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21.10.2024 à 06:30
« Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne — ou simplement qu’elle continue à se battre », une conversation avec Hanno Pevkur, ministre estonien de la Défense
Matheo Malik
Dans un entretien de fond, le ministre de la défense de l’Estonie Hanno Pevkur s'oppose fermement aux appels à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix tant que l'Ukraine n'aura pas atteint ses objectifs stratégiques.
Il plaide pour une approche commune des dépenses de défense au niveau de l'Union.
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Texte intégral (2611 mots)
Depuis plus de deux ans, nous suivons par nos analyses du terrain, nos cartes du front et des dizaines d’entretiens avec des dirigeants européens la guerre d’Ukraine au jour le jour. Si vous pensez que ce travail est important et que vous nous lisez, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
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Nous sommes face à un conflit de haute intensité qui dure depuis plus de deux ans — et les élections américaines rendent sa suite très incertaine. Diriez-vous que les pays qui soutiennent l’Ukraine ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour l’aider à remporter la guerre ?
La guerre a commencé en 2014, et même avant l’invasion à grande échelle, la Russie cherchait à déstabiliser l’Ukraine. Il y avait des combats et des pertes chaque semaine, et il est essentiel de s’en souvenir.
Depuis février 2022, nous avons fait beaucoup, mais pas assez. Cela a commencé par l’envoi des couvertures et des casques, et maintenant nous envoyons des chars, des FGM-148 Javelin et des F-16. Malheureusement, beaucoup de temps précieux a été perdu entre-temps. Il n’y a pas eu assez de dynamique dans la contre-offensive de Kharkiv pour apporter la victoire. Les Ukrainiens n’ont pas reçu suffisamment d’équipements et n’ont pas pu avancer tout en conservant le contrôle du territoire. Aujourd’hui, les deux camps s’enlisent, et pour faire une différence sur le champ de bataille, l’Ukraine aurait besoin de beaucoup plus d’aide. Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne ou simplement qu’elle continue à se battre. Pour paraphraser Shakespeare : la question est de savoir s’il faut gagner ou ne pas gagner — la Russie continue d’attaquer, de prendre d’assaut des villes, de détruire des infrastructures critiques. Ils ne se sont pas arrêtés parce qu’il y a une élection aux États-Unis. Nous n’avons pas le droit — et l’Ukraine n’a certainement pas le luxe — d’attendre le résultat de cette élection. S’il existe une fenêtre d’opportunité entre maintenant et le jour de l’investiture au Capitole, le 20 janvier, il ne faut pas attendre.
Le nouveau secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a répété à de nombreuses reprises que les Alliés ne devaient pas se laisser distraire par une éventuelle réélection de Donald Trump et se concentrer sur la tâche à accomplir. Trump parle pourtant de mettre fin à la guerre en 24 heures. Êtes-vous inquiet ?
Quand je me rends à Capitol Hill et que je parle aux membres du Congrès, je constate un soutien bipartisan à l’Ukraine. Les choses vont-elles changer, monter ou descendre en intensité ? Nous pouvons spéculer, mais mon point est que c’est pour cette raison que l’Union doit faire beaucoup plus pour montrer aux États-Unis que nous prenons la question de notre sécurité au sérieux.
Vous avez récemment déclaré que les limitations imposées à l’Ukraine en matière d’utilisation de l’aide militaire fournie, surtout concernant la capacité à frapper la Russie en profondeur, allaient à l’encontre de l’objectif recherché. S’agit-il d’un combat inégal ?
Ces restrictions ont un effet négatif : les Ukrainiens ne peuvent pas pleinement exploiter les capacités occidentales et agir au mieux de leur potentiel sur le champ de bataille. Le point positif, si l’on peut le formuler ainsi, c’est qu’en réponse l’Ukraine modernise très rapidement son industrie. Aujourd’hui, nous voyons qu’ils disposent de systèmes d’armement fabriqués en Ukraine qui peuvent atteindre 1 000 kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils développeront leur industrie autant que possible. Construire un missile n’est pas sorcier. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils atteignent la capacité d’un Storm Shadow — mais le temps, précisément, est crucial. C’est pourquoi nous devons leur fournir tout ce dont ils ont besoin et lever toutes les restrictions.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a clairement indiqué que Berlin ne changerait pas sa position sur les missiles Taurus. Ces limitations sont-elles le produit de la peur de Moscou et de ce qu’une Russie défaite pourrait signifier ?
Je n’entends pas cela au plus haut niveau politique, ni parmi les ministres de la Défense, ni parmi les Premiers ministres. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous devons cesser de parler d’escalade. Ce n’est pas une question d’escalade ukrainienne. La Russie n’a cessé d’escalader, en déportant des enfants, en violant des femmes, en tuant des civils et en bafouant chaque aspect du droit international. L’Ukraine n’escalade pas, et c’est là l’essentiel. Nous ne devrions pas parler d’escalade et de limites.
Alors pourquoi ces limitations persistent-elles ?
Il faudrait poser la question aux gouvernements qui les maintiennent encore. La position du mien est claire. Il n’y a pas de solution magique. Aucun armement ne ramènera la victoire en soi. C’est une combinaison : envoyer des armes, des chars, de l’artillerie, des missiles SCALP, des Storm Shadows, cela représente l’espoir pour les soldats dans les tranchées. Ils ont besoin de cette motivation et de voir qu’ils disposent des moyens de défendre leur pays. C’est pourquoi cela est si important. Cela leur permettrait également de frapper des cibles, de détruire les dépôts de munitions et de missiles que la Russie utilise contre eux. Nous voyons que les Ukrainiens en sont capables.
Il s’agit également d’un message. Donner à l’Ukraine une chance équitable de se défendre montrerait que nous sommes prêts à la soutenir aussi longtemps et autant qu’il le faudra.
Le président Volodymyr Zelensky a dévoilé la semaine dernière son plan pour la victoire. Certains soutiendraient qu’il appelle en fait à davantage de livraisons d’armes — mais sans fournir de perspectives sur le plan diplomatique et politique. Que répondez-vous à cela, surtout face aux idées comme la cession de territoire en échange d’une adhésion rapide à l’OTAN ou à l’Union ?
Nous savons tous ce dont l’Ukraine a besoin pour remporter la guerre. Zelensky le sait aussi. Nous pourrions former davantage d’Ukrainiens, les former mieux. L’Estonie est prête à aider. Il y a des décisions que nous pourrions prendre concernant les munitions, la défense aérienne, la supériorité dans les airs, l’envoi de davantage de F-16, de systèmes d’armes à longue portée pour des frappes de précision en profondeur. Ce sont des mesures que nous pouvons adopter. Ce n’est que par la suite que les discussions politiques et diplomatiques sur, par exemple, l’adhésion à l’Union doivent intervenir, en complément et en restant pour le moment secondaires. Les Ukrainiens doivent d’abord remporter la guerre.
À l’aune de l’histoire de votre propre pays, quel regard portez-vous sur la cession de territoires ?
Céder des territoires n’est pas une solution à la guerre, et l’histoire nous montre pourquoi. En Estonie, sous l’occupation soviétique, nous n’avions pas le droit de décider pour nous-mêmes — quelqu’un, dans un comité à Moscou, le faisait à notre place. C’est inacceptable au XXIe siècle. La seule nation qui peut décider de la manière dont elle souhaite vivre, c’est l’Ukraine et le peuple ukrainien.
Si nous commençons à parler d’un cessez-le-feu, de négociations de paix, c’est exactement ce que la Russie veut, car cela signifie que nous forçons l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations. La seule chose sur laquelle nous devrions tous nous accorder, c’est le respect du droit international. Cela signifie revenir aux frontières établies après l’effondrement de l’Union soviétique. Si les Ukrainiens récupèrent les terres occupées, même détruites, la guerre prendra fin.
Si l’Ukraine est contrainte d’accepter un accord de paix, qu’est-ce que cela signifierait pour votre sécurité ?
Il est crucial que l’OTAN reste forte et unie. C’est la seule garantie de sécurité pour nous en Europe : un pour tous. Défendre chaque pays, chaque centimètre de territoire. Si ce principe devait tomber, l’OTAN ne serait plus la même. C’est pourquoi il est si important que l’Ukraine reçoive une invitation à rejoindre l’Alliance — si je suis sûr d’une chose, c’est que l’Ukraine serait la première à défendre l’Estonie.
Pensez-vous que la Russie pourrait attaquer un pays de l’OTAN ?
L’histoire montre un schéma dans son comportement. La Russie a des ambitions impérialistes. Regardez la Tchétchénie, la Géorgie, la Crimée, le discours de Poutine à la Conférence de Munich en 2008 — il a un plan pour rétablir une sorte de zone tampon et, s’il le pouvait, il recréerait un empire. C’est en préparation depuis vingt ans.
L’OTAN est une alliance défensive. Nous n’avons aucun intérêt à atteindre Moscou, ni même à aller aussi loin que Pskov, à la frontière avec l’Estonie. L’OTAN n’est pas une menace pour la Russie. Si Poutine veut créer une zone démilitarisée, il peut le faire sur le territoire russe. Mais nous devons prendre la possibilité au sérieux — c’est ainsi que fonctionne l’officier du KGB Vladimir Poutine. Il voit le monde avec la mentalité de la guerre froide.
Le général Rajmund Andrzejczak a suggéré que la dissuasion de l’OTAN devrait être plus musclée, en précisant à la Russie qu’une attaque contre les États baltes ou la Pologne serait suivie d’une réponse puissante « en quelques minutes ». Partagez-vous ce message ?
Bien sûr. Nous nous défendrions dès la première minute. C’est la seule approche possible pour défendre l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Pologne.
Si nous étions attaqués, nous riposterions dès les premières minutes.
Êtes-vous convaincu que vos alliés réagiraient avec la même force ?
Si je n’en étais pas convaincu, nous ne serions pas dans une alliance.
Ce que je dirais à chaque citoyen espagnol, français ou italien, c’est que cela ne concerne pas uniquement les États baltes ou la Pologne. Nous avons construit une alliance qui a su défendre nos pays et maintenir la paix pendant 75 ans. Nous avons clairement défini ce que les pays de l’OTAN doivent faire pour défendre l’Alliance. Il faut avoir confiance dans les experts militaires. Nous devons être prêts, et nous devons l’être ensemble. Les chiffres montrent que nous n’avons pas fait assez au cours des 30 dernières années. Laissez-moi vous en donner deux : les dépenses de défense de la Russie ont augmenté de près de 600 % en 25 ans ; dans l’Union européenne, ce chiffre est de 43 %. Pourtant, même avec cet énorme écart, nous sommes collectivement plus forts que la Russie. Mais une dissuasion crédible signifie aussi qu’il faut investir davantage, produire davantage et apprendre de ce qui se joue en Ukraine.
Dans ce scénario de préparation collective, envisagez-vous le retour du service militaire obligatoire ?
Cela dépend de chaque pays, car nous ne pouvons pas comparer de petits pays comme l’Estonie ou la Finlande, qui ont une longue frontière terrestre avec la Russie, où nous avons une armée de réserve et la conscription, avec des pays comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne, qui ont une population bien plus importante. C’est à chaque pays de décider quel est le meilleur modèle et comment organiser sa défense.
Ce que je dirais, c’est que nous devons être en mesure de respecter les critères dont nous avons convenus ensemble au sein de l’OTAN et dans le nouveau plan régional pour la défense de l’Europe.
La Pologne a proposé que les dépenses militaires soient exemptées des règles budgétaires afin de créer plus de marge de manœuvre financière pour ce qu’elle considère comme une priorité stratégique en matière de sécurité. Soutenez-vous cette idée ?
Je ne veux pas précipiter ces changements, car la stabilité budgétaire fait aussi partie de notre souveraineté. Sur le plan fiscal, si nous ne pouvons pas gérer nos finances, il sera très difficile de gérer les dépenses de défense et tous les autres postes dont l’État a besoin, comme la santé et l’éducation. C’est pourquoi je trouve l’idée d’achats conjoints — voire l’émission des obligations de défense — plus intéressante. Il y a des besoins spécifiques, mais il y a aussi une large gamme de besoins communs — nous avons tous besoin de munitions, de défense aérienne, de capacités de frappes précises et de longue portée. Ursula von der Leyen a présenté sa proposition de 500 milliards d’euros pour la défense : c’est exactement ce que nous devrions faire. Mettons-nous d’accord sur un effort conjoint et nous n’aurons plus à discuter de déficits de 3 % et d’exemptions pour chaque pays.
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18.10.2024 à 13:21
Le chaînon manquant : la géopolitique de la guerre froide selon David Galula
Matheo Malik
Dans une archive inédite publiée aujourd’hui en exclusivité dans les pages de la revue, David Galula expose en détail à William Bullitt une stratégie : pour éviter la troisième guerre mondiale, il faut couper la Chine de l’URSS.
Nous sommes à l’orée de la guerre froide ; vingt-deux ans avant le voyage de Nixon ; la Chine populaire vient de voir le jour.
Les historiens Jérémy Rubenstein et Patrick Weil, à l’origine de cette découverte, tracent le grand contexte qui permet de saisir l’importance de ce document clef.
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Texte intégral (5853 mots)
Document inédit jusqu’à aujourd’hui, la note de David Galula à William Bullitt — que vous retrouverez à ce lien, à lire en miroir de l’étude de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein — est une nouvelle pièce dans notre format Archives et Discours. Le Grand Continent est une rédaction indépendante : si vous nous lisez et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue
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Il arrive parfois à l’historien, plongé dans des archives, d’y faire des trouvailles imprévues. Ce fut mon cas lorsque, travaillant à la Yale Sterling Library dans les archives de William C. Bullitt, où j’avais découvert le manuscrit inédit que le diplomate américain avait co-écrit avec Sigmund Freud sur le Président Woodrow Wilson 1, je tombai sur une impressionnante note de David Galula (1919-1967) adressée en 1950 à Bullitt 2. Je contactais Jérémy Rubenstein, auteur de l’excellent ouvrage Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », (La Découverte, 2022) pour l’introduire avec moi et nous la publions ici avec la lettre de Galula à Bullitt qui l’accompagne.
Ces deux courts documents apparaissent comme les chaînons manquants permettant d’éclairer le parcours étonnant et énigmatique d’un ancien militaire français, auteur de deux ouvrages écrits en anglais 3, mais méconnu en France jusqu’à la guerre en Irak 4.
Un parcours hors normes
Né le 10 janvier 1919 à Sfax, dans une famille juive d’origine algérienne, il entre à l’académie militaire de Saint-Cyr, dont il sort avec la promotion 1939-1940 et opte pour l’infanterie coloniale. Radié des cadres de l’armée en vertu de l’application du statut des Juifs de Vichy, il rejoint Tanger comme officier de renseignements puis les armées alliées suite au débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord. Affecté à la Première armée du général De Lattre, il se distingue surtout dans la conquête de l’île d’Elbe en juin 1944 5. Il participe aux combats en Provence, en Alsace et en Allemagne. Il sert alors sous les ordres directs de Jacques Guillermaz, spécialiste de la Chine qui lui ouvre les portes de missions en Asie. Après deux mois à Calcutta, il rejoint la mission militaire française en Chine. Durant ce séjour, il est capturé deux fois par l’armée communiste, ce qui lui permet de converser avec des officiers ennemis et observer leur organisation. Il se marie peu après avec une citoyenne étatsunienne. En 1949, il est nommé comme observateur de l’UNSCOB 6 en Grèce, où il assiste à la défaite d’une insurrection communiste. C’est depuis ce poste à Salonique qu’il écrit la note que nous publions. De retour en Asie, il est affecté à Hong Kong, où il observe les conflits en cours en Indochine, en Malaisie et aux Philippines. En 1956, il demande une affectation sur le terrain en Algérie, ce qui lui est accordé, en Kabylie à cinq kilomètres de Tizi-Ouzou. Dès novembre 1956, il écrit des « Observations sur la pacification en grande Kabylie », à destination du Général Salan et du Haut commandement en Algérie 7. Un mois et demi après l’arrivée de de Gaulle à Matignon, le 22 juillet 1958, Galula est appelé à rejoindre le staff militaire de de Gaulle, plus exactement la branche d’action psychologique et d’information de la Défense nationale 8. À partir de 1960, Galula passe de plus en plus de temps aux États-Unis, où, dans le contexte de l’engagement croissant au Vietnam, l’intérêt pour les théories de la contre-insurrection grandit. Sur la suggestion du général William Westmorland, Galula est recruté comme chercheur associé au Centre for International Affairs d’Harvard, de mars 1962 à novembre 1963, période durant laquelle il se lie avec Henry Kissinger. En avril 1962, il participe à un important symposium de la RAND Corporation qui réunit durant quatre jours à Arlington (Virginie), les meilleurs spécialistes étatsuniens de la contre-insurrection, notamment le général Lansdale que Galula avait connu aux Philippines. Durant la même période, il rédige ses deux ouvrages de référence en anglais. À la fin de son contrat à Harvard, Galula se porte candidat pour un poste à Mobil Oil, mais refuse, pour l’obtenir, de renoncer à la nationalité française. Il retourne en France en 1963 pour travailler chez Thomson Houston. Il publie en 1965 un roman Les Moustaches du Tigre (Flammarion), prend un emploi à l’OTAN à Londres en 1966, et décède à Paris le 11 mai 1967.
La contre-insurrection
À l’encontre des opérations militaires classiques qui opposent des forces armées et visent la conquête de territoires, une guerre insurrectionnelle cherche à gagner un objectif de nature différente : la population 9. La contre-insurrection a donc aussi la particularité de considérer la population comme à la fois l’arme principale et l’objectif de la guerre. Elle consiste en une vaste et souvent brutale opération d’ingénierie sociale visant à mobiliser et transformer la société afin que les éléments subversifs, ou révolutionnaires, ne puissent plus y prospérer et en soient isolés. Apparue de manière quelque peu empirique au sein des armées des puissances coloniales, britannique et française, pour y défaire les organisations indépendantistes, la contre-insurrection est progressivement théorisée dans les années 1950. Pour « tenir » la population, elle prône de nombreuses techniques : programmes de développement éducatifs, économiques et sociaux, mais aussi déplacements et regroupements de population, créations d’organisations « loyalistes », retournement de militants, propagandes et manipulations, et une gamme très variée de violences. Il s’agit de déployer séduction et terreur avec, dans la pratique, un net penchant pour la seconde 10.
Sa devise — « conquérir les cœurs et les esprits » — est généralement attribuée à Gerald Templer (1898-1979), nommé par Churchill en 1952 haut-commissaire britannique à la tête de la répression de l’insurrection en Malaisie menée par le Parti communiste malais. Côté français, la guerre d’Indochine constitue le terrain sur lequel des officiers testent des pratiques menant à des théories de la contre-insurrection (paradoxalement appelée « guerre révolutionnaire » ou « doctrine de guerre révolutionnaire »). Ainsi, le colonel Charles Lacheroy (1906-2005), en poste en Cochinchine en 1951, peut être considéré comme le père fondateur de « l’École française » — selon l’expression de Marie-Monique Robin 11 — à laquelle Galula se rattache. À partir de la guerre d’Algérie — et la moins connue mais simultanée guerre au Cameroun — qui en fixe les grandes arêtes, la contre-insurrection prolifère dans le monde comme méthode privilégiée pour mener la guerre au communisme — avec toutes les ambiguïtés de l’expression et l’extension qui peut en être faite. Elle sera employée comme stratégie d’ensemble dans des opérations emblématiques des États-Unis au Vietnam, ainsi que dans de nombreux autres pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Elle est alors appliquée soit directement par une puissance intervenante soit, le plus souvent, indirectement par les forces répressives locales plus ou moins encadrées par des experts en contre-insurrection — d’abord français ou britanniques, puis étatsuniens et autres. La contre-insurrection utilise centralement la guerre psychologique, c’est-à-dire notamment la propagande et des manipulations de toutes sortes. Or celle-ci s’accompagne très souvent d’une forte politisation des militaires qui l’exercent, si bien que la contre-insurrection est généralement jugée responsable des nombreux coups d’État qui prolifèrent dans son sillage. En outre, elle laisse le champ ouvert à de nombreux crimes de guerre, notamment l’usage de la torture et les déplacements forcées de population. Dans ces conditions, c’est peu dire qu’elle avait mauvaise presse — quand elle n’avait pas été soigneusement effacée des mémoires — avant d’être ressuscitée à l’occasion de la guerre en Irak.
Cette réhabilitation s’est faite à travers un auteur français alors peu connu : David Galula. Sous l’impulsion du général David Petraeus (1952-), chef des armées américaines en Irak et Afghanistan puis directeur de la CIA, Galula a été érigé dans les années 2000 en « Clausewitz de la contre-insurrection » 12 et a été l’objet de plusieurs ouvrages et articles biographiques. Surtout, Petraeus en fait la référence principale à la nouvelle doctrine de contre-insurrection étatsunienne exposée dans le manuel dont il supervise la rédaction 13. C’est dans le sillage de ce succès posthume outre-Atlantique, que ses principaux ouvrages ont été traduit et publié en français, Contre-insurrection : théorie et pratique en 2008 (Economica) puis Pacification en Algérie 1956-1958 en 2016 (Les Belles Lettres).
Parmi les tenants de la guerre psychologique, Galula est assez pragmatique, dans la lignée de Lyautey qui disait « il n’y pas de méthode… il y en a dix, il y en a vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances » 14. Galula est ainsi partisan d’une sorte de « syncrétisme stratégique » 15. Il insiste néanmoins sur la capacité d’encadrement, de protection ou de coercition. Autrement dit, pour lui, des mesures favorisant un développement économique et un bien-être social, accompagnées d’une forte propagande, peuvent avoir des effets qu’une fois que la population soit déjà convaincue qu’elle se range du côté du plus fort — ou futur gagnant — des belligérants. Il en découle qu’il préconisera un fort déploiement militaire initial, afin d’encadrer — pour ne pas dire terroriser — la population, à la suite de quoi il sera possible d’en traquer les éléments subversifs avec l’accord plus ou moins tacite de la population. La propagande et le ralliement de la population, sur une proposition relativement indifférente ou adaptable à l’envi, ne se concrétise qu’après cette phase d’affirmation de la puissance, selon son manuel de 1964.
Galula est donc désormais célèbre comme auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel mais sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue. Le mémoire inédit que nous publions aujourd’hui, daté de janvier 1950, révèle pourtant une surprenante acuité dans ce domaine. En outre, le destinataire de ce document, William Bullitt, permet de mieux comprendre le fil directeur d’un parcours personnel très particulier. En effet, entre ses différents postes d’observation et ses terrains d’action, Galula s’est forgé un réseau d’interlocuteurs en France et aux États-Unis qui accentue encore sa singularité parmi les officiers français de sa génération. Cette étonnante trajectoire se déploie dans le double contexte des mouvements de lutte pour l’indépendance et de la montée du communisme, qu’il a touché de près à travers l’observation des guerres civiles en Chine et en Grèce, puis sa participation à la guerre coloniale française en Algérie.
Une rencontre décisive avec William Bullitt ?
D’où vient l’appétence de Galula pour la guerre psychologique ? Il y a incontestablement un effet de génération, liée à la Seconde Guerre mondiale et les différentes influences — allemande, britannique et étatsunienne — en ce domaine sur les officiers de l’armée française. Plus directement, peut-être que William Bullitt n’est pas étranger à cet engouement. En effet, l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (1933- 1936) puis à Paris (1936 et 1940), rejoint De Gaulle en mai 1944 à Alger. Ce dernier l’affecte à l’état-major de la Première Armée auprès du général de De Lattre. Bullitt y crée et dirige une division de guerre psychologique 16. Durant la campagne qui mène la Première Armée de Toulon à Francfort, Galula rencontre Bullitt dont les activités ne peuvent qu’intriguer le jeune officier.
Après 1945, Bullitt reste en contact avec De Lattre, un général particulièrement attentif aux usages de l’image et de la propagande, pour qui « les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » 17.
En 1946, il publie The Great Globe Itself, dont la traduction française, lue et approuvée par De Lattre, paraît en 1948 sous le titre Le Destin du monde aux Éditions Self. Pour Bullitt, le problème essentiel posé par la Seconde Guerre mondiale tenait à ce que les démocraties — les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France — avaient dû s’allier à un État totalitaire communiste pour abattre un État totalitaire fasciste. Cette alliance n’avait pas modéré les ambitions de l’URSS qui, hostile par nature à la démocratie, ne rêvait que de conquête mondiale. L’Amérique était entrée en guerre pour empêcher que l’Allemagne ne domine l’Europe et le Japon la Chine. Le conflit achevé, l’Europe comme la Chine menaçaient de tomber sous la coupe soviétique.
Bullitt devient le porte-parole et l’un des organisateurs d’un réseau de dirigeants politiques et de militaires dédié à la lutte anticommuniste. Dès 1947, De Lattre encourage Bullitt à se rendre en Indochine appelé à devenir, il le pressentait, l’une des nouvelles lignes de front de la Guerre froide. Après quelques semaines sur place, Bullitt conclut que le ralliement à Ho Chi Minh de « millions d’Annamites » tenait moins à l’attrait du communisme qu’à son combat pour l’indépendance nationale. Afin que « le joug de Staline ne remplace celui de la France », Bullitt conseillait à celle-ci de coopérer avec les nationalistes vietnamiens, laissant entendre qu’une aide des États-Unis accompagnerait cette alliance. Tout à cette voie nationaliste, Bullitt se rend à Hong-Kong afin d’y rencontrer l’ancien empereur Bao-Daï qu’il espère voir à la tête du prochain état vietnamien. Puis Bullitt revient en France en octobre 1947 pour plaider la « solution Bao-Daï » auprès de son ami le président Vincent Auriol. Il lui fait miroiter l’aide de Washington si Paris parvenait à enfoncer un coin entre le Viêt-Minh et les nationalistes. Tout comme Bao-Daï, les Français croient à tort que Bullitt représente la position officielle des États-Unis. Or Bullitt est alors moins la voix officielle de son gouvernement que le point central d’un réseau qui tâche de peser sur les décisions des gouvernements étatsunien et français. Face à Auriol, il est moins un envoyé de Washington que l’émissaire de personnalités françaises, dont le général de Lattre, qui essayent de faire triompher leurs vues sur l’Indochine.
De Lattre est finalement nommé, en décembre 1950, à la fois chef des armées et haut-commissaire en Indochine. Depuis ce double pouvoir intégré — civil et militaire — il déploie une stratégie avec un arsenal de guerre psychologique qui se modernise rapidement sous son impulsion. Notamment, la plupart des bataillons sont désormais munis d’un photographe, ce qui permet au service de propagande de l’armée française de produire — et contrôler — toutes les images sur la guerre d’Indochine qui font les couvertures des magazines en Occident. Lors de sa visite aux États-Unis en septembre 1951, De Lattre peut encore compter sur l’aide de Bullitt pour peser sur l’administration américaine, afin d’obtenir une aide en armement. Ce séjour du général De Lattre aux États-Unis illustre bien l’opération consistant à faire passer la guerre coloniale française en un front de la guerre mondiale contre le communisme. Il y déploya l’argument selon lequel « la guerre en Indochine n’est pas une guerre coloniale, c’est une guerre contre le colonialisme rouge. Comme en Corée, c’est une guerre contre la dictature communiste » 18 qui convainc en partie les autorités étatsuniennes.
Dès lors que tout soulèvement anticolonial est considéré comme diligenté par Moscou, les méthodes de la contre insurrection pour y faire face apparaissent comme les instruments idoines pour mener la guerre à la puissance soviétique et son expansion à travers le monde. Elle est donc bientôt promue comme l’alternative à la guerre frontale, notamment nucléaire.
Pour Bullitt cependant, c’est une question de temps pour que les cellules communistes, implantées dans les démocraties excessivement tolérantes, passent à l’offensive. Tôt ou tard, elles attaqueraient. Dans cette perspective, il est indispensable de se tenir prêt à les affronter. Pour ce faire, il pense à une stratégie de guérilla, réflexion alimentée par un réseau de stratèges militaires et d’hommes politiques aux États-Unis et dans le monde. Parmi les Français de ce réseau informel se trouve le général Guillain de Bénouville, que Bullitt avait rencontré à Alger en 1943. Bénouville est chargé des thèmes des affaires étrangères et de la défense au sein du RPF, le parti fondé par de Gaulle en 1947. Au milieu de l’année 1948, après un entretien avec Bullitt, il rédige un rapport de quarante pages, sur la prévention et la capacité de réaction face à une agression soviétique, intitulé « L’Europe doit être défendue ». Le général de Bénouville écrit à Bullitt : « Nous ne sommes pas très nombreux à connaître la forme nouvelle des combats, qui, si la guerre avait lieu, nous serait imposée par la stratégie russe, je veux dire par la stratégie révolutionnaire de l’agression interne combinée avec la stratégie normale des armées aéroportées » 19. Bénouville propose d’organiser un réseau de combattants de l’intérieur sur le modèle des réseaux de résistance, qui disposerait de grandes forces militaires motorisées et blindées, assistées d’organisation d’autodéfense 20. « Si cette organisation avait existé même à titre embryonnaire, jamais la Russie n’aurait pu réussir le coup de Prague » assène-t-il. Et de prôner la mise en place immédiate de ces structures prêtes à la guerre contre-révolutionnaire 21.
Ainsi se dessine un réseau, un groupe de personnalités à la croisée du monde civil et militaire, composés d’officiers, de diplomates, d’universitaires et de journalistes. Ce groupe réfléchit à une géostratégie qui combine l’affrontement global contre le communisme soviétique avec des conflits locaux axés sur la guerre révolutionnaire. Le document que nous publions montre l’une de ces personnes à l’œuvre — qui se révèle d’une rare perspicacité. Nul doute qu’à la suite de sa lecture, Bullitt, au cœur de ce réseau, partage sinon le texte au moins sa teneur avec nombre de ses membres, à la fois en France — notamment Bénouville et De Lattre — et aux États-Unis. Parmi les influentes personnalités de ce réseau se trouve le fondateur des magazines Time et Life, Henry Luce qui, au nom de la lutte contre le communisme a financé les voyages de Bullitt en Indochine et en Chine. Il compte aussi avec des dirigeants politiques, tels que James Forrestal, secrétaire à la Défense de Truman (1948-1949) ou Robert A. Lovett, secrétaire-adjoint, ainsi que des officiers de haut-rang qui considéraient la politique de Truman puis d’Eisenhower trop « molle » 22. C’est ce réseau, assez informel et puissant, auquel Galula accède à travers Bullitt. La qualité de son analyse lui ouvre alors certainement plus largement les portes d’une communauté de spécialistes étatsuniens de la défense soudée par la guerre froide.
Une vision géostratégique prémonitoire imprégnée de guerre psychologique
En janvier 1950, soit trois mois après la proclamation de la République Populaire de Chine et quelques semaines avant le pacte sino-soviétique d’assistance mutuelle, incluant des clauses militaires, signé le 14 février 1950, Galula semble discerner une attitude russe à même de lui aliéner à terme les dirigeants chinois (p.4). L’analyse géostratégique surprend par sa pertinence prémonitoire, très étonnante de la part d’un observateur étranger, dont le séjour à Pékin est antérieur (1945-1949) à la prise du pouvoir du Parti communiste chinois.
Quelques semaines seulement après la victoire communiste en Chine, et la signature d’un pacte sino-soviétique loin d’être resté lettre morte, avec des applications très concrètes dès l’été, tant en Corée — où la guerre commence le 25 juin — qu’auprès du Vietminh en guerre contre la France en Indochine, établir déjà le diagnostic d’une mésentente entre les deux puissances communistes est pour le moins osé. Quatre ans plus tard, lorsque Galula a l’occasion de réitérer son analyse, son ex-mentor et supérieur militaire français Jacques Guillermaz (1911-1998), sinologue reconnu, est d’ailleurs sceptique sur les conclusions de son disciple :
« Je pense qu’il est un peu imprudent de conclure comme vous l’avez fait, sur la base d’une seule phrase, qu’il y aura des querelles sérieuses entre Moscou et Pékin. Je crois, comme vous, que les Chinois vont de plus en plus chercher à s’affirmer, à tirer des avantages de leur alliance. Mais en présentant les choses comme vous l’avez fait, la perspective de tensions conduira inévitablement ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités à sauter sur vos conclusions, en les extrapolant plus loin que vous ne l’auriez jamais voulu. » 23
Il est probable que quand Galula rejoint Harvard en 1962 et y rencontre Henry Kissinger, son analyse rencontre alors une oreille attentive. Les deux hommes se lient d’amitié, se côtoient et ne parlent alors que de politique et de relations internationales. C’était « des âmes sœurs quant à leur vision et la manière dont la politique étrangère américaine devrait être exercée » selon Ruth Galula 24. Les couples Kissinger et Galula dinaient régulièrement ensemble et l’un des fils Kissinger devient camarade de jeu du fils Galula. Quelques semaines avant sa mort aussi, en 1967, une reconnaissance de poids vient établir le caractère visionnaire du diagnostic de Galula, par la plume de l’universitaire et journaliste états-unien Doak Barnett (1921-1999) qui lui écrit :
« Je me souviens également que vous étiez l’une des rares personnes convaincues qu’il existait des tensions et des problèmes importants sous la surface, au sein de l’establishment militaire [de la Chine] ainsi que dans d’autres secteurs du système politique. Les développements ultérieurs ont certainement confirmé vos jugements de l’époque, si je me souviens bien. » 25
Doak Barnett rappelle à Galula, qu’il a fréquenté à Hong-Kong en 1952 où tous deux travaillaient pour leurs ambassades respectives 26, son analyse prémonitoire sur la rupture sino-soviétique. Barnett est en passe de jouer un rôle clef, en tant que conseiller de Nixon, dans le rapprochement des États-Unis avec la Chine.
Des moyens d’action qui échouent
Pour « insérer un coin entre la Chine et la Russie » (p.3), pour « empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte » (p.1) face au danger mortel d’un bloc soviétique qui, avec la Chine, s’étende à toute l’Asie, Galula présente non seulement une analyse de la situation mais aussi des moyens pour abattre ou affaiblir l’ennemi. Il préconise essentiellement un blocus économique parce que, estime-t-il, la coalition occidentale est en mesure de le réaliser mais surtout parce qu’il y voit un moyen d’« irriter le peuple chinois » (p.5) en priorité « contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ». Une tactique de guerre psychologique qui aurait probablement échoué, renforçant en Chine l’hostilité à l’Occident.
Dans sa note brillante et dans la lettre qui l’accompagnent, c’est l’analyse géopolitique de Galula qui fut prémonitoire — ce sont les ressorts profonds du nationalisme et du patriotisme qui amèneront la Chine communiste à se détacher de l’Union soviétique. Galula aura finalement été autant un penseur stratégique qu’un passeur militaire.
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18.10.2024 à 13:21
Les États-Unis et le problème de la Chine : une archive inédite de David Galula
Matheo Malik
1950. La République populaire de Chine vient d’émerger. La guerre froide menace d’exploser. Depuis Salonique, le stratégiste français David Galula écrit à l’Américain William Bullitt. Il est inquiet. Mais il a un plan.
Nous publions aujourd’hui une archive inédite — commentée par Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.
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Texte intégral (5723 mots)
Si David Galula est aujourd’hui célèbre — et célébré, notamment aux États-Unis — comme un auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel, sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue.
Aujourd’hui paraît dans la revue une archive inédite qui apporte un éclairage historique unique sur ses positions.
Dans une note datée de 1950 et adressée à William Bullitt, ancien ambassadeur des États-Unis en France, il développe une vision à bien des égards prémonitoires : pour empêcher l’URSS d’être en position de force, juste après l’accession au pouvoir de Mao et la naissance de la République populaire, il faut selon Galula « insérer un coin entre la Chine et la Russie ».
Nous donnons pour la première fois à lire ce texte en intégralité, ainsi que la brève réaction de William Bullitt en réponse — introduits et contextualisés par les historiens Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.
Nous respectons les coquilles et ratures de l’archive. Les crochets signalent les lettres, mots ou passages ajoutés à la main au tapuscrit.
26 mai 1950
Capitaine D. Galula
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce
Mon cher capitaine Galula :
Votre lettre qui vient de me parvenir m’a fortement intéressé. J’attache la plus grande importance à vos opinions, car tout ce que vous m’avez prédit s’est produit — hélas. Si une politique comme celle que vous proposez était possible à mettre en œuvre, je chercherais à la soutenir ; mais mon avis est qu’il n’existe pas la moindre possibilité que le gouvernement américain puisse être persuadé d’adopter une telle ligne de conduite.
Pour le futur, sachez que cela me fera toujours grand plaisir de vous voir. Peut-être que nos chemins se croiseront de nouveau dans ce monde troublé.
Avec tous mes vœux,
Très sincèrement vôtre,
William C. Bullitt
[Lire l’analyse de de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein]
Capitaine D. GALULA
Salonique le 26 avril 1950.
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce
Monsieur l’Ambassadeur,
Sachant l’intérêt que vous portez aux affaires chinoises, je me permets de vous faire parvenir une étude que j’ai rédigée il y a quelques semaines. Elle n’est pas destinée à être publiée, la publicité nuirait au contraire à la ligne d’action que je propose. Je l’ai présentée à l’Etat-Major de la Défense Nationale qui, bien que sceptique sur la possibilité de faire adopter ma thèse aux divers gouvernements intéressés- y compris le-nôtre-, m’a néanmoins autorisé à vous la soumettre sous mon entière responsabilité naturellement.
Peu après mon retour de Chine, au printemps 1949, j’ai été affecté en Grèce comme observateur militaire des Nations Unies. J’ai eu ainsi l’occasion d’assister à une autre guerre civile. Je m’attendais à trouver dans ce pays une situation quelque peu semblable à celle que j’avais connue en Chine ; l’expérience acquise en Chine m’a heureusement permis de déceler de bonne heure les faiblesses profondes de l’insurrection communiste grecque qui ont finalement amené sa défaite. Sans vouloir m’étendre outre mesure sur ce sujet, j’attribue cette défaite aux raisons suivantes :
– le parti communiste grec ne bénéficiait pas de l’appui, actif ou moral, de la majorité de la population grecque. A une population épuisée par des années de guerre et d’occupation, ce parti offrait un programme qui ne consistait essentiellement qu’en promesses encore à réaliser, et dont l’intérêt ne paraissait pas évident à tout le monde. Par ailleurs son association avec les Bulgares, “les ennemis héréditaires”, heurtait de front les sentiments patriotiques de la population, sentiments encore très vifs dans un pays qui n’a cessé de lutter pour son indépendance et contre des voisins turbulents. Le parti communiste grec a dû par conséquent renoncer rapidement à toute prétention nationaliste. Sans l’appui de la population, et plutôt à cause de son hostilité, le parti communiste grec a été incapable de mener de véritables opérations de guérillas ; les soi-disant guérillas communistes grecques n’étaient pas, comme en Chine, des bandes de paysans plus ou moins formées de spontanément et agissant dès que les troupes nationales étaient occupées ailleurs ; c’était en fait de de petits commandos, recrutés parmi les “durs” du parti ; ils profitaient du relief particulièrement tourmenté du pays pour s’infiltrer sur les arrières des troupes nationales et les harceler aussi longtemps qu’ils pouvaient se maintenir en comptant sur leurs propres moyens. Et tandis que le parti communiste chinois a fait boule de neige, le parti communiste grec a vu ses forces initiales s’amenuiser rapidement et il a été réduit à recourir au recrutement forcé pour maintenir ses effectifs.
– le parti communiste chinois s’est ravitaillé principalement sur l’adversaire et a ainsi trouvé en Chine même, pour la plus grande part, les moyens nécessaires à la conduite de ses opérations. Pour les communistes grecs, impossible d’appliquer cette méthode parce que le soldat nationaliste n’était pas disposé à se rendre sans combat. Le sort des communistes grecs s’est donc trouvé lié au ravitaillement hétéroclite qui leur parvenait des pays satellites, de la Roumanie et la Tchécoslovaquie à l’Albanie. Le jour où Tito est passé en dissidence et a interdit le transit du matériel sur son territoire, les communistes grecs ont été perdus.
– enfin, le gouvernement grec, malgré ses défauts et ses tares évidentes, était tout de même un gouvernement. Je n’ai pas constaté ici, à un degré comparable, la corruption et l’incurie qui paralysaient le gouvernement nationaliste chinois.
Ce sont ces raisons, à mon avis, qui ont permis à l’aide américaine de porter ses fruits. Sans cette aide, les communistes l’auraient probablement emporté ; mais sans l’hostilité fondamentale de la population au mouvement et aux idées communistes, cette aide n’aurait servi à rien.
Le problème militaire grec est maintenant réglé, au moins pour ce qui est de la guerre froide. A côté des problèmes gigantesques posés par la Chine, il n’a d’ailleurs jamais présenté grand intérêt. C’est pour cela que, malgré mon éloignement de l’Extrême-Orient, je n’ai pas cessé de suivre avec passion l’évolution de la situation dans cette partie du monde et les discussions qu’elle a provoqué dans votre pays, qu’elle affecte plus directement qu’aucun des autres pays occidentaux. J’ai été surpris et déçu de voir combien peu, parmi tous ceux qui ont critiqué le State Department, l’ont critiqué de façon constructive, c’est à dire en proposant une politique nouvelle et active. Quelques-uns ont proposé de continuer et d’accroître l’aide aux nationalistes, comme si cette politique n’avait pas déjà été condamnée cent fois par les faits. Et depuis que le State Department a formulé sa nouvelle politique en Extrême-Orient personne encore ne l’a critiquée comme insuffisante.
Si nous n’étions pas tous, Américains, Anglais ou Français, dans le même panier, il ne m’appartiendrait certes pas de le faire. Mais puisque votre pays est le leader de la coalition des pays occidentaux et que les décisions de votre gouvernement touchent chacun de nous, je me sens en quelque sorte justifié de faire connaître mes vues au gouvernement américain. C’est pour cela, Monsieur l’Ambassadeur, que je me permets de vous envoyer mon étude. Je ne m’attends pas, bien sûr, à ce que la politique que je propose soit adoptée avec enthousiasme et appliquée immédiatement. Peut-être même ne suis-je pas le premier à la proposer. Au moins aurai-je libérer ma conscience, inquiète de constater combien peu de mes compatriotes ou des vôtres ont une idée, même grossière, des conséquences de la victoire des communistes chinois et surtout de leur association avec l’URSS. Et peut-être mon étude vous aura intéressé suffisamment pour que vous vous décidiez un jour à leur ouvrir les yeux en publiant un article à ce sujet dans LIFE.
Je vous prie de croire, Monsieur l’Ambassadeur, à mes sentiments respectueux.
*
A l’heure actuelle, quel est le problème le plus pressant et le plus grave que présente la Chine communiste aux puissances occidentales ? C’est d’empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte.
C’est le problème le plus pressant à cause de l’imminence de cette troisième guerre mondiale, dont tant d’indices fixent l’échéance à moins de cinq ans. On voit mal, en effet, par quel miracle la tension politique actuelle pourrait se résoudre autrement. On devine plus facilement, par contre, l’issue de la course aux armements où les deux camps sont déjà engagés. Si, cas unique dans l’histoire contemporaine, une nation comme les Etats-Unis a pu consacrer des sommes énormes à sa défense sans bouleverser du même coup son économie du temps de paix, l’URSS ne peut soutenir le rythme de cette course sans lourds sacrifices pour son économie normale. Tôt ou tard, elle sera obligée soit d’abandonner, soit de se lancer dans une aventure militaire. Avec le peu que l‘on connaît des chefs russes, ce dernier choix paraît le plus probable.
C’est aussi le problème le plus grave. Nous avons des chances raisonnables de battre une Russie isolée. C’est, en fin de compte, une question de supériorité industrielle et scientifique –qui penche encore de notre côté– et de supériorité morale ; dans ce dernier domaine, l’URSS perd du terrain de jour en jour en Europe. Une guerre qui nous opposerait à la Russie seule, par sa nature même, permettrait à notre supériorité de jouer ; elle resterait principalement une guerre technique, une guerre de matériel. Aussi vaste que soit le territoire soviétique, les sources de la puissance militaire de ce pays, telles que fabriques de bombes atomiques, usines d’aviation, laboratoires, raffineries de pétrole etc. , sont des objectifs justiciables de nos moyens ; leur dispersion n’empêche pas l’URSS d’être vulnérable à une guerre scientifique : bombardement atomique, projectiles téléguidés,etc…Mais si la Chine se range du côté russe, l’issue de la guerre deviendra plus que douteuse, d’une part à cause de l’addition de forces formidables qu’elle confèrera au bloc soviétique, d’autre part parce que son intervention changera la nature de la guerre. Même compte-tenu du fait que la Chine n’aura pas eu le temps de développer son potentiel industriel, elle représente à ce titre pour l’URSS un allié inappréciable.
La Chine soulagera son allié de la nécessité de combattre activement sur deux fronts ; la marine américaine pourra sans doute barrer le développement de toute offensive importante sino-soviétique dans le Pacifique ; en revanche, la coalition occidentale ne pourra pas mener une offensive importante sur le sol chinois ou sibérien ; une telle opération exigerait beaucoup plus d’effectifs sur ce théâtre qu’il n’en a fallu pour sauter d’une île à l’autre au cours de la dernière guerre. On peut ainsi admettre sans grand risque d’erreur la neutralisation du Pacifique. Mais comment arrêterons-nous l’invasion par la Chine de la partie continentale du sud-est asiatique, Indochine, Siam, Birmanie, Malaisie, Indes ? Une telle offensive est dans les possibilités actuelles des armées communistes chinoises, soutenues par un minimum d’aide logistique russe. Sur ce théâtre, notre supériorité technique ne jouerait pas ; à moins d’utiliser les ressources de la guerre bactériologique, si tant qu’elles existent, nous serions forcés de mener une guerre d’infanterie, alors que nous en sommes dépourvus, et contre une population généralement hostile. Car l’alliance de la Chine et de la Russie signifiera qu’en Asie la supériorité morale [sera] passé[e]r dans le camp soviétique. Si le communisme perd actuellement du terrain en Europe, il en gagne de façon foudroyante en Asie où il est associée, aux yeux de la population, à un mouvement nationaliste et anti-blancs. Avec leur slogan “l’Asie pour les Asiatiques”, les Japonais avaient essayé de tirer parti de ces sentiments ; ils n’ont pas entièrement réussi parce qu’ils n’avaient pas de système idéologique à offrir. Les Chinois, cette fois, en propose un, si cohérent et si fructueux qu’un adversaire aussi puissant que les Etats-Unis n’ont pu arrêter leurs succès. La difficulté d’agir sur ce théâtre du sud-est asiatique nous forcera peut-être à le négliger pour un temps et à concentrer nos moyens sur l’adversaire principal, l’URSS. Il n’en reste pas moins que la Russie une fois abattue, nous aurons à faire face à une lutte coûteuse en Asie, à moins de vouloir renoncer, après une guerre totale, à une victoire totale.
Pour mentionner encore un avantage de cette alliance, la Chine communiste fournira à l’URSS une main d’œuvre inépuisable, grâce à ses 450 millions d’habitants ; l’exploitation de [c]cette main d’œuvre ne sera limitée que par la possibilité de la transporter. Notons incidemment que l’économie de la Chine ne souffrirait pas, au contraire, que la population de ce pays soit amputée d’une dizaine de millions d’hommes. Nous courons d’ailleurs le risque de voir apparaître cette main d’œuvre dans les pays conquis de l’Europe occidentale, sous forme de troupes d’occupation ; ces troupes chinoises, expertes dans l’art de la guérilla et par conséquent de la contre-guérilla, inaccessibles à notre propagande à cause de la barrière linguistique, se chargeront de maintenir la sécurité sur les arrières russes et libèreront ainsi à des tâches plus actives autant d’effectifs russes.
Est-ce que ceci ne neutralise pas notre supériorité industrielle et scientifique ? On pourrait penser que les conséquences de l’alliance sino-soviétique exposées ci-dessus sont exagérées et contester la réalité actuelle du fameux péril jaune. Ces conséquences sont pourtant en deçà des possibilités d’une telle alliance. Il serait dangereux de sous-estimer le dynamisme actuel de la Chine communiste. En 1946, quand l’armée de MAO TSE-TUNG comptait moins de 300.000 réguliers en face de millions et demi de soldats nationalistes, combien de gens auraient parié sur une victoire communiste ? Contre les 650 millions d’hommes du bloc sino-soviétique, les puissances occidentales représentent 250 millions d’hommes, avec peut-être 60 autres millions en Europe si ces derniers ne sont pas engloutis rapidement par la marée russe. Cela signifie que si notre supériorité technique est neutralisée, nous [sommes] arithmétiquement battus. Le danger d’une telle alliance est si grand que nous devons tout faire pour la prévenir.
Un point est certain dès maintenant : le régime communiste est installé solidement au pouvoir en Chine et nous gaspillerions vainement nos ressources si nous cherchions à l’abattre en soutenant ce qu’il subsiste du gouvernement nationaliste ; ce gouvernement est mort de ses excès autant que des coups de boutoirs portés par ses adversaires. Une guerre immédiate, à supposer que nous en acceptions l’idée, n’est pas non plus une solution : elle précipiterait cette alliance que nous voulons empêcher ; les communistes chinois n’ont cessé de proclamer leur allégeance au Kominform et il n’y a aucune raison de penser qu’ils modifieraient leur position dans l’état actuel des choses. La politique du cordon sanitaire autour de la Chine, accompagnée d’une aide militaire à ses voisins, vient d’être préconisée par M. ACHESON. Cette politique, qui forme maintenant la base de la politique américaine en Extrême-Orient, est insuffisante et ne résout pas mieux le problème principal. Aucun cordon sanitaire n’arrêtera la pénétration de l’idéologie communiste en Asie où elle sera propagée par les Chinois qui disposent déjà d’importantes colonies à pied d’œuvre. Combattre le communisme par l’amélioration du niveau de vie de la population est une œuvre de longue haleine et le temps nous est mesuré. Enfin, aucun pays d’Asie, à l’exception peut-être du Japon [,] à qui il serait imprudent de se fier, n’est assez organisé et mûr pour former une barrière militaire solide contre la Chine une fois que la guerre aura éclaté. En définitive, la seule solution consiste à insérer un coin entre la Chine et la Russie.
Il existe quelques bonnes raisons de penser qu’avec le temps, une scission pourrait se produire d’elle-même entre ces deux pays. Sous les liens idéologiques, et par conséquent quelque peu abstraits, qui les unissent, il est facile de déceler des germes profonds de discorde. Un des facteurs essentiels de l’ascension au pouvoir des communistes chinois a été l’appui actif d’une large part de la population ; en fait, la propagande a été leur arme principale. Les chefs communistes chinois ont toujours été extrêmement soucieux de ne pas heurter de front les sentiments de la majorité de la population ; en juin 1948, par exemple, ayant constaté une vive opposition des paysans du HONAN à l’application de la réforme agraire, ils annoncèrent qu’il suspendaient cette réforme jusqu’à ce que les paysans, qui seraient soumis à une éducation politique plus approfondie, l’acceptassent de bonne grâce. Un point particulier auquel ils consacrèrent la plus grande attention fut d’apparaître comme les véritables champions du nationalisme chinois en face de “l’impérialisme américain” et ils y parvinrent dans une très large mesure. A cause de cette propagande intensive, un grand nombre de Chinois sont maintenant devenus conscients de problèmes politiques qu’ils ignoraient. Et par le fait même que le sort des communistes chinois dépendait du succès de leur propagande, ils sont maintenant prisonniers de l’opinion publique qu’ils ont contribué à créer. Jusqu’ici, la pure xénophobie a constitué la base essentielle du nationalisme chinois ; cette xénophobie a toujours été dirigée contre l’étranger le plus évident sur le sol chinois. Elle était dirigée hier contre les Américains, aussi pures et désintéressées fussent leurs intentions ; les étudiants chinois, nourris de riz et de farine donnés gratuitement par les Etats-Unis, étaient les plus violents contre eux. Si les Russes deviennent les étrangers [«] les plus visibles [»], il est probable qu’ils deviendront en même temps la cible favorite de la xénophobie chinoise, en dépit de tous les efforts du gouvernement communiste local pour combattre cette tendance traditionnelle de l’esprit chinois.
Un autre germe de conflit existe dans le fait que les communistes chinois ont accédé au pouvoir sans eu besoin –et sans avoir reçu– d’aide importante de l’URSS ; ils n’ont pas été installés au pouvoir par l’Armée Rouge, comme les satellites européens. Il semble donc naturel qu’ils se sentent plus indépendants vis à vis des directives de Moscou. Aussi longtemps que les intérêts de la Chine communiste et de la Russie coïncideront, Pékin et Moscou marcheront ensemble. Mais qu’arrivera-t-il lorsque ces intérêts divergeront ? M. ACHESON a récemment fait allusion au projet d’annexion de la Mandchourie, de la Mongolie Intérieure et du SINKIANG par la Russie ; il est encore trop tôt pour affirmer que cette annexion est chose faite et les déclarations de M. ACHESON n’ont peut-être pas eu d’autre but que d’alerter l’opinion publique chinoise sur les ambitions possibles de l’URSS. Quoi qu’il en soit, l’URSS a arraché des concessions importantes dans ces territoires à l’ancien régime chinois ; ne montrera-t-elle pas une certaine répugnance à rendre ces concessions à la Chine, même devenue communiste ? Les intérêts russes et chinois risquent également de diverger dans un autre domaine : de ces deux pays, lequel va devenir le leader de l’expansion du communisme en Asie ? La Chine semble être le leader le plus naturel parce qu’elle est une nation asiatique et parce que son prestige historique brille aujourd’hui plus que jamais. Les Russes se fieront-ils à leurs alliés chinois jusqu’à leur laisser la direction du programme d’expansion ? On peut en douter car la suspicion du Kremlin est aussi traditionnelle que la xénophobie chinoise ; de plus, l’orthodoxie du communisme chinois reste encore à être établie.
Par ailleurs, depuis plus d’un siècle, la Chine s’est ouverte sur sa façade maritime tandis qu’elle se fermait progressivement sur sa façade continentale. Ce phénomène n’a pas été dû à un accident de l’histoire, c’est la géographie, beaucoup plus impérative, qui l’a produit. Il ne pourra pas être inversé artificiellement dans un proche avenir, les dirigeants communistes chinois s’en rendront compte tôt ou tard. Si la nourriture spirituelle pourra continuer à venir de l’est, c’est seulement par la mer que la Chine pourra satisfaire ses besoins économiques. Elle restera donc attachée à ce monde occidental et pour maintenir ses relations commerciales avec lui, elle exigera un certain degré de liberté vis à vis de l’URSS. Que cette liberté lui soit refusée et en résultera une nouvelle cause de conflit.
Ces germes de conflit, cependant, ne se développeront pas spontanément si les dirigeants russes sont assez intelligents pour comprendre qu’ils ne peuvent se permettre de traiter la Chine comme ils ont traité leurs satellites européens. L’orientation future de la Chine sera déterminée par l’attitude de la Russie. Si celle-ci fait preuve de largeur d’esprit et de tolérance, si elle traite la Chine en partenaire égal, leur association ne se rompra pas d’elle-même. Si la Russie se montre brutale et intervient sans ménagement dans les affaires chinoises, c’en sera fait de cette association. Pour nous, il n’est rien que nous puissions souhaiter davantage que de voir l’URSS s’enliser dans le bourbier chinois ; ce serait sa fin irrémédiable. Il n’est pas encore possible de déterminer l’attitude de l’URSS dans ses relations avec la Chine communiste. Ce renseignement possède une importance capitale et devrait être affecté de la plus grande priorité auprès des services intéressés, diplomatiques ou non.
Supposons le pire, c’est à dire le choix d’une politique tolérante par l’Union Soviétique. Avons-nous un moyen quelconque d’aider à la maturation de ces germes latents ? Pouvons-nous empoisonner les relations de ces deux pays, par exemple en forçant les Russes à intervenir brutalement dans les affaires chinoises, en les forçant à devenir [«] les étrangers visibles [»] et en les condamnant ainsi à se mettre à dos le peuple chinois ? Par la seule propagande, nous n’irons pas loin ; nos écrits, presse, livres, pamphlets, ne pénètreront pas mieux le “rideau de bambou” que le rideau de fer ; nous pouvons nous attendre en effet à ce que la presse chinoise soit soumise au contrôle total du parti communiste ; quant aux émissions radiophoniques, elles se heurteront à l’obstacle le plus simple et le plus efficace : une infime minorité de Chinois possède des récepteurs Dans cet ordre idée, le seul moyen disponible est le “télégraphe bambou”, c’est à dire la propagation de rumeurs et de nouvelles de bouche en bouche ; ce procédé ne fonctionnera que si le peuple chinois est opposé à aux autorités au pouvoir ; ce fut le cas sous l’occupation japonaise mais pour l’instant, le parti communiste continue de bénéficier du soutien de la majorité des Chinois. Il est évident que nous ne pouvons pas non plus appuyer la candidature de la Chine à la direction de l’expansion du communisme en Asie. Quel moyen nous reste-il ? Un seul, et il est heureusement puissant : le blocus économique de la Chine communiste par toutes les nations occidentales.
Après douze ans de guerre étrangère et civile, la Chine a un besoin désespéré d’aide économique pour recouvrer sa prospérité d’avant-guerre. Mais le retour à la prospérité du passé n’est pas le but que se sont fixés MAO TSE-TUNG et son entourage : ils ont élaboré des plans ambitieux pour le développement rapide de l’industrie et de l’agriculture de la Chine ; ayant donné une large publicité à ces projets, ils sont tenus de les réaliser, sinon de façon spectaculaire, du moins suffisamment pour montrer quelques signes de progrès au peuple chinois.
Si les communistes chinois ont accès normalement aux sources de production occidentales, il n’y a pas de doutes que par le seul effet de ces échanges normaux, la Chine ne se rétablisse rapidement et progresse régulièrement comme elle le fit avant la guerre. Si ces sources lui sont interdites, où MAO TSE-TUNG trouvera-t-il le large soutien économique dont il a besoin ? Seulement en Russie et il le demandera. La Russie peut-elle le lui accorder ? Elle a déjà d’énormes besoins propres à satisfaire : reconstruction de ses territoires sinistrés, course aux armements et peut-être, en dernière priorité, augmentation de la production d’objets de consommation afin de donner quelque encouragement à sa population fatiguée par tant d’années d’épreuves et de privations. Si ces obligations n’avaient pas été aussi impératives, est-ce que la Russie aurait exploité si brutalement ses satellites, s’aliénant de la sorte une bonne mesure de sympathie parmi leur population ? L’hérésie titiste ne se serait sans doute pas produite si la Russie n’avait pas accaparé sans compensation la production de la Yougoslavie.
Admettons, bien que cela paraisse improbable, que la Russie accorde quand-même cette aide à la Chine. Dans ce cas, le blocus aura affaibli l’économie de la Russie, ce qui n’est pas un résultat négligeable.
Si, par contre, Staline refuse d’aider son collège, MAO se trouvera placé en face d’un dilemme : ou bien se débrouiller avec essentiellement les seules ressources de la Chine et avoir des difficultés sérieuses avec le peuple chinois ; ou bien essayer d’obtenir une aide de l’Occident et, dans ce dernier cas, avoir à affronter ses camarades russes. Car nous serons alors en mesure d’imposer nos conditions.
Il est certes possible que MAO TSE-TUNG échappe à la logique de ce dilemme, les évènements se moquent parfois de la logique. Si le blocus économique n’aura pas eu d’autre effet que de réduire le potentiel militaire d’un ennemi probable, il n’aura pas été tout à fait vain.
On peut naturellement opposer un certain nombre d’arguments de poids à l’idée du blocus. Tout d’abord, est-il possible de le maintenir ? Il ne s’agit pas d’établir un rideau de corvettes au large des côtes chinoises. Le blocus commence dans nos ports, avec un embargo sur les exportations à destination de la Chine.
Le blocus ne va-t-il pas irriter le peuple chinois ? Certainement, mais contre qui sera-t-il le plus irrité sinon contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ? Les communistes chinois eux-mêmes ont pu constater l’immensité de l’aide apportée au gouvernement nationaliste par les Etats-Unis ; ils ne manqueront pas de faire la comparaison. Du reste, en maintenant le silence autour du blocus, en évitant de le souligner dans notre presse et dans notre propagande, nous pourrons réduire partiellement l’effet moral adverse pour nos intérêts qu’il pourrait susciter dans les esprits chinois
Le blocus ne forcera-t-il pas les communistes chinois à s’embarquer dans une aventure militaire afin de se procurer les produits qui leur manquent ? C’est un risque à courir, bien qu’il semble improbable. Ce sont surtout des vivres qu’ils trouveraient chez leurs voisins et ce ne sont pas des vivres dont la Chine a besoin ; il lui faut des produits industriels dont elle ne pourra pas s’emparer dans le sud-est asiatique. Et il sera toujours possible de relâcher le blocus quand la tension sera devenue dangereuse.
On peut encore objecter que le blocus nous privera de marchés indispensables à la prospérité de notre économie. C’est vrai, et c’est un sacrifice de plus à faire. Si l’on estime que la troisième guerre mondiale est une hypothèse lointaine et problématique, réduisons nos dépenses militaires et nous contribuerons davantage à notre prospérité. Ce point, d’ailleurs, mérite d’être étudié sous son autre aspect. L’examen du commerce extérieur de la Chine depuis la capitulation japonaise montre clairement que la plus grande part des importations de ce pays ont été payées à l’aide de crédits et de dons octroyés par le gouvernement américain ; les avoirs chinois à l’étranger — dont les communistes ne détiennent actuellement qu’une infime partie de ce qu’il en reste– et les exportations ont permis de couvrir le reste. Avec l’exportation de ses produits, la Chine peut-elle subvenir à ses besoins ? Incontestablement non ; elle ne dispose que de soies de porc, de thé, de soie, d’huile de tung, d’œufs, d’étain et de tungstène, en tout pas grand-chose et aucun produit de première nécessité en dehors des deux derniers. Autrement dit, si l’on veut faire du commerce avec la Chine, il faudra au préalable lui consentir des crédits. Quel homme d’affaire s’y risquerait sous son régime actuel ? Quant aux gouvernements qui y seraient disposés, pourquoi ne subventionneraient-ils pas, plutôt, directement les branches de leur économie qui souffriraient du blocus.
Nous, Français, serions un facteur négligeable dans la conduite du blocus ; nos relations commerciales avec la Chine sont minimes et nous pourrions subir sans grande douleur la perte de nos capitaux déjà investis là-bas. Le coup sera plus dur pour la Grande-Bretagne dont le gouvernement entretient l’espoir de sauver Hong-Kong et ses capitaux qui représentent 300 millions de livres ; à cette fin, il entend adopter une politique conciliante vis à vis du gouvernement communiste chinois, lui fournissant ce dont la Chine a besoin en échange de certaines garanties pour ses capitaux. Tant que durera l’alliance sino-soviétique, ces garanties sont illusoires, elles ne sauveront pas les capitaux anglais le jour où la guerre éclatera. On peut s’attendre également à une opposition tenace de certains milieux commerciaux américains, compagnies de navigation, exportateurs de produits pétroliers, etc. Nous disposons encore de quelques mois pour les convaincre ; la question du commerce extérieur de la Chine ne se posera pas sérieusement tant que les communistes seront occupés à réduire leurs adversaires retranchés à Formose.
Concluons maintenant cette étude en formulant un plan d’action simple et positif. Il faut :
1– Consacrer tous les efforts de nos services de renseignements à déterminer l’attitude de l’URSS vis à vis de la Chine communiste. Si elle est brutale, nous n’aurons peut-être pas besoin du blocus, notre attitude passive actuelle pourrait suffire. Accordons-nous pour cela un délai de 6 mois.
2– Pendant ces six mois, chercher à réaliser l’accord des pays occidentaux sur le blocus éventuel de la Chine. Conduire naturellement ces pourparlers en secret, inutile de donner une arme à la propagande communiste avant que les évènements eux-mêmes ne révèlent le blocus.
3– Si cet accord est réalisé et s’il s’avère que l’URSS montre une attitude tolérante dans ses relations avec la Chine communiste, appliquer le blocus dont la sévérité pourra être nuancée en fonction des fluctuations de la situation.
Salonique, le 26 janvier 1950
Le Capitaine D. GALULA, observateur militaire français à l’UNSCOB.
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07.10.2024 à 17:50
Le 7 octobre et la première guerre mondiale informationnelle
Matheo Malik
Depuis un an, dans une superposition des événements et des images, nous suivons en direct, au jour le jour, un affrontement d’une violence inouïe — qui déchaîne et polarise partout les opinions publiques. Pour Hugo Micheron et Antoine Jardin, le 7 octobre nous a clairement fait basculer dans une nouvelle ère : celle de la guerre mondiale informationnelle.
Dans l’un des premiers projets de recherche augmentée par l’IA, ils présentent en exclusivité les premiers résultats d’une vaste enquête.
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Texte intégral (4685 mots)
Un an exactement après le 7 octobre, la revue accompagne un chantier novateur. En partenariat avec le séminaire « IA, démocraties européennes et milieu informationnel », Hugo Micheron présentera ce programme de recherche le 10 octobre 2024 de 19h à 21h dans la grande salle du Théâtre de la Concorde. Si vous nous lisez, que vous pensez que notre travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
La première guerre mondiale informationnelle
Depuis le 7 octobre, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : celle de la première guerre mondiale de l’information.
L’attaque terroriste du Hamas puis l’invasion israélienne de Gaza ont marqué un tournant stratégique dans la région. Par la sidération et par l’intensité informationnelle qu’ils ont produites, ils ont rendu visible la dimension mondiale d’un affrontement jusque-là beaucoup moins perceptible. Au Proche-Orient, et notamment à Gaza, se trouve aujourd’hui l’épicentre d’une guerre d’un type nouveau.
Événement historique sans précédent à cet égard, le 7 octobre apparaît comme le révélateur d’une situation insuffisamment commentée, documentée et comprise, mesurable par l’explosion des contenus diffusés sur les réseaux sociaux.
Les attaques du Hamas ont immédiatement déclenché un tsunami des réactions, s’imposant comme sujet de discussion internationale, trans-plateforme et multimédia. Les volumes de contenus produits, partagés, commentés, ont, dès le déclenchement de l’opération « Déluge Al-Aqsa », atteint des niveaux supérieurs à ceux du dernier pic historique en la matière, provoqué par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie de Poutine le 24 février 2022. La mobilisation hors norme était observable dans le monde entier et sur l’ensemble des plateformes sociales — X, Facebook, Instagram, Snapchat, Telegram, YouTube, Discord, etc.
Contrairement à la guerre en Ukraine toutefois, l’engagement des internautes ne s’est pas essoufflé. Plusieurs semaines après, lors de l’invasion israélienne de Gaza le 21 octobre, le flux de contenus et d’appels à la mobilisation restait à des niveaux exceptionnels, confirmant l’ampleur inédite du phénomène.
Autre particularité : le 7 octobre et ses conséquences sont devenus viraux d’une manière hétérogène au sein de presque toutes les grandes communautés militantes actives en ligne. Au-delà des soutiens pro-israéliens, pro-Hamas ou pro-palestiniens, le sujet a été récupéré par des mouvances variées : islamistes de tous horizons, pro-russes, pro-iraniens, antisémites, complotistes, extrême gauche, extrême droite, suprémacistes blancs, antivax, et même des climatosceptiques. Le conflit servait à ces multiples mouvances de catalyseur pour produire des messages sur des sujets a priori lointains mais qu’ils reliaient à l’actualité gazaouie. Les différentes communautés militantes ont investi le 7 octobre d’un sens politique qui dépasse largement la tragédie sur le terrain proche-oriental.
La guerre à Gaza produit également des effets politiques majeurs dans les démocraties occidentales. Aux divisions déjà profondes, comme celles des gauches européennes face à la caractérisation des massacres du Hamas, s’ajoutent au printemps 2024 des manifestations et des blocages d’universités, ainsi qu’un regain de la menace terroriste. Un chiffre suffit pour en prendre la mesure : les tentatives d’attentat ont quintuplé en Europe occidentale entre 2023 et 2024 — et plus d’un tiers d’entre elles visaient des cibles juives 1. Les polémiques qui découlent logiquement de l’enchevêtrement de ces dynamiques et des raccourcis qui en résultent, renforcent la polarisation de débats publics déjà durement éprouvés. Ils sont alimentés par la guerre informationnelle au moins autant qu’ils l’alimentent en retour, en la prolongeant sur les réseaux sociaux.
De toute évidence, il se joue ici un phénomène à tout point de vue hors norme et d’une nature nouvelle. La guerre s’émancipe de sa dimension physique pour s’inscrire dans le domaine informationnel : au-delà des affrontements traditionnels sur terre, mer, dans les airs et le cyberespace, le 7 octobre intervient donc comme une révélation mondiale de l’importance du conflit informationnel. À cet égard, le Hamas semble avoir démontré qu’il est possible de subir une guerre sur le plan militaire tout en en menant une autre sur le plan informationnel — en toute hypothèse, il serait donc possible de perdre militairement tout en gagnant sur le terrain de l’information. Il reste à voir si le Likoud et Benjamin Netanyahou en ont pleinement pris conscience. Si cette hypothèse devient réalité, elle représenterait un véritable changement de paradigme.
En devenant « informationnelle », la guerre se dématérialise et la confrontation autour de Gaza se déplace : elle peut s’infiltrer dans les débats publics pour opérer comme un marqueur politique sur des enjeux beaucoup plus larges.
Dans l’épicentre informationnel de Gaza : caractéristiques d’une guerre nouvelle
Le paradigme de la guerre informationnelle nous permet un exercice heuristique d’un nouveau genre, qui s’appuie sur des outils inédits pour l’étudier et, en amont, de le documenter 2.
Sans prétendre à l’exhaustivité, après avoir pris en compte plus de 10 millions de tweets et près de 200 000 articles et posts sur les réseaux sociaux publiés par des médias depuis un an, les données nous permettent de proposer de premières pistes pour étudier systématiquement les récits promus sur les réseaux sociaux par les différentes communautés et leurs évolutions dans le temps.
Depuis un an, les différentes communautés intervenant autour du conflit publient trois types de contenus assez différents. Un premier type de messages consiste en des appels à la mobilisation, à l’action et aux manifestations — en soutien à la cause palestinienne ou à Israël, même si les premières sont bien plus nombreuses que les secondes. Les messages sont majoritairement publiés sur Telegram. Ils relayent :
- des appels purs et simples à manifester ;
- des informations logistiques sur les rassemblements en question ;
- le nombre des participants, les éventuels mots d’ordre ou éléments de langage à diffuser.
Le deuxième type de contenus sont les « chaînes » sur les réseaux sociaux qui proposent des flots continus d’information documentant la situation sur le terrain. La plupart des « feeds » suivent des focales spécifiques, que l’on regroupe en trois catégories principales :
- celles insistant sur la dimension strictement militaire de l’actualité ;
- celles se focalisant sur les conséquence de la guerre, les morts — avec un accent sur les pertes civiles et notamment sur les enfants — et les dégâts (la plupart du temps causés par l’invasion israélienne) ;
- celles abordant la dimension internationale ou diplomatique du conflit, relayant par exemples les positions des dirigeants arabes ou étrangers et les déclarations officielles des porte-paroles.
L’ensemble de ces contenus, qu’ils soient défavorables ou non à Israël, se limitent à des retweets ou comportent des apports éditoriaux mineurs. Cependant, même court, les messages sont souvent orientés de façon à : 1) conditionner d’une phrase, d’un mot, d’un emoji, la réception de l’information partagée ; 2) jouer un rôle de filtre émotionnel pour indiquer à l’observateur comment traduire l’information partagée et 3) entretenir le feu émotionnel, maintenir les effets de sidération et d’indignation causés par la guerre.
L’Iran dans la guerre informationnelle
Les comptes pro-iraniens et pro-Hamas sont très rodés à ces techniques, de plus en plus mobilisés aussi en 2024 au sein des communautés en soutien à l’action militaire israélienne.
Ces méthodes participent d’une mise en récit subtile mais massive de l’actualité. Elles renforcent l’indignation et associent une forte charge émotionnelle à l’information qu’elles conditionnent.
En terme de volume, l’Iran est l’acteur qui investit le plus massivement la guerre informationnelle, notamment dans les premiers mois après le 7 octobre 2023 — nous aurons l’occasion de l’évoquer en détail dans un article dédié. Les relais de la République islamique au sein de « l’axe de la résistance » sont présents sur tous les réseaux et actifs en différentes langues — farsi, arabes, français, anglais notamment. En français, ils s’affairent aussi bien à relayer des appels à manifester que la promotion de contenu religieux et politique.
Les contenus poussés par les réseaux iraniens, russes et turcs tendent à résonner fortement entre eux, notamment dans leur dimension anti-occidentale. Ils produisent un champ de force discursif sur les réseaux sociaux qui insistent notamment sur l’illégitimité et l’immoralité de l’action des capitales européennes. Ces récits sont d’autant plus « convaincants » qu’ils font mouche et qu’ils sont repris et martelés par des relais importants dans des communautés politiques et religieuses très différentes en Europe et au Moyen-Orient. Leur dissémination massive donne l’impression d’une vérité indiscutable à ceux qui chercheraient à s’informer candidement sur les réseaux sociaux.
Les réseaux pro-russes, comme leur homologues iraniens, s’activent dans toutes les langues. De manière générale, ils exploitent la situation à Gaza pour affaiblir les positions diplomatiques et discursives de l’Union européenne et des États-Unis.
La Russie et le sous-texte ukrainien
La guerre en Ukraine apparaît en filigrane de quasiment tous les récits poussés par ces canaux.
Les réseaux pro-russes tendent ainsi à promouvoir une couverture de la guerre à Gaza qui incrimine les positions de l’Occident. Les contenus dénonçant le « deux poids, deux mesures » de l’Occident — chers également aux réseaux pro-turcs et pro-iraniens — sont les plus évidents. Les prises de positions des responsables européens sont ainsi fréquemment dénoncées pour leur « indignation sélective » — s’émouvant davantage de la situation sur le front ukrainien et que du sort des Palestiniens à Gaza. Les messages insistant sur le fait que la situation au Proche-Orient serait une priorité absolue — par opposition à l’Ukraine qui ne serait qu’un sujet secondaire — reviennent également de façon récurrente. Autre aspect des récits pro-russes, ils visent à associer directement les actions d’Israël à celles des puissances occidentales. L’idée que les soutiens d’Israël sont les mêmes que ceux de l’Ukraine est par exemple martelée à longueur de messages. Enfin, ces communautés vantent plus ou moins subtilement la diplomatie russe au Proche-Orient — surtout dans les contenus en arabe. Elle est présentée comme efficace et fiable par opposition à une diplomatie occidentale jugée immorale, injuste et improductive.
Dans la guerre mondiale informationnelle, les stratégies d’influence opèrent subtilement. Les récits employés ne sont pas toujours rattachables à la politique des pays en question. Ils sont souvent pensés de façon à être récupérables par d’autres communautés politiques et devenir viraux en leur sein. C’est ainsi qu’autour du conflit en cours au Proche-Orient peuvent s’amalgamer si facilement des enjeux de politique intérieure et extérieure.
Faire face à la guerre informationnelle : le grand contexte numérique du 7 octobre
Pour comprendre le choc du 7 octobre, il faut le replacer dans son grand contexte et revenir sur les coordonnées de l’atmosphère informationnelle dans laquelle il advient. L’étude des phénomènes de viralité permet de dégager cinq grandes tendances.
Une polarité active : l’installation d’un climat d’insurrection intellectuelle
La première d’entre elles résulte de la très forte polarisation, qui configure un climat d’insurrection intellectuelle. Celui-ci est palpable au quotidien sur les réseaux sociaux sur lesquels s’affrontent des « communautés » militantes plus ou moins bien organisées. Il perle aussi dans la multiplication des épisodes émeutiers — des gilets jaunes en 2018 aux affontements en Angleterre à l’été 2024, en passant par les manifestations virulentes en Allemagne et en Grande Bretagne après le 7 octobre 2023 ou aux émeutes en France à l’été 2023 après la mort de Nahel.
Le climat d’insurrection intellectuelle se matérialise aussi dans une tendance à la remise en cause des résultats issus des urnes.
L’assaut du capitole le 6 janvier 2021 aux États-Unis, largement provoqué par une surenchère sur les réseaux sociaux contestant l’élection de Joe Biden, constitue la matérialisation la plus grave de ce phénomène. Dans les contextes politiques polarisés, les enjeux des scrutins sont considérablement relevés et la victoire d’un camp est synonyme non pas de défaite électorale pour l’autre camp mais de catastrophe inacceptable. La tentation est grande alors pour les perdants de refuser la légitimité démocratique aux vainqueurs et de préférer croire à des résultats truqués, par des modes de scrutin biaisés.
Polarisation et paralysie : la neutralisation des capacités d’action politique
L’une des conséquences les moins bien comprises de la polarisation politique et du climat d’insurrection intellectuelle qui s’ensuit est la neutralisation des capacités d’action politiques par les gouvernements élus.
En effet, si la légitimité d’une élection est immédiatement remise en question par une forte minorité de l’électorat — comme cela tend à être le cas en France, aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe — la menace n’est pas qu’insurrectionnelle. En réalité, le risque premier est celui de la paralysie politique. Un président ou un chef de gouvernement mal élu ou fortement contesté voit sa marge de manœuvre réduite et donc, ses capacités d’action politique sur le plan intérieur en partie neutralisées. Pour les décideurs publics placés dans de telle situation, le coût de la prise d’initiative augmente tandis que celui de l’inaction baisse, chaque décision pouvant provoquer une réaction potentiellement violente. En témoigne le mouvement de contestation de la réforme des retraites en France : dans pareil contexte, l’inaction politique devient un confort enviable, voire une forme de sagesse qui fait écho à l’adage prêté à Henri Queuille selon lequel : « il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout ». Le risque de paralysie politique est inhérent à la polarisation toujours plus importante sur les réseaux sociaux.
L’Europe face à son décrochage économique : le risque de la « lente agonie »
Alors que l’hégémonie des régimes européens est remise en question partout, il n’a rarement paru aussi urgent d’agir.
Sur le plan économique, les préconisations de Mario Draghi publiées dans ces pages énoncent un constat implacable et ont suscité un débat continental. L’Union accuse un retard dans la compétition économique mondiale face aux États-Unis et à la Chine, notamment en raison de retards technologiques et dans l’intelligence artificielle qui tendent à s’accumuler. Elle a moyen d’inverser la tendance et d’échapper à la « lente agonie » contre laquelle met en garde le rapport Draghi — mais le virage est serré. Au-delà de mesures sectorielles bien identifiées, il implique notamment des investissements considérables. En somme, sa mise en œuvre — qui sera peu ou prou la feuille de route de l’Union pour le cycle politique qui s’est ouvert avec les élections de cette année — repose sur un préalable : reprendre l’initiative et sortir de la paralysie politique.
Recul et isolément géopolitique : face à « l’astanaïsation » des crises
Car à l’inertie politique et économique s’ajoute le recul géopolitique de l’Union, observé de façon spectaculaire depuis le début de la crise en Syrie et dont il conviendrait un jour de tirer toutes les leçons 3.
La guerre civile syrienne (2011-2019) constituait la dernière grande crise au Moyen-Orient jusqu’à l’actuelle, déclenchée par les attaques du 7 octobre et la guerre en cours à Gaza et au Liban. La crise syrienne a été un moment charnière pour l’Europe : entre son début en 2011 et son règlement partiel en 2019, l’Union est passée en moins d’une décennie du statut de puissance active dans la région à celui de témoin passif. Cela même alors que le continent a été affecté par les dynamiques qui y ont pris forme, en particulier la crise des réfugiés de l’été 2015 et le djihadisme de Daech — auquel ont participé 6000 Européens et qui s’est traduit dans une campagne d’attentats sans précédent.
Si l’influence européenne sur le cours des événements en Syrie s’est évanouie, c’est aussi le produit d’une stratégie mise en place par les rivaux géopolitiques de l’Union. En 2018, la Russie, l’Iran et la Turquie réunis à Astana au Kazakhstan pour négocier une issue aux conflits syriens trouvent un terrain d’entente. Le préalable qu’ils posent à toute discussion est simple : les puissances européennes doivent être exclues du cadre du règlement du conflit syrien. Un accord qui allait être transposé à d’autres crises, et qui se traduit depuis lors par une « astanaïsation » des relations internationales. De la Libye au Sahel, en passant par l’Afrique de l’Ouest, l’exclusion des puissances européennes des cadres d’intervention et de résolution politique des conflits s’étend vers d’autres zones du monde.
À l’heure de la guerre à Gaza et au Liban, l’Europe a perdu sa capacité d’influer sur les positions en présence alors même que la situation au Proche-Orient rétroagit encore une fois fortement sur les débats publics européens. Comme nous le rappelions plus haut, le 7 octobre est de ce point de vue un catalyseur des dynamiques précédentes.
Le retour de flamme par la guerre informationnelle
En perdant son influence sur le cours des événements dans son environnement immédiat, l’Europe tend à devenir l’objet des transformations qui s’y produisent.
En plus de tenter proactivement d’exclure l’Union des cadres de règlements des crises qui affectent directement l’Europe, les rivaux géopolitiques et ennemis déclarés de l’Occident cherchent aussi à exploiter le climat d’insurrection intellectuelle.
À travers les méthodes dites de guerre informationnelle, ces acteurs tentent d’appuyer sur les clivages et les lignes de faille identifiés dans les débats démocratiques occidentaux 4. Par le biais de multiples campagnes de désinformation ou d’amplification de récits et de tropes déjà présents sur les réseaux sociaux, ils cherchent à renforcer les dynamiques de fragmentation et polarisation politique à l’œuvre dans le champ politique 5.
La Russie a largement recours à ces méthodes — de l’instrumentalisation de la polémique autour des punaises de lit à Paris à l’automne 2023 à l’orchestration de faux actes antisémites quelques jours après le 7 octobre. L’initiative d’un autre pays d’Asie centrale retient peu l’attention en Europe malgré sa forte activité : l’Azerbaïdjan. Hostile à l’action de l’Union, notamment en raison du soutien français à l’Arménie, le pays est à l’origine du Groupe d’initiative de Bakou (GIB) dont le but est de soutenir la lutte des peuples « mal-décolonisés ». Via les mécanismes de campagne informationnelle sur les réseaux sociaux décrites précédemment, le GIB s’est par exemple explicitement impliqué dans l’amplification des contenus hostiles à l’État français en Nouvelle-Calédonie, soutenant activement l’indépendance de l’île et le départ de ce que ses soutiens appellent des « forces d’occupation françaises ».
Devenir des ingénieurs de la démocratie
La polarisation politique, l’essor d’un climat d’insurrection intellectuelle, le décrochage économique et géopolitique de l’Union et la multiplication des campagnes informationnelles se sont développés de concert au cours des quinze dernières années.
Ces tendances se nourrissent les unes des autres et définissent les forces centrifuges qui menacent aujourd’hui la stabilité des démocraties occidentales : elles ont pris forme concomitamment à l’affirmation des réseaux sociaux comme lieux privilégiés de conscientisation et de socialisation politique.
Hautement politique, la problématique technologique ne peut être abordée sous le seul aspect technique. Elle se doit à ce titre d’être traitée par les sciences politiques et c’est là qu’intervient une ultime contrainte. Les défis posés par les tendances précédemment décrites sont extrêmement délicats à quantifier, à qualifier et donc, à objectiver. Si bien qu’il arrive souvent d’être d’accord sur un constat — celui de la fragmentation politique des pays démocratiques européens par exemple — sans pour autant parvenir à établir fermement et implacablement le constat lui-même.
Ce qui ressort de cela est que les transformations technologiques nous obligent à adapter nos cadres de pensée traditionnels afin de pouvoir comprendre leurs effets sur le politique. Ces problématiques ne pourront trouver de réponse, sans pouvoir au préalable :
- objectiver les tendances précitées ;
- les analyser et les comprendre, aussi bien dans leur matérialisation, dans leur fonctionnement que dans les effets qu’elles produisent ;
- être capable d’en produire des éléments de constat intelligibles et partageables sur la base desquels produire un discours et une action politique.
Y répondre permettrait de mettre un terme à la désynchronisation du politique et du technologique — l’un se développant plus vite que la capacité de l’autre à l’absorber et à le réguler. Les deux premiers points sont des défis majeurs pour les démocraties européennes que peuvent et que doivent relever les sciences humaines et sociales. Pour y parvenir, il est nécessaire au préalable de produire des outils à la mesure de ces défis et d’exploiter le plein potentiel de l’IA pour produire les outils de la recherche augmentée. Dont acte.
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07.10.2024 à 09:57
« Depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois », une conversation avec Nitzan Horowitz
Matheo Malik
« Les Israéliens ont tort mais voici l’opinion générale : nous ne pouvons plus faire confiance à nos voisins. »
Dans le deuil et l’effroi, un consensus de la rage s’est installé à bas bruit dans le pays. Alors que les bombardements israéliens ont fait des dizaines de milliers de morts à Gaza, le sentiment de menace existentielle s’est étendu partout en Israël depuis le 7 octobre. Comment sortir de cette spirale ?
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Texte intégral (1983 mots)
Depuis un an, la revue cartographie la nouvelle phase dans laquelle est entré le Moyen Orient à partir du 7 octobre 2023. Si vous nous lisez, que vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Au lendemain des attaques du 7 octobre, vous vous montriez très critique à l’égard du gouvernement de Benjamin Netanyahou, dont vous expliquiez la responsabilité par sa politique générale et par son impréparation à Gaza. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la situation stratégique d’Israël ? Qu’est-ce qui a changé depuis un an ?
Tout d’abord, je voudrais préciser que si j’ai été ministre de la santé dans l’ancien gouvernement, je ne suis plus en politique aujourd’hui. Je ne représente donc en aucune manière le gouvernement israélien actuel et mes opinions n’appartiennent qu’à moi.
Depuis cette journée du 7 octobre, il y a un an exactement, nous vivons dans un cauchemar permanent.
La guerre s’étend désormais sur sept fronts : à Gaza, au Liban, en Iran, au Yémen, en Cisjordanie, en Israël et, pour les communautés juives qui sont visées, partout à travers le monde. Lorsque des centaines de missiles balistiques ont été lancés depuis l’Iran sur Tel Aviv, ma mère était chez elle, dans son immeuble, sans abri anti-bombe. Au moment des frappes, elle m’a téléphoné depuis son armoire et m’écrit sans arrêt depuis. Tout cela me touche très personnellement. Mardi, 8 personnes sont mortes dans un attentat à Jaffa.
C’est donc un tout : depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois.
Il faut ajouter à cette situation les problèmes que connaît Israël en interne depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Netanyahou, qui se place résolument contre la démocratie. En parallèle de la guerre extérieure imposée à Israël, il y a un mouvement civique considérable contre le gouvernement. Il s’agit à mon sens de la crise la plus profonde que mon pays ait subie depuis sa création en 1948. Les gens sont inquiets, bouleversés, abasourdis et choqués. Tous les jours, les nouvelles sont horribles.
Qu’est-il encore possible d’espérer ?
En ce qui concerne la question palestinienne, je suis convaincu, plus que jamais, que la seule solution viable est la solution à deux États ; c’est à dire un État palestinien à côté de l’État d’Israël ; un État palestinien formé par la Cisjordanie et Gaza, et Israël à côté. Nous avons déjà un cadre avec l’autorité palestinienne, les accords d’Oslo, qui sont toujours en vigueur — mais il faut aller plus loin.
Est-ce possible ?
Il est très difficile en ce moment de faire des prédictions.
Beaucoup d’Israéliens sont déçus de nos partenaires palestiniens mais je crois que dans ce petit pays où il y a deux peuples, juifs et arabes, israéliens et palestiniens, il faut avoir deux États.
Pour l’instant, Israël occupe la plupart de la bande de Gaza. J’ai bon espoir qu’en cas d’accord, Israël se retirera. Je ne peux pas dire que je suis optimiste pour l’instant parce que la situation est vraiment très dure et que les émotions sont extrêmement fortes.
Concernant le Liban, il faut être clair : depuis 25 cinq ans, il n’y a pas de sujets territoriaux entre le Liban et Israël. Israël s’est retiré du territoire libanais en 2000. Depuis, au cours de mon mandat même, Israël a signé un accord avec le Liban sur le gaz naturel et sur la ligne maritime internationale. Il n’y avait donc aucune raison pour le Hezbollah d’attaquer Israël au lendemain du 7 octobre.
J’habite dans le nord d’Israël, à côté de la frontière libanaise. Depuis le 7 octobre, à cause des attaques du Hezbollah, notre région est bombardée sans arrêt, tous les jours. Les gens l’ignorent peut-être, mais depuis un an, quelques 100 000 Israéliens de tous les villages, villes, kibboutz, tout au long de la frontière libanaise, ont été évacués. Israël a abandonné toute la Galilée à cause des tirs. Ce qui se passe maintenant, c’est une démarche menée par le gouvernement de Netanyahou pour repousser le Hezbollah. Qu’est-ce-que cela va donner ? Je ne sais pas.
Cette combinaison de guerres externes avec une crise interne place Israël dans une position unique. Je fais confiance à la solidarité entre les gens et à la capacité d’Israël à se reconstruire. J’espère, personnellement, que nous obtiendrons enfin la paix et la stabilité — pas seulement pour nous, mais pour toute la région.
Comment voyez-vous l’évolution des rapports entre Israël et un certain nombre de ses voisins arabes et musulmans, avec lesquels les relations étaient en cours de normalisation ?
Avant le 7 octobre, nous étions effectivement sur une voie, je ne dirais pas de paix, mais de normalisation de nos relations avec la région. Les accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc ou le Soudan s’inscrive dans la longue histoire de la reprise des relations avec l’Égypte de Sadate, la Jordanie du roi Hussein, le Liban, ou les accords d’Oslo avec les Palestinien… Israël était en train de normaliser ses relations et d’être accepté dans la région.
Le 7 octobre a violemment bouleversé cette dynamique. La voie de la normalisation, de la paix, a été brisée en petits morceaux. Depuis un an, nous sommes en guerre.
Pourquoi est-on tellement choqués, déstabilisés par le 7 octobre ? Dans mon livre Les Assiégés. Dans l’enfer du 7 octobre co-écrit avec Hervé Deguine, nous racontons l’histoire d’un groupe de 27 personnes qui sont allées faire la fête pendant ce shabbat. Tous étaient très jeunes. Ils se sont réfugiés dans un petit abri à côté de la route et ont été visés, massacrés par le Hamas. Quatre ont été enlevés. Trois personnes sont toujours en captivité à Gaza. Aujourd’hui il y a plus de 100 otages israéliens détenus à Gaza.
Le choc que nous avons subi en écoutant ces histoires nous a obligés à briser cette voie de normalisation. Les Israéliens ont tort mais voici l’opinion générale : nous ne pouvons plus faire confiance à nos voisins. C’est impossible et inutile d’avoir des accords de paix. Il faut juste avoir recours à la force. Personnellement, je suis convaincu qu’au moment où la guerre va se terminer, les intérêts fondamentaux de tous les pays de la région — y compris ceux d’Israël, du Liban, d’Égypte et des Palestiniens… — nous forceront à reprendre la voie de la normalisation. Il n’y a pas d’autre solution. Autrement, on se trouvera en permanence dans cette situation, avec des guerres sur tous les fronts et peut-être plus.
Israël est un pays très fort avec beaucoup d’atouts et de capacités. En même temps, le gouvernement israélien doit comprendre que nous ne pouvons pas effacer ou éliminer la question palestinienne ou régler tous les problèmes par la force. Il faut revenir à la logique d’Oslo, aux négociations, au processus de paix. C’est la seule voie possible.
Comment voyez-vous l’état de la relation entre Israël et les États Unis ? On a l’impression que les États Unis ont perdu de leur capacité de pression qu’ils avaient historiquement sur le gouvernement israélien.
Le président Joe Biden, et sa Vice-présidente Kamala Harris font ce qu’ils peuvent pour empêcher une guerre régionale totale, voire une guerre mondiale.
Depuis le 7 octobre Israël ressent une menace existentielle. Peut-être que, vu depuis l’Europe, vous trouvez cela exagéré ou injuste, mais ce que nous avons vécu le 7 octobre nous a montré que certains de nos voisins voulaient nous tuer, tout simplement. C’est malheureusement l’opinion qui domine aujourd’hui en Israël.
Et si un pays fort, riche, comme Israël se trouve dans cette situation de menace existentielle, alors ce pays réagit. Il est très difficile de faire pression sur un pays qui ressent une menace existentielle.
Je suis un homme raisonnable, j’ai lutté toute ma vie pour la paix. Je souhaite que la guerre s’arrête et qu’on puisse revenir à ce chemin très réel, très logique, très clair de normalisation. Nous avons des relations diplomatiques, commerciales, économiques avec plusieurs pays arabes. Il faut élargir ce cercle. Pour cela, il faut arriver à la solution à deux États.
L’article « Depuis le 7 octobre, nous menons plusieurs guerres à la fois », une conversation avec Nitzan Horowitz est apparu en premier sur Le Grand Continent.