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La Lettre de Philosophie Magazine

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12.09.2025 à 18:00

“Sirāt” : marche ou rave

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“Sirāt” : marche ou rave hschlegel ven 12/09/2025 - 18:00

Que faire au fond, sinon danser ? C’est la question que s’est posée Ariane Nicolas en regardant Sirāt, d’Oliver Laxe, en ce moment à l’affiche. Car à travers la quête éprouvante d’un père pour retrouver sa fille, ce road movie zigzaguant au milieu de raves techno dans le désert marocain nous offre peut-être la métaphore du mois au cinéma…

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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !

 

« Luis, un père de famille taciturne et paumé (Sergi López), s’invite dans une rave party organisée au beau milieu du désert marocain dans les années 1990. Accompagné de son fils Esteban, il y cherche sa fille Marina qui a récemment pris la poudre d’escampette. Sur le terrain ocre balayé par les vents, les enceintes empilées comme les pierres d’un temple inca crachent une techno hypnotisante. Après une évacuation forcée de l’armée – une guerre semble se préparer dans cette zone disputée avec la Mauritanie – Luis s’engage dans un road trip dantesque. Il accompagne deux antiques camions de raveurs pour rejoindre une autre fête désertique où, pensent-il, Marina se situerait. Croisement entre Mad Max, Zabriskie Point et Le Salaire de la peur, Sirāt, du réalisateur espagnol Oliver Laxe, a envoûté le public au festival de Cannes, où il a reçu le prix du jury. Non sans raison. Âpre, aventureux, sans pitié, Sirāt est autant la quête dangereuse d’un être cher qu’une métaphore sous acide de la vacuité de l’existence. Que faire, au fond, sinon danser ? Le film s’oriente dans deux directions. D’un côté, il essaie de rendre visible, palpable, le phénomène magique par lequel des ondes traversent le corps humain et l’activent lorsqu’on danse. De l’autre, il déploie un joli motif, celui de l’effritement des corps et du monde, qui n’est pas sans rappeler un autre film de vraie-fausse apocalypse, Alpha, de Julia Ducournau (sorti le 20 août dernier). À l’image de cette roche grattée par les roues des véhicules, plusieurs personnages ont des corps amputés, comme raclés par la vie. Au IVe siècle avant J.-C., Aristote a tenté de décrire le phénomène amenant tout ce qui naît à disparaître inéluctablement, et qui implique le processus d’“altération” de la matière : “Il faut nécessairement considérer la production et la destruction des choses comme une simple altération” (De la génération et de la corruption). Les personnages de Sirāt ne sont pas les seuls à être “altérés” par cette expérience éprouvante. La montagne ressort pareillement métamorphosée. On comprend alors qu’un corps inerte peut aussi être, à sa manière, bien vivant. »

 

Sirāt, film franco-espagnol d’Oliver Laxe (1h55). Avec Sergi López, Jade Oukid, Bruno Núñez Arjona... Sortie le 10 septembre. Voir les séances.

septembre 2025
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12.09.2025 à 12:00

Laure Gillot-Assayag : “Le compromis n’est pas aujourd’hui considéré comme une vertu politique”

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Laure Gillot-Assayag : “Le compromis n’est pas aujourd’hui considéré comme une vertu politique” hschlegel ven 12/09/2025 - 12:00

Pourquoi le compromis est-il si compliqué dans une Assemblée nationale sans majorité ? Laure Gillot-Assayag, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales et philosophe au Cespra, nous répond en mobilisant la pensée éthique de Paul Ricœur.

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Pour quelles raisons la politique du compromis de François Bayrou a-t-elle échoué ?

Laure Gillot-Assayag : Parce qu’il s’agit justement d’une politique de compromis, et non d’une véritable éthique du compromis. Cela peut sembler jouer sur les mots, mais la distinction est essentielle. L’échec du compromis est d’abord un échec de méthode, d’écoute et de prise en compte des partenaires. Au lieu de s’engager dans une période de négociation préalable, le Premier ministre a pris le Parlement de court en déclarant le 25 août que la discussion sur les orientations budgétaires n’aura lieu qu’après un vote de confiance. À l’inverse, le compromis éthique suppose l’inclusion en amont des acteurs concernés, la mise en commun des perspectives pour permettre la co-construction de solutions, et gouverner dans un contexte politique fragilisé et divisé. Un compromis éthique n’est pas une tactique de négociation, ni une issue de secours personnelle ou politique. La défiance de l’opinion à l’égard des institutions et des responsables politiques – les partis politiques, qui se rêvent encore majoritaires – participe aussi à cet échec du compromis. Il faut noter que le mot de « compromis » souffre en France d’une mauvaise réputation. Il évoque la trahison mais également la tiédeur. Cette compréhension erronée du compromis – assimilé à une compromission avec la politique d’un gouvernement contesté ou à de simples calculs électoraux de court terme – entrave toute dynamique de coalition susceptible de dépasser les crises politiques.

 

➤ À lire aussi : Philosophie magazine n°187, « Faut-il faire des compromis pour avoir la paix ? »

 

Comment le compromis devient-il une vertu politique ?

À partir du moment où l’on ne le conçoit plus comme un défaut de radicalité. Un compromis éthique ne signifie pas la recherche d’un accord total et parfait – c’est un second-best – ni un abandon de ses valeurs, mais une solution travaillée pour être suffisamment partagée et permettre la coexistence pacifique et la poursuite du bien commun. Il faut cependant rappeler, avec Avishai Margalit, un auteur sur lequel je publie un ouvrage collectif en décembre, qu’il existe toutefois des compromis inacceptables : ceux qui instituent un système d’humiliation comme dans les régimes totalitaires. Mais la France n’en est évidemment pas là. 

“L’échec du compromis de Bayrou est d’abord un échec de méthode et d’écoute” Laure Gillot-Assayag

 

En Allemagne, en Suède, en Belgique et même en Espagne, les partis politiques semblent davantage disposés à travailler ensemble pour dégager des compromis. Pourquoi la France fait-elle exception ?

Deux éléments me paraissent décisifs : l’histoire politique et sociale de notre pays et la structure institutionnelle française. Historiquement, la France est marquée par une culture politique dominée par le système électoral majoritaire à deux tours : ce système offre généralement une majorité à un seul parti, qui n’a pas besoin de passer des compromis avec les partis minoritaires. Institutionnellement, la Ve République repose sur un présidentialisme fort, que De Gaulle a conçu en parfaite opposition au régime du compromis de la IVe République, pour mettre fin à l’instabilité chronique des alliances. Dans un contexte de pluralisme politique, le résultat est cependant paradoxal. La concentration du pouvoir décisionnel a accru la défiance à l’égard du régime, ce qui fait monter des partis minoritaires et semble exiger un recours plus fréquent au compromis ! Par ailleurs, le poids de l’imaginaire révolutionnaire qui veut que les droits sociaux – les 35 heures par exemple – aient été « arrachés » au pouvoir plutôt que négociés, nourrit aussi une culture du conflit et l’idée que la victoire politique doit être totale, et non partagée. Contrairement à la France, en Europe, dans la plupart des régimes parlementaires ou semi-présidentiels, les coalitions sont une pratique courante. Elles peuvent être homogènes et regrouper des partis du même bord politique comme en Espagne (coalition de centre-gauche) ou en Italie (coalition des trois forces d’extrême droite et de droite), ou hétérogènes et associer des partis aux positions parfois éloignées, comme en Allemagne et en Belgique… L’expérience suédoise, elle, fait l’objet d’une observation particulière. La coalition compte l’un des partis sociaux-démocrates les plus puissants d’Europe mais aussi les partis de la droite et de l’extrême droite. Dans tous les cas, ces coalitions nécessitent toujours des compromis importants pour assurer la stabilité gouvernementale et une gouvernance efficace. 

“Nos partis ont plus de mal qu’ailleurs dans le monde à travailler ensemble en raison de l’histoire politique, de la structure institutionnelle et du système électoral français” Laure Gillot-Assayag

 

Vous avez travaillé sur l’œuvre de Paul Ricœur. Son éthique pourrait-elle nous permettre de repenser la politique française ? 

Ricœur a peu écrit sur la notion de compromis, mais ses intuitions sont précieuses. Le compromis est une figure de la mise en accord en situation de profond désaccord, ce qui caractérise parfaitement la situation politique française. En situation de pluralisme, l’alternative est soit un consensus introuvable, soit un agonisme permanent, c’est-à-dire une guerre politique sans fin. Le compromis trace donc une voie médiane : il ne cherche pas à supprimer le conflit mais à frayer une solution suffisamment partagée pour permettre la coexistence pacifique et la poursuite du bien commun. Paul Ricœur y voyait une option à la fois « forte et fragile » : forte, car seule capable de viser le bien commun au-delà des factions ; fragile, car toujours menacée par le soupçon ou le retour du conflit. Cette perspective repose sur une forme de sagesse pratique. Il ne s’agit pas d’un idéalisme naïf mais de la capacité à agir dans des conditions non idéales, à établir des priorités, à définir des lignes rouges qui ne peuvent être franchies et à reconnaître que nul parti ne peut incarner à lui seul la totalité de l’intérêt général. Dans mon travail de recherche, je démontre que Ricœur pense le compromis non comme une simple concession mais sous l’angle d’une éthique politique de création commune : il consiste à inventer des intersections originales entre des valeurs et intérêts opposés. Ricœur met aussi en garde contre une réduction du politique à l’économique. L’économie est importante mais elle ne doit pas absorber les dimensions éthique et politique de notre monde. Le compromis suppose au contraire de penser l’équilibre entre ces trois sphères : économique, politique et éthique, ce qui ouvre la voie à des discussions prometteuses en termes de compromis, où les projets politiques croisent la réalité économique sans oublier la justice sociale. Il considère d’ailleurs que l’échec du compromis est lié à une « carence d’imagination ». Il existe sans doute de multiples voies pour réduire la dette, au-delà du sacrifice unilatéral qui est demandé. Faute de cette créativité, les propositions se révèlent incapables d’ouvrir de nouveaux horizons conciliateurs pour sortir de la crise économique. La voie ouverte par Ricœur – celle d’une éthique du compromis – est exigeante. Elle ne promet pas des solutions rapides, idéales, mais un travail besogneux et agile. Elle offre toutefois un horizon enthousiasmant – celui de reconnaître que la politique démocratique n’est pas l’art de vaincre mais l’art de tenir ensemble malgré nos divergences. Envisagé dans une perspective éthique, le compromis contribue même à rétablir la confiance en s’appuyant sur la reconnaissance mutuelle de soi et d’autrui, comme l’explique Ricœur dans son Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Il permet à chaque partie de sauvegarder les valeurs qu’elle considère essentielles, tout en maintenant les responsabilités politiques de chacun.

“Chez Ricœur, le compromis ne doit pas concéder mais créer : inventer des intersections originales entre des valeurs et intérêts opposés. Quand on échoue, c’est qu’on manque d’imagination !” Laure Gillot-Assayag

 

Avez-vous des exemples de mesures qui pourraient nous faire davantage accepter le compromis en politique, et transformer l’ennemi en simple adversaire ?

Nous pouvons citer des mesures portées depuis des années, comme l’adoption d’une dose de proportionnelle dans le système électoral. Cela permettrait une représentation plus équitable de l’opinion, une visibilité des petits partis, et renforcerait la nécessité du compromis. Nous pouvons penser aux mesures allant dans le sens de la démocratie participative et délibérative pour sortir de la personnification politique et de son spectacle médiatique. Mais je suis convaincue que modifier les règles du jeu est insuffisant. Il faut également sensibiliser les acteurs à « l’esprit du compromis », selon l’expression d’Amy Gutmann et Dennis Thompson, en proposant par exemple une formation éthique des responsables politiques sous la forme d’éducation continue, un lifelong learning appliqué à la démocratie. Il s’agit par cette mesure de s’assurer que ceux qui exercent des responsabilités publiques disposent des compétences éthiques nécessaires pour représenter le peuple et apprennent à forger des compromis éthiques inventifs, inclusifs mais cohérents avec leurs engagements. Gouverner n’est pas une œuvre de cavalier seul mais un devoir collectif : celui de prendre en compte la diversité politique des citoyens et de guider l’action collective vers le bien commun. Je suis persuadée que l’absence durable de majorité absolue à l’Assemblée nationale peut offrir une occasion unique de replacer l’éthique du compromis au centre de la démocratie comme manière de gouverner.

septembre 2025
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12.09.2025 à 08:00

La vérité du corps : entretien avec Claude Romano

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La vérité du corps : entretien avec Claude Romano nfoiry ven 12/09/2025 - 08:00

Auteur de vastes enquêtes philosophiques sur la notion d’expérience, d’événement ou d’identité, le philosophe Claude Romano explore d’autres manières de voir le monde. Contre les utopies transhumanistes et les penseurs sceptiques, il propose de renouer avec la réalité de notre corps, notre milieu de vie et avec l’idée même de vérité. Un entretien à retrouver dans notre nouveau numéro, disponible chez votre marchand de journaux.

septembre 2025
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11.09.2025 à 17:00

Affaire Legrand-Cohen : les liaisons dangereuses entre presse et pouvoir

hschlegel

Affaire Legrand-Cohen : les liaisons dangereuses entre presse et pouvoir hschlegel jeu 11/09/2025 - 17:00

La vidéo montrant deux journalistes de France Inter, Thomas Legrand et Patrick Cohen, en train d’échanger au sujet de la prochaine campagne présidentielle avec des responsables du Parti socialiste a fait scandale. Une affaire révélatrice des rapports complexes entre médias et classe politique, et qui rappelle un enjeu crucial : la responsabilité des journalistes en démocratie.

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C’est la séquence qui agite le monde médiatique depuis quelques jours : le média L’Incorrect, classé en général à l’extrême droite, a dévoilé une vidéo [voir ici l’extrait principal, isolé par Le Figaro] prise à la dérobée d’une conversation entre deux journalistes – Thomas Legrand (France Inter, Libération) et Patrick Cohen (France Inter, France 5) – et deux hommes politiques « proches d’Olivier Faure » (dixit Legrand) : Luc Broussy, président du conseil national du PS, et Pierre Jouvet, eurodéputé socialiste. On y voit les quatre hommes échangeant à bâtons rompus autour d’une table du Coucou, une brasserie du VIIe arrondissement de Paris.

La scène, récemment diffusée, date en fait du 7 juillet. Le montage vidéo a été mis en ligne après la publication d’un article « avec recontextualisation, retranscription et vérification des faits, bref, la base du journalisme », affirme la rédaction de L’Incorrect, relatant plus en détail la rencontre. En guise d’élément de contexte, L’Incorrect évoque notamment un édito de Legrand qui vient de paraître au moment de l’échange : « Pour l’emporter à la présidentielle en 2027, redessiner les frontières de la gauche ».

Fragments de discussion

La discussion est présentée, dans un second article de L’Incorrect paru en réponse à la polémique suscitée par la diffusion de la vidéo, comme un exemple accablant de collusion, de « connivence entre des journalistes du service public » – accusé à répétition par la droite et l’extrême droite de « rouler » pour la gauche – et des élus socialistes : « Les vidéos qui nous ont été transmises figurent quatre personnalités publiques toutes payées par le contribuable, discutant, de vive voix et dans un lieu ouvert, de la chose publique en enfreignant objectivement toutes les règles déontologiques qui s’imposent à elles du fait de leur statut, et qui révèlent vouloir instrumentaliser leurs médias publics, normalement pluralistes car financés par les impôts de tous et destinés au service de l’intérêt général, pour peser en un sens partisan bien précis sur le cours des prochaines élections et par là sur l’avenir du pays. »

“Les quatre hommes semblent débattre de comment faire gagner une figure de gauche modérée aux prochaines présidentielles” 

Tels que présentés par le montage, les « propos tronqués et décontextualisés peuvent prêter à confusion », reconnaît Thomas Legrand dans son billet paru dans la foulée. Les quatre hommes semblent débattre de la meilleure manière de faire gagner une figure de gauche modérée, non mélenchoniste, aux prochaines présidentielles. « On sera tous derrière Glucksmann, mais il fera 10% quand même… », déplore Pierre Jouvet. Legrand propose une solution : élargir. Il y a un « champ de Ruffin à Canfin » [Pascal Canfin, ancien ministre sous François Hollande et eurodéputé passé par EELV avant de rejoindre la République en marche]. « L’intérêt de Canfin, c’est d’élargir la bordure pour que Glucksmann soit plus au milieu. » Selon Legrand, « ce champ-là, ça te crée Glucksmann » – « avec un score tout mouillé de 32%, 33% », ajoute Patrick Cohen. Dans son billet, Legrand se défend : « Loin d’un quelconque soutien, je fais simplement l’analyse qu’entre une forte incarnation à gauche de la gauche (Mélenchon) et une forte incarnation à la droite de la gauche (Hollande et Cazeneuve), il manquait, au centre de la gauche, c’est-à-dire à son point d’équilibre, un discours clair et un leader identifiable. Pour que ce trou soit comblé, il eut fallu que Raphaël Glucksmann et Olivier Faure s’entendent. Une analyse que j’avais développée dans un édito finement intitulé “La gauche Donut”, du nom de ce beignet avec un trou au milieu. »

La discussion se poursuit : si la stratégie peut permettre de passer le premier tour, Glucksmann peut-il l’emporter au second ? « Glucksmann-Le Pen, c’est pas fait », souligne Legrand. « Le problème, je ne sais pas ce que fait le centre droit. » S’ensuit un développement qui a particulièrement fait réagir : « Le marais centre droit-centre gauche, on les entend pas beaucoup, ils sont insonorisés mais ils écoutent France Inter », « en masse ». Autre enjeu abordé, plus proche dans le temps : les municipales. À propos du Rassemblement national, Legrand interroge : « Ils arrivent à créer des listes qui ne se feront pas détruire par la presse ? » Mais c’est surtout Paris, où Rachida Dati pourrait arracher la mairie à la gauche, qui est au cœur de l’extrait de discussion. « Patrick et moi, on fait ce qu’il faut pour Dati », lance Legrand, qui expliquera ainsi ces « propos à l’emporte-pièce » : « Ce qui peut choquer, c’est le fait que j’ai l’air de la cibler spécialement et de vouloir contribuer à sa défaite aux municipales à Paris. Loin de moi l’idée d’imaginer peser sur une élection. Et heureusement. J’assume néanmoins de m’employer à dire la vérité sur les mensonges et l’attitude néotrumpienne de la “ministre de la Communication” », qui avait par ailleurs vivement pris à partie Patrick Cohen sur le plateau de C à vous, sur la chaîne France 5, quelques semaines plus tôt. Plus en réserve, Cohen prend la parole pour dénoncer les mensonges du RN, et il ajoute : « Retailleau, Dati et tout ça, ils sont là-dedans aussi… Ils sont dans le faux. » Legrand surenchérit : « La Bollosphère [l’ensemble des médias appartenant à Vincent Bolloré], ils mentent. » L’article de L’Incorrect conclut : « Vous demandiez le programme France Inter ? Le voici : propulser Raphaël Glucksmann comme favori à la présidentielle de 2027, empêcher Rachida Dati de remporter la mairie de Paris en 2026. »

Éthique du journaliste

Voilà pour les faits partiels – tels que présentés par L’Incorrect. La méthode – l’enregistrement d’une conversation privée et sa diffusion publique à l’insu des individus concernés, dont certains sont des « confrères » – a fait vivement réagir et a été largement mise en cause comme un manquement à la déontologie journalistique. Adèle Van Reeth, patronne de Radio France, a dénoncé des pratiques « illégales et déloyales ». Le mystérieux auteur de la captation vidéo – un simple « lecteur », affirme Juliette Briens, de L’Incorrect – était-il là par hasard, ou bien était-il là sciemment pour enregistrer la scène ? « Il n’y a pas eu de traque ni d’espionnage », affirme Briens. Quant au respect de la vie privée, le code pénal est clair : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, de volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui […] en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel. » Mais L’Incorrect se défend : « Avant la publication, nous nous sommes posé cette question : sur ce sujet bien précis, le droit à l’information prime-t-il sur le droit au respect de la vie privée ? Cette affaire est un véritable scandale sur un sujet d’intérêt général, donc nous avons décidé de publier ces informations. […] Les scandales et affaires révélées par la presse sur la base d’un enregistrement ou d’une vidéo obtenue à l’insu des protagonistes sont légion. » Aucun texte ne tranche légalement l’articulation entre ces deux droits – respect de la vie privée et droit à l’information – mais la jurisprudence (de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme en particulier) considère que des éléments relevant de la vie privée peuvent être divulgués si leur diffusion répond à un intérêt public légitime.

“La frontière entre relation de travail et copinage est parfois ambiguë”

 

La séquence est-elle vraiment d’intérêt général ? Constitue-t-elle, comme le considèrent les journalistes de L’Incorrect, un scandale ? Difficile à dire. Le fait de rencontrer des hommes politiques de tous bords, de déjeuner ou de prendre un café avec eux, est très courant – du moins dans la tradition du journalisme français. La frontière entre relation de travail et copinage, comme le souligne Olivier Ubertalli dans Le Point, est parfois ambiguë : « La relation entre un journaliste et une source, base du métier, est par essence compliquée. On travaille parfois dans une zone grise, qui consiste à essayer de soutirer un maximum d’informations à notre source. Il peut parfois exister une forme de fausse connivence afin de mettre l’autre en position de se confier. » Le fait d’échanger avec des responsables publics, de nouer des relations avec eux, n’en reste pas moins un élément essentiel du travail du journaliste politique : c’est l’une des manières les plus efficaces d’obtenir des informations sur les évolutions, les dynamiques, les tensions larvées de la vie politique. Legrand le rappelle dans son billet : « Je fréquente professionnellement depuis longtemps quelques personnalités politiques, de tous bords. Il m’est même arrivé, c’est normal et utile, de parler à bâtons rompus avec des chefs à plume du FN, puis du RN, pour mieux comprendre les enjeux de pouvoir au sein de leur mouvement. […] Quand on est journaliste politique, toutes les situations, de proximité et de distance, tant qu’elles sont honnêtement négociées, sont envisageables. Sauf, bien sûr, des relations trop personnelles. » Patrick Cohen insiste d’ailleurs sur le fait que la rencontre incriminée n’était « pas un café entre amis ». Quant à Legrand, il a précisé dans le même sens qu’il « faisai[t] connaissance à cette occasion ».

En l’espèce, est-ce vraiment le sentiment de copinage qui a suscité une vive réaction dans l’opinion publique ? Pas uniquement : c’est surtout le sentiment d’un alignement politique, d’une convergence idéologique, qui suscite un trouble. La présence non pas d’un mais de deux journalistes influents accentue l’impression d’une instrumentalisation des organes de presse à des fins électorales. Legrand, dans son billet, se défend d’apporter sa pierre à l’élaboration d’une stratégie pour faire gagner la gauche modérée : il livre une « analyse », pas un conseil de stratégie politique pour faire gagner une orientation politique qu’il défendrait lui-même. Reste que, si l’analyse consiste à dire que dans telle section de l’électorat, il y a un vide ne réclamant qu’une incarnation fédératrice de gauche pour l’emporter, la frontière entre l’analyse et le conseil se brouille facilement… Le journaliste aurait-il prodigué une analyse comparable sur les conditions de possibilité d’une victoire de la France insoumise à Jean-Luc Mélenchon, par exemple ? Le lexique employé suggère discrètement une forme d’engagement : le second tour de la présidentielle, par exemple, est un « problème »… mais pour les socialistes, ou également pour Thomas Legrand ? Le journaliste se contente-t-il d’adopter le point de vue de ses interlocuteurs socialistes, de se mettre à leur place, ou s’y identifie-t-il un peu ?

Fait et opinion : le journaliste peut-il avoir des convictions ?

À la fin de son billet, Legrand écrit : « Je ne revendique qu’une chose : le droit d’exercer ma fonction d’éditorialiste, une branche du métier de journaliste. Je suis éditorialiste, libre des opinions que j’affiche dans mes billets, mais aligné sur rien ni personne. Sans attache ni intérêts autres que celui de faire vivre le pluralisme au sein de mon journal. » Dans un contexte où les journalistes, tout particulièrement ceux de France Inter, sont accusés par la droite de promouvoir certaines convictions de gauche en les camouflant hypocritement sous les apparences de la neutralité, Legrand reconnaît le fait que le journaliste écrit toujours en fonction d’un certain point de vue. Mais c’est balayer d’un même geste la possibilité que ces opinions flottant dans le ciel des valeurs, « aligné[es] sur rien ni personne », puissent entrer effectivement en résonance intéressée avec des projets politiques, des programmes, des parties (et des partis), des mouvements sociaux. Assumer des convictions est une chose ; reconnaître le risque inhérent d’un glissement de la conviction au soutien actif à un camp au sein des rapports de forces politiques concrets en est une autre.

“Il est normal qu’un journaliste ait des convictions. Mais il est investi de la responsabilité de rendre compte de la pluralité des opinions”

 

La frontière entre les deux est souvent floue. Le simple fait de porter certaines valeurs et convictions ne peut manquer, même involontairement, de profiter à un camp ou à un autre. Il n’en demeure pas moins admis, bon an mal an, qu’il est normal que les journalistes aient des convictions et que, parfois, ils les expriment. Ni la Charte de Munich, ni la Charte d’éthique mondiale des journalistes ne parlent de neutralité. C’est, souligne Hannah Arendt, le propre des faits que d’être la matrice des opinions qui s’échangent dans l’espace public ; c’est sur l’échange d’opinions que se fonde la vie politique. Si le journaliste rapporte les faits objectifs, il peut difficilement, en tant que membre de la communauté politique, ne pas aussi livrer ses opinions sur le sujet dont il parle. Sans doute doit-il le faire davantage que d’autres avec parcimonie et précaution : demeure néanmoins toujours un risque qu’investi des exigences de dire la vérité factuelle, il soit tenté de présenter son opinion comme un fait, instillant une confusion entre les deux ordres. Le journaliste est encore investi, au-delà des faits, de la responsabilité de rendre compte de la pluralité des opinions qui animent le débat public. Et là encore, il peut être tenté, à l’aune de ses convictions, de passer sous silence certaines franges de l’opinion. Pour autant, ces risques n’invalident pas le droit du journaliste à avoir des opinions et à les exprimer, donc – et moins encore le fait qu’il en a et, qu’il le veuille ou non, qu’il l’assume ou non, les exprime dans le choix des faits qu’il aborde et la manière dont il en parle. On peut être fidèle à la vérité factuelle – c’est là le cœur du travail journalistique – comme au pluralisme des opinions tout en défendant certaines valeurs. D’ailleurs, mieux vaut peut-être un journaliste honnête qui, prenant conscience des valeurs qui l’orientent, ne fasse pas mine de se situer au-dessus de la mêlée sociale et qui assume explicitement des convictions plutôt que de les dissimuler sous un discours de pseudo-objectivité. Comme le rappelait Pierre Jacquemain dans Politis à la suite de la diffusion de la vidéo pointée, « le journalisme objectif, au sens absolu, n’existe pas ». De nombreux médias affirment de fait une ligne éditoriale, sans que cette ligne ne discrédite le sérieux de leur production journalistique.

La question se pose de manière assurément plus complexe dans le cas des journalistes du service public, astreints explicitement à une neutralité beaucoup plus stricte en tant qu’ils travaillent pour des médias financés par la collectivité. La conflagration entre la réalité (le fait que tous les journalistes, inscrits dans le champ social comme n’importe quel citoyen, ont toujours des opinions sur les faits qu’ils rapportent) et l’exigence officielle de neutralité de la structure crée un flottement. D’une manière ou d’une autre, le journaliste exprime certaines convictions dans son travail, mais le vernis de neutralité ne permet pas de les identifier clairement comme telles, ce qui provoque un brouillage. Pour Pierre Jacquemain, c’est le cœur du problème : « Être journaliste, c’est peut-être justement refuser de dissimuler ses convictions sous la cape usée de la fausse objectivité. » Le problème, c’est que « ceux qui assument leur position sont accusés de trahir la déontologie, tandis que ceux qui masquent leur parti pris se parent des vertus de l’équilibre ». L’enjeu, c’est une « presse qui ne dissimule pas sa vision du monde derrière un vernis de pseudo-neutralité ». Pour beaucoup de figures de droite, c’est précisément l’inverse que fait France Inter, considéré comme un repaire de gauchistes qui trompe le spectateur. Les émissions sont dénigrées comme un simulacre d’impartialité, biaisé par des convictions inassumées. Les journalistes de la radio sont accusés de laisser de côté certains faits et d’en mettre d’autres en avant ; d’organiser, comme le dit Bourdieu dans son essai Sur la télévision (1996), des « vrais faux débats » (où tous les invités sont en fait alignés sur les mêmes positions) ou des « débats faussement vrais » (où la parole contradictoire est décrédibilisée, diluée dans le cadre du débat). Bref : le service public est accusé de se donner l’allure d’un média pluraliste et impartial pour mieux promouvoir certaines positions qui favorisent certaines franges de l’échiquier politique.

Entre conviction et engagement

Est-ce vraiment ce qui est en jeu, dans les vives réactions suscitées par la vidéo de L’Incorrect ? Beaucoup de journalistes, y compris dans le service public, assument d’avoir des convictions – et Legrand lui-même s’affirme, on l’a rappelé, « libre des opinions [qu’il] affiche ». Il reconnaît à sa manière le caractère irréaliste de l’exigence de neutralité absolue. En revanche, il dénie le fait d’être affilié au service d’un camp politique. Or c’est bien sur ce point que la vidéo de L’Incorrect suscite des réactions. Le problème tient moins à la légitime de l’expression (assumée ou insidieuse) des convictions des journalistes qu’à l’intrication complexe de ces convictions avec la réalité des rapports de force entre les formations qui s’affrontent dans l’arène politique. Porter des convictions, défendre un camp : la frontière est, on l’a dit, poreuse. L’expression d’opinion a toujours, d’une manière ou d’une autre, un impact sur la situation politique. Mais la scène diffusée par L’Incorrect – quelle que soit la nature réelle de la rencontre – semble pousser le curseur d’un cran : l’impression qui s’en dégage est celle d’une mise à disposition active de la machine médiatique et de l’expertise journalistique au service d’un camp politique. C’est moins le sentiment d’une dissimulation des convictions qui choque que celui de la dissimulation d’un engagement proprement politique, lequel ne peut s’afficher ostensiblement tant il contrevient à l’éthique journalistique la plus élémentaire. C’est ce que reproche Patrick Cohen au média de Vincent Bolloré : « La Bollosphère, ils mentent » – pour faire grimper le Marine Le Pen, Jordan Bardella ou Éric Zemmour. Les médias Bolloré ont un objectif et tous les moyens sont bons pour l’atteindre. Ce n’est pas la conviction qui est contraire à la déontologie, c’est l’engagement politique actif qui conduit à l’abandon des faits, à leur déformation. C’est ce reproche-là qui se retourne, en un sens, contre les deux journalistes incriminés, accusés de dissimuler, sous couvert d’une objectivité dont on peut certes admettre qu’elle laisse une place à l’expression des convictions, non pas de simples opinions personnelles mais une stratégie politique articulée, coordonnée avec certaines formations politiques. C’est bien cette idée-là qui choque : la mobilisation de l’expertise journalistique au service d’intérêts politiques, la conversion du journaliste en conseiller officieux et l’instrumentalisation des médias dans un horizon stratégique. Dans ses Illusions perdues (1837-43), Balzac, au XIXe siècle déjà, s’inquiétait de ce risque de porosité par la bouche d’un de ses personnages : « Le Journal au lieu d’être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis. »

On peut balayer le soupçon d’un revers de la main, dans les limbes du complotisme. Mais on peut aussi entendre, dans la multiplication de discours sur la connivence entre journalistes et politiques, une inquiétude démocratique. Certains observateurs ont déploré que l’on s’attarde davantage sur les propos vaguement équivoques des journalistes plutôt que sur les accusations qui pèsent sur la ministre Rachida Dati, au cœur d’une partie de la conversation (recel d’abus de pouvoir et d’abus de confiance, corruption et trafic d’influence passifs). En regard, un café entre journalistes et hommes politiques semble de bien peu d’importance. Toutefois, l’enjeu n’est pas le même. On peut étendre ce que dit Arendt du mensonge : on peut le déplorer, mais la corruption a toujours existé en politique, et elle existera vraisemblablement toujours dès lors que le régime politique investit certains individus de pouvoirs dont ils peuvent abuser. On peut s’efforcer de limiter la corruption mais on ne peut certainement pas l’éliminer. Rachida Dati, si elle est condamnée, ne serait que la dernière représentante d’une série de corrompus de toutes époques et de tous bords. C’est autre chose qui suscite l’émotion dans cette vidéo. Comme le souligne Roger Berkowitz dans notre hors-série consacré à Arendt, « la politique dépend d’institutions non politiques qui puissent établir des vérités fondant et encadrant le débat politique ». Parmi ces institutions extrapolitiques, et qui doivent le rester, la presse joue un rôle décisif. La presse parle évidemment de politique, elle est le théâtre des affrontements d’opinions en même temps qu’elle lui fournit son soubassement de réalité. Or pour Berkowitz, « ces institutions ont été emportées depuis quelques décennies dans une grande vague de politisation. […] Elles ont perdu une partie de l’autorité qui leur permettaient d’être tenues pour des institutions non politiques. […] Il faut prendre parti. […] Nous n’avons pas mesuré les conséquences potentiellement désastreuses que cela pouvait avoir sur le statut de la vérité. »

De vérité, il est assez peu question dans l’extrait de la discussion diffusée par L’Incorrect, sinon pour dire que d’autres « mentent ». La discussion se concentre à ce moment sur la question de l’éolienne. Au Figaro, « il y a des gens tout à fait combattants sur l’énergie, mais ils ont beaucoup de mal à faire des papiers qui soient pro-renouvelables ». Des avantages et défauts factuels de l’éolien, des progrès technologiques dans le domaine, il n’est pas question. On n’en déduira évidemment pas que les journalistes présents ne s’intéressent pas par ailleurs sérieusement à la question. Mais là encore, la vidéo est habilement montée pour susciter une impression troublante : ce ne sont pas les enjeux réels, techniques, énergétiques, paysagers, qui intéressent, mais le fait de savoir dans quelle mesure c’est un sujet porteur ou clivant politiquement, un sujet capable de rapporter des voix ou bien risquant de provoquer des crispations. « Dans les exécutifs locaux, l’énergie est un sujet que la droite a saisi depuis longtemps. […] Chez moi, la droite est anti-éolienne depuis dix ans ! », note Pierre Jouvet. Patrick Cohen réagit : « Il y a eu un sondage Ipsos très intéressant qui disait qu’une majorité de Français pensent que la bonne solution, c’est le mix énergétique, et la sympathie pour l’éolien et pour le solaire dépasse les deux-tiers. » Les journalistes semblent participer, de bon gré, à la « tambouille politicienne » : à l’arithmétique électorale qui, depuis une position de surplomb, loin des « vraies gens », de leur réalité et de leurs préoccupations concrètes, réduit les citoyens à des pions positionnés dans un champ au sein duquel il s’agit d’ouvrir une fenêtre d’opportunité dans une optique carriériste, et à l’évaluation des éléments programmatiques susceptibles de mobiliser.

“La liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres” Alexis de Tocqueville

 

Quant à la nature réelle de l’échange entre Thomas Legrand, Patrick Cohen, Luc Broussy, et Pierre Jouvet, il est évidemment impossible de trancher. La scène est vraisemblablement beaucoup plus anodine que la manière dont elle a été montée en épingle. La décision de Legrand d’abandonner son émission sur France Inter pour calmer la polémique peut sembler disproportionnée. On peut regretter le triomphe de l’indignation diffuse – la victoire de la pression sur l’évaluation raisonnable de la gravité de la situation incriminée. Cela n’empêche pas d’entendre, dans le concert des voix scandalisées, qui ont trouvé, dans une vidéo dont on ne peut conclure au fond ce qu’elle montre, la confirmation d’une hantise – celle de la politisation d’un pilier de la démocratie : la presse. La stricte séparation de la presse et de la classe politique était une nécessité absolue pour Simone Weil, qui écrivait : « Quand des collaborateurs à une revue se présentent aux élections, il devrait leur être interdit de se réclamer de la revue. Il devrait être interdit à la revue de leur donner une investiture, ou d’aider directement ou indirectement leur candidature, ou même d’en faire mention. » Cette séparation, ajoute Tocqueville, est nécessaire, car la presse est le dernier recours quand le politique devient puissance de domination : « [la] servitude ne saurait être complète si la presse est libre […] La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté », écrivait l’auteur de De la démocratie en Amérique (1835). Il analyse aussi que « la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ».

On peut voir l’empressement de l’opinion publique à pourfendre les deux journalistes comme un symptôme de la haine à l’égard de la profession – l’une des plus détestées de France. On peut y voir, en même temps, le signe d’une exigence tout particulièrement vive à l’égard de la presse.

septembre 2025
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11.09.2025 à 16:00

“Prove me wrong”

hschlegel

“Prove me wrong” hschlegel jeu 11/09/2025 - 16:00

« “Tout le monde devrait être capable d’une grande violence. Car lorsqu’on n’est pas capable de violence, il n’y a aucune moralité à se restreindre.” L’aphorisme n’est pas de Gandhi mais de Louis Sarkozy qui, tout en muscles et couvert de tatouages faisant référence à l’Empire romain, a récemment jugé bon d’exposer sa pratique du jiu-jitsu brésilien à un journaliste du Figaro prêt à avaler ses niaiseries masculinistes.

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Lorsque j’ai vu cette vidéo, je me suis bêtement esclaffée face au ridicule de la mise en scène. Une semaine plus tard, j’en viens presque à considérer Louis Sarkozy comme un sage antique digne de la plus grande révérence tant le climat de violence politique s’est exacerbé. Hier, l’assassinat de Charlie Kirk, “influenceur” de 31 ans devenu une icône des jeunes Maga après contribué à faire élire Trump, semble avoir ouvert une nouvelle brèche dans l’opinion. Ce militant conservateur américain a été tué par un sniper lors d’une réunion publique sur un campus, le tireur étant sans doute un adversaire politique. Ironiquement, Kirk était connu pour défendre la liberté d’expression. Vêtu d’un T-shirt portant l’inscription Freedom (“Liberté”), il invitait le public à débattre avec lui de l’autorisation du port d’armes, qui selon lui n’était pas responsable des meurtres aux États-Unis. “Prove me wrong” (“Prouvez que j’ai tort”), aimait-il intimer à ses interlocuteurs.

Quelques jours avant cet assassinat, l’opinion avait été marquée par la mort atroce d’une jeune réfugiée ukrainienne, Iryna Zarutska, filmée dans un métro de Caroline du Nord, par un Afro-Américain. Sur les images, on voit la jeune femme assise dans une rame s’effondrer après avoir été brusquement poignardée au cou. Un meurtre qui semble gratuit mais que le même Charlie Kirk s’était empressé de commenter ainsi : “Si un Blanc lambda s’approchait pour poignarder subitement quelque brave personne noire qui n’avait rien demandé à personne, ça ferait un tollé inimaginable à l’échelle nationale, et une histoire dont on se servirait pour imposer des changements politiques radicaux à l’ensemble du pays.”

Face à des drames de ce type, une question m’obsède : à quel moment un événement fait-il basculer l’histoire ? Il y a quelques jours, en préparant un article, j’effectuais des recherches sur la nuit de cristal, lors de laquelle les Juifs d’Allemagne furent tués ou violentés, leurs commerces et leurs lieux de culte saccagés, le 9 novembre 1938. L’occasion de me rendre compte que j’étais incapable de me souvenir de son élément déclencheur – à savoir l’attentat perpétué contre Ernst vom Rath, un secrétaire de l’ambassade allemande à Paris. Celui-ci succomba à ses blessures après avoir été tué à coups de pistolet par le jeune Herschel Grynszpan, un Juif d’origine allemande qui avait alors 17 ans. À vrai dire, il est abusif de parler d’“élément déclencheur” : si les nazis voulurent faire croire que cet événement avait déclenché des violences spontanées, ce sont bien eux qui orchestrèrent ces atrocités. Je précise que je ne cherche pas ici à comparer l’administration Trump au régime hitlérien ; ce qui m’interpelle, c’est la difficulté que nous avons à identifier ce qui peut faire basculer l’opinion, ce qui la rend capable d’encaisser le passage à une violence débridée. La mort de Kirk sera-t-elle l’un de ces faits oubliés des décennies après mais qui auront infléchi le cours de l’histoire, en fournissant un prétexte idéal à certains pour franchir une étape supplémentaire vers la brutalisation politique ?

Après le décès du militant conservateur, Donald Trump, Elon Musk et des républicains se sont empressés d’accuser la gauche, “démon” responsable de sa mort d’après un conseiller de la Maison-Blanche, tandis que des pasteurs évangéliques et autres chrétiens conservateurs n’hésitent pas à le qualifier de “martyr”. Évidemment, ils omettent d’évoquer la montée de la violence vis-à-vis du camp adverse. En juin, l’élue démocrate Melissa Hortman et son mari ont été assassinés à leur domicile, tandis qu’un membre du Sénat du même État et son épouse ont été blessés. Quelques mois plus tôt, c’était le parti du Grand Capital qui était touché avec la mort de Brian Thompson, patron de l’assureur UnitedHealthcare, tué en pleine rue à New York. Son meurtrier, Luigi Mangione, est entretemps devenu une icône pour une partie de la gauche américaine qui n’hésite manifestement pas à prôner le recours à la force pour défendre ses valeurs.

“Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même”, disait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886). “Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi.” Lorsque je vois l’état de la politique américaine, je me demande sérieusement si sa population n’est pas déjà prête à la guerre civile. Vous pensez que je suis trop pessimiste ? Prove me wrong. »

septembre 2025
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11.09.2025 à 11:00

Avec la sommelière Pascaline Lepeltier : “Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique”

hschlegel

Avec la sommelière Pascaline Lepeltier : “Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique” hschlegel jeu 11/09/2025 - 11:00

S’intéresser au vin, c’est s’interroger sur ce qui forme notre goût. Comment s’élabore cette connaissance corporelle ? Le goût du bon vin est-il universel ? Notre journaliste Cédric Enjalbert s’est entretenu avec la sommelière Pascaline Lepeltier, en amont de son intervention les 11 et 12 octobre lors des « Conversations sous l’arbre » au domaine de Chaumont-sur-Loire.

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En quoi consiste le métier de sommelier, qui n’est pas celui de l’œnologue ? 

Pascaline Lepeltier : Cela fait presque vingt ans que je suis sommelière. Mon travail consiste, dans sa face visible, à recommander des boissons à des clients lors du service dans un restaurant, en salle. Il se distingue de l’œnologie car un sommelier n’a pas de formation scientifique, il n’est pas le spécialiste de la production du vin ni le technicien qui aide les vignerons à prendre des décisions critiques, au niveau de la vinification. Je suis en fin de chaîne : je fais la sélection des bouteilles en accord avec l’économie du restaurant. J’ai été formée pour connaître la géographie et l’histoire de la gastronomie et du monde viticole ainsi que certains standards de dégustation, c’est-à-dire des manières de goûter un vin selon une typologie. 

“Contrairement à l’œnologue, le sommelier n’a pas de formation scientifique” Pascaline Lepeltier

 

Quelle est la nature de cette “connaissance”, qui passe aussi par le corps ? 

L’entrée dans la sommellerie passe d’abord par une connaissance des grandes appellations du vin. J’ai appris à reconnaître des typologies, des composés structurels et aromatiques du vin, puis à les associer à des régions viticoles, des millésimes, des styles de vinification… Ce qui me pose aujourd’hui beaucoup de problèmes ! 

 

Pourquoi ?

J’ai appris à évaluer techniquement quasiment toutes les régions viticoles du monde, avec leur spécialités, leurs histoires et leurs producteurs. Mais cet apprentissage, à la base valide, repose beaucoup aujourd’hui sur des standards préconçus, qui se trouvent finalement éloignés de l’idée originelle de terroir (concept central dans le vin) et de ce qui se passe dans mon quotidien de sommelier.

“Le goût est un outil crucial pour la santé” Pascaline Lepeltier

 

À quoi pensez-vous ? 

Prenez un exemple : je dois apprendre ce qu’est le Sancerre, où il est produit, dans quelles communes, selon quelles règles, avec quels cépages, et que le Sancerre type et « de qualité » est un vin blanc sec, à base de sauvignon blanc, avec un profil aromatique précis lié à une technique de vinification très spécifique et validé aujourd’hui par les standards de l’AOC. Mais, en réalité, le Sancerre est un vin bien plus complexe : historiquement, c’est la découverte d’un lieu et de terroirs, Sancerre, permettant la production de vin de garde dès le Moyen Âge, dès lors prisé par les instances politiques et religieuses l’appréciant pour sa richesse. C’est un vin longtemps vinifié en en bois avec du sucre résiduel. Il y a aussi une histoire pluri-centenaire du rouge et du rosé. Le standard frais et clinquant présenté comme absolu référent est extrêmement récent à l’échelle millénaire du vin de Sancerre, et il provient d’avancées technologiques. Projeter un standard à un instant t gomme toute perspective historique et anthropologique sur le produit, empêchant une véritable compréhension de celui-ci.

 

Dans ce cas, parler de “terroir” a-t-il encore encore un sens ? 

Le terroir, concept incroyable, est malheureusement aujourd’hui brandi comme une explication idéalisée, presque transcendante de la qualité d’un vin. La question est : comment la plante, au cours de son cycle végétatif, peut-elle produire un raisin qui, une fois transformé, aura la capacité de faire penser que ce produit vient d’un endroit unique ? Cela met en jeu un territoire au sens géo-pédologique – qui concerne le sous-sol et le sol –, climatique, botanique et humain. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a une part de construction sociale : tous les terroirs viticoles ont été totalement transformés par l’homme, pour suivre la pensée du grand géographe Roger Dion. Enfin, cette reconnaissance tient aussi à notre manière de goûter le vin à un moment donné. Pendant longtemps, les spécialistes ont cru pouvoir objectiver les sensations. Aujourd’hui, des recherches s’intéressent à la manière dont le goût et l’odorat fonctionnent, à la façon dont les sensations et les perceptions se lient intellectuellement à des idées et à des standards, dont chaque individu goûte, à mi-chemin de l’objectivité et de la subjectivité. C’est la question de la relation objet-sujet.

“Projeter un standard à un instant ‘t’ gomme toute perspective historique et anthropologique sur le produit, empêchant une véritable compréhension de celui-ci” Pascaline Lepeltier

 

Peut-on parler d’une universalité du goût ? 

Nous sommes quelques sommeliers à nous intéresser à ces questions sur un plan scientifique, pratique et professionnel, pour faire évoluer la façon de parler du vin – en toute humilité. Longtemps, la phase de reconnaissance a dominé. Il fallait qu’on reconnaisse un vin selon une typicité propre – c’est toujours ce qui est attendu lors des concours et des dégustations à l’aveugle, qu’on dit analytiques : on essaie de déterminer le goût par une description des arômes, puis de la structure, de noter l’évolution du vin, de donner le nom du producteur, le millésime… Au final, c’est très pavlovien, et ce n’est pas le plus intéressant dans la dégustation parce qu’il s’agit simplement de calquer un standard de dégustation sur un standard de production. Malheureusement ce type de dégustation a participé du processus de standardisation de la production. Cela a aidé à déterminer des identités fortes, et a notamment assis la pertinence de l’idée d’« appellation d’origine contrôlée ». Mais aujourd’hui, ce système ne marche plus, comme le montrent les brillants travaux de l’historien Olivier Jacquet.

 

Existe-t-il donc d’autres manières de goûter le vin ?

Il faut des capacités mémorielles importantes et un entraînement pointu pour parvenir à une reconnaissance sensorielle. Mais la reconnaissance demeure assez stérile. J’essaie de repenser cette approche en considérant l’effet émotionnel du vin, qui suscite un plaisir sensoriel, capable de générer de l’imagination, du discours, des conversations entre spécialistes du vin et, au-delà, entre amateurs. Des philosophes s’intéressent à cette nouvelle approche, comme Nicola Perullo en Italie, qui a écrit un essai d’Épistœnologie (Mimésis, 2024). Il ne pratique pas une philosophie du vin mais une philosophie avec le vin, qui est un produit incroyable en termes organoleptiques, à tel point qu’on peut l’utiliser pour repenser plus généralement notre approche de la connaissance.

“Malheureusement, le type de dégustation qu’on a longtemps attendue du sommelier a contribué à la standardisation de la production viticole” Pascaline Lepeltier

 

Comment en parler ? 

Les standards mis en place se sont révélés insuffisants pour décrire, puis pour communiquer la complexité qu’offrent les grands vins de terroir, qui tentent d’incarner un territoire, loin des produits ultra-transformés. Décrire cette qualité est incroyablement complexe, d’autant que l’expérience change à chaque gorgée. Je suis très contente ici d’avoir étudié Bergson et ses idées sur les limites des concepts et du langage ! Mon travail est une application de mes études, mais je ne suis qu’au début de mes recherches : comment puis-je penser et conceptualiser tous les vins que je goûte, pour moi, comment puis-je les comprendre, m’en souvenir, puis en parler avec mes différentes casquettes – sommelière, compétitrice, chroniqueuse, critique, etc. – qui chacune sont liées à un code linguistique particulier ? Au restaurant, je n’ai pas un langage du vin mais autant de langages que d’interlocuteurs : cela varie à chaque table, en temps réel et en face à face, en anglais ou en français. Il faut que j’arrive à comprendre rapidement, en analysant le verbal et le non-verbal de l’échange dans un contexte hyper saturé, chargé émotionnellement, où les clients ne sont jamais vraiment eux-mêmes, ce qu’ils aiment. Très peu de gens savent décrire leurs goûts, et cela touche en fait profondément à l’intime ! Puis mon travail est en fait non de marier un plat avec un vin, mais cette personne et ses invités avec une bouteille à un certain instant : il faut satisfaire quelqu’un gustativement, émotionnellement et socialement. Je dois donc comprendre quel est l’espace mental et émotionnel dans lequel ces clients se trouvent. Parfois, je parle très concrètement et techniquement du vin servi, mais généralement, cela n’arrive qu’une fois le vin dans le verre. Dans ses travaux appliquées à l’agriculture, l’ethnobotaniste André-Georges Haudricourt (1911-1996) m’a aidée à comprendre un peu ce que je faisais avec ses concepts d’action directe positive et d’action indirecte négative. L’action directe positive est une méthode typiquement occidentale : le cultivateur intervient en permanence, selon des formes de domestication imposées a priori. L’action indirecte négative consiste à créer un espace de développement, à mettre la plante ou l’animal dans un lieu et à laisser faire, en agissant seulement sur le milieu, sans rien imposer a priori, en s’approchant d’un « retour à la nature ». Je crois que ce schéma d’action et de pensée vaut aussi dans nos rapport politiques et sociaux, dans notre rapport à autrui. Dans mon domaine, disons que je favorise l’action indirecte négative. Je m’intéresse à un milieu de production, aux dynamiques qui permettent à un vin d’exister, mais aussi aux conditions de la dégustation. Je ne dis pas aux gens : vous allez boire ceci et le goûter comme cela. Je le faisais au départ mais cela ne marche pas. Mon travail consiste à élargir le vocabulaire, en tablant sur la polysensorialité, n’hésitant pas à employer un vocabulaire qui vient du toucher, de l’audition, de la vue. Quelles autres sensations arrivent et quelles images ? Décrire le vin de manière analytique paraît très stérile. Le vin m’interroge beaucoup sur les fondamentaux de la communication, et sur ce que j’essaie de transmettre : que le client ait une expérience d’une bouteille aussi riche que la mienne. Ma maîtrise du langage n’est qu’au service de la création d’un espace de liberté du goût chez mon interlocuteur pour qu’il fasse lui même l’expérience de la qualité.

“Il faut réincarner nos savoirs en considérant la place du corps dans la cognition. La connaissance est intimement liée à la physiologie” Pascaline Lepeltier

 

Cela fait penser à la réflexion de Kant sur le jugement de goût, qui est subjectif mais qui prétend à l’universalité. Peut-on dire qu’il existe une certaine objectivité du jugement de goût, s’agissant du vin ? Existe-t-il des “grands vins” immédiatement reconnus comme tels ? 

Selon mon expérience, il existe une certaine universalité d’un grand vin, qui permet à ceux qui le dégustent de se projeter immédiatement dans une expérience profonde, multi-sensorielle et cognitive – comme des grandes œuvres d’art immédiatement appréciées. Ces vins qui suscitent ce consensus, qu’importe le niveau technique et l’histoire personnelle de la personne qui le déguste, sont pour moi ces fameux « grands vins » – venant ou non de cépages, d’appellations, de vignerons reconnus. Cette universalité est actuellement un objet de recherche pour certains scientifiques et professionnels. Grâce ou à cause de ces vins, de nouvelles formes de dégustation apparaissent, recentrées sur le dégustateur – comme la « dégustation intuitive » de Franck Thomas ou la « dégustation géo-sensorielle » de Jacky Rigaux et Jean-Michel Deiss. Quand un sommelier aborde aujourd’hui un vin de manière analytique, il le prend, regarde sa couleur, le sent, détermine ses arômes puis le goûte. Il déduit par rapport à ce qu’il a vu ce qu’il s’attend à goûter en bouche. Les nouvelles approches du vin essaient plutôt de s’intéresser à la qualité et à la dynamique des éléments entre eux. Au lieu de commencer par la vue et le nez, le dégustateur commence par exemple par la bouche, en se privant du côté optique, qui peut se montrer parasite. Il essaie de se concentrer sur un ressenti en bouche. En inversant ainsi la logique, vous vous libérez des chaînes de dégustation et des standards. Au lieu de créer une linéarité, vous créez un système, un réseau en communication, une dynamique. C’est tout le paradoxe de la dégustation qui se présente comme une méthode objective tout en employant des moyens subjectifs, où l’objet – le vin – et le sujet – le dégustateur – se construisent mutuellement, dans un mouvement de double naissance. Finalement, ce qui importe, ce n’est pas d’identifier d’où provient un vin mais de comprendre pourquoi il suscite chez nous des émotions et un désir de compréhension.

 

Faut-il parler de “phénoménologie” du vin ?

Phénoménologie, oui absolument, je crois ! Mais une phénoménologie holistique : ce n’est pas juste la bouche qui travaille. C’est l’intégralité du corps qui est réceptif – jusqu’aux « tripes », avec toutes les découvertes sur les liens entre flore intestinale et cerveau, ou encore concernant l’intéroception. Qu’est-ce que cette expérience sensorielle projette chez vous ? Quelle imagination ? Peut-on parler d’intuition ? Comment cela informe-t-il l’analyse qui s’ensuit ? Ma pratique me dit qu’il est fondamental de réincarner nos savoirs, de les incorporer, en considérant la place du corps dans l’activité cognitive, en reconnaissant que la connaissance est intimement liée à la physiologie. Le travail de Nicola Perullo est fondamental ici, et incroyablement inspirant.

“Le vin m’interroge beaucoup sur les fondamentaux de la communication” Pascaline Lepeltier

 

Découvre-t-on ainsi de nouveaux goûts ?

Les neurosciences sont en pleine ébullition, notamment sur la question de la physiologie du goût : cela serait bien plus complexe que nous pensions, avec de nouveaux capteurs, de nouvelles saveurs. Or de mon côté, j’emploie depuis des années un vocabulaire qui est en fait très approximatif – et erroné ! On parle par exemple souvent d’un vin salé, or il n’y a pas de sodium, techniquement, dans le vin. En revanche, il y a des sensations salines, qui pourraient être dérivées chimiquement de molécules qui jouent avec les capteurs de l’umami, comme le calcium et le magnésium. « Salé » est un abus de langage, comme aussi « minéral ». Des mots venus d’autres langues permettent d’enrichir notre vocabulaire pour discriminer les perceptions au-delà du salé, du sucré, de l’amer et de l’acide, comme l’umami, découvert par le chercheur japonais Kikunae Ikeda et considéré comme une saveur depuis les années 1990, mais aussi plus récemment le kokumi, qui désigne en japonais le « goût riche » – cette saveur est reconnaissable dans les eaux très minéralisées. Le fait que dans notre culture occidentale, le goût ait été si peu et si mal aimé n’a pas favorisé la recherche esthétique et le développement d’un vocabulaire dans ce domaine, pas autant que pour d’autres sens comme la vue ou l’ouïe, du moins. Il y a d’énormes erreurs diffusées sur le goût – comme la carte de la langue – que des esthésiologues, spécialistes de la perception des sensations, corrigent depuis des années. On sait aujourd’hui que nous avons un récepteur pour le sucre ou l’acide en bouche, mais vingt-cinq pour l’amer, d’où des variations interindividuelles pour ce dernier bien plus importantes que pour les premiers. Pour réfléchir sur l’universalité ou l’individualité du goût, il faut se pencher sur les découvertes de l’analyse sensorielle, et sur certains invariants. Les travaux du neurobiologiste Gabriel Lepousez sont fantastiques à ce sujet. Donc la physiologie d’un côté, mais évidemment aussi lire les travaux des anthropologues de l’autre !

“On parle souvent d’un vin salé, or il n’y a pas de sodium dans le vin. En revanche, il y a des sensations salines, qui pourraient être dérivées chimiquement de molécules qui jouent avec les capteurs de l’umami” Pascaline Lepeltier

 

Peut-on améliorer son goût ? Et si oui, comment ?

Il le faut ! Le goût est un outil crucial pour la santé. Par le goût, on peut savoir ce qu’il faut qu’on mange ou pas. Par le goût, je peux par exemple reconnaître des vins qui sont ultra-transformés et évidemment des aliments qui le sont aussi, et dont on connaît aujourd’hui les effets incroyablement néfastes. Le goût est un enjeu scientifique, cognitif, mais aussi de santé publique. Je crois que le goût et l’alimentation sont des voies d’entrées pour comprendre plus largement des questions fondamentales, politiques et sociales (rien de nouveau ici, je le sais bien). Aussi lointain que cela semble, le vin pour moi permet d’incarner des travaux souvent loin des amateurs de belles bouteilles, et subitement de les rendre accessibles – notamment les questions écologiques au-delà de la question du vin biologique par exemple. J’ai découvert le travail de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005) grâce à Christelle Pineau, elle-même anthropologue et qui a écrit sur le vin nature. Je vois bien que cette dichotomie nature-culture n’a aucun sens dans mon métier, et combien un produit comme le vin invite à repenser notre être au monde, à imaginer un nouveau « contrat naturel ». De même avec les travaux de Bruno Latour, issu lui-même d’une famille de vignerons : je crois que nombre de ses idées se retrouvent incarnées dans ma pratique quotidienne, et subitement deviennent bien plus compréhensibles – et valides – pour qui peut s’intéresser au vin. Pour n’en citer qu’un, ses travaux sur la « zone critique » me parlent beaucoup, de la question de la biosphère, du rhizome de la vigne à la fermentation du vin, jusqu’à l’esthétique, la dégustation, et donc les décisions politiques qui permettent que tout ceci soit préservé.

“En Occident, le goût a été peu et mal aimé. Ça n’a pas favorisé la recherche esthétique et le développement d’un vocabulaire dans ce domaine” Pascaline Lepeltier

 

Vous avez été élue meilleur sommelier de France en 2018. Vous êtes arrivée quatrième au concours du meilleur sommelier du monde en 2023. Comment abordez-vous ces concours aujourd’hui ?

Je m’étais préparée comme un sportif de haut niveau, avec un préparateur physique, un nutritionniste et un psychologue, le concours mêlant activité physique intense, concentration intellectuelle et performance scénique. Avec une intensité et un pragmatisme tout américains. Mais à un moment donné, j’ai touché une limite, et j’ai compris que j’étais engagée dans la mauvaise direction. Je suis alors tombée par hasard sur les livres d’Olivier Hamant, chercheur à l’Inrae, à propos de la performance contre la robustesse. Il s’inspire du monde végétal pour montrer comment la robustesse permet de résister aux chocs et de s’adapter aux crises, là où la performance met en danger sur le long terme la survie de l’individu. Il applique cette théorie à l’action économique et en tire une « philosophie politique ». En le lisant, je me suis rendu compte avoir longtemps été dans une quête de performance dans ma façon d’appréhender le vin. Désormais, je me demande plutôt comment aller chercher la robustesse, l’acceptation du changement incessant, de la non-efficience, via le développement d’une meilleure compréhension du soi. Je me suis davantage tournée vers l’Orient avec la pratique du yoga, de la méditation, et une réflexion sur les approches japonaises du cha-dō (la voie du thé) ou du kōdō (la voie des odeurs), pratiques extrêmement disciplinées mais aussi spirituelles qui ont beaucoup à apporter à la dégustation occidentale du vin. Cette quête du vin et du goût est une quête du soi bien plus satisfaisante… et, qui sait ? peut-être me mènera-t-elle à des performances victorieuses en compétition !

 

Pascaline Lepeltier interviendra les 11 et 12 octobre prochains lors des « Conversations sous l’arbre » au domaine de Chaumont-sur-Loire (41). Toutes les informations sont à retrouver sur le site officiel de l’événement.

septembre 2025
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