclaré : Les articles et photos que Rami Abou Jamous envoie sont indispensables non seulement pour la population française, mais aussi pour le peuple israélien auquel il n'est pas donné de voir les images de l'écrasement de la bande de Gaza et l'étendue de sa destruction. Ces propos réintroduisent le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes, sans exclusivité, ni en Palestine ni en Israël, ni en Ukraine ni en Russie, encore moins au Soudan dont la guerre civile est très partiellement couverte par la presse ; comme si dans le Sud global, Afrique subsaharienne incluse, on tuait par nature ou par culture ; comme si nous n'étions pas, en Europe, concernés par tout cela, parce que nous serions « civilisés » comme l'a déclaré Nétanyahou. Rami a mérité ces prix décernés par le jury de Bayeux et de Ouest-France. Il avait déjà le « prix » de ses milliers de lecteurs français, lui qui a longtemps travaillé comme « fixeur » pour les journalistes occidentaux qui débarquaient à Gaza sans rien connaître de son passé ou de son présent. Très vite, il décide avec son ami et partenaire Bilal Jadallah de fonder Gaza Press, un bureau assurant des contacts locaux pour les journalistes étrangers. Bilal Jadallah a été tué le 19 novembre 2023, comme plus de 130 journalistes palestiniens recensés par Reporters sans frontières depuis le 7 octobre 2023. Car les autorités militaires israéliennes ciblent les médias et les journalistes, souvent abattus par des drones et que l'intelligence artificielle désigne comme cibles. La non-dénonciation de ces crimes de guerre et de ces crimes contre l'humanité de la part des gouvernements du monde, qui se sont totalement pliés à l'interdiction totale de l'entrée de tout journaliste étranger à Gaza, est scandaleuse. Elle constitue un précédent très grave pour le droit de la presse et pour le droit à l'information, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que dans le droit international. Le prix Bayeux pour les correspondants de guerre sauve l'honneur en reconnaissant le travail courageux et exemplaire de ces journalistes palestiniens qui continuent à informer, analyser et montrer aux sociétés civiles et aux peuples du monde qu'ils n'ont pas cessé, depuis plus d'un an, et souvent depuis cinquante-sept ans, de dénoncer les violations du droit dans les territoires palestiniens occupés. C'est de là que viendra un jour la construction de la paix bâtie sur le droit et la coexistence. Merci Abou Walid. Journal de bord de Gaza Texte intégral 4290 mots
Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de plusieurs articles, est disponible depuis février 2025.
Nous vous proposons de lire des extraits de la préface et de la présentation écrites par Leïla Shahid et Pierre Prier.Une littérature de l'anéantissement
Préface de Leïla Shahid
« Le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes »
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros
28.02.2025 à 06:00
« Une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Médias, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Jeudi 27 février 2025. Aujourd'hui, cela fait un an qu'Orient XXI me donne la possibilité de m'exprimer. C'est grâce à eux qu'on parle de la Palestine, et surtout de ce qui se passe à Gaza. C'est une amie journaliste, Gwenaëlle Lenoir, la femme de mon grand frère Pierre Prier, qui a eu l'idée de ce journal et qui m'a suggéré de le proposer à Orient XXI. Le but était de toucher ainsi un public plus large que celui de mon groupe WhatsApp, qui compte environ 150 personnes, dont de nombreux journalistes français. La rédaction a accepté, et on a commencé tout de suite. Avec les moyens du bord : à l'époque, je n'avais pas de d'ordinateur portable, seulement un vieux smartphone. La méthode s'est imposée : je dicte, en français, Pierre retranscrit, et la rédaction édite l'article. Je voudrais remercier toute l'équipe, Alain Gresh, Sarra Grira et tous les autres que je ne connais pas. Je parlais juste à 150 personnes et tout à coup, me voilà écrivant pour des milliers de lecteurs et de lectrices francophones, en France et ailleurs. Dans cet espace qui m'était offert, comment faire entendre la voix de Gaza ? Je ne pouvais pas vraiment faire mon travail de journaliste, par manque de moyens. Quand j'étais encore à Gaza ville, notre quartier était encerclé, et je ne pouvais pas bouger. Quand nous avons dû nous réfugier à Rafah, dans le sud, il n'y avait guère plus de possibilités de se déplacer librement pour enquêter. Alors j'ai décidé de parler de moi et de ma famille. Je fais partie des 2,3 millions de personnes qui vivent ce génocide. Je suis juste un exemple parmi d'autres. À travers notre histoire, celle de Sabah, mon épouse, de mon fils Walid et maintenant de Ramzi, notre nouveau-né, je parle de celle de Gaza. Orient XXI, c'est là où je peux dire ce que je vois, ce que je ressens, ce dont j'ai peur, et faire part de mes analyses même si elles ne sont pas optimistes. Tout ce que je ne peux pas faire avec ma famille, mes amis, mes voisins, à qui je veux toujours remonter le moral. Je portais un masque, pas seulement avec mon fils Walid, âgé de trois ans. J'avais l'impression de vivre une vie parallèle où tout allait bien. C'était difficile de tout porter dans mon corps, comme on dit chez nous, de traîner ce fardeau. Et pour faire sortir tout cela, il y a eu Orient XXI, où je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire. La majorité de mes amis ici ne lisent pas le français. Au début, c'était pour moi un espace pour espérer, pour m'exprimer. Et aussi pour compenser l'injustice médiatique. Ici, j'ai vraiment un espace de liberté, où je peux écrire des mots que l'on ne peut ni écrire ni prononcer dans d'autres médias où l'on craint l'accusation d'antisémitisme, si l'on critique trop ouvertement Israël et Nétanyahou. Le génocide se déroule aussi au niveau des médias, un « médiacide » en quelque sorte : tout est permis, les falsifications de la réalité, l'inversion des rôles entre bourreaux et victimes, l'écrasement d'un peuple sous la caricature et le mépris. Je connais bien les médias francophones. Je les suis quand j'arrive à me connecter. Je sais que des journalistes ont été licenciés de la radio à cause de Gaza, que des humoristes ne trouvent plus de travail parce qu'ils ont parlé de l'agression israélienne. Les Palestiniens doivent être des victimes gentilles, qui ne doivent pas se plaindre, qui ne doivent pas dire « ça suffit », qui ne doivent pas parler des tortures dans les prisons israéliennes. Sois une victime et tais-toi. Nous devons être raisonnables et accepter la loi du plus fort. Mais tous les journalistes ne sont pas dupes de la propagande israélienne. J'ai pu le comprendre en obtenant deux récompenses pour mon Journal de bord sur Orient XXI au prix Bayeux des correspondants de guerre : celui de la presse écrite, décerné par un jury de confrères, et celui du grand quotidien régional Ouest-France, qui publie souvent, je le sais, des articles représentant le point de vue des Palestiniens. Ce prix prestigieux a prouvé au monde entier que l'on pouvait être journaliste et palestinien, contrairement à ce qu'il se dit et s'écrit souvent. Il dit aussi qu'il n'est pas si difficile de voir de quel côté est la justice. Selon un proverbe arabe, on ne peut cacher le soleil avec un tamis. Ces prix sont une victoire pour moi, celle d'une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique. Ce que j'ai aimé aussi dans mon expérience avec Orient XXI, c'est d'avoir trouvé une grande famille en France. Au début, ma famille française, c'était mes amis journalistes avec qui j'avais travaillé quand ils pouvaient encore entrer à Gaza. Cette famille s'est élargie à des milliers de lecteurs et de lectrices. Je reçois de nombreux messages, transmis par la rédaction. Des lecteurs me remercient de leur faire connaître l'humanité des Gazaouis, d'autres me demandent comment ils peuvent me soutenir. Malheureusement, je ne suis pas trop réseaux sociaux, je n'ai de compte ni sur Facebook ni sur X. J'utilise seulement WhatsApp. Parler de moi ou de ma famille, cela ne me vient pas naturellement. Ma vie privée est quelque chose d'important pour moi. Mais j'ai exceptionnellement enfreint cette règle. J'ai sacrifié ma vie privée pour parler de Gaza et de la Palestine à travers notre expérience personnelle. Je ne le regrette pas, car ma famille aujourd'hui compte des milliers de personnes. Je ne fais pas de propagande, je parle seulement de ma vie, de ce que je vois, de ce que je vis. Je ne diffuse aucune idéologie, je parle seulement de justice. Je parle au nom d'un peuple qui est occupé depuis 1948, et qui maintenant subit un génocide que l'on veut invisibiliser. Je sais que beaucoup de gens ont découvert mon journal grâce au livre publié chez Libertalia. Après sa publication, j'ai reçu de nombreux messages de lecteurs qui avaient découvert mon travail par hasard, en entrant dans une librairie. Et maintenant, un deuxième tirage voit le jour, qui ajoute de nouvelles pages de journal ! C'est grâce à vous, lecteurs et lectrices, que des milliers de personne comprennent ce que nous vivons à Gaza. Je remercie cette nouvelle famille, et j'espère être à la hauteur de sa confiance. Journal de bord de Gaza Texte intégral 1897 mots
Je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire
De nombreux messages, transmis par la rédaction
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
27.02.2025 à 06:00
Liban. Des funérailles historiques pour le chef du Hezbollah
Dans le sud de Beyrouth, et malgré quelques tentatives de dissuasion, des centaines de milliers de Libanais, auxquels se sont jointes des délégations internationales, sont venus accompagner le cortège funèbre de Hassan Nasrallah. Reportage. Dès que les deux cercueils sont apparus sur la piste de la Cité sportive Camille Chamoun, dans le sud de Beyrouth, la voix de Hassan Nasrallah a retenti dans l'enceinte du stade. Dans cet extrait audio devenu célèbre après la guerre livrée par Israël (…)
- Magazine / Liban, Iran, Israël, Hezbollah, Reportage, Chiisme, Gaza 2023-2025Dans le sud de Beyrouth, et malgré quelques tentatives de dissuasion, des centaines de milliers de Libanais, auxquels se sont jointes des délégations internationales, sont venus accompagner le cortège funèbre de Hassan Nasrallah. Reportage. Dès que les deux cercueils sont apparus sur la piste de la Cité sportive Camille Chamoun, dans le sud de Beyrouth, la voix de Hassan Nasrallah a retenti dans l'enceinte du stade. Dans cet extrait audio devenu célèbre après la guerre livrée par Israël contre le Liban en juillet 2006, l'homme s'adressait à ce « peuple de la résistance » qui revenait chez lui, dans ses villages du Sud-Liban, dès la fin de la guerre, et l'apostrophait : « Ya achrafa al-nass ! » (Ô vous, gens les plus honorables !). En entendant cette voix familière, la foule qui remplissait les gradins a tressailli. Les cris et les pleurs de plus de 90 000 personnes se sont élevés dans les airs, puis, comme un seul homme, l'assistance a scandé : « Labbayka ya Nasrallah ! » (À ton appel nous répondons, Nasrallah), enchaînant avec le célèbre mot d'ordre du secrétaire général du Hezbollah : « Hayhat menna adhella ! » (L'humiliation n'aura certainement pas raison de nous !). On aurait dit qu'un courant d'électricité traversait ces corps serrés les uns contre les autres, transformant le lieu en une masse compacte d'individus secoués par une seule et même émotion. Les hommes laissaient couler leurs larmes, et les femmes se frappaient la poitrine de chagrin, comme le font les chiites le jour d'Achoura1. Le déni n'était plus possible : « Al-Sayyed »2 a bel et bien été tué3. Son cercueil était suivi par celui de l'homme qui avait été préparé pour lui succéder, à savoir Hachem Safieddine. Ce dernier n'aura rempli cette mission que pendant quelques jours, avant d'être assassiné à son tour par Israël en octobre 2024. Bien qu'il s'agisse des funérailles officielles des deux secrétaires généraux du Parti de Dieu, la foule, certes attachée aux deux figures, attendait surtout celui qu'elle avait l'habitude d'appeler affectueusement « Al-Sayyed ». Après son assassinat le 27 septembre 2024 dans un bombardement où 85 tonnes de bombes américaines anti-bunker ont été lâchées sur un immeuble de la banlieue sud de Beyrouth, les funérailles de Nasrallah ont été reportées. Cinq mois se sont écoulés jusqu'au jour de ses funérailles, le dimanche 23 février, durant lesquels la situation régionale et mondiale a connu des changements majeurs, comme la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine et la prise du pouvoir en Syrie par Abou Mohamed Al-Joulani, désormais connu sous son nom civil d'Ahmad Al-Charaa, et son auto-proclamation comme président par intérim. Avec l'effondrement du régime de Bachar Al-Assad, les points de passage depuis la Syrie voisine ont été fermés, empêchant l'arrivée de tout soutien militaire au Hezbollah. De son côté, Israël s'est avancé pour occuper de larges pans du territoire syrien, dont certains ont un impact stratégique sur la frontière orientale du Liban. Et malgré la signature d'un cessez-le-feu avec Beyrouth fin novembre 2024 sur la base de la mise en œuvre de la résolution 1701, Tel-Aviv ne cesse de violer l'accord pour instaurer une sorte d'occupation de fait. En plus de ces changements profonds, la priorité de la résistance libanaise était de rétablir un équilibre des forces que l'assassinat avait bouleversé, de reprendre le contrôle militaire et politique de la situation et de repousser une agression israélienne féroce et destructrice, qui violait toutes les lois de la guerre. Autant de circonstances qui ont eu pour conséquence de retarder les funérailles de plusieurs mois. Mais sitôt la date rendue publique, ceux qui niaient jusque-là l'assassinat de Nasrallah ont dû s'y résigner, tout en guettant avec impatience, et non sans émotion, le jour de la cérémonie. D'autres par contre ont exprimé sur les réseaux sociaux l'animosité et la rancœur qu'ils témoignaient à l'encontre du personnage. L'annonce officielle n'a pas manqué non plus de faire réagir Étatsuniens et Israéliens, qui ont fait pression sur les autorités libanaises pour limiter l'ampleur de l'événement. Répondant à la pression américaine et aux menaces explicites israéliennes de bombardement, Beyrouth a empêché, une semaine avant les funérailles, les avions iraniens d'atterrir dans son aéroport. Des centaines de Libanais se sont ainsi retrouvés bloqués à l'aéroport de Téhéran après l'annulation de leurs vols. Aucune alternative ne leur a été proposée. Exaspéré par ce comportement jugé à juste titre hostile, l'Iran a pris l'initiative d'appliquer le principe de réciprocité, en empêchant à son tour l'atterrissage de la compagnie aérienne libanaise Middle East Airlines sur son sol. Cette dernière avait en effet proposé d'opérer des vols vers Téhéran pour rapatrier les Libanais bloqués. Après négociations, il a été décidé que les voyageurs seraient transportés par avion iranien jusqu'à Bagdad, où une compagnie irakienne se chargerait de leur rapatriement, la Middle East les empêchant de voyager avec bagages — une mesure sans précédent. Arrivés à l'aéroport Rafik Al-Hariri de Beyrouth, les voyageurs ont été empêchés d'exhiber les portraits de Nasrallah qu'ils transportaient avec eux. Des témoins nous ont également rapporté que la veille des funérailles, de nombreux vols en provenance de Turquie avaient été reportés. D'autres en provenance d'Europe à la même date ont aussi été annulés, selon l'aéroport de Beyrouth. Nulle part n'était précisé si cela était dû à une volonté de pénaliser les sympathisants du Hezbollah, ou bien à la fermeture de l'aéroport pendant quatre heures le jour des funérailles, ou bien encore à d'autres raisons liées aux craintes d'un bombardement israélien de l'aéroport, comme le répétait la chaîne locale MTV, qui ne cache pas son hostilité au parti. Cette télévision a également évoqué la possibilité qu'Israël bombarde le cortège funèbre. Enfin, des Irakiens ont témoigné sur les réseaux sociaux des restrictions de visas qui leur ont été imposées par le Liban, alors qu'ils avaient déjà payé au prix fort leur billet d'avion, la route terrestre qui passe par la Syrie, certes moins chère, étant trop dangereuse. Pour la base du Hezbollah comme pour ses médias, il s'agissait de manœuvres visant à empêcher l'organisation correcte des funérailles et à en limiter la portée symbolique. Dans ce contexte, les représentants de l'État libanais dissimulaient difficilement leur gêne : devraient-ils participer aux funérailles ? Finalement, Nabih Berri était présent en sa qualité de président du Parlement et du mouvement Amal, mais aussi au nom du président Joseph Aoun, tandis que le Premier ministre Nawaf Salam se faisait représenter par son ministre du travail Mohamed Haydar. Le tout sous l'œil vigilant d'une coordination sécuritaire entre l'armée libanaise et les responsables du Hezbollah. Plus surprenante était l'annonce de l'arrivée de deux avions iraniens — ils seront finalement six — transportant le président du Parlement Mohammad Ghalibaf, et le ministre des affaires étrangères Abbas Araghchi, accompagnés d'une importante délégation de haut rang. Téhéran avait également annoncé une rencontre — qui a effectivement eu lieu — avec « les trois présidents » libanais — autrement dit, le président de la République, le Premier ministre et le président du Parlement. Dans le sud du pays et dans la plaine de la Bekaa, la marche vers le lieu où devait se tenir la cérémonie avait commencé dès le 21 février, soit deux jours avant les funérailles. Anticipant les obstacles qui les empêcheraient de monter vers la capitale dimanche, beaucoup ont trouvé refuge chez leurs proches dans la banlieue sud de Beyrouth. De sorte qu'avant même que le cortège funèbre ne s'ébranle, les rues menant à la cité sportive étaient bondées, tandis que les gradins du stade avaient été pris d'assaut avant l'aube par ceux qui avaient passé la nuit sur place, dans leurs voitures. Leur anticipation s'expliquait. Très tôt déjà le matin du 23 février, les routes menant à la capitale en provenance de la Bekaa, du sud, mais aussi du nord ne désemplissaient pas. La veille, une cinquantaine d'avions avaient atterri à l'aéroport de Beyrouth, transportant des sympathisants venus de Tunisie, d'Égypte, de Turquie, d'Afrique du Sud, du Pakistan, du Nigéria, d'Irlande, de France, d'Allemagne, de Suisse, du Yémen, d'Irak, d'Algérie, du Soudan, d'Australie, des États-Unis, du Chili ou du Brésil… Une marée humaine aux convictions révolutionnaires différentes, dont le point de rencontre est la lutte contre l'impérialisme américain et le fascisme israélien. Tous sont venus dire adieu à celui que beaucoup d'entre eux ont décrit comme un « combattant internationaliste ». Si l'agence Reuters a estimé la foule à des centaines de milliers de personnes, la chaîne de télévision libanaise Al-Jadeed a parlé d'un million de personnes selon une source sécuritaire officielle, tandis que les organisateurs ont avancé le chiffre d'un 1,4 million, soit l'équivalent d'un quart de la population libanaise. Une présence rassurante pour le Hezbollah, après les interrogations sur les conséquences qu'allait avoir la guerre sur sa base. Censées durer quatre heures, les funérailles se sont prolongées pendant dix heures, les véhicules devant avancer très lentement au milieu d'une foule très dense. Cette présence importante de la base du parti semblait ainsi confirmer la doctrine du « sang qui l'emporte sur l'épée », une référence constante dans les discours de Nasrallah et dans la littérature du Hezbollah. Il s'agit en quelque sorte de l'équivalent chiite d'un principe révolutionnaire : la foi en la victoire finale de ceux qui restent fidèles à leurs combats plutôt que d'accepter de vivre dans l'humiliation, même si cela doit leur coûter la vie. La référence chiite en la matière n'est autre que le calvaire de Hussein Ibn Ali, le petit-fils du prophète. Cet « imam » selon la terminologie chiite a été massacré ainsi que sa famille et quelques-uns de ses fidèles par ses ennemis en 680 à Karbala (aujourd'hui en Irak), pour avoir refusé de se rendre et d'accepter l'humiliation de renoncer à ses convictions. Celles-ci sont toutefois devenues immortelles grâce à son sacrifice. Il aura ainsi triomphé par son sang et son sacrifice de la puissance de ses ennemis, comme font souvent les révolutionnaires. Bien entendu, Israël aussi a marqué sa présence ce dimanche. En plus des quatorze raids lancés sur le reste du territoire, des avions israéliens ont survolé à deux reprises et à basse altitude le lieu de la cérémonie, pendant la procession funèbre ainsi que pendant le discours du secrétaire général du parti Naïm Qassem. Dans une allocution diffusée sur écran, ce dernier a rappelé que le Hezbollah a respecté le cessez-le-feu, au contraire d'Israël, qui ne commet plus seulement des violations, mais une agression et une occupation flagrante. Qassem a insisté : La résistance est notre choix politique et religieux, tant que l'occupation existe. Nous exerçons notre droit à la résistance, que nous évaluons en fonction de nos intérêts et des circonstances. Nous continuons à suivre les démarches du gouvernement pour tenter de mettre fin à l'occupation en mobilisant la voie diplomatique, puis nous aviserons en fonction des résultats. Le secrétaire général a également rappelé que « la Palestine est notre boussole ». Sur le plan intérieur, il a appuyé sur la participation de son parti « à la construction d'un État fort et juste (…) sous l'égide de l'accord de Taëf4 et autour de trois piliers : l'expulsion de l'occupant, le retour des prisonniers et la reconstruction comme engagement fondamental de l'État ». Qassem a également souligné l'engagement du Hezbollah en faveur de « l'unité nationale et de la paix civile » : « Pour nous, le Liban est une patrie définitive pour tous ses enfants, et nous en faisons partie. » Après le discours, le camion plateau sur lequel se trouvait les deux cercueils a fait le tour du stade. Ceux dans la foule qui en étaient les plus proches ont jeté leurs keffiehs et leurs écharpes aux hommes à bord. Ces derniers touchaient les cercueils avec ces tissus ainsi devenus reliques, avant de les rendre à leurs propriétaires. Pendant ce temps, les drapeaux du Liban, de la Palestine, du Hezbollah et le drapeau rouge du Parti communiste (PCL) flottaient au-dessus des gradins. Traduit de l'arabe par Sarra Grira 1NDLR. Achoura correspond au dixième jour de mouharram, premier mois du calendrier musulman, durant lequel a eu lieu le martyre de Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, et figure centrale de l'islam chiite. 2NDLR. Titre honorifique chez les chiites duodécimains accordé aux religieux qui seraient de la descendance du prophète Mohamed. 3NDLR. Dans les semaines qui ont suivi l'assassinat de Hassan Nasrallah, de nombreux soutiens du Hezbollah refusaient de croire à sa mort, pensant qu'il s'agissait d'une stratégie. 4NDLR. Accord ayant vu le jour dans la ville saoudienne de Taëf en octobre 1989 et qui a mis fin à la guerre civile libanaise. Texte intégral 3002 mots
Un événement ardemment attendu
Manœuvres et pressions
Une foule internationale
Triompher de la puissance de ses ennemis
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