10.03.2025 à 08:13
F.G.
■ Philippe PELLETIER L'ANARCHISME Femmes et hommes de liberté Le Cavalier bleu, « Figure[s] de », 2024, 336 p. « Tous les anarchistes sont des fous », disait Mme Aveling , fille de Marx, ce en quoi elle n'avait pas tout à fait tort, même si toute généralisation est abusive. Reste à définir ce que serait cette « folie » consubstantielle à l'anarchie. Pour Alain Pessin , c'est la part de rêve (fou) qui la porte et l'irrigue. « Il est indéniable, écrit-il, que l'anarchisme vaut mieux par ses (…)
- Recensions et études critiques
■ Philippe PELLETIER
L'ANARCHISME
Femmes et hommes de liberté
Le Cavalier bleu, « Figure[s] de », 2024, 336 p.
« Tous les anarchistes sont des fous », disait Mme Aveling [1], fille de Marx, ce en quoi elle n'avait pas tout à fait tort, même si toute généralisation est abusive. Reste à définir ce que serait cette « folie » consubstantielle à l'anarchie. Pour Alain Pessin [2], c'est la part de rêve (fou) qui la porte et l'irrigue. « Il est indéniable, écrit-il, que l'anarchisme vaut mieux par ses rêves que par ses constructions théoriques. On le lui a beaucoup reproché. C'était ignorer que les rêves durent plus longtemps que les constructions théoriques, le vieux rêve de l'émancipation en particulier. »
On ne sait si Philippe Pelletier, docteur en géographie, expert en civilisation japonaise, grand connaisseur d'Élisée Reclus et anarchiste lui-même, se reconnaîtra dans cette importance que Pessin accordait à la « rêverie » libertaire, mais il est certain que la galerie de portraits fouillés qu'il nous livre de « vingt-deux » figures anarchistes traversant deux siècles [3] corrobore en large partie, même chez les plus pragmatiques ou raisonnables d'entre elles, une évidente prédisposition au rêve et à sa force d'impulsion.
On imagine l'auteur penché sur son labeur et confronté à la question du choix. Car « vingt-deux », c'est « vingt-deux ». On peut tirer sur la corde, en en mettant un vingt-troisième en loucedé, mais ça ne change pas la question des nominé.es [4]. Car si tout fait sens, le choix peut contrarier : plutôt Louise Reclus (née Dumesnil) que son célèbre frère Élisée ; plutôt Galina (née Kuzmenko) que Nestor Makhno ; plutôt Madeleine Pelletier – qui ne se définissait pas comme anarchiste et reprochait, non sans tort, aux compagnons d'être machistes – que Louise Michel, que Madeleine jugeait n'être pas assez féministe ; plutôt Daniel Lambert, actif militant anarchiste du Mouvement des auberges de jeunesse plutôt que Christian Lagant [5], ajiste lui-même et fondateur de la revue Noir et rouge en 1956. Oui, on l'imagine, l'auteur, élaborer sa liste des vingt-deux (vingt-trois), s'arrangeant avec ses préférences, ses envies, ses scrupules et ses doutes pour configurer, autour d'une sélection subjectivement assumée de « femmes et d'hommes de liberté », un anarchisme pluriel, vivant, contradictoire et increvable. Car il faut bien l'admettre, cette sélection de portraits et de parcours offre non seulement un beau voyage en terre internationale d'anarchie, mais aussi dans ses parages libertaires – dans lesquels se situent clairement Albert Camus [6], mais aussi Albert Einstein –, dans ses cercles d'amitié critique – où Orwell, sans être anarchiste, tient une place de choix –, dans les milieux artistiques – où, malgré ses bouffonnes dérives, Dario Fo reste l'auteur de l'indémodable et toujours d'actualité Mort accidentelle d'un anarchiste (1976) – et aussi dans les outre-terres et mers, c'est-à-dire hors Occident, en Afrique notamment, où, dans le sillage de Sam Mbah (1963-2014), anthropologue nigérian et membre du groupe Awareness League (AL), semble s'ouvrir une perspective, certes encore très minoritaire, fondée sur une approche anarcho-zapatiste qui serait capable de faire lien entre un présent à réinventer et des formes indigènes traditionnelles d'organisation de la communauté, mais aussi avec les modes de vie qu'elles inspirèrent.
Charpenté en quatre chapitres chronologiques – « Les pionniers (1840-1914) », « Dans la mêlée sociale (1914-1945) », « Dans l'étau de la guerre froide (1945-1968) », « L'anarchisme tout terrain (1945-2000) » –, l'ouvrage se met dans les traces de cette anarchie à double entrée – « négative » et « positive » – que Proudhon théorisa en quête d'un point d'équilibre et qui muta, avec Bakounine et son action internationaliste, vers l'anarchisme, c'est-à-dire un peu plus. Disons une méthodologie de la pratique fondée sur le dépassement de la seule aspiration émotionnelle et primitive à la révolte existentielle, une doctrine faisant projet d'émancipation humaine et fondée sur la critique du capital, de l'État et de la religion et un cadre d'auto-organisation ouvert à des Égaux en droits et en devoirs. Dans un sens, Bakounine prolongeait Proudhon en le radicalisant sur le terrain de la théorie et de la pratique. Mais, nous dit Pelletier, sans rupture, « Proudhon et Bakounine construis[ant] les deux pieds stratégiques de l'anarchisme en refusant la fausse alternative réforme et révolution, en regardant non pas l'utopie, mais le contexte (p. 45). » Et le contexte est toujours mouvant. Comme la vie, en somme.
Grandes sont les connaissances de Pelletier en matière d'histoire de l'anarchisme. Il le prouve amplement dans ce livre informé et toutes aussi grandes sont ses aspirations à la restituer, cette histoire, de manière ouverte – comme on ouvre une fenêtre sur des hommes et des femmes d'exception ayant pour beaucoup payé très cher le prix de leur engagement. Ce qui saute aux yeux à la lecture de ce livre, au-delà des analyses, de l'exposé contextualisé des faits exposés et des histoires traversées, c'est, en effet, une indiscutable admiration de l'auteur pour la vie de ces militants célèbres ou/et ordinaires de la Vieille Cause, celle qui brûle encore, de par ce monde-poubelle, dans nombre de cœurs insoumis. Pour Pelletier, l'anarchisme, c'est une histoire qui fait cohorte, une tradition faite d'histoires singulières qui font chaînons, chaînons qui font chaîne humaine de solidarité où chacune et chacun tiennent leur place à l'endroit qu'ils ont choisi. Sans leaders autoproclamés – même s'il en exista – sans dirigeants infaillibles, sans surdoués de la cause révolutionnaire, sans maîtres à penser irréprochables. Cette cohorte, elle est portée par une idée – l'Idée de l'émancipation – et des rêves fous de liberté, d'égalité et de fraternité humaine. Les portraits féminins qu'il nous livre en attestent particulièrement. Car qu'eut été Élisée Reclus sans sa sœur Louise, celle qui le visita en prison au lendemain de la Commune avant qu'il ne soit condamné à la déportation simple, peine finalement commuée en dix années de bannissement, celle qui le suivit dans ses exils, celle qui fut son épistolière, sa secrétaire permanente, celle qui traduisit, à la demande de son frère Autour d'une vie, de Kropotkine, sans que son nom n'apparaisse nulle part, celle qui annota la correspondance d'Élisée, révisa ses traductions de William Morris, s'occupa de la bibliothèque anarchiste bruxelloise des Temps nouveaux. On ne sait pas si elle fut anarchiste, cette Louise, car personne n'eut l'idée saugrenue de lui poser la question. Et c'est bien comme ça. Elle est dans son rôle comme elle est à sa place dans ce livre. En bonne place, entre Bakounine et Malatesta. Et il en va de même pour Galina Kuzmenko, institutrice et compagne de Nestor Makhno, dont la figure est ici justement revalorisée. Responsable du département culture et éducation du Conseil militaire révolutionnaire de la Makhnovchtchina, Galina ne vit pas dans l'ombre de son compagnon. Elle est une combattante de la révolution libertaire ukrainienne contre les Rouges et les Blancs. Elle « représente le versant non-héroïque du mythe » (p. 130), mais elle y tient son rang, y compris dans l'affrontement, même quand ses relations avec le Batko [7] sont orageuses, ce qui semble être arrivé souvent [Nous renvoyons, sur ce sujet, à « Une investigation confuse et lacunaire sur Makhno », de Gilles Fortin.]].
Ce voyage en anarchisme est, comme il se doit, non linéaire, balisé juste ce qu'il faut, ouvert à l'inconnu et aux rencontres. Il tient davantage des pas perdus, des allers-retours, des contournements que de la ligne droite. On y croise des personnages qui pourraient faire l'objet de romans. Et c'est bien comme ça qu'il faut lire cette aventure humaine. Chaque chapitre de ce livre est comme une étape où l'on croise des êtres tumultueux, pacifiques, régicides, poètes, spontanéistes, organisés, impulsifs, réflexifs. On y fréquente des lieux multiples, on y arpente des terres proches ou lointaines avec un authentique plaisir. L'anarchisme est voyageur et no border, ce qui visiblement ne déplaît pas au géographe aux semelles de vent qu'est l'auteur. Il secoue les méninges ce périple en terre d'anarchie où l'on croise le « révolutionnaire à plein-temps » et globe-trotter italien de la Vieille Cause que fut Errico Malatesta [8], l'iconoclaste japonaise et femme libre que fut Itô Noe [Sur Itô Noe, voir « Ösugi Sakae, parcours d'un anarchiste japonais », étude sur son compagnon que Philippe Pelletier a publié sur À contretemps, où il y est brièvement question d'elle.]], la Louise Michel argentine Virginia Bolten, « l'anarcho-syndicaliste cosmopolite » Rudolf Rocker [9], « l'indomptable » Emma Goldman, « le ministre anarchiste » Juan García Oliver [10], la poète, lesbienne et fondatrice de l'organisation Mujeres Libres (Femmes libres) que fut Lucía Sánchez Saornil, l'écrivain de l'inquiétude Stig Dagerman [11], la femme de raison et de lucidité que fut Luce Fabbri, l'anarchiste hors les murs (de l'anarchie) que fut André Pruhommeaux [12], le Kabile libertaire Mohand Ameziane Saïl et l'homme du projet « communaliste libertaire » que fut Murray Bookchin.
Il sillonne, ce voyage. Et ce faisant, au rythme de marche des divers protagonistes qui le peuplent, il met en valeur la force de cette rêverie anarchiste déjà évoquée. Car si un fil court, d'itinéraire en itinéraire, c'est bien l'idée porteuse que toute révolte sociale, tout combat pour l'émancipation, tout assaut contre l'injustice sont d'abord le produit d'un rêve, personnel puis collectif, contre l'ordre d'un monde à reconstruire dans sa totalité. Se ressaisir de l'ancienne mémoire des combats perdus, c'est donc armer notre détermination pour mener ceux d'aujourd'hui.
Freddy GOMEZ
[1] Eleanor Marx (1855-1898) fut l'épouse de Bibbens Aveling (1849-1898), biologiste et socialiste.
[2] Alain Pessin, La Rêverie anarchiste 1848-1914, Atelier de création libertaire, 1999.
[3] Vingt-trois, en fait, mais « cela fait toujours 22, précise Pelletier, si l'on numérote l'ensemble à partir du zéro fondateur qu'est Proudhon avec toutes ses ambiguïtés et ses stimulants ».
[4] Ici, l'inclusif s'impose, l'auteur s'étant fondé « sur une base de parité entre hommes et femmes ». « Non pas, précise-t-il, pour obéir à l'air du temps en me soumettant à un système de quota (…), mais parce que l'engagement des femmes au sein de l'anarchisme a été immédiat, constant, puissant. » (p. 13).
[5] Sur l'ami et camarade Christian Lagant (1926-1978), nous renvoyons à sa notice du « Maitron ».
[6] Sur les rapports de Camus avec les anarchistes, lire « Albert Camus et la revue Témoins », de Charles Jacquier ; « Albert Camus, un libertaire »,de Jordi Torrent Bestit ; « Une commune idée de liberté », d'Arlette Grumo, une recension du livre (coordonné et présenté par Lou Marin) Camus et les libertaires (1948-1960).
[7] « Batko Makhno » (« Père Makno ») était le surnom que lui donnaient les combattants de l'armée insurrectionnelle. Aux dires d'Alexandre Skirda, le terme Batko avait déjà été utilisé par les Cosaques zaporogues comme titre honorifique pour les chefs militaires… élus.
[8] Sur Errico Malatesta, nous renvoyons à « Malatesta, un portrait »,dossier proposé par Robert Paris.
[9] Sur Rudolf Rocker, nous renvoyons aux deux numéros que nous lui avons consacrés : « Rudolf Rocker : mémoires d'anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l'émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.
[10] Sur Juan García Oliver, nous renvoyons au numéro spécial que nous lui avons consacré
[11] Sur Stig Dagerman, nous renvoyons à [« Dagerman, une vie », de Freddy Gomez, article disponible ici en version PDF.
[12] Sur André Prudhommeaux, se reporter au numéro spécial qui lui a été dédié sur À contretemps..
24.02.2025 à 09:20
F.G.
■ BALISE OUVRANTE CONJURATIONS La Grande Batelière, « Les croisements », 2024, 264 p. Par moments, les choses s'apaisent. D'autres diraient qu'elles se gâtent. Le jugement perd de son assise, le tranchant de l'arrogance s'émousse, la saisie du monde s'en trouve moins certaine. On ne change pas de camp et celui des salauds reste identifiable. C'est celui des alliés et des rivaux qui reconfigure ses frontières. La boutique radicale que l'on revisite. On reconnaît sans les renier certains (…)
- Recensions et études critiques
■ BALISE OUVRANTE
CONJURATIONS
La Grande Batelière, « Les croisements », 2024, 264 p.
Par moments, les choses s'apaisent. D'autres diraient qu'elles se gâtent. Le jugement perd de son assise, le tranchant de l'arrogance s'émousse, la saisie du monde s'en trouve moins certaine. On ne change pas de camp et celui des salauds reste identifiable. C'est celui des alliés et des rivaux qui reconfigure ses frontières. La boutique radicale que l'on revisite. On reconnaît sans les renier certains emballements : caricaturant l'autre, on se caricature soi-même. « À débats de merde, pensées de merde », a dit un jour un copain. Pas de raison qu'on évite les éclaboussures. Woke pas woke, Bégaudeau versus Michéa, domination ou bien exploitation. Relativisme, universalisme ; déconstruction, émancipation. À la pêche aux idiots utiles, les filets sont garnis. Spéculaire, le reflet dans le miroir spécule : et si c'était toi, Navarro, l'idiot utile ? L'allié objectif du merdier mondial.
La rate au court bouillon, on doute donc. On en profite, ça ne dure jamais longtemps. Tout ça est cyclique et pendulaire. Affaire de décentrage et de nouvelles évaluations. Un moindre mal pour un bien à venir : entre les écueils d'une pensée sclérosée et d'une pensée labile, on s'autorise des ébrouements. On se remet en question comme d'autres se remettent en forme. À chacun sa gymnastique. Jeu de certitudes, jeu de postures. Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien. Rien de moins revendiqué et de plus arrogant qu'une posture. Confortable aussi. Ça met des murs et de la hauteur : surplomb et aplomb en jointure, on est pas mal là-haut. On a le recul nécessaire. On se croit immunisé par la profondeur historique alors que sa propre et courte biographie est plus tortueuse qu'un lombric scindé par la bèche. On est parti de pas grand-chose pour arriver où ? C'est la question du moment. Elle a ses vertiges et sa pudeur : normalement on n'en parle pas. Ou bien on en parle mal, noyant le poisson. Drôle d'expression au demeurant : pourquoi pas envoler l'oiseau ou enterrer la taupe ? Ou bien parler jusqu'à trouver quelque chose à dire. L'époque étant celle du commentaire perpétuel, on n'a pas évité la contagion : on a pris l'habitude d'avoir un avis sur presque tout. Braquemart et sémaphore emmerdant le tsunami postmoderne. C'est pas déplaisant. C'est juste un peu court par moments. Un peu pavlovien : tu grognes, je mords. Et vice-versa. « Nous sommes des chiens et les chiens quand ils sentent la compagnie, ils se dérangent, ils se décolliérisent, » chantait le poète à la guenon.
J'ai viré mon collier à cause d'un bouquin laissé par un frangin de lutte. Lui : pas un commentaire, tu verras bien. Dans six mois on en recause. Ou pas. J'ai lu, j'ai vu, ça m'a plu. Ça m'a rappelé des trucs. Des trucs de la fin des années 2000 qui paraissent loin parce que tout file, désormais, à une vitesse ahurissante aujourd'hui. Dans ma croulante de livres, j'ai déniché Contributions à la guerre en cours de Tiqqun [1]. Me suis replongé dedans, curieux, souriant, butinant. Théorie du Bloom, formes de vie, échelles molaires contre moléculaires, empilement de dispositifs, biopouvoir. Un jargon en jardin de raretés : plein de trouvailles. À l'époque j'étais à fond, du moins j'essayais. En vrai, je ramais. J'avais pas le cortex suffisamment outillé pour m'emparer de certaines ratiocinations philosophico-théoriques – pas sûr que je l'ai aujourd'hui. J'imaginais des trésors à dénicher sous les gloses absconses. Dans les méandres syllogistiques, je me cassais la tronche. Cherchant un genre d'illumination, compréhension ultime des derniers ajustements des masques du Pouvoir. Et de nos impuissances. Nous tapions à côté, comment viser juste ? Ce que j'aimais et qui restait difficilement avouable, parce que suspect d'être l'arme de poseurs élitistes, c'était le style. La forme. La langue. Une façon de produire des énoncés, d'ambiancer les paragraphes, de décloisonner les références. « Nous autres, décadents, avons les nerfs fragiles » : dans son genre néo-romantique, l'intro faisait mouche. J'avais la connivence facile et enthousiaste. Affinités tout autant électives qu'électriques depuis l'affaire des caténaires : Tarnac, le Squale, Alliot-Marie. Dans quel mauvais polar on avait été plongé en cet automne 2008. À la fois Pinocchio et Pinochet, Sarko musclait sa junte en guerre contre le terrorisme. La cible avait été grossièrement empaquetée : « l'ultragauche, mouvance anarcho-autonome » ; même Libé avait joué l'union des kébours avec sa titraille : « L'ultragauche déraille ». Autant dire qu'on était cerné. Alors, sans chichi, on faisait front.
La brutale bedaine de l'IA
Plus de quinze piges après, la mouvance continue à se mouvoir. Du moins textuellement. Sous le blaze évanescent de « Balise ouvrante », une de ces incarnations signait, en 2024, Conjurations. Ou l'art de semer des pluriels ambigus. On conjure comme on complote ; on conjure aussi le diable et ses avatars. Ça tombe bien : bouddhisme, spectralités, les balisés ne s'interdisent aucune exploration, partant de l'intuition que toute physique embarque souvent son lot de métaphysique. De prime abord, un tel syncrétisme pourrait piquer les narines à la manière d'un fumet douteux mais quand on s'y plonge et s'y laisse porter, quand on accepte ce lâcher-prise propre à toute lecture et la mise en sourdine de ses a priori, l'aventure tient ses promesses. Notamment celle de nous aider à détricoter, une à une, les fibres de l'emprise technologique que tous nous subissons. Avec cette fraîcheur à la clé due au fait qu'on s'éloigne de certains standards convoqués régulièrement par la critique anti-industrielle. Le père Foucault n'étant jamais loin, une fois n'est pas coutume son biopouvoir cède ici la place au « noopouvoir » (du grec nóos, esprit) que les quelques 250 pages du bouquin vont tenter de circonscrire. Le concept de « noopouvoir » fut mis en orbite par Bernard Stiegler (1952-2020), ancien braqueur devenu philosophe, poulain de Derrida et spécialiste des technologies numériques à travers les digital studies. À la fois critique et enthousiaste, Stiegler s'appuyait notamment sur le concept de pharmakon pour asseoir l'idée que les objets technologiques contenaient à la fois le poison et le remède à leur propre mal. Un genre de neutralité axiologique que ne partage pas le collectif « Balise ouvrante » qui a l'art de la formule : « Avec les technologies numériques, le monde entier passe en comparution immédiate ». Bref, s'il y a reprise en main des travaux de Stiegler, c'est au bénéfice d'un droit d'inventaire relativement serré.
Quésaco ce « noopouvoir » ? Comme son étymologie le laisse deviner, le concept signifie que la peste numérique s'attaque à notre esprit. Dit comme ça, la trouvaille pourrait sembler banale. Creusons l'affaire. Aux figures de « citoyen, travailleur et consommateur » dressant la condition de l'humain moderne, la condition numérique impose une seconde triade, « synthèse entre liberté abstraite, contrôle des temps et valorisation marchande ». « Et la technologie de l'esprit, en unifiant ces aspects, les dépasse et les gère d'autant plus efficacement qu'elle maintient l'illusion de leur séparation ». Dit autrement : les temps politiques, de travail et marchands ont fusionné dans une pseudo-liberté pervertie gérée par la « gouvernementalité numérique ». Malgré le potentiel de fichage et de censure du monde connecté, il est un fait que les citoyens machinés ne se sont jamais sentis autant libres, pouce collé à leur smartbidule et solitude emmaillotée à un nimbus d'amitiés virtuelles où des émojis citronnés ont remplacé les bourrades de comptoir. Désormais chiffrables et donc monnayables, les affects du quotidien s'éprouvent et s'évaluent depuis les racks d'une extériorité multicâblée. Triste topique. Les gens de « Balise ouvrante » étant des jardiniers consciencieux, leur tamis est agile et leur terreau fertile : cybernétique, IA, tout le saint-frusquin numérique y passe, et tout accable : « Ce noopouvoir est en train d'accomplir ce dont l'économie de marché a toujours rêvé : s'imposer comme un cosmos spontané. Faire concorder le mouvement des êtres et de leurs pensées avec celui des marchandises. » Le bonheur est dans le prêt, sur gage et dématérialisé.
Tout est question de point d'équilibre à trouver : ce n'est pas parce que notre situation est dramatique qu'il faut la dramatiser. C'est le piège des prospectives dystopiques : faire croire que le pire est toujours à venir alors que le pire est déjà là, sous nos yeux cataractés de lumière bleue. Dans ses « considérations intempestives sur l'IA », « Balise ouvrante » dessine les cibles de ce qu'il faudrait conjurer, en premier lieu les récits et imaginaires sombrement science-fictionnés. Il y a du bluff et du minable dans l'IA, une régression vers le médiocre qui nous « rabougrit à une position à la fois négligente, paresseuse, idolâtre et empreinte de honte prométhéenne ». Il y a aussi maintien des encasernements industriels et de son inépuisable taylorisme : sous ses apparats facilitateurs et derrière l'écran de sa magie résolutoire, l'IA est une brutale bedaine qui commande la morne répétition et les troubles musculo-squelettiques. Préparateurs de commande, livreurs, chauffeurs, travailleurs du clic : « La condition des big data, c'est toujours la microtâche ».
Vieux débris
« L'horreur de l'IA, écrivent encore les balisés, relève moins des prétendus risques qu'elle prenne le contrôle sur nous, comme si elle était une entité non humaine, que de la puissance humaine elle-même qui nous fait face de façon renversée et fétichisée. » Rarement citées, les intuitions debordiennes affleurent : tout comme le spectaculaire, le digital est un rapport social qui nous émiette et nous ré-agglutine selon la nervure de ses schémas algorithmiques. Schémas qui s'attaquent à la source – mystérieuse – de nos jaillissements intérieurs – seule originalité dans leur malfaisance. Car pour le reste rien de neuf, juste une énième accélération du vieil ordonnancement technocratique visant à arracher l'humain à ses communautés d'origine pour le projeter, à poil et mutilé, dans la « fiction libérale du Moi » – « indispensable fiction policière », rajoute avec malice le collectif. Ainsi évidée et dépendante d'une totalité sociale réduite à des structures impersonnelles, la nomade monade est sommée de s'appareiller pour survivre. Pour fonctionner diront certains. Puisque dans l'apocalypse, le prothétique devient prophétique [2], enfonçons le clou : les prothèses « s'appliquent à toutes les subjectivités ravagées, prenant en charge leurs débris pour synthétiser un soi nouveau et diminué, recomposé dans les réseaux ». Désormais, se faire traiter de vieux débris n'est plus une insulte, juste le rappel légèrement frontal de ce qu'est fondamentalement devenu Homo Numericus.
Si la charge est aussi totale que le diagnostic, c'est parce que « dans le milieu numérique, tout le monde est mouillé ». Embarqués dans la nasse, nous sommes à la fois voyeur et acteur, « intrinsèquement complices de toute la bassesse en circulation ». Planqués derrière l'écran, et donc un anonymat de circonstance, les pulsions les plus crades n'ont plus aucun garde-fou. Un type doux comme un agneau dans la vie ordinaire peut voir son avatar numérique virer en hyène retaillesque. Le décrochage schizo est manifeste, le surmoi dopé au captagon. La « cybermeute » est cet agrégat désincarné, absout de toute responsabilité individuelle, mis en route par des flux de surenchère cynégétique. « Le milieu numérique produit de la désubjectivation machinique en continu », dégaine encore « Balise ouvrante ». Tous coupables, tous innocents, tous machinés et que grouillent les artefacts de nos humanités avachies. Mais le meilleur reste à venir, la bascule de nos gueules en goules : « Ce qui détermine le fonctionnement de la société connectée, dans ses aspects les plus immondes, c'est la constitution en spectres de cette masse silencieuse qui s'incarnait il y a peu dans les figures de la foule, du public ou de l'opinion ».
Le corps connecté perd sa substance. Désorienté et déshabillé, l'esprit se cherche alors « une sorte de corporéité seconde ». Tel est le spectre. Une roue de secours, un palliatif, un grand remplacement. Capable de tout, et donc surtout du pire. Ça glace, on en convient. Les spectres, c'est un fatras embarrassant. Des corps surnuméraires dont on ne sait que faire. Surtout quand ce sont les nôtres. Alors que faire ? Leur délivrer une OQTF et les reconduire à la frontière ? Mais quelle frontière ? Le numérique les a abolies et imposé son internationalisme à la sauce libertarienne. Et puis les spectres c'est pas des migrants sur un rafiot de fortune à la merci des flots et des garde-côtes. C'est du costaud et du pyramidal. Moumoute au vent et peau d'orange, leur cador aurait même le doigt au-dessus du bouton atomique : « Donald Trump est le nom d'un des cas les plus massifs d'incarnation spectrale de ces dernières années ».
On se marre, c'est grotesque, c'est notre réel.
Des spectres en cagoule.
Make AmeriKKKa great again !
« L'anthropomorphose du capital » connecté fera le reste.
Sébastien NAVARRO
[1] Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, La Fabrique, 2009.
[2] Voir « Une poétique crépusculaire », recension d'Un lac inconnu, d'Éric Chauvier.
17.02.2025 à 09:18
F.G.
■ Éric CHAUVIER UN LAC INCONNU Allia, 2025, 108 p. À quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” ». Effectivement, même encore empégué (…)
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■ Éric CHAUVIER
UN LAC INCONNU
Allia, 2025, 108 p.
À quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” [1] ». Effectivement, même encore empégué dans le coaltar, je trouvais l'intro fameuse. Et ce d'autant plus que, moi, c'était tout le contraire : j'avais lu tout Chauvier et aucun Houellebecq.
Chauvier je l'avais connu début 2011 avec son Contre Télérama [2]. Texte bref comme souvent, écriture sèche, entrées thématiques, inquiétante progression. L'anthropologue de l'ordinaire auscultait avec une fausse distance les angles droits et dupliqués de la péri-urbanité. Aux salonards de Télérama ayant décrété la « mocheté » définitive des zones pavillonnaires, le banlieusard Chauvier avait des comptes à rendre : déambulant ou joggant dans son quartier, il souhaitait mettre à jour « le potentiel de fictions qui se nouent derrière chacune de ces baies vitrées ». Ou pour le dire avec les mots empruntés à Adorno : comment le peuple périphérique comptait parmi ses aptitudes celle de « transgresser les standards de la vie mutilée ». C'était huit ans avant le soulèvement des Gilets jaunes.
À propos des Gilets, Chauvier signait dix ans plus tard Laura [3], nectar de 140 pages emballé sous une couverture rouge ornée d'un triangle blanc inversé – dans lequel longtemps j'ai vu un pubis. Je me rappelle parfaitement mes sensations en lisant Laura. Surtout je me souviens où j'étais : dans une maison du Béarn. Chose banale au pays du maïs : il pleuvait. Et la pluie mitraillait le Velux au-dessus du plumard où, affalé, je lisais. Ambiance grise et percutée : c'était aussi une fin d'après-midi automnale, autant dire que la lumière y était minimale. J'ai ouvert Laura, et là, trois petits points de suspension. Plusieurs années après je cherche encore ces mots que je ne trouverai jamais. Disons, pour faire court et couper tout élan romantique, que j'ai décollé. De mon engourdissement, de la pluviométrie béarnaise. Ce texte j'aurais pu l'écrire. Cent fois. Forme et fond, j'adoubais tout. Amour raté, fossé sociologique, quotidien déraillé. Shaker d'affects où factualité et fiction fusionnent. C'est la nuit, Éric est sur un parking qui surplombe une usine de prothèses médicales. Éric n'est pas seul et la nuit sera ce long dialogue avec Laura, son amour platonique du collège retrouvé des décennies plus tard. Les années passant, Laura a ramassé. Surtout, elle est en colère contre le taulier de la susdite usine qu'elle attend impatiemment de voir cramer. Laura, la cassos, est issue d'un milieu populaire. Elle dit beaucoup « enculés ». Éric ne lui fait ni la leçon ni la morale. Il sait qu'il faut être con comme une tanche postmoderne pour voir de l'homophobie dans les « enculés » de Laura. Il sait ses joues naïves sur lesquelles un mâle héritier a essuyé ses rupines tatanes. Il sait la violence sociale et ce qu'elle engendre de violence verbale et incendiaire en retour. La nuit est longue, ils boivent du rosé et fument des pétards. Éric a les mots et les outils pour observer et catégoriser Laura. C'est son métier. Mais, outre son attirance pour la femme, quelque chose d'autre vient brouiller et pulvériser son surplomb de chercheur : une perméabilité instinctive à l'aura de Laura. Éric gratte le vernis rugueux de son parler de « white-trash, cette invention de sociologue censée englober tous les petits blancs rustiques et racistes du pays » et met à jour les cicatrices sous la fruste crânerie. Autant de « dissonances autobiographiques, comme revenues à la vie, qui transpercent dans les insultes. Qui veut plonger dans l'âme de Laura se doit d'entrer, comme dans un temple oublié, dans ses façons de parler les plus ordinaires. Toute autre forme d'expertise est nulle et non avenue. Il faut revenir en littérature, dans la poétique des angles morts ». Ami lecteur, je sais pas toi, mais moi quand je lis ça, je vire émollient et m'arrache du morose. Effet LSD. Je vois Jupiter et son Bayrou's Band en orbite autour de Saturne, et la vie soudain devient rose.
Partage de la blafarde
Ma fusion avec Chauvier ne s'est pas arrangée avec son opus suivant : Plexiglas mon amour [4]. Je dirais même qu'elle a franchi un palier supplémentaire. Chauvier, camarade d'ironie cramée et de dérapages dystopiques. Chauvier en boucle sur l'absurde pandémique et ses propres émulsions névrotiques. Chauvier, animal confiné, reclus à domicile, coincé entre deux geeks qu'il regrette d'avoir engendrés et caporalisés par la badine hygiéniste d'une épouse shootée au spray hydro-alcoolique. C'est justement à la pharmacie qu'Éric croise par hasard Kévin, ancien camarade de fac, « un type un peu étrange devenu survivaliste ». Kévin vit dans la forêt, dans une BAD (Base Autonome Durable) sise non loin des ruines de l'église de Notre-Dame de la Fin-des-Terres. Chauvier s'amuse à topographier le traquenard dans lequel Éric va tomber. Tout ça est gros comme un doigt coupé sur une pana cotta. On cherche la démarche scientifique, l'empirisme prudent. On pensait avoir touché le fond précédemment avec le retour du zombie baudelairien [5]. Mais non, ça continue, ça enfle et ça bourgeonne derechef : Chauvier persiste dans le délire irrationnel. Où est passé l'anthropologue, bordel ? C'est simple : il est comme la truie du regretté Duneton. Assailli de doutes. Le Covid a précipité quelque chose. Une compréhension brutale de nos choses communes et de leur ordre vermoulu : le pathogène n'est pas là où on le croit. Le sage montre la lune, l'imbécile son cul. Pour beaucoup, ça se vaut. Une lune, un cul, égal partage de la blafarde. Raisonnant, Chauvier doute de sa raison et de la nôtre partagée : « C'est un trait majeur de cette époque que de donner raison aux plus dégénérés d'entre nous. » Au milieu de la cambrousse, avec un Kévin tirant son gibier à l'arc, la sentence se médite. Un Kévin lucide, bien décidé à « plus jamais se faire emmerder par des peignes-culs [peignes-lune ?] qui sont juste bons à vendre du crédit et à transformer cette planète en trou à chiottes ». C'est plus long et argumenté que les « enculés » de Laura mais l'idée reste la même. Elle sent l'odieux populisme, la bascule du côté barbare de la plèbe. Chauvier n'écrira jamais « Démocratie mon amour ». Ça tombe bien, en plein arasement sanitaire, ses hardes (à la démocratie) ont disparu. Le récidiviste Éric est alors camisolé et interné. Mais rien n'est irrémédiablement foutu, lui promettent les blouses blanches. Aux fous rééduqués à l'étroite observance des gestes barrière, on promet de redevenir des « êtres définitivement sains ». Lavage de cerveau, au propre comme au figuré. Le corps national a lâché ses anticorps. La guerre sanitaire est la continuation de la politique par d'autres moyens. Destin mutilé encore : « Il faudrait peut-être nous inquiéter de ces mots-là, définitivement sains, car ce qui est définitif est aussi irrévocable, et ce qui est irrévocable revient bel et bien à renoncer à une part de nous-mêmes. »
Ami lecteur, je te vois t'impatienter : n'étais-je point censé causer d'Un lac inconnu, dernier opus chauvierien ? C'est que je prends mon temps. Le principe même d'À contretemps. Il me fallait un chemin, une voix d'accès. L'accroche de cette mule de Bégaudeau ne suffisait pas. Et puis j'aime bien cette idée de faire monter le plaisir. Le nouveau Chauvier, ça faisait un bail que je le guettais, j'allais pas l'expédier comme ça en deux coups de cuillère à pot. C'eût été gâché. Alors je minaude, j'aguiche, je titille, je contourne, je revisite, je contextualise. Tout ça est sensuel et intellectuel à la fois. Avant d'avoir un sens, les mots ont une sensualité. On ne cause pas de Chauvier comme on causerait d'un Houellebecq-jamais-lu. Le premier commente le tragique de notre condition, le second le déclin de sa race maudite. Le premier se retient et nous invite à nous répandre ; le second se répand et nous pousse à la contention. Le premier on le lit, le second on le gît. Incompatibilité des visées. Celle de Chauvier cible la « poétique primordiale ». Un lac inconnu est d'abord un livre de poésie. La dernière. La nôtre. Celle de notre crépuscule. Inutile de cligner des châsses et de ployer les épaules, on sait tous ce qui nous arrive : « Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel / Et l'eau glacée se fait plus noire / Plus pure que la mort, plus salée que le malheur / Et la terre plus vraie et redoutable. » Page 76 pour ceux qui doutent que le malheur soit salé. Un lac inconnuest aussi affaire de pied de nez. Un jour, l'anthropologue s'est gonflé les chevilles et ainsi challengé : et si je faisais la nique à ce couillon positiviste de Noah Harari ? Et si je racontais l'épopée chavirée de Sapiens depuis ses premiers épouillages socialisants jusqu'au délire désincarné des élus transhumanistes ? Le tout en cent pages. Du sombre, du compact, du sans chichi. Chiche ?
Chiche.
Il y a quelques jours, les éditions Allia m'écrivaient : avais-je trouvé le temps de lire ce Lac qu'elles avaient eu la gentillesse de m'envoyer en service de presse ? Leur mail tombait à pic, je venais de l'achever et me trouvais sous haute pression euphorique. LSD encore. Extrait de ma réponse : « Sa boucle poétique sur nos affaires humaines est aussi sublime que désespérée. C'est 2001, version odyssée oxydée. Le brûlot anarchiste le plus étincelant du moment. » Allia n'en demandait pas tant. Moi non plus. Qui me mis cependant, les jours passant, à douter, truie moi aussi. Pourquoi avoir écrit « brûlot anarchiste » ? N'avais-je pas projeté un peu de mes affaires personnelles dans les ultimes circonvolutions lacustres du camarade anthropologue ? Réflexion faite : non.
L'art de « distiller la fièvre »
Le substrat vaseux qui hante les clapotis du Lac inconnu tient en trois mots : angoisse de mort. Ou bien : malédiction du pouvoir. Chez Chauvier, les deux se valent. Tout commence, il y a fort longtemps, dans le fond ténébreux des premiers habitats cavernicoles. Le feu est domestiqué, un confort inédit se découvre, le foyer fait communauté et l'extérieur office de tous les dangers, et bientôt d'âpres conquêtes. Nœud dialectique chez nos ancêtres : « Alors qu'ils peuvent se réchauffer, s'émouvoir, imaginer un futur, il leur faut vivre avec la mort brutale et inexpliquée des êtres avec lesquels ils conversent. Un doute apparaît, un instinct, l'embryon d'un effroi : ce qui est aimé se perd et génère autant de monosyllabes autour de l'âtre. […] L'occupation des grottes augmente la charge anxiogène de ces images [de morts violentes]. La vie domestique ne serait qu'une diversion, sa promesse de sécurité serait illusoire. » À partir de ces trous dans la roche, les hommes vont s'agglutiner en cités. Pyramides sociales inégalitaires, les cités ne seront pas ces ensembles à partir desquels les humains pourront socialiser leur angoisse de mort, tenter de l'apprivoiser et l'inscrire dans un humble (humus) cycle de vie. Bien au contraire. Les cités vont la thésauriser au bénéfice principal des tyrans qui les gouvernent. Chauvier signale l'invariant : les chefs ont beau maîtriser l'art de « distiller la fièvre », ils sont autant de sociopathes tétanisés par leur propre finitude. Pour taire leur peur, ils pilotent et multiplient des massacres. Le sang des autres répandu comme « un substitut émotionnel à leur angoisse ». « Celui qui peut décréter la mort de dix mille fantassins ne défie-t-il pas la mort elle-même ? ». Ami lecteur, tu la sens pousser la graine musquée de notre présent transhumaniste ?
La suite est un placage ventral. On aurait pu attendre de l'anthropologue qu'il fasse preuve de plus de finesse. Ou d'ambiguïté. Qu'il enfourche le dada bien commode de l'agnosticisme, histoire de ne pas heurter de front la piété de ceux qui croient. Même pas. Tout poète qu'il soit, Chauvier prose en athée. Manque total d'empathie spirituelle. Avouons-le : ça libère d'un poids. Resserre la camaraderie. Charlie, Chauvier ? Peu me chaut. La cible est ailleurs. Dans ce rappel de quelques fondamentaux perdus en cours de route. Pour que les masses acceptent d'aller trucider d'autres masses, il faut un motif supérieur. Pour qu'elles étouffent leur soif de liberté et leurs « pulsions désirantes », il faut le couvercle étanche d'un dieu à adorer ne ressemblant « à rien de connaissable ». Pour que la cité croisse, exploite et colonise, il faut une carotte extatique : un horizon post-mortem où les âmes des plus méritants sauront trouver les cajoleries dont elles ont manqué ici-bas. « Dans sa forme primitive, la religion naît de cette grossière exigence de diversion. Elle ne porte en elle aucune morale. » Cash, Chauvier. Hélas, la « fiction religieuse », c'est comme les rentrées sociales chaudes. Au bout d'un moment ça lasse son peuple, qui n'y croit plus vraiment. Qu'à cela ne tienne, les conseillers des alcôves ont cogité l'affaire et pointé le maillon faible : la modestie des guerres. Pour maintenir l'exutoire, il faut du cinémascope, du péplum, des croisades, des missions génocidaires, bref des « guerres à grande échelle, qui feront diversion, contrôleront les affects tout en accroissant les butins ». Logique de surenchère. Puissance de la martyrologie et des économies nécrophiles. Mais la peur de mourir, c'est comme les socialistes, ça se radine toujours en trahissant. Et si, au bout du compte, l'âme c'était du chiqué ? La camarde en pluie de grêle ne fait plus rêver. C'est qu'on y tient finalement à sa couenne.
Parallèlement, des savants formulent l'hypothèse : et si tout était à portée d'un savoir empirique et codifiable ? Affleurent les pensées matérialistes et humanistes, les humeurs cartésiennes ; la vie éternelle en prend un coup, dieu se minusculise. C'est pas bon pour la guerre totale. Ni pour la cité accumulative. Il faut trouver un nouveau carburant narratif pour que tout change sans que rien ne change. Il sera celui de l'homme amendable et améliorable. De la Raison dominante. Par-delà le changement de peau, l'obsession organique demeure : il s'agit de neutraliser ces affects qui « seraient la bave du monde, qui contamineraient la seule perspective qui vaille : l'accumulation de connaissances universelles comme moyen d'atteindre le point de perfectionnement de l'espèce, point que l'on devine abstrait, mais que l'on croit résolutoire ». La Modernité est en marche. Paradoxalement, elle accouche d'une nouvelle religion : celle du Travail. Car les pulsions de mort jamais ne se taisent, c'est là un cycle infernal. L'histoire humaine n'est qu'un va-et-vient de boucles rétroactives. Comme la vie angoissée sourd irrémédiablement, le pouvoir sans cesse ajuste ses filets de capture. Les corps sont à présent enfermés dans des « espaces d'usinages collectifs et disciplinés ». On les astreint, on les épuise, on les machine, l'idée étant d'assécher leur terreau existentiel et anxiolytique ; plus tard on les divertira tout autant, et on les machinera d'autant plus : « De la fatigue découle un amollissement de la faculté d'abstraire – principe qui renforce notablement le projet civilisationnel de l'espèce. »
Un lac inconnu enjambe les millénaires (d)échus et bien plus loin encore. Puisque vaincre l'angoisse de mort est aussi efficace que remplir le tonneau des Danaïdes, alors les plus barrés de l'espèce proposeront de vaincre la mort elle-même. Plus c'est gros, plus ça passe. Les aspirants immortels auront leurs cohortes de suiveurs et de publicitaires. Maçons exaltés de métaphysique prêts à empiler leurs parpaings quantiques et à graver leur mou neurologique sur le dur d'un disque virtuel. Détruisant la mort, ils auront détruit la vie. Le peu qu'il nous reste s'éprouvera avec des appendices de synthèse. « Dans l'apocalypse, le prothétique deviendra prophétique, et l'affaire sera entendue. »
Si l'atterrissage est rude, on se console : à défaut d'échappée, la chute sous « chair de lune » fut belle.
Sébastien NAVARRO
10.02.2025 à 09:23
F.G.
En 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat (…)
- Sous les pavés la grèveEn 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat industriel, les « maîtres de forges » tout puissants, tiennent le haut du pavé ; chez Morel, où les premières machines à mouler apparaissent en 1890, les ouvriers servent de rabatteurs lors de battues au sanglier célèbres dans toute la région ; à Brévilly, les employés du patron Henry doivent obligatoirement assister aux messes. Ces hauts-barons du fer sont alliés à la presse, à l'Église qui instruit leurs enfants, à la bourgeoisie bien-pensante et surtout aux autorités locales, préfecture et municipalité : le maire de Revin, Henri Gilbert Faure, n'est autre que le fondateur de la plus grosse fonderie de la ville (700 employés), gérée à cette date par son fils, Louis Faure.
C'est pourtant dans cette fonderie qu'éclate, le 17 novembre 1890, une grève qui doit durer jusqu'au mois de mars de l'année suivante. Au cours des années précédentes et au début même de l'année 1890, plusieurs grèves ont eu lieu dans différentes usines métallurgiques de Revin et de la région. Le 27 juin, les ouvriers de la Veuve Poncelet ont cessé le travail, exigeant une augmentation de salaire. Au cours du mois de novembre, plusieurs grèves éclatent simultanément dans les fonderies installées autour de Revin : aux Mazures, à Renwez, à Rimogne, à Bourg-Fidèle, et également à Balan, au sud de Sedan, où les ouvriers réclament le paiement à la quinzaine au lieu du mois.
Si la grève des ouvriers des Faure inquiète davantage, c'est qu'elle touche plus de sept cents employés, répartis dans trois usines à Revin, Laifour et la Petite-Commune. C'est aussi que les grévistes se heurtent à un patronat dur, dynastique et méprisant, décidé à ne pas céder. Dès la première semaine, le Bulletin métallurgique du Courrier des Ardennes fait part de la grève : « Les grèves en fonderies s'accentuent. La Maison Faure frères et fils, de Revin, a ses ateliers complètement déserts... On ne prévoit pas la fin de cette grève qui va jeter le désarroi dans cette ville. » Mais que les industriels et financiers se rassurent : le cours du fer se maintient « assurant la continuité des bonnes affaires et la satisfaction des industriels ».
La grève des ouvriers de Faure est, par ailleurs, la première action importante et de longue durée au cours de laquelle l'action du syndicat peut se manifester avec éclat. En effet, le 31 mai 1885, un an après la loi Waldeck-Rousseau qui autorise la formation de syndicats, est créée la « Fédération des travailleurs de la région ardennaise » ; et le 1er octobre 1887 prend naissance la première « chambre syndicale », groupant plus de mille métallurgistes revinois, qui vont adhérer à la Fédération. Le fondateur et secrétaire en est Arsène Dupont, mouleur, né à Revin en 1854.
Les différentes tendances du mouvement ouvrier français sont alors représentées à Revin, mais deux courants principaux s'affrontent au sein du mouvement ardennais : le courant allemaniste, grâce à la propagande de Jean-Baptiste Clément [1], atteint les moindres communes de la région, donnant la priorité à la lutte syndicale au « coup par coup » sur la lutte politique ; Allemane lui-même viendra présider des conférences données à Revin et dans les environs. Ce courant se heurte à une assez forte implantation du mouvement libertaire : L'Émancipation a pour principal rival Le Père Peinard, journal anarchiste, lu également par certains militants socialistes, dont Arsène Dupont. Le courant libertaire prône la grève générale, instrument nécessaire à la prise du pouvoir. Quant au regroupement patronal, il est inexistant à cette date, comme en témoigne le patron L. Faure : « Toutes les entreprises, souvent d'origine ouvrière, s'opposent sur le terrain de la concurrence commerciale et ont en somme peu de respect entre elles sur le plan local... De ce fait, il n'y a aucune tendance concertée entre les chefs d'entreprise. » Ils n'en sont pas pour autant désarmés !
De la grève des mouleurs à la grève générale
Le 17 novembre 1890, un petit nombre d'ouvriers de l'usine « L'Ardennaise », tous mouleurs, font circuler un tract invitant leurs camarades à se réunir à 20 heures le soir même, après la journée de travail. Les mouleurs ont en effet décidé d'exiger des patrons une augmentation de salaire de 15 % et de cesser le travail jusqu'à satisfaction de cette revendication légitime. En effet, les Faure, venus trente-cinq ans plus tôt les mains vides, ont rapidement fait fortune grâce à une politique de bas salaires qui leur a permis de supplanter les autres usines du Revinois, notamment la coopérative ouvrière Godin, qui, comme l'usine Faure, fabrique des appareils de chauffage. Par ailleurs, la surveillance politique sur les ouvriers est permanente : le 18 mars 1890, un jeune ouvrier chantant des airs anti-patronaux pour célébrer l'anniversaire du premier jour de la Commune est licencié sur le champ.
Les ouvriers venus à l'assemblée du 17 novembre votent la grève à main levée. Le 18, le travail continue partiellement dans les ateliers, mais les mouleurs et les ébarbeurs débrayent en cours de journée et laissent vingt-quatre heures aux Faure pour donner une réponse. Les patrons exigent d'abord l'exécution des commandes en cours, ce qui permet de remettre leur décision à plus tard. En fait celle de Louis Faure est déjà prise : « Je ne peux que maintenir le statu-quo, mes ouvriers étant très largement payés. »
À leur tour les monteurs d'appareils et les mouleurs en cuivre cessent le travail. Chaque groupe réclame un ajustement des salaires : 20 % d'augmentation pour les ébarbeurs, 10 à 50 % pour les mouleurs en cuivre, de 50 à 100 % pour les différents groupes de montage. En outre les mouleurs, à l'origine de la grève, demandent des améliorations des conditions de travail : entrées et sorties libres des ateliers et suppression du système des amendes, ce qui déclenche l'indignation de Louis Faure : « Est-il possible que dans une usine on puisse aller et venir, entrer et sortir, comme d'un moulin et dans un moulin ?... Tous mes ouvriers savent que les amendes constituent pour eux une caisse de secours. Ils savent surtout que cette caisse ne suffisant pas, j'al dû maintes fois la renforcer d'un billet de 1 000 francs. » Et refusant toute « immixtion étrangère » (en l'occurrence l'intervention de la Chambre syndicale), Faure demande à ne discuter qu'avec ses ouvriers.
Le 19 novembre, la grève aurait été générale dans les trois usines des Faure si quelques tôliers ne l'avaient pas refusée catégoriquement, se justifiant dans une lettre signée « le groupe des ouvriers-tôliers » intégralement publiée dans la presse locale – celle-là même qui avait refusé de publier une lettre contre les « jaunes », envoyée par des grévistes d'une usine des Mazures au début de l'année.) En fait, les ouvriers-tôliers sont bien payés (environ 10 francs par jour) et exploitent chacun plusieurs apprentis. D'ailleurs ils ne cachent pas leur mépris pour les grévistes : « Nos durillons ne craignent pas vos poils dans la main. » En réponse, un tract, intitulé « Au pilori des traîtres », est diffusé dans l'usine. Le surnom de « pilori » est aussitôt adopté pour désigner les briseurs de grève. Le 25 novembre, au cours d'un meeting à Revin, présidé par J.-B. Clément, un vote exclut les tôliers de la Chambre syndicale.
Drapeaux rouges et Carmagnole
Le jeudi 11 décembre se déroule à Revin la première manifestation importante organisée par les grévistes. Ceux-ci veulent montrer leur force et leur détermination aux patrons, aux autorités municipales et à la population non-ouvrière de la localité. « Nous ne croyons pas devoir garder plus longtemps le silence », expliquent les journalistes qui, pour la première fois depuis le début de la grève, lui consacrent une colonne en première page en présentant le compte-rendu de la manifestation.
Réunis dès 10 heures le matin, tous les ouvriers de l'Ardennaise sont bientôt rejoints par ceux de Laifour et de la Petite-Commune venus en train, ainsi que par une délégation de l'usine d'Anchamps, qui a fait le chemin à pied. Après une brève assemblée générale, les grévistes forment un cortège qui traverse la ville, accompagné de femmes portant le drapeau rouge et précédé d'enfants chantant La Carmagnole. Les ouvriers, montant la grande rue de Revin, reprennent en chœur les chants révolutionnaires. Sur la place de l'Hôtel de Ville, on s'arrête pour danser au son de refrains populaires sous l'œil scandalisé des bourgeois. Le sous-préfet, venu pour entamer une enquête, entre à la mairie sous les huées de la foule. Vers 15 heures, le cortège, drapeau tricolore en tête, se dirige vers La Bouverie, à l'écart de Revin, où sont installés les ateliers de l'Ardennaise. À l'heure de la sortie, les jaunes sont pris à partie et, comme les jours précédents déjà – et le matin même –, malgré la présence de la troupe, des paroles on en vient aux mains. La casquette de l'un des « piloris » est attachée au drapeau rouge et rapportée en triomphe à la salle Latour-Lambet, quartier général des grévistes. Quant aux « traîtres », ils rentrent chez eux sous les quolibets des manifestants. Parmi les grévistes, deux manifestants ont été arrêtés devant l'usine : le premier, gardé à vue dans un atelier, a été immédiatement délivré par ses camarades ; l'autre, Mauguière, dit « Caillou », arrêté vers 16 heures, est transféré à Rocroi. Aussitôt une foule de 800 à 1 000 personnes franchit à pied les 11 km qui séparent Rocroi de Revin et obtient la libération du mouleur qu'ils ramènent en triomphe.
Cette journée de manifestation déchaîne naturellement la hargne des réactionnaires : le maire, disent-ils, n'a pas montré la fermeté nécessaire ; pourquoi organiser une enquête, ajoutent-ils, il faut frapper immédiatement ; quant aux gendarmes venus pour la circonstance de Rocroi, ils sont accusés d'avoir « laissé faire ». La preuve ? À un bourgeois qui aurait demandé au capitaine de gendarmerie si le drapeau rouge brandi par les manifestants n'était plus un emblème séditieux, l'officier aurait répondu : « Il est si petit ! » – il aurait mesuré 50 x 85 cm, précise même le journaliste du Courrier des Ardennes. Enfin un article signé « un vieil ouvrier revinois d'origine », paru le lendemain dans Le Petit Ardennais, met en garde la « véritable population ouvrière » de Revin contre les étrangers à l'usine présents, selon lui à 90 %, dans la manifestation. La présence des femmes et des enfants dans le cortège est également l'objet de violentes critiques : l'inspecteur d'académie félicite un instituteur pour avoir empêché ses élèves d'y participer.
Dès lors, toutes les mesures d'ordre sont prises pour rassurer « la population honorable de Revin » qui tremble à l'annonce d'une seconde manifestation prévue le samedi 13, à l'occasion de l'arrivée du préfet des Ardennes.
État de siège
Lorsque le préfet descend, en grande tenue, de son train, dans la matinée du 13, un détachement du 91e de ligne garde militairement la gare de Revin. Accueilli par les officiels, il traverse le pont occupé par un poste de gendarmerie pour se rendre à la Mairie. En cours de route, le cortège officiel s'est nourri de deux cents personnes environ – grévistes, femmes et enfants – qui l'attendent dans un silence hostile sur la place de la Halle. Vingt délégués de la Chambre syndicale et des grévistes sont introduits à la Mairie, où, après trois quarts d'heure de discussion, aucun arrangement n'est consenti. À leur sortie, les délégués retrouvent les grévistes qui ont attendu et s'en retournent avec eux à leur salle de réunion.
Dans la journée des patrouilles de gendarmerie (60 hommes) sillonnent les rues de la ville. En cas d'alerte, un détachement est prêt à partir de Mézières.
Le dimanche 14, c'est au tour des ouvriers de l'usine Henri Morel de se réunir en assemblée générale. Le bruit circule que 2 000 ouvriers de la vallée de la Meuse doivent se rencontrer à Revin. Le prétexte est tout trouvé pour faire venir de nouveaux renforts : 120 hommes du 91e de ligne en tenue de campagne et munis de vivres pour plusieurs jours.
Le 16 et les jours suivants, des patrouilles d'infanterie circulent dans la ville, et l'armée occupe un bureau du télégraphe. Le 17, Rocroi est à son tour gardé militairement : on a peur des manifestations, et plus encore que les grévistes envahissent de nouveau la ville à l'occasion des procès intentés contre leurs camarades arrêtés. Un poste de soldats occupe le Palais de justice.
Le vendredi 19 décembre, Daine, dit « Pigeon-Voyageur », Mauguière et Alfred Cosse sont condamnés pour atteinte à la liberté du travail : le premier, de nationalité belge, à quatre mois de prison, les autres à 10 jours. Par ailleurs, des arrêtés d'expulsion sont pris contre deux grévistes belges : Justin Couronné et Casimir Hayot-Dubuc, dit « Blanc-Mimi ».
Parodie de négociations
Pendant ce temps, le préfet, dont la venue a favorisé ce déploiement de forces armées, entame des négociations avec les ouvriers. En effet, non content de refuser l'intervention de la Chambre syndicale, les patrons Faure décident de ne pas « s'aboucher avec les grévistes ». C'est l'occasion, pour L'Émancipation, de demander avec véhémence, mais en vain, la démission du maire H.-G. Faure, qui viole ainsi la loi de 1884 sur les syndicats. Sentant alors que, pour lui, les choses se gâtent, Faure écrit dans la presse locale une lettre par laquelle il demande généreusement une citation à l'Ordre du mérite pour un garde-barrière, père de famille nombreuse, ayant sauvé une jeune fille qui voulait se suicider sur la voie ferrée : le « bon » H.-G. Faure sait récompenser les « bons » ouvriers.
Pour l'instant, il a chargé le préfet de le représenter à la table des négociations. Celui-ci prend sur lui de proposer aux grévistes 10 % d'augmentation au lieu des 15 demandés. Devant la fureur des patrons, il se rétracte publiquement ; il doit alors affronter la colère des grévistes. Les ouvriers sont d'autant moins décidés à céder qu'ils se souviennent d'une grève ayant eu lieu trois ans plus tôt dans un atelier Faure, et qui s'était victorieusement terminée par une hausse des salaires. Ils demandent donc avec fermeté l'affichage des tarifs de façon et le contrôle de la gestion de la caisse de secours. Mais toutes leurs revendications sont repoussées. À cela se joignent des injures : aux ouvriers qui se plaignent du prix élevés des logements, Faure fait répondre qu'ils n'ont qu'à aller ailleurs !
Déjà forte, la tension locale se voit renforcée par l'approche du vote attendu sur la longueur de la journée de travail des femmes et des enfants. Comme partout en France, les socialistes des Ardennes réclament la journée de 8 heures pour tous les adultes et de nombreux meetings ont lieu sur ce thème. Mais le 5 janvier 1891, un député républicain déclare, dans une réunion à Rethel, que cette réduction de la journée de travail à 8 h est une utopie. En précisant qu'elle ne peut pas baisser en dessous de… 11 h !
Le 17 janvier 1891, commence le troisième mois de grève. Et ce, malgré une campagne de démoralisation entretenue activement depuis le début du conflit : les patrons font annoncer quotidiennement par voie de presse la reprise prochaine du travail. Peine perdue ! Et lorsque seuls quelques « tôliers » se présentent à l'usine, on doit trouver un autre local pour loger la troupe qui occupe leurs ateliers ! On en profite d'ailleurs pour relever de son poste le 91e et le remplacer par un détachement du 128e, en garnison à Givet. Au risque défaitiste les grévistes opposent la rumeur de l'extension du mouvement aux Fonderies de Belgique.
Tenir !
Dès le 16 décembre, un ouvrier avait rapporté de Charleville des fonds donnés par la Chambre syndicale pour aider les grévistes. Ces subsides distribués, chaque ouvrier reçoit 12 francs, c'est-à-dire le salaire d'une semaine à 2 francs par jour (le salaire habituel est de 3 à 7 francs par jour). 2 francs par jour, c'est la rémunération journalière que vont toucher les grévistes jusqu'à la fin de leur mouvement. Le 17 janvier, une nouvelle remise de fonds leur est attribuée par la Chambre syndicale, mais cette fois le salaire est versé moitié en espèces, moitié en bons, valables chez les principaux commerçants de Revin et remboursables par le syndicat. Cette mesure vaut aux grévistes de violentes critiques de la part des réactionnaires : L'Espoir dénonce le syndicat « qui n'a pas à faire œuvre de banquier et de commerçant » et met en garde ces derniers contre les bons qui ne portent pas de date de remboursement. Quant au Petit Ardennais, il va jusqu'à faire remarquer que « les bons ne sont pas numérotés » et que « le franc serait mis en cause si toutes les chambres syndicales faisaient de même pour toutes les grèves ». Cela n'empêche pas une nouvelle distribution de bons le 4 février, correspondant à la paie de la deuxième quinzaine de janvier.
Les grévistes de Revin se montrent d'autant plus courageux qu'ils ont à lutter contre un hiver particulièrement rigoureux : en effet, le gel, qui a fait son apparition dès le début de la grève, n'a pas cessé jusqu'au 25 Janvier. « Deux longs mois de froid sibérien » ont aggravé les conditions déjà précaires des ouvriers. Le 20 janvier, on enregistre – 25° sur le plateau d'Asfeld, au-dessus de Sedan. Sur la Meuse, qui est recouverte d'une épaisse couche de glace, les habitants font sauter à la dynamite les « banquises » qui entourent les piles des ponts, en prévision d'un dégel subit. Les loups font leur apparition, les paysans en abattent dans les villages ; à Rumigny, ils rôdent encore le 14 février. En plus du froid, une épidémie de croup s'abat sur les Ardennes, faisant de nombreuses victimes.
La rigueur de l'hiver, qui s'étend sur tout le nord de l'Europe (le port d'Anvers est pris dans les glaces) est à l'ordre du jour au conseil des ministres du 20 janvier, et une campagne nationale de secours est lancée. « De tous côtés, nous assistons en France à ce beau spectacle, à cette noble émulation pour le bien, et nous voyons ce côté magnifique de la race humaine, telle que le christianisme l'a faite », lit-on dans Le Courrier des Ardennes. Mais rien dans cette manifestation de charité ne fait place aux problèmes sociaux et à l'inégalité face à la misère : la grève, « commencée dans l'eau-de-vie » et œuvre de « mauvais sujets », est superbement ignorée.
Pourtant, La situation à Revin est toujours aussi tendue. La tactique des ouvriers est de maintenir coûte que coûte le rapport de forces en leur faveur. En dépit de ceux qui voient dans la grève une agitation « voulue en haut lieu » par des « professionnels » et les « orateurs socialistes », Revin est bel et bien aux mains des grévistes de la base. Malheur aux jaunes qui se hasardent à rentrer seuls après le travail : les enfants se montrent particulièrement féroces à leur égard, ignorant la troupe qui surveille toujours. Rasant les murs, les « piloris » ne sortent de chez eux que rarement ; les coiffeurs n'ont plus le droit de leur faire la barbe. Le tribunal correctionnel de Rocroi voit défiler à la barre des accusés, cités pour coups et blessures, coups volontaires, menaces verbales, etc. Les peines varient de 30 francs d'amende à deux mois de prison. Les Faure ont fui la ville depuis le début janvier par crainte des grévistes et le maire ne se rend plus aux réunions du conseil municipal.
Pensant semer la division, patrons et gouvernement accentuent la répression contre les ouvriers belges. Le 14 janvier, sept d'entre eux ont déjà été expulsés. Mais l'État refuse de prendre la même mesure contre un patron belge, N. Martin, qui vient de faire expulser plusieurs des ouvriers de son usine de Revin : le 17 janvier, 500 grévistes lapident l'usine fermée la veille par le patron.
« Il faut que le patronat capitule »
Le 4 février, a lieu, en présence de Faure qui, pour la première fois, accepte de recevoir vingt délégués des grévistes, une tentative de « conciliation ». Les patrons refusent de reprendre dix grévistes et promettent des améliorations de salaire pour le 30 juin, après reprise préalable du travail. Les ouvriers, occupés à enlever la glace sur les rives de la Meuse, sont appelés à se réunir aussitôt en assemblée générale. Les propositions patronales sont rejetées et la poursuite de la grève est votée.
Le ton des Faure change : menaces de faire travailler des jaunes pour un salaire double et d'employer des chômeurs. Mais les tourneurs, tôliers, émailleurs savent qu'ils ne peuvent pas être remplacés par le premier venu du jour au lendemain. Alors commence le chantage sur les retraites, et surtout la mise sous séquestre à la mairie des outils des grévistes qui ne manifestent pas l'intention de reprendre le travail. Or ces outils appartiennent aux ouvriers, leur achat représentant un investissement important. Les grévistes manifestent leur colère en se heurtant à une patrouille de soldats sur le chemin de l'usine. Malgré tout, le 14 février, ils votent toujours à main levée la poursuite de la grève. Cependant quelques ouvriers sensibles aux vagues promesses des Faure et alarmés par la confiscation de leurs outils reprennent le travail. Ils sont huit le 18 février qui, sous les huées de leurs anciens compagnons, prennent le chemin de l'usine de Laifour. Dans l'après-midi, deux patrouilles de gendarmerie venues de Charleville dispersent les manifestants.
Oubliant pour un instant les querelles de tendances qui l'opposent à la Fédération des Ardennes, le Parti ouvrier français (POF, section du nord) salue, dans les colonnes du Cri du travailleur, le courage des ouvriers fondeurs de Revin et appelle à la solidarité.
Le 13 mars, Faure réunit une dizaine de délégués : il accepte de reprendre les grévistes – à l'exception de ceux qu'il a déjà remplacés – et d'augmenter les salaires. Les ouvriers de la Petite Commune reprennent le travail, les mouleurs de Revin et de Laifour attendent l'affichage des nouveaux tarifs. Ils obtiennent l'augmentation de la rémunération du travail à façon, l'entrée libre à 7 heures le matin et la sortie, également libre, le soir après la coulée. Le 19 mars, tous les mouleurs sont à leur poste, à l'exception des dix qui ont été remplacés. Une manifestation silencieuse des ouvriers salue cette demi-victoire.
Le 17 mars, le cardinal de Reims transmet au curé de Revin son « offrande aux grévistes » : « Aujourd'hui que l'accord et la paix sont signés, je vous envoie sous ce pli mon offrande, en témoignage de l'intérêt particulier que je porte à la classe ouvrière de votre paroisse. Celle-ci a maintenant besoin de toutes les consolations religieuses et des secours de la charité chrétienne. » Il s'agit, pour le « cardinal des ouvriers », de ne pas perdre sa popularité.
Mais bien des choses ont changé à Revin !
Les patrons ont senti l'urgence de créer un syndicat : le 29 janvier, les plus importants industriels de la vallée de la Meuse et de la région se réunissent pour ébaucher son organisation. Ils vont d'abord regrouper les « piloris » dans une organisation – « La Fraternelle » –, qui prend naissance le 10 juin 1891 avec 70 adhérents.
Le premier regroupement patronal ne se fera qu'en mars 1907, à l'occasion de la grève qui éclatera aux usines de Morel et qui s'étendra à toutes les usines de Revin et des environs jusqu'au mois de septembre.
En attendant, H. G. Faure, qui n'assiste plus aux séances du conseil municipal depuis le 6 janvier, doit donner sa démission. Aux élections partielles de juin-juillet 1891, Arsène Dupont, fondateur de la Chambre syndicale « des ouvriers des Ardennes », est élu par 18 voix sur 21, avec de nombreux socialistes dont Mauguière. Le 28 octobre 1891, il refuse de payer les dépenses occasionnées par l'occupation militaire durant la grève et demande un supplément d'enquête ; en revanche, en janvier 1892, il fait voter un crédit pour venir en aide aux grévistes ; à sa demande, l'école des filles est laïcisée. Depuis juin 1891, il est secrétaire d'un cercle « d'études sociales » – « L'Egalité » –, qui compte 40 adhérents. Arsène Dupont est maire jusqu'en 1893 ; révoqué à la suite d'une condamnation (il est accusé d'avoir fait sauter la gendarmerie à la dynamite au cours de la série des attentats « anarchistes » qui ont lieu à Revin), il est de nouveau élu maire en 1900. En 1899, a été reconstitué définitivement le premier syndicat créé à son initiative, qui prend le nom de « Syndicat des mouleurs et parties similaires ». Mais de nombreux militants syndicaux ayant été arrêtés à la suite des « attentats » qui ont lieu dans la région, le nouveau syndicat ne compte que 105 adhérents en 1899 ; l'année suivante, il en compte déjà 390. Le syndicat sera reconnu par les patrons à la suite de la grève générale de 1907.
Claude RAGACHE
Le Peuple français, n° 13, janvier-mars 1974, pp. 21-25
[1] Ancien communard arrêté lors de la manifestation du 1er-Mai 1991 à Charleville, il est le fondateur du journal L'Émancipation, qui s'adresse « aux travailleurs de l'outil, de la plume et de la pensée, qu'ils soient groupés, fédérés ou non » (n° 3). Le journal changera de nom pour devenir L'Émancipateur, avec toujours la même devise : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
03.02.2025 à 10:19
F.G.
C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et (…)
- Digressions...C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et avec lui, une démoralisation générale, de celle qui pèse comme une chape de plomb sur nos imaginaires dévastés par le mouvement incessamment contrariant de la roue de l'Histoire. Au bout du chemin, ce qui pointe, c'est la résignation, c'est-à-dire le pire quand l'abjection est majuscule. Et elle l'est. Quel que soit ce vers quoi se tournent nos regards.
Este mundo es una porqueria [1], me disait déjà il y a longtemps et chaque fois qu'il était contrarié, un Espagnol de la belle révolution trahie de juillet 1936. C'était son leitmotiv, son mot de passe, son mantra, l'expression d'une conviction profonde, certaine, enracinée dans l'histoire vécue des espoirs arasés. Sa chance, la chance de cette génération vaincue mais jamais défaite dont il était, c'était de croire dur comme fer que viendrait un temps où, dans les plis de l'Histoire cannibale, un vent déviant son cours – une révolution – finirait par changer le monde. Gloire à ces êtres qui, du fond de leurs défaites, ne se décourageaient qu'en privé, et encore, pas pour longtemps. Nous ne sommes plus faits de ce bois-là.
Il y a peu, une impression m'a frappé plus que d'habitude, dans le métro parisien, celle que provoque la vision d'une foule unifiée d'individus séparés tous dotés d'oreillettes et les yeux rivés sur leur smartphone. Je sais, c'est banal, mais il y a des banalités qui crèvent les yeux dans certaines circonstances où l'esprit est à l'affût d'indices, notamment d'effondrement. Là, la réflexion qui m'est venue ne portait pas sur ce que ces citoyens du néant pouvaient bien regarder sur leurs fétiches portatifs, ce dont je me fous, mais sur une constatation d'évidence, d'atterrante banalité : leur position exprimait, majusculement et massivement, une soumission à l'ordre spectaculaire d'un monde où personne ne se regarde plus, où l'idée même de regarder son voisin, sa voisine ou la fenêtre, à défaut, a disparu. Chacun dans sa niche, laisse au cou, oreilles closes, regard absent, abandonné à soi-même et heureux de l'être. La résignation, c'est cela même, le repli sur un « je » minuscule quand il s'est volontairement extrait du « nous ». Nous y sommes. Et les temps historiques que nous traversons ne comptent pas pour rien, par la démoralisation qu'ils génèrent, dans l'accablement qu'on constate, y compris dans les milieux plus portés que la normale au volontarisme politique. C'est comme si un mauvais air saturait l'atmosphère et que tout concourrait, par manque d'espérances partagées, à nous ramener à la condition de monades en voie d'insensibilisation au sort de notre commune humanité.
Il est vrai que l'air du temps est malsain, et sacrément. Non seulement il n'est porteur d'aucune bonne nouvelle, mais il enfile les perles de l'infamie avec une rare constance : un coup d'État institutionnel en France, le retour d'un Trump musqué aux States, un Poutine qui persiste dans ses sales œuvres en Ukraine, des fachos partout, partout. Quand des chaînes de désinformation en continu dégueulent des à-peu-près ou des mensonges à longueur d'antenne, faisant de chaque contempteur d'une bavure policière un « radicalisé » ou un « terroriste » en puissance ; quand l'accusation d' « antisémitisme » fleurit à chaque prise de distance, même mesurée, d'un intervenant, avec la violence génocidaire du pouvoir fascisant israélien ; quand, impuissant devant un tel spectacle propagandiste de bêtise surjouée, d'approximations douteuses, de perfidies constantes, on se demande au nom de quelle déontologie journalistique, les commis de la caste ont pu sombrer dans une telle fosse septique informationnelle, il y de quoi être accablé, car on sait les dégâts que provoquent, à haute dose, un tel dressage des cerveaux. Comme on sait ses effets contaminants sur le service dit « public ».
On se souvient qu'au décompte des victimes israéliennes du Hamas – 1 210 –, pour l'essentiel civiles, du 7 octobre 2023, le chiffrage de celles, palestiniennes, de la riposte israélienne, tenu régulièrement par le ministère de la Santé palestinien de Gaza, a été systématiquement frappé de suspicion au prétexte qu'il venait du Hamas. « Ce sont les chiffres du Hamas, il faut s'en méfier », répétait-on en boucle sur lesdites chaînes de désinformation en continu. Le dernier chiffre publié avant le cessez-le-feu du 20 janvier de cette année faisait état de 46 000 morts gazaouis depuis le déclenchement de la riposte. Or, le 10 janvier, une étude publiée par la revue britannique The Lancet – dans laquelle, précisons-le, le Hamas n'a, à notre connaissance, aucune participation, chiffre le nombre de morts à Gaza au cours des neuf premiers mois de la guerre entre Israël et le Hamas à 64 260, soit 41 % de plus que le ministère de la Santé de l'enclave sur cette même période. À notre connaissance toujours, ces chiffres n'ont pas fait recette sur lesdites chaînes de désinformation. Et assez peu ailleurs, du reste. On y ajoutera celui des blessés : 110 300 – toujours selon le ministère de la Santé de Gaza. Les disparus se montent, eux à 10 000, gisant pour la plupart sous les décombres d'une ville rasée à 80%... Basta !
« On aurait pu rêver mieux », me dit Samuel, un ami de la Vieille Cause, alors que nous buvions un thé brûlant dans un bar du Marais parisien. Et il ajouta, en juif caustique qu'il avait toujours été : « Il y a quelque difficulté à passer, d'un coup d'un seul, du statut de rejeton d'un peuple génocidé à citoyen supposé d'un peuple génocidaire. » L'entrée en matière me perturba, et ça devait se sentir. « Lors d'une manif de soutien à la Palestine – ou aux Palestiniens, comme tu veux –, ajouta-t-il, je me suis fait harponner par une jeune femme à keffieh et drapeau palestinien, qui n'a rien trouvé de mieux que de comprendre de travers la petite pancarte en carton que j'avais fabriquée de mes mains et où l'on pouvait lire : “L'heure la plus sombre est la plus proche de l'aube”. »
– Et alors…, ai-je demandé.
– Alors, la jeune femme, étudiante à Paris-8, m'a demandé, l'air avenant, si j'étais juif. Oui, ai-je répondu, en précisant que je n'en tirais nulle gloire.
– Surtout ici, répondit-elle, mieux vaut que vous restiez clandestin.
– J'ai l'habitude, lui dis-je. Vous aurez d'ailleurs remarqué que la pancarte n'est pas signée du nom de son auteur.
– Un sioniste de la belle époque, sûrement, qui avait oublié qu'en Palestine habitait un peuple promis au martyr…
– Vous vous trompez. L'auteur, c'est Joseph Conrad et la phrase est tirée de La Flèche d'or, une merveille. J'ai cru qu'elle pouvait dire quelque chose de ce que nous vivons. Né dans l'Empire russe et mort en Grande-Bretagne au XIXe siècle. Il écrivait en polonais et en anglais, Conrad, indifféremment. Un maître styliste qu'on a qualifié d'impressionniste littéraire. Grand nouvelliste aussi. Je vous conseille, d'ailleurs, Un anarchiste, nouvelle que l'on trouve dans Six nouvelles, avec aussi Le Duel, texte qui a inspiré Ridley Scott pour son excellent film Les Duellistes. Ça vous dit ?
Pas de réponse. La jeune femme ajusta son keffieh et partit vers cette heure la plus sombre qui est proche de l'aube. En se demandant probablement ce que je faisais dans cette manif avec ma putain de pancarte en carton. C'est une expérience d'incommunicabilité. »
Samuel a cette particularité – génétique dit-il – de ne jamais céder à l'accablement. Non qu'il soit particulièrement optimiste, plutôt le contraire, mais par autoprotection. Nous nous sommes connus dans une bande des temps anciens où la révolution était à l'ordre du jour chaque matin. Et chaque matin, il encourageait nos errances en prédisant nos défaites. Dans un même mouvement. En brillant dialecticien qu'il était. Son diagnostic était toujours pénible à entendre, mais sa manière d'y arriver, d'entrelacs en entrelacs, nous ravissait. « Alors, comment tu vois les choses ? », lui demandai-je. Son geste m'était connu. Il ajusta sa casquette de marin au long cours, puis posa ses mains sur la table du bar. En parallèle.
– Si tu parles du monde, je ne vois rien, sauf qu'il plonge dans le néant, et nous avec. Mais, bon, ce n'est pas la première fois dans l'histoire. Il arrive que le réel s'invite à la table des puissants et brouille les cartes. Le réel, c'est quoi : c'est ce qui fait plier Netanyahu quand Trump veut un cessez-le-feu, mais c'est aussi le génie du peuple quand il sort de sa paresse ou de sa léthargie pour faire histoire ; c'est encore le jeu des contradictions internes d'un système devenu fou et qui ne parie, désormais, que sur la dévastation du vivant pour continuer à accumuler du capital. De fait, la folie est toujours au centre de tout. Une folie galopante qui saisit tout le monde, mais pas de la même façon. Nous sommes au bout de quelque chose. Nous sommes au temps du rapport de forces brut. Rien de ce qui vient du système n'est capable de résoudre le moindre problème. S'il se fascise – et il se fascise –, les vieilles recettes ne lui serviront à rien. Elles n'opéreront plus. C'est un reliquat du Vieux Monde. Il en va de même avec la social-démocratie historique. C'est une chambre à air trouée. Des pantins peuvent chercher à la regonfler, ça ne marchera pas. Alors, ils trahiront leurs pauvres engagements : c'est un classique chez elle. Elle est faite pour trahir. C'est son rôle historique depuis qu'elle existe. Alors, quoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il faut juste tenir dans la tempête, résister à ses rafales, être là où il faut être, cultiver nos amitiés, sortir de nos isolements, mettre nos convictions à jour en les soumettant à la critique, entretenir nos fidélités mais en cherchant un chemin possible entre l'illusoire et l'existant, ce réel qui nous accable au quotidien. Au fond, il n'est d'autre alternative que la résistance, mais une résistance débarrassée de ses anciennes pesanteurs discursives et ouverte à l'imagination de nouvelles perspectives d'intervention politique.
– Tu ne te sens pas accablé, alors ?
– Si, très souvent, mais au sens ancien du terme. Accabler (achabler, disait-on), c'était arracher des arbres morts. Ce terme venait lui-même du mot grec katabolé, qui donna catapulte. Le katabolé, c'était une machine qui lançait des pierres. Le terme venait de kata (catastrophe) et de bolê (atteindre). Une guerre des pierres contre la catastrophe. Ça te dit quelque chose, non ? Une intifada, en somme. Il faut toujours en revenir à l'étymologie !
Freddy GOMEZ
[1] « Ce monde est une merde ».
27.01.2025 à 10:40
F.G.
■ Constance BANTMAN UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE Les anarchistes français à Londres, 1880-1914 Libertalia, 360 p., 2024 Dans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture (…)
- Recensions et études critiques
■ Constance BANTMAN
UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE
Les anarchistes français à Londres, 1880-1914
Libertalia, 360 p., 2024
Dans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l'exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l'espace en s'émancipant de son assignation territoriale. Ce n'était pas ignorer que, si l'exil suscite d'abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l'idée de révolution habite l'imaginaire de l'exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l'espérance, mais peut aussi l'élargir à des ailleurs insoupçonnés.
Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l'exil d'anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d'apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d'échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d'exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s'abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu'elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d'activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l'être.
Par sa généreuse politique libérale d'asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d'autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d'accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l'anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c'est-à-dire dans le sens du durcissement de l'accueil.
À vrai dire, même s'ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l'historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d'amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d'entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n'ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L'exil, pourtant, et c'est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l'imaginaire à d'autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.
Maîtrisant très moyennement l'anglais pour la plupart d'entre eux, ces exilés, même si l'on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d'extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l'artisanat. En fait, la pauvreté qu'ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l'épicerie de l'ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d'Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L'International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d'une grande salle, d'une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d'Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.
Constance Bantman s'intéresse, par ailleurs, à ce qu'elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n'en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l'anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu'elle met au service de l'entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s'affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n'apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s'il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l'auteure, d'une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d'exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l'entraîne à fréquenter aussi d'autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l'anarchisme favorable à l'association ouvrière l'incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C'est d'ailleurs dans cette claire perspective qu'il tentera, dans les années 1890, d'organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.
Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l'aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s'attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu'y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d'autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d'exil lui-même et sa culture d'intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d'étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu'elle révèle et les aspirations qu'elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l'histoire de l'anarchisme.
Ainsi, l'on s'aperçoit, au fil des pages, que, au contact d'une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l'expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d'un espion datant d'avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l'idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l'appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d'anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L'Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c'est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d'activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l'évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s'organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l'action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l'histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.
Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu'elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu'elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu'elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu'elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d'accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l'Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.
Freddy GOMEZ
[1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l'exil : chronique londonienne d'un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.
[2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.
[3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d'Europe centrale et orientale, qui à Londres s'installent dans l'East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d'anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l'émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.
[4] Votée peu de temps après l'élection de Félix Faure, cette loi d'amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s'appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu'au 28 janvier 1895 à raison de crime, d'attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l'État, de délits de presse (à l'exception des délits de diffamation ou d'injure envers des particuliers) ou d'autres délits politiques.
[5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l'East End pour qu'ils forment des trade-unions combatives.
20.01.2025 à 09:55
F.G.
■ Joyce LUSSU L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME La Lenteur, 2024, 152 p. Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne (…)
- Recensions et études critiques
■ Joyce LUSSU
L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME
La Lenteur, 2024, 152 p.
Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne une indication sur le contenu de cet étrange objet – quoique l'attelage « féminisme » et « guerre » sonne terriblement inactuel à nos oreilles contemporaines. Pour autant, s'il y a bien une incarnation particulièrement sanglante du patriarcat, c'est bien la guerre, affaire d' « hommes » serait-on amené à penser rapidement en faisant du virilisme guerrier un attribut mâle par excellence. Qu'on en juge : au cours des différents conflits ayant éclaté durant le XXe siècle, 35 à 40 millions de soldats ont été tués. Parmi ce carnage, combien de jeunes gars, intoxiqués par le poison patriotard ou enrôlés de force, fauchés dans la fleur de l'âge ? Mais combien de femmes, aussi, parmi les 190 millions de civils occis lors du même siècle ? Bien évidemment, la lecture de tels chiffres est sommaire et volontairement essentialisante : en quoi les femmes seraient-elles vaccinées contre les passions guerrières ? En rien, répond Joyce Lussu qui passa plusieurs années de sa vie au sein de groupes de résistance armée, luttant d'abord contre le « nazi-fascisme » lors de la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite contre « l'impérialisme militaire et économique » en Afrique et au Moyen-Orient.
Mais revenons à ce titre étrange : L'homme qui voulait naître femme. Notamment pour préciser que c'est dans le préambule de son récit que Lussu lève le voile : de fait, l'homme qui voulait naître femme est le pilote d'un bombardier américain qui, touché par les tirs d'une batterie antimissile allemande, se crashe dans la campagne du Bénévent, en Campanie italienne. Aucune date n'étant donnée de l'accident, on peut supposer que le crash a lieu début septembre 1943 dans la foulée du débarquement allié dans le golfe de Salerne. Si le pilote arrive à s'extraire du brasier de sa carlingue, c'est sous forme de torche humaine courant vers les ruines de la ville. L'homme est un militaire originaire du Minnesota. « Minnesota », dans la langue des Sioux, est le nom de l'eau quand elle a la couleur du ciel. Ce qui est raccord avec la trajectoire de notre aviateur ayant parcouru plus de 8 000 mille bornes entre cieux et mers pour venir défendre le monde « libre » face au péril fasciste. Le pilote s'écroule. Avant que son cerveau ne rabougrisse en une dernière et fatale concrétion, il lui fabrique une image. Ce n'est pas celle, consolatrice, d'un soldat à la mort héroïque ; c'est celle des femmes ayant imprégné sa courte vie : sa mère, sa sœur et sa fiancée endimanchées et en route pour l'église méthodiste. Tandis que l'homme se consume, il pense aux vivantes et regrette de ne pas être né femme : « Ce furent les derniers mots qui lui traversèrent l'esprit, secoué d'un spasme final, avant que la flamme ne dévore son ultime souffle d'oxygène et qu'il s'écroule, en feu, contre le mur d'une maison », précise Joyce Lussu. Un soldat mort à la guerre, la contingence contient son lot d'horreur triviale ; Joyce Lussu enfonce le clou : « Le soleil brillait fort, le ciel était très bleu, et personne n'alla ramasser sa dépouille. »
Dans le cambouis des dialectiques
Paru en Italie en 1978, L'homme qui voulait naître femme fait partie de la trentaine de textes écrits par Gioconda Beatrice Salvadori Paleotti (1912-1989), plus connue sous le nom de Joyce Lussu. Dans ce récit composé d'une dizaine de chapitres, Lussu revisite sa vie dans un exercice autobiographique où se mêlent anecdotes et réflexions sur fond de guerre mondiale et de luttes anticoloniales. Poétesse, traductrice et écrivaine, Lussu fut de tous les combats de son époque : membre de la résistance italienne au sein du mouvement Giustizia e Libertà et militante de certaines luttes anticoloniales, notamment au sein de guérillas de l'espace lusophone africain. Née au début du XXe siècle à Florence, Lussu vient d'un milieu noble. À ceci près que ses parents affichent des convictions progressistes : la jeune Joyce grandit en étant sensibilisée aux luttes anticoloniales et antimilitaristes, qui plus est dans un climat de « forte conscience de parité entre homme et femme ». Après le passage à tabac de son père, intellectuel antifasciste « en révolte contre sa propre classe », par les brutes en chemise brune, la famille prend la route de l'exil. Au printemps 1940, Joyce Lussu est en France. Le pays est vaincu par les nazis. Les troupes d'Hitler défilent à Paris, en une « sorte de Folies Bergère, ironise Lussu, où ceux qui levaient les jambes n'étaient pas des danseuses à moitié nues, mais des hommes robustes entraînés au pas de l'oie ». Avalée par le flot de l'exode, Lussu marche vers le Sud. À Toulouse, des camarades lui proposent de la planquer. La jeune Italienne laisse exploser sa colère : elle est une femme, « pas une femmelette ». Hors de question pour elle de rester passive alors que l'Histoire s'accélère. S'il faut faire la guerre, elle la fera. Son mari, le résistant Emilio Lussu (1890-1975), est d'accord avec elle. Militant de la cause sarde, futur ministre dans le gouvernement d'unité nationale d'après-guerre et plus tard sénateur, Emilio Lussu tint quelques temps un rôle de camarade et de mentor pour Joyce ; cette dernière dira que, « par son refus du colonialisme, aussi bien interne [référence ici à la Sardaigne] qu'externe à la société, il refusait le plus ancien et le plus ancré des colonialismes : celui de l'homme sur la femme ». Outre l'approfondissement de sa sensibilité féministe, Emilio sera ce vecteur qui permettra à Joyce Lussu d'acquérir une « analyse plus précise de la lutte des classes et du rôle du prolétariat (industriel, agricole ou colonisé, masculin ou féminin) dans la transformation de la société et dans la création d'une nouvelle classe dirigeante ». On passera outre cette déclinaison classique, et critiquable, de l'axiome communiste. Bien qu'allergique aux armes – tenir un flingue, c'est « comme serrer un reptile particulièrement dégoutant », compare-t-elle –, Joyce reçoit un entraînement militaire de la part d'instructeurs britanniques. Prête à « utiliser les armes tout en les détestant, à vaincre les forces de la guerre pour qu'il n'y ait plus jamais de guerre ». La force de l'engagement est une alchimie qui ignore les puretés idéelles ; elle brasse le cambouis de dialectiques tout autant infernales que fécondes et se mesure, même dans l'erreur de jugements hâtifs, à l'aune d'espérances et d'horizons communs. C'est-à-dire qu'on ne fait pas la guerre dans la simple optique de vaincre l'ennemi mais aussi avec la visée de construire, sur les décombres du Vieux Monde, les bases d'une société meilleure. Vue depuis notre présent fragmenté et atone, l'utopie peut sembler facile ; dans la flambée des combats, elle est le carburant qui fédère et nourrit les courages.
Le plus grand des viols, c'est la guerre
Après trois années de guerre, Joyce Lussu est de retour sur son sol natal. Sa haine de l'occupant est décuplée par le fait que les Allemands se comportent en Italie comme autant de « soudards colonialistes sur une terre inconnue, peuplée d'indigènes arriérés et méprisables ». Munie d'un couteau à cran d'arrêt, elle ambitionne de suriner un Boche. Vengeance sauvage et froide. Mais son plan foire. Emilio Lussu lui fait la leçon : la guerre a beau être là, on ne tue que par stricte nécessité. Quelques temps plus tard, elle tombe sur le cadavre carbonisé de l'aviateur du Minnesota, celui-là même qui l'inspirera pour le titre de son livre. Elle se met à haïr les femmes américaines, des planquées prêtes à donner au « Moloch national des maris et des fils tout en restant en sécurité, sans risquer de se faire brûler les yeux ou de se briser les os dans l'enfer des champs de bataille ». Si ça se trouve, certaines de ces colombes « font des réunions et mènent des campagnes contre la brutalité masculine et le viol, oubliant que le plus grand des viols, c'est la guerre, rendue possible par le consentement, ou l'absence d'opposition à celle-ci, des hommes comme des femmes. »
Viol. Consentement. Des mots terriblement actuels mais servis ici dans un contexte à des années-lumière de notre présent où le champ des luttes féministes est saturé d'injonctions morales et de communions médiatiques. Joyce Lussu comprend très tôt que l'exploitation des femmes est inscrite tout entière dans les rets inégalitaires et ravageurs du capitalisme industriel. Et donc guerrier. À Capri, la guerre semble être loin. Elle croise des « aristocrates élégantes », sapées comme des princesses, « avec leur petit chien et le fils à papa qu'elles avaient eu avec un quelconque hiérarque ». Face à un tel tableau, Joyce Lussu ne pense pas « sororité », elle imagine un anarchiste « installer sous leurs tables quelques bombes à retardement ». On pardonnera à la partisane de nous ressortir, un siècle après la période de la propagande par le fait, le cliché éculé de l'anar poseur de bombe. Si sa coquetterie « terroriste » prête à sourire, c'est qu'elle nous semble renouer là avec quelque chose d'essentiel : le rapport de classes qui fait qu'en dernière instance les chairs à canon des patrons seront toujours fournies par le râble des prolos et prolottes. Au fond, et elle est peut-être là la fraîcheur qui ragaillardira le lectorat de L'homme qui voulait naître femme, Joyce Lussu refuse toute assignation victimaire. Depuis cette fin des années 1970 où elle nous écrit, elle ne donne aucune bille au relativisme postmoderne insinuant que toutes les luttes se valent. Puisque le Capital est une force mondiale qui reconfigure sans cesse le sinistre jeu des exploitations et des déprédations, alors les guerres que se livrent les États-nations sont toujours à inscrire dans cette sombre dynamique. Il y a là un fait majeur et totalisant, indispensable à circonscrire pour qui se targue de vouloir être du côté de l'émancipation, y compris féminine. Si Joyce Lussu reprend à son compte le postulat féministe en vogue dans les années 1970, à savoir que « le personnel est politique », c'est pour y apporter la nuance suivante, à savoir que « le problème consiste à politiser et historiciser cette question : il s'agit de sortir la guerre de son domaine réservé pour la situer dans le contexte de nos vies, à toutes et tous, de charger ce problème d'une nouvelle perspective, tournée vers l'avenir. Même la vie personnelle des femmes a été déterminée par la succession des guerres, par l'usage des armes, quand bien même elles étaient généralement dans les mains des autres ».
Mieux, c'est avec un flair redoutable qu'elle analyse comment les inflations théoriques issues de l'après Mai-68 vont servir, en partie, à « détourner les poussées rebelles des centres du pouvoir ». « Le monde occidental, écrit-elle, fut submergé par une mer d'informations, d'analyses psychologiques et psychanalytiques, d'enquêtes historiques, d'études anthropologiques, de féminisme intimisto-sexuel, de commentaires de textes sans fin, d'opinions détaillées jusqu'à l'atomisation, de tolérance sur le plan conceptuel. Et ce vaste champ théorique donnait l'impression d'une grande disposition à la contestation, mais en réalité, ne s'attaquait nullement au noyau du pouvoir, à la gestion de la production, au règne du marché ou à l'organisation des forces armées. »
Qui est menacé ?
Quand Joyce Lussu écrit ces lignes, au mitan des années 1970, l'Italie n'est officiellement pas en guerre. Même si la guerre est omniprésente : dans l'héritage géopolitique issu de la Seconde Guerre mondiale qui continue à fracturer la société italienne, dans le fait que l'Italie est alors le « cinquième exportateur d'armes ». L'année 1978 qui voit paraître L'homme qui voulait naître femme est celle où Aldo Moro est tué par les Brigades rouges. Entre 1968 et 1974, 140 attentats – dont les plus emblématiques et meurtriers sont attribués à l'extrême droite – ont ensanglanté la péninsule italienne. Sachant que le pire des carnages néofascistes est encore à venir : celui de l'attentat de la gare de Bologne en août 1980 (80 morts et plus de 200 blessés). C'est donc du cœur en fusion de ces « années de plomb » que la féministe Lussu entend nous donner de quoi penser et défaire cette vieille « codification de l'infériorité des femmes » issue d'une culture de « guerriers-législateurs ». Pour ce faire, Joyce Lussu estime qu'il est impossible de faire l'impasse sur cette évidence : le monde de l'économie et celui de la guerre sont les deux faces d'une même malédiction. Citons-la, in extenso, dans ce passage décisif : « [Si L'Italie est en paix], peut-on dire pour autant que la guerre ne conditionne pas notre vie quotidienne, l'organisation économique, sociale, culturelle, du pouvoir et de nos coutumes, de notre manière de vivre ensemble ? Les alliances, les bases étrangères, les dépenses militaires, le commandement de l'armée régulière, des services secrets et de sécurité, des forces de l'ordre militarisées et centralisées, les casernes et le service militaire, les industries métallurgiques et chimiques qui produisent des engins de destruction, l'exportation d'armes avec toutes ses conséquences en matière de trafic, la présence d'agents secrets des grandes puissances, les arsenaux et les exercices d'entraînement mortels réalisés dans les centres qui dépendent de commandements étrangers à notre pays, la soustraction de vastes zones du territoire national interdites aux citoyens lambda, la pollution et la dégradation de l'environnement dues à la fabrication et à l'expérimentation des armes : toutes ces choses ne jouent-elles pas un rôle déterminant pour notre société ? » Et Joyce Lussi de poser clairement les termes de l'enjeu : « Quelle menace justifie notre effort de guerre ? Qui est menacé ? »
Qui est menacé ? Les femmes, les hommes, tout le monde.
Sébastien NAVARRO
13.01.2025 à 08:52
F.G.
■ Alain DENEAULT FAIRE QUE ! L'engagement politique à l'ère de l'inouï Lux Éditeur, 2024, 216 p. À cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche (…)
- Recensions et études critiques
■ Alain DENEAULT
FAIRE QUE !
L'engagement politique à l'ère de l'inouï
Lux Éditeur, 2024, 216 p.
À cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche et le vélo, plages à perte de vue [1]. C'est dans ce lieu paradisiaque qu'Alain Deneault, philosophe et universitaire québécois reconnu, dispense son savoir à des étudiants qu'on présume heureux de se former dans un tel environnement. Heureux malgré tout, car on ose les imaginer sensibles aux roboratives percussions philosophiques de leur professeur qui, après avoir attaqué les multinationales et paradis fiscaux, le colonialisme canadien, le management totalitaire, la médiocratie, les politiques de l'extrême centre, la « gauche cannibale » et la « droite vandale », remet le couvert avec cette puissante réflexion sur « l'engagement politique à l'ère de l'inouï » qui, disons-le tout net, mérite lecture, même sur les plages de Shippagan.
Car oui, Alain Deneault est un agitateur de concepts. Pour le cas, il s'est mis en tête de se pencher sur l'état du monde, notre monde, en cette basse époque, notre époque, où les catastrophes que génère en série et sans répit le capitalisme extractiviste, pourraient conduire, palier par palier mais sur un court temps historique, à un effondrement généralisé de nos milieux de vie, et plus largement du vivant. Les ravages que provoque ce mode de production sans limites sont tels, nous dit Deneault, que la sensation d' « inouï » où ils nous plongent n'a d'égale que l'impensée qu'elle provoque. Car comment penser ce qui n'est comparable à rien et ne semble produire rien d'autre qu'une mal-nommée « éco-anxiété » – que l'auteur, partant de l'idée juste que l'anxiété procède toujours d'un sujet ou d'un objet, préfère appeler « éco-angoisse », qualification plus apte à dire le sentiment de vide face à l'impensable. Or, c'est bien ce vide que l'on sent monter dans une partie des consciences, un vide parfaitement en phase avec un contexte politique culturellement navrant qui favorise une montée en puissance de notions aussi délirantes que celle du « grand remplacement » portées par une extrême droite négationniste dont le principal atout est d'encourager la paresse en laissant penser qu'il suffirait de purger le monde de son extérieur, de son altérité, pour que tout aille mieux. Pensée aussi faible que triste, aussi stupide qu'odieuse, mais qui séduit bien des pauvres gens que la misère tenaille. Elle sert à cela l'extrême droite, et depuis longtemps, à faire contre-feu aux colères logiques en les orientant vers l'ignoble. C'est sa raison d'être, et c'est même pourquoi le capital s'en accommode si facilement quand nécessité fait loi. Pour continuer à piller la planète et à détruire le vivant sans qu'on l'emmerde, par exemple.
Si ce livre vaut le détour, c'est que, même si l'on se pense informé sur la question, l' « hécatombe biodiversitaire » qu'il décrit d'entrée, complétée des incidences qu'elle aura (qu'elle a déjà), a de quoi nouer l'estomac. Qu'on ne se méprenne pas, cela dit. Deneault n'est pas du genre à cultiver le catastrophisme collapsologue, et encore moins les impasses où il mène. C'est que le bonhomme, pour conscient et érudit qu'il soit, a l'intelligence d'avoir compris qu'aucun combat pour l'écologie politique ne saurait prendre sur la base de la désespérance. D'où cette étrange sensation positive qu'on peut, par moments, ressentir à la lecture de ce catalogue de mauvaises nouvelles. C'est dû au fait que l'auteur a non seulement le sens des limites (de son lectorat), mais qu'il sait assez bien y faire pour désamorcer le catastrophisme quand il sent que ses effets pourraient être contreproductifs. Et puis il y a sa verve polémiste et cette manière, finalement assez british) – mille excuses au Québécois ! – de faire du nonsense d'un monde marchant vers l'abîme une machine à cibler un système capitaliste qui n'a jamais existé que pour 20 % de bénéficiaires très relatifs de la population mondiale, mais dont les effets ravageurs concernent la planète entière. Car comme l'accumulation coloniale ou néocoloniale ou le nuage de Tchernobyl, le capitalisme ignore les frontières et les limites qui, pour lui, ne sont que des entraves à sa dynamique expansive. D'où la nécessité où il se trouve de faire cause commune avec la « pulsion oxymorique », comme dit Deneault, de l'expertise scientifique new wave qui, depuis trois grosses décennies, emploie l'essentiel de son temps à inventer, comme autant de chimères sémantiques, des oxymores à la pelle : « développement durable », « capitalisme vert », « croissance verte », « économie circulaire », « Green New Deal ».
Dans Une société à refaire, Murray Bookchin, penseur libertaire de l'écologie sociale, pointait déjà la différence majeure qu'il existe entre un passé mû par « des croyances, des espoirs solides, des valeurs » et un présent ambigu, vide, béant, non intelligible – et par conséquent incapable de produire autre chose que des angoisses ou des oxymores. C'est sans doute le principal écueil auquel se heurte l'écologie politique. Son « incapacité, nous dit Deneault, à produire un “objet” pour la pensée publique », soit un rapport au réel, au monde, susceptible de structurer un imaginaire, un désir de se projeter dans l'impensable en le pensant. La « raison » fut l'objet, la manière d'objectiver, du XVIIIe, le socialisme celui du XIXe et pour partie du XXe. Le concept d' « effondrement » ou de « catastrophe », eux, ne peuvent pas en être. Ils dépolitisent, ils n'articulent rien, sauf, dans l'anxiété, la dérive objective vers des « objets substitutifs » habilement manipulables. Par des médias notamment qui s'y entendent à merveille pour exploiter, attiser et orienter le désarroi psychopathologique de masse vers leurs propres paniques morales et les cibles qu'ils se choisissent comme autant de boucs émissaires d'un temps éreintant de bêtise : la femme voilée, le citoyen venu d'ailleurs, le militant des Soulèvements de la terre et tant d'autres.
Alors « que faire ? », se demande Deneault, reprenant la question politique par excellence qui, depuis Tchernychevski, en 1863, et surtout Lénine, en 1902, taraude toutes les avant-gardes auto-proclamées. Sur ce point, le léninisme a fait des émules un bon gros siècle durant avec les succès qu'on connaît. On rappellera, en passant, que Vladimir Oulianov sut bien que faire pour que la révolution verse très rapidement dans la terreur : éliminer, sous son règne et avec l'aval de Trotski, tous ses adversaires politiques (socialistes révolutionnaires, mencheviks et anarchistes). Les rappels historiques sont toujours utiles. Cela dit, cette référence au Que faire ? de Lénine n'est, pour Deneault, qu'une manière, plutôt habile d'ailleurs, de digresser, d'Apollinaire à Badiou, de Bernanos à Ellul et de Derrida à Latour, vers l'idée que cette question, « incorrigiblement léniniste », dit-il, est « contraire à la pensée » parce qu'elle suppose un penser déjà-là. D'où sa proposition : cesser de se demander « que faire » pour « faire que », quitte à « mal faire ». Cette mutation suppose, dans le cas qui nous intéresse – les bouleversements écologiques –, d'être d'abord convaincus que ni les États ni le Capital ne sont en situation d'y remédier et qu'aucune « programmatique serrée » émergeant de notre camp ne pourra nous servir, en elle-même et par elle-même, de boussole. Car le caractère « inouï » de ce que nous vivons nous oblige à nous réinventer, et par là-même à libérer nos imaginaires et nos révoltes de la gangue qui les bride pour en finir avec les médiations, cultiver nos spontanéités, accepter nos pluralités, éprouver nos amitiés et fertiliser nos communs et nos luttes, en sachant, comme le pointe justement Deneault, que « le caractère irrévérencieux et indompté de toute révolte est ce qui fait le plus scandale ».
Pourtant, la seule direction que pointe le philosophe en fin d'ouvrage – celle de la « biorégion », qu'il définit ainsi : « L'ensemble qui naîtra de la nécessité, dans un moment où il faudra réapprendre à s'organiser à une échelle sensible » – pourra paraître imprécise. À quel moment, cette « biorégion » ? Tout de suite, bientôt, après l'effondrement ? Ça reste vague. Ce qu'on sent, chez Deneault, c'est une influence notable du communalisme. Il ne s'en cache pas d'ailleurs. « L'élan qui porte le biorégionalisme provient, écrit-il, du municipalisme libertaire à la Murray Bookchin et de l'autonomisme politique de type sécessionniste », mais « sans s'y laisser réduire », ajoute-t-il, c'est-à-dire sans se priver d'explorer d'autres méthodes, d'arpenter d'autres sentes, de penser d'autres possibles, de s'adonner à d'autres expériences susceptibles de nourrir l'imaginaire de résistance et de reconstruction. Car Deneault se veut polyglotte en politique, c'est-à-dire toujours ouvert à l'hybridation.
Bien sûr, s'arrêtant à cette seule hypothèse du municipalisme biorégional, on sait par avance qu'il s'attirera les foudres ou le mépris des militants de la seule cause qui vaille : celle de la Théorie, de la Révolution, de l'Émancipation et autres concepts à majuscule. Là n'est évidemment pas notre intention. Ce qui caractérise cette basse époque, c'est à la fois un profond sentiment d'impuissance devant le réel accablant des ravages que produit le monde capitalisé et la conviction que, partout, déjà, prolifèrent des formes multiples de résistance portées par un même refus antiautoritaire du vieil avant-gardisme. C'est cela même qui nous fait penser que Deneault, qui se situe dans ce camp, ait cru devoir céder, par obligation propositionnelle et en s'y forçant un peu, à cette perspective du municipalisme biorégional qui agite déjà nombre de têtes alternatives et qui, de surcroît, opère déjà dans le vécu de nombre de résistances à la marche forcée destructrice du Marché conquérant et ravageur.
« L'anarchisme, écrit-il en presque conclusion d'ouvrage, ne saurait désigner quoi que ce soit d'autre que le clin d'œil d'une panne institutionnelle, le moment événementiel d'où sourd une organisation nouvelle. Un événement politique est l'art de défaire les liens convenus – temps d'anarchie – pour les recomposer. » C'est dans ce cadre que la biorégion, comme il l'entend, se présente comme une « forme d'organisation » que « le plus grand nombre devra imposer pour faire valoir des principes éminents et impérieux en ces temps de débâcle politique et idéologique. Dans un temps événementiel qui sera celui de la politique active ». Forme d'organisation donc, mais aussi « objet de désir » d'un après enfin désirable.
Cette part d'utopie réalisable que cultive Alain Deneault rend la lecture de ce livre nécessaire. Parce qu'il terrasse quelques idées reçues et autant de mensonges colportés. Parce qu'il ouvre des pistes argumentaires et méthodologiques pour penser ce monde en le transformant radicalement et parce que, un peu à la manière de Bernard Friot et de son « déjà-là » communiste, il sait faire lien entre l'hier, l'aujourd'hui et le demain dans une perspective toujours renouvelée d'émancipation et de solidarité humaines.
Freddy GOMEZ
[1] Éléments fournis, photos à l'appui, par le site de ladite université de Moncton.
06.01.2025 à 09:12
F.G.
■ Adam SHATZ FRANTZ FANON UNE VIE EN RÉVOLUTIONS La Découverte, 2024, 512 p. Ce troisième livre d'Adam Shatz, dont le titre original en anglais, est The Rebel's Clinic : The Revolutionary Life of Frantz Fanon (Farrar, Straus and Giroux, 2024) – impressionne tant par l'ambition que par la profondeur du propos. L'ouvrage, écrit avec une rare subtilité dans le sillage des débats soulevés par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, et paru à l'heure des controverses suscitées par la (…)
- Recensions et études critiques
■ Adam SHATZ
FRANTZ FANON
UNE VIE EN RÉVOLUTIONS
La Découverte, 2024, 512 p.
Ce troisième livre d'Adam Shatz, dont le titre original en anglais, est The Rebel's Clinic : The Revolutionary Life of Frantz Fanon (Farrar, Straus and Giroux, 2024) – impressionne tant par l'ambition que par la profondeur du propos. L'ouvrage, écrit avec une rare subtilité dans le sillage des débats soulevés par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, et paru à l'heure des controverses suscitées par la guerre à Gaza, se situe à la croisée de plusieurs genres littéraires puisqu'il mêle essai biographique, histoire intellectuelle et questionnements politiques. Plus de deux décennies après la somme de l'historien et traducteur britannique David Macey (1949-2011), Frantz Fanon : A Life (Granta Books, 2000) – Frantz Fanon, une vie (La Découverte, 2013) –, cette œuvre qui, à n'en pas douter, peut d'ores et déjà prétendre au statut de classique, doit être mise entre les mains de ceux qui prennent au sérieux les problèmes posés par le colonialisme et le racisme.
Jusqu'alors peu connu du public francophone, en dehors d'une poignée de spécialistes, Adam Shatz cumule plusieurs casquettes qui le placent au cœur de la vie des idées : rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books, contributeur à plusieurs périodiques de référence (The New York Times Magazine, The New York Review of Books, The New Yorker, etc.), Visiting Professor of the Humanities au Bard College. Adam Shatz est l'auteur de deux ouvrages qui éclairent certains développements de son dernier livre ainsi que la réflexion qui le sous-tend. Il s'agit tout d'abord d'une anthologie qui met en lumière la pluralité des voix juives face à la question palestinienne – Prophets Outcast : A Century of Dissident Jewish Writing about Zionism and Israel (Nation Books, 2004) –, puis d'un recueil d'essais de critique littéraire où se croisent Jean-Paul Sartre, Edward Said, Richard Wright, V. S. Naipaul, Kamel Daoud, etc. – Writers and Missionaries : Essays on the Radical Imagination (Verso, 2023).
Dès le prologue, le journaliste ne cache pas son admiration pour Frantz Fanon (1925-1961), sans pour autant sombrer dans la « sanctification », avant d'expliquer sa démarche en ces termes :
« J'explorerai donc dans ce livre les questions que Fanon a posées, mais aussi celles qu'il n'a pas posées, parce que les unes comme les autres expliquent beaucoup de choses – non pas sur le prophète, mais sur l'homme. Fanon a dit un jour que tout ce qu'il voulait, c'était être considéré comme un homme. Pas un homme noir. Pas un homme qui « se trouvait » être noir mais qui pouvait passer pour un blanc. Pas un Blanc honoraire. Il avait été tous ces hommes aux yeux d'autrui, mais jamais un homme tout court. Ce n'était pas demander grand-chose, et pourtant c'était tout un monde qu'il exigeait – un autre monde. »
L'essayiste rend ainsi justice à Frantz Fanon en mettant en lumière la dimension proprement humaniste, révolutionnaire et universaliste de son combat mené dans le contexte de la Guerre froide, à rebours des interprétations réductrices de ses héritiers autoproclamés, ce qui n'empêche pas – tant s'en faut – un examen critique de certaines de ses prises de position, élevées au rang de dogmes indiscutables par plusieurs générations d'intellectuels et de militants aux quatre coins du globe.
Adam Shatz nous emmène donc, à travers 500 pages très denses, de l'« enfance privilégiée » de Frantz Fanon, dans sa Martinique natale, à son agonie dans le Maryland – il avait à peine trente-six ans –, en passant par son engagement dans les Forces françaises libres, ses études de médecine à Lyon, sa pratique de la psychiatrie à Blida où il est pris dans le tourbillon de la révolution anticoloniale dont il devient l'un des hérauts en prenant fait et cause pour le Front de libération nationale (FLN), qui prétend au monopole de la lutte pour l'indépendance algérienne au détriment des organisations rivales et des voix discordantes. Par-delà ses activités de thérapeute et de propagandiste, cet intellectuel subversif a laissé une œuvre, rédigée dans le feu de l'action et qui, sans avoir pu atteindre sa pleine maturité, n'en demeure pas moins stimulante : Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952) ; L'An V de la Révolution algérienne (François Maspero, 1959) ; Les Damnés de la terre (François Maspero, 1961) ; sans oublier les deux recueils édités à titre posthume, Pour la révolution africaine (François Maspero, 1964) et ses Écrits sur l'aliénation et la liberté (La Découverte, 2015).
Peau noire, masques blancs
Esprit publie en mai 1951 le premier article de Frantz Fanon, « La plainte du Noir », qui discute les thèses de Jean-Paul Sartre (1905-1980) sur la négritude ; c'est d'ailleurs dans la collection associée à cette revue personnaliste que paraît en avril de l'année suivante le premier ouvrage du jeune médecin, préfacé par le philosophe existentialiste Francis Jeanson (1922-2009). Si, comme le souligne Adam Shatz, les trois grands quotidiens français – Le Monde, Le Figaro et le quotidien communiste L'Humanité – ont ignoré Peau noire, masques blancs, il n'en est pas de même du côté de la presse social-démocrate qui le gratifie d'au moins deux recensions élogieuses.
En effet, dans Le Populaire de Paris, organe de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), Claude de Fréminville (1914-1966) signe, le 12 mai 1952, un compte-rendu, intitulé « De la lutte des races à l'unité humaine », qui aborde le problème du racisme en rapprochant le roman de Chester Himes (1909-1984), La Croisade de Lee Gordon (Corrêa, 1952) – Lonely Crusade (Alfred A. Knopf, 1947) –, l'essai de Frantz Fanon et celui du psychanalyste Octave Mannoni (1899-1989), Psychologie de la colonisation (Le Seuil, 1950) :
« Tous trois reconnaissent en effet à la négrophobie une base sexuelle caractérisée. Pour le blanc, le nègre, c'est le sexe. Une telle conviction, nous pouvons la saper, lui imposer la confrontation des faits, la réduire puis la détruire. Répétons inlassablement que la légende ne repose ici sur rien. Voilà une réfutation qui ébranlera tout le système aussi efficacement que la lutte syndicale ou sociale commune. »
Le 3 juillet 1952, dans le quotidien socialiste Franc-Tireur, Marcel Péju (1922-2005), membre des Temps modernes, rappelle « que le problème noir existe également en France » et qu'il ne s'agit pas d'une spécificité états-unienne. Le journaliste, qui fait dialoguer « Orphée noire » – la célèbre préface de Jean-Paul Sartre à l'ouvrage de Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (PUF, 1948) – et l'essai de Frantz Fanon, met en évidence son propos émancipateur :
« Car s'il y a parfois complexe d'infériorité, il est clair que c'est à la suite d'un double processus : économique et social d'abord – c'est le colonialisme qui veut persuader les noirs de leur “infériorité” –, psychique ensuite. Donc “ce qui apparaît, c'est la nécessité d'une action sur l'individu et sur le groupe” pour une authentique libération de l'homme. Le noir ne doit plus être placé en face de ces voies sans issue : ou tenter de se “blanchir” ou se réfugier dans sa “négritude” en l'exaltant, en créant une sorte de racisme antiraciste. »
Cependant, un accueil plus circonspect lui est réservé dans l'hebdomadaire culturel situé dans le giron du Parti communiste français (PCF). En effet, dans son article « Le noir antillais devant la littérature », paru le 1er août 1952 dans Les Lettres françaises, l'historien martiniquais Léonard Sainville (1910-1977), lauréat du Grand Prix littéraire des Antilles pour son roman Dominique : nègre esclave (Fasquelle, 1951), reconnaît certaines qualités à l'ouvrage de Frantz Fanon auquel il reproche toutefois d'ignorer ses prédécesseurs – comme ceux de la revue Légitime Défense, publiée en 1932 par des intellectuels de la Martinique influencés par le marxisme et le surréalisme. S'il salue le style, en dépit de « son allure doctrinale », Léonard Sainville ne se prive pas de déplorer les « contradictions » qui se succèdent chez ce « jeune médecin sûr de lui ». Non sans condescendance, il renvoie d'ailleurs Frantz Fanon à sa jeunesse – « c'est un moins de trente ans » – pour mieux mettre en exergue leur divergence qui repose moins sur un conflit de générations que sur un désaccord théorique :
« Mais surtout, il veut ignorer, il le déclare, tous ceux, Noirs ou Blancs, que l'antinomie Noirs-Blancs n'a pas abrutis, déshumanisés : il se détourne de ces Noirs, intellectuels ou travailleurs, qui depuis longtemps ont résolu leurs complexes d'origine raciale, non pas en procédant à un transfert de leur névrose, mais tout simplement par prise de conscience de la complexe réalité sociale sous toutes ses formes et volonté de transformation générale ont intégré l'ignominie raciale dans le contexte social tout entier ; il ne veut pas connaître toute cette partie non négligeable de la classe ouvrière blanche, toutes ces couches de travailleurs intellectuels ou manuels blancs, qui échappent sans réserve à l'imbécillité raciste, aux mythes déformants, et cela pour les mêmes raisons que les premiers. »
Ce faisant, Léonard Sainville – pour qui « le seul vrai remède » réside dans « l'instauration d'un nouveau régime » – pose les jalons d'une critique dialectique de l'œuvre de Frantz Fanon que l'on retrouvera chez certains de ses commentateurs marxistes – qu'ils soient staliniens, trotskistes, indépendants... – en plaçant le problème du racisme, et donc de sa résolution, sur un autre plan, celui de la transformation sociale, à rebours du pessimisme de son préfacier, Francis Jeanson, selon lequel « l'entreprise révolutionnaire n'atteindra peut-être jamais son but ». Pourtant, dans sa conclusion – qui s'ouvre tout de même sur une citation extraite de Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) – le jeune psychiatre affirme avec clarté :
« Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose :
Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc. »
Ce qui permet, on en conviendra aisément, de dégager bien des perspectives émancipatrices.
Frantz Fanon poursuit ses réflexions sur le sujet et intervient, en septembre 1956 à La Sorbonne, à l'occasion du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, organisé à l'initiative de la revue Présence africaine, fondée par l'intellectuel sénégalais Alioune Diop (1910-1980). Dans son intervention intitulée « Racisme et culture », le psychiatre blidéen souligne la transformation du racisme biologique – à prétention scientifique – en racisme culturel, analysé plus particulièrement au regard de la situation coloniale qui n'est pas nécessairement associée à « la mort de la culture autochtone » mais plutôt à sa « momification », y compris à travers le pseudo-respect manifesté par la puissance occupante « de la tradition, des spécificités culturelles, de la personnalité du peuple asservi », qui relève à bien des égard du sadisme ou de l'exotisme. Si le thérapeute souligne les « attitudes paradoxales » de l'infériosé – synonyme chez lui d'aliéné, d'opprimé ou de déculturé – qui opère un retour passionné à sa culture, quoique « sclérosée », ce mouvement n'en reste pas moins inscrit dans la dynamique de « libération totale du territoire national ». Sa démonstration s'achève sur une invitation au dépassement :
« La fin du racisme commence avec une soudaine incompréhension.
La culture spasmée et rigide de l'occupant, libérée, s'ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement frère. Les deux cultures peuvent s'affronter, s'enrichir.
En conclusion, l'universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial. »
Adam Shatz indique que « nous n'avons aucune trace de la réaction du public » au discours prononcé par Frantz Fanon. En revanche, nous savons que sa communication a été favorablement reçue par Edgar Morin qui en cite un extrait dans son article « La question nègre », paru dans le premier numéro de sa revue Arguments, daté de décembre 1956-janvier 1957. L'ancien militant du PCF, à l'origine de la création, en 1955, du Comité d'action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, rejoint, à n'en pas douter, les aspirations du jeune psychiatre, bien qu'il mentionne son aîné Aimé Césaire (1913-2008) :
« Pour cela, la négritude doit se dépasser elle-même : briser ses fétiches ; elle ne doit pas oublier que sa négativité propre – l'anticolonialisme radical – est sa source la plus positive, que sa positivité propre (culture archaïque) contient des ferments négatifs. Elle doit, enfin, en passant par le stade de la grande nation fédérative, tendre vers “le rendez-vous du donner et du recevoir”, dont parle Césaire, et plus encore, vers l'universalité concrète d'une culture internationale, et d'une humanité métissée, en mouvement vers d'autres planètes. »
« Tout Français en Algérie actuellement est un soldat ennemi »
Cependant, la priorité de Frantz Fanon reste, dans cette conjoncture, la réalité façonnée par la lutte armée contre le colonialisme français initiée par le FLN, le 1er novembre 1954, tout comme la terrible répression contre le peuple algérien mise en œuvre par les forces d'occupation galvanisées par les « pouvoirs spéciaux » accordés en mars 1956 au gouvernement de Front républicain du socialiste Guy Mollet (1906-1975), soutenu par le PCF. Après avoir rencontré, le 29 décembre 1956, deux dirigeants du FLN – Abane Ramdane (1920-1957) et Benyoucef Benkhedda (1920-2003) –, le jeune médecin adresse une lettre de démission véhémente au social-chauvin Robert Lacoste (1898-1989), ministre résident et gouverneur général de l'Algérie, dans laquelle il écrit :
« Les événements actuels qui ensanglantent l'Algérie ne constituent pas aux yeux de l'observateur un scandale.
Ce n'est ni un accident, ni une panne du mécanisme. Les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de décérébraliser un peuple. »
C'est une nouvelle étape dans la vie de Frantz Fanon qui quitte l'Algérie pour s'établir à Tunis où il intègre, en avril 1957, le service de presse du FLN et collabore à ses organes Résistance algérienne puis El Moudjahid, devenant ainsi l'un des visages du mouvement indépendantiste. À ce titre, il participe aux conférences de presse, comme celle du 5 juin 1957, au cours de laquelle, selon Le Monde, l'intellectuel devenu propagandiste ment froidement quand il dénonce, quelques jours après le massacre de plusieurs centaines de civils messalistes perpétré par des combattants frontistes :
« L'odieuse machination de Melouza, élaborée pour discréditer aux yeux du monde civilisé le Front de libération nationale, donne la mesure du cynisme et de la perfidie monstrueuse des autorités françaises. »
Le porte-voix d'une organisation impitoyable, qui s'est fixée pour objectif d'éradiquer le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj (1898-1974), s'aliène désormais la sympathie de ceux qui, dans le microcosme anticolonialiste, soutiennent le pionnier du nationalisme révolutionnaire, comme Pierre Boussel dit Lambert (1920-2008), ou réprouvent les méthodes autoritaires du FLN, sans toutefois cautionner la politique du gouvernement français. D'autant qu'en septembre 1957, Résistance algérienne publie un article, sous le titre explicite « La gauche française, la non-ingérence et le respect mutuel » qui dénonce le « chauvinisme » et le « paternalisme » des militants de la gauche française ayant exprimé leur stupéfaction après le « crime colonialiste de Melouza », selon les termes du journal frontiste. Si de larges extraits sont repris dans La Vérité des travailleurs – journal engagé dans le soutien inconditionnel au FLN –, le trotskiste pro-MNA Robert Chéramy (1920-2002) y répond avec le texte « Le FLN et la gauche française », paru en novembre 1957 dans La Commune, organe du Comité de liaison et d'action pour la démocratie ouvrière :
« Reste un problème : y a-t-il pour un anticolonialiste un péché de “chauvinisme” et de “paternalisme” à ne pas approuver inconditionnellement les méthodes et les exigences d'une organisation nationaliste en lutte contre l'impérialisme. L'exigence fondamentale du FLN : exclusivité de la représentation du peuple algérien ; la méthode aujourd'hui systématiquement appliquée : l'élimination physique des adversaires politiques […], ces deux faits aujourd'hui contribuent à renforcer la position des colonialistes en France, à rendre plus difficile la lutte des démocrates français pour la fin de la guerre coloniale. »
La série de trois articles de Frantz Fanon, parue en décembre 1957 dans El Moudjahid – sous le titre « Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne » – s'inscrit en rupture avec les meilleures traditions du mouvement indépendantiste. En effet, le désormais idéologue souligne la faiblesse structurelle de la gauche, en développant les arguments déjà employés quelques mois plus tôt dans Résistance algérienne, et tourne en dérision l'émotion suscitée chez les anticolonialistes par le terrorisme aveugle du FLN à Alger pour mieux dénigrer les tenants du « soutien critique ». Plus encore, Frantz Fanon affirme : « Tout Français en Algérie actuellement est un soldat ennemi. » À ses yeux, la distinction entre civils et militaires – mais aussi entre prolétaires européens et grands propriétaires comme Henri Borgeaud (1895-1964) – n'a donc plus cours en situation coloniale. Pourtant, après avoir mis en lumière l'incohérence d'une gauche « qui obéit inconsciemment au mythe de l'Algérie française », la série se conclut non moins paradoxalement sur un appel du FLN à cette même gauche française qui se voit fixer des tâches « sans renier sa nation ».
L'interpellation de Frantz Fanon, qui rejoint les vues d'Abane Ramdane, suscite des réactions contrastées chez les anticolonialistes. Dans son édition du 6 février 1958, La Vérité publie de larges extraits du Bulletin d'information du MNA, daté du 31 janvier 1958, dans lequel le parti messaliste formule cette mise au point :
« S'il y a des Duchet, des Le Pen, des Soustelle et d'autres Français qui restent profondément intoxiqués par les principes de domination coloniale d'un âge révolu et qui n'ont rien appris ni des événements qui ensanglantent l'Algérie ni de l'évolution mondiale, cela ne veut pas dire que tous les Français ont leurs sentiments ou approuvent leur politique. Ce serait commettre une injustice et une grande erreur politique que de l'affirmer. Le peuple de France n'est pas plus colonialiste que le peuple algérien n'est anti-français. »
Cependant, l'argumentaire de Frantz Fanon est salué par Robert Bonnaud (1929-2013) dans Perspectives socialistes, la revue de l'Union de la gauche socialiste (UGS), daté d'avril 1958. Pour ce militant engagé dans les réseaux de soutien au FLN, « la gauche indépendante française avait besoin d'être secouée », comme elle l'avait été par Dyonis Mascolo (1916-1997) et sa Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France (Minuit, 1957). En revanche, des positions moins tranchées s'expriment dans deux revues hétérodoxes.
Ainsi, dans le numéro de mai-juin 1958 de Socialisme ou Barbarie, l'éditorial intitulé « Prolétariat français et nationalisme algérien » admet que « la distinction entre une population de colons et un appareil de répression militaire a perdu son sens » et ajoute qu'en métropole, « le prolétariat a été lui-même contaminé par le climat de la guerre coloniale ». La revue marxiste affirme la nécessité, pour le communiste authentique, du « soutien inconditionnel des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux », en partant du principe que « la lutte nationale est du point de vue des masses opprimées une lutte sociale ». Cependant, cette analyse ne conduit pas à ignorer la formation d'un « embryon de bureaucratie militaire et politique » chez les insurgés algériens et exclut « toute apologie des organisations en tant que telles », qu'il s'agisse du MNA ou du FLN « dont il est impossible d'assumer les méthodes de guerre : le terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les chefs sur la base militante ».
À cet éditorial subtil succède l'article de Jean-François Lyotard (1924-1998) alias François Laborde, publié sous le titre « Mise à nu des contradictions algériennes » et présenté comme une « contribution à la discussion ». Le texte va plus loin que l'éditorial : il ne s'agit pas seulement de dialoguer avec l'argumentaire fanonien mais plutôt de le justifier, en polémiquant au passage avec la gauche, notamment le Parti communiste internationaliste de Pierre Lambert, afin de décréter que « le schéma de la Révolution permanente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord ». Selon Jean-François Lyotard, la guerre d'Algérie a créé une situation caractérisée par « l'enfouissement des antagonismes de classe dans la société coloniale », ce qui explique pourquoi la direction bourgeoise du FLN parvient à « mobiliser avec succès toutes les classes algériennes dans la lutte pour l'indépendance ».
En revanche, dans le numéro d'Arguments daté de novembre 1958, Edgar Morin développe une autre analyse dans le cadre d'un débat portant sur « la gauche française et le problème nord-africain ». Sa contribution, intitulée « La révolution algérienne et la gauche française », condamne le « système colonial et raciste », tout en validant la théorie trotskiste de la révolution permanente. Selon l'intellectuel dissident, il convient de « situer le problème algérien » dans la perspective – ambitieuse – de la « reconstitution de la gauche socialiste dans le monde », ce qui passe notamment par « la constitution d'une gauche autonome » en Algérie, sans doute à l'aide d'éléments en provenance du FLN, du MNA et du Parti communiste algérien (PCA), mais pas en s'appuyant sur ces organisations en tant que telles, même si le parti messaliste conserve les faveurs d'Edgar Morin qui fixe pour tâches à la gauche de « dissiper les euphories » véhiculées par les nouveaux venus au combat anticolonialiste :
« On ne peut véritablement lutter pour la libération de l'homme qu'en se débarrassant de toutes illusions. Tôt ou tard, celles-ci font dériver la lutte et la détournent de son sens premier. On croit continuer à combattre pour le socialisme ou la liberté. On soutient les nouvelles tyrannies. Notre position est claire. Nous sommes radicalement opposés au nationalisme français, à la domination coloniale et à la guerre d'Algérie. Mais nous critiquons le nationalisme arabe et algérien dans la mesure où il recommence les aventures nationalistes d'Occident. »
L'an V de la révolution algérienne
Ainsi que nous le rappelle Adam Shatz, le second livre de Frantz Fanon lui a été commandé par l'éditeur de gauche François Maspero (1932-2015). « Rédigé en trois semaines », l'ouvrage intitulé L'An V de la révolution algérienne paraît en octobre 1959 avant d'être saisi, deux mois plus tard, par la police française. Le texte fait aussitôt l'objet de recensions élogieuses dans la presse marxiste. Ainsi, dans le numéro de décembre 1959 de Correspondance socialiste internationale – journal créé par le socialiste de gauche Marceau Pivert (1895-1958), proche de Messali Hadj –, l'écrivain anticolonialiste Daniel Guérin (1904-1988), qui milite alors à l'UGS, et demeure en contact avec des membres du FLN comme du MNA, résume avec lyrisme la dernière livraison du psychiatre tunisois :
« Avec Frantz Fanon nous assistons à la révolution intérieure d'un peuple, une révolution “fondamentale, irréversible, en perpétuel approfondissement”. En cinq ans de guerre, l'âme algérienne a subi une mutation brutale. Des attitudes et des structures sociales archaïques, figées, ont soudain cédé la place à des comportements entièrement nouveaux. On est en présence d'un accouchement à la fois sanglant et magnifique. L'homme algérien, la femme algérienne prennent violemment conscience d'eux-mêmes, découvrent leur dignité d'hommes libres. Successivement, Fanon traite des divers aspects de ce bouleversement : dévoilement des femmes, introduction de la radio dans les mechtas afin de capter les ondes de l'Algérie libre, relâchement des tabous familiaux, abolition des antiques règles sur le mariage, adoption, enfin, de pratiques médicales modernes jusque-là inassimilables du fait de la méfiance qu'inspirait tout apport du colonisateur. »
Un mois plus tard, dans le numéro daté de janvier 1960 de la revue Quatrième Internationale, le dirigeant trotskiste Mikhalis Raptis (1911-1996) dit Pablo – engagé dans le soutien inconditionnel au FLN – abonde dans le même sens, avec un enthousiasme non dissimulé :
« Le livre de Frantz Fanon illustre parfaitement le bouleversement fondamental intervenu dans la famille algérienne et le mode de vie général de ce peuple sous le joug colonial. Promotion irrésistible extraordinaire des femmes et des jeunes, familiarisation avec la technique et la science au service de la révolution, dépouillement accentué de “la sédimentation mentale et de l'arrêt affectif et intellectuel” du peuple algérien “organisés par 130 ans d'oppression”.
Livre d'un médecin érudit, il respire la connaissance presque technique du terrain social psychologique qu'il fouille minutieusement. »
Cependant, un compte-rendu résolument critique paraît en mars 1960 dans le bulletin Informations & Liaisons Ouvrières – scission du groupe Socialisme ou Barbarie autour de Claude Lefort (1924-2010) – sous le titre, tout en sobriété : « Un livre sur la guerre d'Algérie ». La recension, rédigée par un correspondant anonyme établi au Maroc, reproche le caractère superficiel des « explications pseudo-psychanalytiques » ainsi que le style de l'auteur, « souvent prétentieux et boursouflé » : dans ce livre, qui reflète « l'opinion officielle » des dirigeants du FLN, « il y a plus de bavardages que d'analyses profondes ». Le premier chapitre de L'An V de la révolution algérienne, intitulé « L'Algérie se dévoile », est, aux yeux de ce lecteur marxiste, « le plus contestable ». L'affirmation de Frantz Fanon selon laquelle « la liberté du peuple algérien s'identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l'histoire » relève, d'après l'observateur, de l'« exagération » puisque le pamphlétaire « suppose résolus des problèmes qui sont seulement posés », à savoir celui de l'émancipation des femmes en Algérie :
« Mais si les militants et les combattants reconnaissent aux militantes et aux combattantes une liberté et une égalité complètes, cela ne veut pas dire pour autant que la femme algérienne a conquis la liberté et l'égalité. Ceux qui acceptent cette liberté et cette égalité ne l'acceptent que dans une situation exceptionnelle, et pour des femmes qui sont aussi exceptionnelles. Quand l'homme et la femme militent, le ménage est équilibré et complètement occidentalisé, mais bien souvent le militant impose à sa femme une vie plus rude du fait de ses responsabilités et ne lui accorde aucune liberté. C'est une chose frappante de voir combien, dans le domaine familial, des militants qui paraissent totalement libérés par ailleurs des modes de pensée traditionnelles, gardent en ce qui concerne leurs femmes et leurs enfants, l'attitude conservatrice d'un quelconque petit bourgeois maghrébin. »
La note de lecture, bien informée, livre une anecdote saisissante au sujet d'une réunion organisée par l'Union des femmes algériennes à la bourse du travail de Casablanca, en 1958 :
« Les militantes, en face d'un public essentiellement masculin (ce qui est déjà révélateur et du petit nombre de femmes militantes et de l'intérêt soulevé par ces problèmes : il y avait au minimum 600 à 800 hommes) se sont montrées particulièrement violentes. En gros, elles ont dit : vous faites la Révolution, vous luttez contre l'oppression colonialiste, mais vous maintenez votre oppression sur les femmes ; méfiez-vous, après l'Indépendance, il y aura sans doute une autre révolution : ce sera la révolution des femmes. »
Dans sa présentation de ce chapitre de L'An V de la révolution algérienne, tellement commenté depuis, malgré son ambivalence, Adam Shatz souligne avec raison que « cette vision fort optimiste de la désaliénation des femmes algériennes était sans doute exagérée, mais pas complètement fictive ». L'essayiste ajoute plus loin : « Ce que Fanon refusait de voir, c'est que l'hostilité à l'émancipation des femmes algériennes n'était pas seulement un “élément mort” du passé auquel le colonialisme avait insufflé une nouvelle vie », en imputant la responsabilité de ce conservatisme aux « courants religieux du mouvement nationaliste ». Pourtant, le problème est bien plus sérieux et ne saurait être réduit à la seule influence de l'Association des oulémas musulmans algériens qui n'est pas plus à blâmer que les bureaucrates qui ont instrumentalisé avec cynisme la religion. De ce point de vue, la politique des dirigeants frontistes a été indéniablement réactionnaire et la prose de Frantz Fanon, séduisante au premier abord, peine à masquer cette réalité. En se centrant sur l'action psychologique de l'administration coloniale qui a prétendu hypocritement « défendre la femme humiliée, mise à l'écart, cloîtrée », le propagandiste évite de remettre en cause le rôle régressif de son organisation – qui a défendu le statu quo patriarcal dans une optique étroitement nationaliste –, s'abstient d'étudier le mouvement réel de la société – sans doute faute de pouvoir ou de vouloir le faire – et occulte l'orientation défendue par le MNA qui, par contraste, apparaît bien plus progressiste, à commencer par ses cadres prolétariens de l'émigration qui ont pris au sérieux la question de « l'émancipation de la femme algérienne » – surtout en raison de l'action propre des syndicalistes émigrées en France, ces grandes oubliées de l'histoire – en l'articulant à celle de l'indépendance nationale. De plus, la focalisation de Frantz Fanon sur la question du voile, certes justifiée suite à la situation créée par le 13 mai 1958 – des « dévoilements », plus ou moins contraints, seront mis en scène par les autorités militaires pour vanter, de façon artificielle, la « fraternisation » entre les populations d'Algérie –, amène à concevoir ce qui s'apparente à une forme paradoxale de désacralisation de cette tenue traditionnelle, instrumentalisée dans le contexte de la lutte armée mais aussi fétichisée pour les besoins d'une cause politique, à rebours des pratiques des femmes ordinaires qui peuvent l'ôter ou le revêtir loin des spéculations idéologiques relevant bien souvent du fantasme :
« Il y a donc un dynamisme historique du voile très concrètement perceptible dans le déroulement de la colonisation en Algérie. Au début, le voile est mécanisme de résistance, mais sa valeur pour le groupe social demeure très forte. On se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l'occupant veut dévoiler l'Algérie. Dans un deuxième temps, la mutation intervient à l'occasion de la Révolution et dans des circonstances précises. Le voile est abandonné au cours de l'action révolutionnaire. Ce qui était souci de faire échec aux offensives psychologiques ou politiques de l'occupant devient moyen, instrument. Le voile aide l'Algérienne à répondre aux questions nouvelles posées par la lutte. »
Ce n'est sans doute pas un hasard si, comme le mentionne opportunément Adam Shatz, « certains des lecteurs de Fanon parmi les musulmans pieux, tant en Algérie qu'ailleurs dans le monde, aient accueilli son analyse du conflit autour du voile comme la célébration d'une résistance fondée sur les principes de l'islam ». Le biographe prend l'exemple, bien connu, du sociologue iranien Ali Shariati (1933-1977) qui, à l'occasion de son séjour parisien, entamé en 1959, entre en contact avec la Fédération de France du FLN et découvre l'œuvre de Frantz Fanon qu'il traduit en persan – tout comme l'ouvrage d'Amar Ouzegane (1910-1981), Le Meilleur Combat (Julliard, 1962), dans lequel cet ancien dirigeant du PCA rallié au FLN cherche à concilier islam et socialisme. L'opposant au shah d'Iran entame une correspondance avec l'auteur de L'An V de la révolution algérienne dont seule la dernière lettre a été publiée, témoignant d'un désaccord entre les deux intellectuels, comme l'écrit Frantz Fanon, qui vit ses derniers jours, à propos de la « renaissance de l'esprit religieux » dans le tiers-monde :
« Je pense que ranimer l'esprit sectaire et religieux entraverait davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et éloigne cette nation encore inexistante, qui est au mieux “une nation en devenir”, de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé. »
Les damnés de la terre
Atteint de leucémie, se sachant condamné à court terme, Franz Fanon termine de dicter, en juillet 1961, son dernier livre dont le titre constitue moins une référence au poème révolutionnaire d'Eugène Pottier (1816-1887) – L'Internationale, composé en 1871 au cours de la répression de la Commune de Paris – qu'à celui de l'écrivain haïtien Jacques Roumain (1907-1944), Sales nègres, paru dans le recueil Bois d'ébène (Henri Deschamps, 1945). Préfacé par Jean-Paul Sartre, Les Damnés de la terre paraît fin novembre 1961 pour être aussitôt saisi et interdit, ce qui n'empêchera pas sa circulation dans les milieux anticolonialistes. Ainsi, dans son numéro daté de février 1962, la revue Partisans – dirigée par François Maspero –, véritable tribune des tiers-mondistes, rend hommage à Frantz Fanon, qui vient de décéder aux États-Unis, en affichant son portrait sur sa couverture verte. L'éditorial, qui salue la mémoire du disparu, est suivi d'une description de la cérémonie organisée le 12 décembre 1961 à Ghardimaou pour « le dernier adieu au frère Frantz Fanon », puis d'un article dithyrambique de Maurice Maschino (1931-2021), intitulé « Frantz Fanon : l'itinéraire de la générosité ». L'auteur du récit Le Refus (François Maspero, 1960) loue le parcours et l'œuvre du martyr de la révolution anticoloniale ainsi que son ultime opus :
« Ouvrage fondamental ; pour les Européens, d'abord, qu'il bouscule de leur piédestal ; pour les colonisés, surtout : nul doute qu'il ne les oblige à des révisions déchirantes, qu'en démasquant leurs faiblesses, leurs divisions, leurs nouvelles aliénations, il ne les aide à se reprendre et à voir clair. “Par sa voix, écrit Sartre, le tiers-monde se découvre et se parle.” Ce qu'il découvre, c'est l'histoire, d'abord, de sa décolonisation, telle qu'il l'a vécue – dans la violence ; c'est, ensuite, les problèmes que cette décolonisation lui pose, les réponses qu'il leur a données, les erreurs, souvent, qu'il a commises. »
Du côté des marxistes, la réception sera plus contrastée. Dans la revue Quatrième Internationale datée d'avril 1962, Mikhalis Raptis publie une recension en forme d'hommage dialectique. S'il relève « une certaine confusion, une ambiguïté, une faiblesse d'analyse et surtout une faiblesse de conclusion de son étude », le dirigeant trotskiste souligne toutefois l'importance de ce « diagnostic précis, détaillé de la révolution coloniale, analysée de l'intérieur par un intellectuel révolutionnaire à la fois colonial et imprégné de culture européenne ». Cependant, après avoir cité de larges extraits des Damnés de la terre, soulignant ainsi sa convergence avec l'auteur, Mikhalis Raptis s'en démarque sur plusieurs aspects essentiels. Si Frantz Fanon admet que « la construction nationale s'accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes », le militant internationaliste affirme de son côté :
« la nécessité absolue de souligner la solution socialiste commune indispensable de la révolution coloniale et de la révolution dans les pays capitalistes avancés, dans la plus étroite coopération et l'universalité de la vraie culture. La science par exemple, aussi bien celle de la nature que celle de la société et de l'homme, ainsi que la technique, éléments de loin les plus valables de toute véritable culture contemporaine, sont universelles, sans parler des tendances universelles qui traversent l'art architectural, pictural ou musical, contemporain. »
D'autre part, l'affirmation de Frantz Fanon – selon laquelle l'« opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves » – appelle une clarification du théoricien marxiste :
« Si l'exploitation des colonies a considérablement contribué au processus historique de l'accumulation capitaliste primitive, à l'expansion et au maintien du capitalisme, l'exploitation du prolétariat et des paysans métropolitains n'y a pas moins contribué. Attribuer d'autre part quasi exclusivement à l'exploitation du « tiers-monde » l'« opulence » actuelle du capitalisme est indéfendable du point de vue analyse scientifique, et non sentimental. »
Mais ce texte mesuré, achevé d'écrire le 25 février 1962, soit quelques mois avant l'accession de l'Algérie à son indépendance, reste encore porté par l'espoir de voir se réaliser le schéma de la révolution permanente et de sa phase sociale…
Adam Shatz mentionne d'autres lectures plus réservées de ce testament politique, comme celle de Nguyen Khac Vien (1913-1997) alias Nguyen Nghe, à travers son article intitulé « Frantz Fanon et les problèmes de l'indépendance », paru en février 1963 dans La Pensée, revue proche du PCF. Le communiste vietnamien cite à son tour plusieurs extraits de l'ouvrage qui « porte la marque de l'exaltation », sans pour autant s'empêcher de « déplorer la mort prématurée de l'auteur, car visiblement, bien des choses, sinon tout, (…) n'ont été jetées sur le papier qu'à l'état d'ébauche ». Mais le texte vise aussi l'existentialisme dont l'auteur des Damnés de la terre semble, aux yeux du philosophe marxiste, ne pas s'être « encore entièrement libéré » :
« Ces vestiges de subjectivisme suffisent à fausser souvent l'optique révolutionnaire de Fanon, l'amènent à accorder à la lutte armée une sorte d'auréole d'absolu et à négliger une vérité révolutionnaire fondamentale : savoir que la lutte armée, certes d'importance capitale, n'est cependant, quand elle intervient, qu'un moment, une phase dans le mouvement révolutionnaire qui est d'abord et fondamentalement politique. »
À la lumière de l'expérience vietnamienne, Nguyen Khac Vien réfute sur plusieurs points fondamentaux l'argumentation de Frantz Fanon (conception de la révolution, rôle de la classe ouvrière, spécificité du tiers-monde, etc.), en se montrant plus sévère que Mikhalis Raptis. Néanmoins, nous pouvons méditer son avertissement livré en guise de conclusion :
« Limiter la dimension internationale de la révolution algérienne au tiers-monde, comme le fait Fanon, ou à l'arabisme comme le veulent certains, c'est l'amputer, la mutiler ; lui donner comme seule perspective la spécificité du tiers-monde ou le culte des valeurs arabes, c'est, nous le disons avec franchise, la lancer dans une impasse. »
Deux mois plus tard, Les Cahiers du communisme – revue théorique de la direction du PCF –, dans son numéro daté d'avril 1963, publie une déclaration de Bachir Hadj-Ali (1920-1991) : « Qu'est-ce qu'être révolutionnaire en 1963 ». Dans son intervention à la Mutualité, lors de la Semaine de la pensée marxiste, le dirigeant du PCA – interdit par les autorités d'une Algérie « socialiste » – dénonce l'anticommunisme de certains cadres du FLN :
« La négation par certains patriotes du rôle révolutionnaire joué par la classe ouvrière alimente précisément le sectarisme et les préjugés à l'égard de cette dernière. Un homme qui est un frère de combat et que nous honorons parce qu'il a participé avec nous à la lutte de libération et qu'il a su trouver des accents pathétiques pour crier la détresse des opprimés et leur haine des oppresseurs, a codifié par ses écrits, ces préjugés à l'égard de la classe ouvrière. Il s'agit de Frantz Fanon. »
Cette critique, justifiée par le cours autoritaire pris par l'Algérie indépendante, cible particulièrement le passage des Damnés de la terre dans lequel Frantz Fanon affirme, de façon péremptoire, que « dans les territoires coloniaux, le prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié. » Le communiste algérien qui rejoint, quant au fond, la démonstration de son camarade vietnamien, se doit de rappeler quelques éléments historiques :
« Si le prolétariat algérien avait été choyé par le régime colonial, il n'aurait pas perdu à Alger seulement, lors de la bataille de notre capitale, 7 000 jeunes, chiffre cité par la presse française. Il n'aurait pas transformé nos villes en bases de ravitaillement des maquis, il n'aurait pas envoyé dans l'ALN des cadres aguerris politiquement et techniquement. Quant aux traminots que Fanon cite parmi les travailleurs non révolutionnaires, signalons pour ne prendre que ceux d'Alger, le bilan de leur activité patriotique pendant la guerre : 35 morts, 176 emprisonnés et internés, 500 agents lésés ou brimés, sur un effectif d'un peu plus de 2.000 traminots. »
Enfin, nous pouvons relever une dernière lecture de l'ouvrage de Frantz Fanon qui témoigne de l'influence du contexte politique dans l'interprétation de la prophétie tiers-mondiste. En effet, dans le numéro de Socialisme ou Barbarie daté de mars-mai 1963, Jean-François Lyotard publie l'article intitulé « L'Algérie évacuée » dans lequel il prend ses distances avec l'argumentaire fanonien qui l'avait enthousiasmé quatre ans plus tôt, en particulier sur le rôle de la paysannerie, « la classe radicale » selon l'auteur des Damnés de la terre :
« Cette conception d'une armée paysanne, d'un pouvoir maintenu au contact des campagnes à la fois par les besoins de la guerre et par ceux de la révolution, aidant les masses à faire celle-ci en faisant celle-là, cette conception existait bien dans l'ALN. Fanon avait essayé de la théoriser, d'une manière confuse, sans lui donner sa véritable dimension qui est stratégique autant que politique. C'est de cette théorisation qu'on trouve des traces dans le programme de Tripoli. Mais l'idée existait seulement comme une nostalgie, parce que l'ALN n'était pas cet État en marche, mais d'une part des guérillas traquées sur le terrain et de l'autre des bataillons immobilisés en exil. Les paysans ne virent jamais se former le pouvoir, ils ne virent pas la terre changer de mains, ils ne furent pas appelés à se constituer en coopératives pour assumer la gestion des exploitations, de l'eau, des semences, sous la protection des combattants. »
Pourtant, par-delà l'analyse de l'œuvre de Frantz Fanon, ce texte, qui a sans doute été écrit avant les décrets de mars 1963 sur l'autogestion, traduit surtout un certain désenchantement des anticolonialistes – d'aucuns ont inévitablement surestimé les potentialités subversives de la décolonisation, grisés par le lyrisme des propagandistes – à l'égard de l'évolution de la situation en Algérie, quelques mois à peine après l'indépendance du pays survenue dans des conditions chaotiques : « On attendait une révolution ; on eut un pays en panne. » Par conséquent, pour François Lyotard, « la révolution reste à faire » et dépendra de la capacité d'une classe sociale, « ou une fraction de la société fortement organisée et implantée », de construire et de faire « accepter à tous le modèle de nouveaux rapports ».
La biographie d'Adam Shatz arrive à point nommé. Gageons qu'elle permette à tous ceux qui parmi les générations montantes, interrogent le monde à travers le prisme, parfois réducteur, de la seule question coloniale, indépendamment des options théoriques, de rompre avec les illusions et mythologies charriées par une vision caricaturale ou simpliste – disons anhistorique et antidialectique – de la décolonisation qu'il ne faut pas évaluer en fonction de la situation présente qui alimente à coup sûr le désarroi, l'impuissance et le ressentiment. Car ce grand mouvement d'émancipation doit plutôt être apprécié au regard des alternatives, espoirs, solidarités, etc. – malgré leur écrasement ou leur refoulement – qui ont jailli du combat multiforme contre un régime criminel, injuste et raciste – à savoir le colonialisme, en Algérie comme partout ailleurs. Assurément, il faudra choisir entre la geste humaniste, révolutionnaire et universaliste d'un jeune idéaliste en lutte contre l'oppression des peuples asservis, quitte à prendre ses désirs pour des réalités, et la fossilisation d'une réflexion entravée par les circonstances d'une lutte souvent cruelle, au risque de justifier l'injustifiable. Par conséquent, il faudra choisir entre le meilleur chez Fanon et le pire du fanonisme.
Nedjib SIDI MOUSSA
30.12.2024 à 11:01
F.G.
Au vu des catastrophes répétées qui font l'actualité de notre quotidien informé-désinformé, il est impossible, même en étant distrait, de ne pas constater que le capitalisme à son stade néolibéral globalisé actuel, et les États qui le servent, sont désormais lancés dans une sorte de fuite en avant effrénée vers ce que le sociologue états-unien William I. Robinson appelle « une économie de guerre mondiale permanente [qui s'appuie] de plus en plus sur l'investissement dans des systèmes (…)
- Digressions...Au vu des catastrophes répétées qui font l'actualité de notre quotidien informé-désinformé, il est impossible, même en étant distrait, de ne pas constater que le capitalisme à son stade néolibéral globalisé actuel, et les États qui le servent, sont désormais lancés dans une sorte de fuite en avant effrénée vers ce que le sociologue états-unien William I. Robinson [1] appelle « une économie de guerre mondiale permanente [qui s'appuie] de plus en plus sur l'investissement dans des systèmes transnationaux de contrôle social, de répression et de guerre pour continuer de réaliser des profits dans un contexte de stagnation chronique et de baisse progressive du taux de profit » [2]. À le lire, on apprend, par exemple, que cette tendance, lourde, aurait pris de l'ampleur à partir du 11 septembre 2001, date à partir de laquelle le budget du Pentagone aurait augmenté de 91 % entre 2001 et 2011 et les profits des industries d'armement presque doublé. Cette courbe exponentielle de l'industrie de l'armement n'a fait que croître à la faveur de la guerre d'annexion de l'Ukraine par Poutine et du choix occidental de réarmer Zelenski, mais aussi – et comment ! – de l'inconditionnalité du choix de soutenir, au lendemain du massacre du 7 octobre 2023, les folles aspirations guerrières d'Israël au règlement définitif de la question palestinienne et un peu plus.
Mais il y a davantage, nous dit William I. Robinson. Partout dans le monde, nous assistons à une accumulation de milices, de polices et d'armées privées dépendant d'entreprises, mais pilotées par des États, ce qui, à la louche, ferait qu'il y aurait, aujourd'hui, 15 millions de soldats mercenaires travaillant pour la sphère dite privée (le groupe russe Wagner, l'états-unien Academi, anciennement Blackwater, le britannique G4S et tant d'autres). Il y aurait de même 20 millions de policiers privés, c'est-à-dire ne répondant à d'autre loi que celle de l'offre et de la demande. Le marché des systèmes dits « anti-émeutes » représenterait 500 milliards de dollars pour parer aux manifestations civiles de révolte contre la misère et la faim. Une industrie du désastre, en somme, s'est mise en place, qui parie sur le désastre en le créant pour accumuler du capital. L'indécence dans toute sa splendeur dans un monde se vautrant dans un Viva la muerte ! qui pourrait faire slogan publicitaire après avoir été cri de ralliement fasciste, en 1936, pendant la guerre d'Espagne.
Il n'est pas besoin, en effet, d'être un génie de la prédiction pour comprendre que, indépendamment des impératifs géopolitiques qui les sous-tendent et les justifient, les guerres, comme le dit William I. Robinson, sont « une formidable opportunité pour les circuits d'accumulation (capitaliste) transnationaux des entreprises multinationales ». Car elles détruisent sans fin ce qu'il faudra reconstruire infiniment. Il suffit d'être au monde et de ce monde, comme ce consultant d'entreprises militaires états-uniennes, cité par William I. Robinson, qui, peu après l'invasion russe de l'Ukraine, déclara que « les jours heureux [étaient] de retour » ou encore comme ce consultant de Goldman Sachs qui, dans les premiers jours de l'offensive sur Gaza par l'armée israélienne, laissa parler son cœur blindé : « Ce qui se passe, c'est bon pour notre portefeuille ».
Il fut un temps, lointain mais pas encore effacé de toutes les mémoires militantes, où un pacifisme révolutionnaire hostile à la guerre des « marchand de canons » était capable de penser le monde en termes politiques. Ça n'excluait pas la morale, ça la structurait en la fortifiant. C'était avant le campisme et ses effets délétères sur la raison. Partant de là, ce n'est pas faire un pari hasardeux que d'avancer que, dans le cadre de la guerre d'annexion de l'Ukraine par la Russie, la sympathie pour l'assiégé aurait gagné à ne pas omettre de rappeler, ainsi que le pointe William I. Robinson, que « l'expansion de l'OTAN dirigée par les États-Unis jusqu'à la porte de la Russie, son rejet de la tentative de Moscou de forger une alliance entre elle et l'Occident, ont généré un climat qui a poussé la Russie à envahir l'Ukraine ». Et encore qu'un rapport publié en 2019 par le centre d'études de la Rand Corporation indiquait que l'objectif des États-Unis devait être de provoquer la Russie à la faute en « [déployant] des efforts militaires et économiques excessifs ». En d'autres termes, de la déséquilibrer en la poussant au crime. C'est chose faite. Et tant pis pour les populations civiles ukrainiennes et russes qui morflent.
À propos de l'offensive ravageuse menée par Israël contre les Palestiniens, William I. Robinson n'hésite pas un seul instant à la qualifier de « génocidaire », mais en précisant utilement que, sans le soutien actif des États-Unis, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et plus généralement de l'Union européenne, qui le sponsorisent, le crime n'aurait pas pu avoir lieu. Là où son analyse se révèle particulièrement intéressante, c'est quand il lie le sort du « prolétariat palestinien », celui de Gaza en particulier, à celui des déplacés, expulsés et exclus du monde entier, ces populations que le capitalisme mondialisé juge en surplus, excédentaires, leur existence entravant, ici, le clair projet colonial israélien – ce qui, en parallèle, se passe en Cisjordanie l'atteste – et, partout ailleurs, le besoin infini d'expansion du capital.
Sans être furieusement marxiste, il apparaît évident, au vu de ce qu'est devenue la domination financière à l'échelle du monde, que la mondialisation du capital fut bien conçue comme une machine de guerre organisée visant à extorquer infiniment de la plus-value et à mater, en les épuisant, les classes ouvrières encore organisées, et au-delà les peuples. Avec un résultat évident si l'on prend en compte quelques données statistiques à l'échelle du monde. Ainsi, selon un rapport d'Oxfam de 2023, 1 % de la population contrôle plus de la moitié des richesses mondiales et, au cours des dix dernières années, les milliardaires ont multiplié leur fortune par deux, soit près de six fois plus que l'augmentation des richesses des 50 % les plus pauvres. Warren Buffet avait donc raison quand il déclarait, en 2005, sur la chaîne CNN : « Il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c'est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous gagnons. » La guerre, le mot est aussi juste que le constat. Mais si elle gagne, sa sinistre et cynique classe, c'est dans un monde où des milliards de personnes luttent continuellement pour la survie, où l'insécurité et l'anxiété sociales deviennent structurelles, où les États constitués sont infiniment confrontés à des crises de légitimité, où la quête continuelle de boucs émissaires participe d'une même saloperie morale légitimant, pour que prospère l'accumulation capitaliste, l'arrivée au pouvoir d'une extrême droite qui non seulement ne lui mettra jamais de bâtons dans les roues, mais saura se débarrasser des surnuméraires, comme elle l'a déjà prouvé dans l'histoire. Et amplement.
Sur ce plan, la guerre de destruction massive menée par l'extrême droite au pouvoir en Israël contre les civils palestiniens de Gaza restera la preuve tangible que quand on veut on peut. Il suffit d'avoir le crédit de ses fournisseurs d'armes, c'est-à-dire d'États complices sans qui rien ne serait possible. Au-delà du malheur irréparable que vivent les familles des massacrés, quand il en reste, le poids du crime est d'autant plus lourd qu'il fera tache indélébile dans la conscience humaine d'un peuple juif qui n'en demandait pas tant et à qui le fasciste Netanyahu et ses tueurs ont fait l'irréparable outrage de le ranger dans le rang des bourreaux quand il venait de celui des victimes de l'histoire cannibale. C'est là une mutation dont on se remet mal.
Interrogé sur le climat oppressant que ce conflit crée au sein de l'université californienne de Santa-Barbara où il enseigne [3], William I. Robinson raconte que « la Constitution [y a été] suspendue », que nombre de ses collègues y ont été sanctionnés « pour avoir dénoncé un génocide sur les médias sociaux ou signé une pétition ». « Nous assistons, ajoute-il, à la montée en puissance de l'université autoritaire. Nos établissements sont de plus en plus une extension de l'État capitaliste. Les entreprises sous-traitent la recherche et le développement aux universités. […] En outre, l'appareil militaire et de sécurité du gouvernement américain est de plus en plus présent dans les universités de recherche. » Et il poursuit : « Les campements étudiants visent à faire pression dans les universités pour qu'elles désinvestissent les entreprises qui font des affaires avec Israël et réalisent du profit grâce à l'occupation et au génocide. Il est vraiment déplorable, criminel que les administrations universitaires aient militarisé et fait appel à la police. Mais une fois que l'on voit le lien entre l'université-entreprise et la répression des Palestiniens, les raisons deviennent plus claires. »
Quant à la question de savoir si ces « campements étudiants » pourraient, de près ou de loin, être taxés de propager un antisémitisme, la réponse de William I. Robinson à Il Fatto quotidiano est claire : « L'antisémitisme est historiquement compris comme discrimination, haine ou préjugés à l'encontre des Juifs. Ce n'est pas le cas dans les manifestations sur les campus universitaires. En fait, des Juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens. Israël a cherché à modifier la définition de l'antisémitisme en l'élargissant à la critique du sionisme, de l'apartheid et du racisme israéliens. Le gouvernement américain, principal sponsor d'Israël, a adopté cette définition pour lutter contre l'opposition croissante à sa politique. Il est d'ailleurs ironique de constater que les véritables antisémites sont les membres de l'extrême droite américaine, qui soutiennent également le sionisme. »
Voilà… Cet effondrement éthique, culturel, sensible, économique, écologique et politique qui caractérise cette basse époque fait du monde une poudrière de moins en moins régulable parce que gérée – ce mot est bien celui qui convient – par des docteurs Folamour de l'Économie de l'accumulation et des criminels de guerre avérées ou potentiels. Sans risque de se tromper, on peut donc dire, en paraphrasant le vieux Jaurès, que le capitalisme à son stade actuel de mondialisation porte toujours en lui la guerre comme la nuée porte l'orage.
Meilleurs vœux de survie à toutes et tous, en attendant mieux.
Car le monde doit changer de base. Radicalement.
Et un grand merci à William I. Robinson pour ses lumières.
Freddy GOMEZ
[1] Professeur de sociologie et d'études internationales à l'université de Californie, William I. Robinson est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Global Capitalism Endure ? (2022), Global Civil War : Capitalism Post Pandemic (2022) et The Global Police State (2020).
[2] Voir l'entretien en italien, mais traduisible en français – que le sociologue William I. Robinson a accordé au quotidien en ligne Il Fatto quotidiano. Nous nous en inspirons largement ici.
[3] Campus qui, comme beaucoup d'autres aux États-Unis, s'est déclaré activement solidaire de la population civile de Gaza.