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25.02.2024 à 17:13

La guerre de Poutine contre les femmes

Matheo Malik

En Ukraine, le viol est devenu une arme de guerre. Pourtant, il est relégué à l'arrière-plan des nombreux crimes de ce conflit. Comment faire pour que l’agresseur n'obtienne pas le silence escompté ?

Une pièce de doctrine essentielle — signée Sofi Oksanen.

L’article La guerre de Poutine contre les femmes est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (6849 mots)

Après Timothy Garton Ash, Olena Stiazhkina, Andreï Kourkov et Constantin Sigov, nous poursuivons notre série sur la guerre d’Ukraine et ses conséquences pour l’Europe en publiant un texte de l’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen. Abonnez-vous pour recevoir chaque jour nos textes, cartes et analyses.

Quand la violence sexuelle devient une arme

Ma grand-tante n’était pas muette de naissance 1. Au début de la seconde occupation soviétique de l’Estonie, elle fut emmenée pour subir toute une nuit d’interrogatoires, après quoi elle cessa définitivement de parler. En rentrant à la maison le matin, elle paraissait à peu près en forme, mais elle ne dit plus jamais rien d’autre que : « Jah, ärä1. » On pouvait lui demander n’importe quoi, sa réponse était toujours : « Jah, ärä. » Elle ne se maria pas, n’eut pas d’enfants, ne fréquenta personne. Elle passa le restant de ses jours seule avec sa mère.

J’ai entendu l’histoire de ma grand-tante dans mon enfance ; les adultes n’entraient pas dans le détail, mais tous comprenaient sûrement ce qui s’était passé au cours de ces interrogatoires. Moi aussi, je comprenais.

Des années plus tard, j’ai écrit mon roman Purge1, précédé par la pièce de théâtre homonyme, tout en suivant les procès sur les crimes de guerre commis dans les Balkans. Je n’en revenais pas que des camps de viol aient pu voir le jour dans l’Europe contemporaine. L’histoire de ma grand-tante m’a fourni le point de départ de Purge. Ce qui lui était arrivé avait recommencé. Et recommence, en plein cœur de l’Europe.

Ma grand-tante n’obtint jamais justice, ni personne d’autre dans ma famille. Les terres étaient perdues, beaucoup de parents étaient morts, certains déportés. Deux avaient pu s’échapper à bord de navires pour l’Ouest. Évidemment, nul ne s’attendait à obtenir justice sous l’occupation.

Mais l’effondrement de l’Union soviétique changea la donne : les États baltes recouvrèrent leur indépendance et lancèrent un processus de décolonisation, comme le font les anciennes dépendances de puissances coloniales. Là où la recherche historique était en URSS une discipline strictement politique vouée à relayer la propagande, la fin de l’occupation permit à la recherche, à la science, à la culture et à la presse de s’affranchir du joug totalitaire ; le langage public devint celui d’un État indépendant. On pouvait enfin parler du passé à voix haute, sans détour. On pouvait l’étudier, en discuter, à la lumière du jour. Les mots reprenaient des sens conformes au vécu : les déportations étaient des déportations, les occupations des occupations. Les violations des droits humains à l’époque soviétique firent l’objet d’enquêtes, mais le successeur juridique de l’URSS, la fédération de Russie, ne fut d’aucune aide sur la question, sans parler de demander pardon. Les pays occidentaux ne l’y incitaient pas spécialement comme ils l’avaient fait vis-à-vis de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. Peut-être ne trouvaient-ils pas cela nécessaire parce que les crimes de cette époque-là n’étaient pas assez importants — en tout cas, moins importants que de serrer la main à Poutine et blanchir l’argent taché de sang volé au peuple par les oligarques. Comme ils avaient fermé les yeux sur ces anciens crimes, l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022 les a pris au dépourvu.

Les violations des droits humains à l’époque soviétique firent l’objet d’enquêtes, mais le successeur juridique de l’URSS, la fédération de Russie, ne fut d’aucune aide sur la question, sans parler de demander pardon.

Sofi Oksanen

Du point de vue estonien, la guerre en Ukraine donne l’impression de revivre les événements des années 1940, comme si on appuyait tout le temps sur le bouton replay, car la Russie utilise la même feuille de route que dans ses précédentes guerres de conquête. Nous avons connu les mêmes pratiques : terreur visant les civils, déportations, torture, russification, propagande, simulacres de procès, élections truquées, culpabilisation des victimes, flots d’exilés, destruction de la culture. Toutefois, la réaction des Occidentaux a révélé que cette feuille de route de l’impérialisme russe était méconnue. Voilà pourquoi il est nécessaire de parler des crimes de guerre antérieurs, pourquoi il faut les juger, les inscrire durablement dans notre mémoire culturelle. Sans conscience des crimes passés, nous sommes incapables de détecter les prochains signes avant-coureurs. L’histoire des autres anciennes puissances coloniales a beau figurer dans nos programmes scolaires, la Russie n’a pas été étudiée sous l’angle du colonialisme, même à l’école. Les pays de l’ex-bloc de l’Est représentent la moitié de l’Europe, et ils ont subi deux systèmes totalitaires différents. Malgré cela, leur expérience n’a pas été intégrée à la mémoire occidentale de notre continent, elle n’est pas entrée dans la mémoire historique globale de l’Europe.

Cela aussi serait une façon de rendre justice.

Victor Hugo (1802-1885), Une tour dans la lumière d’orage, Plume et lavis d’encre brune. Paris, Maison de Victor Hugo.

Après la Deuxième Guerre mondiale, quand l’Ouest répétait en boucle l’expression « plus jamais ça », elle sonnait faux aux oreilles de tous ceux qui avaient connu la politique oppressive de la Russie. Les crimes contre les droits humains et le pouvoir d’occupation soviétique n’ont pas cessé après la chute de l’Allemagne hitlérienne. « Plus jamais ça » donnait l’impression que notre expérience n’avait aucune importance. Elle n’était pas cartographiée dans la conscience culturelle occidentale.

Du point de vue estonien, la guerre en Ukraine donne l’impression de revivre les événements des années 1940

Sofi Oksanen

Une photo

On détruit un peuple en détruisant la mémoire

Au mur de mon bureau, il y a une photo noir et blanc de ma grand-tante à l’époque où elle parlait encore. La mère de famille pose au milieu d’une ribambelle d’enfants, un bébé dans les bras. Ma grand-tante regarde timidement l’objectif, ma grand-mère a deux ans, tout le monde porte des souliers de cuir fabriqués par le père. À l’arrière-plan, on aperçoit la cour de la maison en été, avec des pivoines en fleur. Personne n’y fait vraiment attention en entrant dans mon bureau, et pour cause : c’est un portrait de famille du siècle dernier, tout ce qu’il y a de plus banal. On n’y voit pas de drapeau estonien ou d’autres symboles de l’Estonie indépendante interdits à l’époque soviétique, mais c’est une photo prise au temps d’un « État liquidé ». Cela suffisait à la rendre suspecte.

Pour l’emporter en Finlande, nous avons dû attendre le début des années 1990, lorsque l’Estonie a recouvré son indépendance. À l’époque soviétique, nous n’aurions pas osé la transporter — clandestinement — en Finlande, de peur qu’elle soit trouvée lors des contrôles à la frontière. Les photographies anciennes faisaient partie de la longue liste des affaires qu’on ne pouvait ni faire entrer en Union soviétique ni en faire sortir ; sa présence dans nos bagages aurait donné lieu à une flopée de questions : pourquoi nous étions en sa possession, ce qu’elle signifiait pour nous… Quelles que fussent nos réponses, le résultat aurait été le même : on nous l’aurait confisquée. Sous l’occupation soviétique, les Estoniens décollaient de leurs albums ces images dangereuses. Elles disparaissaient, enterrées, cachées derrière le papier peint, comme chez nous, pour ne ressortir qu’en présence de personnes de confiance. En Union soviétique, entretenir la mémoire familiale, celle des proches et des morts, était une affaire strictement privée. Pour ma part, c’est grâce à ces images que j’ai pu connaître ma famille. Les gens existaient sur les photos cachées et dans les histoires associées. C’est ainsi qu’ils ont pris des visages.

En Union soviétique, entretenir la mémoire familiale, celle des proches et des morts, était une affaire strictement privée. Pour ma part, c’est grâce à ces images que j’ai pu connaître ma famille.

Sofi Oksanen

Rien à voir avec la Finlande, pays de ma naissance et de ma scolarité. Là, à l’occasion de la fête des Morts, de Noël et du jour de l’Indépendance, on a coutume d’allumer des bougies au cimetière. Mon grand-père était un vétéran finlandais et son frère jumeau était mort en héros. Ces guerres faisaient donc partie de mon histoire familiale ; mais les bougies funéraires allumées lors de ces commémorations publiques me rappelaient aussi ceux que nous ne pouvions évoquer qu’en pensée, ou entre personnes de confiance. Le jour de l’Indépendance, les drapeaux finlandais hissés sur les mâts me rappelaient le tricolore estonien qui était interdit au même titre que les autres symboles nationaux de l’« État liquidé » — y compris la simple utilisation de ses couleurs bleu-noir-blanc, même dans l’art abstrait. Quand j’ai appris par cœur l’hymne du serment d’allégeance au drapeau à l’instar des autres écoliers finlandais, cela m’a troublée parce qu’une chose pareille n’était pas possible en Estonie sous occupation soviétique. Mes camarades apprenaient les paroles à l’école comme si cela allait de soi. Nous autres ne pouvions pas exhiber les symboles de l’Estonie indépendante, même en Finlande, qui vivait à l’heure de la finlandisation : l’Estonie indépendante n’existait pas, puisque la Finlande devait publiquement se conformer à la ligne soviétique à l’égard des territoires occupés. L’URSS tenait à l’œil les Estoniens expatriés. Un comportement antisoviétique à l’étranger aurait mis en danger nos proches restés dans le pays. Je comprenais que des mots ou des actes inappropriés auraient eu pour conséquence de nous priver d’accès à l’URSS. Je n’aurais plus jamais revu ma grand-mère qui habitait là-bas.

L’Union soviétique cherchait alors à détruire mon souvenir des territoires qu’elle occupait, y compris ma mémoire visuelle ; à présent, la Russie fait de même dans les régions qu’elle a conquises en Ukraine. En plus de remplacer l’ensemble du corps enseignant et de russifier le programme scolaire, il s’agit de détruire la conscience du patrimoine culturel en pillant les lieux publics dédiés à la conservation de la mémoire, tels que les musées, mais aussi les lieux privés : les domiciles. Aux informations, le monde entier a pu voir les troupes russes raser des villes. Les villes sont pleines de domiciles, les domiciles sont pleins de mémoire et de souvenirs. Aucun souvenir n’est trop petit pour l’occupant. Parfois, une seule photo, un seul récit peut conserver l’histoire de toute une famille. C’est pourquoi la Russie ne cherche pas à piller que les collections d’art. Les photos privées sont tout aussi dangereuses. Elles conservent des souvenirs à éradiquer. Elles conservent le souvenir des crimes russes et de l’Ukraine en tant que nation indépendante.

L’Union soviétique cherchait alors à détruire mon souvenir des territoires qu’elle occupait, y compris ma mémoire visuelle ; à présent, la Russie fait de même dans les régions qu’elle a conquises en Ukraine. 

Sofi Oksanen

Au début de la vaste offensive russe, Illia, vingt-deux ans, était chez lui à Kramatorsk. Il a voulu évacuer en train avec sa mère et sa sœur. Ils étaient là le 8 avril, lorsque la Russie a bombardé la gare pleine de civils. Les frappes ont fait soixante morts et cent dix blessés. La famille d’Illia s’en est sortie. Les trois fugitifs ont tenté de partir en voiture, mais leur voyage a pris fin au point de contrôle russe. Les soldats ont trouvé sur le téléphone d’Illia une photo où il tenait un drapeau ukrainien à l’occasion de l’anniversaire de l’Indépendance. De plus, il avait installé une application de rencontres destinée aux minorités sexuelles.

Illia a subi des violences sexuelles de la part de huit soldats de l’armée russe, qui ont filmé leurs actes. Il n’a été libéré qu’après des semaines de torture, avec l’aide de l’armée ukrainienne. Son seul « crime » était d’avoir conservé un souvenir sur son téléphone.

Aujourd’hui, on n’élimine pas les photos de la même façon qu’à l’époque soviétique. Mais la possession d’images jugées dangereuses représente toujours un risque, une menace, un danger pour les proches ; détenir des souvenirs devient alors néfaste, les photos sont stigmatisées. Cela suffit à endommager la mémoire visuelle, facteur essentiel dans la construction de l’identité. La seule peur de représailles incite à effacer les données — donc la mémoire — de son téléphone. J’ai un ami qui a quitté Kiev dix jours après la grande offensive, devinant qu’il devrait sinon franchir un barrage russe, ce qu’il craignait encore plus que les bombardements. Mais il ne pouvait pas se résigner à effacer les données de son téléphone par avance ; et même s’il l’avait fait, on pouvait toujours trouver en ligne des preuves de ses affinités. Beaucoup sont restés en territoire occupé pour cette raison. Ils n’ont pas osé se présenter aux points de contrôle russes comme l’ont fait Illia de Kramatorsk et sa famille.

La Russie avait déjà façonné le comportement des gens et leur mémoire visuelle. Et elle le refait maintenant. L’occupation va toujours de pair avec un changement de paradigme moral : ce qui était juste et respectable devient mauvais et dangereux.

Illia de Kramatorsk est issu d’un monde complètement différent de celui de ma grand-tante, fille de cultivateur élevée au début du siècle dernier en Estonie occidentale ; ils ne sont pas de même sexe.

Pourtant, ils ont en commun une expérience qui a transformé leur vie. Tous deux sont des civils. Tous deux ont subi des violences de la part de personnes mandatées par la Russie.

Victor Hugo (1802-1885), Souvenir de la Forêt Noire, Plume et lavis d’encre brune, 1850. Paris, maison de Victor Hugo.

Dans le débat public relatif aux violences sexuelles, on entend toujours l’écho de vieilles idées selon lesquelles l’acte serait lié aux pulsions masculines, donc incontrôlable. Ce n’est pas le cas. Ces violences sont commises lorsque le coupable se sait à l’abri de poursuites pénales.

Aujourd’hui, on n’élimine pas les photos de la même façon qu’à l’époque soviétique. Mais la possession d’images jugées dangereuses représente toujours un risque, une menace, un danger pour les proches.

Sofi Oksanen

Les expériences d’Illia et de ma grand-tante ont également en commun les mobiles de leurs agresseurs, qui n’ont pas changé au fil des décennies. La Russie utilise la même arme de génération en génération, et pour les mêmes raisons : déshonorer la victime, écraser la résistance et asseoir sa position dominante, chaque cas étant un avertissement pour les autres.

Illia de Kramatorsk vit maintenant en Ukraine indépendante et bénéficie d’un suivi thérapeutique. Ses agresseurs ne seront peut-être jamais poursuivis, mais le fait qu’il se soit ouvert publiquement sur ses expériences encourage d’autres victimes à prendre la parole. Dans le monde de ma grand-tante, c’était impossible. Elle ne pouvait pas regarder la télévision ou Internet pour trouver un témoignage relatant une épreuve similaire à la sienne. Voilà au moins un progrès pour les victimes. Savoir qu’elles ne sont pas seules atténue leur sentiment de culpabilité : si tant d’autres ont connu le même sort, aujourd’hui et dans les générations précédentes, ce n’est donc pas la victime qui a provoqué la situation.       

Une plante viciée

Documenter les crimes sexuels

Mikhaïl Romanov, trente-deux ans, est père, époux et soldat dans l’armée russe. Au printemps 2022, il s’est introduit dans une maison de Bohdanivka, dans la région de Kiev ; il a tué le propriétaire et aussitôt violé sa veuve. Le crime a duré des heures. L’enfant de Romanov avait le même âge que le fils des victimes, qui pleurait dans la pièce voisine pendant que le soldat commettait son forfait.

En mai 2022, en Ukraine, Romanov a été poursuivi par contumace. Ce procès pour viol était le premier pour les atrocités russes, et ce n’est qu’un début. Les troupes qui ont attaqué l’Ukraine se sont systématiquement rendues coupables de violences sexuelles à l’encontre de civils de tout âge, indépendamment du sexe.

Les preuves amassées par les observateurs et chercheurs étrangers révèlent des actes encore jamais vus, même dans toute l’horreur des guerres de Bosnie ou du Rwanda. Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s’y livrent en pleine rue ou forcent d’autres membres de la communauté à y assister. Des parents ont dû regarder le viol de leurs enfants, les enfants celui de leurs parents. Certaines victimes ont été violées à mort.

Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s’y livrent en pleine rue ou forcent d’autres membres de la communauté à y assister.

Sofi Oksanen

La violence sexuelle traumatise, brise des familles et des communautés entières pour des générations, elle bouleverse la structure démographique. Voilà pourquoi c’est un instrument de conquête tellement prisé, voilà pourquoi la Russie utilise toujours cette arme ancestrale. Dans le cas de l’Ukraine, il y a lieu de se demander si ce ne serait pas aussi un instrument de génocide.

Avocat juif polonais diplômé de l’université de Lviv, Raphael Lemkin développa sa théorie du génocide dès les années 1930, en fuyant les pogroms. Il employa le mot génocide pour la première fois en 1943. Le concept allait jouer un rôle majeur dans le procès de Nuremberg et dans l’élaboration de la convention de l’ONU adoptée en 1948. Selon Lemkin, un génocide n’est pas un acte isolé, c’est un processus planifié qui prend pour cible un mode de vie indispensable à une certaine partie de la population, visant à en saper les bases dans le but d’éradiquer les groupes humains en question. Le meurtre n’est pas indispensable : il y a diverses façons d’éradiquer. Si les autres mesures ne fonctionnent pas, « on peut utiliser la mitrailleuse en dernier recours ». Mais auparavant, on cherche à éradiquer la culture, la langue, le sentiment national, la religion, les institutions et la santé, les notions de sécurité, de liberté et de dignité, pour que la population visée « s’étiole et meure comme une plante viciée ».

Le viol peut être qualifié de génocidaire en fonction des intentions, et cette qualification dépend de différents cas de figure. En Ukraine, la violence sexuelle exercée par les soldats russes fait partie d’un ensemble plus vaste, on ne peut pas en parler sans tenir compte du contexte. L’histoire de l’Ukraine et de la Russie, la promotion de l’égalité entre hommes et femmes dans ces deux pays, l’impérialisme russe et sa mise en œuvre, tous ces paramètres forment un tout.

En ce qui concerne la Russie, l’intention génocidaire se manifeste déjà dans les discours étatiques et dans les médias, qui ne cessent de répéter que l’Ukraine n’est pas un État et que les Ukrainiens n’existent pas. De même, dans les propos des soldats coupables de violences sexuelles, on retrouve souvent les figures rhétoriques appartenant au champ sémantique du génocide. Par exemple, ils ont dit qu’ils violaient leurs victimes jusqu’à leur faire passer l’envie de coucher avec des Ukrainiens. En castrant des prisonniers de guerre, les auteurs se sont justifiés en disant qu’ainsi ils ne pourraient pas avoir d’enfants.

Le viol peut être qualifié de génocidaire en fonction des intentions.

Sofi Oksanen

En 2022, de nombreux experts soulignaient la difficulté d’établir les viols génocidaires, d’en prononcer le verdict, de qualifier le crime comme faisant partie d’un génocide. Je le comprends, et je sais bien que les procès coûtent cher, qu’ils exigent de nombreuses heures de travail ; mais je m’étonne que ce soit là quasiment le seul argument dans le débat public occidental. Il existe pourtant diverses formes de justice. Donner la parole en public, c’est aussi une façon de rendre justice. Faire preuve de soutien, c’est aussi rendre justice. Condamner les menaces et la culpabilisation des victimes, c’est aussi rendre justice. Si l’on se focalise sur la difficulté qu’a le système judiciaire à définir un viol génocidaire ou à poursuivre les coupables, quel est le message adressé aux victimes ? Quel est le message adressé à la Russie ? Quel est le message adressé aux témoins ? Qu’ils sont… difficiles ? Des cas difficiles ? Si difficiles qu’il vaut mieux ne pas parler du crime ? Si tel est le point de vue dominant, cela culpabilise indirectement les victimes, comme si on leur imputait la charge de la preuve. Non, ce ne sont pas des cas difficiles.

C’est la Russie qui est un cas difficile.

Victor Hugo (1802-1885), Esquisse de paysage, Paris, Bibliothèque nationale

Ma grand-tante n’a pas eu d’enfant. Ce qu’elle a subi ne serait peut-être pas qualifié de viol génocidaire aujourd’hui, mais le fait est qu’elle n’a jamais eu de relation de couple et ne s’est jamais mariée. Sa mère, elle, avait eu huit enfants. Un frère de ma grand-tante perdit la raison en voyant ses amis se noyer dans un marais, traqués par le NKVD (le commissariat du peuple aux affaires intérieures de l’URSS), et mourut peu après. Un seul des frères survécut aux premières années d’occupation soviétique, et sa fille unique parvint à fuir le pays. Ainsi, parmi huit frères et sœurs, seuls quelques-uns eurent des enfants. C’est la conséquence du pouvoir soviétique. Le taux de natalité en Estonie occupée était parmi les plus bas d’URSS.

De nombreuses Ukrainiennes, même celles qui habitent à présent hors d’Ukraine, ont le sentiment que la violence sexuelle exercée par l’armée russe a bouleversé leur rapport à leur féminité.

Sofi Oksanen

De nombreuses Ukrainiennes, même celles qui habitent à présent hors d’Ukraine, ont le sentiment que la violence sexuelle exercée par l’armée russe a bouleversé leur rapport à leur féminité. Voici ce que m’a confié l’une d’elles :

« Tous les contacts physiques sont douloureux, même les embrassades. Ma vie sexuelle est au point mort. Ma libido a disparu. J’ai essayé plusieurs fois mais j’ai juste fini en pleurs. Je ne peux pas oublier que le sexe est devenu un instrument de violence. C’est affreux. C’est affreux d’être au lit, d’essayer d’embrasser mon chéri que je ne reverrai peut-être plus jamais, et de me demander quel souvenir j’en garderais s’il ne revenait pas.
Un ennemi sournoisement faufilé dans mon lit ? Non, je ne veux pas penser à ça. Je ne veux pas me sentir impuissante. Non, notre ennemi, c’est l’ordure qui veut détruire ce que nous avons de plus intime dans la vie. Il se dit : ‘Nous ne pouvons pas vous conquérir ? Alors nous allons vous empêcher d’avoir des enfants, nous vous empêcherons de créer la génération suivante, nous vous empêcherons de perpétuer votre lignée.’ »

La violence sexuelle en zone de conflit revêt bien d’autres formes que le viol : les menaces de viol, les coups et blessures sur femme enceinte, l’obligation de s’accroupir et de se déshabiller, les cheveux coupés, les violences sur les organes génitaux. Tout cela concerne aussi les hommes. Ces expériences sont impossibles à oublier, même pour les témoins oculaires ou les gens qui suivent la situation à distance. J’ai une amie de plus de soixante-dix ans qui était enfant quand un soldat russe viola sa mère, chez elle, dans la pièce voisine. Elle est toujours incapable d’entendre parler russe sans frémir de peur.

La Russie se sert de la violence sexuelle comme d’une arme, elle en a fait un outil d’intimidation supragénérationnel et supranational. Depuis la guerre froide, on connaît bien l’expression d’« équilibre de la terreur ». Mais la violence sexuelle n’offre pas le même équilibre, c’est pourquoi la Russie y a pris goût. Cet outil d’intimidation, l’Occident ne peut pas y répondre dans la même mesure. Cependant, cela ne veut pas dire que nous devions nous résigner au silence ou à l’indifférence, attitudes qui serviraient les intérêts de la Russie — en même temps que les dictateurs et chefs militaires des autres pays qui guettent attentivement nos réactions. Dans Titus Andronicus, l’une des premières tragédies de Shakespeare, la fille du roi, Lavinia, est violée. Pour l’empêcher de les dénoncer, les coupables lui coupent la langue et, par sécurité, ils lui amputent aussi les mains pour qu’elle ne puisse pas les montrer du doigt. De même, la fédération de Russie cherche à réduire au silence les victimes de sa terreur, en usant à cet effet d’une vaste palette de moyens, dont l’un consiste à culpabiliser les victimes. C’est efficace, car cela entre en résonance avec la honte et la stigmatisation qui accompagnent universellement les violences sexuelles.

La Russie se sert de la violence sexuelle comme d’une arme, elle en a fait un outil d’intimidation supragénérationnel et supranational. Cet outil d’intimidation, l’Occident ne peut pas y répondre dans la même mesure. Cependant, cela ne veut pas dire que nous devions nous résigner au silence ou à l’indifférence.

Sofi Oksanen

Certains estiment que parler des viols encourage à l’escalade ; par conséquent, ne pas en parler permettrait d’en prévenir d’autres. Ma grand-tante n’a jamais raconté ce qui lui était arrivé. Beaucoup taisaient les crimes de l’Armée rouge pendant la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup se taisaient à l’époque des guerres en Tchétchénie et en Syrie. Beaucoup se sont tus en Crimée et dans les États fantoches d’Ukraine orientale contrôlés par la Russie depuis 2014.

Cela n’a pas empêché l’armée russe de commettre de nouveau les mêmes crimes.

À l’époque de ma grand-tante, on ne parlait pas publiquement de violences sexuelles, c’était impossible sous l’occupation soviétique, de même qu’aujourd’hui en Ukraine sous occupation russe. Ailleurs, c’est différent ; néanmoins, quand on évoque la guerre et la Russie, les victimes de violences sexuelles sont toujours évoquées de manière marginale — ou statistique.

Lorsque Beth Rigby interviewait Olena Zelenska sur Sky News en novembre 2022, elle lui a tout de suite demandé le nombre de viols commis par l’armée russe. La question est courante, dans les entretiens relatifs aux violences sexuelles en temps de guerre. Cependant, ce décompte ne révèle pas toute l’étendue et toutes les implications du phénomène. Il ne dit pas combien de personnes sont touchées indirectement. Il ne dit pas combien sont affectées dans leur choix de carrière ou dans leur aptitude à travailler. Il ne dit pas combien en souffrent dans leur vie sociale. Il ne parle pas de celles qui perdent la voix comme ma grand-tante, ou qui se mettent à choisir leurs vêtements sur d’autres critères pour mieux cacher leur corps. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui déguisent leurs filles en garçons, ou de celle qui a fait un stock de fumier à son domicile pour en déverser des seaux sur sa fille et elle à l’approche des soldats russes. Il ne parle pas de la génération perdue, des enfants que les victimes n’auront jamais. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui évitent l’intimité avec leur mari à cause de ce qui est arrivé aux autres femmes dans le pays. Il ne parle pas de celles qui sont abandonnées par leur conjoint lorsqu’il apprend ce qui s’est passé. Il ne dit pas combien de femmes ont été infectées ainsi par le VIH ou souffrent de problèmes thyroïdiens pour le reste de leur vie — ainsi que l’ont souvent constaté les médecins face aux victimes de viols en temps de guerre, et ce ne sont pas les seuls troubles physiques. Les violences sexuelles peuvent avoir un impact sur la santé de la victime pour la vie entière.

Les violences sexuelles peuvent avoir un impact sur la santé de la victime pour la vie entière.

Sofi Oksanen

Les viols sont d’autant plus difficiles à chiffrer que les femmes ne sont pas toujours en mesure de dire combien de fois l’acte a été commis, combien étaient les agresseurs. Les violeurs peuvent être si nombreux qu’elles perdent la faculté de compter. Les actes peuvent s’enchaîner pendant des jours, des semaines, des mois, des années. Les victimes ne sont pas forcément conscientes, elles peuvent être droguées ou enfermées dans une cave. Elles peuvent avoir la tête dans un sac ou sous une capuche. Malgré cela, les chercheurs, les autorités et les journalistes veulent connaître les chiffres. Toujours. L’avocate en droits humains et prix Nobel Oleksandra Matviïtchouk documente les crimes de guerre dans le cadre de son travail. Pourtant, elle ne se demande pas de quel article de loi relève quel crime : « Ce que nous documentons, c’est la douleur des gens. »

Victor Hugo (1802-1885),La ville morte, Plume et lavis d’encre brune. Paris, maison de Victor Hugo.

Je ne minimise pas l’importance des chiffres, mais il y en aurait d’autres à mesurer : combien d’années ou de décennies la victime a perdues avant d’arriver à ne plus repenser à ce qui s’était passé. Combien de jours, de semaines, d’années, de décennies elle a perdus avant de pouvoir se livrer à des relations intimes sans repenser à ce qui lui était arrivé. Combien d’années ou de décennies il faut pour que les corps guérissent… et les âmes. On pourrait poser les mêmes questions aux proches, aux parents, conjoints et enfants, à tous ceux qui ont assisté à ces crimes ou qui ont été contraints d’y participer d’une manière ou d’une autre. Peut-être l’habitude de compter les soldats tombés ou blessés a-t-elle fait du nombre de cadavres et de membres amputés une valeur par défaut, si bien que l’on n’a pas éprouvé le besoin d’élaborer un autre indicateur pour évaluer les dommages causés par la guerre. Peut-être les quantités d’armes et de munitions recensées aux actualités sont-elles devenues la seule jauge. Les viols laissent rarement des cadavres à dénombrer. Rares aussi sont ceux qu’il est possible de mentionner aux nouvelles en temps réel. Peut-être cela explique-t-il que l’étude des conséquences à long terme des crimes sexuels n’en soit qu’à ses premiers balbutiements. Peut-être n’a-t-on pas jugé nécessaire de financer la recherche car on estime que cela ne « nous » concerne pas vraiment, ne « nous » concerne plus — « nous », c’est-à-dire le monde occidental blanc.

Peut-être les quantités d’armes et de munitions recensées aux actualités sont-elles devenues la seule jauge. Les viols laissent rarement des cadavres à dénombrer.

Sofi Oksanen

Le silence des victimes est compréhensible. Les prisonniers de guerre ukrainiens libérés peuvent craindre des représailles sur leurs proches ou sur leurs camarades encore détenus. Dans une interview au Toronto Star, l’officière ukrainienne Ioulia Gorochanska a rapporté ce que les représentants de la Russie lui avaient dit à l’issue de sa détention : « Si je révélais la vérité sur ce qui s’était passé, ils iraient mettre la main sur tous ceux que j’aime. » Malgré cela, Gorochanska encourage les autres à raconter ce qu’ils ont vécu. D’autre part, favoriser une atmosphère de discussion exempte de reproches et de menaces est un devoir qui nous incombe, de même que veiller à ce que les expériences des femmes figurent dans les débats sur la Russie et dans les prises de décision. C’est seulement en traitant la question publiquement, en engageant des moyens pour enquêter sur les crimes et en ne perdant pas le sujet de vue que nous montrerons aux victimes que nous ne sommes pas indifférents à ce qu’elles ont subi. Que leurs histoires sont importantes. Que la Russie n’atteindra pas son but en s’armant de tout le spectre des violences sexuelles. Que l’agresseur n’obtiendra pas le silence escompté.

Du point de vue de l’Ukraine, la condamnation de la Russie pour ses crimes de guerre est une condition sine qua non aux négociations de paix. Parmi eux, la violence sexuelle est le plus négligé, historiquement sous-estimé. Il est donc à craindre que ces crimes-là soient relégués en arrière-plan. Jusqu’à l’été 2023, on a beaucoup parlé de négociations de paix, mais la participation des femmes et les épreuves qu’elles ont subies n’ont pas été spécialement évoquées.

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25.04.2023 à 07:53

Qu’est-ce que l’écoféminisme ?

Matheo Malik

Depuis plusieurs années, dans les voix plurielles de la conversation écoféministe, Catherine Larrère voit surgir la possibilité d’une lutte ordinaire — un mouvement de la puissance des femmes.

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Texte intégral (5142 mots)

Écoféminisme 1  : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne, dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort, alors que se développent à la fois le mouvement féministe et le mouvement écologiste 2. Son idée est d’associer dans une même lutte la dénonciation du patriarcat, qui asservit les femmes, et celle du capitalisme, cause de désastres écologiques. Mais son appel n’est guère suivi d’effets et le mot est vite oublié en France. Il resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvement  rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses  : marches antimilitaristes et antinucléaires — dont la plus célèbre est la Marche des Femmes sur le Pentagone en novembre 1980 — communautés agricoles lesbiennes, mobilisations de riveraines contre la pollution des sols… 3 Ces engagements de femmes  dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale… 4 Très présentes dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mobilisations écoféministes sont revenues en Europe, particulièrement en France, où ces mouvements se sont multipliés et où le terme rencontre aujourd’hui un grand succès et suscite un grand intérêt 5.

Cependant, cette façon d’associer les femmes et la nature paraît suspecte à certains ou à certaines. Les femmes seraient-elles, par nature, plus portées à s’occuper de l’environnement  ? Seraient-elles plus naturelles que les hommes  ? La méfiance est particulièrement forte dans un pays comme la France où l’on affirme volontiers que la nature n’existe pas et où la tradition féministe est plutôt universaliste — les femmes sont des hommes comme les autres — et constructiviste  : « on ne naît pas femme, on le devient ». Cette tradition ne peut être qu’hostile à un différentialisme qui prêterait une nature particulière aux femmes. La nature n’est donc pas une ressource pour les femmes, c’est au contraire le piège qui leur est tendu  : les femmes sont naturalisées pour être mieux dominées. 

On ne peut pas faire une présentation orale de l’écoféminisme sans rencontrer l’objection d’essentialisme. Elle est toujours là, insistante, entêtante même car elle participe plus du rejet de principe que de la discussion ouverte. Elle tend en effet à figer l’écoféminisme dans une caractéristique unique. Or là est la question  : l’accusation d’essentialisme présuppose que l’écoféminisme doit être envisagé comme une doctrine, dont l’étude relève de l’histoire des idées. Il nous semble que non  : les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.

Les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.

Catherine Larrère

Mais si la théorie ne précède pas l’action, elle l’accompagne. Les militantes écrivent, échangent, s’interpellent, discutent, suscitent des études… Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. Il y a là un principe méthodologique et un choix éthique  : faire primer la pluralité, essayer de donner à chacune sa voix, c’est ne pas envisager l’écoféminisme comme un objet d’étude, mais se mettre à l’écoute de sujets, présenter la conversation écoféministe dans sa dynamique. Ce choix de la pluralité doit permettre d’éviter soit de poser comme universelle une position qui est en fait particulière, soit de valoriser sa propre position à l’exclusion de toutes les autres. 

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

Mais, objectera-t-on, puisque la diversité, des mobilisations comme des réflexions théoriques, a tant d’importance dans les mouvements écoféministes, pourquoi parler d’écoféminisme au singulier  ? Ne vaudrait-il pas mieux en parler au pluriel  ? Ce serait laisser entendre que l’appellation est exhaustive  : ne seraient qualifiées d’écoféministes que les luttes et expériences qui s’en réclament explicitement. Or il existe un certain nombre de mouvements de femmes sur des questions écologiques qui ne se qualifient pas d’écoféministes. Ce n’est pas une raison pour ne pas en parler et les exclure de l’écoféminisme. L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.

L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.

Catherine Larrère

Cette enquête commence par explorer, en suivant la piste du mot, la diversité de ces mouvements qui associent, du Sud au Nord, luttes féministes et écologiques. Ce panorama ne vise nullement l’exhaustivité, pas plus qu’il ne prétend être une étude complète, sociologique ou historique, de ces mouvements. C’est le récit d’un parcours, où l’on voit émerger des figures, qui continuent à servir de référence  : Françoise d’Eaubonne en France — dont le renouveau de l’écoféminisme en France a fait redécouvrir la vie et l’œuvre —, Vandana Shiva, qui, soutien du mouvement Chipko en Inde, est devenue une icône mondiale, Wangari Muta Maathaï qui, au Kenya, a fondé le mouvement de la ceinture verte et a reçu le prix Nobel de la paix en 2004,  Starhawk pour ses interventions aux États-Unis comme dans les mobilisations altermondialistes… De l’une à l’autre, non seulement les luttes écoféministes en croisent d’autres, mais, d’un mouvement à l’autre, des rencontres interviennent, des échanges ou des emprunts se font, des interconnexions s’établissent par lesquelles circule la qualification d’écoféministe.

Dans cette mise en réseau, la diversité se maintient. Mais la question se pose de ce qui fait se rencontrer luttes féministes et écologiques  : l’entrée des femmes dans l’action écologique témoigne de la double oppression qui frappe à la fois les femmes et la nature. C’est dans la lutte contre cette domination croisée que se reconnaissent les mouvements écoféministes, et c’est à en étudier la logique, comme le contexte culturel et historique, que se sont employées aussi bien des historiennes (Carolyn Merchant, Silvia Federici) que des philosophes (Karen Warren, Val Plumwood). L’enquête philosophique attire l’attention sur les effets du dualisme, qui distingue et hiérarchise homme et nature, homme et femme, sujet et objet, et, rapprochant les termes subordonnés, tend à les identifier  : les femmes se retrouvent donc du côté de la nature, soumises à la même oppression ou domination. L’enquête historique montre les transformations conjointes du rapport aux femmes et à la nature. Étudiant l’émergence de la science moderne en Europe à partir du XVIe siècle, alors que se développe le capitalisme et que se transforment aussi bien les rapports sociaux que les rapports à l’environnement naturel, Carolyn Merchant, dans une étude pionnière, La mort de la nature 6, a fait voir comment, à l’époque moderne, le passage d’une vision organiciste — traditionnelle — de la nature à la vision mécaniste de la nouvelle physique (Galilée, Descartes, Newton) s’est traduit par une transformation conjointe des rapports à la nature et des rapports aux femmes. De mère respectée, la nature est devenue une matière inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir. Parallèlement, les femmes ont fait l’objet d’une violente mise au pas, marquée par la férocité des procès de sorcières, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Poursuivant les études de Carolyn Merchant jusque dans la période actuelle, Silvia Federici montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un « environnement propice aux accusations de sorcellerie »  : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps 7. En Amérique du Sud, également, la mainmise des entreprises minières sur des territoires autochtones s’accompagne de violences sexuelles contre les femmes. C’est dans leur corps que ces femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas la défense de leur corps et la défense de leur terre.

Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent  : sur la nature, sur la société, sur la politique.

Catherine Larrère

Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent  : sur la nature, sur la société, sur la politique. Ces questions alimentent la conversation écoféministe  : c’est ainsi l’occasion d’examiner quels éléments de réponse ces échanges, souvent conflictuels, apportent aux critiques les plus souvent faites à l’écoféminisme. On distinguera principalement trois sortes de critiques 8. La plus fréquente porte sur la naturalisation essentialiste à laquelle s’exposerait la démarche écoféministe. La deuxième reproche aux écoféministes, dans leur critique de la modernité capitaliste et patriarcale, de se replier dans un passéisme conservateur et holiste. La troisième, enfin, met en cause la portée politique de l’écoféminisme, considérant que ces mouvements, par l’accent qu’ils mettent sur la transformation individuelle, relèvent plutôt du développement personnel que de l’action politique.

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

Il ne s’agit pas de chercher une réponse unique à ces critiques — il n’y en a pas — mais de montrer comment les mouvements écoféministes, en reconfigurant les domaines de lutte, comme les moyens d’action, font bouger les lignes et changer les questions  : ce qui compte, ce n’est pas tant la réponse apportée que la découverte qu’il y en a toujours plusieurs. La distinction entre naturalisation et nature permet de répondre aux accusations d’essentialisme. L’étude historique et philosophique de la façon dont les femmes et la nature ont été soumises à une domination croisée ne découvre pas une nature féminine, elle étudie un cadre culturel, et ses modalités historiques. Elle converge donc avec les critiques féministes antinaturalistes  : les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques. Mais là où les critiques féministes et les théories du genre s’arrêtent à ce stade, dans un rejet de la naturalisation, les mouvements écoféministes montrent que, lorsque l’on a critiqué la naturalisation, on n’en a pas fini avec la nature, dont il reste à explorer les possibilités ignorées ou occultées par la vision dominante. Reclaim  : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains 9 et souvent repris depuis. Des natures plutôt. Car le « reclaim » ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination. Il s’agit de réoccuper les positions dénoncées ou exclues en y redécouvrant des possibilités nouvelles. On parle alors de retournement du stigmate ou d’essentialisme stratégique. D’où l’importance des sorcières dans ces mouvements  : s’identifier comme sorcière est une façon, non de se poser en victime, mais de se réapproprier leur «  puissance invaincue  », d’explorer d’autres façons d’être une femme que celle des modèles de soumission imposés par le patriarcat 10. Ces natures en résistance échappent au carcan dualiste de la vision moderne de la nature et elles révèlent des possibilités spirituelles (comme celles du « culte de la déesse » et des pratiques magiques développées par Starhawk). Il s’agit, comme dit Val Plumwood, de donner sa voix à la nature, de la réanimer 11.

Les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques.

Catherine Larrère

Karen Warren, comme Val Plumwood, dans leur effort pour développer une éthique environnementale écoféministe, se sont explicitement référées à Carol Gilligan et aux théories du care 12. Il ne s’agit pas tant d’étendre l’éthique du care à la nature ou à l’environnement que de découvrir, comme le propose Joan Tronto, autre théoricienne du care, que  dans «  notre monde  », il y a aussi des non-humains  : « Au sens le plus général, “care” désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et  pour réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, ce que nous sommes chacun en tant que personne, notre environnement, tout ce que nous cherchons à tisser ensemble en un filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie » 13. De la production (ce qui s’ajoute à ce que l’on a déjà) l’attention se déplace vers la reproduction, vers toutes ces activités invisibilisées de la vie quotidienne et ordinaire grâce auxquelles nous pouvons continuer à vivre. L’étude des formes de vie (au sens biologique mais aussi culturel du terme) du point de vue de leur reproduction, ne pointe pas vers un modèle unique, mais, tout en montrant le caractère irremplaçable des activités de subsistance, ouvre une enquête sur la diversité des tentatives écoféministes de relocalisation. Bien loin du repli sur des communautés traditionnelles contraignantes auquel ses détracteurs assimilent les expériences écoféministes de vie alternative, celles-ci ouvrent des possibles et ré-explorent les rapports sociaux.

Aussi violente que puisse être la domination croisée qui pèse sur les femmes, celles-ci ne se présentent jamais uniquement comme des victimes. Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme  : c’est le mouvement de la puissance des femmes. La distinction que fait Starhawk entre pouvoir-sur et pouvoir-du-dedans est décisive pour comprendre ce qu’est cette puissance. Par « pouvoir-sur » Starhawk désigne l’acception la plus familière du terme  : la domination sur les humains comme sur la nature, la capacité, pour un petit nombre, d’imposer sa volonté, de contrôler les ressources ou de limiter les choix des autres, qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’ingénierie ou de vie familiale.  À ce pouvoir qui « a pour source la violence et la force et s’appuie sur la police et les forces armées d’un État », Starhawk, dans tous ses écrits, oppose « un genre différent de pouvoir  : le pouvoir qui vient de l’intérieur de nous-mêmes  ; notre capacité d’oser, de faire et de rêver  ; notre créativité. » 14 Là où le « pouvoir-sur » sépare et met à distance, le « pouvoir-du-dedans » réunit, sans limiter. Lutter contre la domination c’est ainsi passer d’un pouvoir à l’autre, se déprendre du « pouvoir-sur » et se reconnecter au « pouvoir-du-dedans » de façon « à transformer les structures de domination et de contrôle » en changeant « de manière radicale la manière dont le pouvoir est conçu et dont il opère. » 15 Telle est l’originalité des politiques écoféministes  : elles ne visent pas à conquérir le pouvoir pour l’exercer à leur tour, elles développent un autre type de pouvoir qui permet de se soustraire à la domination, non de remplacer ceux qui l’exercent.

Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme  : c’est le mouvement de la puissance des femmes.

Catherine Larrère

Alors l’écoféminisme  : féminisme écologique ou écologie féministe  ? Faut-il appréhender les mouvements écoféministes à partir de l’histoire du féminisme, ou de celle de l’écologisme  ? Comme tout mouvement féministe, l’écoféministe est un mouvement d’émancipation. Mais en refusant de séparer lutte écologiste et lutte féministe, en luttant contre les oppressions croisées et toutes les formes que peuvent prendre l’oppression et la domination des femmes et de la nature, les luttes écoféministes ne sont pas seulement des luttes pour les droits des femmes. Comme l’écrit Ariel Salleh, une Australienne, pionnière de l’écoféminisme (tendance marxisme revisité)  : « l’écoféminisme est une approche holiste de toutes les formes de domination — sexe, race, espèce — et pas uniquement une campagne spécifique pour la seule émancipation des femmes. » 16 C’est pourquoi, précise-t-elle, il n’est ni « une perspective essentialisante, ni une politique identitaire. » 17

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

« Les économistes universitaires, orientés croissance, genre et développement », remarque également Ariel Salleh, ont quelques difficultés à admettre le rôle que jouent les femmes dans les mouvements écologistes 18. Depuis maintenant plus de cinquante ans que les scientifiques, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, les États, les partis politiques, etc. se préoccupent des questions écologiques, nous nous sommes habitués à ce que ces questions soient appréhendées à partir d’un état global du monde, dressé par des collectifs d’experts (le GIEC pour le climat, l’IPBES pour la biodiversité 19) porté à la connaissance des autorités politiques qui, à l’issue de réunions au sommet, établissent des plans d’action qui doivent être appliqués à différentes échelles territoriales. L’on a ainsi l’idée que le savoir écologique, hautement complexe, n’est accessible qu’aux scientifiques pour être mis en œuvre par des décideurs, qui le traduisent en mesures à imposer de haut en bas, à des populations présumées indifférentes, ou récalcitrantes. Au regard de ces schémas politiques impressionnants, qui ne visent à rien moins que de réorienter l’ensemble des systèmes de production, les mouvements écoféministes — lutter contre les entreprises extractivistes, planter des arbres, s’opposer à l’appropriation privée de l’eau, développer d’autres façons de vivre et de cultiver la terre… — paraissent dérisoires.

Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts.

Catherine Larrère

C’est peut-être là, pourtant, dans cette écologie du quotidien, de l’ordinaire 20, que les choses importantes se passent. Pour solennels et spectaculaires que soient les accords internationaux sur les questions écologiques, les résultats en sont notoirement insuffisants. Face aux enjeux écologiques, les États sont largement impuissants à arrêter les politiques productivistes et leurs effets destructeurs. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’action. Du côté des militantes et militants qui manifestent pour obliger les gouvernements à tenir leurs engagements, mais du côté aussi de toutes celles et de tous ceux qui pratiquent d’autres façons de vivre, soit à l’écart du contrôle étatique, soit en lutte ouverte avec les puissances économiques et politiques. Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts. Parce que les stéréotypes de genre mettent généralement les femmes du côté de l’ignorance, découvrir leur compétence et leur savoir dans leurs actions quotidiennes dans leur milieu de vie nous conduit à reconfigurer notre approche des questions environnementales.

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11.04.2023 à 18:00

Les leçons de la pièce de théâtre « Prima Facie »

Matheo Malik

Alors que la pièce de Suzie Miller arrive à Broadway après avoir connu un succès mondial, Agathe Cagé et Elsa Guippe s'interrogent sur le peu de réactions que Prima Facie a suscité en France. Elles appellent à suivre l'exemple de la Suède et de l'Espagne pour faire évoluer le système judiciaire et garantir les droits des femmes pour décharger la victime de viol de la charge de la preuve — une évolution qui passera nécessairement par l'implication de la société civile.

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Texte intégral (3545 mots)

Les conditions dans lesquelles un système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles sont une mesure de la place accordée aux femmes et à leur liberté au sein d’une société. La pièce Prima Facie de la dramaturge australo-britannique Suzie Miller, dont les représentations au printemps 2022 au théâtre Harold Pinter de Londres ont constitué un événement théâtral majeur au Royaume-Uni, auréolé de nombreuses récompenses, le rappelle avec force : dès lors qu’un système judiciaire est conçu non pas pour accueillir, mais pour mettre en doute la parole d’une plaignante, il maintient les femmes sous le joug de la peur et de la domination.

La force de la pièce Prima Facie est de proposer, sous la forme d’un monologue, une confrontation directe avec les deux faces du système judiciaire britannique. Côté pile, la jeune et brillante avocate pénaliste Tessa Ensler savoure ses victoires lorsque, défendant des hommes accusés de viols, elle parvient à rendre confus le récit d’une plaignante, à la faire douter d’elle-même, jusqu’à inverser dans la salle d’audience les positions de l’accusé et de la victime. Elle enchaîne les acquittements avec la certitude de la loi bien appliquée et la fierté de sa virtuosité, sans nourrir aucun doute sur le bien-fondé des règles du jeu judiciaire. Côté face, la femme Tessa Ensler est victime d’un viol par un pénaliste de son cabinet. Elle voit ensuite les mâchoires d’un système judiciaire dont elle connaît le moindre des rouages se refermer irrépressiblement sur elle. Son récit est, sans le moindre doute pour le spectateur, celui d’un viol. Le système s’attache pourtant à l’anéantir par l’accumulation des « mais »  : « mais » vous sembliez souhaiter une relation sexuelle avec lui  ; « mais » vous avez consommé beaucoup d’alcool ensemble  ; « mais » ne vous êtes-vous pas retrouvés volontairement ce soir-là tous les deux dans la même pièce  ; « mais » pensez-vous qu’il ait compris que vous n’étiez pas consentante  ; « mais » pourquoi n’avoir pas appelé à l’aide  ; « mais » êtes-vous vraiment certaine de ce qui s’est passé  ?

Anéantie l’absence de consentement. Anéanties les conséquences physiques d’un état de sidération, phénomène pourtant reconnu et étudié par le corps médical depuis plusieurs dizaines d’années. Nié l’état de détresse de la victime, alors que le traumatisme engendre de fait de la confusion dans le récit. Toute incohérence est retournée contre la plaignante pour mettre en doute sa sincérité et ses intentions, pour tenter de rendre irrecevable l’ensemble des éléments à charge, pour ébranler sa confiance. À aucun moment ne sont reconnus ou évoqués par les services de police ou la Cour les mécanismes de protection du cerveau face au traumatisme du viol. Ce processus d’effacement et de déformation des souvenirs engendre pourtant l’impossibilité de remettre les faits dans un ordre précis et de se remémorer les détails. Il suffirait de lire l’analyse faite par la psychologue Elisabeth Loftus des évolutions de sa mémoire de la nuit de la mort de sa mère alors qu’elle avait quatorze ans pour comprendre les phénomènes en jeu. Tessa Ensler est accablée à la barre après avoir déjà subi les épreuves du dépôt de plainte, du regard des collègues lorsqu’elle retourne au travail, d’années d’attente avant l’audience…

Prima Facie interroge les fondements du système judiciaire britannique, à propos duquel la dramaturge Suzie Miller, elle-même ancienne pénaliste, parle d’un taux de condamnation pour les agressions sexuelles « pitoyablement bas ». Quelle place donne réellement ce système à l’accueil et à l’écoute de la parole de la plaignante  ? Garantit-il véritablement la même valeur à cette parole et à celle de l’accusé ? Toute imprécision doit-elle être considérée comme un mensonge  ? L’interprétation des faits ne prend-elle pas excessivement le pas sur les faits eux-mêmes  ? Faut-il prouver la volonté de violer ou l’absence de consentement  ? Comment prouver un état de sidération et donc l’impossibilité d’affirmer son consentement ? Pourquoi le fait que la victime connaisse son agresseur est-il systématiquement utilisé contre elle  ? Pourquoi un état d’ivresse se retourne-t-il contre la plaignante alors qu’une ébriété avancée permet rarement l’expression d’un consentement  ? Un système judiciaire ne doit-il pas protéger les victimes aussi bien qu’il protège les accusés ? 

La trame narrative de la pièce suscite chez les spectateurs ces questionnements. Elle ne peut en effet les laisser indifférents face aux conséquences concrètes que provoquent sur la vie d’une plaignante des règles et des pratiques qui la mettent structurellement en accusation. Suzie Miller met ainsi en lumière, à travers Prima Facie, les difficultés suscitées par un système judiciaire britannique conçu et bâti au prisme du masculin. Le système de définition de la vérité légale, construit par des hommes, ne parvient pas à entendre les voix des femmes. Il leur dit même  : « nous ne vous croyons pas ». Elle dévoile une construction sociale qu’elle appelle la société à interroger et à profondément transformer. Elle dénonce la privation de liberté de fait que représente pour une femme le fait de ne pouvoir être reconnue comme victime d’un viol ou d’une agression sexuelle dès lors qu’elle a consommé de l’alcool, que sa tenue vestimentaire suscite la désapprobation de quelques-uns ou que son agresseur n’est pas pour elle un inconnu. Elle réclame à l’inverse le droit de faire la fête et de rentrer chez soi sans avoir peur. Le droit, autrement dit, de vivre librement pour les femmes. Elle expose enfin la difficulté pour la justice de recevoir des dossiers dans lesquels la mémoire traumatique de l’agression comprendra toujours des éléments de confusion. Elle plaide pour son évolution afin de mieux accueillir les plaintes pour viols et agressions sexuelles en intégrant la réalité des traumatismes. L’urgence apparaît d’autant plus forte pour le Royaume-Uni de s’interroger sur les fragilités de son système quand l’actualité vient de mettre à nouveau sous les projecteurs les failles de son institution policière. En janvier 2023 a été révélée une affaire d’une ampleur inédite de violences physiques et sexuelles contre les femmes, celle de l’officier de la police métropolitaine de Londres David Carrick, arrêté fin 2021, poursuivi pour quarante-neuf chefs d’accusation, dont vingt-quatre chefs d’accusation de viol. Ce dernier a sévi pendant dix-sept ans malgré neuf signalements internes pour tentatives de viol, harcèlement et violences conjugales, sur la période. 

L’impact du seul en scène Prima Facie, porté brillamment par l’actrice britannique Jodie Comer et qui arrive à Broadway au printemps 2023, a largement dépassé les murs du théâtre du West End. La pièce a été diffusée au cinéma au Royaume-Uni — où elle a figuré en tête du box office tout l’été, devant les blockbusters de Marvel — mais aussi aux États-Unis et dans de nombreux pays d’Europe. Elle a également été rendue visible en streaming par le National Theatre. La France, en revanche, paraît l’avoir ignorée. Partout, les mots de Tessa Ensler s’adressant à la fin de la pièce à la salle rappellent cette réalité : mesdames, regardez la personne assise à votre gauche, regardez la personne assise à votre droite  : c’est l’une d’entre nous (« it’s one of us »). Autrement dit, une femme sur trois a été victime de violence physique ou sexuelle. La force de la pièce dépasse les frontières car partout les victimes se comptent en nombre. Partout également, les systèmes judiciaires doivent accepter de s’interroger sur ce qu’ils permettent, ne permettent pas et provoquent. Les questionnements sont similaires dans presque tous les pays  : pourquoi, dans les seuls cas ou presque des plaintes pour viols et agressions sexuelles, questionne-t-on systématiquement la réalité des faits, depuis la prise de la plainte jusqu’au procès ? Met-on en doute selon le même schéma des faits de braquage  ? Pourquoi les systèmes judiciaires paraissent-il davantage protéger la victime d’un crime contre ses biens plutôt que la victime d’un crime contre sa personne  ?

La résonance médiatique du procès qui a opposé aux Etats-Unis en 2022 Amber Heard et Johnny Depp et le harcèlement en ligne planétaire dont la comédienne a été victime sont révélateurs des violences systémiques subies par les femmes qui prennent la parole à la fois pour elles-mêmes et au nom de toutes les autres. Dès septembre 2018, les attaques médiatisées, portées au plus haut niveau de l’État américain, contre Christine Blasey Ford ont illustré jusqu’à la caricature les mécanismes sous-tendant les tentatives de décrédibilisation de la parole des femmes. La professeure était venue témoigner devant la commission judiciaire du Sénat de son agression sexuelle par le juge Brett Kavanaugh en 1982, alors qu’elle avait quinze ans. Donald Trump, qui avait pour projet de nommer Brett Kavanaugh à la Cour suprême du pays, s’était fendu quelques jours après l’audience, lors d’un meeting, d’une parodie du témoignage de Christine Blasey Ford. Il a tenté d’attaquer le fait qu’elle ait bu une bière le soir de son agression et qu’elle n’ait pas gardé en mémoire tous les détails périphériques l’entourant. Dans un rapport publié l’année suivante par le ministère de la Justice du Canada sur l’incidence des traumatismes sur les victimes d’agressions sexuelles d’âge adulte, les scientifiques Lori Haskell et Melanie Randall revenaient sur cet épisode. Elles y soulignaient que dans le système de justice pénale canadien seraient inadmissibles des arguments visant à miner la crédibilité des victimes en s’emparant d’incohérences normales et en les amplifiant. Elles ajoutaient que « ne pas se rappeler ce genre de détails secondaires ne remet pas en question la véracité du récit » mais « correspond plutôt à la façon dont les souvenirs traumatisants sont encodés ».

Plusieurs pays ont d’ailleurs récemment fait évoluer leur cadre légal dans le sens d’un meilleur traitement des plaintes pour viol et agression sexuelle. Un travail y a également été engagé en faveur d’une plus grande protection des femmes et d’un meilleur accueil de leur parole — non sans difficulté parfois. La Suède a été un pays pionnier en ce domaine même si elle a suivi le Canada avec un retard certain — ce dernier avait en effet adopté dès 1992 une loi définissant la notion de consentement lorsqu’il est invoqué dans les procès pour violences sexuelles. La loi suédoise sur le consentement, qui établit que tout acte sexuel accompli sans expression d’un accord explicite est un viol, est entrée en application le 1er juillet 2018. Elle permet à la victime d’un viol de n’avoir plus à prouver qu’il y a eu menaces ou violences. Le texte avait pourtant rencontré une forte opposition, au moment de sa discussion, de la part de l’ordre des avocats et du Conseil des lois suédois, qui critiquaient le risque d’une évaluation arbitraire de l’existence du consentement par la cour. Cette opposition marquée des acteurs d’un système judiciaire à une évolution de la législation relative aux crimes sexuels n’est pas propre à la Suède. Comme l’illustre la pièce Prima Facie, les acteurs d’un système judiciaire se plient à des règles qui peuvent prendre au piège les victimes de viol jusqu’à les mettre en accusation. Le magistrat Denis Salas soulignait ainsi, dans son introduction au numéro de décembre 2021 des Cahiers de la justice, que « le sens donné aujourd’hui au concept de consentement bouscule le champ du droit et trouble le juge ». Un engagement politique fort et de premier plan apparaît par conséquent indispensable pour impulser la transformation d’un système judiciaire dans le sens d’une meilleure protection des victimes de viol et d’agression sexuelle ; en Suède, un Parlement unanime a adopté, malgré les critiques formulées par l’ordre des avocats et le Conseil des lois, la législation de 2018.

Au sud de l’Europe, c’est un fait divers, l’affaire de « La Meute », qui a marqué en 2018 l’Espagne et entraîné l’évolution de sa législation. Cinq hommes avaient abusé collectivement deux ans plus tôt d’une jeune femme ivre de dix-huit ans. Ils avaient ensuite partagé les images de leur crime sur un groupe WhatsApp. Ils avaient été, en première instance, condamné pour abus sexuel et non pour viol, puis remis en liberté provisoire. Cette décision avait été confirmée en appel sur la base de l’absence de violence et de la difficulté à déterminer s’il y avait eu ou non intimidation — deux conditions alors nécessaires pour définir le viol en droit espagnol — avant que les faits ne soient requalifiés de viol par la Cour suprême espagnole en 2019. Les cinq magistrats de la Cour suprême soulignaient dans leur verdict qu’« à aucun moment la victime n’avait consenti aux actes sexuels commis par les accusés ». L’Espagne a suivi la voie suédoise en adoptant sa loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle, plus connue sous l’expression « ley del ‘solo sí es sí’ » (seul un oui est un oui). Elle est entrée en vigueur le 7 octobre 2022 et est considérée comme l’une des plus avant-gardistes d’Europe. En reconnaissant comme un viol tout acte sexuel sans consentement explicite, cette nouvelle législation décharge les victimes de la charge de la preuve d’un acte de violence ou d’une intimidation. Elle pose le principe d’un consentement libre, volontaire et clair. Il n’y a consentement que s’il est exprimé librement par des actes qui expriment de manière claire la volonté de la personne. La rédaction imparfaite de la loi espagnole a toutefois provoqué des effets pervers imprévus. L’unification des délits d’abus sexuels et d’agression sexuelle par la législation s’est en effet accompagnée d’un élargissement de la fourchette des peines, dont se sont saisis de nombreux avocats espagnols. Des révisions à la baisse de plusieurs dizaines de condamnations ont ainsi été prononcées dans le pays, en application d’un principe de rétroactivité des peines lorsqu’il bénéficie aux condamnés.

La législation française, quant à elle, continue à esquiver le débat sur la notion de consentement. Le droit pénal français repose, pour reprendre l’analyse de Catherine Le Magueresse, « toujours implicitement sur une présomption de consentement des femmes » 1. La définition du viol par l’article 222-23 du code pénal implique qu’il revient à la victime de faire la preuve qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. L’une de ces quatre circonstances doit également apparaître pour définir une agression sexuelle selon l’article 222-22 du même code. La juriste plaide, à l’inverse, pour qu’« au lieu d’exiger de la victime qu’elle résiste, on [demande] à la personne qui a initié l’activité sexuelle de s’assurer du consentement positif de l’autre ». Alors que de plus en plus de législations européennes évoluent, il est temps que la société française s’interroge à son tour sur la manière dont son système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles et sur la pertinence de maintenir le statu quo. Associations, personnalités du monde de la justice, chercheurs, responsables politiques, citoyennes et citoyens  : nombreux sont ceux qui paraissent prêts à s’engager pour un changement. 

La réforme de l’organisation judiciaire entrée en vigueur au 1er janvier 2023 risque cependant d’éloigner un peu plus encore les Français de ces enjeux de société fondamentaux. Les crimes punis jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle — dont les viols, donc — seront désormais jugés par des cours criminelles départementales composées de cinq juges professionnels, sans jury populaire. Cette nouvelle organisation, expérimentée trois ans dans une quinzaine de départements, devait théoriquement contribuer à réduire la pratique de la correctionnalisation des viols, qui consiste à les considérer comme des délits d’agressions sexuelles et revient, pour utiliser les mots du magistrat David Sénat, « à les disqualifier juridiquement et surtout socialement ». Dans les faits, le rapport publié par le comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale a conclu en octobre 2022 que « les statistiques disponibles ne laissent pas apparaître de réelle évolution sur le niveau de correctionnalisation des affaires ». C’est même à l’inverse le risque de la dégradation de la qualité du jugement des faits de viol qui est pointé par de nombreux acteurs du monde judiciaire. Les avocats pénalistes Romain Boulet et Karine Bourdié voient dans les cours criminelles départementales des « sous-cours d’assises »  ; le vice-procureur Vincent Charmoillaux craint quant à lui une dérive vers des audiences bâclées sous la pression productiviste et par conséquent une correctionnalisation déguisée des dossiers. Les premiers chiffres semblent leur donner raison  : pour des affaires similaires, le taux d’appel des décisions des cours criminelles départementales est significativement plus important que celui des décisions des cours d’assises. Les jurés garantissaient la qualité de l’examen des faits et des audiences. Dans Prima Facie, Tessa Ensler se prévaut d’être capable de connaître le verdict avant son énoncé rien qu’en observant les regards des jurés de retour de délibération. 

Ainsi, au moment même où la société française devrait collectivement s’interroger sur la façon dont elle garantit la liberté et l’intégrité sexuelles, la fin des jurés populaires pour juger les faits de viol en première instance se traduit par une mise à distance des citoyens de ces questions. La nouvelle organisation semble de fait aller contre le sens de l’histoire, rappelé par Romain Boulet et Karine Bourdié : « du ‘procès du viol’ à Aix-en-Provence (1978) à la prise en compte de la soumission chimique en 2018, les grandes évolutions juridiques et sociales en la matière n’ont pu naître, infuser et se développer dans notre société que par l’association des citoyens à leur mise en œuvre ». La France ne peut ignorer plus longtemps le mouvement de progrès porté par ses voisins européens pour faire tomber les obstacles qui empêchent encore dans les faits l’exercice plein et entier de leur liberté par les femmes. De la Suède à l’Espagne, ce mouvement reçoit un fort appui des sociétés civiles. Notre société doit garantir les droits des femmes par l’introduction dans la loi d’un consentement positif et explicite. Elle doit faire évoluer son système judiciaire afin de décharger les victimes de viol de la charge de la preuve. Est-ce si étonnant que notre pays soit passé à côté du phénomène Prima Facie  ? Le statu quo persiste en France au prix des droits élémentaires et fondamentaux des femmes, de leur droit à l’intégrité, de leur liberté de se déplacer, de s’habiller, de boire et de s’amuser sans avoir à rendre de comptes ni avoir peur. Pour reprendre le message de la pièce Prima Facie  : à première vue, quelque chose doit changer.

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08.03.2023 à 18:07

Pour une alliance mondiale des femmes

Matheo Malik

Partout dans le monde, des femmes en lutte se battent pour conquérir des espaces de dignité, de pouvoir et de liberté. Leurs combats doivent nous inspirer. Nous devons les soutenir et fédérer leurs efforts — pour que les femmes soient présentes à toutes les tables de négociations.

Une perspective signée Arancha Gonzalez Laya.

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Texte intégral (2920 mots)

Éduquer les femmes comme les hommes. C’est l’objectif que je propose. Je ne souhaite pas qu’elles aient un pouvoir sur eux, mais sur elles-mêmes. Ces mots de Mary Wollstonecraft, tirés de son livre Défense des droits de la femme, ont été écrits il y a plus de 200 ans, en pleine Révolution française. Cet enfant non désiré des Lumières — la première vague féministe qui nous a inspirées pendant trois siècles — tenta de faire son chemin dans les rues de Paris ; mais après avoir fait le tour des salons féminins pour diffuser ces idées plus révolutionnaires encore que celles de ses contemporains masculins, l’autrice britannique échoua dans sa tentative d’étendre aux femmes les droits des hommes et des citoyens. Elle retourna à Londres et mourut à peine trois ans plus tard. Le XIXe siècle n’avait pas encore commencé. Aujourd’hui, au XXIe siècle, j’imagine la mère de Mary Shelley arpentant les rues de Kaboul pour distribuer des éditions clandestines de son livre traduit en pachto et participer aux manifestations — de petite ampleur, mais tout aussi puissantes — des femmes afghanes face à un régime taliban qui les a privées de leur droit à l’éducation et, avec lui, de leur principal instrument d’émancipation. 

Les femmes afghanes font preuve d’une force énorme ; j’ai appris à les connaître lors de mon passage à l’Organisation mondiale du commerce et aux Nations unies, je les ai soutenues à la Chambre de commerce des femmes afghanes  dans leur effort pour se mettre sur la voie de l’autonomie économique et je me sens très proche d’elles. Lorsque le dernier soldat américain a quitté Kaboul en août 2021, il savait qu’il abandonnait près de 20 millions de femmes à leur sort. Elles vivent aujourd’hui sous un apartheid de genre avec un niveau d’oppression inégalé qui les rend prisonnières, les expulsant de toutes les sphères de la vie publique. Mais les thèses du livre de Wollstonecraft et les progrès réalisés depuis ne quitteront jamais leur esprit ; c’est précisément ce qui les pousse à continuer à se battre chaque jour.

Ce sont des femmes qui inspirent et qui s’inspirent de leurs sœurs de l’autre côté de la frontière. Certaines sont interdites d’école et d’autres sont gazées en classe. 

Lorsque le dernier soldat américain a quitté Kaboul en août 2021, il savait qu’il abandonnait près de 20 millions de femmes à leur sort.

Arancha Gonzalez Laya

L’explosion des manifestations en Iran — les plus importantes depuis 1979 — fit suite au meurtre de Mahsa Amini, arrêtée et torturée par la police des mœurs pour avoir porté le voile de manière inappropriée — comme s’il existait une bonne manière de le porter. Ce meurtre fut le catalyseur d’une colère qui couvait depuis plusieurs années, colère principalement due au manque de libertés individuelles et à la détérioration des conditions de vie dans un pays dont l’économie est de plus en plus touchée par la corruption et les sanctions. 

Désignées comme héroïnes de l’année par le magazine Time, elles ne sont pas les seules à se battre pour leur propre liberté, mais elles sont bien celles qui, en ce moment, servent d’inspiration à toutes les autres qui, jour après jour, en divers  contextes et circonstances, luttent pour leurs droits et ceux des autres.

Svetlana Tikhanovskaïa lutte pour la démocratie au Bélarus depuis son exil politique ; Lucha Castro se bat au Mexique contre l’impunité des féminicides ; Txai Surui milite au Brésil pour les droits de son peuple et pour sauver l’Amazonie ; Gretchen Whitmer, gouverneur démocrate de l’État du Michigan, s’engage pour l’État de droit après avoir été victime d’un complot d’un groupe d’extrême droite ; Oleksandra Matviichuk, ukrainienne, lutte contre l’impunité des crimes de guerre commis par l’armée russe lors de l’invasion de l’Ukraine. 

© AP Photo/Ebrahim Noroozi

Toutes ces femmes ont quelque chose en commun : ce sont des femmes qui se battent mais, surtout, ce sont des femmes qui inspirent d’autres femmes — comme moi. Toutes ont été menacées de mort et, pourtant, elles continuent leur chemin. Elles défendent la dignité comme fondement des droits de l’Homme et condition préalable à la construction de démocraties fortes ; c’est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la conquête des droits des femmes.

Malgré cela, ces derniers ne peuvent être limités à une vision réductrice fondée sur le cadre qui oppose les démocraties occidentales au reste du monde. Il est vrai que les priorités sont différentes ; certaines se battent pour le droit à l’avortement et d’autres pour pouvoir aller à l’école ; mais il s’agit bien de droits humains. Il s’agit de conquérir des espaces de dignité et de pouvoir dans chaque régime politique, même dans ceux qui ne sont pas les plus démocratiques. 

Il s’agit de conquérir des espaces de dignité et de pouvoir dans chaque régime politique, même dans ceux qui ne sont pas les plus démocratiques.

Arancha Gonzalez Laya

Au sein des démocraties consolidées, il y a aussi des reculs, pas tant en termes de droits acquis, mais plutôt en termes de discours, ce qui constitue la première étape vers la perte des droits légaux. La contre-offensive du patriarcat consiste d’abord à discréditer et à ridiculiser, puis à délégitimer et à nier l’existence même de la violence et de l’inégalité. Quand on nie les réalités et les statistiques, on nie tout le reste. 

Le fait que le féminisme soit plus nécessaire et plus vivant que jamais est une chose que j’ai moi-même pu constater lors de mes récentes participations à des forums internationaux tels que la Conférence sur la sécurité de Munich ou le forum de Davos. Nous devons nous demander ce que nous pouvons faire au niveau international pour améliorer la situation des femmes dans le monde et leurs luttes. Des rencontres que j’ai faites ces derniers mois avec plusieurs des femmes mentionnées ci-dessus, j’ai pu tirer quelques conclusions que je voudrais partager en ce jour si symbolique qu’est le 8 mars.

Tout d’abord, nous avons besoin d’une alliance mondiale des femmes ; je parle là de tisser des alliances mondiales au-delà des alliances nationales et culturelles. C’est pourquoi il est si important que, dans les forums internationaux, on parle de plus en plus de leadership non seulement féminin, mais aussi féministe. 

Je suis réconfortée de voir à la même table des femmes iraniennes soutenir les femmes en Ukraine et des femmes espagnoles soutenir des femmes en Afghanistan. Le discours est plus transversal, il ne reste pas isolé dans son combat spécifique, mais circule entre des groupes de femmes confrontés à des situations de crise, des guerres et une discrimination permanente. Une alliance entre les femmes des pays démocratiques et non démocratiques se tisse également. Nous souffrons toutes de la même chose ; à des degrés différents, bien sûr, mais la cause est la même. Quand je parle d’alliance, je parle d’un véritable soutien, au-delà des bonnes intentions ou d’un tweet viral dans lequel on coupe une mèche de cheveux sans guère s’investir au-delà de ce geste symbolique. Cependant, que les forums internationaux se recentrent sur les problématiques féministes ne signifient pas qu’ils doivent  seulement être  une affaire de femmes.

La contre-offensive du patriarcat consiste d’abord à discréditer et à ridiculiser, puis à délégitimer et à nier l’existence même de la violence et de l’inégalité. Quand on nie les réalités et les statistiques, on nie tout le reste.

Arancha Gonzalez Laya

Cela m’amène à ma deuxième réflexion. En tant que femmes, nous devons obtenir une représentation égale dans les organisations internationales et dans les différents espaces de pouvoir de la gouvernance mondiale. J’ai passé plus de 25 ans à parcourir des forums et des réunions internationales dans lesquels les femmes ont toujours été minoritaires et où notre voix était à peine entendue. Notre rôle de leader doit être intégré dans la conversation mondiale. Cela ne revient pas à dire qu’il devrait y avoir une table pour débattre de géopolitique, une table pour débattre de technologie et une table pour débattre sur les femmes. Il s’agit de faire en sorte que les femmes soient présentes à la table de la géopolitique et à la table de la technologie, pour y apporter leur vision et leur expérience. Nous voulons et devons être présentes à toutes les tables, comme nous l’avons fait en créant le Women-20 (W20), lors du sommet du G20 à Ankara en 2015, pour influencer les décisions économiques et financières des dirigeants du G20. 

Cette semaine encore, la Global Women Leaders Voices (GWL Voices), dont je suis membre, a présenté un rapport sur le leadership dans les organisations multilatérales : depuis 1945, seuls 12 % des dirigeants d’organisations multilatérales ont été des femmes. Seul un tiers de ces organisations est  aujourd’hui dirigé par des femmes. 

C’est aussi ce que devrait être la diplomatie féministe. Nous l’encourageons à partir de notre propre prise de conscience, mais il nous faut savoir franchir les murs de la géopolitique, un monde d’hommes par excellence. 

Le fait que les femmes soient correctement représentées dans les sphères du pouvoir est essentiel pour que la communauté internationale s’implique dans la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes. 

Nous voulons et devons être présentes à toutes les tables.

Arancha Gonzalez Laya

Il s’agit de ma troisième réflexion. Sans le soutien de la communauté internationale, aucun progrès n’est possible. Les femmes qui occupent ou ont occupé des postes de pouvoir ont l’obligation morale d’asseoir la présence de la cause féministe. Lors de la dernière conférence de Munich, les femmes ministres des affaires étrangères ont publié une déclaration commune appelant la communauté internationale à lever les restrictions imposées aux femmes en Afghanistan et à montrer son soutien aux femmes d’Iran. De telles déclarations ne sont pas nouvelles. Elles se produisent dans presque tous les forums internationaux et, bien que cela puisse sembler symbolique, les symboles sont importants parce qu’ils maintiennent un récit en vie, parce qu’ils contribuent à maintenir la présence de l’injustice dans le débat ; parce qu’ils nous empêchent d’oublier, qu’ils aident à faire pression pour mettre en place des sanctions supplémentaires ou qu’ils servent à appeler à plus d’action diplomatique. Même s’il est vrai qu’il est très difficile de faire pression sur un régime taliban, nous devons continuer à insister, en cherchant également les différences qui existent au sein de ces régimes, et continuer à aider les femmes qui fuient et qui attendent dans les ambassades des pays voisins. Il faut mettre en place tous les moyens possibles pour les sortir de cet enfer et accélérer les procédures d’obtention de visas ; car leur vie est en danger dans leur propre pays, mais aussi au Pakistan, où elles peuvent facilement être repérées par les talibans. 

© AP Photo/Ebrahim Noroozi

Enfin, et cela me préoccupe beaucoup, nous devons être capables de gagner la bataille narrative du féminisme pour en user comme d’une arme dans les nouvelles guerres culturelles. La polarisation croissante dans les démocraties établies a été un cheval de Troie pour le féminisme. Cette bataille culturelle est une menace pour les droits des femmes dans les sociétés prétendument démocratiques. 

Les femmes sont de plus en plus autonomes et conscientes de leur capacité à changer les gouvernements, et nous sommes conscientes des différences entre les promesses électorales et les résultats. Les slogans faciles des bannières ne suffisent pas à nous convaincre. Nous avons l’exemple récent de la réponse des femmes américaines  à la révocation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, minant la protection du droit à l’avortement aux États-Unis. Lors des midterms de novembre dernier, elles ont fait bloc pour voter en faveur du Parti démocrate, notamment dans les circonscriptions où il y avait des candidats républicains trumpistes plus radicaux ; elles ont ainsi assuré l’équilibre et empêché le Sénat de finir aux mains des républicains. Biden a résisté grâce aux femmes ; Lula a également gagné grâce aux femmes.

En Espagne, la bataille politique place le féminisme au centre du débat. La controverse sur l’entrée en vigueur de la loi  surnommée « Seul un oui est un oui » contribue à faire voler en éclats le consensus qui existait autour de l’importance de promouvoir des politiques d’égalité et d’éradiquer la violence envers les femmes. Malheureusement, si nous tombons dans le piège du cadre polarisant et qu’un groupe autoroclamé féministe se plaît à l’idée de se victimiser, les femmes en seront les premières touchées.

Si nous tombons dans le piège du cadre polarisant et qu’un groupe autoroclamé féministe se plaît à l’idée de se victimiser, les femmes en seront les premières touchées.

Arancha Gonzalez Laya

Le recul est réel. Les données sont là. Selon le rapport sur l’écart entre les sexes du Forum économique mondial, en 2022, l’écart mondial entre les sexes aurait été réduit de 68,1 %. En d’autres termes, en seulement 3 ans, nous sommes revenus 32 ans en arrière. 

Pour éviter de continuer à revenir en arrière, il est important que nous restions connectées et en alerte : que nous continuions à parler des femmes d’Iran et à faire pression, comme Masih Alinejad me demande de le faire chaque fois que je la vois ; que nous continuions à soutenir l’Ukraine dans cette guerre et que nous n’oubliions pas la Biélorussie et son régime autocratique, comme Svetlana me demande de le faire ; ou que nous n’abandonnions pas les femmes afghanes dans l’enfer dans lequel elles sont plongées, comme Manizah Wafeq me le demande. 

Elles me demandent de ne pas faire preuve de complaisance. Quant à moi, je me contente de leur demander de continuer à être une source d’inspiration pour les autres. 

En fin de compte, nous sommes toutes unies par le voile vaporeux de l’indifférence et de l’invisibilité historiques ; parce que la révolution des femmes est la seule qui ne cesse jamais. Le jour où elle cessera, nous aurons tout perdu. Nous vivons un moment unique pour réaliser tous les changements possibles ; ne le laissons pas passer.

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15.11.2022 à 15:44

Devenir « sœurs » au-delà de la situation coloniale

Alexandre Antonio

Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Œuvrant dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines, l’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie. 

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Texte intégral (2318 mots)

Toutes, d’un même cœur, sans distinction de race, de religion ni d’obédience politique, nous sommes sœurs et devons travailler à l’amélioration des conditions de vie de tous 1. Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Relève-t-il d’une connotation politique à l’image des communistes, d’un lien entre chrétiennes ou encore d’une connotation affective ? Pascale Barthélémy s’attèle ici à comprendre la sororité établie entre des femmes essentiellement originaires d’Afrique et de France, puis insiste sur une solidarité particulièrement forte, empreinte d’une réelle connotation affective pour celles qui emploient ici le mot de sœurs. 

Profitant d’un riche corpus de sources collectées à Dakar, Bamako, Paris, Rome, Amsterdam et Bruxelles, mais aussi dans les archives départementales à Bobigny, puis à l’Institut d’histoire sociale de Montreuil, l’historienne réfléchit au lien établi entre un nombre, certes restreint, de femmes africaines et françaises, dans le cadre colonial mais aussi celui de la guerre froide. Pascale Barthélémy présente ce corpus et son questionnement dans une sous-partie bienvenue, intitulée «  L’atelier de l’historienne  ». Elle y présente son dépouillement guidé par trois objectifs, à savoir  : documenter les mobilisations politiques des Africaines, repérer les Françaises présentes en Afrique, puis détecter les situations de contact entre les unes et les autres. Au fur et à mesure de son enquête, l’historienne identifie une réelle sororité entre certaines Africaines et Françaises selon des modalités plurielles. L’ouvrage nous renseigne donc autant sur les discours féministes, que les circulations de femmes et d’idées, les mobilisations politiques en Afrique de l’Ouest et la capacité de chacune à agir en situation coloniale/décoloniale. 

L’ouvrage nous renseigne donc autant sur les discours féministes, que les circulations de femmes et d’idées, les mobilisations politiques en Afrique de l’Ouest et la capacité de chacune à agir en situation coloniale/décoloniale.

anthony Guyon

Saisir la sororité

Le terme anglo-saxon de sororité désigne en premier lieu la solidarité entre femmes. Il s’est forgé, en partie, en réaction à la notion de fraternité mais relève à la différence de cette dernière d’une nécessité. Le livre de Pascale Barthélémy approfondit cette réflexion par l’analyse de cette solidarité entre colonisées et colonisatrices, sans s’arrêter à ce seul paradigme puisqu’au fil du livre, cette barrière s’estompe à la faveur de combats communs, autres que celui de la décolonisation. L’étude commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors que les sources de l’historienne témoignent d’une surabondance du langage de l’affection autour des termes de «  sœurs  », «  amies  », «  amitiés  » et «  amour  ». C’est ici l’un des points centraux du livre, l’amitié et l’amour se trouvent au cœur de la sororité étudiée par l’historienne. Pourtant, l’entraide entre l’ensemble des femmes n’est pas systématique. Si le contexte coïncide avec l’obtention du droit de vote pour les Françaises vivant dans les colonies, les femmes de métropole et d’autres issues de certaines colonies, cette conquête n’est en rien une première victoire du militantisme féminin, puisqu’elle a été pensée sans elles. Le droit de vote est, en effet, débattu et établi par les hommes, puis n’est d’ailleurs inscrit que dans le programme final du CNR (Conseil national de la Résistance) alors que certains, tel le député radical Paul Giacobbi, se demandent s’il est bien raisonnable de l’octroyer aux femmes dans une période si troublée. La seconde barrière à la sororité est la division entre les mouvements féministes, par exemple des associations rassemblant essentiellement des femmes africaines et afrodescendantes reprochent à d’autres d’être sous l’emprise de femmes occidentales. Au-delà de la classe et de la «  race  », les femmes au cœur de l’ouvrage de Pascale Barthélémy évoluent en plus dans un contexte particulier mêlant l’après-guerre, la bipolarisation du monde et les luttes pour les indépendances. Sans se fondre dans ces enjeux, les mouvements féministes se les approprient et les mêlent à leurs premiers combats, essentiellement sociaux. 

La période ici étudiée s’ouvre sur une solidarité limitée puisque la situation coloniale écrase la sororité et révèle de nombreux paradoxes.

anthony guyon

La période ici étudiée s’ouvre sur une solidarité limitée puisque la situation coloniale écrase la sororité et révèle de nombreux paradoxes, à l’image des femmes des Quatre Communes du Sénégal (Gorée, Dakar Rufisque et Saint-Louis) qui sont alors citoyennes françaises. Celles-ci s’apprêtent donc à voter en 1945 tandis que les autres Sénégalaises en demeurent exclues. Pourtant, ici la couleur prédomine au genre car des Européennes jugent le vote des Sénégalaises des Quatre Communes comme une mesure ridicule et révoltante, à l’opposé des manifestations populaires qui mêlent des femmes à des hommes sénégalais, antillais et français pour la généralisation de ce droit à toutes les femmes. La sororité s’applique donc, ou non, à l’échelle locale en fonction des combats et le militantisme féminin s’avère plus social que politique.

Militer

Deux organisations féminines, fondées par des femmes imprégnées par la lutte contre le nazisme, occupent le cœur de l’ouvrage  : la FIDF et l’AFUF. La Fédération internationale démocratique des femmes (FDIF) naît en novembre-décembre 1945 à Paris et est incarnée par sa présidente, la scientifique Eugénie Cotton (1887-1967), qui n’hésite pas à faire l’apologie du régime stalinien et exclure les adhérentes yougoslaves après la rupture du maréchal Tito avec Staline. Pendant la guerre froide, la FDIF fustige les États-Unis et le plan Marshall mais glorifie l’URSS et la Chine de Mao. Bien qu’ouverte aux femmes de tous les continents, les Africaines y sont peu présentes. Le combat pour le droit des femmes n’est pas leur priorité et passe après la cause pacifiste qui apparaît comme leur fer de lance. Elles exaltent également une certaine maternité, qui n’empêche pas une activité dans l’espace public. Si jusque-là la maternité fut un moyen d’inférioriser et de soumettre les femmes, les membres de la FDIF revendiquent une maternité pacifiste et combattante. L’organisation est aussi résolument anticolonialiste et en dénonce les méfaits. 

L’AFUF s’avère bien différente par de nombreux aspects. L’Association des femmes de l’Union française se pense d’abord comme un trait d’union entre les Françaises et les Africaines, puis entend participer à la consolidation de l’Union française. Dirigée par Jeanne Vialle de 1946 à 1953, une métisse franco-congolaise ayant rejoint Combat pendant la guerre, l’organisation se veut apolitique, puis cherche à rassembler les femmes françaises et d’outre-mer sans distinction de race, de politique ou de religion. Il s’agit donc de repenser la place des femmes dans le cadre d’une nouvelle forme d’impérialisme.

Pascale Barthélémy montre avec beaucoup de justesse que la cause féministe mobilise seulement une minorité d’Africaines instruites.

anthony guyon

Bien que fort différentes dans leurs philosophies, la FDIF et l’AFUF revendiquent la même solidarité entre les femmes. Si les Africaines s’affirment dans et hors de ces deux groupes, Pascale Barthélémy montre avec beaucoup de justesse que la cause féministe mobilise seulement une minorité d’Africaines instruites puisqu’en 1960 sur les 8 000 étudiants et élèves africains en métropole, 17 % sont des filles, dont une infime partie est politisée. Néanmoins, la FDIF ne cesse de gagner en visibilité tandis qu’elle dénonce les violences coloniales. Alors que les liens entre les peuples d’Afrique et d’Asie se consolident à l’occasion de la conférence de Bandung en 1955, une véritable solidarité s’établit également avec les femmes algériennes. 

Circuler

L’autre réussite de l’ouvrage est de placer la sororité autant dans le cadre du système colonial que dans ceux de la guerre froide et de l’affirmation des pays nouvellement indépendants. Les logiques réticulaires dépassent les seules connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent, puis permettent aux femmes de construire des relations au-delà des frontières à l’image des Ougandaises qui, entre 1945 et 1962, nouent des liens avec des femmes asiatiques, britanniques et africaines 2

 Les logiques réticulaires dépassent les seules connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent, puis permettent aux femmes de construire des relations au-delà des frontières.

anthony guyon

Quelques Africaines parviennent donc à s’insérer dans l’effervescence des idées d’après-guerre, à l’image de Célestine Ouezzin Coulibaly, membre du Parti démocrate de la Côte d’Ivoire, qui quitte Abidjan pour le congrès de la FDIF à Pékin en novembre 1949. Néanmoins, son parcours montre que seules les femmes d’une certaine classe sont concernées puisqu’elle est la fille d’un chef de canton, monitrice d’enseignement et mariée à un instituteur diplômé de l’École normale William Ponty. Elle appartient donc à un «  ménage d’évolués  » 3 et montre que les femmes capables de s’insérer dans ces réseaux disposent d’un certain capital social, dans le sens défini par Pierre Bourdieu. 

Pascale Barthélémy livre donc un authentique travail d’historienne qui fait la part belle aux sources. Les notes de bas de page, particulièrement étayées, contribuent à pleinement saisir le cheminement intellectuel suivi par la chercheuse et appellent à une réflexion sur les sources, en soulignant que les femmes africaines ont elles-mêmes laissé peu de traces. Si le propos est parfois difficile à suivre pour le néophyte, le recours constant aux actrices permet d’incarner le propos et participe ainsi à une meilleure compréhension de l’ensemble 4

L’ouvrage s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines. Si l’ambition de dépasser le seul cadre de la colonisation peut laisser dubitatif en début d’ouvrage, force est de constater en tournant la dernière page que le pari est relevé. En effet, ces femmes, qui restent certes peu nombreuses, parviennent à s’insérer dans les grands débats internationaux et leur place dans la société coloniale, colonisées ou colonisatrices, ne définit en rien la position choisie dans le cadre de la guerre froide ou la construction d’un nouveau bloc à la recherche d’une troisième voie. Si le droit de vote des femmes est bien délimité à l’époque par des hommes, en deux décennies les actrices ici présentées réussissent à s’emparer des débats structurants les relations internationales et témoignent d’une réelle capacité à agir. L’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie. 

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