03.03.2025 à 06:00
Jordanie – Égypte. Quand la chaîne Al-Jazira allume le feu
La couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les (…)
- Magazine / Égypte, Bande de Gaza, Jordanie, Diplomatie, Médias, États-UnisLa couverture ambiguë faite par la chaîne qatarie Al-Jazira de la rencontre, le 11 février 2025, entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump, a provoqué de nombreuses réactions de colère dans le royaume hachémite et une montée de tensions avec une partie de l'opinion publique égyptienne, révélant la permanence de vieilles rancœurs passées. Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les gouvernements occidentaux, il a également réactivé des rancœurs passées entre pays arabes. La couverture pour le moins maladroite par Al-Jazira de la rencontre entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump l'a bien montré. Moins de dix jours après son investiture pour un second mandat, ce dernier a présenté son projet de nettoyage ethnique par la déportation des habitants de Gaza vers l'Égypte et la Jordanie. Les ministres des affaires étrangères de l'Égypte, de la Jordanie, des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite, du Qatar, un représentant de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le secrétaire général de la Ligue arabe y ont réagi dans un communiqué en date du 1er février 2025. Ils y refusaient catégoriquement « l'idée de déporter les Palestiniens de leur terre sous quelque circonstance que ce soit. » Le Caire et Amman étant concernés en première ligne, une coordination égypto-jordanienne s'est traduite par la visite du prince héritier jordanien Hussein chez le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, le 16 février 2025. Le communiqué du palais royal jordanien qui s'en est suivi a souligné la nécessité de reconstruire la bande de Gaza « sans déporter le peuple palestinien frère ». Suite au communiqué conjoint du 1er février, la Maison Blanche a invité le roi jordanien ainsi que le président égyptien à Washington. Si le palais royal a répondu présent, l'Égypte a fini par refuser l'invitation après la rencontre du président étatsunien et du roi Abdallah II, le 11 février. Durant la rencontre avec le président étatsunien, en présence de la presse, le souverain jordanien a exprimé sa confiance en la capacité de Trump d'« instaurer la paix au Proche-Orient ». Cependant, il a évité de répondre aux attentes des États-Unis concernant l'accueil d'une partie des Palestiniens déportés. Lorsque Trump a fini par poser lui-même la question au roi, celui-ci a rappelé que toute décision s'appuiera sur un plan arabe commun avec l'Égypte et l'Arabie saoudite. La chaîne qatarie Al-Jazira n'a pas retransmis cette rencontre en direct, mais en a rendu compte au fur et à mesure, à travers des bandeaux signalant les titres urgents. Voici la liste des alertes dans l'ordre où elles ont été diffusées : Trump : « Ce qui sera proposé sera extraordinaire pour les Palestiniens. Je connais bien le domaine immobilier et je pense que les Palestiniens apprécieront ce qu'on leur proposera. » Le roi de Jordanie : « Nous discuterons en Arabie saoudite comment travailler avec les États-Unis sur Gaza. Il y aura des réactions internationales. » Le roi de Jordanie : « Ce que nous pouvons faire immédiatement, c'est accueillir 2 000 enfants malades de Gaza. Nous attendons que l'Égypte présente de son côté un plan. » Le roi de Jordanie concernant l'accueil de Palestiniens : « Il faut prendre en compte la manière de faire cela de sorte à servir les intérêts de tous. » Le roi de Jordanie concernant la disponibilité d'une terre où les Palestiniens pourraient s'installer : « Je dois faire ce qui est dans l'intérêt de mon pays. » Sorties de leur contexte, ces citations, émanant de dépêches de l'agence Reuters, ont donné l'impression que le roi Abdallah II acceptait le plan de Trump, et qu'il comptait accueillir les Palestiniens en Jordanie. Or, à aucun moment, le roi n'a émis le moindre consentement quant à ce plan. Il a seulement déclaré que tout ce que son pays pouvait faire dans l'immédiat, c'était d'accueillir 2 000 enfants gazaouis atteints de cancer ou dont l'état de santé était particulièrement dégradé. Une initiative que le président étatsunien a qualifiée de « belle » en affirmant qu'il venait d'en apprendre l'existence. Ensuite, Abdallah II n'a pas parlé de la troisième minute de la conférence de presse à la huitième minute. Il n'a repris la parole que lorsqu'un journaliste lui a demandé son avis sur le souhait des États-Unis de contrôler Gaza. Évitant de répondre directement à la question, il a plutôt réaffirmé qu'il fallait attendre que l'Égypte présente son plan et ne pas précipiter les choses. Lorsque le journaliste a de nouveau demandé au roi si des terres jordaniennes seraient allouées pour accueillir les Gazaouis, celui-ci a répondu qu'il devait penser en priorité à l'intérêt de son pays. Il a ajouté que le président étatsunien appréciait la décision jordanienne d'accueillir les 2 000 enfants. Cette dernière proposition s'est avérée bien pratique pour permettre au souverain jordanien de ne pas se prononcer sur des plans futurs ni de consentir au projet des États-Unis. Comme dans le reste du monde arabe, la chaîne Al-Jazira est l'une des chaînes d'information continue les plus suivies en Jordanie. Elle l'est d'autant plus depuis le 7 octobre, grâce à sa couverture de la guerre génocidaire à Gaza rendue possible par un large réseau de correspondants dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Mais la manière dont elle a rendu compte de la rencontre entre les dirigeants jordanien et étatsunien a mis le feu aux poudres en Jordanie. Certains étaient en colère, pensant que le roi avait consenti à « vendre Gaza » et « trahir la cause [palestinienne] ». D'autres en voulaient à la chaîne qatarie, l'accusant de « ternir l'image de la Jordanie » et de son roi en « diffusant de fausses informations ». Enfin, les soutiens du gouvernement jordanien ont rappelé que les intérêts de la Jordanie passaient avant tout. Dans la même soirée, le ministre jordanien des affaires étrangères Ahmed Safadi est intervenu sur plusieurs chaînes de la télévision pour clarifier les déclarations du roi et lever le quiproquo. Il a souligné que le roi n'a, à aucun moment, émis d'accord sur le plan de Trump de déporter les habitants de Gaza. Mais les réactions ne se sont pas limitées à la Jordanie. Les réseaux sociaux égyptiens se sont enflammés à leur tour, accusant le roi d'avoir « vendu » Gaza. Ils reprochaient aussi à la Jordanie de se mettre en retrait pour laisser l'Égypte assumer toute la responsabilité, jugeant par ailleurs la présence et les déclarations d'Abdallah II « plutôt faibles ». Des internautes ont même mobilisé l'histoire, rappelant comment la famille royale hachémite s'est retrouvée à la tête du royaume, ou encore les critiques acerbes du président Gamal Abdel Nasser à l'encontre du défunt roi Hussein, père de Abdallah II1. Une bataille s'est enclenchée sur les réseaux sociaux entre Égyptiens et Jordaniens. Ces derniers défendaient la position du roi, arguant que ce dernier avait su éviter les pièges qui lui avaient été tendus par Washington. Ils sont allés jusqu'à accuser les Frères musulmans, qui jouissent depuis septembre 2024 d'une majorité relative au Parlement, d'alimenter ces critiques. Voulant calmer le jeu, la porte-parole de la Maison Blanche Karoline Leavitt a tenu une conférence de presse le lendemain. Elle a confirmé que le roi Abdallah II a formellement refusé la proposition de président Trump, ce qui a mis fin à tout débat autour de la déportation des Palestiniens. Quelques heures après ces déclarations, la Maison Blanche a publié un message d'une quarantaine de secondes remerciant le roi Abdallah II et son peuple, suite à sa visite. Le secrétaire d'État aux affaires étrangères Marco Rubio a déclaré deux jours plus tard que « pour le moment, le seul plan — bien qu'il ne plaise pas [aux pays arabes] — est celui proposé par Trump. S'ils ont une meilleure proposition, il est temps de la présenter. » Une proposition jordano-égyptienne, ainsi que la visite de Sissi à Washington, est prévue dans la foulée du sommet urgent de la Ligue arabe, qui se tiendra le 4 mars, convoqué par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane. Rubio a également déclaré : « Tous ces pays accordent une grande attention aux Palestiniens, mais aucun d'entre eux ne veut les accueillir, et, historiquement, aucun d'eux n'a rien fait pour Gaza. » Ainsi, le responsable de la politique étrangère étatsunien ne semble pas au courant qu'une grande partie du peuple jordanien est d'origine palestinienne ni que la Syrie et le Liban accueillent déjà, depuis plusieurs décennies, des réfugiés palestiniens. À cause de cette polémique, des voix ont appelé sur les réseaux sociaux en Jordanie à boycotter Al-Jazira. Au-delà de l'actualité extrêmement tendue, les conséquences de cette couverture décontextualisée montrent la permanence de vieilles rancœurs arabes, que seul peut contrebalancer l'attachement des populations arabes à la question palestinienne. 1NDLR. Les deux dirigeants entretenaient des relations assez exécrables, Nasser accusant le roi jordanien d'être l'allié de l'impérialisme britannique, tandis que Hussein se sentait menacé par le panarabisme prôné par Nasser. Il arrivait alors souvent à ce dernier de traiter le monarque de tous les noms d'oiseaux lors de ses discours. Texte intégral 2135 mots
Des « alertes » décontextualisées
Vague de colère à Amman et au Caire
Intervention de la Maison Blanche
28.02.2025 à 06:00
Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de (…)
- Lu, vu, entendu / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Médias, Génocide, Témoignage , Les livres d'Orient XXI , Gaza 2023-2025Depuis février 2024, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien, décrit les ravages de la guerre génocidaire contre la population gazaouie sur Orient XXI. Pour ce travail exceptionnel, il a obtenu, en octobre 2024, le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie presse écrite, ainsi que le prix Ouest-France. Orient XXI cherchait pour porter la voix de Gaza un professionnel indépendant qui puisse travailler dans des circonstances aussi dramatiques, et qui rende compte par l'écriture. Rami est tout cela. Il raconte avec rigueur les guerres internes entre le Hamas et les clans mafieux, analyse les projets israéliens, trouve en permanence des sujets qui rendent compte du lent étouffement de toute une société, dans la terreur des bombardements. Cela va des ravages causés par la pénurie de cigarettes à la destruction systématique du cadastre, aux descriptions cliniques de la faim qui tord le ventre des enfants, aux drones armés qui rôdent comme des oiseaux de proie. Rami décrypte la stratégie israélienne pour rendre invivable la bande de Gaza, de l'arme de la famine à l'interdiction de tout produit d'hygiène, moyens d'un nettoyage ethnique à l'issue duquel les 2,3 millions d'habitants seront chassés d'une façon ou d'une autre. Ce génocide, mot prononcé sans hésitation, Rami l'illustre en outre en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d'un premier mariage. Après le 7 Octobre, ils entament un itinéraire sans but qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de la ville de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l'Égypte, au sud, qu'ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l'arrivée de nouveaux déplacés. Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L'humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l'humiliation de vivre sous une tente avec les mouches et les serpents, l'humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l'observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu'il ne pouvait plus la décrire de l'extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l'obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit, « sacrifier sa vie privée ». Le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l'intimité familiale. Rami Abou Jamous a choisi de faire entrer ses lecteurs français dans cette intimité, des conversations avec sa femme aux détails les plus crus de leur vie de déplacés. Quand la famille atteint la dernière étape de son exil à l'intérieur de la bande de Gaza, la tente plantée sur le sable, Rami annonce aux enfants : « Ce n'est pas une tente, c'est notre villa, on va faire un jardin, on a nos propres toilettes, notre propre cuisine, on va faire des barbecues avec du bois, ce sera comme des vacances au bord de la mer. » Les enfants le croient, pour un moment peut-être. Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l'histoire de la littérature de l'anéantissement, auprès de Primo Levi ou d'Imre Kertész. Cette guerre, c'est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne…Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu'un est éjecté du mixeur parce qu'il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et dans la peur, dans l'inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n'arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Pour son style, pour son travail, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a remporté trois récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024. Deux de ces trophées, le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France, couronnent son « Journal de bord de Gaza » publié sur Orient XXI plusieurs fois par semaine depuis février 2024.
L'équipe du média en ligne a voulu rassembler dans un livre l'essentiel de ces chroniques du désastre. En les distinguant, les jurys du prix Bayeux ont affirmé clairement que l'on pouvait être palestinien et journaliste. Je n'en avais jamais douté. Lorsque j'ai découvert, il y a plusieurs mois, les chroniques de Rami dans Orient XXI, j'ai tout de suite pensé que c'était exactement ce qui manquait dans le paysage médiatique français qui couvre la tragédie de Gaza : une chronique qui restitue aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars, mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie. Depuis plus d'un an que dure ce processus génocidaire, que Rami appelle judicieusement « un Gazacide », on a l'impression à la lecture de la plupart des articles ou en observant les débats télévisés qu'il faut choisir son camp, avec les uns, contre les autres. Comme si l'on était incapable de penser ensemble la réalité terrible que vivent les Palestiniens, les Israéliens et aujourd'hui les
Libanais. L'interdiction d'entrer de tout journaliste pour couvrir la guerre à Gaza ajoute à ce sentiment d'abstraction, de fiction, comme si l'on se trouvait face à un film de science-fiction, une dystopie où des immeubles entiers s'écrasent comme des châteaux de cartes. Les gouvernements du monde américain, européen et arabe n'ont toujours pas réussi à imposer un cessez-le-feu ou des sanctions contre Israël. La diplomatie internationale ou le Conseil de sécurité des Nations unies ont perdu toute crédibilité aux yeux des sociétés civiles, qui assistent impuissantes à l'anéantissement d'une société entière, où tout est détruit : maisons, hôpitaux, écoles, infrastructures d'eau et d'électricité. Et le nombre de victimes – plus de 43 000 morts à l'heure où j'écris ces lignes – qui augmente chaque jour dans l'indifférence fait presque partie de la routine. Rami a pris l'initiative de montrer qui sont ces victimes palestiniennes qu'on appelle trop souvent des « terroristes », comme si les 2,3 millions d'habitants de Gaza, femmes et enfants inclus, étaient tous affiliés au Hamas et comme s'ils étaient responsables des choix faits par ce mouvement. Pour moi, Rami a inventé une nouvelle forme de journalisme de guerre qui restitue l'humanité, l'universalité de la souffrance dans les situations de guerre et d'occupation. Son récit est personnel, sensible, teinté d'empathie pour toutes les victimes, mais jamais idéologique. Il est avant tout humain, proche de la réalité quotidienne pour mieux la transmettre au lecteur. Il ne comporte ni
haine ni appel à la vengeance, mais le souci de montrer qui sont les Palestiniens si longtemps occultés ; comme si les reconnaître en tant qu'habitants de la Palestine historique depuis des siècles était une manière de nier la réalité horrible de la Shoah. C'est une accusation terrible, injustifiable et mensongère, surtout après la reconnaissance en 1988 par l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de l'État d'Israël dans les frontières de 1967. Rony Brauman, fondateur et président d'honneur de Médecins sans frontières, organisation dont les membres font un travail remarquable en Palestine, payant souvent de leurs vies leur engagement, a très justement déclaré : Les articles et photos que Rami Abou Jamous envoie sont indispensables non seulement pour la population française, mais aussi pour le peuple israélien auquel il n'est pas donné de voir les images de l'écrasement de la bande de Gaza et l'étendue de sa destruction. Ces propos réintroduisent le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes, sans exclusivité, ni en Palestine ni en Israël, ni en Ukraine ni en Russie, encore moins au Soudan dont la guerre civile est très partiellement couverte par la presse ; comme si dans le Sud global, Afrique subsaharienne incluse, on tuait par nature ou par culture ; comme si nous n'étions pas, en Europe, concernés par tout cela, parce que nous serions « civilisés » comme l'a déclaré Nétanyahou. Rami a mérité ces prix décernés par le jury de Bayeux et de Ouest-France. Il avait déjà le « prix » de ses milliers de lecteurs français, lui qui a longtemps travaillé comme « fixeur » pour les journalistes occidentaux qui débarquaient à Gaza sans rien connaître de son passé ou de son présent. Très vite, il décide avec son ami et partenaire Bilal Jadallah de fonder Gaza Press, un bureau assurant des contacts locaux pour les journalistes étrangers. Bilal Jadallah a été tué le 19 novembre 2023, comme plus de 130 journalistes palestiniens recensés par Reporters sans frontières depuis le 7 octobre 2023. Car les autorités militaires israéliennes ciblent les médias et les journalistes, souvent abattus par des drones et que l'intelligence artificielle désigne comme cibles. La non-dénonciation de ces crimes de guerre et de ces crimes contre l'humanité de la part des gouvernements du monde, qui se sont totalement pliés à l'interdiction totale de l'entrée de tout journaliste étranger à Gaza, est scandaleuse. Elle constitue un précédent très grave pour le droit de la presse et pour le droit à l'information, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que dans le droit international. Le prix Bayeux pour les correspondants de guerre sauve l'honneur en reconnaissant le travail courageux et exemplaire de ces journalistes palestiniens qui continuent à informer, analyser et montrer aux sociétés civiles et aux peuples du monde qu'ils n'ont pas cessé, depuis plus d'un an, et souvent depuis cinquante-sept ans, de dénoncer les violations du droit dans les territoires palestiniens occupés. C'est de là que viendra un jour la construction de la paix bâtie sur le droit et la coexistence. Merci Abou Walid. Journal de bord de Gaza Texte intégral 4290 mots
Depuis le 29 novembre 2024, ses articles sont aussi rassemblés dans un livre publié aux éditions Libertalia, dans la collection Orient XXI. Une réimpression, augmentée de plusieurs articles, est disponible depuis février 2025.
Nous vous proposons de lire des extraits de la préface et de la présentation écrites par Leïla Shahid et Pierre Prier.Une littérature de l'anéantissement
Préface de Leïla Shahid
« Le droit de toutes les victimes de tous bords d'être des victimes »
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros
28.02.2025 à 06:00
« Une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Médias, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024. Jeudi 27 février 2025. Aujourd'hui, cela fait un an qu'Orient XXI me donne la possibilité de m'exprimer. C'est grâce à eux qu'on parle de la Palestine, et surtout de ce qui se passe à Gaza. C'est une amie journaliste, Gwenaëlle Lenoir, la femme de mon grand frère Pierre Prier, qui a eu l'idée de ce journal et qui m'a suggéré de le proposer à Orient XXI. Le but était de toucher ainsi un public plus large que celui de mon groupe WhatsApp, qui compte environ 150 personnes, dont de nombreux journalistes français. La rédaction a accepté, et on a commencé tout de suite. Avec les moyens du bord : à l'époque, je n'avais pas de d'ordinateur portable, seulement un vieux smartphone. La méthode s'est imposée : je dicte, en français, Pierre retranscrit, et la rédaction édite l'article. Je voudrais remercier toute l'équipe, Alain Gresh, Sarra Grira et tous les autres que je ne connais pas. Je parlais juste à 150 personnes et tout à coup, me voilà écrivant pour des milliers de lecteurs et de lectrices francophones, en France et ailleurs. Dans cet espace qui m'était offert, comment faire entendre la voix de Gaza ? Je ne pouvais pas vraiment faire mon travail de journaliste, par manque de moyens. Quand j'étais encore à Gaza ville, notre quartier était encerclé, et je ne pouvais pas bouger. Quand nous avons dû nous réfugier à Rafah, dans le sud, il n'y avait guère plus de possibilités de se déplacer librement pour enquêter. Alors j'ai décidé de parler de moi et de ma famille. Je fais partie des 2,3 millions de personnes qui vivent ce génocide. Je suis juste un exemple parmi d'autres. À travers notre histoire, celle de Sabah, mon épouse, de mon fils Walid et maintenant de Ramzi, notre nouveau-né, je parle de celle de Gaza. Orient XXI, c'est là où je peux dire ce que je vois, ce que je ressens, ce dont j'ai peur, et faire part de mes analyses même si elles ne sont pas optimistes. Tout ce que je ne peux pas faire avec ma famille, mes amis, mes voisins, à qui je veux toujours remonter le moral. Je portais un masque, pas seulement avec mon fils Walid, âgé de trois ans. J'avais l'impression de vivre une vie parallèle où tout allait bien. C'était difficile de tout porter dans mon corps, comme on dit chez nous, de traîner ce fardeau. Et pour faire sortir tout cela, il y a eu Orient XXI, où je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire. La majorité de mes amis ici ne lisent pas le français. Au début, c'était pour moi un espace pour espérer, pour m'exprimer. Et aussi pour compenser l'injustice médiatique. Ici, j'ai vraiment un espace de liberté, où je peux écrire des mots que l'on ne peut ni écrire ni prononcer dans d'autres médias où l'on craint l'accusation d'antisémitisme, si l'on critique trop ouvertement Israël et Nétanyahou. Le génocide se déroule aussi au niveau des médias, un « médiacide » en quelque sorte : tout est permis, les falsifications de la réalité, l'inversion des rôles entre bourreaux et victimes, l'écrasement d'un peuple sous la caricature et le mépris. Je connais bien les médias francophones. Je les suis quand j'arrive à me connecter. Je sais que des journalistes ont été licenciés de la radio à cause de Gaza, que des humoristes ne trouvent plus de travail parce qu'ils ont parlé de l'agression israélienne. Les Palestiniens doivent être des victimes gentilles, qui ne doivent pas se plaindre, qui ne doivent pas dire « ça suffit », qui ne doivent pas parler des tortures dans les prisons israéliennes. Sois une victime et tais-toi. Nous devons être raisonnables et accepter la loi du plus fort. Mais tous les journalistes ne sont pas dupes de la propagande israélienne. J'ai pu le comprendre en obtenant deux récompenses pour mon Journal de bord sur Orient XXI au prix Bayeux des correspondants de guerre : celui de la presse écrite, décerné par un jury de confrères, et celui du grand quotidien régional Ouest-France, qui publie souvent, je le sais, des articles représentant le point de vue des Palestiniens. Ce prix prestigieux a prouvé au monde entier que l'on pouvait être journaliste et palestinien, contrairement à ce qu'il se dit et s'écrit souvent. Il dit aussi qu'il n'est pas si difficile de voir de quel côté est la justice. Selon un proverbe arabe, on ne peut cacher le soleil avec un tamis. Ces prix sont une victoire pour moi, celle d'une petite plume de Gaza contre un arsenal médiatique. Ce que j'ai aimé aussi dans mon expérience avec Orient XXI, c'est d'avoir trouvé une grande famille en France. Au début, ma famille française, c'était mes amis journalistes avec qui j'avais travaillé quand ils pouvaient encore entrer à Gaza. Cette famille s'est élargie à des milliers de lecteurs et de lectrices. Je reçois de nombreux messages, transmis par la rédaction. Des lecteurs me remercient de leur faire connaître l'humanité des Gazaouis, d'autres me demandent comment ils peuvent me soutenir. Malheureusement, je ne suis pas trop réseaux sociaux, je n'ai de compte ni sur Facebook ni sur X. J'utilise seulement WhatsApp. Parler de moi ou de ma famille, cela ne me vient pas naturellement. Ma vie privée est quelque chose d'important pour moi. Mais j'ai exceptionnellement enfreint cette règle. J'ai sacrifié ma vie privée pour parler de Gaza et de la Palestine à travers notre expérience personnelle. Je ne le regrette pas, car ma famille aujourd'hui compte des milliers de personnes. Je ne fais pas de propagande, je parle seulement de ma vie, de ce que je vois, de ce que je vis. Je ne diffuse aucune idéologie, je parle seulement de justice. Je parle au nom d'un peuple qui est occupé depuis 1948, et qui maintenant subit un génocide que l'on veut invisibiliser. Je sais que beaucoup de gens ont découvert mon journal grâce au livre publié chez Libertalia. Après sa publication, j'ai reçu de nombreux messages de lecteurs qui avaient découvert mon travail par hasard, en entrant dans une librairie. Et maintenant, un deuxième tirage voit le jour, qui ajoute de nouvelles pages de journal ! C'est grâce à vous, lecteurs et lectrices, que des milliers de personne comprennent ce que nous vivons à Gaza. Je remercie cette nouvelle famille, et j'espère être à la hauteur de sa confiance. Journal de bord de Gaza Texte intégral 1897 mots
Je me suis mis à écrire ce que je ne pouvais pas dire
De nombreux messages, transmis par la rédaction
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Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia