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05.03.2025 à 06:00

Palestine. En Cisjordanie, Israël sème la mort et la terreur

Khadija Toufik

Deux jours après le cessez-le-feu à Gaza qui n'a pas arrêté le compteur du nombre de morts dans l'enclave — 110 personnes au moins ont été tuées depuis l'arrêt officiel de la guerre génocidaire le 19 janvier —, le gouvernement israélien a lancé une vaste opération militaire en Cisjordanie occupée. Elle cible particulièrement les villes de Jénine et Tulkarem, dans le nord du territoire. Depuis le 7 octobre 2023, Israël a tué 946 Palestiniens en Cisjordanie occupée, dont 187 enfants, parmi (…)

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Texte intégral 6877 mots

Deux jours après le cessez-le-feu à Gaza qui n'a pas arrêté le compteur du nombre de morts dans l'enclave — 110 personnes au moins ont été tuées depuis l'arrêt officiel de la guerre génocidaire le 19 janvier —, le gouvernement israélien a lancé une vaste opération militaire en Cisjordanie occupée. Elle cible particulièrement les villes de Jénine et Tulkarem, dans le nord du territoire.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël a tué 946 Palestiniens en Cisjordanie occupée, dont 187 enfants, parmi lesquelles Sham Mohamed Salah Zahra, 8 ans, Karam Mohamed Salah Zahra, 5 ans, Abdullah Jamal Hawash, 11 ans ou encore Rokaya Ahmed Odeh Jahalin, âgée d'à peine 4 ans. 
L'opération actuelle, débutée le 21 janvier, a déjà coûté la vie à au moins 63 Palestiniens, majoritairement des civils, et contraint plus de 40 000 autres à des déplacements forcés, les obligeant à quitter leur maison dans les camps de réfugiés de Nour Shams, Tulkarem et Jénine.

L'objectif de cette opération est de neutraliser les groupes de résistance armée responsables d'attaques contre des colons en Cisjordanie occupée, lesquels agressent régulièrement — et tuent — avec toutes sortes d'armes les habitants palestiniens. Le tout dans un territoire que le ministre des finances et suprémaciste juif Bezalel Smotrich a promis d'annexer le 11 novembre 2024.

Pour la première fois depuis la fin de deuxième intifada (2000 - 2005), Tel-Aviv a déployé des chars en Cisjordanie occupée, territoire qu'elle a également bombardé. Dans un communiqué du 23 février 2025, le ministre israélien de la défense Israël Katz a annoncé l'interdiction faite aux habitants des camps de réfugiés de retourner dans leurs foyers. Il a également adjuré ses soldats de se préparer à un déploiement prolongé, pouvant durer jusqu'à un an.

Récit illustré à Jénine.

« Encore une énième Nakba »

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Jénine, 19 février 2025. Un Palestinien porte son enfant sur ses épaules pour le protéger des routes ravagées par les destructions de l'armée israélienne. Ce père de famille espère être autorisé à revenir dans sa maison du camp de réfugiés de Jénine après en avoir été expulsé brutalement par les forces d'occupation durant plus d'un mois.
© Mohammad Mansour

Le camp de réfugiés de Jénine, considéré comme un des principaux bastions de la résistance palestinienne armée en Cisjordanie, abrite environ 30 000 habitants, tous descendants de réfugiés de la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont été chassés de leurs villes et villages. Ces réfugiés sont privés de liberté de mouvement et doivent solliciter des autorisations auprès des autorités israéliennes, souvent difficiles à obtenir, pour se rendre dans ces villes, à Jérusalem ou à la mosquée Al-Aqsa. Les incursions régulières des militaires israéliens ont détruit les infrastructures, les canalisations et les réseaux électriques. Les résidents sont régulièrement plongés dans l'obscurité qui, combinée avec les tirs nourris qui se font entendre, terrorise les enfants.

Le 21 janvier 2025, l'armée israélienne a lancé des raids aériens et des incursions au sol, impliquant le Shin Bet — l'une des principales agences israéliennes de renseignement aux côtés du Mossad — et la police aux frontières (Magav). 

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Jénine, le 19 février 2025. De la fumée s'élève des maisons du camp de Jénine après une opération menée par l'armée d'occupation. Le 2 février 2025, l'armée israélienne a fait exploser, presque simultanément, une vingtaine de maisons dans le camp.
© Mohammad Mansour

Si les Israéliens affirment se battre contre des « terroristes », dans les faits, ce sont les civils qui se retrouvent en première ligne. « Encore une énième Nakba », nous soufflent les habitants exténués.

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Jénine, le 19 février 2025. Les Palestiniens du camp de Jénine sont forcés par l'armée d'occupation israélienne de quitter leurs maisons, abandonnant leurs effets personnels derrière eux.
© Mohammad Mansour
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Jénine, le 22 janvier 2025. Khalil Abou Nasser, un habitant de Tulkarem, ville située à environ 40 kilomètres au sud-ouest de Jénine, a l'habitude d'approcher les blindés israéliens, un drapeau palestinien à la main, en signe de résistance pacifique. Il affirme que l'armée israélienne n'a pas le droit de phagocyter la vie des plus de trois millions de Palestiniens de la Cisjordanie occupée. Une occupation persistante depuis 1967, jugée illégale par les Nations Unies, la Cour internationale de justice (CIJ) et Amnesty International.
© Khadija Toufik
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Jénine, le 19 février 2025. Des centaines de réfugiés du camp de Jénine attendent de pouvoir revenir chez eux, espérant récupérer quelques vêtements chauds et des effets personnels qu'ils ont été contraints de laisser derrière eux. Mais l'armée israélienne leur interdit l'accès.
© Mohammad Mansour
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Jénine, 19 février 2025. Un officier de l'armée israélienne ordonne à un secouriste palestinien du Croissant-Rouge de contraindre les habitants à rebrousser chemin et à évacuer rapidement la zone, alors qu'ils espèrent regagner leurs logis.
© Mohammad Mansour

Les manœuvres des forces d'occupation ont laissé les 30 000 habitants du camp de réfugiés de Jénine sans issue. « On estime que 100 maisons ont été détruites ou fortement endommagées. Les résidents de ce camp ont enduré l'impossible. Selon nos informations, ils ont tous quitté le camp depuis ce matin », a déclaré depuis Amman (Jordanie) Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA, l'Agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens. Elle alerte sur une situation « catastrophique » : de vastes parcelles du camp ont été entièrement détruites par une série d'explosions provoquées par l'armée israélienne. Ceux qui ont pu fuir se retrouvent dispersés dans les environs chez leurs proches, précise-t-elle.
Le maire de Jénine, Mohammed Jarrar, a souligné que les destructions massives ont privé près de 40 % des quartiers de la ville de tout accès à l'eau.

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Jénine, 3 février 2025. Une Palestinienne, son enfant dans les bras, tente de se frayer un chemin sur la chaussée boueuse, tandis que des jeeps militaires israéliennes sont stationnées aux abords du camp de réfugiés de Jénine.
© Mohammad Mansour
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Jénine, 3 février 2025.
© Mohammad Mansour
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Jénine, 3 février 2025.
© Mohammad Mansour

Selon l'ONU, dimanche 2 février a été la journée la plus violente, marquée par une explosion dévastatrice, précisément au moment où les écoliers devaient reprendre le chemin de l'école. Selon l'UNRWA, 13 écoles du camp et de ses environs sont fermées, bouleversant ainsi la vie de 5 000 enfants dans la région. Les petites filles palestiniennes ne rêvent que d'école. « Ma place est dans une salle de classe, pas au milieu des ruines », proteste l'une d'entre elles. « C'est tellement injuste, pourquoi nous prive-t-on de nos droits humains ? Le peuple palestinien n'est-il pas humain ? »

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Jénine, le 22 janvier 2025. Nour (à droite), avec son père et sa petite sœur.
© Khadija Toufik

En signe de soutien et réconfort, un père et ses deux filles offrent un peu de café aux journalistes dépêchés sur place. À droite, la petite Nour, 5 ans, s'écrie : « Regardez, il y a plein de soldats d'occupation ! » Son père lui demande : « As-tu peur ? » « Non », répond-elle timidement, tandis qu'au-dessus de leurs têtes, les drones israéliens, surnommés zannana en arabe — la bourdonneuse — ne cesse de voler.

Une majorité de civils tués

Selon le ministère palestinien de la santé et le site Shireen 1, le bilan est déjà accablant : le 21 janvier, plus de 40 personnes ont été blessées et 12 Palestiniens ont été tués, en majorité des civils. Parmi eux, Moataz Imad Abou Tabakh, un adolescent de 16 ans qui rêvait déjà à ses études, ou d'autres hommes, plus âgés, tels qu'Amine Salah Al-Asmar, 60 ans, ou encore Raed Hussein Abou Al-Saba, 53 ans.

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Jénine, le 3 février 2025. Les Palestiniens rendent un dernier hommage à Khalil Tariq Al-Saadi, 34 ans, tué par les tirs de l'armée d'occupation israélienne dans le camp de Jénine le 21 janvier 2025.
© Mohammad Mansour

Le 26 janvier 2025, alors que la famille Al-Khatib préparait le dîner, leur maison a été encerclée par des soldats. Layla Al-Khatib, deux ans, a été atteinte à la tête par une balle explosive, tirée par un sniper israélien. « Quel était son crime ? » interrogent ses proches à bout de souffle, brisés.

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Jénine, 26 janvier 2025. Une membre de la famille Al-Khatib enlace le corps sans vie de Layla, deux ans, dans ses bras.
© Mohammad Mansour
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Jénine, 26 janvier 2025. Une membre de la famille de la petite Layla Al-Khatib montre un morceau de crâne l'enfant.
© Mohammad Mansour

Au total, 9 enfants ont été abattus en Cisjordanie occupée depuis le lancement de l'opération du 21 janvier. Mohammed Amer Zakarna, 17 ans, a été tué le 24 janvier par un bombardement alors qu'il se trouvait à proximité d'un centre médical à Qabatiya, près de Jénine. Ahmed Abdelhalim Al-Saadi, 14 ans, a été tué le 1er février par un drone qui ciblait un groupe de citoyens près d'Al-Saadi Diwan, dans le quartier-Est de Jénine. Saddam Hussein Iyad Rajab, 10 ans, est décédé le 7 février à Tulkarem des suites de graves blessures causées par des tirs israéliens, alors qu'il se trouvait à terre, pleurant et implorant de l'aide. La scène a été filmée et a rapidement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant une vague d'émoi et d'indignation. Mohamed Ghassan Abou Abed, 16 ans, a été tué lors d'affrontements avec les forces israéliennes dans le camp de réfugiés de Nour Chams à Tulkarem, le 12 février 2025. Cinq jours plus tard, c'est Dhiaeddine Ahmed Omar Saba'a, 15 ans, qui succombera aux balles israéliennes à Qabatiya. Enfin, le 21 février 2025, Ayman Nassar Al-Himouni et Rimas Omar Amory ont été tués, le premier à Hébron, la seconde dans le camp de réfugiés de Jénine. Tous les deux étaient âgés de 13 ans. Rimas a été tuée près de chez elle, sans raison, par des tireurs d'élite.

Des cortèges funèbres interdits

Les Palestiniens ont été empêchés de porter les corps sur les civières sur leurs épaules — comme le veut la tradition — jusqu'à leurs tombeaux. Ce sont les ambulanciers du Croissant-Rouge palestinien (PRCS), une organisation humanitaire qui fournit des services médicaux et de secours aux Palestiniens, qui transportent les corps des personnes tuées jusqu'au cimetière.

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Jénine, 19 février 2025. Les ambulanciers du Croissant-Rouge transportent les corps des défunts jusqu'au cimetière.
© Mohammad Mansour
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Jénine, 3 février 2025. Enterrement de Walid Mohammed Ali Lahlouh, 73 ans, tué dans le camp de réfugiés de Jénine le 2 février 2025, alors qu'il était sorti de chez lui pour apporter un peu de nourriture aux habitants.
© Mohammad Mansour

1Observatoire dédié à la documentation des crimes de guerre d'Israël, fondé par des journalistes en hommage à leur consœur de la chaîne qatarie Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, assassinée à Jénine par un sniper le 11 mai 2022.

04.03.2025 à 06:00

Les dessous de la percée chinoise au Proche-Orient

Martine Bulard

Jamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ? Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du (…)

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Texte intégral 4415 mots

Jamais, depuis la Seconde guerre mondiale, les relations entre la Chine et les pays arabes n'ont été aussi développées, et pas seulement dans le domaine économique. Pékin en profite, sans pour autant arriver à remplacer Washington. Les plans fracassants de Donald Trump peuvent-ils changer la donne ?

Sans coup d'éclat — à l'exception de l'accord entre l'Arabie saoudite et l'Iran en mars 2023 qu'elle a parrainé —, la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays arabes du Proche-Orient et l'un des tout premiers investisseurs de la région (à la première ou la deuxième place, en fonction des années), détrônant les États-Unis. Selon la société arabe de garantie des investissements et des crédits à l'exportation (Dhaman), elle y détient désormais un tiers des investissements directs étrangers (IDE). Dix-sept ans plus tôt, sa présence était estimée à… 1 %.

Ce parcours fulgurant tient à une convergence inédite des stratégies de tous les acteurs concernés. Du côté chinois, aux intérêts mercantiles classiques — assurer ses approvisionnements énergétiques et conquérir des marchés — s'ajoute l'ambition de devenir une puissance mondiale, apte à rassembler les pays du Sud autour de ses propres normes et de ses valeurs. Cela passe par le déploiement de la Nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) dont l'histoire prestigieuse et ses interactions avec le monde arabo-musulman sont habilement remises au goût du jour. Pour John Fulton, l'un des grands spécialistes des relations sino-arabes, « la Chine reste avant tout un acteur économique, avec un engagement politique et diplomatique croissant, et encore peu de rôles en matière de sécurité1 ». Mais elle travaille ce troisième volet, à bas bruit.

Synergie Riyad, Abou Dhabi et Pékin

Du côté des pays du Golfe, mais aussi de l'Égypte, la volonté de sortir du tête-à-tête avec les États-Unis, de se développer au moindre coût et de ne plus être cantonnés dans leur fonction de fournisseurs d'énergie constitue un puissant aiguillon pour renforcer les liens avec Pékin. C'est ainsi que la « Vision 2030 », grandiose projet de transformation de l'Arabie saoudite imaginé par le prince héritier Mohammed Ben Salmane (fréquemment désigné par ses initiales MBS) rencontre la pieuvre BRI concoctée par le président Xi Jinping. Même constat pour le plus discret plan « Vision 2031 », porté par le président des Émirats arabes unis (EAU), Mohammed Ben Sayed (dit MBZ). Comme l'écrit la chercheuse invitée au Conseil européen pour les Relations internationales (ECFR) Camille Lons :

L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des puissances moyennes de premier plan, motivées par leur ambition de jouer un rôle dans un ordre mondial en mutation et dans la concurrence géopolitique croissante entre la Chine et les États-Unis2.

Du côté américain justement, le temps où les relations avec les pays du Golfe étaient entièrement structurées par l'or noir est révolu. Le pétrole « drilled in America » foré aux États-Unis »), pour reprendre l'expression du président Donald Trump, a pris le relais, et les États-Unis en sont désormais les premiers producteurs sur la planète (19,4 millions de barils par jour en 2023 contre 11,4 pour l'Arabie Saoudite). D'ailleurs, dès la fin de son second mandat, l'ancien président américain Barack Obama pouvait parler de « pivoter vers l'Asie » — non sans inquiéter, au passage, les gouvernants de la région ne se sentant plus vraiment protégés. Toutefois, Washington ne se déleste pas de la carte moyen-orientale et maintient ses bases militaires et/ou ses troupes aux EAU, au Qatar, à Bahreïn, en Arabie Saoudite, en Jordanie…

Joe Biden accueilli chichement

La Chine, elle, occupe exactement la position inverse. Son appétit de pétrole structure ses relations internationales, sans qu'elle soit en mesure de mobiliser un appareil sécuritaire à l'américaine, malgré sa base à Djibouti. Elle va donc asseoir sa présence en se servant des liens économiques pour avancer ses pions stratégiques.

Si les rapports commerciaux ne datent pas d'aujourd'hui, le « pivot chinois » vers le Golfe s'est vraiment concrétisé au cours de la dernière décennie. En 2016, Pékin publie son premier livre blanc sur « la politique arabe de la Chine », pointant cinq domaines de coopération : énergie, technologie, aérospatial, finance et culture. Six ans plus tard, en décembre 2022, Xi Jinping est accueilli à Riyad avec une mise en scène grandiose. Son avion est « escorté par quatre avions de chasse dans le ciel saoudien, puis une fois posé sur le tarmac, survolé par six autres jets, laissant dans leur sillage une traînée rouge et jaune, les couleurs du drapeau chinois » (Le Monde, 9 décembre 2022) !

Trois sommets sont alors organisés : en bilatéral avec MBS et ses conseillers ; au niveau régional avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui comprend les six monarchies ; enfin un sommet sino-arabe plus large englobant l'Égypte, la Tunisie, la Palestine… Des contrats d'une valeur de 50 milliards de dollars (47 milliards d'euros) auraient été signés, mais il est difficile de faire la part des engagements fermes et des promesses vagues. Reste que, quelques mois plus tôt, le 7 juillet 2022, le président américain Joe Biden, lui, était reçu chichement par MBS. Un contraste saisissant.

Entre 2016 et 2022, les échanges commerciaux chinois avec les membres du CCG ont plus que doublé. Avec en première ligne, l'Arabie saoudite (125 milliards de dollars – 119 milliards d'euros), suivie des EAU (95,2 milliards de dollars — 90,7 milliards d'euros), d'Oman (40,4 milliards de dollars — 38,5 milliards d'euros), du Koweït (31,5 milliards de dollars — 30 milliards d'euros), du Qatar (24,5 milliards de dollars — 23,3 milliards d'euros), selon les données tirées de l'administration des douanes et du ministère du commerce chinois ainsi que de l'Observatoire des routes de la soie.

Sans surprise, les produits énergétiques et pétrochimiques occupent le haut du panier et représentent toujours entre les trois quarts et les deux cinquièmes des exportations des membres du CCG vers la Chine. Les co-entreprises (sino-saoudiennes, sino-émiratis…) prolifèrent et des investissements croisés se développent : la compagnie saoudienne Aramco alliée à Sinopec dans le Fujian (Chine) ou co-propriétaire de l'un des géants de la pétrochimie Rongsheng, ou l'Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc) avec China National Petroleum Company (CNPC)….

Cap sur les ports et l'Intelligence artificielle

Les entreprises chinoises participent également à la construction de ports souvent assortis de vastes ensembles industriels, voire immobiliers. Comme, en Arabie saoudite, la zone économique de Jazan (sur la mer Rouge) aux avantages financiers et fiscaux considérables, ainsi que les ports de Yanbu et de Jeddah (mer Rouge) destinés à servir de plaques tournantes commerciales. On pourrait tout aussi bien citer le terminal du port de Khalifa aux Émirats arabes unis ou encore la vaste zone économique du canal de Suez où des sociétés chinoises (publiques et privées) se sont engagées à investir plus de 8 milliards de dollars (7,6 milliards d'euros) ces prochaines années.

Ces plateformes portuaires et industrielles présentent un intérêt économique pour tous, en facilitant la connexion entre les pays asiatiques, africains et européens. Mais elles offrent également un intérêt sécuritaire essentiel à la Chine, car le détroit de Bab El-Mandeb et le canal de Suez peuvent se transformer en verrous hermétiques pour qui les maîtrise. C'est la hantise de Pékin, en cas d'affrontement avec son concurrent américain, car les deux tiers de ses marchandises transitent par mer.

La coopération économique va au-delà de ces secteurs traditionnels. Elle répond aussi aux choix stratégiques des dirigeants du Golfe d'utiliser les ressources du pétrole pour sortir de leur dépendance au pétrole et moderniser leur pays. Les « énergies vertes » et les projets liés à l'hydrogène ont fait leur apparition, avec l'appui et le savoir-faire de la Chine, numéro un dans ce domaine. Ses entreprises participent aux deux plus grands projets d'énergie solaire au monde : les parcs solaires Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum à Dubaï et Noor à Abou Dhabi. Un exemple entre autres.

La percée chinoise la plus spectaculaire s'est faite dans les télécommunications, l'e-commerce, et l'intelligence artificielle (IA). Huawei a déployé son réseau 5G dans toutes les monarchies du Golfe dès 2019, en partenariat avec les entreprises locales. Le groupe, si rejeté par les pays occidentaux, singulièrement par Washington qui l'a interdit, « a joué un rôle pivot (…) pour la transformation numérique de la région3 », que ce soit dans le domaine des « villes intelligentes »4, des centres de données, de la biogénétique, de la reconnaissance faciale ou de… la surveillance des populations. En septembre dernier, les Émirats déployaient le premier réseau d'IA dans les pays arabes. Fin janvier 2025, l'Arabie Saoudite accueillait un centre de stockage de données cloud pour la région mis en place par le groupe chinois Tencent.

Enseignement du mandarin dans les écoles

De plus, Camille Lons assure :

Des professeurs d'origine chinoise ou sino-américaine dirigent certaines des meilleures institutions et entreprises de recherche sur l'IA (…) telles que l'Université des sciences et technologies du roi Abdallah en Arabie saoudite, et l'Université Mohammed Ben Zayed d'intelligence artificielle (MBZAI) aux Émirats arabes unis.

L'objectif est d'entraîner les modèles numériques à la langue arabe et de construire des économies innovantes, dans un secteur jusqu'alors dominé par les groupes américains fermés (Microsoft, OpenAI, Google, etc.) ; les sociétés chinoises cherchent à s'adapter. Pas étonnant que les Émirats (en 2019) et l'Arabie saoudite (en 2023) aient introduit l'enseignement du mandarin dans les écoles et les collèges.

Pour la Chine, la conquête de marchés constitue toujours un ressort puissant, mais on aurait tort de n'y voir que l'aspect économique. Pékin cherche surtout à partager, voire à imposer, ses normes technologiques, nœuds à la fois technique et idéologique de la compétition avec les États-Unis. En effet, tout le monde sait que l'IA et ses multiples applications ne sont pas neutres. La concurrence entre la Chine et les États-Unis ne vient pas, comme du temps de la guerre froide, d'une opposition entre systèmes antagoniques. Tous deux carburent au capitalisme (juste un peu plus étatique dans un cas que dans l'autre). Le match se joue entre des conceptions différentes d'un monde multipolaire où la Chine entend gagner en influence stratégique, notamment dans le Sud global.

Vers des pétro-yuans ?

Autre symbole fort, le début de l'utilisation des devises locales dans les échanges commerciaux. Les sommes demeurent modestes, mais sonnent comme le début d'une déconnexion possible de la monnaie unique de transaction, le dollar américain. L'embargo contre la Russie, débranchée du système financier international (Swift), n'a pas manqué d'inquiéter les gouvernants et les affairistes, biberonnés aux pétrodollars. Que les États-Unis le décident et leurs placements sont bloqués. Les fonds souverains richement dotés5 ont commencé à diversifier leurs placements vers l'immobilier et les startups technologiques en Chine.

Dans la foulée et pour la première fois, le gouvernement chinois a émis des obligations d'État (la dette souveraine) sur le marché financier de Riyad. Alors qu'il ambitionnait de récolter 2 milliards de dollars (1,9 milliard d'euros), les ordres d'achat ont atteint… 40 milliards (38 milliards d'euros) — preuve de la confiance des magnats et riches familles dans l'économie chinoise, même ralentie. Et surtout, Pékin a montré qu'il pouvait devenir un acteur important du recyclage de ces fameux pétrodollars, jusqu'à présent entre les mains de Washington. De quoi secouer le système financier international si la logique était poussée jusqu'au bout. Il ne s'agit pour l'heure que de donner un signe.

Si la Chine tisse habilement sa toile, les États-Unis demeurent un acteur majeur sinon déterminant dans le domaine militaire, stratégique, diplomatique et économique. Ainsi Trump (1er mandat) puis Biden ont fait pression sur MBZ pour qu'il réduise la voilure des investissements chinois dans le port de Khalifa, à quelques encablures des forces américaines de la base aérienne d'Al-Dhafra. Pour montrer qu'ils ne plaisantaient pas, Abou Dhabi a été privé des avions F-35 et des drones MQ-9 qu'il voulait acheter. De même, la société émiratie d'intelligence artificielle G42 qui avait noué des accords avec BytDance, la maison mère chinoise de TikTok, a dû s'en séparer pour pouvoir travailler avec Microsoft6.

« S'il faut choisir son camp… »

Peu probable, cependant, que cela suffise à stopper l'évolution en cours. D'une part, les dirigeants arabes naviguent au mieux de leurs intérêts dans cette concurrence acharnée : « Nous n'avons aucun intérêt à choisir un camp entre les grandes puissances », assurait il y a peu le conseiller diplomatique du président Mohammed Ben Zayed. Ils peuvent même exercer un doux chantage pour tirer le meilleur des deux compétiteurs.

D'autre part, la Chine évite toute injonction à choisir son camp tout en labourant la région avec constance (diplomatiquement parlant). Elle « cultive de manière proactive des liens avec les sunnites et les chiites, les républiques et les monarchies, l'Iran et les pays arabes, en se conformant aux attentes et aux préférences des élites dirigeantes », montrent les trois chercheurs chinois Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si7. Elle articule les relations bilatérales et l'intégration dans des organisations multilatérales.

Ainsi, l'Arabie saoudite, les EAU, l'Égypte (ainsi que l'Iran) ont été élevés au rang de « partenaires stratégiques globaux », le niveau le plus haut dans la hiérarchie diplomatique de la Chine. Ils ont été intégrés au groupe des BRICS+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et depuis 2023, l'Éthiopie, l'Égypte, l'Iran, les EAU et l'Arabie saoudite), même si Riyad reste sur sa réserve, se contentant d'envoyer au dernier sommet à Kazan, les 22 et 23 octobre 2024, son seul ministre des affaires étrangères. Ils sont aussi invités comme « partenaires de discussion » à l'Organisation de coopération de Shanghai, qui met l'accent sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Enfin, ils sont partie prenante des initiatives internationales lancées par Xi Jinping, pour la sécurité mondiale, pour le développement8.

De plus, Pékin clame que la Chine « n'a pas l'intention de dépasser ou de remplacer qui que ce soit dans la région » (Xinhua, 24 janvier 2025). Pas plus qu'elle ne se veut chef de file d'un clan, à la manière de feu l'Union soviétique. Le pouvoir chinois soutient les Palestiniens, réclame une solution à deux États et a même réussi à rassembler toutes les factions en juillet dernier à Pékin (Hamas et Fatah compris). Mais il a continué à commercer comme si de rien n'était ou presque avec Israël — ce qui n'est pas pour gêner Abou Dhabi ou même Riyad.

Au total, la politique chinoise remporte un certain succès auprès d'une partie des élites arabes. Son « modèle de ”la paix par le développement”, très différent du modèle occidental qui met l'accent sur le déficit de démocratie ou d'hégémonie », assurent Sun Degang, Yang Yingqi et Liu Si, serait « la clé de la résolution des conflits dans le Golfe ». On n'en voit guère le signe, mis à part le rapprochement (fragile) entre l'Iran et l'Arabie saoudite.

En revanche, l'image de la Chine, qui a sérieusement pâli en Occident, s'est mise à briller un peu plus. Comme l'expliquent les chercheurs de l'université Deakin, Shahram Akbarzadeh et Arif Saba, son « plan ambitieux de projection de soft power tire parti de son poids économique et promeut les valeurs associées à un État fort et à la stabilité sociale », très prisées par les régimes autoritaires du Golfe. Son « système politique est également considéré comme attrayant »9.

Il faut toujours se méfier des sondages, mais les deux chercheurs montrent que, si 65 % des répondants de l'Arabie saoudite et 63 % des Émirats estiment qu'il faut rester neutre dans l'affrontement sino-américain, 29 % des sondés saoudiens et 26 % émiratis pencheraient pour la Chine s'il fallait choisir son camp, contre respectivement 6 % et 11 % pour les États-Unis. Sacré retournement de l'histoire… qui n'est pas la fin de l'histoire. Pour l'heure, Washington garde de puissantes armes de conviction (pétrole, armée, dollars…) et un grand pouvoir de négociations. La brutalité de Donald Trump peut néanmoins fragiliser la position américaine.


1Jonathan Fulton, «  China's strategic objectives in the Middle East  », Atlantic Council, 19 avril 2024.

2Camille Lons, «  East meets Middle : China's blossoming relationship with Saudi Arabia and the UAE  », Policy Brief, European Council on Foreign relations, 20 mai 2024.

3Diane Choyleva, «  Pétrodollar to digital yuan  », Asia society policy institute (ASPI) et Enodo Economica, janvier 2025.

4La «  ville intelligente  », ou smart city, est un concept de développement urbain qui repose sur l'utilisation des nouvelles technologies afin d'améliorer la qualité des services et de réduire leurs coûts.

5Fonds public d'investissement d'Arabie saoudite (Public Investment Fund, PIF) : 925 milliards de dollars d'actifs (881 milliards d'euros)  ; Autorité d'investissement d'Abou Dhabi (Abu Dhabi Investment Authority, Adia) : 1 100 milliards (1 048 milliards d'euros)  ; Autorité d'investissement du Koweït (Kuwait Investment Authority, KIA) : 970 milliards (924 milliards d'euros)  ; Autorité d'investissement du Qatar (Qatar Investment Authority, QIA) : 520 milliards (495 milliards d'euros)

6Andrew G. Clemmensen, Rebecca Redlich, Grant Rumley, «  G42 and the China-UAE-US Triangle  », The Washington Institute for Near East Policy, 3 avril 2024.

7Sun Degang Yang Yingqi et Liu Si, «  China's Hedging Strategy in the Gulf : A Case of ‘Even-handedness' Diplomacy”  », Asian Journal of Middle Eastern and Islamic Studies, Vol.18, n°3, octobre 2024.

8Cf. Martine Bulard, «  Le rejet de l'Amérique fait le succès du Sud  » in Bertrand Badie et Dominique Vidal, L'Heure du Sud ou l'invention d'un nouvel ordre mondial, Les Liens qui Libèrent, 2024.

9Sahram Akbarzadeh et Arif Saba, «  China's Soft power : views from Saudi Arabia and UAE  », Global Studies Quaterly, 2025.

04.03.2025 à 06:00

« Rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)

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Texte intégral 3063 mots

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Dimanche 2 mars 2025.

Cette fois, je vous écris enfin depuis notre appartement, à Gaza-ville !

Nous voici enfin dans notre appartement du neuvième étage, accompagné du bourdonnement incessant des drones, qui sont encore plus bruyants quand on se trouve en hauteur. Vendredi, Sabah et moi avons pris la décision de rentrer. Nos minces bagages étaient déjà prêts : quelques sacs de vêtements qui nous accompagnent à chaque déplacement, ainsi que le panneau solaire que j'avais acheté dans le sud, avec sa batterie système D, qui nous donnent un peu de lumière et assez d'électricité pour recharger les portables. On a laissé les matelas et les couvertures, parce qu'on savait que, chez nous, on trouverait tout ce dont on aura besoin. À 11 heures, nous avons pris la route Salaheddine à bord d'une voiture Jeep louée à un ami. L'autre grand axe de Gaza, la route côtière Al-Rachid, est quant à lui réservé aux piétons.

Il faisait beau. Une journée de printemps après des semaines hivernales de froid et de pluie. Depuis Nuseirat, où nous avions loué un petit appartement, il n'y a que dix kilomètres pour rejoindre la ville de Gaza. Nous sommes rapidement arrivés au barrage central, au niveau de ce qu'on appelait le corridor de Netzarim, qui coupe la bande de Gaza en deux, une partie nord et une partie sud. À présent, la route est ouverte, mais il y a un checkpoint. L'attente peut prendre plusieurs heures. Nous avons eu la chance de passer seulement une heure et demie dans la file de véhicules chargés de bagages.

« Bienvenue à Gaza »

Nous n'avons vu aucun militaire israélien. Nous avons d'abord eu affaire à des militaires égyptiens, en tenue marron et au visage masqué, appartenant à ce qu'on appelle la « Commission qatarie-égyptienne » créée dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu. L'agent égyptien qui s'est penché au-dessus de la portière de la voiture se montre convivial : « La route n'a pas été trop longue ? » Il doit quand même nous demander s'il y a des armes à bord de la voiture, et d'attendre un peu pour passer sous un grand portique blanc — un scanner —, à côté duquel est stationné un gros 4X4 américain, blanc lui aussi, hérissé d'antennes et de paraboles. Une fois le scanner passé, nous sommes dirigés vers l'une des cinq voies d'inspection, devant lesquelles attend un militaire égyptien, tout aussi souriant que le premier : « Vous allez bien ? » Pas vraiment de fouille, il faut juste ouvrir le coffre et baisser la vitre. Il regarde combien de personnes il y a dans la voiture, et nous tend une bouteille d'eau pour chacun. Il nous offre aussi des clémentines, avant de nous souhaiter « une bonne fin de voyage » et « bienvenue à Gaza ». Tout cela dans ce dialecte égyptien que nous aimons bien et qui amène toujours un sourire sur les lèvres des Gazaouis.

Trois mètres plus loin, l'atmosphère change. La route est bordée de talus sur lesquels sont plantés des miradors abritant des hommes au look de mercenaires : t-shirts, tatouages et lunettes de soleil. D'autres sont plantés au bord de la route et observent les voitures, mais sans dire un mot. Ce sont les Israéliens — pardon, les Américains, c'est la même chose — d'une société privée, qui contrôlent le checkpoint avec les Égyptiens.

Comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu

Nous sommes entrés dans le quartier Zeitoun de Gaza-ville. La route, défoncée, est jalonnée à droite et à gauche de levées de terre en forme de carrés dans lesquelles les Israéliens positionnaient leurs chars. On voit partout des traces de chenilles. Ces anciens postes militaires font figure d'îlots dans un océan de décombres. L'ampleur de la destruction est inimaginable. J'avais vu les images sur les réseaux sociaux, mais comme on dit ici, parler, ce n'est pas comme voir. C'est comme si un énorme tremblement de terre avait eu lieu. Des bâches et des tentes ont été installées sur les amas de gravats.

Après le quartier Zeitoun, au rond-point Doula, nous avons pris la route 8, vers l'ouest. Je n'ai même pas reconnu le chemin. Les maisons, entièrement détruites, ont été regroupées au bulldozer pour former des collines de gravats. Personne ne peut plus savoir où se trouve son domicile. J'ai continué à conduire jusqu'au quartier de Tell Al-Hawa, où se trouvaient jadis de nombreux immeubles. Là aussi, la destruction est totale : des bâtiments aplatis, d'autres à moitié détruits, certains ont les derniers étages en morceaux, ou sont coupés en deux, d'autres encore ressemblent à des mille-feuilles avec leurs étages aplatis les uns sur les autres. Enfin, au rond-point de Nuseirat, j'ai pris la rue Charles de Gaulle, je suis passé devant le Centre culturel français dont le mur est intact, avec les drapeaux français et européens qui flottent toujours, mais une fumée noire qui s'élevait à l'intérieur. Le centre est fermé, on dit qu'il a été incendié.

C'est dans la rue Charles de Gaulle que se trouve notre immeuble. Il est toujours debout, alors que le bâtiment voisin a été détruit. Debout, mais pas en très bon état. Le dernier étage, visé par plusieurs obus de char, alors que nous étions encore là, n'existe plus. C'était le dixième, et nous habitons au neuvième. Par miracle, notre étage est resté à peu près intact, comme me l'on dit des voisins qui étaient restés là. Arrivé devant l'immeuble, j'ai vu un attroupement : il y avait là nos voisins, nos amis, ceux qui étaient restés malgré les ordres d'évacuation, ceux qui étaient rentrés avant nous, comme notre ami Hassoun que j'avais prévenu de notre retour. C'est lui qui avait organisé ce comité d'accueil. On s'est embrassés, on s'est pris dans les bras, on s'est félicités d'être toujours en vie après le génocide. Il y avait là beaucoup d'enfants qui avaient grandi, que je n'avais pas vus depuis un an et demi.

« Je ne veux pas retourner à la villa »

À l'entrée de l'immeuble Oum Chahine (« la mère de Chahine », formule de politesse désignant une femme par le nom de son fils aîné), qui est un peu notre mère à tous, nous attendait. Elle fait partie des gens qui n'ont pas quitté Gaza-ville. Elle allait se réfugier ailleurs à chaque incursion israélienne, puis elle revenait. Elle a pris Ramzi et Sabah dans ses bras. Elle s'est étonnée de voir combien Walid avait grandi. On est restés à discuter avec tout le monde, à saluer ceux qui arrivaient encore. Et puis on est montés à pied, car il n'y a plus d'électricité, et de toute façon avec le bombardement du dixième étage, l'ascenseur est hors d'usage. Pour le moment, avec la pénurie de matériaux, on ne sait pas quand on pourra le réparer.

À chaque étage, des voisins nous attendaient pour nous souhaiter la bienvenue. L'un d'entre eux, Fadi, un costaud que tout le monde appelle « le moustachu » nous a préparé un poulet au four. Arrivé au neuvième, j'ai dit à Walid d'ouvrir la porte. Il a dû pousser fort, elle était un peu coincée après le bombardement.

Nous avons retrouvé notre appartement presque tel que nous l'avions quitté ! Dès le cessez-le-feu, nos amis se sont mis au travail et ils ont tout nettoyé, tout remis en place. J'étais ému par tant d'attention, je les ai remerciés du fond du cœur. Je voyais que Walid essayait de reconnecter avec ce passé dont il n'avait pas tout à fait le souvenir. Il avait deux ans quand nous avons dû partir, mais Sabah lui montrait souvent les vidéos que j'avais tournées avant de quitter l'appartement, pour nous en souvenir. Il a vu le salon, la pièce où se trouve la télé. Je lui ai dit : « Tu ne veux pas voir ta chambre ? » Il ne savait plus où elle était. Une fois dedans, il a vu ses jouets, sa Mercedes électrique, sa moto électrique, son train, ses modèles d'engins de travaux publics qu'il aimait beaucoup, sa bétonnière, son bulldozer… Il a sauté dans sa voiture, qui était un peu poussiéreuse et dont la batterie était vide, mais il m'a demandé de le pousser pour pouvoir conduire. Ses yeux brillaient, il a dit : « Papa, ici c'est chez nous, je ne veux pas retourner à la villa », en référence à notre tente à Deir el-Balah. J'étais si content de voir qu'il se souvenait des vidéos et qu'il avait si vite réadopté notre maison ! Il est monté sur son lit à étages, et s'est mis à sauter dessus. C'était la première fois depuis un an et demi qu'il voyait un lit.

Ici, nous allons tourner la page de la guerre

Notre chambre a elle aussi été nettoyée de fond en comble par nos amis. Ils avaient remplacé les vitres, toutes cassées, par du nylon qui nous empêche malheureusement de bien profiter de la vue panoramique sur la mer. Walid regarde et dit : « Papa, tout est cassé ! Qui a fait ça ? » J'évite de parler des Israéliens, alors il trouve un coupable : « C'est la police ! »

Pour moi, le plus grand soulagement, c'est quand je suis entré dans notre chambre, et que je me suis allongé sur mon lit. Pour la première fois depuis un an et demi, nous n'allions pas dormir sur un matelas posé par terre. En face du lit, il y a une grande armoire à glace. C'était aussi la première fois depuis notre expulsion que je me voyais dans un miroir. Je ne me suis pas reconnu tout de suite dans cet homme vieilli, l'air fatigué, avec des cheveux blancs et des poches sous les yeux. Le reflet a provoqué un flash-back. J'ai rembobiné mentalement le film depuis le début, depuis le matin du 7 octobre 2023, jusqu'à notre retour aujourd'hui : notre fuite sous les balles des snipers israéliens, notre installation à Rafah dans un deux-pièces partagé avec une autre famille, puis de nouveau la fuite pour planter une tente à Deir-el-Balah où la vie devenait de plus en plus précaire, les amis et les membres de la famille tués par les bombes et les drones, et puis une dernière étape dans un autre appartement loué, la naissance de Ramzi, notre dernier-né, symbole de l'espoir… Walid aussi se regarde dans la glace. Lui, c'est la première fois de sa vie qu'il a conscience de se voir dans un miroir. Et c'est un sacré étonnement. Je le regarde à la dérobée. Il touche son visage, ses cheveux, ses mains, ses pieds, il se découvre lui-même.

Bien sûr, notre appartement n'est plus aussi confortable qu'avant. Sans électricité, les climatiseurs ne fonctionnent plus ni les deux grands écrans de télévision. Sans eau courante, on ne peut pas prendre une vraie douche dans les deux salles de bain avec jacuzzi. Nous avons tout de même de l'eau, Hassoun a mis un grand réservoir de 500 litres dans la cuisine avant notre arrivée. Merci à lui. C'est comme vivre dans un palais, mais un palais du Moyen-Âge. Heureusement, on a quand même une bouteille de gaz pour la cuisine, c'est un grand progrès par rapport au four en argile où l'on faisait parfois brûler des morceaux de plastique.

Mais rentrer chez soi, c'est déjà une grande victoire. Je pensais ne plus revoir notre foyer. Je m'attendais à un transfert vers l'étranger, je me disais que notre tour allait être détruite, comme presque toutes les autres. Nous avons eu beaucoup de chance.

Cette première nuit, nous avons dormi dans notre grand lit, tous les trois ensemble, avec Walid au milieu. Nous avons dormi comme des bébés, d'ailleurs, même le bébé ne s'est pas réveillé toutes les demi-heures comme les nuits précédentes.

Bien sûr, il y a toujours le bourdonnement des drones. Walid les pense toujours inoffensifs, comme je le lui ai fait croire. Il dit : « Papa, le drone va nous rendre visite, il va entrer dans notre appart. » Je lui réponds : « Oui, il va venir jouer avec toi, comme les oiseaux. »

Ici, nous allons tourner la page de la guerre. Certes, il y aura toujours de la souffrance, de la non-vie, mais au moins nous sommes parmi les survivants de ce génocide. Et notre famille s'est agrandie. Nous sommes partis à trois, nous sommes rentrés à quatre. Nous avons réussi à nous en sortir, après avoir vécu des mois dans les pires conditions. Là encore, nous allons nous adapter. Mais Ramzi nous apporte la joie. Nous allons commencer cette nouvelle vie avec courage. Et nous allons relever tous les défis.

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Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia

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