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29.09.2025 à 10:04

Fabrique du nazisme

F.G.

■ Johann CHAPOUTOT LES IRRESPONSABLES Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard, 2025, 304 p. Sur le site de Radio France, l'auditeur ronchon a la possibilité de saisir une médiatrice pour exprimer son indignation. À titre d'illustration, on peut lire ce commentaire outré suite à la diffusion de l'émission « d'actualité, d'analyse et d'humour » « Zoom Zoom Zen » du 13 mars 2025 accusée d'avoir déroulé le « tapis rouge » à un « pseudo-historien racont[ant] qu'être centriste c'est être (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2904 mots)


■ Johann CHAPOUTOT
LES IRRESPONSABLES
Qui a porté Hitler au pouvoir ?

Gallimard, 2025, 304 p.


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Sur le site de Radio France, l'auditeur ronchon a la possibilité de saisir une médiatrice pour exprimer son indignation. À titre d'illustration, on peut lire ce commentaire outré suite à la diffusion de l'émission « d'actualité, d'analyse et d'humour » « Zoom Zoom Zen » du 13 mars 2025 accusée d'avoir déroulé le « tapis rouge » à un « pseudo-historien racont[ant] qu'être centriste c'est être extrême » : « Choquants et violents, les propos répétés de l'invité du jour, “historien” semble-t-il, et LFIste certainement. Tous les centristes sont de droite, socialement et fiscalement et “un peu moins racistes, sexistes et homophobes que l'extrême droite”. C'est honteux sur une radio publique. Le sujet de la tempérance, des positions réfléchies et posées calmement ainsi que la recherche du consensus méritaient mieux. »

La raison de l'énervement de ce bayrouiste chafouin ? L'émission a ouvert son micro à Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme. Or le chercheur, loin de congeler la période nazie en la ramenant à une séquence à jamais close, ne cesse, dans ses travaux, de la scruter non plus seulement comme une sorte d'anomalie historique, mais comme s'inscrivant dans un processus pensé et porté par le Zentrum à la faveur d'une division entre une social-démocratie gagnée à la respectabilité et un Parti communiste (KPD) en voie de stalinisation. Éclairante, cette approche nous offre indubitablement un nouvel angle pour interroger notre présent à l'aune de ce passé. Si les années 1930 ne sont certes pas devant nous (l'Histoire ne repasse pas les plats), il se pourrait bien que leur cycle ne soit pas pour autant achevé. Répétons-le : le nazisme n'est pas plus un accident historique qu'un raptus génocidaire né dans la tronche de quelques Teutons dégénérés. Visitant les ruines d'Oradour-sur-Glane, on se souvient de cette Française manifestant son effroi : « Mais comment ont-ils pu faire ça ? ». Peut-être parce que tes ancêtres, ingénue mangeuse de grenouilles, avaient fait la même chose en d'autres temps et d'autres lieux. En gros : parce que la voie leur avait été ouverte, notamment par des nations qui se piquaient, alors, d'appartenir au gratin civilisationnel. Colonisation, eugénisme, darwinisme social, industrialisme, etc. : Enzo Traverso a tout dit de la généalogie européenne de la violence nazie [1]. Et donc s'il y eut une longue période pré-nazie, quid d'un post-nazisme ? Des décennies plus tard, quelles vesses lâchées par le cul de la bête immonde continuent à empuantir notre Zeitgeist libéral et démocratique ?

En 2020, Chapoutot publiait déjà l'étonnant et passionnant Libres d'obéir [2], essai dans lequel il démontait avec brio la vision faussement étatiste et hyper-administrée du « totalitarisme nazi ». Bien au contraire, les années 1930 allemandes ont été ce laboratoire où ont été pensés et mis en œuvre bon nombre de dogmes managériaux ayant percolé, dès l'après-guerre, l'entreprise et des États du monde libre.

Prenons ces taules modernes cherchant par tous les moyens à gommer leur infâme hiérarchie interne en nommant leurs salariés « collaborateurs », soit autant d'agents prétendument autonomes et prêts à toutes les initiatives pour que la boîte gagne en efficience. Eh bien ! les nazis, « frères de race », kiffaient l'efficience horizontale où « tous, chefs et subordonnés, travaill[ai]ent librement et joyeusement au bien commun, celui de la communauté du peuple, de la race germanique et du Reich ». De fait, il se pourrait bien que la contre-révolution néolibérale des années 1980 n'ait fait que recycler ce vieux tropisme nazi où l'État était vu comme une machine à « entraver et étouffer les “forces vives” par une réglementation tatillonne, mise en œuvre par tous les ronds-de-cuir sans imagination et tous les eunuques serviles qui peuplent la fonction publique ». Bien entendu, les « forces vives » de l'époque hitlérienne étaient tout entières contenues dans l'hystérie dominatrice de la race aryenne alors qu'aujourd'hui le schème s'est étendu à l'ensemble des agents d'un Marché planétaire.

« Bolchevisme culturel »

En décembre 2023, le Sénat français a adopté définitivement une énième loi « immigration ». Chapoutot explique que le déclic pour s'atteler aux Irresponsables s'est fait à ce moment-là : quand la Macronie poussait à l'ignition un énième point de surchauffe commun avec le RN. Avec cette intuition que l'engrenage politicard auquel on était confronté, soit la tripartition de la représentation nationale en blocs de gauche, du centre et d'extrême droite n'avait rien d'inédit. Surtout, il confirmait une vérité historique cent fois révélée : délégitimé, le bloc bourgeois n'a d'autre choix pour continuer à accroître sa capacité d'extorsion que de faire grossir et de s'adosser à une extrême droite hégémonique ; un travail de balancier qui implique une fracture sans cesse rejouée de la gauche entre sa partie molle, prête à toutes les fumisteries pour gouverner, et sa partie dure, objet de tous les ostracismes et évictions du prétendu « arc républicain ». Des dernières années de Weimar à la lente agonie de la Ve République – dont les fondements, nous apprend l'historien dans l'épilogue, ont beaucoup puisé à la Constitution weimarienne, la démocratie libérale n'en finit plus de tomber ce masque où le cœur du Pouvoir apparaît tel qu'il est réellement : grossier, goinfre et (souvent mauvais) calculateur. Chez les éditocrates, le virage autoritaire se commente à hue et à dia, alimentant une fièvre sécuritaire et xénophobe sans borne, bénissant le coffrage des libertés dites « publiques », relativisant la surpuissance d'un exécutif shooté à une présidentialisation toujours plus décomplexée de l'exercice du pouvoir.

Vue depuis les berges du continent libertaire, la révélation n'a rien d'un scoop. Elle prend cependant un sel particulier quand, sous la plume de Chapoutot, elle s'attache à nous révéler les minables coulisses de ces trois années ayant précédé l'accession d'Hitler et de sa clique de psychopathes au pouvoir en janvier 1933. Quelque chose de terriblement familier et de contemporain se hume au fil de ces 300 pages, même si, répétons-le, il ne s'agit pas ici de poser quelque équivalence entre les duettistes Le Pen/Bardella et Hitler. L'enjeu est ailleurs : dans un contexte charriant ses invariants historiques : ambiance de guerre et de crise, instabilité parlementaire, politique austéritaire pour les uns et orgie de dividendes pour les autres, peur d'un « bolchevisme culturel » (promouvant l'homosexualité et l'art moderne, peuplant la débauche des nuits berlinoises – soit le péril « woke » des années 1930 allemandes), éternelles figures de boucs émissaires, flambée brune, etc. L'enjeu est aussi dans le sous-titre des Irresponsables : « qui a porté Hitler au pouvoir ? ». Une question à laquelle l'historien répond dès l'introduction : « L'arrivée des nazis au pouvoir procéda d'un choix, d'un calcul et d'un pari. Choix des élites économiques (industriels, financiers, assureurs) et patrimoniales (rentiers, actionnaires, Besitzbürgertum – bourgeoisie possédante, en allemand). Calcul d'une rationalité froide : face aux gains continus du Parti communiste qui ambitionnait de faire advenir, à court ou moyen terme, une “Allemagne soviétique” (Sowjetdeutschland), la force militante du NSDAP et les rangs fournis de ses milices […] offraient un contrepoids rassurant, qu'il fallait à tout prix mettre au service d'une défense résolue de l'ordre social et économique. Pari, enfin : les nazis étant inexpérimentés, les flanquer de politiciens madrés et éprouvés permettait de les domestiquer dans le cadre d'un pouvoir partagé dans un gouvernement de coalition. » Une coalition que jamais l'aboyeur autrichien n'accepta, son goût pour le pouvoir étant à l'image de son eschatologie raciale : totale et absolue, étant entendu que « seule la violence est l'accoucheuse de l'histoire ».

Sur Wikipédia, la gueule de Hindenburg parle d'elle-même : le barbon replet fixe l'objectif d'un œil matois, ses cheveux blancs en brosse et ses moustaches à l'impériale témoignent d'une immuable martialité. Président du Reich depuis 1925, Hindenburg est aussi général d'infanterie à la retraite. Pétri de valeurs prussiennes, il déteste les sociaux-démocrates du SPD, sans parler des syndicats qu'il « abomine » et des communistes qu'il a « en horreur ». Le 30 janvier 1933, c'est lui qui nommera Hitler chancelier – contrairement à une idée tenace voulant qu'Hitler aurait été élu. « Jamais » insiste Chapoutot. Pendant les trois années précédant ce sinistre épilogue, Hindenburg verra se succéder plusieurs chanceliers : Brüning (Zentrum) bandant secrètement pour une restauration monarchiste, Von Papen (Zentrum), libéral proche des barons de l'industrie et des grands agrariens pour qui les douceurs fiscales sont un devoir et, enfin, Von Schleicher, militaire d'extrême droite et fin stratège, animateur de la « camarilla », soit un groupe de conseillers du prince censé guider la main, parfois coléreuse et imprévisible, de Hindenburg. Von Schleicher sera l'homme de la dernière chance : ultime chancelier du Reich (de décembre 1932 à janvier 1933), il pèsera de tout son poids pour impulser une division du parti nazi alors en perte de vitesse électorale. Un échec qui jouera sûrement dans sa liquidation lors de la Nuit des longs couteaux.

De nos ancêtres castors électoraux

Face à une telle instabilité politique et sociale, le président Hindenburg se radicalise. Outre-Rhin, l'ancêtre du 49-3 se nomme 48-2, ça ne s'invente pas. Grâce à cet article, le président peut gouverner en se passant de l'avis du Reichstag. Il ne s'en prive pas. Le célèbre juriste nazi Carl Schmitt méprise la démocratie représentative et prône sa propre vision de la démocratie directe : le peuple élit son chef qui, résume Chapoutot, sera « l'homme de la totalité alors que les partis sont les fourriers du fractionnement ». Le libéralisme-autoritaire assoit ses bases. Il n'a rien à craindre du SPD qui, allié au Zentrum dans la « coalition de Weimar », a permis la réélection de Hindenburg face à Hitler en 1932 – taquin et inspiré, Chapoutot voit dans ces appareillages politicards nos « ancêtres castors électoraux » appelés régulièrement à « faire barrage ». Surtout et plus sérieusement, on n'oublie pas que le SPD a fourni des gages de respectabilité à la bourgeoisie grâce à la figure de Gustav Noske, ancien ministre de la Défense ayant piloté l'écrasement des spartakistes berlinois. C'était en janvier 1919, autant dire hier [3].

Le Zentrum est une baudruche capitaliste et catholique qui, attentive au vent, vire de plus en plus à droite. De Brüning à Von Papen, il fournit ces chanceliers qui vont réfléchir à toutes les combinaisons possibles pour stabiliser le Reichstag et neutraliser les nazis en tentant vainement de se les acoquiner ou de les battre dans d'incessantes élections. Impossible équation surtout quand, dans le même élan, il faut permettre aux possédants de continuer à engranger des profits tout en saignant la plèbe. L'élection de Von Papen en 1932 est à ce sujet révélatrice au plus haut point. Son cabinet ministériel, vrai « cabinet de barons », « est en effet un assemblage, inédit depuis 1918, de tout ce que les élites patrimoniales du capital industriel, bancaire, agrarien, aristocratique et militaire offrent de plus caricatural. Dans la France actuelle, compare l'historien, on parlerait de gouvernement hors-sol, de gouvernement de millionnaires, de ministres déconnectés et dépourvus de toute légitimité ».

En embuscade au fond du bois, le NSDAP attend son heure. Son acronyme (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) ne trompe que les imbéciles. Les travailleurs désireux d'améliorer leur condition pourront aller se brosser, l'adjectif « socialiste » du parti n'étant là que pour séduire des masses essorées et les détourner des communistes du KPD : « antimarxiste, le NSDAP prône le respect de la propriété privée, l'adhésion à l'économie de marché et la dérégulation sociale », rappelle Chapoutot. Invité à maintes reprises à discourir dans des clubs patronaux, Hitler a fait les comptes : « Nous avons en Allemagne 15 millions de gens qui ont une orientation antinationale et, aussi longtemps que ces 15 millions […] ne seront pas ramenés dans le giron du sentiment national commun, tout ce que l'on dit à propos du relèvement économique et du relèvement national n'est que du bavardage sans intérêt. » La lutte des races plutôt que la lutte des classes. L'opération séduction lancée par Hitler à l'attention du patronat est un succès : « la solution nazie est privilégiée par le monde des affaires après les élections du 6 novembre 1932 ». Trop instable, la démocratie parlementaire de Weimar n'est plus ce cadre permettant au capitalisme d'outre-Rhin de turbiner plein gaz. Il faut purger le corps social de ses éléments parasites.

Il faut aussi lire avec attention le solide épilogue qui vient clore la magistrale démonstration opérée par Johann Chapoutot. Il y explique tout : sa démarche, sa « philosophie », ses audaces patiemment étayées. Il sait le point Godwin qu'on va lui fourrer sous le nez, le sempiternel « comparaison n'est pas raison » qu'on va lui opposer. L'historien rappelle qu'en sciences sociales l'objectivité, vue comme gage de neutralité et donc d'impartialité, n'existe pas. Une fumisterie de planqué ou de courtisan. À l'« objectivité », l'historien préfère l'« honnêteté ». Notamment celle de démontrer, faits à l'appui, que les « centristes », mais pas qu'eux, ont été ces idiots utiles grâce auquel le fascisme a gangrené la vieille Europe.

Tout comme le nazisme, l'extrême-centre, fief des « libéraux autoritaires » a une histoire plus ancienne qu'il n'y paraît. L'historien Pierre Serna la fait remonter aux premières années du Directoire qui viennent clore, brutalement, la séquence émancipatrice de la Révolution française. Régime censitaire, spéculation, appétit guerrier : sous son apparente bienveillance et tempérance, le bloc bourgeois nous tond la laine sur le dos depuis plus de deux siècles. N'en déplaise aux amnésiques anémiés de France Inter, on a le droit d'être lassés et légèrement énervés.

Sébastien NAVARRO


[1] Enzo Traverso, La Violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002.

[2] Johann Chapoutot, Libres d'obéir : le management, du nazisme à aujourd'hui, Gallimard, 2020.

[3] Gustav Noske (1868-1949), député de l'aile droite de la social-démocratie allemande, fut en charge de mater, fin octobre 1918, la révolte des marins de la ville de Kiel dont il était gouverneur. Au vu de sa réussite et alors qu'il était devenu, en récompense, ministre de la Défense, le chancelier social-démocrate Ebert lui renouvela, en janvier 1919, son contrat avec pour mission, cette fois, d'écraser l'insurrection spartakiste berlinoise, tâche à laquelle Noske se livra avec zèle. C'est à son crédit qu'il faut mettre la traque et l'assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, justifiés par avance par cette déclaration : « Si l'un d'entre nous doit être le chien sanglant, je ne crains pas la responsabilité. » Dans la mémoire de la gauche révolutionnaire allemande, cette mare de sang fit tache indélébile.

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23.09.2025 à 10:36

L'ombre haute de Carlo Cafiero

F.G.

Ce texte d'Emile Carme fut initialement publié sur le site « Ballast » sous le titre original de « Carlo Cafiero : chacun pour tous, tous pour chacun ». Paris porte le deuil depuis six ans : la République a sabré la Commune. Certains de ses survivants croupissent en Nouvelle-Calédonie et Karl Marx, de Londres, commentait : « Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît de façon de plus en plus ouverte (…)

- Odradek
Texte intégral (798 mots)


Ce texte d'Emile Carme fut initialement publié sur le site « Ballast »
sous le titre original de « Carlo Cafiero : chacun pour tous, tous pour chacun ».


Paris porte le deuil depuis six ans : la République a sabré la Commune. Certains de ses survivants croupissent en Nouvelle-Calédonie et Karl Marx, de Londres, commentait : « Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît de façon de plus en plus ouverte [1]. » La Première Internationale a éclaté sous les coups de boutoir des gouvernements européens et les dissensions en son sein. Le mouvement ouvrier est exsangue. Bakounine est mort il y a peu et Blanqui purge sa peine derrière les barreaux de Clairvaux, dans l'Aube. Le décor, ainsi planté, n'augure que peu d'espoirs émancipateurs ; un groupe d'hommes tente pourtant, ce 8 avril 1877, de contrarier l'air du temps. Le village de Letino, situé à 180 kilomètres au sud de Rome, compte un peu plus d'un millier d'âmes ; trente révolutionnaires environ [2] y pénètrent un dimanche matin.

Carlo Cafiero et Errico Malatesta, moins de soixante ans à eux deux, avaient élaboré ce projet de concert. La région est connue pour ses soulèvements populaires, son brigandage et son hostilité à l'État unificateur du Padre della Patria, le roi Victor-Emmanuel II. Un espace clé pour lancer un soulèvement révolutionnaire, d'autant que ses reliefs montagneux entraveront les forces militaro-étatiques dans la guérilla que leur opération ne manquera pas de déclencher. Les discours ne suffisent plus ; les analyses s'entassent sous les bonnes intentions ; les réunions et les livres végètent en vase clos : il faut agir, pensent-ils, incarner le socialisme, le matérialiser par une pratique insurrectionnelle. Non plus la promesse d'un Paradis sur terre, tombé d'on ne sait quelle grâce dialectique, mais la mise en œuvre hic et nunc des intuitions ou des programmes révolutionnaires. Les révolutionnaires annoncent aux paysans rassemblés qu'ils sont en train de libérer leur village de la tutelle monarchique : le socialisme s'apprête enfin à prendre ses quartiers ! « Vive l'Internationale ! Vive la République communiste de Letino ! » Les habitants, déroutés mais enthousiastes les écoutent parler de l'abolition des impôts et de la conscription. Cafiero s'exprime en dialecte et promet une nouvelle société, sans militaires ni propriétaires, sans esclaves ni maîtres (tous ses autres compagnons, à l'exception de Malatesta, n'entendent goutte de la langue des locaux). Le communisme libertaire, en somme, auquel Cafiero œuvre depuis sa rupture avec les deux auteurs du Manifeste du parti communiste et sa rencontre avec l'anarchiste russe Bakounine.

La suite est à lire ici

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[1] Karl Marx, La Commune de Paris, Le Temps des cerises, 2013, p. 42.

[2] Selon les sources, on compte vingt-six, vingt-sept ou trente personnes. Certaines se montrent plus approximatives — à l'instar de Daniel Guérin qui, dans Ni Dieu ni maître, parle d'environ trente personnes. Dans La Fédération jurassienne (Canevas éditeur, p. 186.), Marianne Enckell évoque une « petite bande armée ».

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17.09.2025 à 08:04

Bilan d'étape

F.G.

Bien sûr, il y eut du monde partout en France. Bien sûr, la jeunesse était au rendez-vous. Bien sûr, il y eut des grévistes en nombre relativement important. Bien sûr, au soir de cette journée du 10 septembre 2025, il y avait des motifs de se réjouir. Ou de se rassurer. Même si, il faut bien en convenir, sur bien des visages on pouvait lire un sentiment de déception. Loin de nous l'idée de contester le caractère massif de la mobilisation, et ce malgré les annonces du psychopathe de (…)

- Odradek
Texte intégral (676 mots)


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Bien sûr, il y eut du monde partout en France. Bien sûr, la jeunesse était au rendez-vous. Bien sûr, il y eut des grévistes en nombre relativement important. Bien sûr, au soir de cette journée du 10 septembre 2025, il y avait des motifs de se réjouir. Ou de se rassurer. Même si, il faut bien en convenir, sur bien des visages on pouvait lire un sentiment de déception.

Loin de nous l'idée de contester le caractère massif de la mobilisation, et ce malgré les annonces du psychopathe de l'Intérieur qui annonça la veille que 80 000 flics seraient sur le pied de guerre et visiblement prêts à en découdre. Et ils l'étaient, dopés à la haine du rouge, jouissant de leurs méfaits, calculant leurs putains de primes. Une meute, une vraie, celle-là. En face, des cortèges certes combatifs mais peu préparés, comme égarés parfois, sans vraie stratégie. Les points de blocage s'en sont ressentis. Pour l'essentiel, ils ont été vite débloqués, en tout cas inexistants sur la durée.

L'appel à « tout bloquer » nous avait été présenté, par les journaleux mais pas seulement, comme un retour des Gilets jaunes sur la scène offensive, ce qui annonçait un mouvement social prometteur. Mais il faut bien reconnaître que, si des Gilets jaunes étaient bien là, ils n'ont pas fait le plein, ce qui, entre nous, ne devrait étonner personne tant ils en ont pris plein la gueule, en 2018-2019, sans obtenir de réel soutien, à quelques rares exceptions près, des syndicalistes et des gauchistes. Ce sont là des blessures qui laissent des traces.

Au bout du compte, si la journée du 10 fut un succès en nombre, elle n'ouvrit aucun espace à une perpétuation, sous une forme ou sous une autre, des actions de réappropriation d'espaces et de blocage de lieux stratégiques. En clair, elle se termina dans un flou étrange. Comme une manifestation syndicale quand l'heure est venue de rentrer au bercail. On sait, cela dit, qu'ici et là, nombreuses furent les très vivantes assemblées générales qui se réunirent, que des contacts à la base ont été pris pour radicaliser, tant que faire se peut, le mouvement syndical de grève (générale ?) du 18 septembre et les actions qui la ponctueront. On verra bien, car là encore le nombre ne suffira pas, même s'il est majestueux.

Le pouvoir, ou ce qu'il en reste, n'est pas tranquille, ça se sent. Il en faudra plus, cela dit, beaucoup plus, pour qu'il se sente menacé, voire cerné. C'est ce mouvement insaisissable qu'il faut construire ou renforcer. D'où l'importance d'un saut qualitatif dans l'action. On sait que bien des bases syndicales, et au-delà, en ressentent la nécessité. Reste à s'en donner les moyens en faisant preuve d'imagination et d'irrespect. Le vieux mouvement ouvrier en avait à revendre. Il suffit de se reporter à ses belles heures pour en remplir sa besace à idées. Et de les remettre au goût du jour. Dans le même esprit de résistance déterminée.

Freddy GOMEZ

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15.09.2025 à 10:29

Curée vers l'or

F.G.

■ Nicolas ROUILLÉ L'OR ET L'ARSENIC Historie orale d'une vallée minière Anacharsis, 2024, 318 p. Fabriquer un bouquin avec des témoignages est une prise de risque. Les gens se confient ; sur un bloc ou via un dictaphone, leur voix est captée, voire capturée ; plus tard l'auteur devra s'adonner à l'exercice fastidieux de la retranscription. Mais le plus dur reste à venir : trahir la voix pour mieux la restituer, car rarement le témoignage est reproduit in extenso. Dans son passage à l'écrit, (…)

- Recensions et études critiques
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■ Nicolas ROUILLÉ
L'OR ET L'ARSENIC
Historie orale d'une vallée minière

Anacharsis, 2024, 318 p.


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Fabriquer un bouquin avec des témoignages est une prise de risque. Les gens se confient ; sur un bloc ou via un dictaphone, leur voix est captée, voire capturée ; plus tard l'auteur devra s'adonner à l'exercice fastidieux de la retranscription. Mais le plus dur reste à venir : trahir la voix pour mieux la restituer, car rarement le témoignage est reproduit in extenso. Dans son passage à l'écrit, la matière orale subit une véritable transformation. J'ai appris à faire sur le tas, lors de ma collaboration avec le mensuel de critique sociale CQFD. Au début je n'osais pas toucher aux mots de mes interlocuteurs. De quel droit aurais-je modifié leur expression ? Et puis on m'a fait comprendre que ça ne fonctionnait pas comme ça. L'entretien est un matériau brut destiné à étayer un argumentaire. Il faut le sabrer, le découper en morceaux modulables, reformuler parfois. L'art du journaliste/écrivain – son éthique – consiste à travailler la susdite matière sans l'altérer, avec comme unique boussole celle de ne pas trahir la pensée du causeur. Autant dire que l'exercice est casse-gueule.

Fin 2019, la sortie de Panchot, mon premier bouquin [1], fut cuisante. Sur un socle fictionnel, une myriade d'entretiens (notamment avec des historiens) constituait l'ossature conflictuelle du bouquin. Une poignée d'interviewés encolérés me reprochèrent de ne pas avoir fait valider leurs propos [2]. Faut dire que certains d'entre eux s'étaient exprimés avec un franc-parler qui avait fait mon miel. J'ai toujours aimé ça la provoc, les gros mots, les coups de sang. La langue de bois passée à la cognée. Mes contempteurs étaient d'un tout autre avis. Ils tenaient à maîtriser leur expression, réflexe tout à fait compréhensible. Mais le mal était fait, le bouquin circulait et révélait, en creux, que l'histoire n'avait rien d'une discipline apaisée.

Mais il y eut pire : un historien me reprocha vertement d'avoir fait paraître son témoignage sans son accord explicite. Il avait en partie raison, notre échange étant resté dans un flou jamais éclairci. Moralement, je m'effondrai et compris qu'à force de brouiller les frontières entre fiction et récit, j'avais « déréalisé » mon bonhomme pour les besoins de l'histoire que je tenais à raconter. Les menaces de procès s'accumulèrent et je passai mon premier Noël sous anxiolytiques. Les semaines s'écoulèrent, tout se tassa. Des années plus tard, la faute morale demeure ; tache sur le plastron d'un plumitif provincial. Abordant L'Or et l'Arsenic de Nicolas Rouillé, je repensais à cet épisode douloureux ; à ceci près que chez Rouillé, les témoignages ne sont pas là pour faire gazer un auteur mais pour s'y substituer. L'Or et l'Arsenic, joliment sous-titré « Histoire orale d'une vallée minière », est pur dialogue – ou plutôt purs dialogues. À rebours des Narcisse de la chose romanesque, Rouillé s'est éclipsé dans les coulisses de son œuvre. Souffleur ? Surtout pas. Plutôt humble porte-voix. Un choix qui l'honore.

« Des truands, des gardes-chiourmes et des putes ! »

Au-dessus de Carcassonne, dans ce département de l'Aude sinistré cet été par un mégafeu, se niche la vallée de l'Orbiel – du nom de la rivière qui la traverse. Entre les villages de Lastours, Villanière et Salsigne furent exploitées la plus grande mine d'or d'Europe et la plus grande mine d'arsenic du monde. Voilà pour le palmarès hors norme d'un département plutôt connu pour son héritage cathare, son pinard et son 37,2° le matin. Après plus d'un siècle d'activité, l'extraction minière cesse en 2004. L'affaire aurait pu en rester là et s'inscrire dans le récit de l'irrésistible déclin industriel français. Mais en 2018, suite à de sévères inondations, des tonnes de matières issues de l'activité minière (arsenic, plomb, aluminium, etc.) filent dans la nature et accouchent d'une contamination des sols et des cours d'eau alarmante. Affolées, des familles de riverains font analyser les cheveux de leurs mouflets. 58 bambins sont reconnus surexposés à l'arsenic. Échantillon non exhaustif. Humant le scandale et le sensationnel à peu de frais, la presse déboule et déclare que sous ses faux airs de carte postale, la vallée de l'Orbiel est une cuvette chimique. Le fait div' provoque des émois, l'Agence régionale de santé (ARS) multiplie les rapports, l'État est condamné à réparer le « préjudice écologique constaté ». Si la situation est catastrophique, elle est surtout documentée et commentée. C'est beau une démocratie sanitaire qui fonctionne.

Quand Nicolas Rouillé débarque dans la vallée, ce n'est pas pour se lancer dans un micro-trottoir racoleur. Il vient de publier Timika, western papou, fiction polareuse qui se déroule en Papouasie occidentale sur fond de sauvage exploitation aurifère. Résidant à Toulouse, Rouillé est tombé de haut en découvrant le passé minier du département voisin de l'Aude. Il décroche son premier entretien avec un ancien délégué mineur. Qui sera le début d'une longue série. Au final, entre novembre 2020 et mai 2023, il s'entretient avec 140 personnes, parmi lesquelles des métallos du site industriel (où étaient traités les minerais), des anciens mineurs, des historiens, un préfet, des riverains, des ingénieurs, un orpailleur, une apicultrice, un chasseur, un paysan-boulanger, etc. À l'arrivée, 200 heures d'enregistrement qu'il a fallu restituer sous la forme digeste et dynamique d'un livre. Le résultat est tout simplement épatant. L'Or et l'Arsenic est, à part quelques propos liminaires de l'auteur, un dispositif choral où ça cause du début à la fin. Avec cette idée de raconter une vallée paysanne soudain dynamitée par la fièvre extractiviste. Dans ce canevas logorrhéique, les propos se complètent, se choquent, se relativisent, se contredisent. Bref, ça cause comme au café du coin, le BAC + 4 avec son vocabulaire compassé, l'ouvrier avec sa jactance imagée. Bien évidemment, c'est le parler « populaire » qui enfièvre la lecture. Exemple : en 1992, les Australiens mettent la main sur la mine d'or :

« Qu'est-ce que c'est un Australien ? C'est un type qui a réussi à faire disparaître globalement tout ce qui était natif de cette putain d'île.
Ils sont un peu cow-boys, au début ils nous prenaient pour des kangourous !
À l'origine, c'est des truands, des gardes-chiourmes et des putes ! Tu parles d'une population !
Ce sont les meilleurs pour l'or, avec les Canadiens et les Russes. Vous les retrouvez partout dans le monde, ils ont la compétence technique.
Ils étaient venus faire du fric, pas pour rester. (…)
Ils étaient venus un peu en colonialistes, en disant : “On va vous montrer ce qu'on sait faire”.
Ils se sont conduits comme les Français en Afrique. Ils venaient en colons. C'est malheureusement la mentalité dans les mines. »

Internationale du macabre

Nicolas Rouillé a peut-être un blaze prédestiné, en tout cas il a senti le filon. Non seulement il s'est effacé de son texte mais il fait causer les témoins sans préciser leur identité. Seul un tiret annonce une nouvelle voix et au lecteur de deviner qui cause. En résulte une lecture dynamique, vivante où les paroles se répondent en écho, formant à l'arrivée un puzzle instable – à l'image de cette terre de l'Orbiel soudain industrialisée, peuplée, communautarisée, soudée et arrimée au topos ouvriériste mais aussi défoncée, creusée, explosée, noyée, gazée puis finalement stérilisée sous l'égide du progrès. En débarquant dans la vallée, Rouillé sait que l'histoire finit mal mais il n'est pas là pour faire la leçon, ni dire au lecteur quoi penser. Si les faits ne parlent pas suffisamment d'eux-mêmes alors ça sera aux premiers concernés de raconter leur condition passée et présente entre déni, fierté, colère, fatigue, lucidité et relativisme déculpabilisant. Une des forces de L'Or et l'Arsenic est de nous permettre de toucher du doigt cette communauté qui fut tissée autour de la mine. C'est que le mineur d'or jouit d'une réputation ambivalente par rapport à l'aura zolienne du mineur de charbon. « Il y a le côté doré des choses, le merveilleux, la couleur du soleil, la bijouterie, la beauté. (…) Mais l'or évoque aussi la cupidité, ça évoque des magouilles, l'appât de l'or, résume Pierre-Christian, historien des sciences et des techniques. Et puis quand on regarde comment il est extrait, là ça commence à devenir dérangeant. Il ne faut pas nier les pollutions au mercure, les accidents qu'il y a eu avec le cyanure, notamment en Roumanie. »

Qu'importe puisque les mineurs de Salsigne se voyaient comme une petite aristocratie ouvrière mieux payée que les fonctionnaires de la ville. Des intrépides, durs au mal, solidaires. Tout autour s'organisait la cité ouvrière avec ses baraques, ses bars, ses grèves, ses fêtes de Sainte-Barbe, patronne (non pas des hipsters, mais des mineurs) ; un monde hiérarchisé avec ses autochtones, ses immigrés et sa chefferie plus ou moins lointaine. Sans oublier le boucan récurrent de la dynamite, la guerre au paysage avec ces chevalements à gueule d'interminable potence et ses béances sans fond. La mine est une dialectique difficile à dépasser : à la fois escarre terrestre et cœur de vie économique. Entre les pages dialoguées, le livre propose une série d'autoportraits où des gens de tous horizons (Paulette la sténodactylo, Yves le mécano croate, Peter le banquier anglais, Fabienne la secrétaire de la sécu minière, etc.) se racontent en quelques lignes. D'origine kabyle, Lachemi est de la troisième génération d'hommes de sa famille à ramper dans les boyaux de Salsigne. Dans un élan lucide, il résume le calcul racial de la mine : « Et pourquoi ils prenaient des Kabyles ? Parce que c'étaient des bosseurs et qu'ils fermaient leur gueule ! »

Les mineurs ? Un boulot éreintant où le corps se compresse en lombric et les poumons empoussiérés se défont en silicose. La règle du jeu est connue. Chercheuse en santé publique et en santé au travail, Annie résume le deal : « Mieux vaut un travail et un cancer à la clé, mais dans longtemps, que pas de travail du tout. ». Une gueule noire fait les comptes : « J'en ai connu un, deux, trois qui sont morts. Éboulement tous les trois. Un Polonais, un Algérien et un Espagnol. C'est la destinée de chacun. » Internationale du macabre.

Midas juché sur ses lingots

On finit par la toucher du doigt cette infernale aliénation. En régime capitaliste, les mineurs sont des travailleurs aliénés comme les autres. Stigmate retourné, la fierté ouvrière est cette ressource morale qui permet de tenir dans une vie du pire. Après avoir rampé dans la nuit des boyaux, on se redresse et on bombe le torse. La dignité est d'abord affaire de tenue et de vertèbres à la verticale. « Prolétaire » est une condition objectivable et une métaphysique aux angles vaseux. Les valeureux se sont construits une éthique ; faut bien vivre putain – quitte à en crever. Tout le monde sait que l'arsenic fout de l'eczéma et bouffe les cloisons nasales mais qui savait qu'en pleine guerre du Vietnam des tonnes de ce poison sorties de Salsigne filaient dans les usines amerloques pour fabriquer l'agent orange ?

Inusable antienne : on ne mord pas la main qui vous nourrit. Même si la main en question appartient à un Midas juché sur ses lingots.

« Moi, de toute façon, je peux rien dire contre la mine. Rien du tout ! Au contraire, je peux en dire que du bien, parce que la mine elle a fait du bien à tout le monde. Quand elle a fermé, il y en a beaucoup qui ont pleuré, dans l'Aude.
La mine, je le dis clairement, elle m'a fait bouffer donc je ne cracherai pas dans la soupe. Je n'étais pas obligé d'y aller. Je pense qu'on a travaillé correctement, la direction n'était pas malsaine, il y avait un syndicat qui était important et les gens pouvaient travailler dans de bonnes conditions. Bon, après, c'est une mine. C'est sûr que j'aime la nature, vous voyez où je vis. Il faut trouver le juste équilibre. »

Le juste équilibre. Pourquoi pas la mine équitable ou écoresponsable tant qu'on y est ? Et puis bientôt des smartphones en fibre végétale et la Tour Eiffel en pisé. Tous résilients, tous biodégradables, tous recyclés. En attendant ce futur vertueux, quand la mine de Salsigne a fermé, la préfectance n'a rien trouvé de mieux que de projeter la construction d'un centre d'enfouissement d'ordures ménagères sur le domaine de Lassac. Face à une bronca générale et à une procédure judiciaire révélant les magouilles habituelles, les mercenaires de l'État ont dû renoncer à leur idée de faire de l'Orbiel un dépotoir définitif. Un indigène autant énervé qu'inspiré commente : « La vallée de l'Orbiel, c'est la pute du département ! J'ai entendu ça à une réunion pour Lassac. J'avais trouvé l'image pas mal, parce qu'après la pollution de la mine avoir le toupet de vouloir y déposer les ordures ménagères de tout le département… c'est vraiment la pute : maintenant qu'elle a été souillée, allons-y gaiement ! C'est l'éjaculation de tous les Audois sur la vallée ! J'avais trouvé l'image crue mais vraie : une vieille pute de l'ère primaire avec sa rivière. »

Plaisir de la provoc, des gros mots, des coups de sang, disais-je plus haut. Langue de bois passée à la cognée. Ça soulage et ça maintient les nerfs à vif. Car qui sait d'où viendra la prochaine fumisterie ?

Récemment le cours de l'or a dépassé son niveau record de 3 500 dollars l'once. Salsigne, telle un phénix, prête à renaître de ses cendres contaminées ? La question se pose : « Au fond de la mine, on a un potentiel de vingt ans d'exploitation. Seulement c'est toujours pareil, c'est une question financière. »

Gageons que les saccageurs sauront trouver l'oseille.

Sébastien NAVARRO


[1] Sébastien Navarro, Panchot, Alter Ego Éditions, 2019.

[2] La validation des propos est à la discrétion de l'auteur. Aucun texte légal ne l'y oblige.

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10.09.2025 à 09:46

De l'huile sur le feu

F.G.

L'État est un bon gestionnaire. Il dilapide l'argent qu'il extorque aux salariés, et quand les caisses sont vides, il les maltraite davantage. Les maigres compensations des services publics ne l'intéressent plus. Ce qui compte, c'est gorger les propriétaires d'argent public, de gaver cette classe qui, au lieu de payer des impôts, les captent sous forme de contrats d'État ou d'« aides aux entreprises ». Aucun gouvernement ne s'embarrasse plus d'acheter la paix sociale. Il faut que la phynance (…)

- Odradek
Texte intégral (538 mots)


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L'État est un bon gestionnaire. Il dilapide l'argent qu'il extorque aux salariés, et quand les caisses sont vides, il les maltraite davantage. Les maigres compensations des services publics ne l'intéressent plus. Ce qui compte, c'est gorger les propriétaires d'argent public, de gaver cette classe qui, au lieu de payer des impôts, les captent sous forme de contrats d'État ou d'« aides aux entreprises ». Aucun gouvernement ne s'embarrasse plus d'acheter la paix sociale. Il faut que la phynance publique devienne richesse privée, et voilà tout.

De là tous les déficits qui, par un étrange retournement des lois économiques, permettent au débiteur qu'est l'État de saigner davantage ses véritables créanciers. Ceux qui vivent de son argent accusent la population de vivre au-dessus de ses moyens. Il faut bien que quelqu'un paie la vaisselle de l'Élysée, les garden-parties, le faste du pouvoir, les intérêts des banques et, pourquoi pas, une guerre à venir.

Si la masse des travailleurs se révolte, l'État doit avoir de quoi faire rentrer dans le rang la plèbe pour qu'elle charbonne et consomme, crache à nouveau ses impôts. Magie de l'aliénation : c'est encore son argent qui lui revient, sous forme de matraque, gaz et grenade, et qui sert à payer les porcs qui la passe à tabac.

Toutes ces dépenses, tous ces efforts de l'État ne servent finalement qu'un but : entretenir la dynamique économique d'un capitalisme mourant qui, en plus de nous voler notre vie, est en train de tout détruire. Il faudrait qu'on lui sacrifie encore deux jours par an de notre existence, sans même être payés, qu'on le laisse accaparer l'eau des nappes phréatiques, polluer les champs, courtiser les incendies et les épidémies. La France des honnêtes gens peut être fière de trimer et de payer ses taxes : elle nourrit ses empoisonneurs, qui rient au nez des cancéreux.

Un pouvoir si cynique, si fascisant, capable de violer des élections qu'il a lui-même convoquées et de rester sourd à des manifestations massives, ne se combat pas à coups de pétition.

Les Gilets jaunes l'avaient compris.

Le 10 septembre est l'occasion de leur rendre hommage – et peut-être de faire mieux.

GROUPE LUDDITE INTERNATIONAL
10 septembre 2025.

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08.09.2025 à 10:39

Plaidoyer pour un révisionnisme de guerre

F.G.

■ Avec cette recension de Pierre Souyri , nous inaugurons une nouvelle sous-rubrique – « Pages d'hier ». Ces textes pourront indifféremment prendre leur place dans les rubriques « Recensions et études critiques » ou « Spanish Cockpit » au vu des thématiques qu'elles aborderont. Il s'agira, pour nous, de puiser aux archives de quelques « grandes plumes » pour redonner un peu de lumière à des traces de l'ancien temps qui n'ont rien perdu de leur pertinence. Cet article a été originellement (…)

- Pages d'hier
Texte intégral (2284 mots)
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■ Avec cette recension de Pierre Souyri [1], nous inaugurons une nouvelle sous-rubrique – « Pages d'hier ». Ces textes pourront indifféremment prendre leur place dans les rubriques « Recensions et études critiques » ou « Spanish Cockpit » au vu des thématiques qu'elles aborderont. Il s'agira, pour nous, de puiser aux archives de quelques « grandes plumes » pour redonner un peu de lumière à des traces de l'ancien temps qui n'ont rien perdu de leur pertinence. Cet article a été originellement publié, sous le titre « Un plaidoyer pour l'anarchisme espagnol », dans la revue Les Annales : économies, sociétés, civilisation, 25e année, n° 2, 1970, pp. 402-404. À propos de l'ouvrage de César Lorenzo dont il est question ici, nous renvoyons à la recension critique que nous lui avons consacrée, à l'occasion de sa réédition très augmentée, en 2006, sous le titre Le Mouvement anarchiste en Espagne : pouvoir et révolution sociale [2]. Bonne lecture et bonne reprise ! – À contretemps.



■ César M. LORENZO
LES ANARCHISTES ESPAGNOLS ET LE POUVOIR
(1868-1969)
Le Seuil, collection Esprit, 1969, 430 p.


L'histoire de l'anarchisme espagnol est encore mal connue en France : articles, brochures, mémoires de militants, polémiques sur ce qui se passa au cours de la guerre civile de 1936 se comptent par centaines, mais il n'existait pas encore, en langue française, à l'exception du livre de D. Guérin, d'ouvrage s'efforçant de donner une vue d'ensemble de la question.

Le livre de César M. Lorenzo, qui a utilisé une importante documentation, comble partiellement cette lacune, encore qu'on ne puisse pas le considérer tout à fait comme une étude historique : il s'agit d'un livre engagé, qui prend souvent la forme d'un plaidoyer en faveur des fractions de l'anarchisme qui, au cours de la guerre civile, s'engageront dans une politique de participation ministérielle au côté des autres formations antifascistes.

Pour С. M. Lorenzo, les organisations anarchistes abordaient 1936 dans un état dramatique d'impréparation aux tâches révolutionnaires qui allaient leur échoir. Imbus de vues utopiques davantage empruntées à Malatesta et aux théoriciens de l'« acratisme » qu'à Bakounine, enfermés dans un véritable fétichisme de l'idée pure et de l'apolitisme, ignorant à peu près tout des questions économiques et militaires, inconscients des problèmes internationaux, les anarchistes nourrissaient trop souvent leurs rêves de mythes simples : le communisme libertaire était conçu comme un âge d'or qui naîtrait d'un seul coup, d'une action directe et violente détruisant les institutions maléfiques. Des tentatives avaient pourtant été faites pour donner au mouvement des conceptions plus réalistes. Mais ni le « possibilisme » libertaire de Salvador Segui, ni l'« anarcho-bolchevisme » de García Oliver, ni les propositions faites par Angel Pestaña pour faire accepter l'idée d'un parti syndicaliste, n'étaient parvenus à triompher de l'intransigeance sectaire de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), qui se claquemurait dans son univers de rêves.

Encore faudrait-il reconnaître que ces rêveurs avaient suscité et entretenu, dans le prolétariat et dans une partie de la paysannerie, un sens de l'action directe et une tradition de l'héroïsme dans le combat de rue qui ne furent pas sans efficacité en juillet 1936. Si les militants de la CNT (Confédération nationale du travail) et de la FAI, au lieu d'être animés par le mépris le plus total pour les ruses de l'action politicienne, avaient été, dès longtemps, intégrés à des organisations ayant l'habitude de la manœuvre, de la négociation et du compromis, auraient-ils eu l'audace de s'opposer, sans délai et presque sans armes, à la révolte des troupes franquistes, puis d'entamer, de leur propre initiative, en Catalogne et en Aragon, une des révolutions les plus radicales du siècle ? Mais il est aussi vrai que l'état d'esprit des libertaires constitua parfois un handicap pour la révolution. Non pas qu'il faille imputer à l'anarchisme toute la responsabilité du formidable émiettement des pouvoirs et des centres de décision qui se produisit après le 19 juillet 1936 et se traduisit par une foule d'initiatives locales, désordonnées, abusives et parfois meurtrières – la lutte contre les fascistes aboutit çà et là à des tueries aveugles et, plus rarement, à des actes de pillages. Cette situation résultait avant tout de l'écroulement soudain de toutes les autorités et, à travers cette « chaotisation » de la vie sociale, s'opérait aussi l'affirmation d'un nouveau pouvoir révolutionnaire issu de l'action des ouvriers et des paysans. Les anarchistes ne furent pas que des désorganisateurs : ces fanatiques de l'idée libertaire furent très vite amenés à exercer des pouvoirs de police, à organiser des tribunaux, à discipliner rudement les colonnes qui partaient pour le front et à user de la force pour imposer les décisions les plus urgentes. En Catalogne et en Aragon, surtout, ce furent souvent les patrouilles de contrôle de la CNT qui mirent un terme aux exécutions sommaires et entreprirent de faire respecter un ordre fort rigoureux au nom des comités qui se mirent rapidement à l'ouvrage pour permettre à l'économie collectivisée de fonctionner.

Il reste que les principes de l'anarchisme supportèrent mal d'être confrontés avec les exigences de la pratique révolutionnaire. Les militants de la CNT et de la FAI durent souvent, pour agir, ruser avec leur propre idéologie et se dissimuler à eux-mêmes le sens effectif de leur action : en Aragon, la CNT devint, en dépit de tout ce qu'elle aurait voulu être, une sorte de parti unique exerçant vigoureusement la dictature révolutionnaire. Les impératifs de la lutte provoquèrent ainsi une dissociation entre l'idée et la pratique effective et, dès lors, les voies étaient ouvertes pour que l'anarchisme s'achemine par étapes, au nom du réalisme, vers une révision de ses propres principes.

Les anarchistes qui prétendaient se situer à gauche de tous les courants révolutionnaires s'orientèrent, non pas vers la formation d'un pouvoir s'appuyant sur les divers organismes de démocratie directe mis en place par les ouvriers et les paysans en juillet 1936, mais vers la participation ministérielle au gouvernement bourgeois. Dès le 27 septembre, en dépit des réticences de militants qui, comme García Oliver, s'étaient prononcés pour l'établissement d'une dictature révolutionnaire, les hommes de la CNT participent au gouvernement catalan. Le 4 novembre 1936, ils entrent au gouvernement de Madrid.

С. M. Lorenzo expose longuement leurs justifications telles qu'elles ont été, dès l'été 1936, formulées par des leaders « révisionnistes » comme Horacio Martínez. Les forces libertaires, qui ne se sont puissamment développées qu'en Catalogne et en Aragon, n'ont pas la possibilité de triompher, sans une deuxième guerre civile, des autres forces antifascistes hostiles à l'accomplissement, elle, d'une révolution sociale. Parviendrait- d'ailleurs, à s'imposer à l'intérieur de l'Espagne antifranquiste, que la révolution libertaire se trouverait de toute manière dans l'impasse : l'Europe capitaliste tout entière, qu'elle soit fasciste ou démocratique, agirait pour l'étouffer et la briser. Il ne reste aux anarchistes d'autre possibilité que de renoncer à l'impossible pour se consacrer entièrement à la lutte antifasciste.

Cependant, à l'automne 1936, les anarchistes ne sont pas encore, comme on le dira plus tard, « prêts à renoncer à tout, sauf à la victoire » sur le fascisme. Il est vrai qu'ils font alors valoir qu'en entrant au gouvernement et en s'incorporant aux divers rouages de l'appareil d'État, ils fourniront – bien mieux que les politiciens républicains et socialistes qui, après avoir participé aux pires opérations de répression contre les travailleurs dans les années 1930, n'ont cessé depuis juillet 1936 d'hésiter et de tergiverser – une direction résolue et efficace dans la lutte contre le franquisme. Mais surtout ils prétendent qu'en devenant eux-mêmes des représentants des pouvoirs publics, ils parviendront à paralyser les tentatives de réaction, qui déjà se dessinent contre les collectivisations, et à sauvegarder l'essentiel des conquêtes sociales de juillet 1936. Les journaux anarchistes vont alors jusqu'à prétendre que l'État est devenu une « force neutre » et qu'il sera possible d'utiliser sa puissance pour consolider le socialisme naissant. Le révisionnisme anarchiste aboutit à des conceptions qui paraissent largement apparentées à celles des marxistes réformistes.

En fait, ministres et fonctionnaires anarchistes ne sauveront à peu près rien. En Catalogne et en Aragon, les couches petites-bourgeoises, épaulées par les communistes et par l'Union générale du travail (UGT, syndicat socialiste), qui servira souvent d'élément organisateur aux petits propriétaires, reconstituent leurs forces et l'État bourgeois, à demi désagrégé par la révolution de juillet 1936, reprend de la vigueur. Dès les premiers mois de 1937, des collisions parfois sanglantes se produisent entre les militants de la CNT et les forces bourgeoises et communistes. Le 2 mai 1937, dans les rues de Barcelone, c'est l'affrontement armé opposant les communistes et leurs alliés bourgeois aux hommes de la CNT et du Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM). Mais, redoutant une désorganisation des défenses antifascistes, les dirigeants anarchistes s'inclinent. Dès lors, les exigences de la bourgeoisie et des communistes se font sans cesse plus pressantes et, en août 1937, les divisions communistes et catalanistes écrasent les « collectivités ». Emprisonnés, destitués de leurs commandements et de leurs pouvoirs, les anarchistes sont mis au pas. Il est vrai que, en dépit des violences et des mesures de toutes sortes qui cherchent à les étouffer, les « collectivités » tiennent bon et même parfois se reconstituent. Mais, en tant que mouvement révolutionnaire, l'anarchisme est brisé. Ce sont désormais les éléments les plus conciliateurs qui détiennent le contrôle de ce qu'il reste des organisations libertaires, dont le glissement vers le réformisme se précise.

En mai 1938, la CNT donne son accord pour que soit garanties les « propriétés légitimement acquises » ; en août, elle entre, de concert avec les représentants de l'UGT, du patronat et du gouvernement, dans un Conseil du travail qui aura pour fonction d'arbitrer les conflits entre employeurs et ouvriers ; en décembre, elle se résigne à une restauration du catholicisme. Le syndicalisme anarchiste, qui, depuis 1937, s'est d'ailleurs réorganisé dans un sens centraliste et autoritaire, a perdu sa spécificité. Dominée par une bureaucratie qui a tout accepté pour pouvoir s'intégrer à l'État, elle n'est plus qu'une force d'appoint que républicains et socialistes utilisent désormais contre leurs alliés communistes devenus trop envahissants : ainsi, ce sont des troupes constituées par des militants de la CNT qui exécuteront, contre Negrín et les communistes, la tentative de coup d'État de mars 1939 en vue de mettre un terme à une guerre jugée perdue.

Les querelles, les déchirements, les scissions qui, après 1939, seront le lot des anarchistes contraints à l'émigration – C. M. Lorenzo en retrace longuement les péripéties – ne modifieront plus guère le visage d'un mouvement qui, hormis quelques groupuscules marginaux, continue à apparaître singulièrement assagi.

Pierre SOUYRI


[1] Sur Pierre Souyri, nous renvoyons à la notice que lui a consacrée « le Maitron », dictionnaire en ligne

[2] Cette nouvelle édition de 546 pages, en format 21 x 29,7 fut prise en charge par les vaillantes – au vu de la tâche ! – Éditions libertaires (Chaucre). La recension que Freddy Gomez lui a consacrée : « Trajectoires et mutations de l'anarchisme espagnol » – est consultable ici. [NdÉ.]

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28.08.2025 à 12:20

Reprendre, dit-on…

F.G.

Il faut reprendre puisque l'heure est à la rentrée. À la rentrée de quoi, on ne sait pas. D'une perpétuation du même, la merde ambiante qui nous colle aux basques, le génocide à Gaza qui ne cesse pas, la généralisation de la misère sociale, le désastre écologique aux effets permanents – qu'on a ressentis au plus profond de soi, au cours de nos pérégrinations estivales dans un Sud calciné ? D'une motion de censure qui, certes, ne ferait de mal à personne en renvoyant l'aveugle de Bétharram, (…)

- Odradek
Texte intégral (2207 mots)


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Il faut reprendre puisque l'heure est à la rentrée. À la rentrée de quoi, on ne sait pas. D'une perpétuation du même, la merde ambiante qui nous colle aux basques, le génocide à Gaza qui ne cesse pas, la généralisation de la misère sociale, le désastre écologique aux effets permanents – qu'on a ressentis au plus profond de soi, au cours de nos pérégrinations estivales dans un Sud calciné ? D'une motion de censure qui, certes, ne ferait de mal à personne en renvoyant l'aveugle de Bétharram, Premier Rien de ce gouvernement du néant, dans les poubelles de l'Histoire ? D'une hypothétique dissolution de l'Assemblée nationale ? Ou, plus enthousiasmant, d'un blocage du pays, comme semble l'indiquer une voix aux échos multiples et persistants portée, cet été, sur un ton de « retour des Gilets jaunes », par les réseaux dits sociaux ?

Pour sûr, cette hypothèse, apparemment contagieuse, aurait l'avantage d'ouvrir, de nouveau, l'espoir d'une perspective apartidaire offensive dans un paysage politique assez largement verrouillé. Petit rappel : d'un côté, un pouvoir macronien chancelant allié à la droite la plus sinistre qui soit – celle des Retailleau, Darmanin et consorts – qui a fini par devenir sa propre caricature : un corps de petits marquis d'Ancien Régime vivant de ses rapines et coups tordus sur le dos d'un peuple surtaxé, essoré, maltraité, calomnié et réprimé. De l'autre, une « gauche » dite raisonnable, c'est-à-dire sans substance et prête à toutes les compromissions, qui, après avoir pourtant eu l'occasion, à deux reprises – grâce à La France insoumise – de sortir de son impuissance, a démontré qu'elle était incapable de revenir, même minimalement, à des principes, préférant se noyer d'elle-même dans sa propre vase sociale-libérale. Qu'elle y reste ! Enfin, un Rassemblement national, en crise interne à la suite de la décision d'inéligibilité appliquée, en mars dernier et pour cinq ans, à sa cheftaine – en appel –, dont le principal fait d'armes, depuis le hold-up électoral macronien de l'été dernier, aura été de servir systématiquement de bouée de sauvetage à ce régime agonisant.


Tout atteste, dans les profondeurs du pays, d'un double mouvement : d'une part, un découragement profond devant l'ampleur de l'effort que suppose aujourd'hui la mise en branle d'une révolte sociale de grande ampleur contre un ordre policier surarmé et dépourvu de tous scrupules moraux ; de l'autre, largement partagée et contradictoirement exprimée, une colère – logique, froide, désespérée – qu'aucun mot ne peut traduire, mais qui est prête à exploser d'une manière ou d'une autre à la moindre étincelle. Les Gilets jaunes de 2018 étaient partis à l'assaut des Champs-Élysées convaincus qu'ils avaient la capacité d'aller chercher Macron chez lui. Il y avait, chez eux, disons, une certaine ingénuité, mais surtout la conviction qu'ils étaient dans leur droit et que leur cause était juste. Et elle l'était, contre tous les attentistes des avant-gardes d'arrière-garde qui, au mieux, prirent leur temps pour constater, ou pas, qu'un peuple – le peuple – s'était mis en mouvement en s'auto-organisant et sans demander l'avis de personne. Sept ans plus tard, ce qui semble se rejouer, ce qui du moins en prend les apparences, c'est, au crépuscule de ce pouvoir détesté, de ce système à bout de course, dans un monde lui-même fini, non pas un retour du même, mais un pari sur l'intelligence stratégique : tout bloquer, en élargissant le champ de l'action au maximum de compétences pour ce faire.

Déjà les Gilets jaunes de 2018 s'étaient préoccupés d'élargir leurs bases, sans y parvenir vraiment au vu des infamies à haute dose qu'avaient déversées sur eux la caste médiatique, l' « intellectualité » de plateau et bien des « contre-pouvoirs » – notamment liés à la gauche institutionnelle ou à la sphère syndicale. Ce qu'ils parvinrent à faire plus tard, à force de constance, en direction des quartiers populaires des grandes villes notamment. De même, la connivence combattante qu'ils parvinrent à établir, en matière de guérilla urbaine, avec des groupes proches de l'autonomie active, le plus souvent qualifiés par facilité de Black Blocs, attestait d'une capacité évidente de repositionnement tactique en fonction des possibilités qu'offrait l'extension réelle du domaine de la lutte.


Depuis 2018, tout a changé. En pire souvent – une répression policière de haute intensité a laissé beaucoup de monde sur le carreau et instauré un vrai climat de terreur à l'idée de devoir affronter les miliciens de l'Ordre bourgeois en manifestation, ces tueurs assermentés largement couverts par leurs instances et, au-delà, par les commis du mensonge déconcertant que sont devenus les journalistes-flics des médias dominants. Mais, en parallèle, les esprits, en sept ans, se sont aussi modifiés pour le meilleur, car les défaites accumulées – notamment celle du grand mouvement social de 2023 contre la réforme des retraites – ont indiscutablement fait bouger les lignes et les formes d'action. Pas assez sans doute, mais suffisamment pour que l'idée de converger vers des dispositifs d'action originaux, offensifs et partagés, l'ait emporté dans bien des têtes. Si le processus est lent, il s'est construit autour de l'idée de ciblage et d'action directe. Avec quelques succès majeurs, comme le soutien aux blocages actifs des raffineries et aux actions d'auto-réduction des « robins des bois » de l'Énergie, en 2023. Ce qui est né là, c'est indiscutablement une forme de réappropriation à la base de très anciennes formes de luttes dites « sauvages » – c'est-à-dire auto-organisées et libres de toute médiation d'appareil – du mouvement ouvrier des origines, celui d'avant sa domestication.

Dans une claire approche gilet-jaunée, l'appel « Bloquons tout le 10 septembre ! » s'inscrit dans une perspective de confrontation au long cours, offensivement unitaire, libre de toute tutelle et où l'imagination, l'invention, le mouvement devront être au cœur de l'action et la nourrir. Avec pour principale perspective d'épuiser l'ennemi, de le harceler furtivement de toutes parts, de faire apparaître au grand jour le rejet dont il est l'objet. Dans ce dispositif de soulèvement, le budget thatchérien de Bayrou sert – comme, en 2018, le rejet de l'injustissime « taxe carbone » – de point d'accroche à la mobilisation. Et qui pourrait être contre, en vérité, quand tout un chacun sait que l'adoption d'un tel budget antisocial contribuerait automatiquement à accélérer le processus infini de dégradation des conditions de vie des plus pauvres en instaurant le travailler plus pour gagner moins, en gelant drastiquement les prestations sociales et en faisant main basse, au passage, sur deux jours fériés.

Ce qui semble se tisser, dans les profondeurs imaginaires de ce mouvement en gestation, c'est une réappropriation collective des nombreuse colères sociales souterraines qui traversent le pays et qui, isolées, sont incapables, d'elles-mêmes et par elles-mêmes, de se généraliser en s'unifiant et finissent, les unes après les autres , par s'étioler dans le ressentiment, cette matrice du pire qui mène fatalement au pire : la fragmentation, le racisme, le complotisme, la haine de tous et toutes contre toutes et tous. En cela, cet « appel », dont personne ne sait vraiment d'où il vient, est remarquablement salutaire. Parce qu'il remet l'histoire sur ses pieds en rappelant à qui voudra l'entendre qu'il n'est nul autre sauveur suprême que le peuple lui-même, coalisé et agissant, veillant scrupuleusement à ne jamais être dépossédé de ses propres luttes pour l'auto-émancipation.


La condition de la réussite de ce mouvement relève d'une sorte de pari fou dont personne, à ce jour, ne peut prédire s'il sera gagnant ou perdant. Car les conditions de sa réussite, et de sa persistance, sont intrinsèquement liées à ses capacités à brasser large, non pas seulement pour occuper les rues, mais pour agir partout où l'occasion se présentera. Il suppose donc une capacité interne, collectivement assumée et si possible sans culte de l'étiquette à dépasser, sans les nier, les habitus, les cultures, les savoir-faire militants que tout un chacun, et c'est bien normal, tient à défendre et à cultiver. Les Gilets jaunes ont démontré, en leur temps, sur ce point – et chacun s'en souvient ou devrait s'en souvenir – une élasticité de tous les instants. Comme s'ils découvraient d'un coup, et bien plus rapidement que les militants professionnels enfermés dans leurs certitudes, que tout mouvement social d'ampleur auto-organisé est d'abord une agora et une terre d'accueil ouverte à la découverte des êtres qui, prédestinés ou pas, s'y retrouvent et s'y sentent bien. Quelle différence y a-t-il au fond, dans le désastre qui nous accable et nous détruit collectivement, entre un syndicaliste de base, militant de terrain, acquis à son organisation, mais contrarié, au mieux, par ses faiblesses, ses hésitations ou ses capitulations et un Gilet jaune, révolté sans parti, lassé de devoir constater, lutte après lutte, que tout est là pour que l'unité, la fusion opèrent dans la convergence combattante et active d'un peuple qui n'en peut plus. Qu'est-ce qui les sépare quand l'action commune, décidée en commun et votée en assemblée, est applicable dans l'instant et sans attente d'approbation d'aucun appareil de légitimation ? Rien. C'est ce mouvement dans le mouvement qui, s'il prend – en jaune, en rouge, en noir ou en tricolore version Enragés – fera la différence. Et c'est pour cela que, même sans manifester la moindre hostilité pour ceux qui voudront l'accompagner politiquement, il faudra qu'il défende avec force et constance son autonomie de fonctionnement et ses capacités décisionnaires assembléistes.


Bien sûr, personne n'est devin. Personne ne peut savoir ce que donnera cet « appel à tout bloquer à partir du 10 septembre ». On peut même douter qu'il donne quelque chose. Mais le doute ne doit pas être, comme en 2018, matière à déserter par avance un combat essentiel au prétexte, facile, que ce mouvement serait impur ou confus. Ce coup-là, on nous l'a déjà fait quand, vaillants mais isolés, les Gilets jaunes de la première vague appelaient à l'aide et que rares furent finalement les soutiens venus des bases syndicales. L'heure est désormais à la convergence, la vraie, celle qui permettrait tous les dépassements. Ce que craint le pouvoir, c'est précisément cela, ce qui, venant de partout et de nulle part, pourrait faire masse commune dans un mouvement suffisamment désidentifié pour n'être identifiable et corruptible par personne. On ne sait si c'est la recette pour vaincre, mais on croit savoir que, hors celle-là, toutes les autres tentatives, même massives, ont échoué à faire plier ce pouvoir malfaisant et sa police.


« Face aux malheurs qui affligent le monde, écrivit Noam Chomsky, broyer du noir ne sert à rien. Il faut être à l'affût des possibles. »

Et les saisir, ajouterai-je, comme une main qui se tend et qui, de geste en geste, pourrait faire chaîne humaine de résistance à l'abjection.

Freddy GOMEZ

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28.07.2025 à 09:25

Le continent Américo

F.G.

■ Américo NUNES ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà Conversations avec Yann Martin Édition et avant-propos de Freddy Gomez L'échappée, 2025, 304 p. Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2925 mots)


■ Américo NUNES
ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE
Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà

Conversations avec Yann Martin
Édition et avant-propos de Freddy Gomez
L'échappée, 2025, 304 p.

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Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués et émoustillés, les hommes repus rient. Puis, quittant le terrain du lubrique pour l'économique, Sir William Walker se fait grave et sérieux : « Et alors messieurs, dites-moi, selon vous, quel est le plus rentable : un esclave ou un ouvrier salarié ? »

Nous sommes au début du XIXe siècle à Queimada, île « imaginaire » des Caraïbes exploitée pour sa monoculture de cannes à sucre. Nous sommes dans un film – Queimada – réalisé par Gillo Pontecorvo et sorti sur les écrans français en janvier 1971. Quelques années plus tôt, le même Pontecorvo a réalisé La Bataille d'Alger. La question coloniale le travaille – de même que son corollaire : le mythe de la libération nationale.

Queimada est un film esthétiquement et politiquement brillant [1]. Il met en scène l'intrigant Sir William Walker – incarné par le retors et magnétique Marlon Brando – fomentant une révolution indigène aux seules fins que la Couronne britannique évince l'Empire portugais et fasse main basse sur la ressource sucrière de l'île. Abolir l'esclavage pour désentraver les règles du « libre marché » : le cynisme des fonctionnaires du Capital est sans limites. Ainsi, Walker-Brando expose les termes du deal aux colons : « Alors, qu'est-ce qui vous convient le mieux ? Voulez-vous la domination portugaise avec ses impôts, sa législation et son monopole commercial ou l'indépendance avec un gouvernement, une armée à vous, une administration à vous et la liberté du commerce avec tous, qui obéissent aux seules règles et au seul prix du commerce international ? »

Les colons semblent séduits, et puis l'idée d'être à la tête d'une nation indépendante a de la gueule. L'un d'entre eux se montre cependant hésitant : « Si notre nègre, alors qu'il cessera d'être esclave, au lieu de devenir ouvrier, voulait devenir patron ? » Walker-Brando saisit la perche : il n'est dans l'intérêt ni du business international ni du futur état insulaire que le processus révolutionnaire aille jusqu'à son « extrême conséquence ». Comprendre : les esclaves, futurs ouvriers « émancipés », devront rester à leur juste place. Tout changer pour que rien ne change, l'adage promu par un autre réalisateur italien – Visconti et son Guépard – trouve dans le Queimada de Pontecorvo une énième et froide illustration.

Un funambule mozambicain

Le hasard a bien fait les choses. La veille du soir où je vois Queimada, je viens de finir la lecture d'Orages pour un autre rêve. Empire portugais, question coloniale, libération nationale dévoyée : un même fil historique, les mêmes interrogations traversent ces deux œuvres. Sous-titré « Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà », Orages pour un autre rêve dresse le portrait d'Américo Nunes, né en 1939 dans un Mozambique alors encore sous domination portugaise et mort en janvier 2024 en France. « Américo », pas étonnant qu'avec un blaze pareil la vie du jeune Mozambicain ressemble à un continent ! « Pour lui, le chemin comptait plus que le but », résume Freddy Gomez dans un avant-propos qui tente de dresser le portrait d'un ami incasable, campé sur un socle « marxo-bakouninien » d'une richesse forcément complexe et franchement hétérodoxe.

Il y a pour sûr, un plaisir ineffable à lire un livre qui se présente sous la forme d'un long entretien. Le texte lui-même est porté, il subit une étonnante incarnation : on imagine les voix, les silences, les visages qui soudain s'apaisent, se sourient, complices, ou s'ombrent de concentration. Si la pâte textuelle a fait l'objet d'un long et patient travail d'homogénéisation littéraire, Orages pour un autre rêve conserve le charme spontané de la longue discussion où le temps s'étire et se contracte pour essayer de cerner au plus près la substance d'un parcours balloté par les accélérations de l'Histoire. Il y a des questions qui en annoncent d'autres, des réponses qui nécessitent de longs développements, des échappées contrôlées, des dérives, des points de fuite. Partant de cette dynamique partagée entre les deux locuteurs – Yann Martin en questionneur, Américo Nunes en témoin d'une vie –, le lecteur se prend au jeu ; il s'imagine troisième larron. Guerre froide, luttes anticoloniales, Mai 68, révolution conservatrice : Américo en a traversé des gros temps. Sa mémoire, chirurgicale, gratte avec précision les couches de sédiments historiques, alternant approche subjective et recul globalisant. En équilibre sur un fil ténu, le funambule mozambicain revisite à pas glissés son histoire entre fièvre philosophique et quête de praxis révolutionnaire.

Et si le livre se saisit d'une chronologie c'est à condition de ne pas refroidir, depuis le surplomb d'un regard vieilli ou mandarinal, les braises de ce qui fit « événement ». Le passé est comme la mémoire : en mouvement, toujours ; c'est lui qui habite le présent et le fortifie dans sa volonté transformatrice. D'où cet adage, magnifique, énoncé par Américo : « Tout est à reformuler éternellement et sans remords ».

Du « mal colonial » comme matrice politique

Tout commence donc dans ce morceau d'Afrique australe colonisé par les Portugais durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le Mozambique est cette « colonie dépotoir » hautement ségréguée dans laquelle grandit Américo, « fils d'une mère illettrée et d'un père surveillant des douanes ». L'empreinte coloniale ne divise pas seulement les « races » entre elles, elle maintient aussi à l'intérieur du bloc colonisateur les strates sociales issues de la matrice métropolitaine. C'est depuis cette position sociale « inférieure » qu'Américo nourrit une « rancune », voire une « haine » tenace à l'égard des « hautes castes ». Bien des décennies plus tard, il avouera toujours ressentir une « détestation » intacte à l'égard de la bourgeoisie, et ce, quelles que soient les latitudes mondiales où elle sévit. Mais c'est au lycée que sa conscience politique va se cristalliser et se frotter avec « l'éthos colonial ». Alors qu'avec des camarades il accompagne un journaliste dans une plantation de canne à sucre, il découvre l'infamie du travail forcé : « Ce que l'on y vit était affreux : des gens enchaînés, des gamins aux yeux malades couverts de mouches. Nous étions horrifiés, littéralement. Nous savions tout cela mais dans l'abstraction. Là nous avons constaté de visu cette réalité. Et cette vision nous a fait prendre conscience à jamais de l'étendue du “mal” colonial, de son inhumanité foncière et de la torture qu'il inflige à des âmes et à des corps mutilés sans retour. »

Lecteur boulimique, c'est grâce aux livres que le jeune Mozambicain épaissit et fortifie sa culture politique. Américo dévore tout ce qui passe à portée de mains. Le jeune homme a déjà saisi qu'une culture cloisonnée est une culture atrophiée. L'idéologie – « lieu pathologique du pouvoir » – est le piège dans lequel tombent les tronches faites en deux dimensions : le bien/le mal ; les dominants/les dominés ; les Blancs/les Noirs. La pensée binaire est confortable ; elle est aussi feignante, fonctionnant à la manière d'un réflexe pavlovien. Pour Américo, il est hors de question de se laisser enfermer dans un tel appauvrissement de l'esprit. La rencontre avec un livre est toujours promesse de l'expansion du moi intime. Là est la puissance et la jouissance. Sans jamais se complaire dans l'étalage, on devine le plaisir manifeste qu'il éprouve à citer des auteurs fondamentaux ayant balisé sa jeune vie : Roland, Istrati, Kazantzakis, Kafka, Proust, Musil, Malraux, Serge, Babeuf. Aperçu non exhaustif. Le jeune Nunes est marqué par l'acmé fraternelle de la Révolution française. La Communauté des égaux est cet universel qui permet de s'abreuver au « roman de l'utopie ». Ça tombe bien, bientôt viendra la lecture des socialistes dits « utopiques ». Le passé n'est plus une zone grise insaisissable, il est la fresque sur laquelle on grimpe pour jauger le monde et ses multiples possibles. L'utopie, pour y revenir, n'a rien d'un avenir figé en un équilibre parfait. Elle n'est pas cette stase de bonheur partagé – l'autre nom frelaté des futures républiques « socialistes » où l'envers du décor n'est qu'encasernement et purge incessante. Elle est l'effraction qui s'arpente. Le frottement avec l'altérité. Le penser contre. Y compris contre soi-même. Plutôt que leur affrontement, le dépassement des contraires : « Seule la tension entre le vrai et le faux est vraie, car dialectique », théorise encore génialement le Mozambicain.

Et puis quand les bouquins lassent, il y a le Ciné-Club de Beira, « aimant culturel » qui soude une « communauté ». Cinéma français, néoréalisme italien, réalisme soviétique, les films sont en VO et suivis d'un débat. Le jeune Américo découvre le monde mis en images ; il se socialise, discute de sujets qui font société. La cinéphilie ne le quittera plus.

D'Alger à la Commune de Censier

En juillet 1961, le Portugal se trouvant toujours sous la botte de Salazar, Américo refuse le service militaire, le fuit et s'installe en France. Inscrit en propédeutique à la Sorbonne, il lit les philosophes et milite pour l'indépendance du Mozambique. En juillet 1963, attiré par le « chant des sirènes du socialisme autogestionnaire », il traverse la Méditerranée et débarque à Alger. Délivrée de la férule française, l'Algérie fraîchement indépendante entend incarner une troisième voie entre les démocraties libérales et les socialismes autoritaires. Las, Alger, « capitale des révolutions » et phare tiers-mondiste des pays non alignés, cache mal une réalité où le Parti-État se veut hégémonique.

La géographie étant cul par-dessus tête, c'est à Alger qu'il rencontre Cuba. Américo devient traducteur pour l'agence cubaine Prensa Latina. En février 1965, lors de travaux préparatoires pour la Conférence afro-asiatique, il rencontre le Che. Malgré son aura, l'Argentin est déjà « un homme seul ». Le guérillero est celui qui empêche les révolutionnaires de capitaliser sur la révolution, autrement dit de poser leur cul dans leurs nouveaux fauteuils de dirigeants. Américo l'affirme : bien que biberonné au marxisme-léninisme, le Che doute de plus en plus du processus révolutionnaire cubain. Pire : il sait le « caractère mercantile et “impérialiste” de l'“aide” soviétique à Cuba ». Mais le Che a beau piger que la guerre froide est ce glacis qui empêche toute révolution réellement autonome d'émerger, il s'enferre dans sa visée révolutionnaire en Amérique du sud. Un entêtement qui causera sa perte et sa future transformation en icône. Chez Américo, la conscience se fait de plus en plus nette que quelque chose déconne dans le beau rêve de libération nationale : comme si, à peine décolonisés, les peuples changeaient juste d'oppresseurs. Inépuisable sentence du Guépard. Plus largement, c'est le processus révolutionnaire qui montre ses limites et le Pouvoir sa nature fondamentalement conservatrice et corruptrice. « La tragédie des révolutions, pointe-t-il avec justesse, c'est que, une fois épuisé leur moment auroral et romantique, cette parenthèse où elles s'articulent au sensible, au monde humain du sensible, au sensible du monde humain, elles se retournent contre elles-mêmes et finissent par s'autodétruire. »

Quelques mois après le coup d'État de Boumédiène de juin 1965, Américo quitte l'Algérie et revient en France. Deux ans plus tard, la mort du Che signe la fin de son « attirance pour le “donquichottisme” révolutionnaire tiers-mondiste » qui, in fine, fait toujours le jeu des États-nations et des oligarchies – qu'elles soient impérialistes ou patriotes. À Paris, Américo fréquente la librairie « La Vieille Taupe », « véritable cave à trésors » (on est bien avant la dérive négationniste de son taulier). Il rejoint « Pouvoir ouvrier », une scission de « Socialisme ou barbarie » et cœur galactique de ce qu'il appelle le « communisme de gauche ». Parallèlement à son militantisme, il s'inscrit à l'École pratique des hautes études et rédige un mémoire sur Ricardo Flores Magón [2] et la révolution sociale au Mexique. Autant dire que, quand pète Mai 68, l'homme de vingt-neuf ans qu'il est se révèle relativement « armé » pour exiger l'impossible avec les dépaveurs.

Mai 68 est une constellation. À l'intérieur, la Commune de Censier est un des astres incandescents autour duquel gravite Américo. Censier est le « contre-exemple de la Sorbonne qui baignait dans le Spectacle révolutionnaire ». Censier veut tenir à distance les sectes gauchistes et les idéologues à petits pieds. Censier se fout des programmatiques et des figures tutélaires. « C'était un espace en mouvement dans lequel nous cherchions à poétiser nos vies, nos existences en devenir vers des relations interindividuelles et inter-collectives inédites ». « Poétiser, poursuit Américo, pour le cas, ça voulait dire augmenter chacune de nos vies à travers toutes les autres, par des discussions sans a priori idéologique, par des débats où chacun pouvait exposer sans contrainte d'aucune sorte ce qu'il ressentait à propos du mouvement, de la camaraderie, de la vérité humaine, de notre propre vérité en action qui, au fond, ne pouvait se réaliser que dans le rapport aux autres. »

Orages pour un autre rêve est plus qu'un entretien dans lequel se dévoile un homme et son parcours. C'est un legs. Un continent. Une expérience partagée à l'aune de laquelle on mesure ce qui s'est perdu en cours de route, ce non-transmis de pratiques et de savoirs. Un héritage, une pensée avec lesquels l'urgence commande de renouer afin de faire mentir les oracles cyniques de Queimada et du Guépard. Histoire qu'enfin tout change pour que, réellement, tout change.

Sébastien NAVARRO

● On trouvera, en téléchargement, sur Radio libertaire, à l'adresse https://trousnoirs-radio-libertaire.org/trous_noirs/accueil.php, l'émission que « Trous noirs » a consacrée le 16 juin 2025, en présence de Freddy Gomez, au livre d'Américo Nunes, Orages pour un autre rêve.

● Par ailleurs, cet ouvrage fera l'objet d'une présentation, toujours par Freddy Gomez, le mercredi 13 août prochain, à 17 h, aux « Rencontres du Maquis de l'Émancipation », Commune du Maquis, Bois-Bas, 34210 Minerve.



[1] Un grand merci à l'ami Suno, de la Commune du Maquis à Minerve (Hérault), pour m'avoir fait découvrir cette pépite. Par ailleurs, j'ai appris, tout récemment, avec plaisir rqu'Américo Nunes, grand cinéphile, appréciait ce film.

[2] Américo Nunes, Ricardo Flores Magón : une utopie libertaire dans les révolutions du Mexique, Ab irato, 2019. Voir la recension de Freddy Gomez : « Ricardo Flores Magón, le rêveur en éveil ».

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21.07.2025 à 10:35

Un débat biaisé et dépassé

F.G.

« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la (…)

- En lisière
Texte intégral (5536 mots)


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« Si [Castoriadis] quitte le marxisme, ce n'est pas parce que le marxisme est une pensée révolutionnaire, mais parce qu'il ne l'est pas assez : “Partis du marxisme révolutionnaire, écrit-il, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires” » [1]

L'importance de Castoriadis réside, selon moi, ici : il est possible, et aujourd'hui même nécessaire, de constater que c'est la théorie de Marx qui devient un obstacle à l'actualisation de la théorisation du processus révolutionnaire. Jusqu'encore dans les années 1980, il était plus ou moins entendu que le problème venait, d'une manière ou d'une autre, d'une trahison de la pensée de Marx par certains acteurs sociaux, mais que le fond de sa théorisation du fait capitaliste restait globalement pertinent, l'essentiel étant de rétablir une certaine pureté théorique et critique.

On peut d'ailleurs mettre en relation avec ce constat, celui d'une perte de crédibilité de l'approche marxienne, un regain certain de l'approche libertaire de la contestation sociale. Plus globalement, ce constat remet sur le tapis le vieux débat entre « réforme » et « révolution » : si l'approche révolutionnaire – du moins telle qu'elle avait toujours été conceptualisée ! – a aujourd'hui du plomb dans l'aile, est-ce que cela valide après coup l'approche social-démocrate de règlement de la question sociale par la réforme, c'est-à-dire l'amélioration négociée des conditions d'existence ? Je ne le pense pas du tout : la question reste bien celle de remettre sur les rails une approche radicale de la contestation sociale, doublée d'une contestation sociétale [2], et ce dans une perspective révolutionnaire. Mais cela suppose de redéfinir la question révolutionnaire, de cesser de considérer cette question de la révolution comme une problématique de stratégie, voire plus basiquement de tactique politique, comme si ce qui était en jeu était parfaitement clair et prédéterminé. En effet, à partir du moment où l'on pose la question de la « réforme » ou de la « révolution », c'est que l'on en est arrivé à imaginer que des mesures particulières qui pourraient améliorer les conditions d'existences finiraient par se retourner contre des perspectives révolutionnaires plus larges : c'est finalement réduire cette question de la révolution à une pure et stricte question de bien-être matériel, bien-être qui serait refusé à la population, et que l'on pourrait donc « acheter » frauduleusement avec quelques mesures coercitives d'apaisement. Or, si une question révolutionnaire se pose, c'est parce qu'il y a bien autre chose que, justement, de simples questions matérielles, des questions qui touchent aux sens et aux principes qui gouvernent la société. Se focaliser sur la question du bien-être matériel et de la misère, c'est nécessairement se placer dans le champ de la « réforme », quand bien même elle passerait par des phases violentes voire insurrectionnelles. Les stratégies réformistes ne sont en rien incompatibles avec des approches violentes.

Je rappelle que l'approche de Marx était tout à fait pertinente en son temps, mais qu'elle se révèle, aujourd'hui, pratiquement inapte à rendre compte de la réalité présente, inaptitude pratique qui recèle et traduit nécessairement une inadéquation théorique : c'est sur ce décalage, ce déphasage, qu'il faut construire une démarche critique. A contrario que des tribuns puissent par exemple reprendre, en ce moment et telles quelles, les diatribes barrésiennes [3] sans en changer une virgule est révélateur, en mode inversé, du même vertigineux passage du temps… Pour en revenir à Marx, il y a trois manières de traiter la problématique posée : soit l'approche marxienne était cohérente en son temps, et continue de l'être ; soit cette approche était déjà fausse au départ ; soit, et c'est ma position, elle était correcte à l'origine et est devenue inadaptée aujourd'hui. Et c'est dans ce déphasage lui-même que je situe, que j'essaie de comprendre, la perspective révolutionnaire, la dialectique révolutionnaire (tautologie).

Nous sommes face à une contrainte très particulière : la rationalité de ce monde est en cause et c'est bien de rationalité qu'il nous faut changer, ce qui est en contradiction avec la vision « classique » de l'histoire qui nous emmenait, nous emportait, d'une situation d'ignorance vers un monde de la maîtrise rationnelle de l'existence – processus que la modernité associait au « progrès », et qui, malheureusement, ne fonctionne plus qu'en se manifestant sous la forme d'une perte généralisée de sens.

Or, ce qui pose une urgence révolutionnaire, ce n'est plus une question de « tactique », mais l'incapacité de toutes les options politiques, voire philosophiques, existantes à apporter une solution viable à la question sociale ; ce qui pose cette urgence, c'est la nécessité (subjective) de trouver des solutions (objectives) qui n'existent pas à l'heure actuelle ; ce qui pose cette urgence, c'est le besoin de connecter besoins subjectifs et contraintes matérielles dans une nouvelle configuration historique qui n'a pas d'antécédents dans le passé.

Cela pourrait à première vue ressembler à l'ancienne maxime « du passé faisons table rase », mais il ne s'agit pas vraiment de cela : il ne s'agit pas de trop simplement vouloir organiser le même monde autrement – supprimer les privilèges, les inégalités, les injustices, etc. – en considérant ces préalables de justice et d'égalité comme des invariants historiques dont les contenus auraient été pervertis, instrumentalisés et détournés par les diverses expressions de pouvoirs, pouvoirs n'ayant pour seule ambition que celle de maintenir par tous les moyens une distance intéressée avec les populations et les territoires qu'ils contrôlent.

S'il s'agit, bien entendu, aussi de supprimer ces privilèges, inégalités et injustices, la question révolutionnaire se pose non pas à cause de forces coercitives qui, dans une certaine mesure – et dans une certaine mesure seulement –, les garantissent, mais parce que c'est le sens même de ce qui est juste et de ce qui fonde l'égalité qui est aujourd'hui en pleine déliquescence. Nul ne peut dire que, dans tel endroit du monde, cette redéfinition du socle sociétal se fera de manière plus ou moins violente et, dans tel autre, de manière plus ou moins pacifique : le cycle révolutionnaire de la modernité tel qu'il s'est exprimé au XVIIIe siècle a partout pris des formes diverses, et idem pour d'autres cycles révolutionnaires. Le point important est que ce n'est pas le caractère violent, le degré de violence physique, qui confère nécessairement un caractère révolutionnaire. On pourrait même considérer que la violence est d'abord la marque du conservatisme, l'argument dernier des forces du statu quo.

Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, ce n'est pas à proprement parler tel degré de misère, tel degré d'humiliation, tel degré d'exclusion, etc., qui, par elles-mêmes, aussi extrêmes et inqualifiables qu'elles aient pu être, n'ont jamais produit de révolutions. Ce qui la pose, c'est l'impossibilité de continuer à décrire, à expliquer, à justifier la cohésion de l'ordre existant au nom de l'ensemble des référentiels idéologiques qui ont pignon sur rue et sur cour. Ce qui pose l'urgence révolutionnaire, c'est la volonté de rompre avec l'ensemble de ces référentiels, en l'absence d'alternative claire, en l'absence d'un système de rationalisation explicite et de solutions toutes faites et déjà prêtes qui permettraient de refonder le réel.

Il faut décorréler le concept de révolution de la seule notion politique de mise à bas d'un pouvoir établi : déboulonner ces pouvoirs est incontestablement nécessaire, mais absolument pas, absolument plus suffisant, et c'est cette différence qu'il nous faut aussi apprendre à cerner, à circonscrire. La question n'est pas de négocier des changements ou bien de les imposer, mais bien de définir les fractures qui redonneront du sens – sans savoir si les processus concernés passeront nécessairement par une phase de violence ; en tout cas, la violence n'est pas un critère premier de qualification et de détermination du fait révolutionnaire.

Un engagement révolutionnaire est avant tout un saut conscient dans l'inconnu – oxymore dont je suis parfaitement conscient –, un engagement dans et pour une autre organisation de la vie, sans aucun filet de sécurité sur la consistance future de l'ordre social, avec pour seul savoir le refus de l'existant et le refus des justifications de l'existant. D'ailleurs, la crise climatique et écologique globale à laquelle nous sommes confrontés dès à présent pose déjà un tel impératif de saut dans l'inconnu qui invalide pour l'essentiel tout ce que nous savions – ou pensions savoir historiquement – de l'existence.

Derrière cet engagement révolutionnaire, il y a la certitude que le passé n'est qu'une carrière de matières premières instables, un champ de ruines à reconstruire sans aucun plan préexistant et sans aide extérieure, un terreau en friche qu'il faudra dompter et ordonner collectivement, sur le tas. Il ne s'agit donc pas de partir de rien, mais bien de tout ce que ce monde aura été, mais en le réinventant à partir de là. Le problème, dramatique à bien des égards, est que les hommes ne détestent rien tant que… le changement. Ils ne sont capables d'inventer du neuf qu'à la condition de pouvoir réinventer une continuité avec le passé : d'où, d'ailleurs, cette perversité de l'histoire, du moins de certaines limites de la subjectivité humaine, qui, pour invisibiliser l'urgence des redéfinitions du présent, la maquille en impératif catégorique de l'invariabilité d'autant plus absolue du passé que le présent devient plus insaisissable. On assiste de nos jours, et de façon presque caricaturale, à un tel phénomène d'aveuglement historique [4], à travers la prolifération virale des « fondamentalismes » néo-religieux et néo-politiques qui concernent, bien au-delà de l'islam, toutes les aires religieuses – judaïsme, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme, etc. [5] – et toutes les aires politiques où prolifèrent diverses tentatives de réaffirmation frauduleuse de l'intangibilité absolue et mystique des nations, ces deux phénomènes se croisant et s'imbriquant facilement.

S'il est aujourd'hui possible de dessiner maladroitement une ligne de fracture dans la société, elle ne recouvre qu'imparfaitement, sans les ignorer pour autant, les problématiques « classiques » de misère, d'humiliation, d'exclusion, de justice, d'égalité ou de liberté. La ligne de fracture concerne en premier chef un rapport à l'histoire, un rapport à la temporalité de l'existence, temporalité qui ne se réduit absolument pas aux quelques années ou décennies que tout un chacun passe sur cette terre, mais bien à la façon dont tout un chacun s'inscrit dans toute l'histoire de l'humanité, passé et futur compris. La crise révolutionnaire à laquelle nous sommes confrontés est une crise de ce temps long, une crise de la cohérence vécue de ce temps long, crise aggravée et concomitante avec la crise climatique et écologique, qui se renforcent l'une l'autre.

Cette crise révolutionnaire peut donc se lire comme un cisaillement entre, au moins, deux histoires, dont, à l'une des extrémités, on trouve ceux qui veulent renoncer à l'histoire au nom de sa fixité, de son immuabilité, de son intangibilité supposées – extrémistes néo-religieux et néo-politiques –, mais aussi ceux qui veulent renoncer, non pas tant au temps historique, mais à l'espace historique – néo-humanistes et mystiques de l'exil spatial ou de l'exil océanique – et, à l'autre extrémité, on rencontrera tous ceux pour qui il n'est possible de changer le monde et le présent qu'en s'inscrivant en faux contre toute l'histoire de l'humanité, non pour la nier, mais en la réordonnant nécessairement pour s'ouvrir collectivement et planétairement un autre présent-futur. Bien entendu, cette autre extrémité ne peut exister que comme tension vers une réalité nécessaire mais simultanément indéfinie – et c'est pourquoi il n'est au pouvoir de personne de l'incarner. Précisons tout de suite que cette « nécessité » est une nécessité subjectivement vécue, qui mesure seulement la défection et la distance vis-à-vis de l'existant, et non pas une nécessité objective qui devrait impérativement réaliser quelque chose de prédéfini.

Dans le champ marqué par ces extrémités, même si la balance penche apparemment en ce moment clairement d'un côté, on peut trouver place pour toutes les nuances et toutes les contradictions. Ce sur quoi je voudrais insister, c'est que jusqu'à présent, la question de la révolution a généralement été posée comme une solution rationnelle à un ensemble de problèmes pratiques – inégalités, injustices, misères, etc. –, en supposant, en partie à raison, que les forces qui structurent la société ne renonceront à leurs avantages spécifiques que dans un rapport de forces que l'activité révolutionnaire avait précisément comme objectif de renverser à travers une activité organisationnelle et théorique de dévoilement du réel. Mais une telle approche a, malheureusement, depuis longtemps fait faillite : non pas parce que la social-démocratie aurait contribué à affaiblir le camp révolutionnaire, mais parce que la construction de ce rapport de forces – l'organisation du champ du travail – permettait de peser immédiatement sur l'ordre économique, même si, d'une part, cette organisation n'était pas suffisante pour le renverser et parce que, d'autre part, ce champ du travail finira par apparaître et se réaliser comme une dimension intégrée du capitalisme. Comment serait-il possible de renoncer socialement à agir sur la réalité lorsque cela est immédiatement possible, d'acquérir des avantages limités au nom d'une maximisation future mais différée et hypothétique ? Fallait-il renoncer aux augmentations de salaire sous prétexte de ne pas relativiser la conflictualité sociale ?

Ce que nous avons été depuis forcé d'apprendre, c'est qu'il n'y a aucun réel tapi derrière des rideaux de fumée idéologiques qu'il suffirait de dissiper pour en laisser apparaître la juste et pleine signification, condition centrale de sa maîtrise rationnelle. La science et la rationalité étaient les outils centraux du dévoilement et de la dissipation des brumes de l'ignorance, mais cette trop belle et angélique romance ne tient plus. Il n'y a plus que la réalité telle qu'elle est effectivement construite, justifiée et organisée, et le rejet, d'abord sans mots, sans phrases, sans récits, de cette même réalité : c'est ce rejet qui, simultanément, déconstruit et reconstruit, en un même mouvement, l'exigence d'une réalité alternative, d'une réalité autre, non pas en agençant d'une manière différente les mêmes pièces d'un « mécano » social, mais d'une réalité dont il convient d'accoucher une autre cohérence intime, intrinsèque, organique, etc.

Ce monde n'a pas seulement des tares effectivement condamnables, parfaitement listées, qu'il n'est pas utile de détailler tant elles sont parfaitement identifiables hic et nunc : le problème de ces tares, c'est qu'elles sont également, aussi, en même temps et toujours, des constructions qui n'existent socialement que dans une durée, dans une épaisseur temporelle. Le tort de l'approche révolutionnaire classique est bien évidemment d'avoir réduit ces tares à des problématiques ponctuelles, centrées dans le temps court et l'instantané, et appelant automatiquement des réponses de type mécanique et organisationnel : forces et contre-forces, action-réaction, soumission-révolte, etc. L'« avantage » de cette approche, si l'on peut dire, c'est qu'elle permet, en apparence, d'expliquer pourquoi ces tares sociales continuent d'étendre leurs nuisances et maléfices : le rapport de forces n'est toujours pas favorable pour en tarir la source. Mais depuis le temps que dure le problème – une éternité à échelle de vie humaine –, il faudrait sans doute essayer de considérer que le blocage est en partie ailleurs, dans l'incapacité de lire et de décrypter ces tares comme des phénomènes étendus dans le temps long, comme des phénomènes qui doivent être combattus dans la durée, à partir de leurs racines qui plongent dans une épaisseur mémorielle.

Ce que je veux dire par-là, c'est que notre présent est en (grande) partie un héritage, construit couche générationnelle après couche générationnelle, chacune cultivant sa propre épaisseur temporelle : contester radicalement le présent, c'est contester cette sédimentation, en identifier les failles et les tiraillements, les fractures et les rafistolages, les tensions et les affaissements, les discordances et les étaiements. Selon moi, une contestation révolutionnaire du présent ne consiste pas seulement à remettre en cause un ordre immédiat, mais aussi à inscrire, simultanément, cette contestation dans la mise en question de la sédimentation historique et du récit singulier qui a permis, un temps, à cette histoire de faire sens : les tares sociales du présent ne peuvent être remises en question qu'avec le refus d'une certaine construction mentale qui aura permis de les faire naître et prospérer [6]. La force de tous les pouvoirs ne réside que dans la cohésion qu'ils peuvent construire entre les armes dont ils ont l'usage et les justifications qu'ils sont capables de faire admettre : ces deux dimensions sont indissociables. Pourtant, s'il arrive parfois que des pouvoirs s'effondrent à la suite d'un mauvais usage de leur armement matériel, il n'arrive jamais que des pouvoirs survivent (longtemps) à leur incapacité à maintenir vivant le récit qui les légitimait.

Cette question du sens des choses, du monde et de l'existence ne peut se poser que dans le temps long, dans la mutation, la métamorphose, la dérive qui lient et affectent les diverses et toujours provisoires et instables cohésions sociétales – cohésions sociétales qui doivent s'apprécier simultanément sur les plans rationnel, subjectif, émotionnel, symbolique et matériel (liste non exhaustive). C'est à ce niveau seulement que se pose la question révolutionnaire, et c'est à ce niveau seulement que l'on sort des mirages et des impasses léninistes.

Comment penser que des siècles de façonnage de la société autour de réalités vécues – Dieu, l'État, la guerre, l'esclavage, le patriarcat, la faim, les épidémies, etc. – n'aient pas de répercussions dans la structuration intime même de l'humanité ? Ces réalités vécues sont perçues comme s'étirant dans le temps, non seulement parce qu'elles auraient une antériorité chronologique, mais parce que cette antériorité a une épaisseur subjective constitutive du vécu immédiat.

Ce qui caractérise la fragmentation du vécu présent, c'est la fragmentation de cette épaisseur temporelle, pas seulement une désorganisation, un effilochement des forces qui tiennent ensemble le vécu immédiat, mais aussi une désorganisation, une usure irréversible de la trame historique qui avait permis de tisser une réalité aujourd'hui dans l'impasse. Pour continuer à filer la métaphore des couches mémorielles, c'est un peu comme si on les comparaît à des couches neigeuses en montagne, couches qui risquent à tout moment de se désolidariser en provoquant une avalanche suite à un événement imprévu. Une telle impasse explique une sorte de mouvement général de panique, qui pousse, dans toutes les aires historiques, de larges pans de sociétés en décomposition à s'accrocher maladivement et désespérément à des bouées mémorielles. Et toutes les sociétés existantes sont concernées à des titres divers. Il ne semble plus aujourd'hui exister nulle part sur terre de refuge contre ce tsunami inversé, qui, prenant acte de la dissolution de la cohésion historique du présent, en tant que phénomène culturel global majeur de ce présent, entraîne en cascade, par un jeu de domino, un délitement de l'ensemble des constructions mémorielles passées.

L'ancienne approche révolutionnaire reposait sur une structure linéaire et cumulative du temps et de l'histoire, son déroulement, quasi mécanique, devant conduire, par un affinement dialectique de la conscience et de l'intelligence du réel et du vécu, vers la possibilité d'une maîtrise rationnelle aussi bien du monde matériel que du monde social : c'est cette lecture-là qui ne tient plus. Si cela est devenu tristement banal, mais pertinent, de constater que le mouvement ouvrier a disparu ainsi que la conscience de classe qui était censée l'habiter, ce fait me semble pourtant mal analysé, en particulier parce qu'il continue d'être jugé au nom du processus révolutionnaire particulier qui assignait à ce mouvement ouvrier une fonction eschatologique. D'où, au nom de la volonté de sauvegarder ce même processus révolutionnaire, la nécessité de conclure à l'embourgeoisement du prolétariat, à la trahison de sa mission en ayant cédé aux sirènes du consumérisme, etc., et la tentative désespérée de trouver une autre définition du prolétariat, un autre agent de cette révolution intemporelle qui aura perdu ses troupes. Comment ne pas voir qu'il y a une erreur de raisonnement ? Ce n'est pas parce que le processus révolutionnaire imaginé et attaché au mouvement ouvrier s'est liquéfié que cela invalide la possibilité d'une autre révolution, d'une autre dynamique révolutionnaire. L'histoire peut très bien rester fondamentalement révolutionnaire, ce que je pense, mais il faut pour cela changer… l'angle d'approche et la focale. Je suis fermement convaincu que c'est l'ancienne approche « prolétarienne » du processus révolutionnaire qui est l'un des principaux obstacles à la reconnaissance d'un autre processus révolutionnaire – qui est déjà à l'œuvre en tant que négatif de l'immense perte de sens du réel qui travaille horizontalement la société, voire l'ensemble des sociétés terrestres.

Le fait majeur de la réalité présente est de reposer sur une perte généralisée du sens de l'existence, perte face à laquelle une partie, et une partie seulement, des différents corps sociaux qui peuplent la planète, même avec des variantes et des nuances, s'accrochent, avec des degrés variables de violence, à des bouées mémorielles en espérant ne pas se faire emporter par un processus qu'ils qualifient d'effondrement – puisque toutes leurs valeurs sont remises en cause –, mais que l'on pourrait peut-être plus justement qualifier de métamorphose du réel – puisque ces mêmes valeurs nous sommes nombreux à n'en plus vouloir, à les rejeter et à les combattre.

C'est ce vide, cette inadéquation – tout à fait nouvelle, originale, et même « originelle » – de toutes les intelligences et de tous les ressentis passés du monde et de l'existence, qui est la force de transformation de la réalité, simultanément sous une forme négative et sous une forme positive. Pour prendre un exemple, on pourrait considérer que l'émergence, certes significative, des fondamentalismes religieux – qui ne sont que très superficiellement des réminiscences du passé, et qui doivent être compris comme des réponses actuelles à une problématique qui les dépasse –, et leur capacité à saturer l'espace médiatique – puisque, de fait, il est au quotidien le gardien patenté du « sens » conventionnel – traduit réellement une régression par rapport à l'idéal de progrès, de tolérance, de démocratie, etc., qui structurait jusque-là positivement la société. Si on met ces deux données face à face, force est de conclure « mécaniquement » à une régression, sauf que la réalité, ce n'est pas seulement ce face-à-face caricatural, mais un maelström beaucoup plus ambigu de contradictions multiples, où ce qui domine c'est le fait d'être perdu, sans repères, sans répondant, avec un refus plus ou moins net de l'existant, une défiance majeure envers les institutions et les divers agents qui en gèrent ou en réclament les gouvernails.

Les affirmations plus ou moins tapageuses qui rythment les théâtralisations binaires et manichéennes de ce que l'on nous vend comme la vie publique, généralement d'autant plus sonores qu'elles sont pauvres, ne doivent pas être prises au premier degré, mais être relativisées en regard de l'océan de défiance silencieuse et de rejet qu'elles suscitent. On en a encore l'exemple au niveau politique : si on écoutait les tribuns, nous serions face à une guerre civile entre des opposants à la puissance démesurée, alors que nous devons surtout opposer à la puissance égotiste de ces démiurges autoproclamés, qui ne trompent réellement que peu de monde, un corps social qu'ils désespèrent et qui se réfugie dans une abstention de plus en plus politique. Si ces tribuns représentent un danger, et un danger parfois existentiel dans certaines parties du monde, ce n'est pas parce qu'ils représenteraient une quelconque alternative, mais bien parce qu'ils sont des pauvres monstres blessés, blessés dans leurs certitudes, leur orgueil, dans leurs fantasmes patriarcaux, dans leur relation à un monde qui leur échappe comme jamais.

Par-delà le dramatique mur écologique qui se dresse devant nous, ce n'est pas tant le monde qui s'effondre que l'ensemble des anciennes certitudes qui lui donnait un semblant de consistance, et probablement que cette rupture dans la conscience et la perception du monde est un effet de ce même mur. Ce qui a changé le plus radicalement d'avec l'ancienne approche révolutionnaire, c'est que cette dernière pouvait nous apparaître, il y a peu encore, comme un horizon armé de la pleine conscience de l'histoire, alors que notre tâche présente est de la construire sur la dissolution de cette ancienne histoire qui a perdu sa boussole et ses repères. Cette dissolution n'est pas une condamnation d'une capacité à agir, elle en devient la condition. Ce n'est pas notre monde, notre représentation du monde, qui est en train de se dissoudre, c'est bien le monde de nos tourmenteurs, et la représentation qu'ils s'en font. Bien entendu, notre responsabilité est engagée sur ce que nous voulons faire de notre monde, il ne se fera pas tout seul – même si cela ne dit toujours rien sur la méthode à suivre. Mais c'est peut-être aussi une condition pour que personne ne puisse l'incarner…

Toutes les sociétés anciennes se sont effondrées lorsque leur cosmogonie a fait faillite, quelle qu'ait pu être leur puissance matérielle. Elles se sont effondrées lorsque l'ordre pensé du monde s'est finalement trouvé en contradiction avec son ordre matériel. L'ambition de toute approche révolutionnaire est donc de s'attacher à rebâtir simultanément les deux sur de nouvelles bases, dans l'espoir de leur donner une unité qui nécessairement ne pouvait pas exister auparavant. L'approche révolutionnaire est de creuser, d'approfondir la dissonance entre l'ordre sensible et l'ordre raisonné du monde, dissonance – dissociation –, qui ne tient que par la violence de l'ordre social institué, mais aussi violence qui est la mesure négative et sensible d'un autre possible.

LOUIS
Colmar, 2021.
[Texte repris du blog « En finir avec ce monde » ]
Illustration : Philip Guston


[1] Bernard Quiriny, « Révolutionnaires et réformistes face au marxisme », in : « Socialisme ou Barbarie » aujourd'hui.

[2] Une précision s'impose : pour moi, le « sociétal » englobe le « social ». Le « social » définit des rapports économiques et politiques sociologiquement structurés et normalisés, alors que le « sociétal » surajoute à ces rapports, évidement conflictuels, des conflits de représentations historiques et symboliques. Deux slogans fleurissent parfois sur les murs de nos villes : « Le féminisme sans la lutte des classes, c'est du développement personnel » et « L'écologie sans la lutte des classes, c'est du jardinage ». Il faut bien reconnaître que l'on peut facilement avoir une vision caricaturale du « sociétal » à la sauce médiatique, qui précisément réduit le féminisme à du développement personnel et l'écologie à du jardinage. Mais il existe également une dimension du féminisme et de l'écologie non prise en compte et qui s'inscrivait dans ce que l'on entendait jusque récemment comme « lutte des classes ». D'où, pour partie son inactualité. C'est dans cette dimension manquante que je situe le « sociétal ».

[3] Maurice Barrès, Étude pour la protection des ouvriers français : contre les étrangers (source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k814588.image). La question que je pose est la suivante : pourquoi assiste-t-on à une sorte de réminiscence barrésienne, et pas du tout de la critique prolétarienne ? Je considère qu'une partie de la réponse se trouve négativement dans l'œuvre de Marx, négativité non pas originelle, mais historiquement élaborée.

[4] José Saramago, L'Effondrement, Seuil, 1997.

[5] Pierre Conesa, Avec Dieu on ne discute pas !, Robert Laffont, 2020. L'intérêt de ce livre est surtout de signaler que les fondamentalismes islamistes doivent être corrélés avec l'ensemble des autres fondamentalismes, car le phénomène est global et touche toutes les religions. Son panorama mondial des violences religieuses reste, cela dit, prisonnier du temps court.

[6] Dans Humeur noire – Actes Sud, 2021 –, Anne-Marie Garat tente, sous une forme littéraire, de mettre des mots sur le refus bordelais de faire face à son passé esclavagiste et pétainiste…

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30.06.2025 à 08:48

1903 : guerre sociale à Hennebont

F.G.

Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des (…)

- Sous les pavés la grève
Texte intégral (5119 mots)


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Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des « Eudistes » de Kerlois à la recherche de navets et de pommes de terre. Pour éviter le spectacle d'une « émeute du pain » qui rappellerait fâcheusement l'Ancien Régime – le jour anniversaire de son décès –, la municipalité républicaine (modérée) va faire distribuer au domicile des nécessiteux, et non à la mairie, des bons de pain et de viande.

Sous la tutelle des Forges

En invitant ses concitoyens à pavoiser malgré tout « en signe d'attachement inébranlable à la République », le maire d'Hennebont, J. Giband (ex-directeur des Forges), nourrit beaucoup d'illusions sur la popularité du régime en milieu ouvrier. À Hennebont, à Lochrist, à lnzinzac, à Languidic, on ne pavoise pas pour une République qui, au nom du libéralisme, tolère que le peuple soit réduit à la famine. Car c'est de cela qu'il s'agit : 34 sous par jour pour nourrir, ou plutôt assurer la survie d'une famille de 5 ou 6 enfants, tels sont les salaires des manœuvres des Forges ; dix-huit heures par jour d'un labeur sans répit pour le seul profit des actionnaires du puissant groupe des « Cirages français », qui possède trois usines en France – Hennebont, Lyon, Saint-Ouen –, deux en Russie et une en Espagne.

Ayant le monopole de l'emploi dans une campagne surchargée de bras, catholique et respectueuse de l'ordre établi, les Forges exercent alors une tutelle sans partage sur la région ; le fauteuil du maire d'Hennebont est et sera encore longtemps le fief du tout-puissant directeur de l'entreprise : Émile Trottier, le fondateur en 1858, J. Giband de 1896 à 1919, C. Herwegh entre les deux guerres cumuleront ainsi les deux fonctions pour le plus grand bien des intérêts de la Compagnie.

Lorsqu'il a été nommé directeur en 1880, Giband s'est juré de faire de l'usine l'une des premières entreprises nationales de fabrication de fer-blanc. Ingénieur métallurgiste ambitieux (il fut l'un des premiers en France à fabriquer de l'acier Martin sur sol basique), gros actionnaire intéressé de très près aux profits de l'entreprise, Giband donne une impulsion très forte aux Forges qui, de 400 employés en 1880, passent à plus de 1 500 au début du siècle. L'usine tourne alors à plein rendement, approvisionnée en charbon par les vapeurs anglais qui remontent le Blavet jusqu'au barrage des « Trois-Sapins » (en aval d'Hennebont) où les chalands prennent le relais jusqu'à Lochrist. C'est ici, dans un coude de la rivière, que sont installées les Forges : longs bâtiments aveugles de brique terne, hautes cheminées crachant leurs fumées noires, tristes rangées de maisons ouvrières, va-et-vient incessant des débardeurs et des bateliers, mugissement des sirènes, sortie des équipes de jour, relève des équipes de nuit, usinières de l'atelier d'étamage se hâtant vers les travaux du ménage, usiniers « défoncés » par la tâche et les « assommoirs » du bord des quais, gamins de douze ans dont le « salaire » arrondit un peu celui du père, adolescents vieux avant l'âge, ici c'est l'enfer : jamais moins de douze heures de travail par jour pour un salaire qui dépasse rarement quarante sous, des cadences infernales en période de pointe, particulièrement aux fours où les « gaziers » – ou « dégouyetteurs » – tisonnent le charbon sans répit pour que la production ne se ralentisse pas, au laminoir à froid où les enfants poussent les feuilles d'acier entre les rouleaux qui martyrisent les doigts, au laminoir à chaud où de jeunes ouvriers, brûlés par le feu du métal, font parfois, quand la production l'exige, 60 heures d'affilée à l'usine.

Écrasée, inorganisée, la première génération d'ouvriers-paysans des Forges a dû supporter ces conditions de travail dignes du bagne ; leurs fils tireront la leçon du passé en créant face au patronat une « caisse de secours mutuel » alimentée par les cotisations ouvrières [1], un syndicat révolutionnaire partisan de la grève et de l'action directe – la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes et similaires d'Hennebont et, enfin, dans le cadre de la Bourse du travail de Lorient, une université populaire, la « Fraternelle », centre d'éducation ouvrière et foyer de la vie syndicale.

Ainsi armés, les usiniers multiplieront les grèves au début du siècle ; grèves partielles, spontanées ou organisées par le syndicat, plus ou moins heureuses mais renforçant la solidarité et la conscience de classe, préparant la grande grève de l'été 1903 qui vit s'affirmer l'émancipation du prolétariat des Forges.

Grève sur le tas

À l'origine du conflit, la suppression de la maigre gratification qui était accordée aux « gaziers » pour le nettoyage dominical des fours et, a fortiori, le refus d'augmenter les salaires (les « gaziers » demandaient 30 centimes de plus par jour). Motif invoqué par le directeur Égré, la mauvaise conjoncture économique : « Si je ne vous laisse pas chômer depuis deux ans que je suis à la tête de l'entreprise, c'est parce que je traite nombre d'affaires à coups de rabais. C'est tout au plus si la société parvient, pour ses Forges de Lochrist et de Kerglaw, à nouer les deux bouts. » Chantage éculé auquel les « gaziers » (une dizaine d'ouvriers) n'ont pas l'intention de céder. Le 29 juin, l'équipe de nuit fait la grève sur le tas ; le 30, « l'escouade du fer-blanc » cesse le travail par solidarité. Au soir du 1er juillet, plus de 400 syndiqués, usiniers et usinières, votent la grève ; le lendemain, la quasi-totalité du personnel, à l'exception des contremaîtres, se joint au mouvement. Un à un, les fours s'éteignent, l'entreprise est paralysée. Le directeur consent à recevoir une délégation syndicale mais maintient son refus d'augmenter les « gaziers » et les manœuvres ; la porte est désormais fermée aux négociations, la direction a choisi délibérément l'épreuve de force.

Le 3 juillet, les grévistes font la première grande démonstration de leur détermination et de leur unité : bannière syndicale en tête, ils sont plus de 2 000 hommes, femmes, enfants, qui défilent dans les rues d'Hennebont en chantant L'Internationale jusqu'à la gare pour accueillir Bourcet, le représentant parisien de la CGT. Un grand meeting se tient ensuite dans « la prairie Giband » [2], le terrain syndical, en haut de la rue Neuve. Le délégué prêche le calme mais la direction des Forges refusera de lui accorder une entrevue. Trois jours plus tard, des grévistes s'en prennent à la propriété du directeur dont ils descellent les grilles tandis qu'un cortège de plusieurs milliers de personnes marche sur les Forges en chantant La Carmagnole derrière des drapeaux tricolores. Des bobards sont répandus tendant à faire croire que les grévistes s'apprêtent à détruire l'usine ; c'en est assez pour que la bourgeoisie et le pouvoir organisent la répression. De Lorient, d'Auray, de Baud, sont dépêchés des gendarmes à cheval, bientôt renforcés par deux compagnies du 62e d'infanterie de Lorient.

Les manifestations n'en continuent pas moins. Certains jours, on compte plus de mille femmes et enfants dans la foule de ceux qui se battent pour un peu plus de pain, le pain qui se fait rare et dont on organise la distribution ; 1 275 francs de pommes de terre, de graisse et de pain seront ainsi acquis et répartis par la Caisse de secours mutuel. L'Union caudanaise de panification apportera elle aussi sa fraternelle contribution.

Au douzième jour de grève, les usiniers sont avisés par la Compagnie qu'ayant « quitté brusquement leur travail et rompu de ce fait le contrat qui les liait à la Société générale des cirages français, les usines de Kerglaw et de Lochrist sont fermées. La reprise se fera, s'il y a lieu, après nouvel embauchage du personnel nécessaire ». C'est le lock-out assorti d'une menace de fermeture définitive. Ulcérés, les grévistes diffusent le soir même une mise au point : « C'est du fond de la Bretagne que 1 200 familles vous crient à l'aide et font appel à votre solidarité. Dans ce pays où le prix de la journée semble avoir atteint son minimum excessif, puisque certains camarades gagnent la somme “fabuleuse” de 34 sous par jour, les travailleurs ont été réduits à déserter l'usine pour éviter de nouvelles réductions. Tous solidaires, les 1 200 grévistes s'adressent à vous, travailleurs conscients, ils vous demandent, à travers les conflits multiples qui attirent l'attention du prolétariat, de réserver un peu de solidarité pour ceux qui, dans cette Bretagne tant exploitée, ont eu l'audace de se dresser en face de l'exploitation capitaliste et de lever le drapeau de l'émancipation sociale. »

La lutte contre les jaunes

Quelques jours plus tard, lorsque la direction ouvrira un registre d'inscription pour le réembauchage (sur présentation d'un livret militaire ou d'un acte de l'état civil pour les hommes, du livret de la mairie pour les enfants), le syndicat dénoncera « l'appel à la trahison », cette direction qui « se moque de nos misères », qui « attend que la famine lui livre une partie des nôtres », qui « cherche à affamer toute une population… » Les « briseurs de grève », les « jaunes », les renégats », les « vendus au patronat » sont alors violemment pris à partie tandis que le blocus des Forges s'organise. Pour interdire tout travail sur le Blavet, un chaland rempli de poteaux de mines est coulé dans le chenal ; des piquets de grève s'opposent au déchargement de deux bateaux chargés de ferraille pour l'usine où la direction, assistée des contremaîtres, tente de maintenir un semblant d'activité. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les « jaunes » chargent clandestinement du fer-blanc sur un chaland qui doit le livrer à l'usine Delory de Lorient ; alertés, les piquets de grève en place sur la rive gauche du Blavet arrivent pour interrompre le chargement. Au même moment, on entend le son du cor de chasse aux abords de la propriété directoriale ; ce sont les officiers de la troupe chargée du maintien de l'ordre qui se « distraient » après un repas bien arrosé. Les grévistes serrent les poings : « Ceux-là s'amusent tandis que nous crevons de faim ». Ramassant tout ce qui leur tombe sous la main, les grévistes entreprennent alors un bombardement en règle des « jaunes » du chaland. Les cris et le vacarme attirent une patrouille de chasseurs qui arrête sur-le-champ seize manifestants.

Les incidents de ce genre sont désormais journaliers et les affrontements se multiplient : charges de gendarmes et de chasseurs à cheval pour libérer un charretier voulant forcer le passage vers l'usine, bagarres aux portes de l'entreprise pour empêcher les contremaîtres d'y entrer. Dans la nuit du 21 au 22 juillet, bravant l'interdiction préfectorale de manifester, les grévistes élèvent des barricades aux deux extrémités du pont à l'aide de mâts de bateaux et de poteaux de mine ; d'énormes blocs de pierre sont chargés sur les parapets pour interdire le passage des chevaux sur le chemin de halage et couler les chalands se dirigeant vers l'usine. À l'aube, les soldats chargent et procèdent à de nombreuses arrestations pour délit d'attroupement, ce qui ne décourage pas les grévistes. Bientôt, l'agitation vire à l'émeute : dans la nuit du 23 au 24, les manifestants dépavent les rues et brisent les devantures des commerçants, épiciers, bouchers qui ne font plus crédit ; fait significatif de la détresse physique des familles ouvrières, l'acharnement des émeutiers contre la pharmacie (attaquée à trois reprises) et contre la demeure du médecin. Arrivés dans la nuit, le préfet et le sous-préfet sont accueillis par une grêle de pierres ; gendarmes et soldats chargent baïonnette au canon, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu'au matin. La ville est alors en état de siège : 600 hommes du 116e d'Infanterie de Vannes bouclent les rues ; plusieurs centaines de soldats campent à Lochrist et les garnisons de Quimper et de Dinan sont mises en état d'alerte. Dans la journée, le maire Giband instaure un couvre-feu après 21 heures et appelle les « citoyens paisibles » à ne pas se mêler aux « bandes nombreuses » qui parcourent la ville.

Guerre sociale et guerre religieuse à Lorient

À Lorient, le grand port tout proche, les événements, abondamment commentés par la presse locale, sensibilisent l'opinion déjà divisée par la « guerre religieuse ». On sait que le ministère Combes, réactionnaire sur le plan social, se montrait très offensif sur le plan religieux. Ancien séminariste devenu anticlérical actif, Combes avait déclaré la guerre aux congrégations, aux « moines ligueurs et aux moines d'affaires », coupables d'avoir accumulé trop de biens et, par leur enseignement, d'avoir instruit trop de futurs ennemis du régime. Appliquant de manière restrictive la loi Waldeck-Rousseau sur les associations, Combes fit fermer les écoles congréganistes et expulser les religieux ; ces expulsions donnèrent lieu en Bretagne à des scènes de violence, notamment à Hennebont où, refusant de se soumettre à la loi, les « Eudistes » de Kerlois se barricadèrent dans le monastère. Il fallut plusieurs heures à la troupe pour enfoncer les 150 portes cloutées, débarrasser les escaliers obstrués de gravats tandis que les religieux faisaient sonner le glas et reprenaient en chœur, avec leurs partisans accourus sur les lieux, La Marseillaise et les cris de « Liberté, nous voulons Dieu ».

Condamnés à passer en correctionnelle le 20 juillet, les « Eudistes » arrivèrent à 11 heures au pont Saint-Christophe dans une voiture du comte de Polignac, escortés par les gros bataillons du « parti blanc » local. Un millier de personnes scandant « Vivent les pères, vive la liberté, vive l'armée ! » les accompagnèrent jusqu'au tribunal archicomble (du « beau monde » en majorité : M. de Polignac, M. de Perrien, maire de Kervignac, M. de Beaumont, maire de Moëlan, etc.) ; jusqu'alors, très peu de contre-manifestants, mais lors de la suspension d'audience, à 13 heures, le flot sortant du tribunal se heurta à plusieurs centaines de jeunes internationalistes et d'ouvriers de l'arsenal. Une énorme clameur : « À bas les frocards ! Vive la sociale ! ». Ce fut la mêlée générale, de la rue Saint-Pierre jusqu'à la place Bisson, en passant par la rue Paul-Bert et la rue des Fontaines, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de bâtons. L'affrontement dura trois quarts d'heure, la police n'intervenant que très mollement. Le gouvernement espérait bien ainsi détourner le mécontentement des travailleurs et enterrer la question sociale. Mais les syndicalistes n'étaient pas plus disposés que les socialistes à jouer ce jeu. Dans la soirée, le meeting de soutien des travailleurs d'Hennebont organisé salle Larnicol par le syndicat des travailleurs du port fait le plein. Le délégué de la Fédération du travail, Bourchet, prend la parole : « Tandis que les budgets de la guerre et des cultes se chiffrent par millions, qu'à Hennebont les officiers ne cherchent qu'une saignée de la classe ouvrière, celle-ci n'obtient que des salaires dérisoires. » Et il conclut par une profession de foi : « La patrie, la famille, la religion et la propriété sont des idées vermoulues, des fétiches bons à remiser chez un brocanteur. »

Trois semaines se sont écoulées depuis le début du conflit ; les Cirages français ont refusé l'arbitrage du juge de paix pour discuter des revendications des travailleurs : « La situation de nos affaires ne nous permet pas de nouveaux sacrifices ; le dernier exercice s'est soldé par un déficit de 200 000 francs » (de bénéfice, et non de déficit, répond le syndicat). Les grévistes doivent désormais se contenter de pain sec et de pommes de terre ; nombreux sont ceux qui battent la campagne à la recherche d'un travail pour du pain, car, malgré le magnifique élan de solidarité, les réunions de soutien, les dons, les collectes, les souscriptions, les secours diminuent. Tandis que les arrestations redoublent et que tombent des peines de prison ferme, la misère a déjà eu raison de 400 usiniers qui se sont fait inscrire pour reprendre le travail ; la grève cherche son second souffle. Elle le trouvera le dimanche 26 juillet sur le terrain syndical, lors d'une manifestation « monstre » ; vers 14 heures, les clairons et les tambours battent le rappel ; de nombreux ouvriers lorientais sont venus à pied ou en tramway ; le champ syndical est bientôt noir de monde, au moins 5 000 personnes : une multitude de coiffes, de casquettes, quelques ombrelles, des grappes d'enfants grimpés dans les arbres, un temps merveilleux. S'il n'y avait les ventres creux et la fatigue qui se lit sur tous les visages, on croirait une fête populaire comme il y en a tant en Bretagne. L'arrivée des délégués parisiens Lévy et Bourchet distribuant L'Avant-garde est saluée par des vivats ; on décide de continuer la grève, de ne pas céder, les délégués promettent des secours des syndicats français et, s'il le faut, des fédérations internationales, puis c'est l'imposant défilé en ville, derrière les drapeaux rouges et tricolores, les chants révolutionnaires, la « Marseillaise » des travailleurs, les chants bretons. On dansera tard dans la nuit, une nuit chaude comme le mardi suivant où des matelots en uniforme se joindront aux manifestants qui réclament la démission du maire, comme tous les jours jusqu'au 3 août où le conflit va prendre une nouvelle dimension avec les événements survenus à Lorient.

À l'origine, la manifestation tenue la veille à Hennebont pour l'arrivée du nouveau délégué syndical parisien, Latapie. Au moment où les grévistes quittent le terrain syndical, les gendarmes et les chasseurs à cheval chargent pour les disperser ; à l'issue d'une courte échauffourée, 26 manifestants sont appréhendés, parmi lesquels le délégué Latapie et Louis Gaudin, le président du syndicat, arrestations on ne peut plus maladroites car le lendemain, lundi, doit avoir lieu le jugement d'un gréviste (Le Boley) arrêté lors des incidents du 23 juillet.

Dans la matinée, de nombreux grévistes se rendent à Lorient pour assister à l'audience ; vers 13 heures, à la suite de « mouvements divers », le président du tribunal fait évacuer la salle. Les ouvriers restent en dehors, rejoints par des groupes de jeunes internationalistes. À 17 h 30, Le Boley sort du tribunal. Il est condamné à deux mois de prison sans sursis ; aussitôt les cris fusent : « À bas les juges ! », et on lapide la façade du tribunal avant de donner l'assaut. Le premier adjoint au maire arrivant pour ramener le calme est traité de « vendu » tandis que, dans les casernes, on bat le rappel ; un peu avant 21 heures, déboule le 62e d'Infanterie, les cris redoublent : « À bas l'armée ! ». Les soldats chargent la foule qui est repoussée vers la rue Saint-Pierre et la rue du Lycée où les manifestants s'approvisionnent en pavés. Place Alsace-Lorraine, les commerçants baissent les rideaux à la hâte ; des mâts de fête plantés pour l'ouverture de l'exposition sont arrachés, des barricades s'élèvent au coin de la rue de l'Hôpital et de la rue Sully, rue Clisson, etc. Un peu avant 23 heures, la porte de la prison est enfoncée, mais les manifestants n'iront pas loin : revolver au poing, les gardiens menacent de tirer. Des renforts arrivent de la caserne Bisson toute proche, puis la « Coloniale », les troupes du quartier « Frébault », mais la foule se reforme sans arrêt et l'émeute durera jusqu'à 2 heures du matin. Cinq arrestations sont opérées (des marins et des ouvriers du port) et, des deux côtés, on compte de nombreux blessés. Le lendemain, tous les édifices publics sont gardés militairement et les troupes sont consignées dans les casernes.

Après un mardi calme, l'effervescence renaît le mercredi ; on attend le jugement de Latapie ; de nombreux sympathisants stationnent face au tribunal ; des renforts de troupes ont été acheminés depuis Pontivy et Hennebont et des patrouilles sillonnent les rues. On annonce que le délégué Lévy tiendra une conférence à Merville avant de conduire une manifestation destinée à obtenir l'élargissement de Latapie et des grévistes emprisonnés. Dans la soirée, des groupes de badauds se rendent place Alsace-Lorraine où l'on donne un concert. On commente les affiches placardées par la municipalité invitant la population au calme ; on a appris également que le préfet du Morbihan était intervenu auprès de la direction des Forges pour qu'elle consente à négocier. Vers 20 heures, des groupes d'ouvriers reviennent de Merville où la conférence attendue n'a pas eu lieu ; on chante L'Internationale, on scande « Latapie, liberté ! », « À bas l'armée ! » en passant devant la caserne. Rien de bien méchant donc, mais cette fois les autorités ont, semble-t-il, choisi de frapper vite et fort. Les grilles de la caserne s'ouvrent soudainement et laissent passer un peloton de chasseurs qui, sans sommation, chargent immédiatement sabre au clair ; de toutes les rues aboutissant place Alsace-Lorraine débouchent des soldats à cheval, l'infanterie au pas de gymnastique, les batteries montées de l'artillerie coloniale. Il est alors plus de 21 heures et la place est pleine de monde : jeunes, femmes, enfants, badauds que les chevaux jettent à terre, piétinent ; les charges se succèdent jusqu'au fond des impasses avec une extrême brutalité, les sabres tournoient et frappent à coups redoublés, les vitres du « Grand Café », du « Jean-Bart » et du « Petit Parisien » volent en éclats. D'abord surpris, les manifestants réagissent en se servant des bancs qui entourent la place pour freiner les chevaux en dressant des barricades (rue de la Patrie, rue de Turenne, rue Saint-Pierre) à l'aide de clôtures, de poteaux de mine, de voitures renversées. Les affrontements se prolongent jusqu'à une heure avancée de la nuit ; il y a des dizaines de blessés dont beaucoup se feront soigner chez eux de crainte d'être dénoncés. On compte 56 arrestations. Alerté, le ministre de la Guerre dépêche un régiment entier de Dragons (le 3e).

Ces événements tragiques sont largement commentés dans la presse locale et parisienne, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. La presse de droite et du centre prend feu contre « les professionnels du désordre venus spécialement de Paris ». Le Nouvelliste, dans une édition spéciale intitulée « L'émeute à Lorient » stigmatise « l'état d'anarchie actuellement déchaîné en ce coin d'un département de France ». La Liberté dénonce « ces troupes qui n'osent intervenir (sic), ces matelots qui passent à l'insurrection, ces magistrats qui se sauvent ». La Patrie rend les grévistes responsables « des désordres qui inquiètent la contrée et qui ont malheureusement entraîné l'effusion du sang ». Le Petit Parisien, journal le plus lu de l'époque, joue la même partition. Quant au vieux Journal des débats, il accuse le gouvernement de « paralyser l'action de la police et de la justice » en capitulant devant « les artisans du désordre ».

En fait, le gouvernement est très mal à l'aise ; si la « guerre religieuse » était, sinon voulue, du moins délibérément acceptée, la « guerre sociale » menace de lui faire perdre, à gauche, les appuis que lui valait précisément sa politique religieuse. Une délégation de la Bourse du Travail de Paris (Yvetot, Griffuelhes – secrétaire général de la CGT – et Bourchet – secrétaire général de l'Union des ouvriers métallurgistes) est donc reçue au ministère de l'Intérieur. Les délégués protestent contre les arrestations et exigent le retrait des troupes ; un souhait identique est formulé par le conseil municipal de Lorient qui condamne les « arrestations arbitraires », la brutalité de la répression et émet des réserves sur la complaisance de l'adjoint au maire vis-à-vis des autorités militaires.

Le surlendemain, la reculade du pouvoir s'accélère ; les magistrats en feront les frais : une heure après avoir condamné les manifestants du 2 août à des peines de prison, les magistrats sont contraints (sur intervention du préfet) de se désavouer et de remettre les prévenus en liberté provisoire. Le même jour, une partie des troupes évacue Lorient.

C'est la détente, et bientôt l'explosion de joie quand on apprend que, cédant aux insistances gouvernementales et abandonnée par la quasi-totalité de l'opinion publique, la Société des cirages français capitule enfin : les manœuvres et les « gaziers » obtiennent une augmentation de 25 centimes et tous les grévistes sont réintégrés.

Le dimanche à Lorient, salle Fénelon, en présence des délégués syndicaux brestois, les ouvriers du port et les internationalistes écouteront l'orateur Lévy dénoncer « les trois calottes : l'armée, la cléricaille, la magistrature » et, porté par sa fougue, terminer par ces mots : « La victoire que nous venons de remporter marque une superbe étape vers la Révolution sociale. »

Mais c'est à Hennebont que l'enthousiasme fut le plus grand : après 41 jours de grève et malgré tous les témoignages de solidarité, les familles ouvrières en étaient arrivées à la plus noire des misères. L'issue heureuse de la grève ouvre l'espoir d'un avenir meilleur. Sur le terrain syndical, en liesse, les délégués Lévy et Bourchet encouragent les usiniers à se grouper toujours plus nombreux au sein du syndicat, à occuper leurs loisirs à l'étude plutôt qu'à boire dans les cafés, à se pénétrer de l'importance des questions sociales. Pour l'heure, on ne songe qu'à célébrer la « victoire ». Une manifestation grandiose se déroule d'un bout à l'autre de la ville, drapeaux tricolores et rouges claquant au vent léger de cette belle journée d'août aux côtés des drapeaux bretons qui ont été offerts aux délégués parisiens. Le lundi, les charretiers des Forges reprennent la route de Lorient et, pour une fois, leurs attelages sont fleuris.


Passés les premiers moments d'exaltation, il fallut pourtant se rendre à l'évidence, l'avenir demeurait sombre. Certes, la grève avait atteint son but, mais à quel prix ? Combien de mois seraient nécessaires pour rattraper les sommes perdues ? De surcroît, la Compagnie entendait bien obtenir sa revanche. Égré « démissionné », Giband redevint directeur avec mission de reprendre l'usine en main et de ne rien céder. En 1906, au plus fort de la guerre sociale, la lutte reprendra, très dure, avec Clemenceau comme ministre de l'Intérieur, celui-là même qui n'hésitera pas à faire tirer la troupe sur les travailleurs. Commencée le 23 avril, la grève durera jusqu'au 12 août. Cent dix-huit jours durant, les usiniers manifesteront sans désemparer face aux Dragons pour que les « gaziers » obtiennent 5 sous par jour d'augmentation. Cent-dix-huit jours pour rien, car les privations auront raison de la résistance ouvrière. La rage au cœur, les plus irréductibles d'entre eux finiront par reprendre le travail : les dix gaziers retourneront aux fours pour 40 sous par jour.

La lutte des classes continuait.

Roger-Henri LE PAGE
[Sources : archives municipales d'Hennebont et divers journaux de l'époque]
Le Peuple français, n° 21, janvier-mars 1976, pp. 7-11.


[1] Tout sociétaire malade ainsi que sa famille a droit au médecin et aux soins gratuitement, un tiers de sa journée lui est payé. S'il meurt, les funérailles sont à la charge de la caisse ; s'il vit, au bout de vingt-cinq ans de cotisation, il a droit à une retraite.

[2] Lorsqu'il était directeur, Giband, espérant sans doute se concilier les ouvriers, avait mis à leur disposition un champ où se tenaient les réunions syndicales.

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