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16.04.2024 à 17:38

« Un changement radical est nécessaire ». L’Union revue par Mario Draghi

Matheo Malik

« Notre organisation, notre processus décisionnel et notre financement ont été conçus pour le monde d’avant—avant le Covid-19, avant l'Ukraine, avant l’embrasement au Moyen-Orient, avant le retour de la rivalité entre grandes puissances. Or nous avons besoin d'une Union européenne adaptée au monde d'aujourd'hui et de demain. C'est pourquoi je propose un changement radical—car un changement radical est nécessaire. »

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Texte intégral (3448 mots)

Avec son accord, nous publions la traduction française du texte du discours de Mario Draghi à la Conférence de haut niveau sur le pilier européen des droits sociaux (Bruxelles, 16 avril 2024). Le texte original peut être lu ici. Pour soutenir le travail de la revue, si vous en avez les moyens, vous pouvez souscrire un abonnement

C’est en quelque sorte la première fois que j’ai l’occasion de commencer à partager avec vous la conception et la philosophie de mon rapport1.

Cela fait longtemps que la compétitivité est, pour l’Europe, une question sujette à débat.

En 1994, le futur lauréat du prix Nobel d’Économie Paul Krugman qualifiait de « dangereuse obsession » la focalisation sur la compétitivité. Son argument était simple : la croissance à long terme provient de l’augmentation de la productivité, qui profite à tous, plutôt que des efforts pour améliorer sa position relative par rapport aux autres et s’approprier leur part de la croissance.

L’approche que nous avons adoptée en matière de compétitivité en Europe après la crise de la dette souveraine semble lui donner raison. Nous avons en effet délibérément poursuivi une stratégie visant à abaisser les coûts salariaux les uns par rapport aux autres. En combinant cette approche avec une politique budgétaire procyclique, l’effet net n’a été que d’affaiblir notre propre demande intérieure et de saper notre modèle social.

Toutefois, le problème essentiel n’est pas que la compétitivité soit un concept erroné — c’est que l’Europe s’est trompée d’objectif.

Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, en voyant nos concurrents parmi nous, à l’intérieur, même dans des secteurs comme la défense et l’énergie où nous avons des intérêts communs profonds. Dans le même temps, nous n’avons pas suffisamment regardé vers l’extérieur : après tout, alors que nous avions une balance commerciale positive, nous n’avons pas accordé suffisamment d’attention à notre compétitivité extérieure, nous ne l’avons pas traitée comme une question politique sérieuse.

Dans un environnement international inoffensif, nous nous en remettions à l’égalité des chances et à un ordre international fondé sur des règles — en espérant que les autres feraient de même. Or aujourd’hui, le monde change rapidement. Il nous a pris par surprise.

Plus important encore, d’autres régions ne respectent plus aucune règle et conçoivent proactivement des politiques visant à renforcer leur compétitivité. Dans le meilleur des cas, ces politiques visent à réorienter les investissements vers leurs propres économies au détriment des nôtres ; dans le pire des cas, celles-ci sont conçues pour nous rendre dépendants d’elles — définitivement.

La Chine, par exemple, cherche à s’approprier et à internaliser tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement des technologies vertes et des technologies avancées en s’assurant l’accès aux ressources nécessaires. Cette expansion rapide de l’offre entraîne une surcapacité importante dans de nombreux secteurs. Elle menace d’affaiblir nos industries. 

Les États-Unis, quant à eux, déploient une politique industrielle à grande échelle pour attirer des capacités de production nationales à haute valeur ajoutée à l’intérieur de leurs frontières — y compris les capacités des entreprises européennes — tout en ayant recours au protectionnisme pour exclure les concurrents et en déployant leur puissance géopolitique pour réorienter et sécuriser les chaînes d’approvisionnement.

À l’échelle de l’Union, nous n’avons jamais eu d’Industrial Deal comparable, même si la Commission a fait tout ce qui était en son pouvoir pour combler cette lacune. De sorte que malgré un certain nombre d’initiatives positives qui se déploient en ce moment même, nous manquons toujours d’une stratégie globale sur la manière de réagir dans de nombreux secteurs.

Nous avons besoin d’une stratégie qui nous permette de maintenir le rythme dans une course de plus en plus acharnée au leadership dans le domaine des nouvelles technologies. Aujourd’hui, nous investissons moins dans les technologies numériques et les technologies avancées que les États-Unis et la Chine — y compris en matière de défense — et l’on ne trouve que 4 acteurs technologiques européens parmi les 50 premiers mondiaux.

Nous avons besoin d’une stratégie pour protéger nos industries traditionnelles dans un contexte où les règles du jeu sont devenues inéquitables à l’échelle mondiale en raison des asymétries dans les réglementations, les subventions et les politiques commerciales.

Les industries à forte intensité énergétique sont un bon exemple de ce phénomène.

Dans d’autres régions, celles-ci sont non seulement confrontées à des coûts énergétiques inférieurs, mais aussi à une charge réglementaire moindre et, dans certains cas, elles reçoivent des subventions massives qui menacent directement la capacité des entreprises européennes à être compétitives.

En l’absence d’actions stratégiques et coordonnées, il est logique que certaines de nos industries réduisent leurs capacités ou se délocalisent en dehors de l’Union.

Nous avons aussi besoin d’une stratégie nous permettant de nous assurer que nous disposons des ressources et des intrants nécessaires pour réaliser nos ambitions sans accroître nos dépendances.

À juste titre, nous avons édifié un programme climatique ambitieux en Europe et des cibles contraignantes à atteindre sur les véhicules électriques. Mais dans un monde où nos rivaux contrôlent une grande partie des ressources dont nous avons besoin, un tel programme devrait être associé à un plan visant à sécuriser notre chaîne d’approvisionnement — des métaux essentiels aux batteries en passant par l’infrastructure de recharge.

Notre réponse a été limitée parce que notre organisation, notre processus décisionnel et notre financement ont été conçus pour le « monde d’avant » — avant le Covid-19, avant l’Ukraine, avant l’embrasement au Moyen-Orient, avant le retour de la rivalité entre grandes puissances.

Or nous avons besoin d’une Union européenne adaptée au monde d’aujourd’hui et de demain. C’est pourquoi je propose, dans le rapport que la Présidente de la Commission m’a demandé de préparer, un changement radical — car un changement radical est nécessaire.

Au bout du compte, nous devrons transformer l’ensemble de l’économie européenne. Nous avons besoin de pouvoir nous appuyer sur des systèmes énergétiques décarbonés et indépendants, sur un système de défense intégré et adéquat implanté dans l’Union, sur une production nationale dans les secteurs les plus innovants et à croissance rapide, et sur une position de leader dans les technologies de pointe et l’innovation numérique, proches de notre base manufacturière.

Mais nos concurrents agissent vite. Et nous devons prioriser. Des actions immédiates sont nécessaires dans les secteurs les plus exposés aux défis écologiques, numériques et sécuritaires. Dans mon rapport, nous nous concentrons sur dix de ces macro-secteurs de l’économie européenne.

Si chaque secteur nécessite des réformes et des outils spécifiques, notre analyse fait ressortir trois points communs à toute interventions politiques.

Le premier consiste à donner la possibilité de bénéficier d’économies d’échelle. Nos principaux concurrents profitent du fait qu’ils sont des économies continentale pour générer des effets d’échelle, accroître les investissements et conquérir des parts de marché dans les secteurs où cela compte le plus. En Europe, nous disposons du même avantage naturel en termes de taille, mais notre fragmentation nous freine.

Dans l’industrie de la défense, par exemple, cette absence d’effet d’échelle entrave le développement de la capacité industrielle européenne — un problème d’ailleurs explicitement reconnu dans la récente stratégie industrielle de défense européenne. Aux États-Unis, les cinq principaux acteurs représentent 80 % du marché. En Europe, ils n’en représentent que 45 %. 

Cette différence s’explique en grande partie par la fragmentation des dépenses de défense de l’Union.

Les gouvernements n’achètent pas beaucoup ensemble — les achats en collaboration représentent moins de 20 % des dépenses — et ils ne se concentrent pas assez sur notre propre marché : près de 80 % des achats effectués au cours des deux dernières années l’ont été en dehors de l’Union.

Pour répondre aux nouveaux besoins en matière de défense et de sécurité, nous devons donc intensifier nos achats conjoints, améliorer la coordination de nos dépenses et l’interopérabilité de nos équipements, et réduire considérablement nos dépendances internationales.

Les télécommunications sont un autre exemple où nous ne tirons pas parti de l’effet d’échelle. Nous avons un marché d’environ 450 millions de consommateurs dans l’Union, mais l’investissement par habitant représente la moitié de ce qui est investi par les États-Unis — sans compter que nous sommes à la traîne dans le déploiement de la 5G et de la fibre optique.

L’une des raisons de cet écart est que nous avons 34 groupes de réseaux mobiles en Europe — et il s’agit là d’une estimation prudente, nous en avons de fait sans doute beaucoup plus — qui opèrent souvent à l’échelle nationale, contre trois aux États-Unis et quatre en Chine. Pour générer davantage d’investissements, nous devons rationaliser et harmoniser davantage les réglementations en matière de télécommunications dans les États membres et soutenir plutôt qu’entraver la consolidation.

L’effet d’échelle est également crucial, d’une manière différente, pour les jeunes entreprises qui génèrent les idées les plus innovantes. Leur modèle d’entreprise dépend de leur capacité à croître rapidement et à commercialiser leurs idées, ce qui nécessite un marché intérieur important. 

L’effet d’échelle est tout aussi essentiel pour développer de nouveaux médicaments, grâce à la standardisation des données des patients de l’Union et à l’utilisation de l’intelligence artificielle, qui a besoin de toute cette richesse de données dont nous disposons — si et seulement si elles parviennent à être standardisées.

En Europe, nous sommes traditionnellement très forts dans le domaine de la recherche — mais nous ne parvenons pas à commercialiser l’innovation ni à la développer. L’un des moyens de surmonter cet obstacle serait de revoir la réglementation prudentielle actuelle en matière de prêts bancaires et en mettant en place un nouveau régime réglementaire commun pour les start-ups dans le domaine de la technologie.

Le deuxième fil conducteur est la fourniture de biens publics. Lorsqu’il s’agit d’investissements dont nous bénéficions tous, mais qu’aucun pays ne peut réaliser seul, nous avons tout intérêt à agir ensemble, faute de quoi nous ne répondrons pas à nos besoins : nous ne répondrons pas aux besoins en matière de climat, de défense, par exemple, ni dans d’autres secteurs. 

Il existe plusieurs goulets d’étranglement dans l’économie européenne où le manque de coordination signifie que les investissements sont faibles et inefficaces. Les réseaux énergétiques, et en particulier les interconnexions, en sont un exemple.

Il s’agit clairement d’un bien public. Car un marché intégré de l’énergie réduirait les coûts énergétiques pour nos entreprises et nous rendrait plus résistants face aux crises futures — un objectif que la Commission poursuit dans le cadre de REPowerEU.

Mais les interconnexions nécessitent des décisions en matière de planification, de financement, d’achat de matériel et de gouvernance qui sont difficiles à coordonner. Nous ne serons donc pas en mesure de construire une véritable Union de l’énergie si nous ne nous mettons pas d’accord sur une approche commune.

Un autre exemple est celui de notre infrastructure de supercalculateurs. L’Union dispose d’un réseau public d’ordinateurs à haute performance (High Performance Computers, HPC) de classe mondiale, mais les retombées pour le secteur privé sont actuellement limitées, très limitées.

Ce réseau pourrait être utilisé par le secteur privé, par exemple par des startups et des PME spécialisées dans l’intelligence artificielle. En retour, les avantages financiers reçus pourraient être réinvestis pour moderniser les HPC et soutenir l’expansion du cloud de l’Union.

Une fois que nous avons identifié ces biens publics, il faut se donner les moyens de les financer. Le secteur public a un rôle important à jouer, et j’ai déjà parlé de la manière dont nous pourrions mieux utiliser la capacité d’emprunt commune de l’Union, en particulier dans des domaines tels que la défense, où la fragmentation des dépenses réduit notre efficacité globale.

Mais la majeure partie du déficit d’investissement devra être couverte par l’investissement privé. L’épargne privée est très élevée dans l’Union mais elle est essentiellement canalisée vers les dépôts bancaires et ne finance pas la croissance autant qu’elle le pourrait sur un marché des capitaux plus vaste. C’est pourquoi l’achèvement de l’Union des marchés des capitaux (UMC) est un élément clef de notre stratégie globale de compétitivité.

Le troisième fil conducteur est la sécurisation de l’approvisionnement en ressources et en intrants essentiels.

Si nous voulons réaliser nos ambitions en matière climatique sans accroître notre dépendance à l’égard de pays sur lesquels nous ne pouvons plus compter, nous avons besoin d’une stratégie globale couvrant toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement en matériaux critiques essentiels.

Actuellement, nous laissons largement cet espace aux acteurs privés — tandis que d’autres gouvernements ont tout loisir de diriger directement ou de coordonner fortement l’ensemble de la chaîne. Or nous avons besoin d’une politique étrangère économique qui puisse produire les mêmes effets pour notre économie.

La Commission a déjà entamé ce processus avec la loi sur les matières premières critiques, mais nous avons besoin de mesures complémentaires pour rendre nos objectifs plus tangibles. Par exemple, nous pourrions envisager une plateforme européenne dédiée aux minéraux critiques, principalement pour l’approvisionnement commun, la diversification de l’offre, la mise en commun et le financement, ainsi que le stockage.

Mais il y a un autre élément crucial sur lequel nous devons être à même de pouvoir garantir notre approvisionnement — et cela vous concerne tout particulièrement en tant que partenaires sociaux. Les travailleurs qualifiés.

Dans l’Union, les trois quarts des entreprises font état de difficultés à recruter des employés possédant les bonnes compétences pour leurs missions. On recense 28 professions, représentant 14 % de notre main-d’œuvre, souffrant actuellement d’une pénurie de main-d’œuvre.

Dans des sociétés vieillissantes et dans un contexte de réticence à l’égard de l’immigration, il nous faut trouver ces compétences en interne. De nombreuses parties prenantes devront collaborer pour garantir que les bonnes compétences sont transmises, et mettre en place des parcours flexibles de perfectionnement pour la vie professionnelle.

L’un des acteurs les plus importants à cet égard seront les partenaires sociaux. Vous avez toujours joué un rôle crucial dans les périodes de changement, et l’Europe pourra compter sur vous pour aider à adapter notre marché du travail à l’ère numérique et à responsabiliser nos travailleurs.

Ces trois axes nous obligent à réfléchir profondément à la manière dont nous nous organisons, à ce que nous voulons faire ensemble et à ce que nous voulons conserver au niveau national. Mais compte tenu de l’urgence du défi auquel nous sommes confrontés, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de reporter les réponses à toutes ces questions importantes au prochain changement de traité.

Pour assurer la cohérence entre les différents instruments politiques, nous devrions être en mesure de développer dès maintenant un nouvel outil stratégique pour coordonner nos politiques économiques.

Si nous devions constater que ce n’est pas possible, dans des cas bien spécifiques, alors nous devrions être prêts à envisager d’aller de l’avant avec seulement quelques d’États membres — par exemple, une coopération renforcée sous la forme d’un « 28e régime »2 pourrait permettre à l’Union des marchés de capitaux de mobiliser des investissements. Mais en règle générale, je crois que la cohésion politique de notre Union exige que nous agissions ensemble, si possible toujours. Et nous devons être conscients que cette même cohésion politique est aujourd’hui menacée par les bouleversements dans le reste du monde.

Le rétablissement de notre compétitivité n’est pas une chose que nous pouvons réaliser seuls, ou seulement en nous battant les uns les autres. Il nous faut agir en tant qu’Union européenne comme nous ne l’avons jamais fait auparavant.

Si nos rivaux nous prennent de vitesse, c’est parce qu’ils peuvent agir comme un seul pays, avec une seule stratégie — et aligner tous les outils et politiques nécessaires derrière elle.

Si nous voulons les égaler, nous aurons besoin d’un partenariat renouvelé entre les États membres — une redéfinition de notre Union qui n’est pas moins ambitieuse que ce que les Pères fondateurs ont fait il y a soixante-dix ans en créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

Je vous remercie de votre attention.

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10.04.2024 à 17:16

Securonomics : l’État du Labour. La doctrine économique du prochain gouvernement britannique

celianmartin

Cette année, au Royaume-Uni, le Labour de Keir Starmer devrait largement remporter les élections. Son shadow cabinet est déjà prêt — il peaufine son programme. En matière économique, la prochaine Chancelière de l'Échiquier, Rachel Reeves, a un plan : inspirée des Bidenomics, elle souhaite redonner un rôle central à l'État. Mais sa doctrine pourrait rencontrer des limites objectives. Pour la première fois, nous traduisons et commentons intégralement son discours programmatique.

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Texte intégral (14197 mots)

Invitée à prononcer la « leçon Mais » (Mais lecture) de l’école de commerce de la City University de Londres, Rachel Reeves, Chancelière de l’échiquier dans le cabinet fantôme (shadow cabinet), a exposé ce que serait la politique économique et financière d’un gouvernement Labour. Placée sous le signe des securonomics, version britannique de « l’économie moderne de l’offre », elle s’inspire de l’expérience de l’administration Biden. Elle annonce un État plus actif pour assurer la transformation verte de l’économie, via des investissements dans les batteries ou la décarbonisation des industries ou encore la création d’une société nationale d’électricité, Great British Energy. 

Mais la stabilité et le sérieux budgétaire sont également au cœur de son message. Elle propose de nouvelles règles budgétaires, souhaite réduire la dette et le déficit et refuse d’augmenter les impôts en dehors de quelques niches fiscales à supprimer. En face, les besoins sont immenses : le NHS est en crise, les délais se rallongent et les britanniques perdent confiance, les autorités locales vivent une crise budgétaire : en octobre dernier, la seconde ville du pays, Birmingham, s’est déclarée incapable de couvrir ses dépenses, le format des forces armées n’est pas adapté à un monde devenu plus dangereux, le pouvoir d’achat est en forte baisse. Le Labour a promis de prendre à bras le corps certains de ces problèmes, en premier lieu le NHS et la défense. Pour financer ces besoins, Rachel Reeves compte sur le redémarrage de la croissance. 

Aujourd’hui, le Labour est peut-être le seul parti socialiste d’Europe placé dans une telle position de force, s’apprêtant à gouverner avec une majorité qui s’annonce très large. Ses succès et ses échecs une fois au pouvoir auront certainement des conséquences politiques à l’échelle continentale. Or, on peut légitimement se demander si le Labour n’est pas en train, en cherchant à rassurer les marchés et les électeurs venus de chez les Tories, de créer les conditions d’une forte et rapide déception après l’élection ? Face aux besoins immenses des services publics, de la transformation verte de l’économie et de la résilience dans un monde incertain, le refus de l’emprunt et des hausses d’impôts constitue une quadrature du cercle. Peut-on reconstruire un pays on the cheap  ?   

Je vous remercie. C’est un privilège d’être ici à la Bayes Business School ce soir.

Revenir sur les leçons passées, ce n’est pas seulement sonder les pensées des figures clés de la politique économique britannique pendant quatre décennies et demie. C’est aussi tracer les contours changeants de la pensée économique conventionnelle. De comprendre comment les crises ont forcé sa réévaluation. D’apprécier comment les défis auxquels sont confrontés les décideurs politiques ont évolué au fil du temps — et comment, à certains égards importants, ils sont restés les mêmes.

Lorsque le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Gordon Richardson, a prononcé la toute première leçon Mais en février 1978, décrivant un « moment historique où les méthodes conventionnelles de politique économique sont mises à l’épreuve », il s’est exprimé dans le contexte d’une Grande-Bretagne affligée par une inflation élevée, par un chômage croissant, par des relations industrielles dysfonctionnelles et par des crises récurrentes de balance des paiements. Une Grande-Bretagne en proie à un sentiment de crise perpétuelle et de déclin. 

Ce que je voudrais dire aujourd’hui, c’est que, comme dans les années 1970, nous nous trouvons dans une période de mutation, où les anciennes certitudes en matière de gestion économique ont été mises à mal, où le courant économique dominant s’adapte, mais où un nouveau consensus politique doit encore se dégager. Une fois de plus, nous vivons dans un monde de turbulences politiques et de crises récurrentes dont le fardeau retombe sur les épaules des travailleurs — avec, à la base, l’échec de la réforme de l’offre nécessaire pour permettre à la Grande-Bretagne d’être compétitive dans un monde en mutation rapide.  

Je pense que la réponse aujourd’hui est une approche économique qui reconnaît la façon dont notre monde a changé. Construire la croissance sur des bases solides et sûres, avec un gouvernement actif guidé par trois impératifs :

Premièrement, garantir la stabilité. 

Deuxièmement, stimuler l’investissement grâce à un partenariat avec les entreprises. 

Et troisièmement, réformer pour libérer la contribution des travailleurs et le potentiel inexploité de l’ensemble de notre économie.

Les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont peut-être encore plus aigus que ceux décrits par  Richardson il y a un demi-siècle. Le principal défi concerne nos performances en matière de croissance. Le mois dernier, l’Office des statistiques nationales a confirmé que le Royaume-Uni était entré en récession à la fin de l’année dernière.

Mais ce n’est que le dernier chapitre d’une longue histoire de déclin économique. Depuis 2010, la performance du PIB britannique se situe dans le dernier tiers des 38 pays de l’OCDE. Pour mettre les choses en perspective, si l’économie britannique avait connu une croissance équivalente à la moyenne de l’OCDE au cours de la dernière décennie, elle serait aujourd’hui supérieure de 140 milliards de livres sterling, ce qui équivaut à 5 000 livres sterling par ménage, soit 50 milliards de livres sterling de recettes fiscales supplémentaires.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un déclin d’une nature matériellement différente de celui qui a préoccupé les décideurs politiques britanniques dans le passé. Dans les années 1960 et 1970, les gouvernements faisaient face à des questions de productivité, d’investissement et de financement de la Grande-Bretagne dans le monde, dans un contexte de convergence économique où le déclin britannique était relatif — résultat non pas de l’échec britannique, mais du rattrapage des autres économies d’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, comme le suggère l’historien Adam Tooze, nous sommes dans une phase de déconvergence, de plus en plus derrière nos homologues.

Cela a eu de graves conséquences sur le niveau de vie, le revenu disponible réel des ménages devant être inférieur à la fin de cette législature à ce qu’il était au début de celle-ci. Aujourd’hui, la famille britannique moyenne est 10 % moins bien lotie que la famille française et 20 % moins bien que la famille allemande. 

À la base, la productivité reste le principal déterminant à moyen terme des salaires. C’est l’effondrement de la croissance de notre productivité qui explique notre stagnation salariale.

Ce qu’il faut, c’est un changement de cap fondamental. Les enjeux ont rarement été aussi importants. Non seulement pour le niveau de vie des travailleurs, non seulement pour la compétitivité de la Grande-Bretagne dans un monde en évolution rapide — bien que ces deux aspects soient en jeu — mais aussi pour la santé de notre démocratie. 

Comme Joan Robinson l’a compris lorsqu’elle a écrit il y a soixante ans, l’économie n’est pas seulement une question de modèles quantitatifs et de théories abstraites — elle est une question de valeurs, enracinée dans des questions politiques, philosophiques et morales, sur la nature humaine et la bonne société. La pensée de Robinson trouve de puissants échos aujourd’hui, dans l’avertissement de Mark Carney selon lequel l’élaboration des politiques économiques s’est détachée des valeurs plus larges que celles de la concurrence et de l’efficacité — alors même que la compétitivité et l’efficacité se détériorent, et dans l’appel du trésorier australien Jim Chalmers en faveur d’un capitalisme fondé sur les valeurs. 

L’économiste politique Karl Polanyi, qui a quitté l’Autriche pour s’installer en Grande-Bretagne au moment de la montée du fascisme dans les années 1930, a décrit la tendance des économies de marché qui se détachent de leur société à saper les conditions de la croissance et à provoquer de puissants contre-mouvements politiques, de gauche comme de droite. Les idées de Polanyi sont toujours d’actualité. 

En effet, lorsque le courant politique dominant n’est pas en mesure d’apporter des réponses à notre situation difficile, lorsque de vastes pans de la population britannique sont exclus de notre histoire nationale, lorsque l’espoir en l’avenir s’étiole et que le déclin devient une prophétie qui se réalise d’elle-même, nous connaissons le résultat. Nous le voyons partout dans le monde : la montée des populistes qui n’offrent pas de réponses mais des récriminations. 

Mon argument aujourd’hui est le suivant : un nouveau modèle de gestion économique est nécessaire. En effet, un modèle fondé sur la poursuite d’une croissance étroite et étroitement partagée — avec des rendements de plus en plus faibles — ne peut pas produire des rendements adéquats en termes de croissance et de niveau de vie, et ne peut pas non plus obtenir le consentement des démocraties.

Je souhaite présenter cet argument en trois parties : 

Premièrement, placer nos défis économiques dans leur contexte.

Deuxièmement, esquisser les contours d’une approche alternative — une approche qui construit la croissance sur des fondations solides et sûres. La seule stratégie viable pour la croissance dans le monde d’aujourd’hui.

Et troisièmement, de définir les piliers de cette approche — il n’y a pas de cause unique à notre situation actuelle. 

Jonathan Haskel a démontré que le ralentissement de notre productivité dans les années 2010 était dû à un ralentissement de la productivité totale des facteurs. Et lorsque nous nous comparons à nos concurrents qui connaissent une croissance plus rapide, il est clair que nous avons sous-performé sur tous les facteurs de croissance.

La faiblesse des investissements, la Grande-Bretagne étant le seul pays du G7 à avoir des niveaux d’investissement inférieurs à 20 % du PIB. De faibles niveaux de compétences de base, des lacunes dans l’enseignement technique et professionnel et une capacité de gestion relativement faible. De grandes disparités régionales, toutes les grandes villes d’Angleterre en dehors de Londres ayant des niveaux de productivité inférieurs à la moyenne nationale. Et, en particulier depuis la pandémie, une faiblesse significative de l’offre de main-d’œuvre, avec 700 000 personnes supplémentaires économiquement inactives.

Entre 2010 et 2021, la productivité horaire n’a augmenté que de 0,5 % par an au Royaume-Uni, soit deux fois moins que la moyenne du G7. La richesse relative du Royaume-Uni se réduit donc par rapport à celle des grands pays industrialisés. 

Cela se traduit dans la stagnation du pouvoir d’achat et, à système fiscal constant, des ressources disponibles pour faire fonctionner les services publics. La pandémie et la crise énergétique ont encore dégradé cette situation. Le Congrès des Syndicats (TUC) a ainsi calculé que, entre le dernier trimestre de 2019 et le second trimestre de 2023, le revenu disponible par ménage a baissé de 1,2 % au Royaume-Uni. C’est le seul pays du G7 à connaître une baisse (en moyenne, le revenu disponible des ménages a augmenté de 3,5 %)1.

Nous sommes confrontés à une accumulation de problèmes.

Tout d’abord, il y a des faiblesses de longue date, que des générations de politiciens se sont efforcées de résoudre. Il ne suffit pas de pointer du doigt ces échecs. Nous devons nous attaquer à leurs causes institutionnelles, culturelles et politiques sous-jacentes.

Deuxièmement, il y a les produits des choix politiques faits au cours des quatorze dernières années et de l’instabilité qui les a accompagnés. Comme le cycle stop-go des investissements en capital — la nouvelle « maladie britannique » — dans lequel l’instabilité à court terme inhibe l’investissement et fait grimper les coûts d’infrastructure, ce qui se traduit par des nouveaux projets d’investissement moins nombreux, et plus petits. La Resolution Foundation estime que les nouvelles barrières commerciales sont équivalentes à une augmentation de 13 et 21 % des droits de douane pour nos secteurs manufacturiers et des services respectivement, et le bureau de la responsabilité budgétaire (Office for Budget Responsibility, ou OBR) estime que le PIB à long terme devrait être inférieur de 4 % à la suite de l’accord de Brexit conclu par le gouvernement.

Troisièmement, ces vulnérabilités structurelles et cette instabilité politique ont été exposées et exacerbées par notre passage de la grande modération à une ère d’insécurité, marquée d’abord par une croissance en panne, des niveaux de vie stagnants et des turbulences politiques, puis, de plus en plus, par des chocs mondiaux, une escalade des tensions géopolitiques et les défis du changement climatique et de la transition vers une économie nette zéro.

La protection face à l’insécurité économique est placée au cœur de la nouvelle doctrine économique du Labour, les « securonomics ». À la fois l’insécurité qui découle des bouleversements géopolitiques et climatiques. Le Labour défend ainsi une accélération de la transition verte pour ne plus que les marchés de l’énergie « dépendent de Poutine »2 et la constitution de chaînes de valeur plus résilientes. Il s’agit aussi, et l’on s’éloigne ici du domaine de la sécurité économique entendu au sens strict, d’assurer une plus grande sécurité matérielle aux citoyens britanniques en renforçant les services publics et les droits des travailleurs. 

Ces objectifs sont pourtant en concurrence, en raison des pressions qu’ils exercent sur les ressources. La sécurisation des chaînes de valeur appelle à la réindustrialisation du Royaume-Uni et donc à l’augmentation de l’investissement et de l’épargne au détriment de la consommation et des dépenses sur les services publics courants. Les finances publiques peuvent également être sollicitées pour fournir des subventions, comme ce qui se fait aujourd’hui aux Etats-Unis avec le Chips and Science Act et l’Inflation Reduction Act.  Concernant la défense, les besoins sont immenses et Johannes Marzian et Christoph Trebesch du Kiel Institute ont montré que, suite à un choc géopolitique, on observait une transformation des dépenses publiques, au détriment des dépenses sociales3


Permettez-moi de remettre les choses en perspective. En 1984, la leçon de Nigel Lawson offrait l’un des exposés les plus clairs de la pensée économique qui sous-tendait ce qu’il appelait « l’expérience britannique ». Son principal argument était que les rôles appropriés des politiques macro et microéconomiques étaient à l’exact opposé des idées reçues de l’après-guerre. Le rôle principal de la politique macroéconomique n’était pas, comme par le passé, de maintenir le plein emploi, mais de contrôler l’inflation. La responsabilité de la croissance et de l’emploi relevait alors, selon la formule de Lawson, de la politique microéconomique. 

En réalité, Lawson n’a pas suivi la logique de sa propre analyse, alimentant un boom inflationniste à la fin de la décennie, suivi d’une profonde récession au début des années 1990.

Mais aujourd’hui, il est évident que Lawson s’est trompé non seulement dans l’application, mais aussi dans la théorie. Tout d’abord, parce que ses réformes microéconomiques étaient liées à une vision inadéquate des leviers politiques appropriés, partant du principe que l’État n’avait qu’un rôle limité à jouer dans le façonnement d’une économie de marché et que les personnes et les lieux qui comptent pour la réussite d’un pays sont peu nombreux.

Il en est résulté un accroissement sans précédent des inégalités entre les lieux et les personnes, qui perdure encore aujourd’hui. Le déclin ou la disparition d’industries entières, entraînant des coûts sociaux et économiques durables et vidant notre force industrielle de sa substance. Et — point crucial — des rendements en baisse pour la croissance et la productivité.

Mais aujourd’hui, nous pouvons également constater les lacunes de l’analyse de Lawson de l’autre côté de l’équation. En effet, dans un monde qui a été secoué à plusieurs reprises par des chocs du côté de l’offre, il est inadéquat de considérer la lutte contre l’inflation comme une question relevant uniquement de la politique macroéconomique. Notre résilience face aux chocs place la politique microéconomique — en matière de sécurité énergétique, de capacité de production intérieure et de solidité de nos chaînes d’approvisionnement — au premier plan dans la lutte contre l’inflation.

Pendant une décennie, le dernier gouvernement travailliste a offert une politique stable en même temps qu’un environnement économique stable. Dans l’analyse du New Labour, la croissance nécessitait d’une part une stabilité macroéconomique, et d’autre part des politiques d’offre visant à renforcer le capital humain et à stimuler l’innovation. Il s’en est suivi une décennie de croissance économique soutenue, de stabilité et d’augmentation des revenus des ménages. Le revenu disponible moyen des ménages a augmenté de 40 %. Deux millions d’enfants et trois millions de retraités sont sortis de la pauvreté. Les services publics ont été revitalisés. 

Mais l’analyse sur laquelle elle reposait était trop étroite. La stabilité était une condition nécessaire, mais non suffisante, pour générer des investissements dans le secteur privé. Un secteur financier non réglementé pouvait générer d’immenses richesses, mais présentait également de profonds risques structurels. Enfin, la mondialisation et les nouvelles technologies pouvaient aussi bien creuser que réduire les inégalités, priver les gens de leur pouvoir que les libérer, déplacer les emplois qu’en créer des nouveaux de qualité.

Avec Nigel Lawson, chancelier de l’échiquier de 1983 à 1989, c’est le thatchérisme qui est ici clairement rejeté. Il est intéressant de constater le fort parallèle entre ce discours et la rhétorique de l’administration Biden. Rejet clair et massif du néolibéralisme — incarné par Thatcher dans un cas, Reagan dans un autre — et dépassement de la synthèse sociale-libérale qui l’a suivi — les Nouveaux démocrates (Clinton) et le New Labour (Blair) — auxquels on reconnaît des erreurs et des limites. Les influences sont fortes entre les deux grands pays anglo-saxons. 

La sécurité économique a été étendue grâce à un nouveau salaire minimum et à des crédits d’impôt, mais notre marché du travail est resté caractérisé par une trop grande insécurité. Malgré des efforts soutenus pour remédier à nos principales faiblesses en matière de productivité et d’inégalités régionales, celles-ci ont persisté, tout comme le fossé qui s’est creusé entre de grandes parties du pays et la politique de Westminster. Surtout, la « grande modération » ne pouvait pas durer. Ces faiblesses ont été mises en évidence par la crise financière mondiale.

Depuis 2010, la politique économique se caractérise par deux échecs majeurs.  L’austérité d’abord, l’instabilité ensuite. L’austérité : la décision de resserrer fortement la politique budgétaire dans le contexte de taux d’intérêt historiquement bas et d’une économie atone. Non seulement cette décision a gravement endommagé notre tissu social et nos services publics, mais à une époque où les pouvoirs publics pouvaient emprunter et investir à des conditions plus avantageuses que jamais, le fait de ne pas l’avoir fait a constitué un acte de négligence historique. Il ne s’agit pas seulement d’une erreur à court terme, au sens macroéconomique, mais aussi d’une incapacité à saisir une occasion unique d’entreprendre des investissements indispensables dans notre capacité de production. L’investissement a été étouffé. Nos faiblesses du côté de l’offre — en ce qui concerne le capital humain et physique — ont été exacerbées.

Le soi-disant « mini-budget » — avec son programme de réductions d’impôts non financées, dans le cadre d’une tentative concertée de saper nos institutions économiques indépendantes — a radicalement changé les circonstances fiscales dans lesquelles nous devons opérer. En octobre 2021, le taux de base de la Banque d’Angleterre était de 0,1 %. En un peu plus de deux ans, il est passé à 5,25 %.  En octobre 2021, l’OBR prévoyait que les intérêts de la dette nette coûteraient 29 milliards de livres cette année. Il s’attend maintenant à ce que ce coût soit de 82 milliards de livres.

Le lien direct fait entre le mini-budget de Liz Truss et la hausse des taux d’intérêt passe sous silence le caractère global de la hausse des taux. Il est vrai que les annonces du chancelier de l’échiquier de l’époque, Kwasi Kwarteng, ont produit de fortes turbulences sur les marchés des changes et une augmentation des taux d’intérêt sur les gilts. Mais la hausse des taux avait démarré bien avant le 23 septembre 2022. Aujourd’hui, les taux d’intérêt sur la dette britannique à 10 ans (4,1 %) sont inférieurs à ceux des bons du trésors américains bien que significativement plus élevés que les OAT à 10 ans (2,9 %) ou que les obligations du gouvernement fédéral à 10 ans (2,4 %). 

Ces nouvelles circonstances expliquent la décision que Keir Starmer, le cabinet fantôme et moi-même avons récemment pris concernant l’ampleur des dépenses publiques liées au plan de prospérité verte du parti travailliste, afin de trouver l’équilibre nécessaire entre les impératifs de la transition énergétique et les contraintes économiques réelles auxquelles nous sommes confrontés.

Le Green Prosperity Plan, annoncé par Keir Starmer lors de la conférence du parti travailliste en 2022, est la mesure phare du Labour pour accélérer la croissance économique et réaliser la transition verte du Royaume-Uni. Il s’agissait à l’origine de dépenser 28 milliards de Livres Sterling par an pour créer une société publique de production d’énergie (Great British Energy) ainsi qu’un fond souverain pour prendre des parts dans les projets de gifa-usines de batteries, les projets éoliens, la décarbonisation des industries, et également financer la rénovation thermique des logements. 

Ce plan a fait l’objet de nombreuses attaques de la part des Tories et de la presse conservatrice en raison de son coût et les dirigeants du Labour ont décidé, en février 2024, après une valse hésitation, de réduire drastiquement le montant prévu pour ce plan. De 28 milliards de Livres Sterling par an, le montant alloué est passé à 4,7 milliards par an. Cette évolution est justifiée par la dégradation de la situation financière du pays et de la priorité donnée au sérieux budgétaire. La crise Covid a provoqué une augmentation rapide de la dette publique britannique, qui est passée de 84,8 % du PIB en 2019 à 98,7 % en 2020. Elle est encore égale à 98,4 % du PIB en 2023. Le déficit public est égal à 131 milliards de Livres Sterling en 2023, soit 5,1 % du PIB. 

Honnêtement, je ne veux pas en faire un discours partisan, pas plus que vous ne le souhaitez, mais il ne serait ni juste ni honnête de minimiser l’impact des bouleversements de ces dernières années. Cinq Premiers ministres. Sept chanceliers. Douze plans de croissance. Des institutions sapées. Des décisions esquivées et reportées. Cette instabilité politique a alimenté l’instabilité économique et découragé les investissements.

Cela nous amène à notre propre tournant historique : en plus d’une décennie de faible croissance et de stagnation du niveau de vie, la coexistence de la stagnation et de l’inflation ; une pression significative sur les emprunts du gouvernement ; causée par, et exacerbant le besoin urgent d’une réforme de l’offre en retard. Une économie qui manque de résilience face aux chocs, avec des services publics à bout de souffle et une famille sur trois en âge de travailler qui dispose de moins de 1 000 livres sterling d’économies sur lesquelles s’appuyer.

Cependant, ce ne sont pas seulement les échecs du passé, mais aussi les incertitudes de l’avenir qui nécessitent une nouvelle approche. Permettez-moi de m’expliquer. 

En 2000, j’ai obtenu mon diplôme universitaire et j’ai commencé ma carrière à la Banque d’Angleterre. La guerre froide avait pris fin dix ans plus tôt. La « grande modération » était en cours. Nous semblions entrer dans une période d’expansion économique et de stabilité géopolitique sans précédent, soutenue par la promesse d’une intégration économique mondiale toujours plus étroite.

Aujourd’hui, le monde semble bien différent. Gordon Brown a qualifié la crise financière de 2008 de « première crise de la mondialisation ». Nous constatons aujourd’hui que cette crise financière a marqué un changement plus fondamental : le début d’une nouvelle ère d’insécurité.

Les causes et les symptômes de cette ère d’insécurité sont innombrables, mais permettez-moi d’en souligner trois en particulier.

Premièrement, l’évolution de la dynamique géopolitique, alors que nous passons d’un monde unipolaire de l’après-guerre froide à un monde multipolaire déséquilibré, où la Chine occupe une place importante sur la scène mondiale et où la Russie s’affirme plus qu’elle ne l’a fait au cours des trois dernières décennies. La guerre en Ukraine et au Moyen-Orient menace de déborder les frontières. L’impact des attaques de missiles des Houthis dans la mer Rouge montre à quel point les questions de défense et de sécurité sont inévitablement liées aux questions économiques. 

Deuxièmement, l’évolution rapide des technologies. L’IA générative a le potentiel d’apporter des améliorations révolutionnaires à notre mode de vie, mais elle risque aussi de perturber profondément les marchés du travail et la répartition des revenus, des richesses et des opportunités entre les personnes et les pays. 

Troisièmement, la crise climatique. La transition énergétique offre de grandes possibilités — amélioration de la résilience, baisse des coûts de l’énergie, emplois et croissance grâce aux nouvelles technologies — à ceux qui sont prompts à les saisir. Mais même dans le meilleur des scénarios, nous savons que le monde sera confronté à une intensification spectaculaire de la concurrence pour la nourriture, l’énergie et l’eau, ce qui affectera les schémas commerciaux et provoquera des déplacements de population. Nous avons déjà constaté des pénuries dans les rayons de nos supermarchés à la suite de sécheresses, de tempêtes et d’une hausse des températures. D’autres suivront. Nous savons également — comme l’a affirmé le bureau de la responsabilité budgétaire — que les coûts futurs de l’absence de réponse à la crise climatique dépasseront de loin le coût de l’action menée aujourd’hui.

Alors que les perturbations se multiplient et que les gouvernements du monde entier prennent des mesures pour renforcer leur propre autosuffisance, il est devenu évident que la mondialisation, telle que nous l’avons connue, est morte. Cela ne veut pas dire que nous vivons dans un monde moins interconnecté, car chaque crise provoque des secousses le long des chaînes d’approvisionnement qui s’étendent sur plusieurs continents. Il ne s’agit pas non plus de prétendre que les lois de l’économie se sont inversées, ni de nier le rôle du libre-échange qui a permis à des milliards de personnes de sortir de la misère. Mais il s’agit de dire que, dans un monde plus dangereux, nous devons être lucides sur les compromis existants et stratégiques sur les directions dans lesquelles nous choisissons d’approfondir nos relations économiques. 

Nous ne pouvons plus nous reposer sur nos lauriers. Un modèle de croissance dépendant de la stabilité géopolitique est un modèle de croissance reposant sur des fondations de plus en plus superficielles.

Il s’agit donc de construire une croissance sur des bases solides — large, inclusive, résiliente et ancrée dans les réalités d’un monde en mutation rapide. 

Permettez-moi d’être claire : il n’y a pas de stratégie de croissance viable aujourd’hui qui ne repose pas sur la résilience de notre économie nationale et la sécurité des travailleurs. Il n’y a pas de compromis entre une Grande-Bretagne plus sûre et plus résistante et une Grande-Bretagne plus dynamique.

L’avènement de cette ère d’insécurité a remis au premier plan des questions généralement ignorées dans un monde de taux de change flottants, mais qui auraient été très familières aux hommes politiques des générations. Il s’agit des questions suivantes : comment la Grande-Bretagne peut-elle tracer sa voie dans le monde ; de notre capacité de production ; comment stimuler l’innovation et la diffusion dans l’ensemble de notre économie ; de la répartition régionale du travail et des opportunités ; comment mobiliser les investissements, développer les compétences et s’attaquer aux inefficacités afin de moderniser une économie sclérosée ; et la sécurité énergétique. 

En effet, ces dernières années, nous avons payé le prix de la négligence de notre sécurité énergétique, les ménages et les entreprises étant particulièrement exposés à un choc des termes de l’échange et à ses conséquences inflationnistes.

Dans un monde en pleine mutation, la Grande-Bretagne a pris du retard. 

Nous avons vu ce qu’il en coûte de négliger l’équilibre délicat entre flexibilité et sécurité, entre l’attrait de la production en flux tendu et la demande de résilience, et de fermer les yeux sur l’endroit où les choses sont fabriquées et sur leurs propriétaires.  

Le philosophe Bernard Williams a parlé de la « première question politique » : « assurer l’ordre, la protection, la sécurité, la confiance et les conditions de la coopération ». La « première » question politique, « parce que sa résolution est la condition pour résoudre, voire poser, toutes les autres ». Cette question ne concerne pas seulement la taille de notre armée ou la solidité de nos frontières, mais aussi l’économie.

Vous pourriez vous demander si la « sécurité économique » n’implique pas un refus du « risque », le moteur de l’innovation et de l’esprit d’entreprise ? Permettez-moi donc de répondre à cette question. Sans la promesse de stabilité, comment les entreprises peuvent-elles investir en toute confiance ? Sans sécurité, comment demander à un entrepreneur de se lancer dans la création d’une nouvelle entreprise ? Sans filet de sécurité, comment pouvons-nous attendre d’une personne ordinaire qu’elle se reconvertisse, qu’elle prenne un nouvel emploi ou qu’elle change de carrière ?

Lorsque le changement apparaît de plus en plus comme une perturbation et que l’avenir est de plus en plus incertain, il est naturel de reculer devant le changement et de chercher à s’abriter de l’avenir. Les securonomics ont pour but de fournir une plate-forme permettant de prendre des risques, non pas pour reculer devant un avenir incertain, mais pour embrasser le changement et les opportunités qu’il apporte, avec un objectif clair et une direction stable. Il s’agit de savoir que les gens peuvent s’élever et s’abaisser en fonction de leurs propres mérites, et non pas en fonction d’événements qui échappent à leur contrôle. 

La notion de capitalisme politique qui donne son nom à notre série de publications veut justement désigner cette insertion de l’impératif de sécurité au cœur du raisonnement et de la décision économique. Mais il n’est pas très clair de voir quelles conséquences pratiques sont tirées par le Labour. L’Union européenne ou les États-Unis ont débloqué des centaines de milliards pour accélérer les développements dans le domaine des semiconducteurs, des technologies vertes, dans une moindre mesure de l’informatique quantique ou de l’intelligence artificielle. Ils utilisent leur poids respectifs pour établir des rapports de force (contrôles export américains sur les semiconducteurs, enquête de la Commission sur les voitures électriques chinoises). Ils renforcent leur sécurité économique. Mais que fait le Royaume-Uni ? Que prévoit de faire le Labour au-delà d’un Green Prosperity Plan fortement retaillé ?  

Le Labour a peut-être raison de faire passer la politique socialiste avant le capitalisme politique et de mettre l’accent sur la sécurité matérielle des citoyens britanniques. Mais, sans succomber aux illusions de puissance, le Royaume-Uni devra trouver sa place dans l’ordre de sécurité européen. 

Mais que signifie traduire cette idée en réalité politique et économique ?

Cela signifie qu’il faut adopter les idées d’un consensus économique émergent. Dani Rodrik, économiste politique de Harvard, parle d’un nouveau « paradigme productiviste ». Janet Yellen, secrétaire au Trésor américain, a qualifié le programme de l’administration Biden d’« économie moderne de l’offre ». Dans le monde entier, des idées apparentées apparaissent sous différentes bannières. J’utilise le terme « securonomics ». 

Les gouvernements et les décideurs politiques reconnaissent qu’il n’est plus suffisant, si tant est qu’il l’ait jamais été, que l’État se contente de s’effacer, de laisser les marchés agir à leur guise et de corriger les externalités négatives occasionnelles. Ils reconnaissent que la sécurité et la prospérité des travailleurs font partie intégrante de la force, du dynamisme et de la légitimité d’une économie de marché. Et reconnaissant également les dangers de ce que Rodrik concerne l’« hyperglobalisation » — parce que la poursuite d’une intégration économique mondiale toujours plus étroite comme une fin en soi, et non comme un moyen de prospérité nationale, est économiquement naïve et politiquement imprudente.

L’influence des démocrates américains est assumée. La doctrine du parti britannique est donc empruntée aux Bidenomics

Je sais qu’il y aura des personnes — peut-être même certaines d’entre elles sont présentes dans cette salle — qui s’inquiètent du fait que cet argument revienne à adopter le protectionnisme et à se retirer du monde. Permettez-moi donc d’être précise. La vérité est que, ces dernières années, nous sommes devenus à la fois trop ouverts — trop exposés aux perturbations mondiales — mais aussi trop fermés au commerce international. Les files d’attente dans nos ports, les étagères vides, la flambée des prix et la bureaucratie freinent nos exportateurs.

Le commerce accroît la concurrence, favorise la diffusion des technologies et permet de tirer profit de la spécialisation et de l’avantage comparatif. Cette réalité fondamentale n’a pas changé. Il ne s’agit pas de se retrancher dans la forteresse britannique — en effet, le succès reposera sur la formation de nouveaux partenariats bilatéraux et multilatéraux et sur l’établissement de relations plus étroites avec nos voisins de l’Union européenne. Nous voulons faciliter les exportations et les importations. Mais nous devons trouver un juste équilibre entre l’ouverture au commerce mondial et la résistance intérieure, en reconnaissant le rôle central du commerce pour notre prospérité, notre compétitivité et notre approvisionnement en biens de consommation, mais en sachant qu’il doit y avoir des lignes rouges — des choses pour lesquelles nous ne devons pas compter sur des États dont les intérêts sont en conflit avec les nôtres.

Le parti travailliste, malgré sa position très majoritairement opposée au Brexit à l’occasion du vote de 2016, se prononce aujourd’hui contre un second référendum et un retour au sein de l’Union. Keir Starmer propose de renégocier l’accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni pour faciliter les échanges commerciaux. Il souhaiterait également établir un accord de défense et de sécurité entre les deux4.

Mais cette position pourra-t-elle être maintenue alors que les sondages montrent qu’une majorité relative des britanniques souhaite rejoindre l’Union européenne, et que cette proposition est très largement majoritaire au sein de l’électorat travailliste ? Surtout, compte tenu de l’importance capitale d’une reprise de la croissance économique pour le succès du parti travailliste : combiner réduction des déficits, stabilité fiscale et amélioration des services publics, il pourrait devenir difficile pour un gouvernement Labour de résister à un relai de croissance tel que le marché unique.  

Il ne s’agit pas seulement de développer notre capacité de production nationale, mais aussi de créer des chaînes d’approvisionnement plus solides et plus diversifiées pour les technologies essentielles. À l’heure où d’autres pays développent leurs propres industries et forgent de nouveaux partenariats stratégiques, tergiverser, s’accrocher à de vieux dogmes, c’est prendre du retard. 

Il y a aussi une réalité politique à cela. Alors que les populistes et les protectionnistes du monde entier proposent de fausses solutions à des problèmes vastes et complexes, la seule défense d’une société ouverte et d’une économie commerciale est une approche qui s’attaque à la racine des griefs sur lesquels ils s’appuient.

Un nouveau consensus se dessine à Washington. Je pense qu’il est dans notre intérêt d’adhérer à ce consensus. Mais aujourd’hui, la Grande-Bretagne n’est guère plus qu’un spectateur. 

Notre capacité à adhérer à ce consensus dépendra d’un État actif. Certains avertissent que l’adoption d’un tel État actif équivaut à un retour au grand État, c’est-à-dire au gouvernement de haut en bas et de Whitehall qui sait ce qu’il y a de mieux. Encore une fois, permettez-moi d’ajouter des précisions.

La réalité est que nous trébuchons déjà, les yeux bandés, dans une ère d’un État plus fort, corollaire inévitable de la politique du sparadrap. C’est la réponse inévitable lorsque des perturbations frappent une économie dont la résilience est affaiblie, qui est mal préparée aux chocs, dont les services publics sont surchargés et dont le gouvernement n’est pas préparé. Les securonomics font progresser non pas le grand État, mais l’État intelligent et stratégique.

Et à ceux qui pensent que la stratégie industrielle se résume à ce que l’État choisisse les gagnants et soutienne les industries non compétitives, permettez-moi de vous expliquer. C’est mal comprendre ce qu’est une stratégie industrielle moderne. Il ne s’agit pas du modèle brut de l’État dirigeant le développement industriel et corrigeant les externalités telles qu’elles sont perçues au centre, mais plutôt d’une approche qui reconnaît les contraintes d’information et de capacité du gouvernement, en travaillant en véritable partenariat avec les entreprises pour identifier les obstacles et les opportunités auxquels elles sont confrontées. Travailler ensemble pour évaluer les industries qui seront déterminantes pour notre avenir — à travers nos forces en matière de services et nos spécialisations en matière de production, et être stratégique quant à nos choix réels et nos limites. Accepter qu’un pays de la taille de la Grande-Bretagne ne peut pas exceller dans tous les domaines. Reconnaître les secteurs dans lesquels nous bénéficions — ou avons le potentiel de bénéficier — d’un avantage comparatif et pouvons être compétitifs sur un marché mondial ; les secteurs dans lesquels des préoccupations stratégiques peuvent façonner notre approche ; et les secteurs dans lesquels nous devons compter sur d’autres.

Il n’y a pas de réponses faciles, pas de solutions rapides, pas de raccourcis. Ce qu’il faut, c’est une décennie de renouveau national, pour façonner l’architecture institutionnelle de l’économie britannique dans le sens d’un gouvernement guidé par sa mission. Et la mission la plus centrale de toutes : restaurer la croissance économique essentielle à la réalisation de toutes les ambitions des travaillistes au sein du gouvernement. 

Lorsque j’entends la question de savoir si une croissance soutenue du type de celle qui a caractérisé l’histoire du vingtième siècle est réalisable, ou même si elle est souhaitable — lorsque les gens demandent pourquoi nous concentrons-nous sur la croissance économique ? C’est parce que je suis convaincu de deux choses.  

Premièrement, c’est grâce à la croissance, et uniquement grâce à elle, que nous pouvons durablement financer des services publics solides, élever le niveau de vie et être compétitifs sur le plan international. En fin de compte, c’est la croissance qui permet d’améliorer le niveau de vie des ménages, d’augmenter les revenus, de sortir les gens de la pauvreté et de leur donner plus de choix pour mener une bonne vie. Deuxièmement, l’idée d’un compromis entre une économie forte et une bonne société est un mirage qui appartient aux années 1980.

Je vois le potentiel de la Grande-Bretagne partout où je vais, dans nos fantastiques industries créatives, nos services professionnels et financiers de premier plan, et dans le travail de pionnier dans l’IA à usage général et d’autres technologies numériques, dans les sciences de la vie et les énergies renouvelables — qui se produisent ici même au Royaume-Uni. Il n’existe pas d’approche unique — les besoins et les obstacles varient d’un secteur à l’autre. Mais si nous parvenons à mettre en place une politique adéquate, les bénéfices seront immenses.

Cela doit commencer par la mise en place d’un cadre institutionnel adéquat et l’inscription de cette mission de croissance fondamentale dans notre architecture économique.

En 1997, le dernier gouvernement travailliste a créé l’unité du Trésor chargée des entreprises et de la croissance, dont l’objectif est de stimuler la croissance économique. Cette unité a été à l’origine d’idées politiques importantes, notamment la réforme du droit de la concurrence et la création d’un cadre de financement des sciences à plus long terme. Toutefois, comme l’a noté le Institute for Government le mois dernier, cette unité n’a pas assez de pouvoir et son influence a diminué par rapport à il y a vingt ans. Et surtout, elle n’est pas impliquée dans la gestion des événements fiscaux.

Nous nous appuierons donc sur ce succès, en intégrant la croissance dans les processus de révision du budget et des dépenses, avec une unité d’entreprise et de croissance réformée et renforcée, intégrée dans le processus d’événements fiscaux existant.

Je voudrais utiliser le reste de cette leçon pour présenter les trois piliers d’une stratégie de croissance généralisée et résiliente. Une croissance que nous pouvons atteindre. La croissance que nous devons atteindre.

Premièrement, la stabilité — la condition la plus fondamentale pour la sécurité économique et la crédibilité internationale.

Deuxièmement, l’investissement — favorisé par un partenariat entre des entreprises dynamiques et un gouvernement stratégique. 

Et troisièmement, la réforme — pour mobiliser toutes les ressources de la Grande-Bretagne dans la poursuite d’une prospérité partagée.

Donc, d’abord, la stabilité. Si nous voulons que les entreprises investissent, si nous voulons que la croissance économique repose sur des bases solides, elle devra reposer sur la stabilité.  

Dans un monde d’une complexité et d’une incertitude inégalées, ce sont les institutions qui peuvent apporter la stabilité de la direction, de la coordination et des incitations appropriées pour un succès économique durable. Pendant une grande partie de notre histoire, la force de nos institutions nous a conféré une crédibilité sur les marchés internationaux et a été à la base de notre réussite économique. Les hommes politiques qui sapent ces forces jouent à un jeu dangereux. 

Permettez-moi de commencer par la Banque d’Angleterre. Le comité de politique monétaire de la Banque doit continuer à jouir d’une indépendance totale dans la poursuite de son objectif principal, à savoir la stabilité des prix. Et, pour qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet : un gouvernement travailliste maintiendra l’objectif d’inflation de 2 %, tandis que le comité de politique financière poursuivra son objectif principal de stabilité financière. 

Mais la politique monétaire et la réglementation financière ne peuvent rester immobiles face aux nouveaux risques, notamment ceux posés par le changement climatique. Isabel Schnabel, de la Banque centrale européenne, a exposé les implications du changement climatique pour la politique monétaire : les pertes qui pourraient se répercuter sur les bilans des institutions financières et réduire le flux de crédit ; les impacts sur la productivité du travail et l’inactivité liée à la santé, qui pourraient faire baisser le taux d’intérêt réel d’équilibre et limiter la marge de manœuvre de la politique monétaire conventionnelle ; et l’impact des chocs sur les prix du côté de l’offre. Compte tenu de la nécessité de mobiliser les investissements pour réaliser notre transition énergétique, ces défis sont particulièrement aigus.

La politique macroéconomique a un rôle important à jouer dans notre transition climatique. Le parti travailliste a déjà présenté des projets visant à obliger les institutions financières et les entreprises du FTSE 100 à publier leur empreinte carbone et à adopter des plans crédibles de réduction à zéro émission nette de 1,5 degré, ainsi qu’à faire avancer la taxonomie verte du Royaume-Uni. 

Ce soir, je peux dire davantage. Je ne suis pas d’accord avec la décision de l’actuel chancelier de réduire l’importance accordée au changement climatique dans les attributions des deux comités de la Banque. Le prochain gouvernement travailliste annulera donc ces changements à la première occasion. Parce qu’il ne peut y avoir de plan durable pour la stabilité économique ni de plan durable pour la croissance économique qui ne soit pas aussi un plan sérieux pour le zéro émission nette.

L’indépendance de la Banque d’Angleterre reflète la compréhension du fait que la politique présentera toujours la puissante tentation de poursuivre des politiques macroéconomiques qui peuvent ne pas être dans l’intérêt économique national à moyen et long terme — et que sans la capacité de pré-engager de manière crédible les choix politiques futurs, cela crée un biais inflationniste — comme l’a montré le modèle de Barro-Gordon. Une logique similaire s’applique au concept de biais de déficit. Les hommes politiques peuvent être tentés de remettre à plus tard les décisions budgétaires nécessaires ou d’ignorer les conséquences à long terme des choix politiques.

Il n’en reste pas moins vrai, comme l’a compris Gordon Brown, que dans une économie moderne, « la discrétion nécessaire à une politique économique efficace n’est possible que dans un cadre qui garantit la crédibilité des marchés et de la confiance du public ». C’est particulièrement vrai si le gouvernement doit pouvoir prendre des mesures urgentes et discrétionnaires en cas de crise.

Nous renforcerons donc l’Office de la responsabilité budgétaire (OBR), avec un nouveau verrou fiscal, en garantissant par la loi que tout gouvernement apportant des changements importants et permanents en matière de fiscalité et de dépenses sera soumis à des prévisions indépendantes de l’OBR.  Et nous ne dérogerons pas à des règles budgétaires strictes.

La loi sur la responsabilité budgétaire et l’audit national de 2011 inscrit dans la loi l’existence du bureau de la responsabilité budgétaire, créée l’année précédente par le gouvernement de coalition conservateur-Libdems, et oblige le Département du Trésor à exposer sa stratégie dans une charte de responsabilité budgétaire. Au sein de cette charte, le Gouvernement doit exposer son mandat budgétaire, c’est-à-dire les règles qu’il se fixe pour assurer la stabilité budgétaire. Dans la dernière charte révisée de l’automne 2022, les règles suivantes sont inscrites5

— avoir une dette nette du secteur public (à l’exclusion de la Banque d’Angleterre) en pourcentage du PIB en baisse d’ici la cinquième année de la période glissante de prévision  ;
— un objectif visant à garantir que l’emprunt net du secteur public ne dépasse pas 3 % du PIB d’ici la cinquième année de la période glissante de prévision  ;
— un objectif visant à garantir que les dépenses sociales soient contenues dans un plafond et une marge prédéterminés fixés par le Trésor.

Ces charte n’a pas le caractère strict des règles européennes ou du schartz-null allemand. Il ne s’agit pas d’une disposition constitutionnelle. Cette charte peut être modifiée par le Département du Trésor, sous condition que la nouvelle charte soit approuvée par une résolution de la Chambre des Communes. Cette opportunité a été souvent saisie. Et les contraintes ne concernent qu’un horizon lointain (la dernière année d’une législature). 

Permettez-moi donc d’énoncer clairement les règles qui contraindront le prochain gouvernement travailliste. Le budget actuel doit être équilibré, de sorte que les coûts quotidiens soient couverts par les recettes. La part de la dette dans l’économie doit diminuer d’ici à la cinquième année des prévisions, ce qui permettra de faire face aux crises futures. 

Je demanderai également à l’OBR de rendre compte de l’impact à long terme des décisions en matière de dépenses d’investissement. Et en tant que chancelière, je ferai rapport sur des mesures plus larges de l’actif et du passif du secteur public lors des événements budgétaires, en montrant comment la santé du bilan public est renforcée par de bonnes décisions en matière d’investissement.

Le Royaume-Uni a modifié ses règles budgétaires plus fréquemment que toute autre économie de l’OCDE, avec une durée de vie moyenne de moins de quatre ans. Cela a contribué à l’instabilité et à l’incertitude. Je mettrai donc fin à la pratique selon laquelle le chancelier peut supprimer les règles à tout moment, en prévoyant une clause dérogatoire qui ne suspendrait les règles que si l’OBR déclarait que le Royaume-Uni traversait une crise économique.

Permettez-moi d’être franc. Nous ne pouvons pas continuer à adopter une approche court-termiste qui ne tient pas compte de l’importance de l’investissement public. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer le besoin pressant de reconstruire les finances publiques du Royaume-Uni, afin d’accroître notre marge de manœuvre pour répondre aux chocs futurs. C’est pourquoi nos règles fiscales diffèrent de celles du gouvernement. Leur règle d’emprunt, qui vise le déficit global plutôt que le déficit courant, crée une incitation claire à réduire les investissements qui auront des bénéfices à long terme pour des gains à court terme. Je rejette cette approche et c’est pourquoi notre règle d’emprunt cible les dépenses courantes. Nous donnerons la priorité aux investissements dans un cadre qui permettra de réduire la dette en pourcentage du PIB à moyen terme.  

Dans sa défense d’un cadre budgétaire plus strict, avec une charte budgétaire valable pour 5 ans, sans révision en cours de mandature, Rachel Reeves introduit une évolution d’importance : l’exclusion des dépenses d’investissements. En cela, le Labour est cohérent avec son analyse qui fait de l’austérité poursuivie par les Conservateurs au début des années 2010 le responsable de la faible croissance — il est vrai que le secteur public britannique se distingue au sein de ses homologues du G7 par la faiblesse de ses dépenses d’investissement — et de l’état de certains services publics. 

Les entreprises ont également besoin de stabilité dans le système fiscal. Depuis trop longtemps, notre politique s’y oppose. C’est pourquoi le prochain gouvernement travailliste s’engage à présenter chaque année un budget d’automne unique, à publier dans les six premiers mois une feuille de route pour la fiscalité des entreprises couvrant la durée de la législature et à plafonner l’impôt sur les sociétés à son taux actuel de 25 % — le plus bas du G7 — pendant toute la durée de la prochaine législature, afin que les entreprises puissent planifier leurs projets d’investissement dès aujourd’hui, tout en sachant comment leurs bénéfices seront imposés pendant le reste de la décennie.

Premièrement, la stabilité ; deuxièmement, l’investissement. L’investissement, par le biais du partenariat.

Il n’est pas du ressort du seul gouvernement de revigorer nos niveaux d’investissement chancelants. L’investissement des entreprises est l’élément vital de la croissance. Néanmoins, un État stratège a un rôle crucial à jouer.

Le partenariat pour l’investissement sera incarné par un nouveau Conseil britannique de l’infrastructure, que j’ai créé avec des représentants de certains des plus grands fonds d’investissement britanniques et mondiaux, et par un Conseil de la stratégie industrielle revitalisé et renforcé, doté d’un statut légal. 

Une politique industrielle moderne doit être stratégique et sélective. Sélective, parce que nous ne pouvons pas tout faire et que nous ne devons pas prétendre le contraire. L’objectif est plutôt de travailler avec les entreprises pour identifier les domaines dans lesquels la Grande-Bretagne bénéficie ou a le potentiel de développer un avantage comparatif, mais où il existe des défaillances du marché ou d’autres barrières qui freinent l’investissement. Il existe déjà un grand nombre d’excellents travaux d’identification de l’avantage comparatif potentiel de la Grande-Bretagne dans des secteurs cruciaux, tels que l’éolien offshore flottant et le captage et le stockage du carbone, comme celui d’Anna Valero et de ses collègues de la LSE.

Stratégique parce qu’elle doit être fondée sur une évaluation des ramifications plus larges de la hiérarchisation des priorités et sur une vision claire des opportunités qui se présenteront dans l’économie mondiale de demain. 

L’investissement public est un levier important à la disposition des gouvernements parce qu’il a le potentiel d’attirer l’investissement privé. Mais ce n’est qu’un levier et il doit être utilisé judicieusement. Contrairement aux sirènes de la gauche et de la droite, l’engagement en faveur de la croissance ne se mesure pas à l’aune du déficit que l’on est prêt à creuser.

L’investissement public sera assuré par le plan de prospérité verte du parti travailliste, sous l’impulsion de nouvelles institutions : un National Wealth Fund et Great British Energy. Mais pour débloquer l’investissement privé, il faudra aussi une réforme institutionnelle.

Comme mentionné ci-dessus, les moyens accordés au Green Prosperity Plan ont été revus à la baisse, mais il s’agit toujours d’un élément clé du programme travailliste.

— Great British Energy : le Labour propose de créer une nouvelle société de production d’énergies renouvelables et nucléaire, qui serait en concurrence avec les acteurs privés déjà présents sur le marché britannique. Elle pourrait investir dans la production en partenariat avec des investisseurs ou industriels privés. Elle aurait également un rôle de soutien aux acteurs locaux pour développer la production décentralisée d’énergies renouvelables, par exemple l’installation de panneaux solaires par les organismes de logement social. 

— Le fond souverain : le Labour prévoit d’investir dans des projets industriels dans les technologies vertes et la décarbonisation, en échange de prise de participation. L’influence de Marianna Mazzucato se fait sentir, puisque cette dernière a fait du partage des bénéfices des investissements entre acteurs privés et puissance publique, l’un des éléments clé de l’État entrepreneur qu’elle appelle de ses voeux : 1,8 milliard dans la modernisation des ports, en particulier pour l’éolien en mer  ; 1,5 milliard pour les giga-usines de batteries ; 1,5 milliard pour la décarbonation de fonderies d’acier ; 1 milliard pour la décarbonation de clusters industriels ; 500 millions pour la production d’hydrogène.

Prenons l’exemple de nos fonds de pension. Bien que les fonds de pension à prestations définies aient nécessairement des portefeuilles de plus en plus orientés vers des investissements moins risqués, les fonds à cotisations définies devraient atteindre plus de 1 trillion de livres sterling d’ici la fin de la décennie. Mais, en partie à cause de la fragmentation de nos fonds à cotisations définies, ces fonds sont moins investis dans des actifs productifs que dans de nombreux autres pays. Cela se traduit par des rendements plus faibles pour les épargnants britanniques, qui ne bénéficient pas de la diversification sur les marchés privés, et par moins de capital patient disponible pour la croissance des entreprises britanniques et de nos infrastructures. Le parti travailliste fera activement avancer la consolidation des fonds à cotisations définies (DC fund) et lancera, au sein du gouvernement, une révision du système de retraite afin de s’assurer qu’il sert bien les épargnants britanniques et les entreprises britanniques (UK PLC).

L’investissement n’est pas seulement important pour ce qu’il peut physiquement construire, mais aussi pour les idées qu’il peut nourrir. L’innovation est au cœur de notre histoire. Aujourd’hui encore, nous nous classons régulièrement parmi les cinq premiers pays du monde selon l’indice mondial de l’innovation, en grande partie grâce à nos universités qui, malgré les immenses défis auxquels le secteur est confronté, comptent parmi les meilleures du monde. Et nous sommes à la pointe de l’innovation mondiale dans des secteurs allant des sciences de la vie à l’IA et à la technologie, en passant par les technologies net-zéro.

Mais l’innovation doit être nourrie, avec des sources de financement fiables, et les innovateurs doivent être soutenus pour transformer des idées brillantes en réalité commerciale. Le parti travailliste mettra donc fin à la pratique des cycles de financement d’un à trois ans pour les principales institutions de R&D, en leur accordant plutôt des budgets de dix ans pour permettre des partenariats significatifs avec l’industrie afin de maintenir le Royaume-Uni à la pointe de l’innovation mondiale, et nous travaillerons avec nos universités pour nous assurer que les scissions puissent attirer des capitaux privés lorsqu’ils cherchent à se développer.

Bien entendu, si nous voulons stimuler notre productivité nationale — et les salaires qui vont avec — nous devons nous concentrer non seulement sur ces entreprises pionnières, mais aussi sur les gains progressifs résultant de la diffusion des nouvelles technologies et des meilleures pratiques dans la longue traîne des entreprises qui se situent derrière la frontière de la productivité. En effet, une économie forte ne peut pas reposer uniquement sur la contribution des quelques entreprises à la pointe de la technologie.

Ce qui m’amène à mon troisième et dernier pilier de la croissance : la réforme.

La réforme de notre système de planification, de nos services publics, de notre marché du travail et de notre système de gouvernement est guidée par la conviction que la croissance et la compétitivité dans les années 2020 et au-delà reposeront sur la contribution : la mobilisation de toutes nos ressources — le potentiel humain présent dans chaque ville — pour sortir d’un cercle vicieux dans lequel les inégalités se creusent tandis que la croissance s’essouffle, pour aller vers un cercle vertueux dans lequel les travailleurs jouent leur rôle dans la construction de la prospérité et en ressentent les effets bénéfiques.

Permettez-moi de commencer par notre système de planification, qui constitue le principal obstacle à notre réussite économique. Notre système de planification est un obstacle aux opportunités, à la croissance et  à l’accès à la propriété.  Les dysfonctionnements de l’urbanisme entraînent une utilisation coûteuse et inefficace des terrains, ce qui rend le coût de construction des infrastructures au Royaume-Uni nettement plus élevé que dans la plupart des économies développées, ce qui se traduit par des prix de l’énergie plus élevés, des transports plus médiocres et une connectivité numérique inadéquate. Cette situation empêche également la construction de logements là où ils sont le plus nécessaires, ce qui contribue à l’augmentation constante des prix et à la baisse du taux d’accession à la propriété, et freine la croissance de nos régions les plus productives.

Nous abordons cette question sans illusion. La réforme de la planification est devenue le symbole de la timidité politique face aux intérêts particuliers et le cimetière de l’ambition économique. Il est temps de mettre fin aux tergiversations et au court-termisme politique sur cette question. Il n’y a pas d’autre choix. Ce parti travailliste placera la réforme de la planification au centre même de notre argumentation économique et politique.

En ce qui concerne les infrastructures, le prochain gouvernement travailliste procédera à une révision unique en son genre du régime des infrastructures d’importance nationale, en mettant à jour toutes les déclarations de politique nationale dans les six mois suivant son entrée en fonction, en modernisant le régime pour qu’il reflète les types d’infrastructures essentiels dans notre économie en mutation, et en réduisant les formalités administratives en intégrant les principes de proportionnalité et de normalisation.

En ce qui concerne le logement, le parti travailliste réintroduira des objectifs locaux obligatoires, recrutera des centaines de nouveaux urbanistes pour résorber les retards, et mettra en place la prochaine génération de villes nouvelles.

La réforme des procédures d’autorisation est au cœur de l’agenda dans tous les pays qui cherchent à accélérer la transition énergétique et le déploiement des énergies renouvelables. Il s’agit des autorisations pour les éoliennes et les panneaux solaires, mais également pour les infrastructures de réseau, qui sont tout aussi critiques pour réussir la transition. En Europe, le Net Zero Industry Act comprend ainsi principalement des mesures qui portent sur ce point. C’est également le cas de la loi industrie verte en France. 

Au-delà des seules infrastructures énergétiques, la question des autorisations de construction se pose également dans le domaine du logement, du transport et des grands projets industriels. Il pourrait s’agir d’un clivage politique émergent entre ceux qui s’opposent à plus de construction (les NYMBYs / not in my backward) et ceux qui y sont favorables (YIMBYs). La position du Labour est cohérente avec son électorat — au sein des grands pays développé, le Royaume-Uni se distingue par l’ampleur de la fracture générationnelle dans les comportements électoraux — jeune et qui n’arrive pas à accéder à la propriété. 

Il s’agit d’une révision qui n’arrive qu’une fois par génération, afin de mettre en place les infrastructures et les logements indispensables à la réalisation de nos ambitions en matière d’accession à la propriété, de décarbonisation et de croissance.

Et pour développer notre économie, nous ne pouvons pas compter sur quelques poches du pays pour stimuler la croissance et la productivité. Premièrement, parce que nous avons vu les conséquences politiques — et la colère justifiée — lorsque l’on laisse de profondes inégalités régionales se creuser, que l’on laisse les opportunités se flétrir dans des pans entiers du pays, tandis que la politique de Westminster détourne le regard. Ensuite, parce que nous savons que notre problème de productivité est un problème régional.

Comme le montrent Raj Chetty, John Van Reenen et leurs collègues, les inégalités régionales nous privent d’inventeurs et d’innovateurs potentiels. Le potentiel gaspillé de tous nos Einstein et Marie Curie perdus nous rend tous plus pauvres.

Il y a cent cinquante ans, l’économiste Mary Paley Marshall a observé que la clé du succès de la Grande-Bretagne à l’ère industrielle résidait dans les grappes d’entreprises, réunissant les compétences, l’infrastructure et la géographie naturelle de la Grande-Bretagne pour construire des industries fortes, basées sur la région. Des économistes comme Ed Glaeser ont montré que ces économies d’agglomération, en particulier celles qui sont présentes dans les zones urbaines, présentent également des avantages considérables pour les entreprises de services. 

À mesure que notre économie évolue, nous devons faire beaucoup plus pour libérer les avantages de l’agglomération dans toute la Grande-Bretagne. Cela implique non seulement des investissements, non seulement la stabilité, mais aussi une réforme fondamentale de la manière dont nous sommes gouvernés. 

La Grande-Bretagne possède aujourd’hui l’un des systèmes politiques les plus centralisés au monde, ainsi que l’un des niveaux d’inégalité géographique les plus élevés. Ce n’est pas une coïncidence. Les recherches de l’OCDE ont toujours montré que la décentralisation est étroitement liée à de meilleurs résultats en matière d’éducation, à des investissements plus importants et à une croissance plus forte. À l’instar d’une approche moderne de la stratégie industrielle qui reconnaît les limites informationnelles d’un gouvernement agissant seul, nous savons que les collectivités locales et régionales disposent souvent de meilleures informations sur leurs économies locales et d’une capacité plus développée à travailler avec les entreprises et les institutions locales. Le prochain gouvernement travailliste confiera donc des pouvoirs économiques clés aux dirigeants régionaux et locaux qui connaissent le mieux leurs besoins et leurs atouts.

Permettez-moi de vous donner un exemple : les compétences, l’un de nos échecs politiques les plus persistants. Le prochain gouvernement travailliste remplacera la taxe sur les apprentis par une nouvelle taxe sur la croissance et les compétences, combinera et décentralisera les budgets de l’éducation des adultes, et nos efforts en matière de compétences seront supervisés par une nouvelle institution nationale, Skills England. 

Mais aujourd’hui, combler l’écart de compétences est une condition nécessaire, et non suffisante, de la réussite économique. Il existe aujourd’hui de nombreuses preuves qu’une plus grande sécurité au travail, une meilleure rémunération et une plus grande autonomie sur le lieu de travail ont des effets bénéfiques considérables sur l’économie. Les recherches du FMI ont montré comment le fait de permettre aux travailleurs de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle peut élargir la participation au marché du travail. Enfin, il existe des liens statistiques étroits entre la satisfaction au travail et les performances sur le lieu de travail.

C’est ce que je veux dire lorsque j’affirme qu’il s’agit d’un programme économique qui est à la fois favorable aux travailleurs et aux entreprises ; considérer cette relation comme une somme nulle, c’est laisser les deux parties dans la pauvreté. C’est cette compréhension qui sous-tend l’engagement du parti travailliste en faveur d’un véritable salaire de subsistance et d’une nouvelle donne pour les travailleurs.

Le marché du travail britannique est l’un des plus flexibles parmi les économies avancées, avec des embauches et des licenciements relativement faciles et un faible niveau de droits statutaires de base. Cela peut servir à réduire le risque d’embaucher de nouveaux employés, le risque de mauvaises correspondances, et permettre aux entreprises de réagir plus facilement aux cycles économiques. Mais la flexibilité se manifeste trop souvent par l’insécurité, qui nuit à la santé physique et mentale des individus, à leur capacité de planification et au temps qu’ils peuvent consacrer à leurs proches.

En réalité, la flexibilité unilatérale que nous connaissons aujourd’hui ne suffit pas à elle seule à garantir que les marchés du travail aient le dynamisme nécessaire pour alimenter la croissance. Il est essentiel qu’au fil du temps, les travailleurs se tournent vers des entreprises et des secteurs plus productifs — c’est ainsi que les travailleurs obtiennent des salaires plus élevés et que l’économie devient plus productive. Les travailleurs qui changent d’emploi voient généralement leur salaire augmenter de 4 points de pourcentage de plus que ceux qui ne changent pas d’emploi. À l’heure actuelle, ce phénomène n’est pas assez répandu : la proportion de travailleurs qui changent d’emploi chaque trimestre a chuté de 25 % entre 2000 et 2019.

Le statu quo ne sert ni les travailleurs ni les entreprises. Comme le souligne la Resolution Foundation, « l’ingrédient manquant, ce sont des travailleurs responsabilisés, désireux et capables de prendre des risques ». Les changements proposés par le parti travailliste répondront à ce besoin, avec une flexibilité qui fonctionne dans les deux sens — en donnant aux travailleurs la sécurité nécessaire pour changer d’emploi. 

Je tiens à être clair sur les projets du parti travailliste, car je sais que de nombreuses entreprises auront des questions à poser. 

Nous garantirons les droits fondamentaux dès le premier jour — protection contre les licenciements abusifs, indemnités de maladie et congé parental. Mais cela n’empêchera pas les licenciements équitables, et nous veillerons à ce que les entreprises puissent continuer à appliquer des périodes d’essai et des procédures de licenciement pour les nouveaux employés.

Nous interdirons les contrats « zéro heure », qui constituent une forme d’exploitation, en donnant à tous les travailleurs le droit à un contrat qui reflète le nombre d’heures qu’ils travaillent régulièrement, sur la base d’une période de référence de douze semaines. Mais ces changements n’empêcheront pas les employeurs d’offrir des heures supplémentaires ou de répondre à la demande à court terme, par exemple à l’approche de Noël ou pour les travaux saisonniers dans l’agriculture ou l’hôtellerie.

En ce qui concerne la législation syndicale, nous reviendrons sur les changements intervenus depuis 2010, qui n’ont pas permis d’éviter la pire période de perturbations depuis les années 1980, mais ont au contraire contribué à une approche conflictuelle, fondée sur le principe de la terre brûlée, qui a fait obstacle à des négociations productives. Ces politiques n’existaient pas sous Blair et Brown, lorsque les grèves et les perturbations étaient moins nombreuses. Nous collaborerons avec les entreprises lors de l’élaboration et de la mise en œuvre de ces politiques. 

Depuis le printemps 2022, les salariés et fonctionnaires britanniques ont renoué avec l’action syndicale revendicatrice. Tout en restant incomparable avec les grandes grèves des années 70 et 80, le nombre de jours de travail perdus pour cause de grève a dépassé les 2,5 millions en 2022 et 2023 alors que, depuis 1991, il n’avait jamais dépassé 1,3 millions et qu’il était le plus souvent contenu entre 200 000 et 500 000.  

Les grèves, motivées par la réduction du pouvoir d’achat consécutive à l’envolée de l’inflation, ont principalement concerné les salariés des transports, de l’éducation et du NHS. 

Dans ce contexte plus revendicatif, le Labour aura fort à faire pour répondre aux attentes des syndicats et des salariés. Le président de l’union nationale de l’enseignement a ainsi déclaré tout récemment qu’un Gouvernement travailliste pourrait être confronté à des grèves si il ne répondait pas aux attentes en termes de salaires et de financement de l’éducation6

Et une économie fondée sur la contribution des plus nombreux signifie qu’il faut reconnaître que nous n’avons pas seulement besoin de croissance pour financer des services publics solides. Nous avons besoin de services publics forts pour soutenir la croissance économique, notamment d’un plan sérieux pour remettre au travail les malades de longue durée, laissés pour compte par l’allongement des listes d’attente du NHS, l’absence de soutien à la santé mentale, la rigidité de l’État-providence et l’insuffisance de l’aide à l’emploi. Nous mettrons rapidement en œuvre les plans que nous avons déjà définis pour injecter d’urgence des ressources dans nos services publics : réduire les listes d’attente du NHS, s’attaquer à la crise de la dentisterie, transformer les services de santé mentale, recruter et retenir les enseignants, et mettre en place des clubs de petit-déjeuner dans toutes les écoles.

Et si nous voulons construire une économie fondée sur la contribution, nous devons également réfléchir de manière plus large au travail que nous valorisons :  reconnaître que même les industries les plus dynamiques doivent reposer sur des fondations fournies non seulement par les entreprises à la frontière, mais aussi par ce que j’appelle « l’économie de tous les jours » — le commerce de détail, les soins, le transport, la livraison, les services publics, et bien plus encore. Des secteurs à fort taux d’emploi, mais trop souvent caractérisés par l’insécurité et les bas salaires. Cela signifie, une fois encore, que les préoccupations de la politique industrielle, en quête de résilience et de croissance généralisée, ne doivent pas s’arrêter à la frontière de la haute productivité.

Nous savons également que ce sont les femmes qui travaillent de manière disproportionnée dans notre économie quotidienne, et que ce sont elles qui ont supporté le plus gros des perturbations économiques et sociales de ces dernières années. Je veux défendre les femmes dans notre économie, non seulement parce que c’est la bonne chose à faire. Mais aussi parce que si nous n’offrons pas aux femmes les mêmes opportunités qu’aux hommes, nous ne mettons pas à profit leurs talents. 

De nombreux économistes, dont Peter Klenow et Oriana Bandiera, ont montré que la mauvaise répartition des talents qui se produit lorsque les femmes sont absentes du marché du travail, sous-représentées dans certaines professions ou à certains niveaux, ou victimes de discrimination, peut avoir des conséquences importantes sur la croissance. Claudia Goldin, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie individuellement , a montré que la manière dont le marché du travail pénalise les mères reste un facteur crucial d’inégalité des résultats. Et l’étude Rose sur l’entrepreneuriat féminin a montré que si le Royaume-Uni parvenait à atteindre les mêmes taux d’entrepreneuriat féminin et de propriété d’entreprise que nos pairs « premiers de la classe », cela pourrait ajouter 200 milliards de livres sterling à notre PIB.

Un programme visant à exploiter le potentiel économique des femmes doit donc comprendre un programme pour un travail de qualité dans notre économie quotidienne, des efforts renouvelés pour mettre fin une fois pour toutes à l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, pour garantir que les femmes puissent accéder au financement nécessaire pour créer une entreprise et pour prendre des mesures cruciales en faveur d’un système moderne de garde d’enfants.

Nous devons être lucides quant à l’héritage auquel le prochain gouvernement — quel qu’il soit — sera confronté. Une dette qui n’a jamais été aussi élevée depuis 60 ans, avec des paiements d’intérêts sur la dette nette de plus de 80 milliards de livres sterling rien que cette année.  Les listes d’attente du NHS s’élèvent à sept millions et demi de personnes. Des écoles et des hôpitaux en ruine. La première législature de l’histoire au cours de laquelle le niveau de vie a baissé.

Aucune élection ne pourra effacer cet héritage. Nous devons faire face au monde tel qu’il est et non tel que nous voudrions qu’il soit. Je ne me fais pas d’illusions sur l’ampleur du défi, ni sur les enjeux ; les conséquences, si nous ne parvenons pas à tirer les leçons de notre passé récent, sont graves : pour notre place dans le monde, notre niveau de vie, nos engagements en matière de climat et notre foi dans la politique démocratique.

Mais je reste optimiste quant à notre capacité à relever les défis auxquels nous sommes confrontés, si nous parvenons à rassembler les secteurs public et privé autour d’une mission nationale visant à rétablir une croissance économique forte dans toute la Grande-Bretagne. Lorsque nous parlons d’une décennie de renouveau national, c’est ce que nous voulons dire.

Comme à la fin des années 1970, nous nous trouvons à un point d’inflexion. Et comme dans les décennies précédentes, la solution réside dans une vaste réforme de l’offre, afin de stimuler l’investissement, d’éliminer les obstacles qui limitent notre capacité de production et de façonner un nouvel accord économique, en s’inspirant des évolutions de la pensée économique — un nouveau chapitre de l’histoire économique de la Grande-Bretagne. Contrairement aux années 1980, la croissance des années à venir doit être généralisée, inclusive et résiliente.

Une croissance obtenue grâce à la stabilité, fondée sur la force de nos institutions. L’investissement, grâce à un partenariat entre un gouvernement stratégique et des entreprises entreprenantes. Et la réforme de notre système de planification, de nos services publics, de notre marché du travail et de notre démocratie.

Face à un monde plus instable, la tâche consiste non seulement à reconnaître les risques aigus, mais aussi à identifier les immenses opportunités. Nous devons rejeter le déclin géré, renouveler notre objectif commun et reconstruire la croissance sur des bases solides et sûres.

Je vous remercie.

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03.04.2024 à 13:00

Iran : face aux sanctions, les conséquences géopolitiques de la résilience industrielle

Matheo Malik

Économie contre diplomatie.

L’Iran s’est construit dans les sanctions. Si ses dirigeants se félicitent aujourd’hui d’avoir créé une économie de résilience sui generis — de l’industrie automobile aux armements — ce modèle occulte un problème de fond : les Européens ne veulent plus investir. Or sans cet outil clef pour la négociation, les possibilités d’un accord paraissent de plus en plus fragiles.

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Texte intégral (3737 mots)

L’Iran est entre dans une nouvelle phase. Pour essayer de saisir quelle forme aura l’ère post-Khamenei, nous revenons dans la revue sur les transformations politiques et les représentations géopolitiques dans la République islamique à l’âge de la guerre étendue. Après nos dix points sur l’économie iranienne, cet entretien avec Esfandyar Batmanghelidj étudie la manière dont celle-ci informe aussi l’avenir des négociations sur le nucléaire.

L’Iran est sous sanctions depuis plus de quinze ans, avec une courte pause entre 2017, avec la signature de l’accord JCPoA, et 2020, lorsque l’administration Trump a décidé de s’en retirer. Comment l’économie iranienne s’est-elle comportée pendant cette période ? Le pays a-t-il pu accroître son PIB ou les sanctions ont-elles freiné son développement ?

Esfandyar Batmanghelidj

En 2020, lorsque Trump a décidé de se retirer du JCPoA, les dirigeants iraniens se sont engagés à répondre aux pressions des sanctions en créant une économie de résistance

À certains égards, ils ont réussi. L’économie iranienne a fait preuve d’une résilience surprenante face au programme de sanctions américaines, qui reste nettement plus sévère que les sanctions imposées à la Russie compte tenu du large recours aux sanctions secondaires en Iran. Malgré la force des sanctions, celles-ci n’ont pas conduit à un effondrement de l’économie iranienne. La production économique a augmenté en moyenne de 1,7 % depuis le choc des sanctions de 2012. L’économie a stagné, mais ne s’est pas effondrée. C’est un fait dont se vantent souvent les responsables iraniens.

Mais du point de vue des Iraniens ordinaires, cette stagnation est un échec. Entre le milieu des années 1990 et 2012, leur niveau de vie a augmenté rapidement. Le PIB par habitant, mesuré en parité de pouvoir d’achat, a plus que doublé, passant d’environ 9 000 dollars à 19 000 dollars. Au cours de la première moitié de cette période, la hausse des revenus était principalement due aux réformes structurelles de l’économie iranienne. Au cours de la seconde moitié de cette période, la poursuite de l’industrialisation de l’économie iranienne, qui comprenait des investissements directs étrangers et des transferts de technologie, a conduit à une augmentation constante de la productivité totale des facteurs, qui, en 2011, était revenue aux niveaux observés pour la dernière fois juste avant la révolution islamique. En d’autres termes, l’Iran était une économie en développement dynamique et surpassait d’autres grands marchés émergents tels que la Turquie et le Brésil.

Les sanctions financières et énergétiques majeures imposées par l’administration Obama en décembre 2011 ont mis un terme brutal à ces tendances et ont piégé l’Iran dans une période de difficultés diplomatiques et de malaise économique. L’Iran a connu de fortes contractions en 2012 et 2018 à la suite de l’imposition et de la réimposition de sanctions. Les autres années, le pays a connu une faible croissance, aggravée par les effets de la pandémie. Aujourd’hui, le PIB par habitant vient tout juste de retrouver ses niveaux de 2011. Mais si la production s’est quelque peu redressée, l’économie est fondamentalement plus faible. La productivité totale des facteurs a continué de baisser et est revenue aux mêmes niveaux qu’il y a vingt ans. En d’autres termes, l’économie de résistance est une économie régressive et la République islamique a perdu l’élan de développement qui était si central dans son projet politique dans les années 1990 et la première décennie des années 2000.

L’économie de résistance est une économie régressive et la République islamique a perdu l’élan de développement qui était si central dans son projet politique dans les années 1990 et la première décennie des années 2000.

Esfandyar Batmanghelidj

Lorsqu’on pense à l’économie iranienne de l’extérieur, on pense d’abord au gaz et au pétrole. Mais depuis le début des années 2000, l’Iran est devenu une économie industrialisée dotée d’un vaste secteur manufacturier qui constitue plus de 20 % du PIB. Pourriez-vous dresser un portrait rapide de l’économie industrielle iranienne ?

L’important marché de consommation iranien différencie l’Iran des autres grands producteurs de pétrole et de gaz de la région. Aujourd’hui, la population iranienne approche les 90 millions de personnes : l’industrialisation était nécessaire au modèle de développement de l’Iran tout simplement en raison de l’importance du marché intérieur. Le pays a fait des progrès dans ce sens dès les années 1960 et 1970 sous le règne du Shah, qui ont correspondu à des investissements importants dans l’industrie pétrolière, y compris dans le secteur pétrochimique en aval, mais aussi dans des industries non pétrolières, comme le secteur automobile. 

La vision développementaliste de la République islamique englobait et impliquait donc le développement industriel, justifié comme une voie vers une plus grande souveraineté économique et un moyen de distribuer plus largement les opportunités économiques que dans une économie rentière basée sur le pétrole. L’économie iranienne était suffisamment ouverte après les libéralisations du président Akbar Hashemi Rafsandjani pour que le pays bénéficie de certaines forces de la mondialisation.

Les capitaux étrangers, en particulier européens, ont commencé à affluer en Iran à la fin des années 1990, alors que les sociétés multinationales établissaient des usines locales pour répondre à la demande des ménages iraniens, dont le pouvoir d’achat augmentait. Des investissements phares ont été réalisés dans le secteur automobile iranien par des sociétés comme Renault, Peugeot et Daimler Benz. La production automobile a augmenté de façon spectaculaire, passant d’un peu plus de 100 000 véhicules en 1999 à un niveau record de 1,6 million de véhicules en 2011.

La vision développementaliste de la République islamique englobait et impliquait donc le développement industriel, justifié comme une voie vers une plus grande souveraineté économique et un moyen de distribuer plus largement les opportunités économiques que dans une économie rentière basée sur le pétrole.

Esfandyar Batmanghelidj

Mais l’Iran produisait également davantage de biens de consommation durables, d’électronique grand public et de biens de consommation, contribuant à dynamiser l’emploi dans le secteur manufacturier — où environ un Iranien sur sept travaillait. Lorsque le secteur pétrolier a été touché par les sanctions pétrolières de 2012, puis par la chute brutale du prix mondial du pétrole au cours de l’année 2015, le secteur manufacturier iranien a fini par représenter environ un cinquième de l’économie iranienne

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Quels ont été les obstacles concrets auxquels les entreprises iraniennes ont dû faire face avec l’arrivée des sanctions ?

D’une manière générale, la résilience économique de l’Iran face aux sanctions reflète le fait que le secteur manufacturier a été capable de s’adapter aux pressions des sanctions et de maintenir sa production. 

Mais la résilience a un coût, qui a été largement répercuté sur les consommateurs. En effet, dans une économie industrialisée, les sanctions sont initialement vécues comme un choc d’offre. Alors que la plupart des études sur les effets des sanctions sur l’économie iranienne se concentrent sur l’impact de ces mesures sur les exportations de pétrole, l’effet le plus significatif des sanctions est la réduction de l’accès  aux biens d’équipement importés — les machines et équipements dont dépend le secteur manufacturier. Les chocs de sanctions de 2012 et 2018 ont entraîné une forte baisse non pas seulement des importations iraniennes de pièces et de machines européennes, mais également de pièces et de machines chinoises, ce qui signifie que l’Iran n’a pas de relation commerciale fonctionnelle avec les deux plus importants exportateurs mondiaux de biens d’équipement.

Un ouvrier répare une partie d’une unité de la raffinerie de pétrole de Téhéran, en Iran. © AP Photo/Vahid Salemi, File

Les enquêtes au niveau des entreprises montrent clairement que le problème constant pour les entreprises manufacturières iraniennes est l’accès aux stocks de de matières premières. Les entreprises ont dû réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement pour se fournir en machines, pièces détachées et intrants de fabrication, en s’appuyant souvent sur des réexportations via des pays tiers. En général, les entreprises manufacturières iraniennes maintiennent des stocks beaucoup plus importants pour faire face aux défis logistiques et financiers actuels — l’Iran n’a jamais évolué vers une production « juste-à-temps » (JAT, ou lean manufacturing). Les sanctions ont également fait grimper les prix à la production, de sorte que même lorsque les intrants sont disponibles, ils sont beaucoup plus chers. L’effet net de ce phénomène a été une limitation spectaculaire de la production industrielle. Au cours de la décennie qui a précédé le choc des sanctions de 2012, la production industrielle iranienne a augmenté en moyenne de 13 % par an ; dans la décennie qui a suivi le choc, la croissance annuelle a été en moyenne inférieure à 1 %.

La résilience a un coût, qui a été largement répercuté sur les consommateurs. Dans une économie industrialisée, les sanctions sont initialement vécues comme un choc d’offre.

Esfandyar Batmanghelidj

Comment l’État et les entreprises iraniennes ont-ils tenté de s’adapter à ces sanctions ? A-t-on assisté à l’expression d’une volonté d’autonomie et d’autonomie ou à une réorientation vers de nouveaux partenaires commerciaux et financiers ?

Beaucoup de gens ont interprété la volonté de l’Iran d’instaurer une économie de résistance comme une volonté de substitution aux importations. Mais les efforts visant à soutenir la production nationale de biens finaux occultent les véritables tenants et aboutissants de la résilience industrielle face aux sanctions. 

Il est vrai que l’Iran a continué à produire des biens de consommation, de l’électronique et des voitures et que les entreprises produisant ces biens ont été confrontées à une moindre concurrence des importations. Mais trois dimensions de ce récit en apparence linéaire démontrent que le développement économique de l’Iran n’a pas basculé vers l’autarcie. Premièrement, même si les produits finaux sont produits en Iran, les machines et équipements nécessaires à leur fabrication n’ont pas été localisés : les usines iraniennes dépendent toujours du stock de capital européen qui doit être maintenu en état de marche. Aujourd’hui, la Chine est l’un des principaux producteurs mondiaux d’une gamme plus large de technologies de fabrication. Mais la capacité de l’Iran à acquérir cette technologie est limitée, car les sociétés multinationales chinoises se méfient autant des sanctions secondaires américaines que des sanctions européennes. Ainsi, ce qui ressemble à une substitution aux importations reflète néanmoins une dépendance considérable à l’égard des importations. 

Deuxièmement, la substitution des importations est « technologiquement régressive », pour reprendre un terme de Branko Milanovic. Les entreprises manufacturières iraniennes se sont adaptées aux sanctions et ont maintenu leur production, mais les biens qu’elles produisent sont basés sur des technologies obsolètes. Les usines iraniennes produisent des voitures peu sûres, des réfrigérateurs inefficaces et des téléviseurs à faible résolution. Même les armes que l’Iran exporte aujourd’hui — sources de grande fierté pour l’élite militaire iranienne — se caractérisent par l’adaptation créative et meurtrière de technologies largement disponibles. L’exemple des drones Shahed est frappant : c’est précisément leur manque de sophistication qui constitue nu argument de vente. Contrairement aux drones turcs Bayraktar, les Shahed iraniens sont bon marché et faciles à produire en masse. 

La leçon à tirer ici, qu’il s’agisse d’automobiles ou de drones, est que les chiffres de production ne rendent pas compte de la réalité selon laquelle l’Iran est à la traîne par rapport à ses pairs en termes de qualité et de sophistication de sa production industrielle — même si l’ampleur de sa production a été soutenue.

Les entreprises manufacturières iraniennes se sont adaptées aux sanctions et ont maintenu leur production, mais les biens qu’elles produisent sont basés sur des technologies obsolètes.

Esfandyar Batmanghelidj

Enfin, même si les entreprises manufacturières iraniennes ont bénéficié du fait que l’Iran dispose d’un vaste marché intérieur, la résilience atteindra ses limites. La dynamique de la dévaluation de la monnaie signifie que le choc de demande provoqué par les sanctions se matérialise plus lentement que le choc d’offre : les prix à la production augmentent plus vite que la baisse du pouvoir d’achat. Cela permet aux entreprises de répercuter la hausse des coûts des intrants pour protéger leurs marges et conduit à une sorte d’inflation des vendeurs, rendue possible par le fait que, dans de nombreux sous-secteurs, il existe une forte concentration parmi les fabricants iraniens. En d’autres termes, les entreprises répercutent le coût des sanctions sur les ménages. Intrinsèquement, les perspectives de croissance intérieure diminuent, en particulier pour les petites entreprises qui n’ont pas la possibilité de conquérir davantage de parts de marché.

À leur tour, les entreprises manufacturières ont cherché à profiter de la forte dévaluation de la monnaie iranienne en raison des sanctions pour cibler les opportunités d’exportation sur les marchés régionaux. Gagner des devises fortes à l’étranger est devenu une voie vers une rentabilité significative et les fabricants iraniens les plus prospères sont ceux qui ont augmenté leurs ventes sur des marchés comme l’Irak, à savoir les entreprises de biens de consommation courante. De cette manière, le secteur manufacturier a résisté aux anticipations qui le voyaient se replier sur lui-même. Les dirigeants d’entreprises pensent constamment aux importations d’intrants et à l’exportation de marchandises et, à tout moment, les sanctions se sont révélées être un obstacle important.

Comment les Iraniens, y compris les élites politiques et économiques, perçoivent la politique européenne après le retrait du JCPoA ? Existe-t-il encore des opportunités commerciales pour les entreprises européennes en Iran ?

Les chefs d’entreprise du secteur privé iranien restent parfaitement conscients des coûts d’opportunité auxquels ils sont confrontés en raison des sanctions. Alors que de nombreuses entreprises du secteur privé ont trouvé un nouvel équilibre, les entreprises iraniennes ne bénéficient pas des opportunités dont bénéficient leurs homologues régionaux et internationaux. Ils n’ont pas accès à la technologie, aux capitaux et aux partenariats stratégiques — notamment européens — nécessaires pour rivaliser au-delà des frontières iraniennes. Mais les chefs d’entreprise iraniens formulent également des reproches à l’égard de leurs homologues européens. Ils estiment que l’Europe a capitulé face aux sanctions secondaires américaines. Alors que les responsables européens avaient promis de défendre le commerce avec l’Iran après le retrait de l’administration Trump de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, la plupart des entreprises européennes ont rapidement rompu leurs liens avec l’Iran.

D’un côté, les chefs d’entreprise iraniens comprennent que les entreprises européennes ne peuvent pas faire fi des sanctions américaines. Mais d’un autre côté, tout cet épisode a contribué à renforcer l’impression d’une impuissance européenne en Iran, tant au sein du monde des affaires que des cercles politiques.

Si la concession cruciale faite à l’Iran dans l’accord nucléaire — commerce et investissements européens — n’est plus sur la table, pourquoi l’Iran ferait-il des concessions de son côté ?

Esfandyar Batmanghelidj

Malgré tout, l’élite économique iranienne, qui manque d’alternatives, reste désireuse de reprendre ses relations avec les fournisseurs, clients et investisseurs européens et continue de pousser le gouvernement iranien à reconnaître que l’économie iranienne ne peut pas prospérer sous les sanctions. Mais il y a un problème plus profond : les entreprises européennes ne souhaitent plus investir en Iran. La tendance à la réduction des risques qui a émergé après l’invasion russe de l’Ukraine a aggravé le sentiment — apparu après le retrait de Trump de l’accord nucléaire — selon lequel le risque géopolitique est dimension inhérente au marché iranien. Pour cette raison, même dans le cas où un accord diplomatique mènerait à la levée des sanctions secondaires américaines, la plupart des entreprises européennes actives en Iran entre 2016 et 2018 refuseraient d’y revenir — et les entreprises actives dans ces années-là n’étaient déjà qu’une fraction des entreprises qui travaillaient en Iran jusqu’au choc des sanctions de 2012.

En d’autres termes, quelles que soient les opportunités qui subsistent dans le pays — et il en reste beaucoup : c’est un marché vaste et dynamique, avec une position géographique enviable, un capital humain d’excellente qualitéé et une base industrielle solide — les entreprises européennes ne percevront que les risques. C’est une prise de conscience inquiétante, non seulement pour la question du développement économique de l’Iran à long terme, mais aussi parce que cela a une incidence directe sur la probabilité d’une solution diplomatique à l’impasse actuelle concernant le programme nucléaire iranien. Si la concession cruciale faite à l’Iran dans l’accord nucléaire — commerce et investissements européens — n’est plus sur la table, pourquoi l’Iran ferait-il des concessions de son côté ? Le recours excessif aux sanctions a modifié la vision globale des entreprises occidentales, rendant la diplomatie occidentale moins crédible. Aujourd’hui, la crise diplomatique avec l’Iran semble plus insoluble que jamais. Il faut néanmoins rester optimiste. Cela dit, s’il existe des voies pour sortir de cette crise, elles ne passeront peut-être pas par l’Europe.

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01.04.2024 à 06:00

ASML : pour une culture technologique européenne

Matheo Malik

Nous sommes le 1er avril, et cela fait quarante ans jour pour jour que l’Europe n’est pas technologiquement morte. Pourquoi n’en avons-nous tiré aucune conséquence culturelle ?

À partir du succès et de la centralité documentée de l’entreprise néerlandaise ASML, au cœur de l’écosystème technologique et économique mondial, Alessandro Aresu appelle à un sursaut.

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Texte intégral (4091 mots)

Comment comprendre, depuis l’Europe, la rivalité dangereuse et potentiellement destructrice entre la Chine et les États-Unis. En repartant du concept wébérien de « capitalisme politique », nous tentons de proposer un cadre dans les pages de la revue — découvrez notre série. Si vous pensez que ce travail de fond est important et mérite d’être soutenu. Nous vous demandons de penser à vous abonner.

Le 1er avril 2024, dans toutes les villes d’Europe, il faudrait faire silence pendant 40 secondes pour commémorer un moment décisif de l’histoire récente. Peut-être même faudrait-il faire retentir 40 coups de tocsin, voire 40 coups de canon. Car aujourd’hui, c’est le quarantième anniversaire de la fondation d’ASML, l’entreprise néerlandaise au cœur de la chaîne des semi-conducteurs et l’une des sociétés européennes les plus capitalisées, avec LVMH et Novo Nordisk.

Les quarante ans de la machine mondiale 

Il existe aujourd’hui une vaste littérature sur le déclin relatif de l’Europe occidentale au cours de ce siècle et sur le fossé économique, énergétique, militaire et technologique qui la sépare des États-Unis. Mais une fois la dure réalité affrontée, il devient d’autant plus important de reconnaître les forces et les personnes qui ont constamment et silencieusement œuvré contre le déclin et fourni une histoire concrète et réelle de la capacité européenne. Une histoire ancrée dans l’avenir, qui ne se contente pas d’évoquer « les expériences distinctes et grandioses de la civilisation européenne commune », comme le disait Alcide De Gasperi. Car si toutes les expériences des siècles précédents sont fondamentales, qu’avons-nous vraiment à dire en ce siècle ? Avons-nous quelque chose à dire ou vaut-il mieux se taire pour éviter les bavardages inutiles ?

Dans cette partie du monde, nous ne sommes peut-être pas technologiquement morts. Contre toute attente, nous sommes aussi dynamiques et vivants.

Alessandro Aresu

Si l’on veut commencer à prendre la parole, on peut s’intéresser avec émotion au parcours du TWINSCAN EXE:5000. Il s’agit de la dernière machine produite par l’entreprise de Veldhoven qui utilise la technologie de lithographie EUV High NA, dont le coût est estimé à environ 300 millions d’euros. À la fin de l’année 2023, la machine a été « emballée » avec un ruban rouge1 et des employés d’ASML ont pris la pause à côté d’elle devant le siège de Veldhoven, juste avant son grand départ pour les États-Unis — où elle a été livrée à Intel. L’entreprise américaine, à son tour, a célébré l’arrivée de la machine dans son usine de l’Oregon au début de l’année 2024. Le moment a été immortalisé par une bannière aux différentes nuances de bleu, celui d’Intel et celui ASML. À l’arrière-plan, les acteurs anonymes et dévoués de la civilisation technologique festoient. Une vidéo explique également toutes les étapes.

Si, depuis l’Europe, on passe une dizaine de minutes à regarder ces célébrations et les explications techniques accessibles sur le site d’ASML sur ce que cette machine est capable de faire en termes de qualité et de quantité, un sentiment nous traverse immanquablement l’esprit : dans cette partie du monde, nous ne sommes peut-être pas technologiquement morts. Contre toute attente, nous sommes aussi dynamiques et vivants.

La soi-disant pénurie de micro-processeurs, l’attention internationale portée à l’industrie des semi-conducteurs et la ruée sur les investissements dans ce secteur dans le contexte de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine, ont contribué à faire sortir une entreprise comme ASML d’un relatif cône d’ombre — sur lequel elle avait elle-même joué avec la formule : « l’entreprise la plus importante dont vous n’avez jamais entendu parler ». Toutefois, ce n’est guère suffisant, car nous continuons à accorder une grande part dans notre discours public à des questions qui sont bien moins importantes que l’incroyable histoire de cette entreprise. On ne trouve pas de bars, de pubs, de glaciers ou de stades dans toute l’Europe qui discutent d’ASML, affichant la bannière High NA EUV. Sur la base de ce qui se passe chaque jour dans les laboratoires de Veldhoven, cela ne paraîtrait pourtant ni absurde, ni provocateur, mais au contraire complètement rationnel.

Ce problème culturel fait partie d’un mécanisme de défense dans lequel nous, Européens, nous sommes nous-mêmes enfermés. Et il opère à la fois par le bas et par le haut.

Notre problème culturel avec les machines fait partie d’un mécanisme de défense dans lequel nous, Européens, nous sommes nous-mêmes enfermés.

Alessandro Aresu

Par le bas, d’abord parce que lorsque Jensen Huang va acheter s’acheter un sandwich dans un pays d’Asie du Sud-Est, il est arrêté dans la rue et acclamé par des étudiants, des chercheurs, des développeurs, qui connaissent l’histoire du PDG et cofondateur de NVIDIA — et la considèrent comme une source d’inspiration importante pour leur propre parcours.

Vue extérieure de l’un des bâtiments du complexe ASML, l’un des principaux fabricants d’équipements de production de semi-conducteurs, à Veldhoven, aux Pays-Bas, le lundi 30 janvier 2023. © AP Photo/Peter Dejong

Par le haut, ensuite car, pour ne citer qu’un exemple, lorsque dans la ville allemande d’Aix-la-Chapelle on décerne le prix Charlemagne pour l’intégration européenne, cette reconnaissance va presque toujours à des personnalités politiques qui se félicitent de leur capacité supposée à résoudre les crises. Ils s’exclament : « bravo, l’Europe se forge dans les crises ! ». Pourtant, le fait est que l’intégration européenne dans notre vie quotidienne est aussi et surtout une affaire d’intégration de chaînes d’approvisionnement, de processus et de technologies qui ne sont pas reconnus même lorsque — comme dans le cas d’ASML — ils ont une importance historique bien plus grande que l’action des politiciens qui se congratulent mutuellement.

Pourquoi une machine ASML, qui a été un record technologique européen clair et pratiquement inattaquable, ou l’une des figures de proue de l’entreprise, ne mériteraient-ils pas de tels prix, en plus des récompenses évidentes réservées aux ingénieurs ?

Le tournant d’ASML et de Martin van den Brink

2024 est l’année idéale pour ouvrir ce chantier de réflexion. En effet, comme cela a été communiqué aux marchés le 30 novembre 20232, cette année représente un tournant dans l’histoire d’ASML.

Ce n’est pas seulement le 40e anniversaire du moment où le laboratoire de Philips, Natlab, et la dynamique société fondée par Arthur Del Prado, ASM International, ont formellement créé ASML le 1er avril 1984. En 2024, il y aura également un changement de direction à Veldhoven — qui aura une signification profonde : la fin du mandat du CEO et coprésident, Peter Wennink, né en 1957, intervient au terme d’une période commencée en 2013, qui a vu l’action de l’entreprise grimper d’environ 1000 %, tandis que l’importance politique d’ASML — qui a l’ambition d’atteindre jusqu’à 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2030 — s’est accrue de manière significative.

En plus de Wennink, qui a rejoint l’entreprise en 1999, ASML perdra l’homme qui en est devenu le principal porte étendard, né lui aussi en 1957 : Martin van den Brink. Diplômé en génie électrique de l’HTS Arnhem et en physique de l’Université de Twente, il a rejoint la division scientifique et industrielle de Philips en 1983 et travaille chez ASML depuis 1984, où il a fait toute sa carrière, jusqu’à devenir directeur technologique et coprésident en 2013. Même si ASML est avant tout un groupe, une structure organisationnelle visant à construire des machines et à s’occuper de leur fonctionnement et de leur maintenance, en coopération avec les fournisseurs et les clients, et que ses succès sur des objets et des chaînes d’approvisionnement aussi complexes ne sont pas dus à une simple individualité, l’impact de van den Brink sur les transitions innovantes et technologiques de l’entreprise a été considérable. Lors de la dernière réunion de la Société internationale d’optique et de photonique, il a naturellement été ovationné pour ses contributions au cours de ces quatre décennies3 et — presque comme un dernier hommage — il a été annoncé en février 2024 qu’il rejoindrait le conseil d’administration d’ASM International4.

L’histoire de van den Brink, comme celle de ses autres collègues, est significative. Elle témoigne du parcours d’une personnalité dotée d’un haut niveau d’expertise technique qui se confronte aux rythmes et aux flux de l’industrie et parvient à faire la différence. Si un tel parcours est plutôt courant dans d’autres régions du monde, il l’est beaucoup moins en Europe, où la séparation entre l’industrie et la recherche, entre la gestion et l’activité scientifique est encore très marquée. Tant et si bien que, souvent, ces mondes ne parviennent pas à communiquer et à nourrir efficacement les processus innovants. En revanche, les ingénieurs et les chercheurs d’ASML sont un symbole non seulement d’une culture technico-scientifique proprement européenne, mais aussi de l’esprit d’entreprise. Même si cela est transféré à des organisations gigantesques, il s’agit d’un trait important de l’histoire européenne, bien présent dans les ouvrages classiques sur l’esprit du capitalisme de Sombart et Weber.

Les ingénieurs et les chercheurs d’ASML sont un symbole non seulement d’une culture technico-scientifique proprement européenne, mais aussi de l’esprit d’entreprise.

Alessandro Aresu

L’auteur de la monographie séminale sur ASML, René Raaijmakers, nous rappelle qu’en 2024, nous arrivons à la « fin d’une époque »5 qui se joue à plusieurs niveaux.  Dans la nouvelle génération qui arrive à la tête d’ASML, la figure de proue est le nouveau CEO, Christophe Fouquet, qui a rejoint l’entreprise en 2008 après avoir travaillé chez les champions américains de la machinerie Applied Materials et KLA. Fouquet a supervisé les récentes gammes de produits de lithographie à ultraviolets extrêmes et possède une grande expérience en matière de technologie, un thème mis en avant par Martin van den Brink lui-même.

Leadership français et « techno-asmlisme »

Un détail géographique ne peut échapper à l’attention : Fouquet, qui remplace une génération de Néerlandais à la tête de l’entreprise, est français. 

Ce n’est pas la première fois qu’un Français dirige ASML, puisque le prédécesseur de Wennink, Eric Meurice, était lui aussi français. Mais la dimension proprement « néerlandaise » d’ASML, une entreprise européenne et mondiale dont le centre de gravité principal se trouve aux Pays-Bas, est devenue un sujet de discussion qu’il ne faut pas sous-estimer. Les récentes rumeurs et discussions possibles sur le transfert du siège social d’ASML des Pays-Bas vers la France ont d’ailleurs déclenché une opération spéciale du gouvernement néerlandais sortant, appelée « Plan Beethoven », visant à empêcher un tel transfert. La question a également été soulevée par les politiques qui cherchent à réduire les moyens d’attirer les étudiants internationaux et les immigrants, adoptées par le parlement néerlandais et qui seront discutées par le nouveau gouvernement qui, en tout état de cause, ne sera pas dirigé par Geert Wilders. Cette situation a suscité une frustration croissante au sein de l’entreprise, ainsi que, probablement, des problèmes de réglementation européenne liés à la production chimique. En regard, la France dispose d’un système attractif d’incitations à la recherche et au développement même si, en termes de fournisseurs, elle est moins attrayante pour ASML que l’Allemagne par exemple.

Cette compétition autour de son siège montre à quel point l’entreprise est devenue indispensable et irremplaçable. Ses intérêts doivent tenir compte de l’ordre international — en particulier de la grande ligne de fracture entre les États-Unis et la Chine — et de sa prééminence technologique qui a des effets de bords sur les luttes politiques. Même dans les discussions qui agitent aujourd’hui les alliés sur la candidature de Mark Rutte au poste de Secrétaire général de l’OTAN, le rôle du Premier ministre néerlandais dans la gestion du dossier ASML aura certainement été scruté avec beaucoup d’attention et évalué par Washington. Sous l’administration Trump, c’est Rutte qui avait servi d’interface entre Pékin et Washington lorsque la question du refus de la licence d’exportation des machines d’ASML à son concurrent chinois SMIC s’était posée pour la première fois.

Dans les discussions qui agitent aujourd’hui les alliés sur la candidature de Mark Rutte au poste de Secrétaire général de l’OTAN, le rôle du Premier ministre néerlandais dans la gestion du dossier ASML aura certainement été scruté avec beaucoup d’attention et évalué par Washington.

Alessandro Aresu

Ce facteur géopolitique deviendra un point d’attention spécifique pour le mandat de Fouquet — de manière beaucoup plus large et impactante qu’au cours des dix dernières années. Il a en effet une importance structurelle et l’entreprise devra gérer les politiques publiques et les unités de contrôle des exportations de manière de plus en plus granulaire, en essayant d’équilibrer des intérêts concurrents.

Mais la dimension politique d’ASML ne s’arrête pas là. 

Certains intérêts vitaux de l’entreprise sont liés à sa capacité opérationnelle, en particulier en termes de formation et d’organisation de la main-d’œuvre. Si celle-ci venait à manquer, la « machine » du monde numérique cesserait de fonctionner. En d’autres termes, une évolution possible du « technopopulisme » européen est un « techno-asmlisme ».  En clair, les gens votent, ils expriment certaines préférences et des attentes, mais ce qui compte vraiment est ce qui sert les intérêts d’ASML, tant sa force gravitationnelle est écrasante par rapport aux autres événements dans lesquels nous sommes plongés. À un tournant intéressant de notre histoire, le « pilote automatique », le « programme » à suivre ne concerne pas tant et pas seulement certains choix de politique monétaire et fiscale mais implique également le rôle que joue l’Europe dans l’échiquier mondial de la technologie et de la géographie des talents. Sur ce point, nous pouvons faire plus — nous ne pouvons pas vraiment faire beaucoup moins.

Le stand d’ASML à la 6e CIIE de Shanghai, en Chine, le 6 novembre 2023. © CFOTO/Sipa USA

Une force européenne de « dépendance mutuelle »

Dans la guerre des capitalismes politiques, on parle souvent « d’autosuffisance » ou « d’indépendance ». Mais comme l’a dit Peter Wennink dans une conférence éclairante à l’université d’Eindhoven6, ce qui compte vraiment, c’est d’abord de créer des mécanismes de « dépendance mutuelle » entre l’Europe et le reste du monde. 

Et c’est ce qui s’est structurellement produit grâce à des entreprises comme ASML et aux principaux éléments de son écosystème — à commencer par les champions allemands du XIXe et du début du XXe siècle, Zeiss et Trumpf, qui ont retrouvé une nouvelle pertinence dans l’industrie contemporaine des semi-conducteurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si plusieurs contributions de Wennink et van den Brink soulignent l’importance de Zeiss et Trumpf dans le succès d’ASML, fruit de la collaboration de ces entreprises et de plusieurs autres. Le livre de Raaijmakers décrit d’ailleurs très bien la relation de longue date entre van den Brink et les ingénieurs de Zeiss, depuis leurs premières rencontres et leurs discussions en 1984. 

Car ce qui se joue est aussi culturel. Récemment, le PDG d’Apple Tim Cook a été interviewé par Dua Lipa dans le podcast de la chanteuse, à propos de sa carrière et de la chaîne d’approvisionnement de l’iPhone. Il est absurde que Martin van den Brink ne soit pas harcelé par la pop star — et d’autres personnalités influentes — pour parler de miroirs, de lasers, de photorésistances, raconter son incroyable parcours professionnel au cours des quatre dernières décennies et inspirer les carrières des jeunes générations. Après tout, on ne pourrait pas regarder les reels de Dua Lipa sans ASML.

On ne pourrait pas regarder les reels de Dua Lipa sans ASML.

Alessandro Aresu

Où nous ont menés les relations formelles et informelles sous-estimées entre les chercheurs, les industriels et les entreprises ? Comme l’illustre le dernier rapport annuel d’ASML, ses fournisseurs sont au nombre de 5 100, dont 1 600 pour les seuls Pays-Bas et 750 pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique — ils sont majoritairement européens, à part quelques acteurs en Israël —, 1 350 pour l’Amérique du Nord, 1 400 pour l’Asie. Si l’on considère les dépenses d’ASML qui s’élèvent à plus de 15 milliards, le centre de gravité européen est encore plus important, car il est concentré aux Pays-Bas (40 % du total) et dans la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique (40 %). (Il y aurait du sens à ce que nous arborions tous le fameux t-shirt ASML même si, pour que cela soit techniquement possible, l’entreprise devrait corriger une disparité entre les magasins qui le proposent à la vente : s’il est aujourd’hui possible d’acheter des articles de merchandising de la marque pour les États-Unis, ce n’est, étrangement, pas le cas en Europe.)

Lors de sa conférence à Eindhoven, Wennink évoquait sa récente rencontre avec le président de la Corée du Sud, qui a passé une heure avec lui à discuter en détail des outils d’ASML mais aussi des fournisseurs et des clients coréens. Le président coréen n’est pas un surhomme. Simplement, en raison de la présence de Samsung et d’autres géants technologiques en Corée du Sud, il évolue dans un écosystème qui fait le départ entre ce qui est vraiment important de ce qui ne l’est pas. Au lieu de produire des documents et des règlements sur tous les sujets avec des résultats négligeables, cet écosystème consacre du temps, de l’attention, de l’écoute à l’essentiel, afin d’atteindre des résultats spécifiques, à défendre à long terme. Pour les Européens, entrer dans cette logique et parler cette langue est devenu une obligation — surtout lorsqu’il s’agit des capacités dont nous disposons déjà chez nous. Sinon, la puissance de l’Asie de l’Est et des États-Unis nous laissera sur le carreau.

Pour ne pas être faibles et désarmés en ce siècle, parler d’autonomie technologique ou d’économie de guerre est littéralement inutile et contre-productif. Si plus personne ne prend au sérieux les mots des Européens, tout le monde prend, en revanche, nos machines très au sérieux. C’est pourquoi tous ceux d’entre nous qui ont une petite responsabilité dans le discours public et une influence culturelle devraient honorer Martin van den Brink, l’architecte presque anonyme de cette civilisation des machines, et s’incliner devant sa carrière en paraphrasant les mots adressés par Jensen Huang à Morris Chang, fondateur de TSMC, en 2014 : « Martin, tu es notre héros ».

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27.03.2024 à 13:00

Une nouvelle doctrine de la puissance américaine : la science de l’État dans l’ère de la sécurité économique

Matheo Malik

Un diagnostic profond relie Trump et Biden : l'hégémonie américaine est menacée. Une nouvelle science de l'État doit structurer ses relations avec le reste du monde, autour d'un axe clef : la sécurité. Nous publions l'un des textes les plus importants pour comprendre les courants profonds de Washington, signé par l'influent conseiller adjoint à la sécurité nationale, Daleep Singh.

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Texte intégral (5784 mots)

Comme conseiller à la sécurité nationale adjoint chargé de l’économie internationale, Daleep Singh fut l’un des architectes des premières sanctions américaines contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine de février 2022 jusqu’à son départ de la Maison Blanche en juin de la même année. Ce printemps, après près de deux années dans le secteur privé au sein d’un fonds d’investissement, il rejoint de nouveau le bureau du Conseiller à la sécurité nationale, au poste qu’il occupait précédemment. 

Juste avant de reprendre ses fonctions, Daleep Singh partageait avec l’Atlantic Council sa vision pour une doctrine d’economic statecraft. Ce vocable difficilement traduisible désigne l’emploi de moyens économiques pour atteindre les buts de politiques étrangères. Cette politique économique au service de la politique étrangère pourrait être traduite en l’occurrence par stratégie économique internationale.

Première puissance économique mondiale depuis la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont su user de ce levier pour avancer leurs intérêts de politique étrangère à travers des mesures positives (Plan Marshall, aide au développement, traités de libre-échange, GATT puis OMC) et coercitives (embargo à l’encontre de Cuba, sanctions, mesures de contrôles des exportation, etc.). Sous l’administration Biden, l’instrumentalisation de la puissance économique s’est même imposée comme le cœur de la stratégie mondiale américaine et de ses relations avec les grandes puissances que Washington considère comme compétitrices ou hostiles. Dans la guerre d’Ukraine, si les sanctions n’ont pas réussi à mettre à genoux la machine de guerre de la Russie poutinienne, l’aide militaire mais également financière fournie à Kiev joue un rôle clef dans la résistance ukrainienne. La coïncidence de la valse hésitation du Congrès sur le vote de nouvelles aides et de la dégradation de la situation illustre bien ce point. Dans la compétition pour le leadership technologique et économique que l’administration Biden a décidé de mettre au coeur de son programme international, les États-Unis s’appuient sur leur avance technologique en matière de conception de puces et leurs liens avec Taiwan pour dominer l’âge de l’intelligence artificielle et maintenir leur avance sur la Chine. 

Mais peuvent-ils vraiment, comme le défend Daleep Singh, se restreindre aux respects de principes et de règles dans la mise en œuvre de leur puissance économique, alors que divers outils de coercition financière et commerciale semblent s’être imposés comme le couteau suisse de leur politique étrangère, notamment via les sanctions ? L’administration Biden a-t-elle vraiment l’intention de mettre en application, à côté de la coercition, un programme « positif », mettant sa puissance au service du développement ? Cette promesse que formule Singh et qui avait déjà été avancée par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan l’été dernier, n’a pas connu à ce jour de début de réalisation.

Pour étudier en profondeur la rivalité qui structure le monde, nous publions chaque semaine un nouvel épisode de notre série au long cours « Capitalismes politiques en guerre ». Pour recevoir toutes nos études, cartes et données, abonnez-vous au Grand Continent

Depuis la Grèce antique au moins, les grandes puissances ont utilisé des leviers économiques pour atteindre leurs objectifs de politique étrangère. Aujourd’hui, les gouvernements déploient une « stratégie économique internationale » (economic statecraft) — qui comprend entre autres outils des sanctions, des contrôles d’exportations, des droits de douane, des restrictions sur les investissements et des plafonnements de prix — dont la fréquence et l’intensité n’ont jamais été aussi élevées.

Cette tendance résulte de la conjonction d’une opportunité et  d’une nécessité. L’ère de l’hypermondialisation est révolue, mais l’économie mondiale reste plus connectée que jamais, permettant donc aux nations de rompre les liens commerciaux, capitalistiques et technologiques — ou de menacer de le faire — pour obtenir un avantage géopolitique. Dans le même temps, la compétition entre grandes puissances connaît sa plus grande intensité depuis la fin de la guerre froide. La Russie et la Chine ont en commun de vouloir bouleverser l’ordre international dirigé par les États-Unis. Puisque les « grandes puissances » d’aujourd’hui sont également des puissances nucléaires, l’équilibre de la terreur suggère qu’une confrontation directe a plus de chances de se dérouler sur le théâtre économique que sur le champ de bataille, sauf erreur de calcul catastrophique.

Pour toutes ces raisons, la stratégie économique va rester un élément incontournable de la politique étrangère, à mi-chemin entre la rhétorique et la guerre, en période de fortes tensions. Mais pour que la politique économique ait un effet maximal, elle doit être fondée sur une doctrine qui concorde avec le principe directeur des États-Unis : accroître la prospérité mondiale tout en préservant la sécurité nationale. En effet, alors que les États-Unis développent et affinent leur doctrine militaire depuis déjà quelques siècles — par exemple avec le « containment » à l’aube de la guerre froide — les tentatives de définition d’une stratégie économique globale ne font que commencer.

Les administrations Trump et Biden semblent avoir rompu avec l’idée, qui prévalait jusque-là, que l’ouverture et l’intégration des marchés profitaient à la prospérité mondiale et par là même à celle des États-Unis. Les négociations de traités visant à faciliter le commerce sont reléguées au marge de la feuille de route économique. Washington continue d’entraver le bon fonctionnement de l’OMC en refusant la nomination de nouveaux membres de son organe de règlement des différends. La majorité des droits de douane imposés par l’administration Trump restent aujourd’hui en vigueur. De nombreux États, en premier lieu les alliés européens, craignent des mesures protectionnistes et de vastes programmes de subventions contenus dans la loi sur l’IRA ou le CHIPS Act. Il est aujourd’hui difficile de comprendre si Washington a réellement une vision pour la prospérité mondiale. 

Disposer d’une doctrine établie  apporte plusieurs avantages. Si elle est prise au sérieux, elle permet de limiter le recours excessif à des mesures économiques restrictives ou punitives. Cela serait de nature à rassurer les autres pays s’ils avaient la garantie que la première puissance économique mondiale n’emploie pas ses leviers économiques de manière arbitraire ou par pur réflexe. Plus profondément, une doctrine claire promeut un équilibre dans la stratégie économique internationale — en particulier entre les mesures qui imposent des pertes économiques et celles qui offrent des perspectives de gains mutuels. Ce faisant, elle en renforce la crédibilité et encourage les États pivots géopolitiques à un alignement stratégique avec les États-Unis.

Ce que Singh appelle les « Geopolitical Swing States » désigne l’ensemble des puissances qui ne sont pas directement alignées sur les positions des États-Unis. L’expression « Global Swing States » a été utilisée pour la première fois en 2012 dans un rapport du German Marshall Fund, à l’époque pour désigner explicitement et limitativement le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie1. À la faveur des recompositions mondiales post-24 février 2022, et à côté de celles de « Sud Global » ou de « non-alignement », la formule est de nouveau utilisée — depuis Washington jusqu’au milieu d’affaires : Goldman Sachs y consacrait un briefing il y a moins d’un an2. En référence aux États pivots convoités lors des élections américaines car ils sont susceptibles de changer de majorité, l’expression apparaît symptomatique de l’attitude que cherche à adopter Washington vis-à-vis des puissances du Sud et des pays en développement. Elle rappelle les limites de la « nouvelle doctrine Sullivan » mentionnée plus haut, que Tim Sahay et Kate McKenzie avaient pointées dans nos pages.

Les événements récents soulignent l’urgence de cet effort. Deux ans après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, plus des deux tiers de la population mondiale vivent dans des pays qui n’ont pas rejoint la coalition des sanctions. Certains gouvernants de pays non-alignés sont sceptiques quant à l’efficacité des sanctions, et ont argué que les coûts de la rupture des liens économiques au niveau mondial dépassent les avantages — le but étant la modification des décisions de Vladimir Poutine sur le champ de bataille. Les sanctions ont provoqué des réactions inverses à leurs objectifs chez certains qui ont malheureusement considéré qu’elles représentent un exercice illégitime de la force économique brute, principalement de la part des États-Unis.

La montée en puissance des pays émergents et en premier lieu de la Chine vient réduire l’impact des sanctions qui ne sont appliquées que par une coalition occidentale. En effet, le poids de l’OCDE dans l’économie mondiale est passé de 60 % en 2000 à 45 % en 2022 (PIB mesuré en parité de pouvoir d’achat). Dans le cas des sanctions contre Moscou, la Chine a ainsi pu remplacer une grande part des importations en provenance d’Occident : les exportations vers la Russie ont augmenté de 46,9 % en 2023 pour s’établir à 129 milliards de dollars3. Les machines-outils, nécessaires à l’industrie de guerre, sont ainsi le premier poste des exportations chinoises vers la Russie4.

Ces réactions méritent une attention particulière — d’abord sur le fond, mais aussi parce que la force des sanctions dépend grandement de la taille de la coalition qui les met en œuvre. Plus la coalition des sanctions est grande, plus l’impact direct de ces sanctions est important et moins il est possible de les contourner.

Éléments de doctrine : principes, règles et code de conduite

Quels seraient les éléments centraux d’une doctrine économique ? Elle commencerait par établir les principes directeurs des outils restrictifs ou punitifs. À titre d’illustration, ces principes pourraient inclure les éléments suivants :

  • Ces outils doivent être utilisés avec parcimonie et uniquement lorsque les intérêts mondiaux communs de paix et de sécurité sont menacés ;
  • Ils devraient chercher à éviter des retombées inutiles sur les populations civiles du pays cible et des pays tiers ;
  • Ils doivent être calibrés pour maximiser les chances de coordination avec des partenaires qui partagent les mêmes idées ;
  • Ils doivent être conçus de manière flexible afin que leur effet puisse être augmenté ou diminué en fonction de la réponse de la cible ;
  • Ils devraient être durables pour les États-Unis et pour l’économie mondiale, sachant que ces mesures sont généralement conçues pour faire effet sur le long terme ;
  • Ils doivent franchir un seuil d’efficacité : l’effet produit sur la cible et l’influence probable du comportement de la cible doivent être jugés suffisants pour justifier les coûts et les risques économiques (par rapport à la meilleure alternative) ;
  • Leur conception et leur mise en œuvre doivent être conçues avec humilité. De par leur conception, les sanctions brisent les liens du commerce, du capital et de la technologie dans l’économie mondiale, parfois instantanément ; elles ont ainsi des conséquences imprévues qui sont presque inévitables. L’humilité nous oblige à changer d’avis lorsque nous nous trompons dans nos jugements ou nos hypothèses, à admettre nos erreurs et à corriger la trajectoire si nécessaire.

Une doctrine de gouvernance économique devrait également définir des règles d’engagement pour déterminer pourquoi, quand, quoi, comment et contre qui des mesures restrictives sont déployées :

  • Pourquoi ? Les sanctions, les contrôles à l’exportation ou les tarifs douaniers sont censés viser un objectif géopolitique clairement défini.
  • Quand ? Le calendrier du déploiement des outils économiques doit comporter des repères concernant les mesures prises avant, pendant ou après un événement déclencheur. La doctrine devra aussi prévoir quand et dans quelles conditions les mesures devraient être annulées.
  • Quoi ? Les limites des mesures américaines doivent être clarifiées, et surtout ce qu’elles ne doivent pas envisager, par exemple des sanctions sur la nourriture et les médicaments, ou la saisie de propriétés privées sans procédure régulière.
  • Comment ? Il s’agira d’analyser les circonstances dans lesquelles les États-Unis seraient disposés à déployer des sanctions unilatéralement s’ils ne peuvent ou ne veulent pas construire une coalition.
  • Contre qui ? Réfléchir aux sanctions portant sur les citoyens et des entreprises privées, par opposition aux technocrates, aux représentants du gouvernement, au personnel militaire et aux dirigeants politiques.

Le troisième volet d’une doctrine de gouvernance économique consisterait en un code de conduite. 

Les acteurs de ces politiques devraient s’engager à respecter des normes de comportement en accord avec les principes et les règles énoncés ci-dessus. Ils s’engageraient ainsi à faire preuve de prudence et à « ne pas causer de préjudice inutile » à la population civile du pays cible et à celle des pays tiers. Dans un esprit d’humilité, les responsables doivent également s’engager à fonder leurs décisions sur des preuves et non sur des sentiments, à éviter les justifications faciles, à prévoir la répartition complète des revenus potentiels et à aider les décideurs politiques à identifier leurs angles morts. Enfin, il devrait y avoir un engagement de transparence et de responsabilité envers le Congrès et la population, qui impliquerait de documenter les décisions, de justifier les évaluations majeures et de revoir les mesures en cas de progrès ou de revers.

On peut se demander si les mesures de l’administration Biden respectent réellement les standards proposés par Daleep Singh. Le maintien de mesures d’embargo contre Cuba peut difficilement être justifié par le risque que le pays fait peser sur les « intérêts communs de paix et de sécurité ». Concernant la « coordination avec les partenaires », il faut bien constater qu’elle s’est faite a posteriori sur les contrôles sur les exportations d’équipements dédiés à la production de semiconducteurs avancés. C’est une fois décidés que les États-Unis ont fait pression sur les Pays-Bas et le Japon pour qu’ils s’alignent sur leur politique. 

Dans un monde cassé et alors que sanctions et contrôles sur les exportations sont devenus les instruments de prédilection de la politique étrangère, les principes avancés par Daleep Singh apparaissent comme de bon sens pour assurer un usage raisonné de la puissance économique américaine. La question est de savoir si Washington elle-même saura faire preuve de retenue.

Rendre la doctrine opérante : renouveler l’infrastructure d’analyse

Prendre une telle doctrine au sérieux nécessite de réformer l’infrastructure d’analyse du gouvernement américain pour l’adapter à son objectif. Je recommanderais plusieurs actions à cet effet :

Premièrement, faire régulièrement l’inventaire des outils de stratégie économique internationale des diverses agences et départements du gouvernement américain : sanctions, contrôles des exportations, droits de douane, restrictions d’investissement, plafonnement des prix, etc. Les banques centrales telles que la Réserve fédérale tiennent à jour un inventaire de la gamme d’outils à leur disposition — y compris des mises à jour sur leur disponibilité opérationnelle — et il en va de même pour les agences habilitées à mettre en œuvre des politiques économiques.

Deuxièmement, à intervalles réguliers, évaluer l’efficacité de ces outils sur le temps long, lorsqu’ils sont utilisés seuls ou en tandem, unilatéralement ou multilatéralement, avant ou après un événement déclencheur.

Troisièmement, étudier les retombées de ces mesures dans le passé, pour identifier leurs limites et le rapport entre leur efficacité et les risques liés.

Dans son ouvrage sur la naissance des sanctions, The Economic Weapon, Nicolas Mulder montre les limites de cet instrument coercitif, qui n’a que très peu souvent rempli son objectif de prévention ou d’interruption des conflits. Au contraire, en renforçant les tendances des régimes autoritaires à la paranoïa et à l’autarcie, il a pu accélérer leur marche sur leur chemin vers la guerre. Plus récemment, nous avons publié une étude sur les sanctions à l’égard de l’Iran qui souligne les bénéfices politiques qu’a pu en retirer le régime ainsi que la résilience de son industrie

Quatrièmement, tester les outils de la politique économique et simuler des scénarios de conflit multilatéral et à plusieurs niveaux se déroulant à l’échelle mondiale sur plusieurs années. L’évaluation devrait commencer par vérifier où les forces économiques des États-Unis (et celles de leurs alliés et partenaires) recoupent les vulnérabilités de la cible et réciproquement. Le processus deviendra permanent pour identifier les domaines dans lesquels les États-Unis doivent renforcer ou inventer de nouveaux outils, de nouveaux mécanismes de défense et de nouvelles formes de coordination qui prévaudront dans un conflit prolongé.

Cinquièmement, anticiper comment et où les contournements des mesures sont susceptibles de se produire et se préparer à des contre-mesures en temps réel, que ce soit en resserrant les vis sur la cible ou en appliquant des sanctions démesurées à ceux qui y contreviennent pour dissuader très fortement les contournements.

Sixièmement, mettre en place des pratiques de surveillance qui éclairent et informent l’élaboration de la stratégie économique. Les banques centrales du monde entier ont mis au point des exercices pour repérer les vulnérabilités du secteur financier, tester les liquidités et les réserves de capitaux du système financier contre les chocs et localiser les vecteurs de contagion. Les responsables de la stratégie économique internationale doivent mettre en place des pratiques analogues afin de surveiller les risques pour la sécurité économique, par exemple en testant la résilience des chaînes d’approvisionnement critiques, en évaluant la disponibilité des stocks nationaux et des importations en matière de fournitures vitales, et en mettant en place des systèmes d’alerte avec des partenaires de confiance pour détecter les goulets d’étranglement naissants.

La création d’une infrastructure d’analyse atteignant ce niveau d’ambition nécessitera probablement un changement radical de personnel. Je propose de recruter une taskforce de spécialistes de plusieurs disciplines — centralisée soit au sein du bureau exécutif du président, soit au sein d’un Département de la sécurité économique nouvellement créé — qui possédera une expertise en macroéconomie, en chaînes d’approvisionnement critiques, en marchés financiers, en flux de capitaux, en financement du commerce, en diplomatie et en droit. L’unité sera d’une taille, d’une portée et d’une capacité suffisante pour gérer plusieurs crises à la fois. Elle devra rendre compte au Congrès notamment par le biais de déclarations semestrielles. Et elle sera en liens serrés avec ses alliés et partenaires — existants et potentiels — ainsi qu’avec les parties prenantes du secteur privé et de la communauté réglementaire, afin de pouvoir se coordonner et agir rapidement dans les épreuves cruciales du conflit.

L’innovation institutionnelle proposée ici, la création d’un bureau au sein de la Maison Blanche ou même d’un département consacré à la sécurité économique, vise à assurer la prise en charge par l’administration des nouvelles missions étatiques relatives à la sécurité et à la coercition économiques. Déjà lors de la Première Guerre mondiale, des administrations nouvelles avaient été créées pour assurer la collecte des renseignements économiques et l’application des sanctions : le Ministère du blocus britannique et le Comité du blocus français. 

Aujourd’hui, l’architecture administrative évolue également ailleurs : au Japon, le cabinet comprend, depuis octobre 2021, un ministre de la sécurité économique ; au Royaume-Uni, une unité chargée de la sécurité des investissements a été créée en 2021, chapeauté par une ministre en charge de la sécurité économique, et dans les services de la Commission européenne, une nouvelle direction générale a vu le jour pour mener la politique de défense et spatiale (DG DEFIS). Ces évolutions administratives, si elles permettent de développer les compétences et de renforcer le professionnalisme sur ces sujets, risquent pour autant de conduire à l’institutionnalisation d’une vision conflictuelle  et de jeu à somme nulle au détriment d’une logique plus coopérative. Elles peuvent devenir à la fois les conséquences et la cause de l’intensification de la guerre des capitalismes politiques.

Les régulateurs devront également faire leur part. Par exemple, le Conseil de la Réserve fédérale pourrait désigner un gouverneur dont le rôle permanent sera d’évaluer les effets des politiques économiques existantes et futures, en s’appuyant sur les analyses du Conseil et sur celles de la Banque fédérale de réserve de New York.

Développer une vision positive de la gouvernance économique

En fin de compte, une réforme de la gouvernance économique nécessitera plus qu’une simple doctrine et des analyses. La mesure la plus importante que peuvent prendre les décideurs politiques est d’atteindre un équilibre réfléchi dans la conduite des mesures. Plus précisément, les États-Unis devraient exprimer une préférence constante pour les instruments qui attirent des pays en promettant un gain mutuel, plutôt que de donner du grain à moudre à l’idée que le pays utilise principalement des outils punitifs. L’allègement de la dette, les prêts concessionnels, le financement des infrastructures, les partenariats dans la chaîne d’approvisionnement et les alliances technologiques sont des exemples d’incitations positives qui encouragent l’alignement durable des intérêts avec les États qui ont exprimé leur scepticisme envers les politiques américaines. 

Cela est particulièrement pertinent dans le contexte de l’intensification de la concurrence mondiale avec la Chine. L’utilisation exclusive d’outils coercitifs pour émousser ou affaiblir la position géostratégique de la Chine n’est pas une stratégie gagnante. Les tampons défensifs de la Chine sont bien plus redoutables que ceux de la Russie, contre laquelle la coalition des sanctions a trouvé de nombreux domaines d’avantage asymétrique, parce que les États-Unis et leurs alliés fournissent des produits et des services dont la Russie a besoin et ne peut pas facilement se passer. La capacité de la Chine à lancer une offensive économique est également redoutable — que ce soit lorsqu’elle exploite les points d’étranglement des chaînes d’approvisionnement critiques telles que l’énergie verte et les produits pharmaceutiques, ou lorsqu’elle profite de la taille inégalée de sa production de biens.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de points de pression possibles dans une campagne économique contre la Chine avant ou durant un scénario de conflit. Aucun pays n’est trop grand pour être sanctionné. Mais une politique coercitive ne pourrait porter à elle seule, dans une confrontation directe, un coup fatal à la Chine sans subir de graves dommages collatéraux.

La puissance économique de la Chine, véritable usine du monde, la place dans une position bien différente de celle de la Russie. Son économie produit près de 20 % de la richesse mondiale et 30 % des produits manufacturés. Les économies avancées occidentales sont donc très fortement dépendantes de la Chine. Elles importent depuis cette dernière d’importantes quantités de biens de consommations,  mais également, et peut-être surtout, de biens intermédiaires qui entrent dans la fabrication des produits « made in Europe » ou « made in USA ». Elle dispose donc, comme le reconnaît Daleep Singh d’une capacité à « redoutable » à agir sur les chaînes d’approvisionnement. Et  elle cherche dans le même temps à s’immuniser contre de potentielles actions de coercitions économiques en faisant de  l’autosuffisance l’un de ses objectifs : Xi Jinping déclarait ainsi en 2023 que la Chine « ne devait compter que sur elle-même » pour sa production industrielle et agricole.

Plusieurs opportunités géostratégiques pourraient cependant attirer les pays non-alignés dans l’orbite des États-Unis et de leurs alliés grâce à des incitations positives et, ce faisant, isoler progressivement la Chine avant qu’un conflit n’éclate.

Ces dernières années, nous avons déjà constaté des progrès louables de la part des États-Unis et du G7 pour renouveler leurs efforts à cet égard, notamment en offrant une alternative aux prêts proposés par « la Ceinture et la Route » avec le Partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux. Des mesures supplémentaires qui renforceraient la puissance de feu financière des États-Unis et de leurs alliés renforceraient leur crédibilité.

Par exemple, les États-Unis disposent d’un instrument peu utilisé, les garanties de prêts souverains, qui pourraient être beaucoup plus utilisées — en particulier pour les pays à revenu intermédiaire qui ne remplissent pas les conditions requises pour bénéficier des programmes de soutien proposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Le fonctionnement des garanties de prêts souverains est simple : le gouvernement américain garantit aux prêteurs privés que les emprunts d’un gouvernement étranger seront remboursés. Sans surprise, la garantie incite les prêteurs privés à prêter à peu près au même taux d’intérêt que celui dont bénéficient les États-Unis. Cet avantage réduit considérablement les frais d’intérêt de l’emprunteur et est très rentable pour les contribuables américains. En travaillant de concert avec le G7 et d’autres partenaires, les États-Unis pourraient multiplier l’impact des garanties de prêts et des outils d’assurance similaires qui permettraient à l’Occident de rivaliser avec l’ampleur et la rapidité des prêts chinois, mais à des niveaux plus élevés de transparence financière, de normes environnementales, et de normes de travail.

Parallèlement, on pourrait rebaptiser la réserve pétrolière stratégique américaine du nom de « fonds de résilience stratégique ». Ce fonds investirait directement dans les chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques et en intrants rares utilisés pour produire de l’énergie verte et des technologies fondamentales. Une autre idée envisageable serait de lancer un fonds souverain permettant aux États-Unis de réaliser des investissements stratégiques à long terme dans des projets d’infrastructures de haut niveau grâce au Partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux.

En plus d’imaginer des outils de financement nouveaux et plus puissants au niveau national, le G7 et les partenaires clefs du G20, comme l’Inde, devraient amplifier leurs appels aux banques multilatérales de développement, en particulier la Banque mondiale, pour qu’elles assument beaucoup plus de risques en termes de montant, de pays, de calendriers et de conditions de prêt, même en l’absence de nouveaux capitaux. L’idée la plus innovante à cet égard vient de l’ancien haut fonctionnaire américain Brad Setser qui suggère que la Banque mondiale émette des obligations liées à des droits de tirage spéciaux, qui seraient comme un droit de créance sur les réserves de monnaies mondiales. Elles permettraient de lever des fonds qui pourraient augmenter presque immédiatement la capacité de prêt. Une alternative moins exotique consisterait à estimer et à épuiser la marge de crédit dont dispose la Banque mondiale sans risquer une dégradation de la note de crédit par les agences de notation.

L’ambition de faire levier sur la puissance économique et financière américaine pour soutenir le développement du Sud Global et ainsi renforcer l’influence des États-Unis travaille l’Administration Biden depuis son arrivée au pouvoir. 

Dès 2021, les États-Unis mobilisent les pays du G7 autour d’une initiative, encore mal définie, Build Better World. L’année suivante, ils lancent le partenariat pour l’infrastructure et les investissements mondiaux qui vise à mobiliser 600 milliards de dollars dans les infrastructures au travers de partenariats publics privés. Les premiers projets mis en avant par la Maison Blanche s’appuient ainsi sur la Development Finance Corporation et l’Import-Export Bank et sur les acteurs privés Citi et Global Infrastructure Partners. Mais dans un contexte de remontée des taux et d’immenses besoins d’investissements pour la transition écologique, l’administration semble chercher tous les leviers possibles pour débloquer les financements dans les pays en développement… sans peser sur le budget fédéral. Face à l’augmentation de la dette et aux conflits récurrents qui accompagnent le relèvement de son plafond, il semble en effet impossible politiquement de voter des crédits nouveaux significatifs dédiés au développement. C’est cette quadrature du cercle que Daleep Singh cherche à briser avec ses propositions de garanties, de fonds souverain ou de prêts liés aux droits de tirage spéciaux.

Il y a près d’un siècle, le ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni élabora une doctrine générale pour guider l’utilisation des leviers économiques potentiellement utilisables dans le conflit imminent avec l’Allemagne. Ayant été en première ligne dans la conception et le déploiement d’une politique économique au cours des dix dernières années, je suis convaincu que nous avons besoin d’une doctrine moderne pour clarifier comment, quand, où et pourquoi les États-Unis peuvent employer des outils économiques dans la compétition actuelle des grandes puissances. 

Mais pour qu’une telle doctrine produise de meilleurs résultats qu’il y a un siècle, les États-Unis et leurs partenaires devront faire preuve de la même créativité et de la même promptitude à développer une gouvernance économique positive que celles qu’ils ont eu pour concevoir des sanctions et d’autres mesures restrictives au cours des dernières années.

L’article Une nouvelle doctrine de la puissance américaine : la science de l’État dans l’ère de la sécurité économique est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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