10.12.2024 à 00:30
Theo Padnos
Aux premières heures du 3 juillet, l’un des deux chefs de la section syrienne d’Al-Qaïda m’a convoqué auprès de lui. On m’a fait sortir de ma cellule. Depuis près de deux ans, il me retenait prisonnier dans des geôles de fortune. Cette nuit-là, on m’a conduit hors de la salle de classe dans laquelle j’étais détenu, aux abords de la ville de Deir […]
L’article Ce journaliste américain pris en otage pendant la guerre civile syrienne par le groupe qui deviendra plus tard le groupe HTS raconte sa captivité est apparu en premier sur Ulyces.
Aux premières heures du 3 juillet, l’un des deux chefs de la section syrienne d’Al-Qaïda m’a convoqué auprès de lui. On m’a fait sortir de ma cellule. Depuis près de deux ans, il me retenait prisonnier dans des geôles de fortune. Cette nuit-là, on m’a conduit hors de la salle de classe dans laquelle j’étais détenu, aux abords de la ville de Deir al-Zour, jusqu’à un carrefour dans le désert, à cinq minutes de route. Lorsque nous sommes arrivés, le chef est descendu de son Land Cruiser. Debout dans les ténèbres, entouré par ses hommes armés de kalachnikovs, il souriait. « Sais-tu qui je suis ? » m’a-t-il demandé.
Les moments les plus amers de ma détention survenaient lorsque je songeais au seul responsable de mon enlèvement : moi.
« Bien sûr », ai-je répondu. Je le connaissais tout d’abord parce qu’il m’avait une fois rendu visite dans ma cellule, environ huit mois plus tôt, pour me sermonner à propos des crimes que l’Occident avait commis contre l’islam. Mais je le connaissais également de réputation. En tant que chef du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, je savais qu’il avait la main sur le trésor et décidait des bâtiments qui devaient être réduits en miettes et des points de contrôle qu’il fallait attaquer. Je savais aussi qu’il était celui qui décidait quels prisonniers seraient exécutés, et lesquels seraient relâchés. Il voulait s’assurer que je connaissais son nom. C’était le cas, et je le répétais pour lui : Abu Mariya al-Qahtani. « Vous êtes l’Érudit », ai-je ajouté, usant du terme sheikhna, ainsi que l’appelaient ses soldats. « Bien, a-t-il dit. Sais-tu que nous sommes encerclés par l’État islamique ? » Je l’ignorais. Il a haussé les épaules. « Pas de quoi s’inquiéter. Ils ne m’auront pas. Et ils ne t’auront pas non plus. Partout où je vais, tu vas. Compris ? » J’ai acquiescé. Nous avons conduit jusqu’à un quartier résidentiel situé près d’un gisement pétrolier, sur les bords de l’Euphrate. Et durant le reste de la nuit, j’ai pu observer deux cents soldats et quelques vingt ou vingt-cinq vétérans du djihad afghan se préparer au voyage. Des sacs remplis de livres syriennes étaient fourrés dans les Toyota Hilux, on chargeait des caisses entières de rations dérobées aux militaires américains à l’arrière des camions, ainsi que des valises et des glacières casées à côté d’elles. Il fallait aussi s’occuper de tout l’arsenal : les mortiers, les roquettes, les mitrailleuses, les grenades, les munitions, les ceintures d’explosifs… Vers quatre heures du matin, tout l’équipement était chargé. À l’aube, le chef a ouvert la marche et, à bord de sa voiture, il s’est mis à tirer en l’air. En l’affaire de quelques secondes, nous étions partis, filant à travers les sables du désert. Il y a des routes dans cette région de la Syrie, mais nous ne les avons pas empruntées.
Le piège
Cela faisait vingt mois que le Front al-Nosra me retenait prisonnier. Les départs précipités, les ceintures d’explosifs, le tempérament instable de l’Érudit, les convois dans le désert, le fait que je puisse être exécuté à tout instant : c’était mon monde, désormais. J’y étais presque habitué. Octobre 2012 me semblait bien loin. À l’époque, alors que je venais d’être kidnappé, je restais prostré dans ma cellule – un ancien cabinet de consultation de l’hôpital d’Alep – dans un état de terreur permanent. Les premiers jours, mes ravisseurs riaient aux éclats en me battant. Parfois, ils me plaquaient contre le sol, me saisissaient par une jambe ou par le col de ma veste et me traînaient le long des couloirs de l’hôpital. Si quelqu’un semblait montrer un soupçon d’intérêt pour la scène, je lui criais : « Sa’adni ! » (« Aidez-moi ! ») Mais je n’obtenais rien d’autre que des sourires narquois. Parfois, ils répliquaient en singeant de mon accent : « Ouh, aibez-moi ! Ouh, mon Dieu, aibez-moi ! » Il n’y avait pas de toilettes dans ma cellule, aussi devais-je toquer contre la lourde porte de bois quand l’envie se faisait sentir. Les gardes mettaient souvent plusieurs heures à venir. Et quand ils finissaient par arriver, ils frappaient à leur tour contre la porte et criaient : « La ferme, l’animal ! » La cruauté de mes ravisseurs me glaçait le sang, mais les moments les plus amers de mes premières semaines de détention survenaient lorsque je songeais au seul responsable de mon enlèvement : moi.
Je pensais connaître intimement le monde arabe. En 2004, alors que les États-Unis s’embourbaient dans la guerre en Irak, j’ai quitté le Vermont pour Sana, la capitale du Yémen, afin d’étudier la langue arabe et l’islam. J’étais doué pour les langues – j’avais en poche un doctorat en littérature comparée –, et impatient de comprendre un monde dans lequel l’Occident semblait souvent se perdre. J’ai entrepris ces nouvelles études au sein d’une mosquée de quartier, puis je me suis inscrit dans une école religieuse particulièrement appréciée de ceux qui rêvaient d’un islam prônant un « retour à l’époque du prophète ». Par la suite, j’ai déménagé en Syrie pour étudier à l’académie religieuse de Damas. J’ai débuté l’écriture d’un livre relatant mon expérience au Yémen, où j’évoquais notamment les cercles de lecture qui se formaient après la prière, dont certains nourrissaient des sentiments religieux dangereux.
Theo Padnos en 2005
Il étudiait l’islam au Yémen
Crédits : Theo Padnos
Aux prémices de la guerre civile en Syrie, j’ai écrit quelques articles depuis Damas, puis je suis rentré dans le Vermont durant l’été 2012. Alors que les islamistes commençaient à asseoir leur autorité en Syrie, j’ai tenté de vendre des sujets d’articles à des éditeurs londoniens et new-yorkais, qui traitaient des problématiques religieuses sous-jacentes du conflit. J’étais alors capable de réciter de mémoire de nombreux versets coraniques, et je parlais suffisamment bien l’arabe pour qu’on me prenne pour un natif de la région. Mais ces compétences importaient peu. Je n’étais personne et peu d’éditeurs ont pris la peine de me répondre. J’ai alors pensé que j’aurais peut-être plus de chance de les intéresser si j’écrivais directement depuis la Syrie, ou d’une ville de la frontière turque. Le 2 octobre 2012, j’ai atterri à Antioche, en Turquie. J’y ai loué une petite chambre que je partageais avec un jeune Tunisien. J’ai recontacté les éditeurs, toujours rien. Je commençais à perdre espoir d’arriver à jamais publier quoi que ce soit, et je me suis mis en quête d’autre chose à faire. Devais-je tenter d’enseigner le français ? Peut-être bien. Donner des cours de tennis, peut-être ? Je passais mes après-midis à gravir la montagne qui se dressait aux portes de la ville, pour contempler la Syrie depuis son sommet. À l’époque, malgré sa campagne agressive de bombardements dirigés indifféremment contre l’opposition et la population civile, le gouvernement militaire du président Bachar el-Assad perdait du terrain. La communauté internationale le condamnait pour ses actions, mais aucun pays, pas même les États-Unis, n’était intervenu militairement. À la télévision, les prêcheurs musulmans critiquaient violemment le gouvernement syrien : ceux qui lui prêtaient main forte seraient coupés en morceaux, et leurs restes seraient donnés en pâture aux chiens. Le gouvernement, de son côté, mettait en garde contre le fait que dans les zones du pays sous contrôle de l’opposition, des fanatiques islamistes, possiblement financés par Israël, étaient en train d’infiltrer la Syrie depuis l’Irak et la Libye. Le principal groupe d’opposition, l’Armée syrienne libre, fondée par d’anciens généraux de Bachar el-Assad – et généralement considérée par les Occidentaux comme une force modérée –, s’était emparée des deux frontières les plus importantes au nord d’Alep. Un jour, alors que j’arpentais la montagne à l’extérieur d’Antioche, une idée d’article m’est venue. Tous ceux qui ont vécu en Syrie savent combien les divisions entre « pieux » et « laïques », entre les fidèles de Bachar el-Assad et les dissidents, les proches du pouvoir et ceux qui doivent se battre pour survivre, sont une plaie pour le pays. Se lancer dans la cartographie de ces divisions est une tâche impossible, car elles ont souvent lieu au sein même des familles. Cependant, à l’automne 2012, une distinction assez simple pouvait s’opérer entre ceux qui vivaient à l’est de la chaîne montagneuse s’étendant de la ville d’Homs jusqu’à la frontière turque, qui étaient majoritairement des opposants sunnites, et ceux qui vivaient dans la montagne ou à l’ouest, qui étaient pour la plupart des alaouites partisans de Bashar el-Assad.
L’un des gardes les mieux éduqués m’a expliqué que puisque j’étais chrétien et américain, j’étais son ennemi.
Alors que je marchais, je me suis imaginé traverser cette ligne de fracture. Je m’arrêterais dans les villages pour recueillir le témoignage des habitants, je raconterais l’histoire d’une nation aux identités multiples, frustrée par chacune d’elles, appelant à l’aide. En arrière-plan, le narrateur se trouverait dans une situation similaire. Mon expérience dans les pays arabes m’avait donné le temps de la réflexion. Après avoir publié mon livre sur le Yémen, j’ai changé mon nom de Theo Padnos en Peter Theo Curtis, ayant peur que le livre ne complique mes rapports avec le Moyen-Orient. Je savais comment les Occidentaux y étaient généralement perçus. Mais j’avais effectué toutes mes observations sous l’œil vigilant des gouvernements militaires, dans des lieux où la police secrète écoute le moindre mot chuchoté dans la plus petite mosquée. Je n’avais jamais mis les pieds dans une région où seul prévalait l’islam radical. Les choses sont bien différentes dans de tels endroits. Et presque immédiatement, je suis tombé dans un piège.
Un après-midi à Antioche, j’ai fait la rencontre de trois jeunes Syriens. Ils avaient l’air un peu louches mais, de ce que je pouvais voir, pas plus islamistes que n’importe qui. « Notre boulot, c’est de transporter du matériel, d’ici jusqu’à la base de l’Armée syrienne libre », m’ont-ils dit. Ils m’ont proposé de m’emmener avec eux. Pensant que je serais revenu dans quelques jours, je n’ai dit à personne où j’allais, pas même à mon colocataire tunisien. Nous nous sommes glissés à travers une clôture de barbelés, au milieu d’une oliveraie. J’ai regardé la Turquie par-dessus mon épaule. Jusqu’ici, tout allait bien. Mes compagnons syriens m’ont conduit dans une maison abandonnée que je pourrais utiliser comme bureau pour écrire. Le matin suivant, je les ai aidés à ranger les lieux. J’ai nettoyé les sols et disposé les oreillers de manière ordonnée sur un matelas en caoutchouc. Ils m’ont fait m’asseoir face à une caméra et m’ont demandé d’interviewer l’un d’entre eux, Abu Osama. Une fois l’entretien terminé, le cameraman a souri en s’approchant de moi et m’a donné un coup de pied au visage. Ses acolytes me maintenaient plaqué au sol. Abu Osama a piétiné ma poitrine avant de demander des menottes. Un autre m’a attaché les chevilles ensemble, avant que le cameraman ne braque un pistolet contre ma tête. « Nous faisons partis d’Al-Qaïda », a déclaré Abu Osama, un rictus tordant ses lèvres. « Tu ne le savais pas ? » Il m’a expliqué que je serais exécuté dans la semaine si ma famille ne leur fournissait pas l’équivalent en liquide de 250 grammes d’or – ce que les kidnappeurs évaluaient à 400 000 dollars, mais qui valait en réalité plus près de 10 000 dollars –, la somme que les lois de l’islam l’autorisaient à exiger, d’après lui.
Theo Padnos dans une vidéo du Front al-Nosra
Malgré la vidéo et la demande de rançon, ces kidnappeurs étaient clairement des amateurs. Cette nuit-là, j’ai réussi à me défaire des menottes qui m’attachaient à l’un des hommes assoupis. Dans la douce lumière de l’aube syrienne, j’ai couru à en perdre haleine, au-delà de murs couverts de graffitis, à travers un cimetière et derrière un terre-plein. J’ai ensuite arrêté un minibus qui passait par là. « Conduisez-moi auprès de l’Armée syrienne libre immédiatement, ai-je dit au conducteur. C’est une urgence. » Quand je suis arrivé à leur quartier général, j’ai décrit ma situation aux officiers, utilisant les termes les plus forts et les plus désespérés auxquels je pouvais penser. Ils ont débattu un court moment entre eux, avant de me conduire devant une cour islamique, où un juge m’a interrogé puis placé en détention préventive dans des toilettes turques : elles faisaient office de cellule de fortune. Autour de moi, il y avait d’autres cellules occupées. J’ai jeté un coup d’œil à travers l’ouverture par laquelle on nous servait la nourriture. Un petit garçon de dix ans faisait de même. « Qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver ici ? » lui ai-je demandé. Il s’est vite retiré, et un homme d’âge moyen – son père, me suis-je dit – a pris sa place. « Qu’est-ce que tu as fait ? » ai-je répété. Son visage s’est paré d’un masque d’impuissance, puis il a dit : « Nous sommes chiites. » « Je vois. » Dix minutes plus tard, les officiers de l’ASL sont revenus, accompagnés de mes kidnappeurs. On m’a emmené dans une voiture et jusqu’à un entrepôt. Là, ils m’ont jeté dans un trou. Étais-je six pieds sous terre ? Seulement trois ? Je n’en avais aucune idée. Les officiers m’ont jeté de la terre au visage, tout en me couvrant d’insultes, riant de plus belle. L’un d’eux a sauté dans le trou et atterri sur mon torse. Un autre m’a frappé avec la crosse de sa Kalachnikov. L’un des officiers a insisté pour que je réponde à ses questions en criant : « Je suis une ordure, monsieur ! » Quelques jours plus tard, l’ASL m’a donné à un groupe d’islamistes, l’occasion pour moi de comprendre ce qui distingue les islamistes des membres de l’Armée syrienne libre. Les fondamentalistes se voient comme l’avant-garde d’un État islamique émergent. Ils vous torturent plus lentement, avec des instruments spécifiquement conçus à cet effet. On ne s’adresse jamais à eux en disant « monsieur », car le mot rappelle l’État militaire laïque. Quand les islamistes vous torturent, ils préfèrent qu’on s’adresse à eux en usant d’un titre qui implique un savoir religieux. Pour les plus jeunes, « ya sheikhi ! » (pour « ô, mon cheikh ! »), et pour les plus anciens, « émir ».
Il m’est apparu que l’ASL m’avait donné au Front al-Nosra, ou Jabhat al-Nosra, qui utilisait l’hôpital d’Alep comme quartier général et prison. Durant les premiers jours, je ne pouvais pas croire que ce qui m’arrivait était bien réel. Je me remémorais sans cesse les heures précédant mon agression par les trois garçons, en Turquie. J’avais l’impression qu’en me baladant tranquillement avec des amis syriens dans une oliveraie, la terre s’était soudain ouverte sous mes pieds, et que j’avais basculé vers d’insondables ténèbres avant de me réveiller en enfer – de ceux qui n’existent que dans les cauchemars et les mythes.
Des soldats de l’ASL nettoient leurs AK-47
Bataille d’Alep, octobre 2012
Crédits : VOA News
J’étais conscient que ce lieu était régi par une certaine logique, et je devinais aussi que mes ravisseurs voulaient que j’intègre bien cette logique. Mais ce qu’ils tenaient précisément à m’enseigner, et la raison pour laquelle ils ne pouvaient pas me l’expliquer d’un seul tenant et préféraient s’exprimer à travers leur langage mystérieux – celui de la douleur –, cela, je ne pouvais le comprendre. Quand les émirs me rendaient visite dans ma cellule, ils restaient le plus souvent debout, formant un demi-cercle devant mon matelas. Ils marmonnaient entre eux, laissaient tomber un papier de bonbon ou un mouchoir usagé sur le sol, avant de cracher et de faire demi-tour sans m’avoir dit un mot. Un après-midi durant la première semaine de ma détention, un groupe de jeunes combattants s’est réuni dans ma cellule. J’étais menotté et allongé, tête contre le mur, comme l’avait ordonné l’un d’entre eux. Alors qu’ils me frappaient, l’un des hommes, manifestement mal à l’aise face à cette violence, a demandé : « Nous a-t-on ordonné de faire ça au prisonnier ? » Personne n’a répondu. Leur meneur – je ne suis pas sûr de qui il s’agissait, je ne pouvais pas voir – portait un lourd bâton et un aiguillon à bétail. Alors que j’étais étendu sur le sol, il m’a frappé juste derrière la tête, avant de faire les cent pas dans la pièce en récitant des prières. Lorsque j’entendais ses pas, je levais les mains pour me protéger la tête. D’une voix étouffée, il m’intimait alors de les baisser, et j’obéissais. Mais dès qu’il m’assénait un nouveau coup brutal, instinctivement, mes mains revenaient la protéger. Alors, il utilisait l’aiguillon. Une violente décharge parcourait tout mon corps, mes mains retombaient sur mon torse et il me frappait à nouveau. Je ne saurais dire combien de temps a duré ce calvaire – peut-être une heure, peut-être vingt minutes. Vers la fin, j’ai entendu le chef s’approcher et je me suis préparé à recevoir un nouveau coup. Mais il n’est pas venu. Au lieu de cela, il s’est agenouillé près de moi et a murmuré à mon oreille : « Je hais les Américains. Tous les Américains. Je vous déteste tous. » Après cela, j’ai perdu la notion du temps. J’ai rêvé que les combattants enveloppaient mon corps dans un drap, ligotant mes chevilles avec de la paille dorée. Dans les jours qui ont suivi ce rêve, j’ai songé qu’ayant vu le drap, je devais être à un stade avancé de la mise à mort. Mais chaque fois que je me demandais si j’étais vivant ou mort, la réponse venait clairement : « Tu es vivant, sans aucun doute. » J’ai alors pensé que la coutume devait être d’envelopper les corps dans un drap avant qu’ils ne soient tout à fait morts. Comme c’est étrange. Je ne comprenais pas. Pendant plusieurs jours, je suis resté plongé dans cet état comateux. Une pile de sacs de sable obstruait l’unique fenêtre par laquelle le soleil aurait pu pénétrer dans la pièce. L’ampoule électrique ne fonctionnait que par intermittences, quelques heures par-ci, quelques heures par-là, puis c’était le noir. Je me réveillais souvent sans pouvoir dire s’il s’agissait du jour ou de la nuit. Je savais que tout cela était intentionnel de la part de mes ravisseurs, et la vérité a fini par m’apparaître clairement : Al-Qaïda joue avec le sommeil de ses prisonniers pour contrôler chaque seconde de leur vie, jusqu’à celles qui s’écoulent durant leur inconscience – peut-être particulièrement celles-ci.
Des combattants du Front al-Nosra
Après un mois ou presque, j’ai réalisé que mes ravisseurs ne comptaient pas me tuer, du moins pas tout de suite. Cependant, rien ne me laissait envisager que le cauchemar que je vivais s’arrêterait bientôt. Quand ils évoquaient ma libération, j’étais un vieillard dans leur scénario. Lorsqu’ils m’apportaient de la nourriture – généralement des olives accompagnées d’une pâte douce à base de sésame appelée halva, servies sur un plateau d’hôpital –, ils la jetaient sur le sol. « Mange, sale porc », me disaient-ils. Puis ils claquaient la porte. Ils la claquaient avec une telle force qu’au bout d’un mois, la poignée est tombée. Le directeur de cet hôpital pour enfants transformé en prison était un Kurde parlant le turc. Il autorisait parfois un groupe de djihadistes turcs à paresser dans le hall, à l’extérieur de ma cellule. Leur travail, pour autant que je sache, était d’appeler à la prière du matin et d’intimider les prisonniers lorsque les gardes les escortaient jusqu’aux toilettes. Chaque matin, alors qu’on m’y conduisait, un bandeau sur les yeux et des menottes aux poignets, ils me crachaient dessus et me donnaient de grandes claques sur la tête et les épaules. Un jour, l’un des Turcs a couru vers moi depuis le fond du couloir pour me sauter dessus et me donner un coup de pied de karaté en plein sur ma cage thoracique. Nous avons tous les deux fini au sol. « Je crois qu’ils m’ont brisé une côte ! me suis-je plaint à un garde. Sans aucune raison ! J’avais un bandeau sur les yeux ! Ce n’est pas juste ! » Il a réfléchi un instant à mes paroles, avant de hausser les épaules. « Si, ça l’est, m’a-t-il dit. Tout est en ordre. »
Cette nuit-là, Kawa m’a torturé et m’a dit que si je n’avouais pas faire partie de la CIA, il me tuerait.
Quelque chose dans l’attitude de ce garde me laissait penser que je serais peut-être en mesure de négocier avec lui. Il avait pour habitude de me frapper avec un morceau de tube en PVC chaque fois qu’il entrait dans ma cellule. Les coups piquaient, mais ne me faisaient pas vraiment mal. « Quand tu entends le son de la clé dans la serrure, tourne ton visage contre le mur », m’a-t-il dit. J’ai fait comme il me demandait. Il me frappait malgré tout. Un jour, avant qu’il ne me frappe, j’ai souligné le fait que mon visage était totalement pressé contre le mur. « Mais vous allez me frapper tout de même ? ai-je demandé. Pourquoi faites-vous cela, cheikh ? Pourquoi ? » J’ai jeté un coup d’œil vers lui, il arborait un rictus étrange. « Je veux dresser ton âme », m’a-t-il expliqué. Je me suis dit : « OK, je dois lui faire croire que mon âme reçoit les fruits de son enseignement. » Après cela, chaque fois qu’il entrait dans la cellule, je lui criais : « Cheikh ! Mon visage est contre le mur ! » Puis j’attendais, lui jetant parfois un bref regard pour savoir s’il commençait à penser que je commençais à apprendre. « Peut-être un peu, oui », répondait-il. Bientôt, il a cessé de me frapper. Un soir, alors qu’il m’apportait mon plateau de halva et d’olives, il m’a souri. Et quelques jours plus tard, après le dîner, il m’a apporté des pommes (c’était la fin du mois de novembre à Alep) et du thé. Quand il est parti, j’ai songé que les pommes, le thé, et l’absence de coups représentaient déjà un net progrès. Mais ce garde n’était de service qu’une fois tous les quatre jours. Certains des autres gardes persistaient dans la routine du visage contre le mur, d’autres non. Mais aucun d’eux ne m’apportait de thé ou des pommes.
Pendant la plus grande partie de l’automne et de l’hiver 2012, j’avais l’impression d’être tombé aux mains d’une horde de sadiques. « Tu es de la CIA, tu vas finir sur le barbecue », prenaient plaisir à me murmurer les gardes. Parlaient-ils de m’immoler par le feu ? Durant une session d’interrogatoire, le Kurde, qui aimait qu’on l’appelle Cheikh Kawa, s’est approché d’un prisonnier dont les poignets étaient attachés à un tuyau, pendant sous le plafond. Ses pieds moulinaient dans le vide. « Détachez-moi, pour l’amour de Dieu ! Pour l’amour de Mahomet et de Dieu ! » criait-il. « Ça, c’est notre musique ! » m’a lancé Kawa. « Tu l’entends ? » Cette nuit-là, Kawa m’a torturé et m’a dit que si je n’avouais pas faire partie de la CIA, il me tuerait. Alors j’ai avoué, pour que la douleur cesse. « Si un seul mot de ce que tu nous as dit ce soir se révèle être faux, m’a dit Kawa avant de partir, on te collera une balle dans la tête. »
Un homme armé de Jabhat al-Nosra
Kawa m’a torturé à nouveau, mais janvier a succédé à décembre, et j’ai commencé à me dire que certaines têtes pensantes d’Al-Qaïda désiraient que je reste en vie. Vivant, je pourrais leur être utile en disant de bonnes choses à propos du Front al-Nosra et de l’islam. J’étais effectivement – et je le suis toujours d’ailleurs – enclin à dire du bien de l’islam. Quand les autorités religieuses ou des membres hauts placés du Front al-Nosra – je les reconnaissaient car ils étaient accompagnés de gardes du corps – venaient me rendre visite dans ma cellule, je récitais parfois des versets du Coran. C’étaient des versets que j’aimais, et mes visiteurs semblaient apprécier. Mais ces récitations appliquées n’ont servi à rien. L’un des gardes les mieux éduqués m’a expliqué que puisque j’étais chrétien et américain, j’étais son ennemi. L’islam l’enjoignait à me détester. « Vraiment ? » ai-je demandé. Oui, m’a-t-il répondu. L’Amérique avait tué au bas mot un million de musulmans en Irak. Mais quoi qu’il en soit, le Coran interdisait d’entretenir des rapports amicaux. « Ô, toi qui crois ! récitait le garde. Ne prends pas les juifs et les chrétiens pour amis. Ils sont amis l’un avec l’autre. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis est en réalité l’un d’entre eux. » J’essayais de ne pas perdre la notion du temps en marquant chaque jour qui passait sur un calendrier. Nous étions en janvier 2013 lorsque l’administration pénitentiaire m’a proposé pour la première fois de me convertir à l’islam. Tous les jours, les gardes prêchaient et me récitaient le Coran. Mais on ne se convertit pas à l’islam, on s’y « soumet ». « Ya, Bitar » (« Oh, Peter »), me disaient les combattants d’al-Nosra, « pourquoi ne t’es-tu pas déjà soumis ? » À un moment, je l’ai envisagé, pensant que mon niveau de vie s’améliorerait. Mais j’ai vite compris que même la conversion ne servirait à rien.
Durant la troisième semaine de janvier, ils ont enfermé avec moi un autre Américain (l’occasion pour moi de réaliser que j’avais dix jours de retard sur mon calendrier). C’était un jeune photojournaliste qui s’appelait Matthew Schrier et qui venait de New York. Au début, Matt refusait d’apprendre le moindre mot d’arabe, espérant que son ignorance laisserait penser à ses ravisseurs qu’il ne pouvait pas être un espion. Et puis, début mars, les chefs du Front al-Nosra ont incarcéré avec nous une troisième personne, un djihadiste marocain qu’ils suspectaient d’être un espion. Le Marocain parlait un anglais passable, mais c’était un prosélyte féroce. Il a rapidement persuadé Matt de se soumettre à l’islam. Matt a demandé un Coran écrit en anglais, et un garde lui en a fourni un exemplaire. Quelques jours plus tard, Matt a prononcé les mots sacrés – « Il n’y a pas de vraie divinité si ce n’est Allah et Mahomet est Son messager » – devant témoins. Une fois converti, les jeunes combattants le pointaient du doigt en déclarant : « Toi, tu es bon ! » Puis, ils me désignaient avec mépris en disant : « Toi, tu es vile ! » Mais sa conversion n’a pas permis à Matt d’obtenir de la nourriture de meilleure qualité, et encore moins de pouvoir rentrer chez lui. Un jour, l’un des gardes les plus lunatiques l’a giflé alors qu’on nous emmenait nous laver. « Toi, tu es vile ! a-t-il dit à Matt. Tu mens sur ta religion. » Le garde s’est ensuite approché de moi. « Toi, tu es chrétien. Toi, tu es bon. » Je poursuivais sur cette ligne. « Allah m’a fait chrétien. Ce n’est pas ma faute. » Et mes ravisseurs de répondre : « Si aujourd’hui, tu devais mourir en infidèle, Allah ne t’accorderait aucune place au paradis. » Une fois ma position inférieure bien établie, nous pouvions parler d’autres choses : de la guerre en Syrie, de politique ou bien des jeunes femmes américaines – leur sujet favori. Ces conversations ont bientôt suivi un schéma typique : mes gardes passaient dix minutes à tenter de me convaincre d’accepter l’islam, puis ils laissaient tomber et me demandaient si je pouvais leur présenter des filles célibataires venues d’un pays occidental.
Durant le printemps et le début de l’été 2013, le Front al-Nosra nous a déplacés, Matt et moi, puis enfermés dans une succession de nouvelles prisons. Nous avons été détenus dans une villa à la périphérie d’Alep, dans un supermarché, dans un entrepôt maritime et dans le sous-sol d’une succursale d’un concessionnaire automobile. Nous avions une idée vague de la localisation de ces endroits, car les combattants qui nous y plaçaient arrêtaient aussi des gens des environs, et les mettaient en cage avec nous.
Theo Padnos, otage d’Al-Qaïda
À la fin du mois de juillet 2013, Matt et moi avons conçu un plan d’évasion. Nous pouvions ramper à travers une petite ouverture percée dans notre cellule. À mesure que nous planifiions notre échappée, nous nous sommes mis d’accord sur le fait que ce serait Matt qui s’enfuirait en premier. Une fois à l’air libre, il m’aiderait à me frayer un chemin au dehors. Le matin du 29, la première partie de l’opération s’est déroulée sans accroc. Mais pas la seconde. Matt a réussi à s’échapper, et finalement à rentrer chez lui. Moi, je suis resté derrière. Après cet épisode, le Front al-Nora était convaincu que Matt et moi étions des agents surentraînés de la CIA. Or, un agent de la CIA aux mains d’Al-Qaïda s’expose à de graves ennuis, m’ont expliqué les combattants. Mes yeux étaient désormais constamment derrière un bandeau, mes mains et mes pieds tout le temps attachés. Ils m’ont installé dans une nouvelle ville, Deir ez-Zor. Cela a duré environ quarante-cinq jours. Dans cette nouvelle prison, je me suis employé à tenter de me faire des amis parmi les gardiens. L’été a cédé sa place à l’automne, et ils ont commencé à me donner de la nourriture décente, à plaisanter avec moi et à m’emmener m’asseoir dehors au soleil – toujours menotté et les yeux bandés. C’était une prison presque chaleureuse. Elle comportait quatre cellules, chacune de la taille d’un cabinet de toilette, fermée par une porte en acier soudée à la main, avec un verrou et une ouverture pour la nourriture. Je ne pouvais pas voir les autres prisonniers. Le moindre début de conversation était puni. Cependant, quand les gardes jouaient avec leurs armes ou regardaient des dessins animés, nous prenions parfois le risque de nous parler en chuchotant. À certains moments, je chantais. Le Front al-Nosra estime, comme beaucoup de musulmans, que chanter leur est interdit par Allah. Mais à leurs yeux, cette interdiction ne s’applique pas aux chrétiens. Aussi je chantais, parfois suffisamment fort pour que les gardes l’entendent. Souvent, il s’agissait de « Desperado » – dont il existe une version populaire en arabe. Je pense que même les gardes l’appréciaient. En mai de cette année-là, après dix-neuf mois de prison, je m’étais presque accommodé du fonctionnement d’Al-Qaïda. J’ai même fini par m’entendre convenablement avec l’administration de la prison. J’avais suffisamment à boire et à manger. Mais malgré cela, je n’avais aucun moyen de m’assurer que je ne serais pas abattu un jour. Pour m’occuper l’esprit, j’ai décidé d’écrire une histoire sur les pages d’un calendrier que j’avais trouvé dans une maison où j’avais été emprisonné avant cela. Elle se déroulait dans mon Vermont natal, et elle parlait d’amour, du sentiment de se sentir chez soi, et de passion religieuse.
Je ne le savais pas à l’époque, mais le Front al-Nosra était en train de perdre sa guerre contre l’État islamique. D’après mes conversations avec les gardes et d’autres prisonniers, j’en avais déduit que les deux organisations luttaient à peu près à armes égales, et que jamais il ne serait permis à l’EI de s’emparer des champs pétrolifères – le véritable enjeu de l’est de la Syrie. Mais à la mi-juin, alors qu’on m’autorisait pour la première fois à regarder la télévision depuis ma capture, j’ai vu une carte couverte de logos de l’État islamique. Bientôt, le Front al-Nosra a stoppé la construction d’une nouvelle prison qui devait être édifiée à côté de ma cellule. « Pourquoi donc ? » ai-je demandé à un garde. « Tu verras bien », m’a-t-il répondu. Début juin, ils avaient évacué tous les prisonniers, sauf moi. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
Le désert syrien
Aux environs de Deir ez-Zor
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Et tout d’un coup, en juillet, je me suis retrouvé à nouveau face à l’Érudit, à l’orée du désert. Il m’a donné une tenue de djihadiste, m’a dit de me mêler au reste de ses combattants, et m’a promis qu’une fois arrivés à Deraa, il me renverrait auprès de mes proches. Nous avons voyagé dans la même voiture. Il m’a entretenu des difficultés que comportait la mission sacrée du moudjahid, le « Combattant sur le Droit Chemin de Dieu ». Avec un après-midi d’avance sur notre voyage, il m’a expliqué que le monde ne le comprenait pas. « — Ce doit être d’autant plus difficile quand le monde entier veut votre peau, lui ai-je dit. Sans compter vos problèmes avec l’État islamique. Et j’imagine que Bachar el-Assad aussi veut vous tuer. — Oui, m’a-t-il répondu. C’est vrai. Mais le pire, c’est l’État islamique. Ils m’ont rendu très triste. » Il a soupiré, l’humeur était à la résignation. Les jours suivants, il tentait souvent de réconforter ses lieutenants en leur racontant des histoires drôles, et les rassérénaient en se moquant ouvertement des chefs ennemis ou des imams. En ce qui me concerne, il me parlait de mon futur de reporter : selon lui, je deviendrais un spécialiste d’Al-Qaïda. Je serais le premier journaliste à raconter la vérité au monde à propos du djihad en Syrie. « Volontiers », lui répondais-je. Après notre première conversation, il s’assurait que je sois systématiquement à ses côtés à l’arrière de son pickup, ou dans le camion suivant. Durant les dix jours qui ont suivi, notre caravane a sillonné à travers les dunes. Nous évitions les patrouilles de l’Armée de l’air syrienne, nous contournions les bases militaires du gouvernement, et nous nous faufilions hors de vue des villages druzes ennemis. Et puis, une nuit, après avoir voyagé sur plusieurs centaines de kilomètres, notre convoi – composé de pickups et de Kia Rio – est arrivé à un bunker, sur une ligne de crête à environ trente kilomètres à l’est de Damas. Un détachement de l’Armée syrienne libre était en position. Ils nous ont souhaité la bienvenue, sans pour autant se montrer chaleureux. En quelques jours à peine, l’Armée de l’air syrienne avait détecté notre présence. Le bunker a été bombardé. Un combattant du Front al-Nosra a été tué, six véhicules ont été détruits, et puis – pour des raisons que je ne m’explique pas encore – l’Armée nous a laissés en paix.
« — Vous comptez vraiment vous battre contre le Jabhat al-Nosra ? — Oh, ça ? a dit l’homme de l’ASL. Non, on a menti aux Américains. »
Durant cette période, aux premières heures du jour avant que mes gardes ne me réveillent, je marchais seul sur la crête. Je scrutais le ciel à la recherche d’avions et me demandais ce qu’il arriverait si j’essayais de m’enfuir. Un matin, je suis tombé sur quatre soldats de l’Armée syrienne libre. Quel veinard, me suis-je dit ! Si je parvenais à les persuader de me conduire hors de portée des mitrailleuses du Front al-Nosra, je serais libre. Mais comment pourrais-je communiquer avec l’ASL ? Au début de notre périple, l’Érudit m’avait ordonné de ne jamais parler aux étrangers. Mais ce matin-là, j’ai décidé de prendre un risque. Les soldats de l’ASL étaient en train de faire bouillir du thé. « Bonjour à vous ! leur ai-je dit. Quelles sont les nouvelles ? Que la paix soit sur vous. » Ils m’ont retourné mes salaams. L’un d’entre eux m’a demandé d’où je venais. « Je suis désolé, ai-je répondu. Je ne peux pas vous le dire. » Ils m’ont offert une tasse de thé et nous avons bu tous les cinq en silence. Puis ils m’ont posé la question une nouvelle fois. « Je viens de très loin. Et vous, d’où venez-vous ? » Ils venaient tous des environs de Damas. « — Tu es venu en Syrie pour le djihad ? m’a demandé l’un d’eux. — Non. Je suis un civil. Je suis journaliste. — Cela fait combien de temps que tu es avec le Jabhat al-Nosra ? — Bientôt deux ans. » Les quatre combattants me regardaient fixement. Ils murmuraient entre eux, jusqu’à ce que leur lieutenant me demande de me taire et de le suivre jusqu’à un endroit où nous pourrions nous discuter tranquillement. Une fois seuls, il m’a regardé droit dans les yeux, puis m’a demandé d’un ton grave : « Tu es américain ? » Manifestement, une rumeur circulait à mon propos. J’ai acquiescé. « Pendant ces deux ans, tu as pu parler à ta famille ? » « Pas une fois », ai-je répondu. Il a continué à me regarder des yeux, et a plissé les siens, comme si je lui rappelais un souvenir douloureux. Me suspectait-il de mentir ? Était-il en grief avec le Front al-Nosra ? Impossible de le savoir. « J’ai étudié l’arabe pendant deux ans à Damas, ai-je ajouté. J’aime le peuple syrien. » Il a approuvé de la tête. « Mais non, je n’ai pas parlé à ma famille depuis très longtemps. » Il a hoché la tête de nouveau, avant de joindre ses deux mains derrière son dos. « Que Dieu t’ouvre la voie », a-t-il murmuré, avant de partir. J’ai continué ma route en direction des troupes de l’Armée syrienne libre. L’un des combattants m’a expliqué que son unité venait de voyager en Jordanie pour y recevoir de la part des Américains un entraînement spécial, afin d’être capable de combattre le Front al-Nosra. « — Vraiment ? ai-je répondu. Les Américains ? J’espère que l’entraînement était bon. — C’était le cas, oui », m’a-t-il répondu. Les combattants me fixaient du regard. Je faisais de même. Après quelques instants, je leur ai demandé : « — Et donc, vous comptez vraiment vous battre contre le Jabhat al-Nosra ? — Oh, ça ? a dit l’un d’eux. Non, on a menti aux Américains. »
Une vidéo de propagande du Front al-Nosra
De retour au camp, je passais la plupart de mon temps allongé sur une couverture posée à même le sable, entouré de cinq combattants. Nous mangions un peu et regardions les papiers de nos bonbons virevolter dans le vent, mais, surtout, nous attendions que l’Érudit donne ses ordres. Les combattants ne se préoccupaient pas tellement de moi. Cela faisait une semaine qu’ils se trouvaient loin de chez eux – autant dire une éternité pour de jeunes Syriens – et ils s’inquiétaient de ce qui avait pu arriver à Deir ez-Zor. Ils n’arrêtaient pas d’errer le long de la ligne de crête pour capter un signal avec leur téléphone portable. C’est comme cela que nous avons eu des nouvelles de l’extérieur. Nous avons ainsi appris que l’État islamique avait pris le contrôle de la ville quelques jours après que nous l’ayons abandonnée. Un soir, un certain Abu Farouk est venu nous voir. Il nous a expliqué que l’État islamique avait institué une nouvelle loi dans la ville : en entrant dans une mosquée, tous les hommes de plus de treize ans devaient se repentir. Car s’ils avaient été de bons musulmans, ils auraient dû être capables de renverser le Front al-Nosra lorsqu’il était encore là. S’ils se repentaient, ils pourraient être pardonnés. Mais s’ils n’en faisaient rien, ou que l’État islamique jugeait leur repentance dépourvue de sincérité, ils était possible qu’ils soient tués. Et il n’y avait pas de meilleure repentance que de rapporter la tête d’un membre du Front al-Nosra. Je m’interrogeais sur le futur des cinq hommes qui étaient chargés de ma surveillance. S’ils décidaient de se retirer de leur cause, de rentrer chez eux et d’obéir à l’État islamique, seraient-ils quand même exécutés ? « — Bien évidemment, m’a-t-on répondu. — Vraiment ? Mais pourquoi ? — Parce que nous sommes Jabhat al-Nosra. » Je connaissais la réponse à ma question suivante, mais je la posais quand même. « — Vous pratiquez pourtant exactement le même islam que celui de l’EI. Votre interprétation du Coran est la même, n’est-ce pas ? — Oui. C’est tout à fait vrai. — Et au moment où vous avez rejoint Al-Qaïda, au tout début de la révolution, l’EI n’existait pas ? — Oui, c’est exact. — Et maintenant, ils veulent vous tuer ? » Ils ont haussé les épaules. « Oui. » « Mais la situation est absurde, ai-je dit. Vous êtes comme un type qui boit un Pepsi dans la rue, quand arrive un vendeur de Coca-Cola. “Méchant homme ! dit le vendeur de Coca-Cola. Comment oses-tu boire du Pepsi ? Tu dois mourir !” Dans ces circonstances, il serait logique que vous répondiez : “Vous m’en voyez fort désolé, monsieur, mais lorsque j’ai fait mes courses, il n’y avait que du Pepsi. C’est la raison pour laquelle j’en ai acheté. Où est le problème ?” » La métaphore leur parlait. Tout le monde a ri.
Le cœur du problème entre le Front al-Nosra et l’État islamique, c’est que leur chefs respectifs, d’anciens amis venus d’Irak, étaient incapables de se mettre d’accord sur la manière de partager les bénéfices issus des champs pétrolifères qu’avait conquis le Front al-Nosra dans l’est de la Syrie. D’un côté, j’étais content de la situation, les hommes des deux camps se méprisaient. Si leurs deux armées étaient amenées à se réconcilier, cela ferait de moi le prisonnier d’une organisation fondamentaliste réunifiée sous les ordres du plus puissant des chefs de l’État islamique, Abu Bakr al-Baghdadi. Même avant les récentes décapitations, cette perspective m’enthousiasmait assez peu. Mais d’un autre côté, la violence entre les deux entités avait provoqué de lourdes pertes. En six mois, j’ai bien vu que le nombre de combattants responsables de ma surveillance avait diminué. L’un avait pris une balle de sniper entre les deux yeux. Un autre s’était porté volontaire pour une mission suicide. Un autre encore était tombé dans un piège de l’État islamique… Semaine après semaine, le sang avait abondamment coulé. Je savais exactement pourquoi ces jeunes étaient morts : parce que leurs chefs leur avaient dit que tel était leur devoir. D’après ce que m’ont expliqué les combattants, les deux camps croient fermement qu’il y a 50 000 ans, Allah a décrété qu’ils devaient mourir précisément de cette manière, à cet instant précis de l’histoire.
Deux insurgés anti-américains
Membres de l’État islamique
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Pour le moment toutefois, l’État islamique semblait détenir l’avantage. De nombreux soldats du Front al-Nosra m’expliquaient que durant les derniers mois, leurs frères et leurs cousins combattaient pour l’État islamique. Ces derniers payaient mieux. Et l’État islamique, fort d’une armée plus puissante, avait remporté des victoires dans l’est de la Syrie et en Irak. Un jour, alors que j’étais encore à Deir ez-Zor, on m’a mis dans une cellule avec cinq membres du Front al-Nosra qui étaient punis. Les prisonniers étaient accusés d’avoir voulu déserter pour rejoindre les rangs de l’État islamique. Ils le réfutaient, mais quand les gardes sont partis, ils m’ont expliqué que n’importe quel combattant du Front al-Nosra pouvait rejoindre le camp adverse d’un simple coup de téléphone. Il suffisait pour cela de louer la grandeur de Baghdadi. Dès cet instant, le passé des combattants leur serait pardonné et on pouvait rencontrer son nouveau commandant dans une mosquée ou un restaurant dès le lendemain. Il vous donnait un nouveau nom et un nouveau téléphone portable : une nouvelle vie pouvait alors commencer. Pendant une bonne partie de l’été, il était encore facile pour eux de résister à ce chant de sirène, mais cela a été plus compliqué lorsque nous avons atteint la banlieue de Damas. Pour les soldats, il était clair que ce voyage n’avait plus rien d’une « glorieuse opération sur le chemin de Dieu ». Ce n’était rien de plus qu’une fuite, l’abandon des champs pétrolifères, des bases militaires, des prisons et de tout ce que le Front al-Nosra avait réussi à conquérir en deux ans et demi. Ils ne cherchaient même pas à reprendre les hauteurs du Golan, contrairement à ce que certaines rumeurs voulaient faire croire : ils fuyaient juste pour leurs vies, et moi avec.
Pour les commandants de l’EI, la bataille entre Baghdadi et l’Érudit ne volait pas beaucoup plus haut qu’une chamaillerie entre gamins.
Cette nuit-là, alors que nous contemplions les étoiles, j’écoutais les combattants parler de leur avenir. « Eh, Abu Petra, m’ont-ils demandé, à quoi ressemble la Suède ? » Ils me demandaient s’ils pouvaient s’y rendre, ce qu’il adviendrait d’eux s’ils se présentaient comme des dissidents Syriens et si j’étais familier avec les procédures de demande d’asile politique en Suède. Qu’en serait-il à Berlin, à supposer qu’ils trouvent la route de l’Allemagne ? Combien de temps cela leur prendrait-il d’apprendre l’allemand ? Nous avons parlé ainsi durant de longues minutes, quand soudain des coups de feu ont retenti au loin. Le silence s’est abattu sur le groupe. Un peu plus tard, alors que les combattants commençaient à s’endormir, je restais malgré moi éveillé. Je ne pouvais pas m’empêcher de songer qu’à tout moment, un de leurs chefs pourrait venir leur ordonner d’aller voir en direction des coups de feu. Alors ils y iraient, sans broncher, se jetant dans la gueule du loup comme ils jetaient les emballages de leurs rations dans le vent. Mais il y avait autre chose qui ne cessait pas de m’inquiéter : et si l’Érudit me demandait de les accompagner ? Il est vrai que j’étais très au fait des opérations du Front al-Nosra. Je connaissais personnellement beaucoup des combattants. Et je savais qui entrait et qui sortait de leurs geôles. Et si l’Érudit décidait finalement que j’en savais trop ? Quelqu’un aurait-il pu lui avoir envoyé un mail l’informant qu’Abu Petra s’appelait en réalité Theo, et que Theo avait étudié dans des mosquées yéménites avant de relater son expérience par écrit, comme le ferait un espion ? Que pourrais-je bien faire dans ces conditions ?
À la mi-juillet, la caravane du Front al-Nosra s’est enfin arrêtée dans une villa de Sidon, dans la banlieue de Deraa. Chaque jour, l’Érudit me disait qu’il me renverrait bientôt chez moi. « Mardi prochain. » L’idée était que nous fassions une interview dans laquelle il pourrait s’entretenir avec moi devant la caméra, avant qu’on ne me renvoie à l’Ouest avec la vidéo. Mais le mardi venu, rien n’a bougé. La nuit, quand il revenait à la villa après une journée de déplacements, je lui souriais avant de demander : « Cheikh, quand cela arrivera-t-il ? » Lui me répondait : « Bientôt, bientôt. » Par un matin d’août, alors que mes gardes dormaient encore, j’ai sorti les poubelles dans la cour, comme à mon habitude. Alors que je me glissais dehors, le murmure d’un soldat tout embrumé de sommeil m’est parvenu : « Quand tu reviens, n’oublie pas de fermer la porte. » C’est ce que j’ai fait. Mais j’ai attendu qu’il se rendorme profondément. Une demi-heure plus tard, après avoir glissé le manuscrit que j’étais en train d’écrire dans mes pantalons de djihadiste, je me suis esquivé sur la pointe des pieds. Désormais, je savais qu’il valait mieux pour moi ne pas chercher refuge auprès des « modérés » de l’Armée syrienne libre. J’ai demandé à un motard de m’emmener à l’hôpital. Une fois sur place, j’ai expliqué à l’homme qui m’accueillait : « Je suis journaliste. Je viens d’Irlande. S’il vous plaît, vous devez m’aider. » Avant d’ajouter : « J’aime le peuple syrien. »
L’Érudit
Abu Mariya al-Qahtani
« Ne t’inquiète pas, je fais partie de l’ASL. » Il m’a conduit dans une chambre. « Personne n’entre ici sans mon autorisation. Tu peux te détendre, tu es en sécurité. » Je lui ai demandé si je pourrais joindre ma famille. « Bien sûr », m’a-t-il répondu. Le moyen le plus simple, selon lui, c’était de leur envoyer un mail. Mais l’homme qui connaissait le mot de passe de l’ordinateur n’était pas là. Cela ne prendrait que quelques minutes avant qu’il ne revienne. Désirais-je boire un thé ? Avais-je besoin de voir un médecin ? L’homme de l’Armée syrienne libre s’en est allé. Dix minutes plus tard, il était de retour en me désignant avec l’index de sa main droite. Il me semblait qu’il le faisait au ralenti, comme un maton qui conduirait un prisonnier innocent à son exécution. Dans le hall d’entrée de l’hôpital se tenait un groupe d’environ quinze combattants du Front al-Nosra, tous armés de Kalachnikovs. Personne n’a dit un mot. Quelques secondes se sont écoulées, et puis quelqu’un a dit, d’une voix à peine audible : « Viens, l’Américain. » Nous sommes retournés à la villa. Ils m’ont un peu battu dans la voiture, et puis, une fois arrivés dans le salon où les gardes dormaient encore une heure avant, ils m’ont jeté au sol, contre le tapis. L’Érudit était assis dans un canapé, les jambes croisées. « Qui a les menottes ? » L’un des gardes me les a passées aux poignets. L’Érudit a eu un rictus mauvais : « Tu es un menteur et un faux jeton, Bitar, m’a-t-il dit. Cet après-midi, je te tuerai de mes propres mains. » J’ai passé le plus clair des semaines suivantes enfermé dans une chambre de la villa. L’Érudit interdisait aux gardes de se venger sur moi – il les a renvoyés et a engagé d’autres hommes, plus compétents mais aussi plus sympathiques à mon égard. Je m’asseyais près de la fenêtre en attendant que quelque chose se passe, travaillant à mon roman. De temps à autre, je pouvais voir les avions d’Assad bombarder le voisinage. Je ne cessais de me lamenter – c’est encore le cas – de la violence perpétuellement à l’œuvre dans le pays. Plus tôt, en mars, les chefs du Front al-Nosra avaient capturé deux commandants de l’État islamique qui occupaient les cellules de part et d’autre de la mienne. Leur autorité religieuse ne pouvant être mise en doute, les administrateurs de la prison nous ont autorisés à converser, à propos de l’islam. Durant cette période, je les ai questionnés sur la logique du « tu as tué mes hommes, je dois tuer les tiens » dans laquelle les musulmans de la région me semblaient piégés. Mes voisins de cellules étaient bien placés pour avoir une opinion sur le sujet. Abu Dhar, à ma gauche, avait été membre d’Al-Qaïda en Irak, puis du Front al-Nosra, et enfin de l’État islamique. Abu Amran avait un parcours quasi similaire. Le premier était trafiquant d’armes, le second s’occupait d’attentats dont les explosions avaient tué des dizaines – peut-être des centaines – de Syriens et d’Irakiens.
Abou Bakr al-Baghdadi
Portrait peint
Crédits : Thierry Ehrmann
« Cette violence ne peut pas être bonne pour l’islam », leur ai-je dit. Pour eux, la bataille entre Baghdadi et l’Érudit ne volait pas beaucoup plus haut qu’une chamaillerie entre gamins. Abu Dhar et Abu Amran se montraient presque embarrassés d’en parler. Pourtant, les explosions et les tirs de snipers que les deux groupes échangeaient restaient à leurs yeux justifiables – et même judicieux. Bachar el-Assad était condamné à disparaître. Le combat contre ses forces n’était qu’une petite escarmouche face au grand combat à venir, dans lequel les croyants l’emporteraient sur les incroyants. « — Après avoir conquis Jérusalem, nous conquerrons Rome, m’a dit Abu Amran. — Personne n’essaye de vous conquérir, vous, ai-je répondu. Pourquoi voulez-vous conquérir tout le monde ? » Abu Amran m’a répondu que des conquérants étaient déjà venus en Syrie par le passé. « Et ils reviendront, c’est sûr. » Il voulait parler des champs pétrolifères dont l’Occident s’était emparé, des trésors archéologiques et de la montée de l’islam, que les gouvernements du monde entier – et tous étaient des infidèles, tout particulièrement ceux du Moyen-Orient – ne pouvaient supporter. « Si Obama nous bombarde ici, on vous bombardera là-bas », a décrété Abu Amran. « Nous avons nos propres missiles Tomahawk », disaient-ils en parlant d’êtres humains. Au bout de vingt-deux mois, je n’étais plus surpris lorsque les chefs du Front al-Nosra parlaient de leurs propres enfants en me disant qu’ils « deviendrait des martyrs, selon la volonté de Dieu ». Les enfants participaient aux sessions de torture. Lorsqu’ils s’amusaient aux abords des prisons, je pouvais voir dépasser les fils rouges de leurs poches – probablement des ceintures d’explosifs –, et je les entendais chanter leur sempiternelle comptine : « Détruisons les juifs, mort à l’Amérique ». Il serait faux de croire que seuls les Syriens éduquent leurs enfants de cette manière. Si les têtes pensantes du Front al-Nosra ont invité des Occidentaux à se joindre au djihad syrien, ce n’est pas parce qu’ils avaient besoin de davantage d’infanterie – ce n’est pas le cas –, c’est parce qu’ils veulent leur apprendre à poursuivre la lutte une fois rentrés chez eux, dans chaque quartier, chaque station de métro. Et ils veulent que ces Occidentaux fassent de même avec leurs enfants de huit ans. Avec le temps, disent-ils, les djihadistes façonneront ainsi de petits émirats islamiques au sein même des pays occidentaux, comme l’État islamique l’a fait en Syrie et en Irak. Ainsi, les musulmans occidentaux pourront enfin vivre dans la dignité, selon les véritables préceptes coraniques. Au cours de mes discussions avec les plus vieux combattants du Front al-Nosra, je suis parvenu à les obliger à se confronter à la violence démesurée que ce rêve impliquait. « — Oui, peut-être n’as-tu pas tort, me répondaient-ils. De toute façon, ce que nous voulons vraiment, c’est dégager Bashar. Avant tout, nous devons construire notre califat, ici-même. Du moment que l’Occident ne nous tue pas, nous ne vous tuerons pas. — Votre califat aura-t-il des écoles ? leur demandais-je. Des hôpitaux ? Des routes ? – Oui, naturellement. » Mais aucun d’entre eux ne semblait vraiment s’intéresser à la reconstruction du pays, dont les villes sont détruites, kilomètre après kilomètre, à travers toute la Syrie. Aucun ne manifestait d’intérêt sincère dans le fait de recruter des enseignants ou des médecins. Non, ce qu’ils voulaient, c’était de nouvelles explosions, toujours plus grandes et plus spectaculaires, et une nouvelle escouade de Humvee, ou de n’importe quel autre véhicule blindé. Et les Humvee n’ont pas besoin de routes.
Un jour du mois d’août, un garde m’a raconté un pique-nique qu’il avait fait peu de temps avant avec sa famille, dans les hauteurs du Golan. « Les soldats des Nations unies étaient assez près pour que je puisse les toucher en tendant le bras. » Au cours des jours suivants, de petits groupes de combattants du Front al-Nosra (j’ai reconnu la plupart d’entre eux pour les avoir croisés à Deir ez-Zor), ont emporté avec eux une quantité importante d’armes et de munitions – obus d’artillerie, sacs de balles, tubes de lancement pour roquettes. Le soir, j’étais parfois convié à rester près de l’arsenal quand des émirs venaient nous rendre visite. Le rôle des Nations unies dans le plateau du Golan était un sujet qui revenait souvent sur le tapis. Les Nations unies n’étaient pour eux qu’un instrument d’oppression contre les musulmans de Syrie. C’était un outil des juifs. Je ne pouvais m’empêcher de bâiller durant ces discussions. Je me demandais pourquoi ils s’entêtaient à me seriner avec la propagande d’Al-Qaïda. Peu de temps après, une demi-douzaine de membres parmi les plus influents du Front al-Nosra ont débarqué pour une réunion. La plupart d’entre eux avaient téléchargé la vidéo de l’exécution de James Foley dans leurs téléphones. « Tu l’as vue ? » me demandaient-ils en les agitant sous mon nez, partant dans de grands éclats de rire. Ils étaient tous de très bonne humeur. « Eh, Bitar, l’Américain ! Tu vois ce que l’EI fait aux gens ? Et si ça t’arrivait ? Tu aimerais ça ? »
Quelques jours plus tard, l’après-midi du 24 août, l’Érudit m’a fait une visite inattendue. « Prépare tes affaires. On te renvoie chez maman. » Cela faisait bien longtemps que j’avais dit adieu à ma mère, dans des conversations télépathiques privées que nous avions la nuit. Je ne pouvais pas croire – je ne m’autorisais pas à imaginer – que je la reverrais un jour. Dans ma chambre-prison, un domestique qui avait été gentil avec moi durant ma captivité m’a aidé à me préparer. J’ai fourré mon roman dans mes habits et suis monté à bord d’une Hilux, avec d’autres combattants. À quelques kilomètres de la villa, l’Érudit a ordonné au chauffeur de s’arrêter. Il a demandé à ce qu’on achète à Bitar de nouveaux habits et une paire de chaussures. C’était bon signe. Pourquoi m’achèterait-il de nouveaux vêtements s’il voulait m’exécuter ?
Theo Padnos à Sanaa
Yémen, octobre 2006
Crédits : Josette Llahi
Plus tard, alors que les hauteurs du Golan se dessinaient au loin à travers le pare-brise, un des combattants, Abu Muthana, m’a demandé de dire au revoir aux membres du Front al-Nosra, dans une vidéo qu’il enregistrait avec son portable. Je l’ai fait sans amertume. Mohammed, un ami d’Abu Muthana, avait fait des blagues sur son incapacité à trouver une femme pendant le djihad. Abu Jebel m’avait apporté plus de dattes que d’habitude durant l’hiver… Nous nous sommes arrêtés sous les arbres, près de la ville fantôme de Quneitra. À ma stupéfaction, deux gros camions blancs sur les flancs desquels étaient peint en noir le sigle « U.N. » étaient à l’arrêt dans la pénombre. « Sors, m’a dit le chauffeur. Et prends tes affaires. » L’Érudit m’a demandé de m’approcher de la camionnette qu’il conduisait. « — Surtout, ne dis pas de mal de nous dans la presse, m’a-t-il dit. — Je me contenterai de dire la vérité, lui ai-je répondu. — Très bien, a-t-il conclu. Ça me va. » À la base des Nations unies, située dans la zone démilitarisée entre Israël et la Syrie, un docteur indien m’a fait asseoir sur une table. Il a demandé à ses aides de quitter la pièce. Il m’a fait retirer mes pantalons. Il a examiné mon corps avec une infinie délicatesse, j’étais bouleversé. Une représentante du gouvernement américain m’a ensuite conduit de l’autre côté de la frontière israélienne, loin de la Syrie. À l’arrière d’un 4×4 bleu foncé, elle a posé sa main sur mon épaule et m’a dit ton rassurant : « Ce n’est pas grave si vous pleurez… » J’ai appris plus tard que les Qataris avaient joué un rôle-clé dans ma libération, ainsi qu’ils l’avaient fait pour d’autres personnes kidnappées dans la région. Mais au cours de ces premiers instants de liberté, j’avais l’impression qu’avoir échappé à Al-Qaïda tenait tout bonnement du miracle. Je me suis dit qu’enfin, tout était bien qui finissait bien. Quelques jours plus tard, on m’a informé que le Front al-Nosra venait d’attaquer la base des Nations unies où j’avais été si gentiment examiné…
Traduit de l’anglais par Guillaume Dejonghe et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Captivity », paru dans le New York Times Magazine. Couverture : Un attentat à la bombe, par Eli J. Medellin. Création graphique par Ulyces.
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04.10.2024 à 16:24
Pablo Oger
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La liberté au bout des doigts
Des rouleaux de tissu s’entassent derrière une vitrine de la rue d’Alexandrie, dans le centre de Paris. En face de cette mercerie sans âge, petit vestige de la grande époque où, dans les années 1980, le quartier du Sentier déroulait le tapis rouge aux marchands de textile, un salon un peu spécial a ouvert ses portes en 2021. Il fait la fierté de sa fondatrice, « Lili Creuk », dont le nom est écrit en lettres gothiques sur la devanture, à quelques pas de l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis.
À l’intérieur, un néon rose accroché au mur affiche la couleur : « Break hearts, not nails. » C’est avec ce style tout en doigté que Lili Chrétien, alias Lili Creuk, s’est fait connaître dans le monde du nail art, une espèce de haute couture de la manucure prisée par les chanteuses Cardi B, Rosalia, Rihanna ou encore Billie Eilish. Les doigts d’artistes francophones comme Angèle, Adèle Exarchopoulos et Leïla Bekhti sont passées entre ses mains, capables de transformer n’importe quels ongles en griffes et même d’y dessiner le tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple.
À rebours de sa communication qui ne fait pas dans la dentelle, la jeune femme aux bras couverts de tatouages s’arme d’un rare sens du détail lorsqu’il s’agit d’étaler du vernis sur quelques millimètres carrés. Cela requiert évidemment un certain niveau d’abstraction, mais Lili Creuk n’avance pas à l’aveugle. Elle se sert d’Adobe Photoshop pour réaliser ses croquis et voir ce qu’une idée peut donner au bout des doigts. « Ça me fait gagner du temps et ça me permet d’être plus précise », vante-t-elle.
Avec une palette qui a grandi au fil des versions, le logiciel créatif a conquis des utilisateurs aux profils variés. Loin d’être l’apanage des graphistes, il séduit désormais quantité de rêveurs dont le cœur de métier n’est pas nécessairement lié au numérique. On peut notamment penser au restaurateur Julien Pham, toujours prêt à donner de nouvelles identités visuelles aux tables qui font appel à son agence, Phamily First. Ce passionné de cuisine de 39 ans figure d’ailleurs aux côtés de Lili Creuk sur le site Horizons Créatifs, une plateforme vidéo conçue comme une mini-série Netflix pour mettre en avant ceux qui donnent corps à leur imagination à l’aide de Photoshop.
Les épisodes présentent à la fois leur travail et les outils qu’ils manient au quotidien. « Photoshop va me proposer des associations de couleurs auxquelles je n’aurais peut-être jamais pensé », se réjouit Julien Pham, pour qui jouer avec les teintes est essentiel. D’autres capsules font la part belle aux artistes qui passent l’essentiel de leur temps sur ordinateur. « Il n’y a pas un jour où je n’ouvre pas Adobe Photoshop », réalise Koria, un photographe et directeur artistique parisien qui vient de mettre les footballeurs Kylian Mbappé, Neymar et Antoine Griezmann devant son objectif, après avoir tiré le portrait des rappeurs SCH, Niska ou Gradur. « C’est un logiciel qui ne me quitte jamais. »
Sa force vient de sa plasticité. L’application créative d’Adobe peut aussi bien être manipulée par des professionnels de haute volée que pris en main par des amateurs complets. Cette ouverture au grand public est dans son ADN. Car avant de donner le verbe « photoshoper », il a été conçu pour le fun.
Génération Photoshop
Avant de se servir de Photoshop dans son salon de la rue d’Alexandrie, Lili Creuk l’a souvent utilisé pour s’amuser, préférant enchaîner les croquis que de réviser ses cours. Le logiciel est un formidable moyen de procrastiner. C’est d’ailleurs comme ça qu’il est né. À l’automne 1987, un doctorant de l’université du Michigan trouve un bon moyen de ne pas avancer sur sa thèse. Pour aider son frère, qui travaille pour l’entreprise de George Lucas Industrial Light and Magic (ILM), Thomas Knoll imagine un programme capable d’afficher des nuances de gris sur l’écran noir et blanc de son Macintosh. Il donne ainsi naissance à Photoshop, dont la première version est mise en vente le 19 février 1990.
Trois millions de copies sont écoulées en dix ans. « Photoshop est très vite devenu un élément à part entière de la culture informatique », pointe le journaliste du Guardian Charles Arthur. Le logiciel est désormais incontournable.
« Je suis de la génération internet », situe le photographe Koria, qui était adolescent à la fin des années 1990. « J’ai commencé à naviguer à 14-15 ans et on parlait tous de Photoshop. » Le phénomène finit par atteindre l’université, qui est après tout son lieu de naissance. « Je me suis mis à utiliser Photoshop pendant mes études », se souvient Lili Creuk, diplômée en 2016. « J’étais aux Beaux-Arts et on avait des cours sur Adobe Photoshop à l’école. C’était un outil qu’on devait savoir maîtriser. » La norme n’est plus simplement de grandir avec internet mais aussi avec Photoshop.
Beaucoup d’utilisateurs font leurs premiers pas dans leur coin. « J’ai commencé pendant le premier confinement », pose Robin.lrdr, un designer textile mis à l’honneur sur le site Horizons Créatifs. Cet homme de 26 ans est spécialisé dans l’upcycling, une pratique qui consiste à confectionner des pièces de mode haut de gamme avec des vêtements de récupération. N’ayant pas à disposition ces mètres de textile qui encombrent la vitrine située en face du salon de Lili Creuk, il fait des essais sur Photoshop. « Je recrée mon tissu, je le place sur mes dessins techniques et je vois à quoi ça ressemble », décrit-il. « Si ça donne bien, je me lance ensuite dans la création. »
La designer de mode Marianna Ladreyt ne procède pas autrement. « C’est bien pour pouvoir avoir une vision dans la réalité de ce qu’il se passe dans ta tête créativement et du coup transmettre un message plus clair que si c’était un dessin sans matière », souligne-t-elle. Le champ des possibles est d’ailleurs de plus en plus étendu. En mars 2023, Adobe a lancé Adobe Firefly, un nouvel ensemble de modèles d’IA génératives dédié à la création, capable de créer des images à partir du texte qu’on lui donne. Ses compositions sont sans fin. « Pour moi l’avantage de Photoshop c’est qu’il n’y a pas de limite », synthétise Lili Creuk. « On peut tout faire avec et je pense que c’est vraiment chouette parce que ça touche à plein de domaines. »
Depuis son salon du deuxième arrondissement de Paris, la nail artist se prend à imaginer un avenir inattendu. « Même si demain je changeais complètement de carrière et que je devenais, je ne sais pas, cuisinière, je pourrais toujours trouver une façon de m’en servir. » Le restaurateur Julien Pham en sait quelque chose : Photoshop peut être mis entre toutes les mains.
Découvre le parcours de cinq créateurs qui ont utilisé Photoshop pour réaliser leurs projets les plus fous sur Horizons Créatifs !
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10.06.2024 à 09:06
Nolwenn Jaumouillé
a neige tombe au dehors. « Un truc approche. Il est assoiffé de sang. Une ombre se dresse sur le mur derrière toi, te plonge dans le noir. Il est tout près ! » susurre Mike à ses trois camarades de jeu. « C’est quoi ?! » s’exclame Will. « Le Démogorgon ? » s’affole Dustin. « Zut, on est foutus si c’est le Démogorgon ! » Dans la cave à l’éclairage tamisé […]
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a neige tombe au dehors. « Un truc approche. Il est assoiffé de sang. Une ombre se dresse sur le mur derrière toi, te plonge dans le noir. Il est tout près ! » susurre Mike à ses trois camarades de jeu. « C’est quoi ?! » s’exclame Will. « Le Démogorgon ? » s’affole Dustin. « Zut, on est foutus si c’est le Démogorgon ! » Dans la cave à l’éclairage tamisé d’un pavillon de Hawkins, dans l’Indiana, quatre adolescents disputent une partie endiablée de Donjons et Dragons. Nous sommes en 1983 et le jeu de rôle en est encore à ses premières heures. Ainsi s’ouvre la deuxième scène du tout premier épisode de Stranger Things, la série fantastique de Netflix dont la saison 4 sortie en mai fait un carton.
Ce n’est pas le première fois qu’il apparaît dans une série. On avait déjà pu entendre son allitération dans Buffy contre les vampires ou plus tard The Big Bang Theory. Et pour cause : symbole d’une génération, D&D est le jeu de rôle par excellence, le tout premier et le plus emblématique. Aujourd’hui, il semblerait que le succès de Stranger Things ait ravivé l’engouement pour le légendaire jeu de rôle « sur table ». Le spectacle des quatre ados en train de jouer est autrement plus captivant que de les voir faire un Monopoly : l’expérience, unique, donne lieu à de véritables scènes de théâtre improvisées autour d’une table. « Le sentiment de liberté est vraiment vivifiant : vous pouvez être qui vous voulez et faire (presque) tout ce que vous voulez, tout en partageant de bons moments avec vos amis et/ou votre famille », explique Thomas Weng, Brand Manager France de D&D.
Celui que ses adeptes – parmi lesquels les acteurs Vin Diesel, Dwayne « The Rock » Johnson ou Drew Barrymore – désignent comme le « roi des jeux » serait-il en train de connaître un nouvel Âge d’or ? Pour le savoir, il faut remonter le cours de l’histoire. Et comme souvent avec les histoires fantastiques, celle du jeu de rôle en France débute par un Âge sombre.
’était le 11 octobre 1995. Derrière un écran brumeux dont s’échappent des voix grésillantes, une jeune Mireille Dumas présente son émission Bas les masques dans l’atmosphère confinée d’un plateau de France 2, censé prêter aux confidences. Dans ce programme où défilent des invités vêtus de grandes chemises à motifs, le nez chaussé de larges lunettes aujourd’hui désuètes, la présentatrice prétend briser les tabous. Après un sujet sur la prostitution, Mireille Dumas a décidé ce jour-là d’aborder le jeu de rôle dans un épisode au titre aguicheur : Attention jeux dangereux. Elle y présente un reportage où le suicide d’un jeune est associé à sa pratique du jeu de rôle et où des joueurs sont accusés de profaner des sépultures. « Occultisme », « secte », « déviances », « satanisme », aucun terme n’est assez vindicatif pour désigner la nouvelle menace qui pèse sur la société française.
Cette psychose naît d’un fait divers vieux de plusieurs années, à une époque où les jeux de rôle étaient encore largement ignorés du grand public. À Carpentras, le 9 mai 1990, un corps est exhumé d’un cimetière juif et des tombes sont profanées. Un groupuscule lié au Front National est d’abord soupçonné, avant que les charges contre lui ne soient abandonnées. Cinq ans plus tard, un rebondissement dans l’affaire déclenche l’accusation d’un groupe de jeunes « rôlistes », fils de notables du coin. Les adolescents sont accusés par une jeune femme du nom de Jessie Foulon, qui évoque de prétendues messes noires perpétrées par le groupe de joueurs. On découvrira plus tard qu’elle avait menti.
Trop tard. Les médias se ruent sur le sujet et plusieurs émissions télévisées s’occupent de peindre en noir l’image des jeux de rôle dans l’inconscient collectif : Bas les masques est la plus retentissante, mais Zone interdite et Témoin numéro un en rajoutent une couche, invitant sur leurs plateaux le Dr Jean-Marie Abgrall, spécialiste des sectes, à tenir un discours à charge contre les jeux de rôle. Des propos qu’il retirera par la suite, reconnaissant son ignorance du sujet.
Les charges finissent par être abandonnées contre les jeunes gens, mais pour les adeptes du jeu de rôle, le mal est fait. Face à la controverse, « un total de 5 000 clubs, associations et boutiques ont fermé du jour au lendemain, lâchées par les mairies et les établissements scolaires », se souvient « Tête brûlée », le rédacteur en chef de Casus Belli, le magazine français historique consacré au jeu de rôle. Les joueurs savent bien que ces reportages sont des tissus de mensonges et d’amalgames, mais ils n’ont pas voix au chapitre et cette séquence porte un coup terrible à leur passe-temps préféré, sonnant le glas d’un premier Âge d’or débuté au milieu des années 1980 dans l’Hexagone.
utre-Atlantique, la méfiance vis-à-vis du jeu est plus ancienne encore. C’est aux États-Unis qu’a vu le jour le premier jeu de rôle médiéval-fantastique dans les années 1970, sous la plume de Gary Gygax (alors assureur au chômage et père de cinq enfants) et Dave Arneson (autre passionné de jeux à la vie professionnelle ennuyeuse). Il s’appelle Donjons et Dragons – qui se traduit en réalité par « cachots et dragons », dungeons étant un faux-ami. Ils publient la première édition en 1974, qui sera suivie de quatre autres, dont la dernière date de 2014. Tout comme plus tard en France, une série de drames attribués arbitrairement au jeu de rôle rendent ses débuts douloureux, suscitant une forme d’hystérie collective à l’encontre du genre. Son point d’orgue étant la création en 1982 de la BADD (Bothered About Dungeons and Dragons) par Patricia Pulling, mère d’un jeune rôliste ayant mis fin à ses jours. L’association mène alors une virulente campagne contre le jeu, qui lui vaudra finalement d’être condamnée pour manipulation d’opinion.
« Lorsque j’ai commencé à jouer dans les années 1980, le jeu n’était pas très populaire », se souvient effectivement John Dempsey, Canadien de 45 ans et fondateur de DM for Hire, start-up via laquelle il loue ses services de maître du jeu de Donjons et Dragons à domicile. « Il y avait une véritable stigmatisation du jeu chez beaucoup de parents et de professeurs, qui l’accusaient de promouvoir la sorcellerie, le satanisme et l’occultisme au sens large. »
Mais « malgré les attaques médiatiques, l’apparition des jeux vidéo ou même des cartes Magic, le jeu de rôle n’a jamais disparu », remarque Tête Brûlée. Après l’engouement initial pour le jeu et les polémiques qui ont suivi, un deuxième Âge d’or du jeu de rôle s’opère lors de la sortie de la troisième édition de D&D, qui connaît un immense succès. Toutefois, à l’exception de cette période, « le marché du jeu de rôle reste en France un artisanat et non une industrie. Et son chiffre d’affaires étant tributaire des chiffres d’affaires de plusieurs éditeurs, il est impossible de savoir ce qu’il représente. Par rapport aux jeux de société ou même aux jeux vidéo, c’est incomparable », admet le spécialiste.
Depuis plusieurs années pourtant, à la faveur de la nostalgie évoquée par la pop culture des années 1980, l’image du jeu de rôle « sur table » est progressivement redorée. Nombreux sont les gamers qui se détournent occasionnellement de leurs écrans pour s’asseoir autour d’une table et faire rouler les dés à vingt faces. Car maintenant que les soupçons sont dissipés, il ne reste que le fun. « D&D n’a jamais été aussi populaire et cela continue de croître fortement », assure Thomas Weng. « Nous nous attendons à ce que cette croissance se poursuive. Nous devons continuer à attirer de nouveaux fans en rendant notre jeu accessible et agréable à un public plus large. »
out compte fait, les foudres qu’a eues à subir le jeu de rôle ne sont pas différentes de ce à quoi d’autres mouvements culturels alternatifs comme le metal ou les jeux vidéo ont dû faire face. À ceci près que son marché était trop fragile pour ne pas en pâtir. Mais maintenant que l’orage est passé, on voit bien que la méprise était comme souvent due à l’ignorance.
Pourtant, le principe du jeu de rôle est d’une simplicité extrême. Le maître du jeu (MJ) écrit à grands traits une histoire d’aventure dont les joueurs incarnent les héros. Les manuels de Donjons et Dragons fournissent des règles, un univers, des décors et un bestiaire de créatures pour les peupler dans lequel le MJ n’a qu’à piocher pour construire le monde et l’intrigue que les joueurs vont devoir découvrir. Ça peut aller du simple « j’ouvre la porte ; je tue le monstre ; j’embarque le trésor » à des campagnes épiques et retorses qui s’étendront sur plusieurs années. La seule limite est l’imagination. « C’est quelque chose d’unique que je ne peux pas trouver en jouant à un jeu vidéo par exemple ! » abonde Thomas Weng.
Les joueurs, eux, endossent le rôle d’un personnage qu’ils ont créé, humain ou pas (elfes et orcs sont les bienvenus), doté de talents particuliers (classe et compétences) qui définiront sa place au sein du groupe. Le maître du jeu énonce le contexte et les joueurs annoncent ce qu’ils décident de faire. L’histoire évolue à partir de là, et des dés très bizarres (de 4 à 20 faces) sont lancés lorsque se produisent des événements qui mettent à l’épreuve les compétences des personnages. Compétences qui, si tout va bien, s’améliorent au fil de l’aventure. Pour jouer, aucun plateau de jeu, aucune figurine, aucun costume et aucun diplôme ne sont nécessaires. Seulement de l’imagination et une bonne dose de chance aux dés.
quelques pas du métro Jussieu dans le 5e arrondissement de Paris, Frédéric Romero ouvre la grille de L’Œuf Cube où il m’invite à entrer. Je le suis dans cet antre historique des jeux spécialisés, un tout petit magasin qui abrite pourtant une quantité impressionnante de boîtes de jeux en tout genre, du jeu de plateau aux cartes Magic. Pour le jeu de rôle, une véritable bibliothèque aux livres alignés avec soin occupe deux pans de mur. Ainsi que quelques « kits d’initiation ». Né en 1977, à peine quatre ans après la sortie de la première édition de D&D, L’Œuf Cube demeure la plus vieille boutique parisienne de jeux qui sortent de l’ordinaire : « Nous n’avons rien contre le Monopoly ou la Bonne Paye, mais d’autres magasins font ça très bien ! » plaisante le patron derrière son comptoir. Ici, le fantastique est roi.
Passionné et souriant, Fred est entré à L’Œuf Cube il y a vingt ans, au gré des rencontres et de son amour des jeux. Aujourd’hui âgé de 43 ans, il a pris la direction du magasin après avoir commencé en y faisant des extras. Une longue expérience du métier qui lui a permis d’observer l’évolution du jeu au fil des décennies, tout en demeurant lui-même un joueur féru et un maître du jeu aguerri. « Même s’il y a une dominance du jeu de plateau, une bonne partie d’entre eux sont des jeux d’aventure. Les joueurs ont un personnage, le voient évoluer et obtenir de nouvelles caractéristiques. C’est aussi une porte vers le jeu de rôle », explique-t-il. Frédéric Romero assure que « le jeu de rôle ne s’est jamais arrêté ». Avec ou sans Stranger Things, en France, on estime aujourd’hui à 300 000 le nombre de personnes ayant déjà participé à un tel jeu.
À L’Œuf Cube, le genre représente environ 30 % du chiffre d’affaires, une proportion considérable qui n’a pas tellement bougé depuis vingt ans. « Il y a aujourd’hui plus de créations françaises », s’enthousiasme-t-il malgré tout. Et l’impression de renouveau actuel s’explique aussi du fait que « certains parents issus de la première génération de rôlistes décident à leur tour d’initier leurs enfants ».
Il est compliqué d’évaluer si l’intérêt exprimé par un plus vaste public envers le jeu de rôle papier sera durable ou non, mais il n’en existe pas moins une véritable évolution dans sa pratique. Quitte à bousculer les puristes, le jeu de rôle a fait son entrée dans le monde des start-ups et même sur YouTube, pour toucher une nouvelle génération de joueurs. Et après plus de quatre décennies, Donjons et Dragons est toujours à l’honneur.
éjà professeur d’arts martiaux et thérapeute shiatsu, John Dempsey a ajouté en 2013 une troisième corde à son arc en créant dans la région de Toronto DM for Hire (« Maître du jeu à louer »). Rôliste de longue date, John a toujours été le seul de ses amis à maîtriser à la perfection l’art complexe des maîtres du jeu. L’idée originale d’en faire son métier a surgi dans son esprit il y a quelques années, alors qu’il connaissait des difficultés financières. « Il fallait absolument que je trouve un moyen de sortir la tête de l’eau », raconte-t-il. « J’ai alors pensé aux amateurs de Donjons et Dragons trop occupés par leur travail, pour qui l’organisation d’une partie est un peu compliquée. Je me suis dit qu’embaucher quelqu’un pour la concevoir de A à Z à domicile pourrait les intéresser. »
Malgré la perplexité de son entourage et des premiers mois difficiles, son intuition s’est finalement révélée bonne. « Il existe des salles où les joueurs peuvent se retrouver pour jouer, mais on ne peut pas apporter sa nourriture, ni boire d’alcool, et c’est très bruyant » explique Dempsey. « Les gens qui veulent partager un vrai moment privilégié entre amis, dans le confort de leur maison, préfèrent la formule que je propose. »
Lui-même adepte de jeux vidéo, il a senti le besoin d’un retour à une réelle interaction sociale. Et pour lui, le moment unique offert par le jeu de rôle passe aussi par ce retour au papier et à l’attente fébrile qui accompagne chaque jet de dés. Pour sa part, John apporte le jeu, l’installe, l’explique et tient le rôle de référent tout au long de la partie, qu’il dirige de bout en bout : il module et fait appliquer les règles, en observant comment tout ce petit monde se débrouille. Au cours des parties, John Dempsey fait évoluer ses clients dans trois décors principaux : le monde médiéval-fantastique des Royaumes oubliés, celui de Mystara et Dark Sun, un monde post-apocalyptique rempli de créatures tout aussi dangereuses.
Pour John Dempsey, l’impact de Stranger Things sur son business est indéniable : il a lancé son entreprise au moment où sortait la saison 1, et sent actuellement que la saison 2 attire de nouveaux clients. Mais si Dempsey est un des seuls au monde à proposer ses services à domicile, d’autres le pratiquent tout simplement sur Internet. Suivie par plus de 150 000 personnes, la chaîne YouTube officielle de Donjons et Dragons propose un éventail de tout ce qui se fait dans la communauté des rôlistes en ligne : parties en live autour d’une table, en visioconférence, talks autour du jeu et retransmissions d’événements uniques.
Un écosystème numérique florissant qui précède Stranger Things de plusieurs années. Ainsi donc, si la série de Netflix a donné un coup de projecteur bienvenu sur Donjons et Dragons, un phénomène de renouveau avait été initié bien avant sa diffusion, estime Tête Brûlée – notamment à travers « les tables virtuelles, c’est-à-dire des joueurs qui se servent de l’outil informatique pour jouer comme s’ils étaient physiquement autour d’une table ». Pour autant, les passionnés s’accordent à dire que l’émotion procurée par le jeu de rôle n’est jamais aussi intense qu’autour d’une table. « La liberté est immense, les possibilités ludiques aussi et le plaisir de partager une aventure avec des amis incomparable », tranche le rédacteur en chef de Casus Belli.
Un plaisir que les quatre amis de Stranger Things n’ont pas leur pareil pour rendre communicatif. Sur leurs visages, on comprend que dans le feu d’une partie, la table jonchée de feuilles de personnages, de boîtes de pizza, de canettes de sodas, de petites figurines et de dés à 20 faces a bientôt disparu. Tout ce qu’ils voient, c’est le Démogorgon.
Couverture : Une partie de D&D dans Stranger Things. (Netflix)
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14.11.2023 à 02:49
Ulyces
Le ciel de Marioupol est noir. Une épaisse fumée masque le ciel gris en s’élevant au-dessus d’une barre d’immeubles. Les habitants de cette ville portuaire de l’oblast de Donetsk, sur les bords de la mer d’Azov, ne devraient pourtant avoir au-dessus d’eux que le ciel pesant. La Russie a proclamé samedi 5 mars un cessez-le-feu […]
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Le ciel de Marioupol est noir. Une épaisse fumée masque le ciel gris en s’élevant au-dessus d’une barre d’immeubles. Les habitants de cette ville portuaire de l’oblast de Donetsk, sur les bords de la mer d’Azov, ne devraient pourtant avoir au-dessus d’eux que le ciel pesant. La Russie a proclamé samedi 5 mars un cessez-le-feu temporaire. Il devait permettre d’évacuer les civils avant la reprise des combats entre les soldats de Vladimir Poutine et ceux de Volodymyr Zelensky. Mais les combats, et leur cortège effroyable de bombardements russes, n’ont pas cessé. L’évacuation est interrompue, le couloir humanitaire donne sur une impasse, et quelque 200 000 civils attendent dans une angoisse inimaginable que le cessez-le-feu soit de nouveau proclamé.
Cette ville, que la voyageuse française Adèle Hommaire de Hell décrivait au XIXe siècle comme « un grand et sale village » peuplé « par les Grecs que Catherine II y transporta de la Crimée », est au cœur de la stratégie d’invasion de l’Ukraine de Vladimir Poutine. En tant que port de la mer d’Azov et dixième ville du pays, Marioupol recouvre une importance géographique et démographique évidente – elle est aussi la deuxième ville du Donbass, derrière Donetsk et devant Louhansk, avec 460 000 habitants. Or l’un des objectifs que l’on prête à Vladimir Poutine serait de reconquérir le territoire de la « Nouvelle Russie », bâtie par l’impératrice Catherine II au XVIIIe siècle, et qui s’étendait du Donbass jusqu’à Odessa le long des rives de la mer Noire. Cela voudrait-il dire que le Donbass est historiquement russe ?
Si la question paraît simple, la réponse l’est beaucoup moins.
Le port de Marioupol en mai 2021
Crédits : Victor Hesse
18 février 2014 : le président ukrainien Viktor Ianoukovytch et son gouvernement refusent de signer un accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette décision met le feu aux poudres en Ukraine et déclenche la révolution de Maïdan ; des émeutes violentes ont lieu partout dans le pays et forcent finalement le parlement ukrainien à destituer Ianoukovytch.
Le territoire national est alors plus divisé que jamais, entre l’Ouest qui soutient le nouveau pouvoir élu démocratiquement en mai 2014 et l’Est du pays où réside en majorité sa minorité russophone. Pour ne rien arranger, le président par intérim Oleksandr Tourtchynov abroge la loi de 2012 sur les langues régionales et retire ainsi au russe son statut de langue officielle dans 13 des 25 régions du pays, provoquant de vives tensions notamment dans les collectivités de Crimée, de Donetsk et de Louhansk. Des brigades d’autodéfense se forment dans ces régions pour réclamer la reconnaissance de leur langue maternelle.
C’est le début d’un conflit qui mène à l’annexion en 2014 de la Crimée par la Russie. Mais le conflit ne s’est pas terminé là. Depuis 2014, les combats font toujours rage dans la région du Donbass, qui regroupe les collectivités de Donetsk et de Louhansk, entre les séparatistes pro-russes et l’armée ukrainienne. Une guerre intérieure qui a permis à Vladimir Poutine de justifier son invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, en reconnaissant l’indépendance des « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk. Première difficulté du conflit au Donbass : sa situation géographique à cheval entre la Russie et l’Ukraine. Géographiquement, elle englobe trois collectivités territoriales, dites oblasts : Donetsk et Louhansk en Ukraine, et Rostov de l’autre côté de la frontière en Russie. Avant le conflit de 2014, les minorités ethniques russes représentaient plus d’un tiers de sa population. De plus, sur le plan linguistique, la majorité de ses habitants parlent le russe : en 2001, date des derniers recensements, ils représentaient jusqu’à 75 % des habitants de Donetsk et près de 70 % des habitants de Louhansk.
Donetsk en décembre 2019
Crédits : Eugene Tones
Une forte proportion de la population qui n’a évidemment pas apprécié la décision de retirer le russe des langues officielles de l’Ukraine. C’est suite à cet événement, à partir d’avril 2014, que les oblasts de Donetsk et de Louhansk ont été le foyer d’insurrections armées contre le nouveau gouvernement ukrainien. Des insurrections qui deviennent rapidement des mouvements séparatistes et qui proclament ainsi leur indépendance par référendum. La République populaire de Donetsk voit le jour le 7 avril 2014 avant d’être suivie par la République populaire de Louhansk le 11 mai de la même année. Aucun de ces deux États n’est cependant reconnu par l’ONU et ils restent officiellement considérés comme des régions ukrainiennes. L’armée tente d’intervenir dès mai 2014 avant d’être repoussée par les séparatistes pro-russes, suspectés d’être soutenus militairement par Vladimir Poutine.
Depuis, et malgré des tentatives d’accords de paix et de cessez-le-feu notamment en 2015 et en 2019, les séparatistes du Donbass sont toujours en situation de guerre avec l’armée ukrainienne. Une guerre loin d’être froide selon Patrick Sauce, spécialiste de la politique internationale qui a couvert la guerre dans le Donbass et s’est rendu dans ces territoires. « Dans le Donbass, la population se retrouve prise en étau entre les tirs des séparatistes pro-russes et les tirs de l’armée ukrainienne. Donc, c’est un fait, les Ukrainiens tirent depuis huit ans sur des civils », assure le journaliste. Des propos appuyés également par Benoît Vitkine, correspondant du Monde à Moscou : « Les forces ukrainiennes tirent au canon sur ceux d’en face. Ceux qui voudraient le nier sont aussi malhonnêtes que ceux qui brandissent ce conflit du Donbass pour tenter d’occulter l’invasion de l’Ukraine », explique-t-il. Pour lui, Vladimir Poutine se sert du conflit latent pour justifier son invasion. Alors que ses troupes se massaient à la frontière ukrainienne, c’est en reconnaissant l’indépendance de Louhansk et de Donetsk le 21 février dernier qu’il a pu envoyer ses forces dans la région pour « maintenir l’ordre » et démarrer les hostilités avec l’Ukraine.
« Cette guerre a été fomentée sciemment par la Russie, sur la base d’inquiétudes réelles des populations du Donbass après Maïdan. Les premières armes sont apparues dans les mains d’agents russes en avril 2014. L’armée russe est intervenue directement en soutien des séparatistes à l’été 2014 et à l’hiver 2015 », rappelle Benoît Vitkine.
Si la Russie est tant intéressée par ce qu’il se passe en Ukraine et plus particulièrement au Donbass, c’est parce qu’elle affirme que son héritage est historiquement russe. Vladimir Poutine a plusieurs fois déclaré par le passé vouloir protéger cet héritage : « Les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont tous des descendants de l’ancienne Rus, qui était le plus grand État d’Europe. » Pour Poutine, l’éloignement entre la Russie et l’Ukraine est le fait de l’influence américaine et européenne qui vise à « entraîner petit à petit l’Ukraine dans un jeu géopolitique dangereux, visant à faire de ce territoire une barrière entre l’Europe et la Russie. Nous ne l’accepterons jamais », rappelait-il en juillet 2021 dans un article officiel du Kremlin.
Le territoire du Donbass, avant d’être nommé ainsi au XXe siècle, a d’abord été habité pendant des siècles par diverses tribus nomades telles que les Scythes, les Huns, les Bulgares, ou les Tatars turcs. La région était alors constituée en grande partie de steppes et n’était que très peu peuplée jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle. Elle est alors colonisée par des populations slaves d’Europe orientale qui y établissent les premières installations et villes autour du fleuve Donets. Le Donbass était alors divisé entre le contrôle de l’Hetmanat cosaque ukrainien et du Khanat turc de Crimée.
Les Cosaques zaporogues écrivent au sultan de Turquie
Ilia Répine, 1878-1891
Un équilibre qui dure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque l’Empire russe conquis finalement l’Hetmanat et annexe le Khanat turc. De nombreux Russes migrent alors dans cette région pleine de promesses, désignée par le Tsar comme la « nouvelle Russie ». Bénéficiant de vastes ressources en charbon, découvertes en 1721, la région devient alors un point stratégique dans un contexte où la révolution industrielle s’installe en Europe. C’est d’ailleurs de là que vient son nom : bassin houiller de Donets, ou Donbass, désignant la zone située le long du fleuve Donets où se trouvaient la plupart des réserves de charbon. Un développement économique qui attire encore de nombreuses vagues d’immigration. En 1897, les Ukrainiens représentaient 52,4 % de la population de la région, tandis que les Russes ethniques en représentaient 28,7 %, selon un recensement de l’Empire russe.
La révolution russe de 1917 met fin à l’empire et voit la naissance de la République populaire ukrainienne, dont les forces prennent le contrôle du Donbass et l’intègrent à l’État ukrainien. État qui sera finalement intégré à l’URSS en 1922 en tant que république socialiste soviétique d’Ukraine. Le Donbass est alors victime d’une « décosaquisation » majeure orchestrée par les bolcheviks : un processus d’élimination des populations cosaques présentes depuis le XVIIe siècle sur le territoire. Certains historiens parlent d’une entreprise « génocidaire », parmi lesquels le Français Nicolas Werth, directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, affilié au CNRS. Dans les années qui suivent, la région doit également affronter de terribles famines qui déciment le territoire et souffre énormément des conséquences de la seconde guerre mondiale. De nombreux ouvriers russes viennent alors participer à la reconstruction et repeupler la région. La population russe augmente alors drastiquement. S’il n’étaient que 639 000 en 1926, le nombre de Russes dans le Donbass passe à 2,55 millions en 1959. Lors du recensement soviétique de 1989, 45 % de la population du Donbass se revendiquait d’appartenance russe.
Pourtant, lorsque l’URSS se disloque en 1991 et que l’Ukraine vote pour son indépendance, une grande majorité de citoyens du Donbass accueille la nouvelle avec enthousiasme. 83,9 % des électeurs de l’oblast de Donetsk et 83,6 % de l’oblast de Louhansk votent en faveur de l’indépendance au référendum. Mais les difficultés économiques d’une région en pleine perte de vitesse industrielle se font vite ressentir et le ressentiment envers le gouvernement de Kiev commence à grandir et entraîne de forts mouvements de grève. Des concessions notamment économiques sont alors faites pour apaiser les tensions, parmi lesquelles… la reconnaissance du russe comme langue régionale à Donetsk et Louhansk. La boucle est bouclée.
Une barricade sécessionniste à Louhansk en avril 2014
Crédits : DR
L’histoire du Donbass est donc fortement liée à la Russie, mais ses habitants s’en sont pourtant émancipés à plusieurs reprises, notamment lors du référendum pour l’indépendance en 1991. La position des habitants du Donbass est donc trouble avec une volonté des russophones de préserver leur héritage et leur langue exacerbée par huit années de conflit violent avec l’armée ukrainienne. Pour autant, dire que le Donbass est russe serait user d’un raccourci nuisant à la compréhension du conflit et de ses enjeux. Les demandes des séparatistes du Donbass sont d’ailleurs hétérogènes et peuvent aller d’une volonté de poursuivre des relations proches avec Moscou en tant qu’État indépendant à l’attente d’une véritable annexion russe.
La question est alors de savoir si l’objectif de Vladimir Poutine en Ukraine se limite, in fine, au Donbass. Pour l’analyste politique russe Fedor Krasheninnikov, « il est peu probable que Poutine entreprenne une occupation à court terme afin de conquérir Kiev et d’y installer un gouvernement favorable au Kremlin. Un gouvernement constitué sous une occupation permanente ou même temporaire n’a aucune chance d’acquérir une légitimité internationale », précise-t-il. « Poutine veut que l’Ukraine reconnaisse le changement de statut de la Crimée, et celui du Donbass en cas d’annexion. »
L’ambition de Poutine serait donc plutôt d’affaiblir suffisamment l’État ukrainien pour en faire un allié de la sphère d’influence russe en Europe. « Les soldats russes partiraient dès que la nouvelle administration serait constituée, et le nouveau gouvernement ukrainien reconnaîtrait le statut de la Crimée, signerait tous les accords proposés avec la Russie et renoncerait à son ambition de rejoindre l’OTAN », décrit l’analyste. Mais tant que les bombes pleuvront sur Marioupol, Vladimir Poutine ne s’y trouvera pas d’alliés.
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21.08.2023 à 12:23
Ulyces
2 mai 2014 : Kevin McCoy, un artiste numérique américain désireux de créer un système plus équitable pour ses confrères, met au point avec son partenaire développeur Anil Dash la première œuvre certifiée NFT de l’histoire. Baptisée Quantum, elle représente un octogone rempli de cercles concentriques pulsant de manière psychédélique. L’œuvre annonce pour Kevin McCoy […]
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2 mai 2014 : Kevin McCoy, un artiste numérique américain désireux de créer un système plus équitable pour ses confrères, met au point avec son partenaire développeur Anil Dash la première œuvre certifiée NFT de l’histoire.
Baptisée Quantum, elle représente un octogone rempli de cercles concentriques pulsant de manière psychédélique. L’œuvre annonce pour Kevin McCoy un avenir radieux : celui où les artistes modestes, habitués jusqu’à présent à voir leurs œuvres pillées et repartagées sur les réseaux sans être crédités, prendront enfin le contrôle sur leur art avec un moyen sûr d’authentifier leur travail, une sorte de griffe numérique. Le concept du NFT était né, mais Kevin McCoy était loin d’imaginer que son idée, restée dans l’ombre pendant de nombreuses années, serait au centre de toutes les controverses aujourd’hui. « Il y a eu beaucoup d’incompréhension. Le monde de l’art traditionnel a eu du mal à comprendre le système et ce qui était proposé », se souvient McCoy. « De son côté, le monde des cryptomonnaies n’était pas intéressé par la question de l’art numérique. »
Quantum, de Kevin McCoy et Anil Dash
Un constat désormais bien différent. Devenu le sujet brûlant sur Internet ces derniers mois, les NFT sont partout. De Meta à Ubisoft, de Freeze Corleone à Eminem, chacun cherche à se positionner pour tirer son épingle du jeu. Les enthousiastes suivent avec une explosion des ventes de NFT, qui réalisent 4,7 milliards de dollars uniquement sur la semaine du 23 janvier 2022. Pourtant, des artistes de plus en plus nombreux tirent la sonnette d’alarme, pointant des failles sur les plateformes de reventes de NFT, notamment OpenSea, qui mettrait en vente une multitude de fausses œuvres ou des œuvres volées. Ce qui pousse certains à dire que malgré leur promesse initiale, les NFT sont un vaste scam organisé.
Si la question des NFT est aussi brûlante, c’est qu’elle s’est imposée aux yeux du grand public en seulement quelques mois. Depuis 2021, les ventes de NFT ont atteint des paliers records avec la vente de The Merge de l’artiste Pak, une œuvre numérique fragmentée en 226 434 parties vendues pour un total de 91,8 millions de dollars à plus de 28 000 acheteurs différents, entre le 2 et le 4 décembre dernier sur la plateforme Nifty. Des sommes qui encouragent des personnalités comme Eminem à investir eux aussi dans les NFT.
Début janvier, le dieu autoproclamé du rap s’est offert un ticket d’entrée à 450 000 dollars dans le Bored Ape Yatch Club, une communauté très select de collectionneurs NFT arborant un singe unique à leur effigie leur permettant d’obtenir certains accès à des événements privés en ligne ou IRL. Mais cette effervescence autour des NFT ne séduit pas tout le monde du rap. Kanye West a notamment fait part de son agacement à l’occasion d’un post sur Instagram le 1er février. « Ne me demandez pas de faire un p***** de NFT », s’énerve Ye. « Je me concentre pour créer des choses dans le monde réel. »
Le message de Ye
De leur côté, les entreprises se positionnant sur les NFT sont légion, saturant l’espace médiatique avec une technologie encore peu connue et instillant ainsi une défiance grandissante. Ainsi, 51 % des millennials estiment que les NFT sont une arnaque selon un sondage annuel de Tidio, une crainte qui monte à 82% pour les membres de la génération Z (2000-2010). Des chiffres qui coïncident avec les tollés pris par les entreprises qui tentent d’embrasser les NFT dans leur écosystème. Twitter s’y est lui-même frotté après avoir lancé en janvier dernier une fonctionnalité permettant à ses utilisateurs premium d’uploader leur NFT pour les exposer sur leur profil. Une initiative décriée par de nombreux utilisateurs dont Elon Musk, « agacé » par les ressources utilisées par Twitter dans ce genre de fonctionnalités.
Du côté du gaming, les NFT soulèvent également des débats enflammés entre éditeurs, développeurs et consommateurs. En novembre 2021 le directeur général d’Electronic Arts Andrew Wilson avait annoncé la volonté d’EA d’intégrer la technologie NFT à ses jeux vidéo, une décision présentée comme « le futur de l’industrie » par Wilson et accueillie par une grogne massive sur les réseaux, car les joueurs y voient un énième moyen pour l’entreprise d’intégrer des contenus payants à ses jeux. Trois mois plus tard, EA se montre plus réservé quant à l’implémentation de NFT dans ses futures productions. « Je crois que l’aspect collection continuera à être une partie importante de notre industrie. Que ce soit dans le cadre de la blockchain NFT, cela reste à voir », modère désormais Wilson. « Nous allons évaluer cela au fil du temps, mais pour l’instant, ce n’est pas quelque chose sur lequel nous nous acharnons. »
Et pour cause, les consommateurs ne sont pas les seuls à craindre l’implémentation des NFT dans l’industrie. Une étude de la Game Developers Conference a révélé en janvier que 70 % des développeurs de jeux vidéo sont hostiles aux NFT dans les jeux. « Ces technologies n’utilisent toujours pas d’énergie durable et sont une cible pour le blanchiment d’argent. En tant que développeur, je me sens profondément mal à l’aise à l’idée qu’elles soient encouragées », précise anonymement un des développeurs sondés.
De nombreux aspects viennent en effet noircir le tableau dépeint par les enthousiastes des NFT. En théorie, chaque NFT, ou jeton non-fongible, associé à la technologie blockchain, est unique et impossible à reproduire. Cette protection garantit au collectionneur que son achat n’est pas contrefait et à l’artiste que son travail ne sera pas volé. Pourtant, les couacs ne cessent de s’accumuler pour les acteurs du milieu des NFT. Après le licenciement d’un de ses employés pour avoir détourné le système de vente à son avantage, la plateforme OpenSea est de nouveau au cœur de la polémique pour sa fonctionnalité permettant aux utilisateurs de créer gratuitement leur jeton non-fongible. Une fonctionnalité que la plateforme est désormais forcée d’endiguer après avoir révélé sur Twitter une faille majeure dans son système. « Plus de 80 % des articles créés avec cet outil étaient des œuvres plagiées, de fausses collections et du spam », admet OpenSea.
Crédits : OpenSea
De plus en plus d’artistes se soulèvent pour révéler le côté obscur du marché des NFT et déclarent avoir tout simplement vu leur travail leur être volé et vendu à leur insu sur certaines plateformes. C’est le cas d’Aja Trier, une artiste peintre américaine. En janvier 2022, un utilisateur non-identifié sur OpenSea, la plateforme dominante du marché de l’art NFT, a commencé à mettre en vente des dizaines de milliers de ses œuvres, souvent en plusieurs fois. Trente-sept d’entre elles ont été vendues avant qu’elle ne parvienne à convaincre la plateforme de les retirer. « Ils n’arrêtaient pas de les reprendre et de les refaire en tant que NFT », explique Aja Trier. « C’est tellement flagrant. Et si ça m’arrive à moi, ça peut arriver à n’importe qui ».
Effectivement, le cas de Aja est tout sauf isolé. Des artistes plus renommés, dont le concepteur de Detective Pikachu RJ Palmer, se sont également fait voler leurs œuvres. « Au cours des dernières 24 heures, j’ai dû signaler 29 cas de vol de mes œuvres en tant que NFT. C’est vraiment fatiguant et cela ne fait qu’empirer », a tweeté Palmer le mois dernier. « Tous les artistes que je connais se font voler leurs œuvres et c’est tout simplement injuste. Que pouvons-nous faire, c’est sans espoir. »
Le vol et le plagiat ne sont pas les seules problématiques que doivent gérer les plateformes de vente de NFT. La spéculation, inhérente à l’écosystème des NFT, amène également son lot de dérives. Ainsi LooksRare, la deuxième plateforme du secteur, a été épinglé en janvier dernier par la firme d’analyse NFT CryptoSlam, qui révèle que 87 % des transactions sur LooksRare constitueraient du « wash trading », une manipulation du marché consistant notamment à vendre et acheter en boucle la même œuvre pour faire monter son prix artificiellement ou empocher des bénéfices sur la transaction.
Crédits : LooksRare
Ce type de pratique a notamment été mis en lumière par l’affaire du « CryptoPunk 9998 », qui s’était vendu pour 532 millions de dollars en octobre 2021, avant d’être épinglé par son créateur sur Twitter. « Cette transaction (et un certain nombre d’autres) n’est pas un bug », a tweeté la société. « En un mot, quelqu’un s’est acheté ce punk avec de l’argent emprunté et a remboursé le prêt dans la même transaction. »
Malgré les dérives, l’essor des NFT est bien parti pour se poursuivre et pourrait même trouver des applications au-delà du domaine du dématérialisé.
Certains s’impatientent ainsi de les voir déferler notamment dans le domaine de l’immobilier. « Je suis enthousiasmé par la façon dont les NFT vont être appliquées aux biens immobiliers du monde physique », déclarait Tim Draper, investisseur américain et grand partisan du bitcoin, en avril 2021. « Je soupçonne que les gens seront bientôt en mesure d’acheter un bâtiment, d’acheter les droits aériens et d’acheter les droits virtuels de tout espace physique. L’avenir est impressionnant. »
Des déclarations qui promettent encore de longues discussions autour des jetons non-fongibles et de leur fiabilité, loin d’être acquise pour le moment. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’heure actuelle, ils enrichissent plus d’investisseurs et de fraudeurs qu’ils ne protègent d’artistes numériques.
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18.07.2023 à 12:05
Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer
2022 sera l’avènement des machines. En tout cas, c’est ce qu’espère Hanson Robotics. Depuis son atelier de Hong Kong, le créateur de l’androïde Sophia, David Hanson, a confié à Reuters qu’il comptait vendre « des milliers » de robots cette année. « Sophia et les autres robots de Hanson sont uniques de par leurs traits […]
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2022 sera l’avènement des machines. En tout cas, c’est ce qu’espère Hanson Robotics. Depuis son atelier de Hong Kong, le créateur de l’androïde Sophia, David Hanson, a confié à Reuters qu’il comptait vendre « des milliers » de robots cette année. « Sophia et les autres robots de Hanson sont uniques de par leurs traits humains », explique le roboticien. « Ils peuvent être utiles dans ces temps troublés, où les gens sont terriblement seuls et isolés socialement. » Nous l’avons rencontré pour un entretien fleuve.
David Hanson est rarement seul. Depuis quatre ans, le fondateur de Hanson Robotics parcourt le monde accompagné de ses robots, Sophia en tête. Le 3 mars dernier, l’Américain était en Pologne sans l’androïde qui l’a fait connaître, mais il a promis de l’amener avec lui à Cracovie, au mois de juin. S’il avait laissé sa créature dialoguer avec les membres des Nations unies en octobre 2017, il a cette fois préféré rencontrer la ministre du Développement polonaise en personne. Jadwiga Emilewicz en a profité pour annoncer l’ouverture prochaine de centres d’intelligence artificielle dans le pays. « Il est temps de devenir un créateur d’innovation plutôt qu’un récepteur », a-t-elle annoncé.
Depuis qu’il a découvert les œuvres des auteurs de science-fiction Issac Asimov et Philip K. Dick à l’adolescence, David Hanson s’est évertué de tenir ce rôle. Né à Dallas, le Texan a travaillé comme un forcené pour mettre au point Sophia et une kyrielle d’autres robots humanoïdes, dont des avatars d’Einstein et de l’auteur de Blade Runner. Il a ainsi développé une vision unique du futur des robots et, partant, du nôtre. Deux ans après notre première rencontre, il nous a dévoilé sa vision du futur des robots.
Bientôt cinq ans après sa création, nous travaillons toujours sur Sophia afin d’en faire une plateforme robotique cognitive très avancée, pourvue de bras et de mains bien articulés ainsi que d’une multitude de nouvelles compétences et de capteurs. Elle possède actuellement 40 moteurs dans le visage et l’encolure, un socle rotatif et on lui ajoute parfois des jambes. Tout cela coûte très cher et ce n’est bien sûr par quelque chose que nous pouvons proposer au grand public.
Alors nous avons mis au point la petite sœur de Sophia, Little Sophia, ainsi qu’un autre petit robot savant baptisé Professeur Einstein. Nous avons l’ambition de faire de ces petits androïdes la nouvelle génération d’assistants vocaux, mais des assistants vocaux animés. Interagir avec des robots humanoïdes est une expérience puissante, qui entre en résonance avec un tas d’idées développées par la science-fiction dont l’humanité rêve depuis longtemps.
Cela signifie que les enfants sont enthousiasmés à l’idée d’interagir avec cette technologie. Ils sont ainsi capables d’apprendre beaucoup tout en s’amusant. Vous avez un personnage, une histoire… il n’y a rien de mieux pour retenir l’attention d’un être humain.
Crédits : Justine Molkhou
Avec une des grandes sœurs de Sophia, Alice, l’université de Pise, en Italie, a eu de bons résultats dans le traitement de l’autisme. Une version miniature de ce robot a aussi été employée pour aider les personnes âgées. Mettre ces technologies au service du grand public sans amoindrir la qualité de leur intelligence artificielle était un grand défi. Mais nous y sommes parvenus avec la petite Sophia et, avec la grande, nous cherchons à faire encore un bond en avant.
Nous voulons que Sophia soit utile dans l’éducation scientifique, dans la recherche, dans le développement de nouveaux algorithmes, dans la mise au point de nouvelles interfaces humain-machine et dans l’invention de nouvelles thérapies pour l’autisme. Pour ces usages thérapeutiques, il existe naturellement déjà des connaissances et une expertise médicale, mais Sophia peut les rassembler au sein d’une même plateforme pour les rendre plus impactantes.
Il faut voir les androïdes comme des plateformes, les réceptacles de programmes d’intelligence artificielle toujours plus avancés et différents. Nos interactions avec l’intelligence artificielle peuvent devenir plus naturelles et profondes grâce à aux robots : on n’a pas la même relation avec une machine à forme humaine qu’avec un smartphone.
L’idée est donc pour nous de faire de nos robots des plateformes dotées d’interfaces de programmation open source, afin de bénéficier des créations de personnes du monde entier. De cette manière, la nouvelle vague de technologies intelligentes pourra être « humanisée » par n’importe qui. Voilà pourquoi il est très important à nos yeux de démocratiser les robots comme Sophia et de créer des plateformes humanoïdes grand public, comme avec la petite Sophia.
Certaines de nos innovations, comme les technologies d’expression faciale, demeureront la propriété de Hanson Robotics, mais beaucoup d’autres vont devenir publiques. C’est ce que nous avons fait avec le Professeur Einstein. Nous vendons ce petit robot avec la possibilité de lui apporter des modifications structurelles. Mais il fallait vraiment avoir des compétences de hackers pour le faire. Avec Little Sophia, il est plus simple pour tous les utilisateurs de lui apprendre de nouvelles choses et de la faire évoluer.
Mon fils de 13 ans est parvenu à la reprogrammer grâce à la l’interface de commande en ligne, c’était génial. Lorsque vous voyez des enfants jouer avec les robots, vous vous rendez compte des éclairs de créativité que cela peut produire. Ils peuvent rêver et laisser libre cours à leur imagination, plutôt que de se retrouver face à une machine limitée. C’est formidable de les voir s’enthousiasmer face à cet univers de tous les possibles.
En 1995, je suivais des cours de programmation pendant mon cursus de cinéma. J’ai construit un robot de téléprésence et je l’ai montré dans un festival d’art scientifique. Depuis, je n’ai pas arrêté d’en inventer. Pour mon doctorat, je me suis penché sur une des questions les plus complexes de la robotique humanoïde : quelle technologie utiliser pour les expressions faciales ? J’ai créé des dizaines et des dizaines de robots différents. Certains d’entre eux fonctionnent encore dans des laboratoires de recherche autour du monde et j’en suis très fier.
D’une certaine manière, Sophia est le fruit de toutes ces années de développement. En chemin, il y a eu l’androïde Philip K. Dick (qu’on appelle Phil), qui a été inspiré par ses livres We Can Build You et Valis, dans lesquels il explore l’idée que les machines intelligentes peuvent évoluer conjointement aux humains pour former un réseau de super-intelligence transcendantale. C’est un élément-clé de mes créations. D’ailleurs, dans ces livres, il y avait un robot baptisé Sophia.
Crédits : Justine Molkhou
En 2014, j’ai commencé a dessiné son visage en m’inspirant de visages de différentes grandes civilisations – de l’Antiquité, de Chine, d’Afrique, des Inuits et de mon épouse… J’étais obsédé par ce travail, si bien que j’ai passé plus de temps sur ce robot que sur n’importe quel autre auparavant. J’avais le sentiment de ne pas savoir où j’allais, j’étais complètement perdu. Et nous avons finalement activé Sophia en février 2016.
J’ai été surpris par la réaction du public. Je pense que le succès de Sophia était dû avant tout à la qualité de ses expressions faciales. Puis avec l’université polytechnique de Hong Kong et le projet Opencog, nous avons travaillé sur son intelligence. Cette IA lui donne une véritable personnalité. Et grâce au deep learning, elle peut produire ses propres idées.
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que le fait de mettre ces outils dans les mains de différents chercheurs pour qu’ils les combinent va produire des choses intéressantes. Je pense notamment que les algorithmes génétiques ou les algorithmes physiologiques d’inspiration biologique sont pleins de promesses. Il faut appliquer ces modèles de bio-informatique et de neuroscience sur des humanoïdes pour qu’ils n’aient plus seulement la capacité d’interagir physiquement avec nous, mais aussi socialement. C’est peut-être la clé pour voir des étincelles de vie s’allumer.
L’année dernière, nous avons travaillé avec l’Institute of Noetic Sciences, en Californie, et Opencog sur un projet baptisé « Loving AI ». Des mathématiciens, des physiciens et bien d’autres scientifiques ont utilisé des schémas neuronaux pour tester une intelligence artificielle dans le cadre de ce qu’on appelle la théorie de l’information intégrée, qui cherche à expliquer le fonctionnement de la conscience. Alors qu’elle recevait de l’information et poursuivait les buts assignés, différentes valeurs ont émergé dans notre IA. Il faut poursuivre ces explorations de la conscience pour la faire émerger chez des êtres synthétiques.
Cela dit, ces expérimentations ne sont pas une preuve qu’une machine peut avoir une conscience. Les machines ne peuvent en tout cas pas être douées d’une conscience comparable à celle de l’être humain. Je vois Sophia comme un enfant avec le vocabulaire d’un doctorant. L’idée est maintenant de la faire grandir pour lui permettre d’avoir de meilleures interactions avec le monde réel.
Elle n’en prend pas encore le chemin. Pour l’instant, Sophia a deux fonctions : c’est une œuvre d’art qui sert d’interface à des programmes d’intelligence artificielle ; et c’est un programme de recherche, autrement dit une plateforme pour le développement de la prochaine génération d’IA. Je pense que ces deux dimensions avancent de concert car les robots comme Sophia peuvent apprendre de l’expérience humaine pour cheminer vers l’âge adulte. On retrouve cette idée d’évolution conjointe aux humains.
Bien sûr, tous les robots ne doivent pas ressembler aux êtres humains, mais il est bon d’avoir cette possibilité. Les êtres humains sont plus adaptés aux expériences humanisées comme la littérature, le cinéma ou les interactions en face à face. Nous pouvons nous servir de ça pour entraîner une IA à mieux connaître l’expérience humaine.
À mon avis, la convergence des progrès en biologie et en technologie n’est pas simplement le résultat de la science humaine, cela fait partie de l’histoire naturelle de notre univers. Je pense que nous sommes à un stade de notre évolution où nous devons trouver le moyen d’être meilleurs, sur le plan éthique, pour construire un meilleur futur, plus créatif, et faire face aux défis existentiels qui se présentent à nous. Nous devons transcender notre passé ou périr. C’est le défi de toute civilisation.
Cela signifie que nous devons explorer ces convergences avec l’idée qu’elles nous permettent de nous améliorer. Comment vivre de façon plus éthique ? La question se pose, et nous avons besoin d’y apporter des réponses nouvelles. Pour cela, il nous faut être plus créatifs et innovants.
Crédits : Justine Molkhou
Alors comment créer des modèles plus complexes qui rendront l’existence meilleure ? Il nous faut développer notre intelligence pour pouvoir mieux appréhender l’existence et imaginer de meilleures façons de préserver la vie. Voilà pourquoi créer de nouvelles formes de vie est une bonne chose : aller de l’avant est quelque chose de naturel. Il faut se garder de la tentation de privilégier le court-terme qui favorisent des mécaniques de domination d’un individu sur l’autre, d’une culture sur l’autre ou d’une nation sur l’autre. La convergence de la technologie et de la biologie est nécessaire pour créer des échanges où tout le monde peut être gagnant.
Cela devrait être notre but : comment se servir des machines et l’IA pour sauver l’humanité et la planète. Je suis fier de la manière avec lesquelles mes équipes créent des robots ou des IA pour faire le bien.
Sophia a déjà fait la promotion d’objectifs de développement durables des Nations unies. Je pense aussi que le storytelling, la bonne science-fiction, améliore la condition humaine, elle nous permet d’examiner ces sujets importants. Nous devons utiliser tous les outils à notre disposition pour sensibiliser les gens. Les deepfakes, les algorithmes comme armes de propagande de masse ou de neuro-hacking sont effrayants. C’est pour ça qu’il nous faut définir un cadre éthique pour utiliser ces outils.
Pourquoi ne pourrions-nous pas nous en emparer pour sensibiliser le monde, pour le rendre mieux informé, plus créatif ? Le neuro-hacking est perçu comme quelque chose de mauvais mais tout nouvel élément culturel ou artistique est une forme de neuro-hacking. Les bonnes idées hackent notre réalité en ouvrant de nouvelles possibilités. C’est le pouvoir de la science et du storytelling.
En 2022, il n’y a pas qu’un seul Philip K. Dick, il y en a des centaines. Peut-être qu’ils s’expriment par d’autres biais qu’à travers la littérature de science-fiction. Le risque est qu’une abondance d’information poussent des gens à revenir aux vieux paradigmes. C’est là que faire de l’exploration et de la création un jeu est très important. C’est là que Sophia trouve une raison d’être.
Couverture : ITU Pictures
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