22.03.2025 à 10:46
multitudes
L’article Antoine Moreau. Faire sans faire : de l’art est apparu en premier sur multitudes.
L’article Antoine Moreau. Faire sans faire : de l’art est apparu en premier sur multitudes.
22.03.2025 à 10:33
Querrien Anne
Deleuze, une vie philosophique et politique De nombreux discours dénoncent aujourd’hui une prétendue incapacité de la philosophie de Gilles Deleuze à se traduire en pratiques réellement politiques. Cet article prend le contrepied de ces attaques. Il montre à quel point les écrits et les attitudes développées par le philosophe ont pu irriguer des conceptions et des pratiques alternatives, qui déplacent les repères de ce qui mérite d’être considéré comme politique. Il suggère que ces déplacements restent plus inspirants que jamais dans la situation historique actuelle. Deleuze, a Philosophical and Political Life There is much talk today of the alleged inability of Gilles Deleuze’s philosophy to translate into truly political practices. This article counters these attacks. It shows the extent to which the philosopher’s writings and attitudes have been able to inspire alternative conceptions and practices, displacing the markers of what deserves to be considered political. It suggests that these displacements remain more inspiring than ever in the current historical situation.
L’article Deleuze : une vie philosophique et politique est apparu en premier sur multitudes.
Contrairement à ce que racontent ses détracteurs, Deleuze n’a pas attendu sa rencontre avec Guattari et Mai 68 pour manifester ironiquement des opinions politiques bien tranchées1. Un inédit de 1950, reproduit dans L’île déserte, le montre étrillant Robinson Crusoé et Vendredi : d’après lui, la vision du monde de Robinson est typiquement bourgeoise, car il reconstruit la vie sur l’île à partir des choses déjà possédées sur le bateau, au lieu de partir à la découverte du monde de l’île. Quant à Vendredi il parait bien docile au travail, il ferait mieux de manger Robinson ! À l’adresse de ceux qui lui reprocheront son insistance sur la création car ils croient qu’elle ne peut être le fait que de Dieu, il déclare « Les dieux meurent de rire en en entendant un dire qu’il est le seul 2 ». La création par différenciation est le fait de tout ce qui est vivant. Dans ce vivant les œuvres humaines ont leur part, bien petite à côté du jeu de la nature dans les plantes, les animaux et même les minéraux.
Sa thèse, Différence et répétition, est parue à l’automne 68, mais a évidemment été écrite auparavant. Or pour une militante comme moi, engagée dans le mouvement syndical puis politique étudiant depuis 1963, elle a fourni la matière intellectuelle indispensable pour comprendre les impasses politiques dans lesquelles nous nous débattions. Dès la fin mai 68 et surtout à partir de la mi-juin et de l’interdiction des mouvements de jeunesse par le gouvernement, l’élan créatif qu’avait développé le mouvement s’est tari et les interprétations productrices d’impuissance ont fleuri. L’interdiction par le gouvernement du tabac, de l’essence, et des rassemblements de plus de trois personnes, a eu raison des manifestations joyeuses du mois de mai. Une nouvelle interprétation du mouvement s’est faite jour selon laquelle il ne s’était jamais agi que de provocation et de répression, et non d’un désir de changer le monde. Pourtant les murs de mai s’étaient couverts d’énoncés désignant ce projet sans contestation possible. L’autogestion avait été mise à l’ordre du jour dans les usines occupées, par des travailleurs minoritaires sans doute mais très écoutés. À l’automne la plupart des théoriciens connus ont fourni leur vision a posteriori, en rabattant sur leurs coordonnées traditionnelles l’ouverture subjective à laquelle on venait d’assister. Deleuze était un des rares enseignants à avoir pénétré dans les facultés occupées pendant le mouvement, comme le note son biographe, François Dosse3. Il ne s’est pas exprimé publiquement à l’époque. À l’opposé de cette réserve, certains militants incapables d’accepter leur défaite provisoire rêvaient de résistance militaire et même de « guerre civile ». Il était évident que le rapport de force venait de tourner et rendait monstrueux un tel mot d’ordre, choisi par quelques anciens leaders du mouvement. Trouver les moyens de penser autrement était impératif pour échapper aux passions tristes, aux tentations de violence, à la drogue. En attendant, Guattari avait mis en place avec ses amis des séances d’analyse collective des trajectoires qui les avait amenés à ce désir de révolution.
Il y avait à l’époque une librairie au quartier latin nommée La joie de lire, possédée par François Maspéro, où on trouvait tous les livres de gauche. J’y suis donc allée chercher de quoi penser le mouvement à l’écart des mises en scène de la défaite proposées par les trotskystes, les maoïstes et autres penseurs en catégories prédéterminées. Sur la table des nouveautés philosophiques et théoriques j’ai choisi Différence et Répétition, après avoir feuilleté une bonne douzaine d’ouvrages de circonstance. La table des matières, les pages lues au hasard, faisaient anticiper un grand chamboulement de la pensée. Un chamboulement malheureusement limité chez moi par la pratique professionnelle de la sociologie plutôt que de la philosophie, et par la poursuite d’activités militantes diverses. Mais la pratique professionnelle de la philosophie produit manifestement d’autres limites.
Mes années de militantisme étudiant, syndical puis politique, m’avaient conduite à une forte remise en cause de la représentation, qui est à la base de toutes les formes de démocratie contemporaine, et j’étais intéressée par l’écho de cette remise en cause dans le livre de Deleuze. Le domaine politique de la démocratie représentative est fortement différent de celui de la littérature ou de la philosophie dans lequel Deleuze analyse cette forme de pensée particulière. Cependant, comme le dit Deleuze (DR, p. 387), « ce qui est manqué dans la représentation, c’est le sens collectif de l’être, le jeu de la différence individuelle au sein de ce collectif ». Tous les membres de l’organisation collective sont considérés comme semblables et porteurs des mêmes décisions, capables des mêmes performances, membres du même « on ». La doctrine élaborée par ceux qui estiment être les chefs de l’organisation ou du groupe ne souffre aucune dissonance. Or il y a toujours de la différence entre les unes et les autres. Une autre pratique possible de la démocratie est nécessaire qui fabrique des synthèses temporaires au jour le jour, ce qu’on a connu dans les assemblées générales du mois de mai de manière exceptionnelle. Sans faire l’objet d’une étude détaillée, cette forme de démocratie ouverte aux minorités, fonctionnant en réseau et non centralement, est défendue par Deleuze tout au long de ses livres. Un réseau qu’il appellera avec Guattari rhizome, et dont la forme lui est amèrement reprochée par Badiou, sous le pseudonyme de Georges Peyrone, sous le titre Le fascisme de la pomme de terre 4. Il ne semble pas pourtant que les États nazis et fascistes, de Hitler et Mussolini, aient été particulièrement décentralisés !
Dès ses premiers écrits, Deleuze témoigne d’une aversion particulièrement marquée pour le centralisme et le totalitarisme qui, sous la houlette marxiste, ont caractérisé toutes les organisations de gauche. Il note dans le texte Instincts et institutions, publié en 1955, que « toute expérience individuelle suppose la préexistence d’un milieu dans lequel est menée l’expérience, milieu spécifique ou milieu institutionnel5 » et il conseillera d’aborder les problèmes par le milieu, dans leur mouvement, dans les tendances qui tracent leurs différences. L’être est la différence, ni l’un, ni le multiple. La différence est entre les tendances qui traversent la chose, pas entre les choses elles-mêmes, et cette différence est plus que la contradiction chère à la dialectique hégélienne. La contradiction rend en fait le deuxième terme qui s’oppose dépendant du premier, ce n’est pas une réelle différence. La virtualité qui se réalise est en même temps ce qui se différencie, ce qui donne des séries divergentes d’évolution, et non des prises en miroir dans la contradiction. Ce qu’on observe dans la nature comme dans l’histoire. La virtualité est la vie dans la multiplicité de ses formes réalisées, et possibles. La durée est virtualité. Le temps est l’affirmation d’une virtualité qui se réalise, et qui donc invente, produit du nouveau, souci de la production de nouveau, que Badiou reproche à Deleuze alors que c’est le mouvement de la vie. L’intuition est la jouissance de la différence, la méthode pour la découvrir, pour apprécier degrés et nuances, sortir de l’abstraction. Le concept fait coexister degrés et nuances dans une proposition. Ce qui se différencie est d’abord ce qui diffère d’avec soi, ce qui réalise le virtuel. La différence est encore une répétition et la répétition est déjà une différence. La pensée s’appuie sur les courbes mathématiques pour imaginer cet univers en « variation continue ». Une variation continue à laquelle il faut se rendre sensible dans la vie quotidienne, au lieu de tout ramener au même et à l’ennui. « Jamais une chose n’a un seul sens. Chaque chose a plusieurs sens qui expriment les forces et le devenir des forces qui agissent en elle. Bien plus, il n’y a pas de “chose”, mais seulement des interprétations, et la pluralité des sens 6.»
La pensée moderne procède de la faillite de la représentation, de la défaillance du principe d’identité, de la découverte des forces qui agissent sous la représentation de l’identique, et le déforment, prises dans le jeu inconscient de la différence et de la répétition. Sartre déjà contestait l’ordre de la représentation qui place le philosophe dans la proximité des tenants du pouvoir, de voir, de dire et de faire. D’après Deleuze il faisait comme lui de l’écrivain un homme comme les autres qui s’adresse aux autres du point de vue de leur liberté, et qui quitte l’ère du jugement qui a caractérisé jusque-là la pensée. La critique du jugement, comme posture intellectuelle et politique exigée par Artaud, parcourt toute l’œuvre de Deleuze. Ses cours ouverts fonctionnaient en assemblées générales, ouverts aux associations d’idées ; à la suite d’une objection, ou d’une suggestion, il pratiquait la reprise, accueillant la parole de l’autre dans son propre développement.
Deleuze proposait à chacun et chacune de se mettre en mouvement, de faire œuvre, peut-être par les canaux universitaires des thèses, mais surtout dans la diversité des pratiques professionnelles de celles et ceux qui venaient se brancher sur son enseignement. Il s’agissait de substituer des signes directs aux représentations médiates, d’inventer des vibrations, des rotations, des danses qui atteignent directement l’esprit7. On comprend que ce soit dans les arts visuels que ce soit le plus directement diffusée cette pensée, ce qui n’a pas manqué aussi de susciter des critiques sociologiques, vu la précarité sociale de ce secteur d’activité8. Deleuze n’était plus là pour commenter ce développement.
Comme il le souligne dans Différence et répétition (p. 74), le malheur des représentants c’est de parler à la place des autres, pour eux, en modifiant ce qu’ils auraient dit, pour le faire coïncider avec la ligne dominante. Représenter, c’est aussi négliger volontairement la conscience sensible, et se rendre insensible à la répétition de la différence en sous-main. Dans le mouvement politique, c’est le problème du leader qui se coupe des sensibilités qu’il a réunies, et doit forcer à obéir à une pseudo unanimité. Certes plus on néglige les sensibilités concrètes derrière les mots d’ordre éprouvés et plus « on ratisse large ». Mais plus aussi on a besoin de répression, pour contenir ensemble et neutraliser l’effet des divergences réelles, des différences allant se répétant. Dans la débâcle des mouvements de gauche européens de ces dernières années, une tentative de rassemblement des troupes s’est faite par opposition à l’ennemi déclaré et traditionnel : le capitalisme. Il est certain que la politique deleuzienne est aux antipodes d’une telle démarche. Elle consiste au contraire à repérer les lignes de fuite, les points de fracture, à partir desquels pourront se construire d’autres histoires. Deleuze propose dans Différence et répétition (p. 78) une petite tactique subversive face aux représentations courantes : déformer chaque représentation en dissociant les points de vue de l’objet et du sujet, en supprimant leur identité de perspective – un travail très proche de celui que nous faisions avec Manuel Castells à Nanterre en sociologie en 1968. La déformation différenciante ne s’élabore pas dans l’antagonisme.
L’énoncé favori du représentant patenté, qui ne représente réellement que lui-même, est de la forme « tout le monde convient que…, personne ne peut nier que… », dit Deleuze dans Différence et répétition (p. 179). C’est l’énoncé faussement démocratique, qui en appelle au bon sens et au sens commun, pour inviter à la réaction et à la conservation. Il ne peut pas y avoir d’énoncé nouveau de type unanimiste. L’unanimité est un signe de totalitarisme, et demande d’abaisser le propos vers les contenus les moins élaborés, avec le risque que ce soit les plus violents à l’égard des dissidents, ravalés au rang d’ennemis par rapport auxquels il convient de se défendre. La violence sous-jacente à la situation se diffuse à chacun des membres du groupe ou de l’organisation, et le convoque à s’identifier comme sujet de l’action ou l’énoncé proposé, à développer pour elle ou lui-même les énoncés du type « je conçois, je juge, j’imagine, je me souviens, je perçois » (Différence et répétition, p. 180) par lesquels il ou elle développe son identité, sa similitude avec les autres, et son évaluation réconfortante de la situation. Le suivi de la représentation et de ses effets au cœur du groupe n’est que peu accompagné, dans Différence et répétition, de conseils tactiques comme ceux mentionnés ci-dessus. On perçoit intuitivement que la capacité à suivre des lignes de fuite efficaces dans des situations concrètes d’exclusion, de migrants par exemple, ou d’expression de racisme ou de discrimination, est plus ou moins développée selon les milieux dans lesquels se déroule l’action, le fascisme désignant les cas où cette capacité n’existe plus.
Dans Différence et répétition (p. 269), Deleuze en appelle à la « faculté de sociabilité », la puissance sociale de la différence, « la colère de l’Idée sociale », qui brise l’unité du sens commun fétiche de la représentation, et qui réalise la révolution. « La révolution ne passe nullement par le négatif », car le négatif est le corps objectif du faux-problème, en miroir de ce qu’il convient d’abandonner. Le négatif entrave l’exercice de la faculté de sociabilité, la condamne à la réaction. La révolution n’est pas terminée avec nos échecs et nos erreurs de pensée, elle reste un problème à venir qui exige notre sortie des cadres de la représentation. C’est la multiplicité sociale dans son entière composition qui détermine la sociabilité comme faculté ; elle n’a pas de visage défini une fois pour toutes, pas de classe sociale privilégiée. Il s’agit d’un « bouleversement des sociétés par la liberté (p. 250). Il ne s’agit pas de construire une alternative qui reproduirait les catégories de l’identité dominante, de construire une « gouvernance » ou le programme d’un gouvernement à venir. Il s’agit d’installer partout des lieux de partage des sensibilités, d’écoute des mots avant ou au-delà du langage, de tracé des lignes de fuite, d’expérimenter des moments de vie commune. Tout ceci peut se faire dans des lieux ordinaires, et a été expérimenté quelque peu depuis 1968 et dans des petits groupes révolutionnaires auparavant.
L’attitude politique que préconise Deleuze est l’apprentissage des signes et le diagnostic du devenir sous-jacent tels qu’il les lit dans l’œuvre littéraire de Proust et dans certaines œuvres contemporaines. La répétition des signes est ouverture sur l’infini et la transformation. Par l’apprentissage le sujet se décentre et se met en mouvement, se découvre différent, et se forme à affronter de nouvelles situations. L’apprentissage n’est pas appartenance ou participation, mais insertion dans de nouveaux agencements, développement d’une capacité d’observation et de description. L’attitude apprenante permet à la singularité de chacun de se déployer dans l’organisation collective, lorsqu’elle s’accompagne d’une volonté de transmission sans domination ni imitation, lorsqu’elle prend en charge la poursuite de l’interaction entre chacun et le milieu support. La spécificité de la trajectoire de chacun devient pertinente pour le groupe, au lieu d’avoir à être ignorée comme dans les mouvements politiques traditionnels. Ceci entraine une nouvelle position de l’intellectuel, explicitée par Foucault et reprise par Deleuze : l’intellectuel n’intervient plus comme représentant de l’universel, de l’intérêt général, mais par les compétences spécifiques qu’il est capable de mettre au service du mouvement.
Deleuze a fortement conscience du caractère minoritaire de sa position, liée à une pratique professionnelle très minoritaire, celle de professeur de philosophie et de producteur de textes, à laquelle il est fait appel quelquefois cependant pour prendre position, comme le montrent les interventions rappelées dans L’île déserte et dans Deux régimes de fous. Il ne s’agit pas d’une minorité idéologique, liée à une tendance bien précise sur l’éventail des positions politiques possibles, même si cela peut être présenté ainsi par des journalistes, mais plutôt de l’activation de réseaux d’amitié et d’amour, comme il le dit à Jeannette Colombel qui lui demande si sa philosophie peut contribuer à une pratique révolutionnaire, pour La quinzaine littéraire en 1969. « D’abord il y a des rapports d’amitié ou d’amour qui n’attendent pas la révolution, qui ne la préfigurent pas, bien qu’ils soient révolutionnaires pour leur compte… Le problème actuel de la révolution, d’une révolution sans bureaucratie, ce serait celui des nouveaux rapports sociaux où entrent les singularités, minorités actives, dans l’espace nomade, sans propriété ni enclos9 ».
Peter Hallward10 souligne que Deleuze a tendance à nous emmener au-delà du monde connu, mais n’est-ce pas indispensable à une pensée révolutionnaire, dont les réalisations se feront dans l’actualisation du virtuel ? Si ce virtuel est interdit de pensée pour cause de réalisme obligatoire, adieu le désir révolutionnaire, et bonjour la conservation et la résignation, comme on l’a vu après 68. Le virtuel de Deleuze se pense d’ailleurs à partir des tendances observées dans le réel par une philosophie éprise de liberté et de création, de production du nouveau et non de reproduction de l’existant. Ces tendances sont portées par l’hétérogénéité du milieu dans lequel se développe l’action, et c’est cette hétérogénéité qu’il convient de lire dans ses différences, sans les rabattre sur une représentation assise seulement sur ses contradictions. C’est l’hétérogénéité qui fera apparaître d’autres lignes de fuite possibles. L’apprentissage doit donc consister à découvrir tous les points de vue présents dans une situation, au lieu de la ramener au point de vue dominant, comme dans la perspective classique. Deleuze propose de se hisser au-dessus de la situation pour poser le problème, se livrer à une expérience de pensée en empruntant d’autres positions subjectives, et proposer une expérimentation. Exercice difficile mais utile dans la démocratie d’assemblée et dans la gestion des collectifs égalitaires, qui sont apparus surtout en milieu rural11.
La situation politique post 68 n’a guère donné ce genre d’opportunités. Cependant les réseaux d’amitié créés à l’époque ont fait entrevoir régulièrement des tentatives de création de nouveaux rapports sociaux. Aussi ai-je été très étonnée de lire plusieurs fois dans Deux régimes de fous des énoncés du type : « Avec une autoroute vous n’enfermez pas les gens, mais vous multipliez les moyens de contrôle. C’est cela notre avenir 12 » ou encore « L’horreur d’Auschwitz, l’horreur du goulag, viennent de ce qu’ils ne se confondent pas et prennent toute leur place dans une série où il y a aussi Hiroshima, l’état du tiers monde, l’avenir qu’on nous prépare13 » De même dans le cours de 1986 sur Foucault, on trouve le sombre présage d’une accumulation des holocaustes au XXIe siècle. Ou encore, plus près de notre réalité actuelle : « L’entente mondiale des États, l’organisation d’une police et d’une juridiction mondiales, telles qu’elles se préparent, débouchent nécessairement sur une extension où de plus en plus de gens seront assimilés à des terroristes virtuels. On se trouve dans une situation analogue à celle de l’Espagne, lorsque l’Espagne servit de laboratoire et d’expérimentation pour un avenir plus terrible encore. Aujourd’hui c’est l’État d’Israël qui mène l’expérimentation. Il fixe un modèle d’expérimentation qui sera adapté dans d’autres pays14. »
Ces diagnostics semblent confirmés mais m’ont choquée ; pour une ex-militante, le fait qu’ils ne soient pas accompagnés par une réflexion sur des possibilités alternatives n’est pas signe d’indifférence politique, mais de résignation minoritaire, encore que le dernier extrait vienne d’un article du Monde dans lequel Deleuze tente d’attirer l’attention sur le sort mortel fait aux Palestiniens, auxquels il s’intéresse grâce à son amitié avec Elias Sanbar, qui fondera quelques années plus tard, en 1981, la Revue d’études palestiniennes. Mais Deleuze se rend compte que le statut de l’intellectuel dans la société a changé. Sartre était le dernier intellectuel qui intervenait au nom du Beau, du Vrai, du Juste, des grandes valeurs reconnues par tout le monde. Foucault a voulu mettre en lumière ce qui était imperceptible dans le pourtant visible. Deleuze s’occupe de produire de nouveaux énoncés et fait référence à de grands producteurs d’énoncés politiques : Lénine, Mai 68, Hitler. Le caractère de nouveauté prime donc sur celui d’orientation politique. Victor Klemperer qui a étudié la langue nazie estimait qu’elle était faite au contraire de morceaux anciens amalgamés avec une apparence de nouveauté15. D’après Deleuze, au Groupe d’Information sur les Prisons, Foucault a passé la main à Serge Livrozet et au comité d’action des prisonniers, car il pensait que l’action du GIP n’avait finalement rien changé pour les prisonniers, mais Deleuze estime que grâce à cette action des énoncés publics tenus par des prisonniers ou des ex-prisonniers sont devenus possibles16. Le principal souci politique de Deleuze est en effet que les personnes concernées puissent s’exprimer elles-mêmes sur le sort qui leur est fait. Cinquante ans plus tard, cette possibilité pour des prisonniers semble avoir disparu, en particulier quand on compare la France aux Pays-Bas et à la Suède. Le diagnostic souriant semble le plus difficile à voir se confirmer sur le long terme.
Mais revenons à ce qui nous motive chez Deleuze. À la différence de ses détracteurs Deleuze n’a pas besoin de donner une essence unique au virtuel qui tend la situation. Fait de tendances qui se composent et qui donnent l’équivalent d’un poids, ou servant de centre de gravité à l’ensemble, son virtuel est tout à fait matériel. Ce virtuel s’apparente à la vie comme phénomène général décliné dans toutes ses dimensions concrètes, ses formes tellement différenciées, dans tous les processus de création qui la produisent.
« Une vie est partout, dans tous les moments que traverse tel ou tel sujet vivant et que meurent tels objets vécus : vie immanente emportant les évènements ou singularités qui ne font que s’actualiser dans les sujets et les objets17. »
1Cet article a été écrit à l’intention d’un livre collectif à paraître en grec sous la direction de Constantin Boundas et Harris Papaharalambous. Il s’agit d’examiner le rapport de Gilles Deleuze à la politique.
2Gilles Deleuze, L’île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Minuit, 2002, p. 267, reprise de la notice « À quoi reconnait-on le structuralisme ? » in François Chatelet (ed), Histoire de la philosophie, tome VIII, le Vingtième siècle, Paris, Hachette, p. 299-335.
3François Dosse, « Les engagements politiques de Gilles Deleuze », Cités, 2009-4.
4Les pommes de terre poussent en effet sur les tiges souterraines de la plante, appelées rhizomes.
5Gilles Deleuze, L’île déserte, op. cit., p. 24.
6Cf. Cahiers de Royaumont, VI, « Nietzsche », Éditions de Minuit, 1967.
7Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 16.
8Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
9Gilles Deleuze, L’île déserte, op. cit., p. 201.
10Peter Hallward, Out of this world, Deleuze and the philosophy of creation, London, Verso 2006.
11Ecorev, « Terres en luttes », no 55, 2024.
12Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 300.
13Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, op. cit., p. 298.
14Le Monde, 7 avril 1978 et Deux régimes de fous, op. cit., p. 148.
15Cf. Lionel Ruffel, Trois éveils, Paris, Éditions Corti, 2024.
16Deux régimes de fous, op. cit., p. 261.
17Philosophie no 47, septembre 1995, dans Deux régimes de fous, op. cit., 2003.
L’article Deleuze : une vie philosophique et politique est apparu en premier sur multitudes.